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Letizia Bonaparte, mater regum

Laëtitia de Witt publie "Letizia Bonaparte" (Tallandier)


Letizia Bonaparte, mater regum
Portrait de Letizia Bonaparte (1750-1836)

Si Madame n’avait pas été la mère de Napoléon 1er et de tant d’autres souverains éphémères, si elle n’avait pas participé bon gré, mal gré, à l’épopée impériale, rien dans sa vie n’aurait justifié qu’on lui consacrât une biographie aussi considérable que celle que vient de publier Laëtitia de Witt dont la grand-mère paternelle était une Bonaparte.

Cependant, il se serait probablement trouvé en Corse un érudit local pour évoquer cette jeune femme de petite noblesse qui était, dit-on, d’une grande beauté, intrépide et dotée d’un fort caractère dont hérita sans doute le plus célèbre des ses fils. Elle devint une figure parmi les indépendantistes de l’île, aux côtés de son époux, Charles Bonaparte, un arriviste forcené, du temps qu’il était un partisan proche de Pascal Paoli en lutte contre la domination de la République de Gênes. Et avant que l’une et l’autre ne se ralliassent à l’idée d’appartenir au royaume de France.

Une héroïne romantique

Jeune et perpétuellement enceinte, elle vécut des cavalcades éperdues pour fuir l’ennemi, tour à tour français et paoliste. Elle se cacha dans une grotte et plus tard dans une tour de guet génoise surplombant les flots de la Méditerranée afin d’échapper au danger en fuyant son île. Bref, elle affronta les aventures d’une héroïne romantique, tout comme un personnage de Mérimée en un temps où ces péripéties se vivaient autrement que dans les romans.

La légende napoléonienne l’a depuis figée dans sa majesté de Mater regum ou sculptée dans le marbre blanc de la Mater dolorosa. Dépouillée dès le Consulat de son rôle de chef de famille par Napoléon qui régentait sa parenté comme un capitaine en campagne, elle fut tout cela en fonction des circonstances. 

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Digne dans le malheur, elle se révéla prudente, sinon avare dans la prospérité, habile gestionnaire des fonds considérables alloués par l’empereur à Madame, Mère de l’Empereur et Roi. Des fonds qu’elle n’était pas la dernière de la famille à réclamer pour tenir son rang, prenant ainsi la place si décriée des princes du sang de l’Ancien Régime en compagnie de ses enfants, presque tous avides de dignités et de richesses qu’ils n’avaient guère méritées et qui n’étaient dues qu’au seul génie de leur frère. Car ils étaient nombreux, ces Napoléonides, à vouloir s’enrichir sur le dos de la France et des nations soumises à l’instar de vautours couronnés, alors qu’ils n’avaient que bien peu de qualités grandioses pour le justifier, à l’exception notable de la grande-duchesse Elisa et du prince Eugène.

Sous le diadème, l’accent corse

Laetitia de Witt

Laëtitia de Witt, en historienne, mais aussi en femme d’aujourd’hui, n’a guère de goût pour la légende et les mythes, comme tant de ses prédécesseurs parmi les biographes de Madame. Pas d’inutiles envolées lyriques, ni d’affirmations péremptoires dans son ouvrage, mais beaucoup de questionnements sur des sujets à propos desquels manquent parfois les documents, les lettres, les mémoires, les actes officiels, et qui dévoilent, s’il en était encore besoin, qu’on peut avoir atteint des sommets dans l’Histoire sans que tout soit parfaitement lisible pour la postérité.  

Et plutôt que d’embellir ou de noircir des faits dont on ne sait parfois rien ou pas grand chose, l’autrice s’interroge sur la véracité des faits, leur vraisemblance. D’autant que la réalité historique est bien assez extraordinaire sans qu’il soit besoin de l’enjoliver.

C’est dans l’adversité que les personnages historiques sont souvent les plus remarquables. Sous l’Empire, toute digne qu’elle était, Madame n’avait pas toujours un caractère délicieux, ni la belle voix grave qu’on prête aux héroïnes des grandes épopées de l’Antiquité. Son accent corse devait paraître quelque peu rustique sous le diadème et les velours rebrodés d’or, bien qu’on louât  l’élégante sobriété de ses manières. Outre une beauté à la romaine qu’admirent les contemporains, elle était naturellement majestueuse, comme se devait de l’être la mère de César, tout en demeurant simple, dépouillée de vaine afféterie.

Feu le roi leur père

Sans beaucoup fréquenter la Cour impériale en dehors des représentations nécessaires et aimant mieux à se retirer avec des proches dans son château de Pont, joli présent de son fils (elle avait refusé une aile du Grand Trianon), elle était toutefois sourcilleuse sur le chapitre des préséances. Non sans raison d’ailleurs, suivant en cela le bon sens un peu abrupt des matriarches qui ne se voient pas facilement céder le pas à une jeunesse, fut-elle de sang impérial et royal.

Elle apprécia d’ailleurs fort peu que Napoléon, qu’elle avait assis sur le pot durant sa petite enfance, à Ajaccio, exigeât qu’elle lui donne de la Majesté impériale et qu’elle s’adressât désormais à lui en le nommant Sire.

