La série rétro-ufologique diffusée en janvier sur Canal + est désormais visible en DVD
Il y a des signes qui troublent même les chroniqueurs les plus cartésiens, les plus attachés à la Terre ferme. J’ai beau être habitué aux apparitions étranges et aux phénomènes inexpliqués. Quand on est né, comme moi, dans le Berry où la sorcellerie et l’ufologie font bon ménage, où les veillées sont propices à une certaine distorsion du temps, on n’en demeure pas moins secoué par une série d’événements perturbants. Et je ne parle pas ici du virus.
Même pour ceux qui fuient la SF
Ça a commencé par des lectures, chez moi, l’écrit, l’imprimé papier est toujours annonciateur de modifications psychologiques profondes. Alors que je fuis la science-fiction depuis l’adolescence, me méfie de l’uchronie et du fantastique comme support à l’imaginaire, je me suis mis à acheter des dizaines de Folio SF ainsi que de Présence du futur chez Gibert et les bouquinistes des quais de Seine. Fin décembre, j’avais lu toute l’œuvre de Ray Bradbury et de Jacques Sternberg.
Du croquignolesque qui finit par émouvoir
Moi qui n’atteins d’habitude la jouissance littéraire qu’avec mes badernes, mes camarades populo-poétiques que sont Hardellet, Cossery ou Perret, je levais, pour la première fois, la tête vers les étoiles. Vers un autre monde. Sans raison valable. Je vous assure que les fusées et les satellites m’ennuient, je suis un adorateur de l’asphalte et du moteur à explosion. Pas le genre à s’émouvoir d’une comète ou d’une soucoupe volante. Et pourtant, je voulus revoir durant les vacances de Noël, E.T. l’extra-terrestre de Spielberg, je mis cette lubie sur le compte de ma vieille passion pour le BMX, à mon époque, on parlait de Bicrossing.
Encore plus déstabilisant, mon goût musical jusque-là affirmé pour la disco italienne et mon tropisme Pino d’Angiolien, notamment mon adoration de l’album Ti regalo della musica évoluait vers un son plus aérien, plus lointain aussi, plus énigmatique ? La Covid m’aurait-elle atteint ? La voix grave de Pino et son italianité réjouissante laissaient place à une autre musique, planante et interstellaire, à la métronomie implacable, aux cavernosités insoupçonnées, celle d’un immigré Italien également mais né à Vitry-sur-Seine. Je me réveillais désormais avec les battements de Marc Cerrone sur le cœur et Supernature envahissait mon espace de couchage. C’est à ce moment-là je crois, que Giorgio Moroder entra également dans mon existence et que je voulus acheter à la boutique de jouets anciens Lulu Berlu, un Big Jim de la Série Espace et une figurine de Steve Austin dans sa tenue d’astronaute.
Ovni(s), un bijou burlesque
Le coup de grâce fut atteint par le visionnage d’Ovni(s), la série créée par Clémence Dargent et Martin Douaire, réalisée par le tourangeau Antony Cordier qui a été diffusée durant le mois de janvier aux abonnés de Canal +. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance de voir ce bijou de rétropédalage et de burlesque spatial, les douze épisodes sont désormais disponibles en version DVD dans un coffret édité par Studiocanal. Pourquoi les quadras comme moi qui ont le nez collé dans le rétroviseur, attendons et réclamons urgemment la prochaine saison ? Oui, une suite, par pitié. Parce que vous avez dit bizarre, comme c’est bizarre. Une bonne série, c’est une atmosphère et des personnages. On adhère à l’esthétique d’Ovni(s) dès les premières images. Cette patine vintage ne vient pas coloriser le monde d’avant, elle n’est pas explicative ou intrusive, victimaire ou dénonciatrice, elle se fond dans une narration qui file de la poésie à la comédie.
Il faut vous avouer que je suis le client type, j’aime les 504, le tergal, Pompidou, Jean-Claude Bourret, les raëliens, la CIA, le KGB, Nicole Garcia, les mobylettes bleues et les flamands roses. Je ne m’étais encore jamais passionné pour le CNES, Ariane et les geeks à cravates épaisses. Dans cette série addictive, nous suivons les aventures du Gepan, un obscur bureau d’enquête spécialisé sur les ovnis dirigé par Didier Mathure (Melvil Poupaud). Il y a du pied nickelé en eux, du croquignolesque qui finit par émouvoir, de la farce populaire qui met le doute, les certitudes s’effritent et le plaisir enfantin de déconstruire les chronologies les mieux établies s’immiscent en nous. Cette création originale Canal séduit par son décor de la fin des années 1970, cette douce dinguerie qui nous amène de Kourou au plateau du Larzac et surtout pour son casting intergalactique. Melvil Poupaud moustachu pour l’occasion est l’héritier de Jean Rochefort, il en a l’élégance surannée et le comique rentré. Géraldine Pailhas pourrait lire le bottin, sa voix est l’un de nos derniers trésors nationaux, elle excelle dans l’érotisme chaste et le bégaiement amoureux. Michel Vuillermoz, c’est la qualité France par essence, la tradition du jeu désarticulé, celui des cimes artistiques, de Pierre Fresnay à Jacques Dufilho. Quant aux jeunes, Daphné Patakia nous fait oublier ses mini-jupes par son déséquilibre intérieur, quelle funambule ! Et Quentin Dolmaire, le génie informatique est aussi bon codeur que piètre dragueur, un régal. Comment ne pas citer enfin le vierzonnais Laurent Poitrenaux, phénoménal d’aisance et de veulerie dans le rôle du directeur, Marielle a trouvé son successeur. J’ai juste un souhait que dans la deuxième saison, le réalisateur filme une AMC Pacer ! Il peut se mettre en relation avec moi, je lui expliquerai pourquoi cette voiture américaine est indispensable à sa dramaturgie.
