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L’étrange projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage

Révélations!


L’étrange projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage
Anne Hidalgo et Jean-Marc Ayrault, qui préside la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, inaugurent le « jardin Solitude » à Paris, en hommage à une héroïne emblématique de la résistance des esclaves de Guadeloupe, 26 septembre 2020. © ACCORSINI JEANNE/SIPA 00983103_000022

Créé en 2019, généreusement financé par les pouvoirs publics, cet organisme présidé par l’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault snobe délibérément les historiens de l’esclavage comme les associations d’outre-mer qui travaillaient depuis des années sur le sujet. Avec en tête, la préparation de la présidentielle 2022.


 

Issue de la grande bourgeoisie communiste de La Réunion, fille et petite-fille de députés, nièce du célèbre avocat Jacques Vergès, Françoise Vergès est coutumière des sorties spectaculaires, toujours dans le registre décolonial. Elle assurait ainsi au Monde du 7 octobre 2018 que « les Blancs doivent apprendre à renoncer à leurs privilèges », dans leur propre intérêt. Plus récemment, le 13 janvier 2021, dans 20 minutes, elle qualifiait la police et la justice d’« institutions sexistes et racistes », et proposait d’abolir l’armée et les prisons. C’est dire si Françoise Vergès assume ouvertement son refus du réel[tooltips content= »« Ce n’est pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction. »](1)[/tooltips].

On peut donc se demander pourquoi elle a accepté de devenir « personnalité qualifiée » de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), organisme créé en 2019 avec le soutien de l’État et de nombreuses collectivités d’outre-mer et de métropole. Hébergée gracieusement dans les nobles locaux de l’hôtel de la Marine, place de la Concorde, la fondation est, d’après le budget prévisionnel 2020, sponsorisée, entre autres, par les ministères de la Défense (40 000 euros en 2020), de la Justice (40 000 euros supplémentaires) et de l’Intérieur (80 000 euros). Contactées pour savoir ce qu’elles pensaient de Françoise Vergès, aucune de ces institutions « sexistes et racistes » n’a souhaité commenter. Officieusement, néanmoins, plusieurs voix confirment que le gouvernement est de plus en plus dubitatif sur la Fondation.

Au sein de cet organisme, Françoise Vergès n’est pas un cas isolé de subversion sous subvention. Responsable des programmes citoyenneté, jeunesse et territoires à la fondation, Aïssata Seck, élue Génération.s à Bondy, a fait d’étranges déclarations au Point Afrique, le 3 août 2020 : « Combien de rues sont dédiées en France à Toussaint Louverture, à Louis Delgrès (…). Combien d’écoles dédiées aux Martiniquaises Jeanne et Paulette Nardal, les marraines du mouvement de la Négritude, ou au Guyanais René Maran, le premier écrivain noir à recevoir le prix Goncourt ? » Réponse : beaucoup. Il y a une place René-Maran à Bordeaux depuis 1966, une rue René-Maran à Cayenne, de nombreuses rues Toussaint-Louverture ou Louis-Delgrès en métropole et outre-mer, une promenade Nardal à Paris (14e) et une école Nardal à Malakoff. Il est assez curieux qu’Aïssata Seck l’oublie. À sa décharge, l’amnésie vient d’en haut. En juin 2020, Jean-Marc Ayrault, président de la fondation, a proposé de débaptiser la salle Colbert de l’Assemblée nationale. Maire de Nantes de 1989 à 2012, a-t-il oublié la rue Colbert de sa ville, dont il s’est accommodé pendant 23 ans[tooltips content= »Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire. »](2)[/tooltips] ?

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Ses déclarations frôlaient l’encouragement au vandalisme, car dans les jours précédents, plusieurs statues de Colbert, dont celle qui se trouve devant le Palais-Bourbon, avaient été dégradées. L’auteur présumé des faits, Franco Lollia, leader de la Brigade anti-négrophobie (BAN), sera jugé le 10 mai 2021. Il cite comme témoin de la défense… Françoise Vergès.

Étrange situation. L’objectif affiché de la fondation est de soutenir des projets de recherche et de vulgarisation en rapport avec l’histoire de l’esclavage. Or, à travers Mme Vergès (et Aïssata Seck sur les réseaux sociaux), elle se retrouve à cautionner une militance qui revendique ni plus ni moins qu’un devoir d’inculture et d’anachronisme, au nom de la cause. La Brigade anti-négrophobie tient Colbert pour responsable du Code noir (promulgué deux ans après sa mort) et le Code noir pour une monstruosité, alors que le texte codifiait les pratiques de son temps. En 2019, déjà, elle avait bloqué la représentation à la Sorbonne d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, sur une accusation burlesque de négrophobie, au motif que des personnages de ce drame antique portaient des masques noirs. Franco Lollia avait expliqué en mars 2020 à Causeur qu’il n’avait pas lu la pièce et qu’il n’avait aucune intention de la lire.