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Elle n’aima pas l’impératrice Joséphine qui était tout le contraire d’elle-même et à laquelle elle reprochait son inconduite. Et pas davantage l’impératrice Marie-Louise, en bonne belle-mère voyant ses brus d’un œil torve. Mais elle eut beaucoup d’affection pour la vertueuse reine Julie, l’épouse de Joseph, ou pour la bonne reine Catherine, une princesse de Wurtemberg, épouse de Jérôme. Et elle finit par aimer la reine Hortense, l’épouse de Louis, une Beauharnais certes, et fille de Joséphine de surcroît, mais qui aima ses fils jusqu’au dernier dévouement, vertu à laquelle Madame Mère ne pouvait qu’être sensible. Car elle avait le jugement et les sentiments des femmes du sud, un peu abrupts, sinon intransigeants, mais sachant apprécier la droiture, la loyauté, la dignité, la fidélité à la famille, à la tribu. Elle passa sa vie à veiller comme elle le pouvait sur sa nombreuse progéniture, pour autant qu’il soit possible de se préoccuper de tant de rois éparpillés dans toute l’Europe ; à tenter de réconcilier entre eux les membres de la tribu impériale, aussi susceptibles, aussi soucieux de leur rang et de leur fortune que « s’ils avaient été les héritiers de feu le roi leur père », comme ironisait l’empereur qui par ailleurs les tyrannisait. Des Corses pour tout dire. Avec l’esprit clanique et le goût des insulaires pour les querelles byzantines.

L’exil à Rome

Les plus beaux chapitres du livre sont ceux consacrés à l’exil à Rome où le pape Pie VII, si abominablement malmené par Napoléon 1er, avait généreusement abrité Madame Mère, son frère le cardinal, et nombre de ces rois déchus honnis par les vieilles monarchies, épiés et partout tombés en disgrâce après les Cent Jours et Waterloo. Installée dans son superbe palais à l’angle du Corso et de la place de Venise, attentive à ceux de ses enfants les plus malheureux, la Mater dolorosa porta sur Napoléon honteusement crucifié à Sainte Hélène l’essentiel de son anxiété maternelle.

Mais avec la mort de l’empereur en 1821, elle eut encore à souffrir de celles d’Elisa en 1820 et de Pauline en 1825. Puis, coup sur coup, celles de cinq de ses petits-enfants : Paul-Marie, fils de Lucien en 1827; puis Jeanne, sa sœur en 1829 ; en 1831, Napoléon-Louis, fils de Louis et d’Hortense et frère de Louis-Napoléon, futur Napoléon III ; en 1832, le roi de Rome devenu duc de Reichstadt, avec lequel s’écroulaient les espoirs de restauration impériale ; en 1833, Frédéric-Napoléon, fils d’Elisa.  

Un lieu de pèlerinage

Devenue aveugle dans ses dernières années, incapable de se déplacer à la suite d’une chute, accablée par les deuils, mais toujours stoïque, repliée dans son palais romain dont elle a fait « un temple du souvenir », Madame participe à l’édification de la légende napoléonienne en luttant de tout son maigre pouvoir pour la mémoire de son fils. Son palais de Rome devient un lieu de pèlerinage. En témoigne un familier de l’Empire: « Ce qui me frappa d’abord, ce fut le silence qui régnait dans une aussi somptueuse demeure… A l’angle de la cheminée, une femme était couchée à demi sur une chaise longue : c’était la mère de l’empereur… Le salon était orné de beaux tableaux représentant la famille de Napoléon. Rien ne m’a paru touchant comme cette mère illustre privée de ses enfants et entourée de leurs portraits. Immobile sur sa chaise, elle me parut souffrante, souffrante de ses douleurs physiques, de sa vieillesse, de ses souvenirs, mais héroïquement résignée… Elle voulut vivre longtemps, chargée de la couronne du malheur ».      

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Madame s’éteindra à son tour, à l’âge de 86 ans, durant le carnaval romain de 1836, entourée de quelques-uns de ses enfants et petits-enfants. Plus tard Napoléon III fera revenir en Corse la dépouille de son aïeule qui repose désormais dans la Chapelle impériale que le dernier empereur fit édifier à Ajaccio.

Une seule décennie

Dans un ouvrage bien mené, fort imposant étant donné la (relative) minceur du sujet – la biographie d’une femme qui ne joua aucun rôle fondamental sur le plan historique et dont l’existence ne fut essentielle que pour sa famille, une famille qui certes régna sur l’Europe, mais durant une seule décennie – l’autrice a effectué un travail qui semble définitif. Sauf découvertes inespérées et révélations inattendues, que pourrait-on dire d’autre de Madame ?

Ce livre mériterait d’être l’ultime biographie de la mère et grand-mère des empereurs des Français. Mère aussi des rois d’Espagne, de Naples, de Hollande et de Westphalie, des grandes-duchesses de Toscane et de Berg, de cette duchesse de Guastalla qui fut la plus aimable de sa fratrie, et de ce prince de Canino et de Musignano, le seul à ne pas devoir ses titres à Napoléon 1er.

Curieusement, Laëtitia de Witt, si scrupuleuse, commet deux anachronismes dans son livre.

L’un, à propos de 1792 où elle parle de l’empereur d’Autriche à qui la France déclare la guerre.  Mais n’existait alors qu’un empereur du Saint Empire romain germanique, et ce dernier, beau-frère de Louis XVI, n’allait être combattu qu’en tant que roi de Hongrie et de Bohême et archiduc d’Autriche, et non en tant qu’empereur. (Le titre d’empereur d’Autriche ne sera créé qu’en 1804, à l’époque de la dissolution du Saint Empire par Napoléon 1er, futur gendre de François II, empereur du Saint Empire qui lors devient François 1er, empereur d’Autriche).

L’autre en évoquant le gotha à propos des familles régnantes au temps de l’Empire. Un terme qui n’existait pas alors, l’almanach du duché saxon de Gotha n’ayant alors nullement conquis la place prépondérante qu’il occupera dans l’Europe monarchique dès la seconde moitié du XIXe siècle.


Letizia Bonaparte. Par Laëtitia de Witt. Editions Tallandier. 495 pages.

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