L’autre fondation rejetée dans l’ombre

Triste constat : des membres éminents d’une institution financée par l’État pour améliorer la connaissance de l’esclavage accusent cet État et la France de vouloir occulter ce sujet, cautionnent des attaques contre des monuments historiques et insultent leurs bailleurs de fonds.

Il y a plus regrettable encore. Création très récente, la FME semble ne tenir aucun compte du travail d’une autre fondation, beaucoup plus ancienne, Esclavage et réconciliation (FER). Officiellement née en 2016, elle est en réalité un prolongement de la marche du 23 mai 1998 et du Comité créé dans la foulée (CM98). Ce jour-là, près de 40 000 personnes avaient défilé à Paris pour commémorer les cent cinquante ans de la seconde abolition de l’esclavage. Dans les années qui ont suivi cet événement fondateur, sans tapage, des anonymes ont retrouvé dans les archives de la nation les identités et la généalogie de plus de 130 000 personnes réduites en esclavage. La FER, qui fédère des descendants d’esclaves et des descendants d’esclavagistes des collectivités d’outre-mer, voudrait inscrire les noms de ces esclaves sur un monument aux Tuileries. Minutieuse, à défaut d’être toujours humaine, l’administration française tenait ses registres. En 1848, ils étaient 87 719 en Guadeloupe et 72 859 en Martinique.

Au fil des années, le CM98 s’est rapproché de la Route des abolitions. Créée en 2004 dans l’est de la France, cette route relie plusieurs lieux symboliques, comme le château de Joux, où Toussaint Louverture mourut en détention en 1803, la maison de Victor Schœlcher à Fessenheim (Haut-Rhin) ou encore le village de Champagney (Haute-Saône), dont les habitants demandèrent l’abolition de « l’esclavage des Noirs », dans les cahiers de doléances de 1789. « La ligne directrice du CM98 et de la FER était de sortir de la honte et du ressentiment stérile pour construire une mémoire apaisée, résume un de ses animateurs. Ce n’est pas de l’angélisme. À la Martinique et en Guadeloupe, il est déjà très tard, peut-être trop tard, pour transcender les clivages de couleur de peau, mais on peut au moins essayer de regarder ensemble cette histoire commune. »Il s’agit de sortir de la logique des blocs, Noirs d’un côté, Blancs de l’autre. Autant dire que les deux fondations ne sont pas sur la même ligne. Entre la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et son aînée, la Fondation esclavage et réconciliation, une guerre des mémoires se joue à bas bruit. Les uns veulent réconcilier, les autres font de leur mieux pour cliver.

Conflit de mémoires

Or, la FME considère que l’Esclavage est sa chasse gardée et elle s’efforce de supplanter tous ceux qui ont labouré ce terrain avant elle. En novembre 2020, sur France TV Info, le généticien Serge Romana, ancien président du CM98, appelait la FME à « se remettre en question », soulignant implicitement qu’elle ne faisait rien pour les bénévoles ayant accompli « un travail colossal de recherche pour trouver les noms » de 1848. La FME parle le moins possible de la manifestation fondatrice de 1998.Elle met inlassablement en avant la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre lhumanité », dite loi Taubira, comme si l’esclavage avait été occulté jusque-là.

Elle ignore aussi la Route des abolitions, ce qui ne manque pas d’agacer certains historiens proches de cette dernière. « Jean-Marc Ayrault et son équipe ne connaissent rien à l’histoire de l’esclavage, affirme, cinglant, l’un d’eux. On veut bien les aider, mais il faudrait qu’ils demandent. »

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La situation est déroutante, mais la discrétion des élus et militants d’outre-mer l’est encore davantage, comme en témoigne l’affaire Virginie Chaillou-Atrous. Depuis 2015, la nomination de cette historienne à l’université de Saint-Denis de La Réunion est bloquée. Ses compétences sur l’histoire de l’esclavage ne sont pas contestées. Le problème, c’est qu’elle est nantaise. « Ce n’est pas de nimporte quelle ville, mais de Nantes, port négrier, que l’on veut écrire lhistoire de lesclavage à La Réunion, tonnait en 2017 le réalisateur réunionnais Vincent Fontano. Comment des intellectuels, des universitaires, nont pas vu loutrage, le crachat à la figure ? » Pas un mot en revanche sur Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes et président de la FME. Même silence au Conseil représentatif des associations noires (CRAN), qui voyait pourtant du « néocolonialisme » derrière la nomination de Virginie Chaillou-Atrous.

Machine de guerre hollandiste?

Cette indulgence avec Ayrault serait-elle dictée par l’espoir de subventions ? « Je ne crois pas, analyse un bon connaisseur du dossier, pour la simple raison que la fondation n’en distribue pas énormément. » En 2020, un million d’euros ont été affectés aux « actions », c’est-à-dire au soutien à différentes manifestations. C’est relativement modeste. Surtout en regard du budget de fonctionnement (1,1 million d’euros) et de la masse salariale, qui atteint 772 000 euros pour huit équivalents temps plein ! Moins d’un euro d’action pour un euro de fonctionnement, c’est un ratio désastreux. Interrogée ce sujet, la fondation fait valoir que la crise sanitaire a ralenti tous les projets. Sans aucun doute, mais le budget action initial pour 2020 était seulement de 1,212 million d’euros, ce qui ne change pas fondamentalement le constat : il y a un déséquilibre entre l’importance des projets et l’importance de l’équipe. Sauf, bien entendu, si cette dernière a une seconde mission : préparer la présidentielle 2022. « C’est le cas, assure la même source. La fondation est une écurie socialiste, et le gouvernement actuel l’a compris trop tard. »

Françoise Vergès © IBO/SIPA
Françoise Vergès © IBO/SIPA

Le 27 avril 2018, à l’occasion du 170e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, c’est Emmanuel Macron qui a annoncé la création de la FME. On dirait bien qu’il s’est fait rouler. Le projet était porté depuis 2016 par son ami Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin, brillant économiste, en bons termes avec le CRAN et président du think tank Terra Nova, boîte à idées de l’aile multiculti du PS. La directrice de la fondation, Dominique Taffin, est une authentique spécialiste. Elle a dirigé les archives de la Martinique de 2000 à 2019. Son directeur adjoint, en revanche, est ultrapolitique. Il s’agit de Pierre-Yves Bocquet, énarque, ancienne plume de François Hollande et amateur de rap – on lui doit l’invitation de Black M aux commémorations de Verdun en 2016. Le président du conseil scientifique est Romuald Fonkoua, un universitaire franco-camerounais, sans doute compétent dans son domaine, qui n’est pas l’histoire de l’esclavage. Il enseigne la littérature francophone à la Sorbonne. Inutile de compter sur le commissaire du gouvernement censé représenter l’État au conseil d’administration pour siffler les sorties de route : ancien préfet, Bernard Boucault est proche de Jean-Marc Ayrault et de François Hollande, nommé par ce dernier préfet de police de Paris, de mai 2012 à juillet 2015.

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Mais le plus croustillant, c’est que Christiane Taubira elle-même a été bombardée présidente du comité de soutien de la FME, ce qui signifie qu’elle se retrouve à la tête d’un fan-club de personnalités cooptées. Le poste est apparemment honorifique, mais elle est constamment mise en avant par Jean-Marc Ayrault. Il n’y a pas un entretien où il ne cite son nom, sa loi, son engagement, son apport. Le culte de la personnalité devrait culminer en apothéose le 21 mai 2021, quand la loi Taubira fêtera ses vingt ans.

Chacun pourra le vérifier en deux clics : le nom de domaine taubira2022.fra été déposé le 26 septembre 2019, six semaines exactement avant que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage soit reconnue d’utilité publique.

Taubira présidente ? « Elle a ses partisans qui la suivront aveuglément, mais elle ne peut pas gagner, analyse notre source. Elle est trop clivante. Ayrault et Hollande le savent. Ils comptent sur elle pour aller voler à Jean-Luc Mélenchon et EELV des voix sensibles au discours décolonial et indigéniste. » La fondation y contribuerait en instrumentalisant la question de l’esclavage. Oubliées l’analyse historique, la réconciliation, la plate vérité. Il faut marteler un discours aussi subtil que les coups de pelleteuse de Françoise Vergès dans les jardins de l’histoire : racisme partout, discrimination ailleurs, et gauche réparatrice pour tous. Voilà pour le premier tour. Au second, Mélenchon est éliminé et Christiane Taubira se désiste au profit d’Anne Hidalgo, plus rassembleuse. Le président le sait, mais il est coincé. Il ne peut pas débrancher une institution dédiée à la mémoire de l’esclavage sans déclencher un énorme scandale. D’autant plus qu’il l’a lui-même créée, sans doute aussi dans le but inavoué, voire inconscient, de séduire l’électorat noir. À ce petit jeu du clientélisme, il a trouvé plus malin que lui.

Presence de Anne Hidalgo, maire de Paris et Jean-Marc Ayrault, President de la Fondation pour la memoire de l'esclavage, ancien Premier ministre pour l’inauguration du Jardin Solitude, en rendant hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS. Presence of Anne Hidalgo, mayor and Jean-Marc Ayrault, President of the Foundation for the Memory of Slavery, former Prime Minister of Paris for the inauguration of the Jardin Solitude, paying tribute to an emblematic heroine of the resistance of the slaves of Guadeloupe. She is a woman who fought with her comrades in arms for the Defense of the values of liberty, equality and fraternity. Saturday September 26, 2020. Northern lawns of General Catroux, Paris XVII. Photograph by ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.//ACCORSINIJEANNE_14188/2009261346/Credit:ACCORSINI JEANNE/SIPA/2009261352
Jardin Solitude, en hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.

[1] « Ce nest pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction.

[2] Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire.

Février 2021 – Causeur #87

Article extrait du Magazine Causeur




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