Ovni(s) – DVD – Création originale Canal + – Studiocanal
Au Royaume-Uni comme en France et en Amérique, la chasse aux statues racistes est ouverte. Vandalisme, déboulonnages, réécriture du passé… l’ampleur de l’iconoclasme a conduit le gouvernement Johnson à promulguer une nouvelle loi de protection du patrimoine. Il a aussi motivé la création de Save Our Statues (SOS).
Entre le Brexit et le Covid, on aurait pu penser que les Britanniques avaient assez de problèmes. Les antiracistes professionnels ont identifié un danger bien plus impérieux : les sculptures en ronde-bosse (posées sur un socle) de personnages historiques qui ornent l’espace public. Suite à la mort de George Floyd, des statues britanniques jusqu’ici sans histoires (si l’on peut dire), se sont mises à intimider les passants, comme autant de visages du racisme britannique. Ces héros de bronze offensaient les représentants des minorités ethniques. Pour pacifier le pays, il fallait d’urgence les faire disparaître. La chasse aux monuments problématiques est lancée à Bristol. Première bataille, première victoire. Le 6 juin 2020, une foule furieuse emmenée par le mouvement Black Lives Matter (BLM) s’en prend à la statue d’Edward Colston, lui attache une corde au cou, la traîne dans les rues pour aller la jeter dans les eaux du port. 15 000 manifestants applaudissent le geste émancipateur.
Qui est Edward Colston ? « Comme beaucoup, je n’en avais jamais entendu parler, répond l’historien Robert Tombs, auteur de The English and Their History[1]. Je connaissais le Colston Hall, salle de concert réputée à Bristol. J’ai appris que cet individu tombé dans l’oubli avait investi dans le commerce africain (essentiellement d’esclaves) et légué la majeure partie de sa fortune à sa ville natale (pour des écoles et autres). Il semble que Colston ait été un homme d’affaires avisé et peu sympathique, impliqué dans un commerce que la plupart des gens de l’époque trouvaient légitime. » Clayton Wildwoode, l’étudiant queer organisateur de la marche du 6 juin, a avoué dans la presse qu’une semaine avant les faits, il ignorait l’existence de cet esclavagiste. Solidaire de la population noire, il se félicitait néanmoins de ce nettoyage du patrimoine.
Black Lives Matter ne s’en tient pas là. Esclavagistes, colonialistes, même engeance ! Les bombes de peinture réécrivent l’histoire in situ. À Londres, la statue de Churchill est défigurée par l’inscription « raciste ». À Leeds, Victoria (sacrée reine quatre ans après l’abolition de l’esclavage en Grande-Bretagne) est étiquetée « propriétaire d’esclaves », « assassin », « salope ». Et la classe politique, perplexe, d’exprimer sa solidarité avec BLM et sa lutte contre le racisme et la violence. Jusqu’aux hautes sphères européennes où l’impayable présidente de la Commission, von der Leyen, déclare le 17 juin devant le Parlement : « Nous avons besoin de parler du racisme. Et nous avons besoin d’agir. » D’où un rapport de 27 pages et un plan antiraciste 2020-2025[2].
Depuis juin, la purge s’étend. On ne parle pas d’un petit toilettage. Le maire de Londres, champion multiculti, a créé une « commission pour la diversité dans l’espace public ». Sadiq Kahn s’engage à ce que l’histoire de la ville « reflète notre culture contemporaine », cause à laquelle il vient d’allouer un budget de 247 000 livres, au moment où pubs et commerces expirent pour cause de confinement. Du nord de l’Écosse au sud des Cornouailles, des comités interrogent la légitimité des héros. Le circumnavigateur Francis Drake est renié à Plymouth, le général Buller menacé de déboulonnage à Exeter, les Premiers ministres William Gladstone et Robert Peel, accusés d’avoir hérité d’argent sale. Henry Tate, de la galerie homonyme à laquelle il a légué ses collections, n’était ni transporteur ni propriétaire d’esclaves, mais il a fait fortune dans le sucre. La Tate Gallery envisage de changer de nom.
Les esclavagistes avérés iront dans l’Enfer muséographique que se propose de devenir le Musée international de l’esclavage de Liverpool
En face, la résistance commence à s’organiser comme en témoigne Emma Webb, cofondatrice de l’association Save Our Statues: « C’est allé très vite. Le procès de l’esclavage s’est transformé en un procès de la culture occidentale. Nous avons bâti un réseau de gens soucieux de protéger leur patrimoine face à une minorité de vandales idéologues. » SOS a maillé le territoire, contacté des observateurs dans 241 des 404 municipalités de l’île. Les relais sonnent l’alerte chaque fois qu’une statue est menacée. Emma Webb résume son combat : « Nous avons promu 40 pétitions, suscité 2 500 courriers d’objection à des retraits de monuments. Pour l’heure, six statues majeures ont été sauvées. Expurger l’espace public des témoignages de l’histoire, au mépris de toute nuance, est dangereux et perturbe les liens entre les générations. » Cette culture de la répudiation, selon l’expression de feu Roger Scruton, trouve son expression la plus simpliste sur le site toppletheracists.org (« renversons les racistes »). Une carte du Royaume-Uni y indique statues, monuments et enseignes indésirables. Les points rouges désignent les victoires : la douzaine qui a déjà été purgée. Les points bleus sont les dizaines de batailles à mener. Sous la carte, une invitation : « Ajoute ta statue ou ton monument. » Le site est l’œuvre de la Stop Trump Coalition, qui a organisé les manifestations anti-Trump à chaque visite de l’ex-président américain en Angleterre.
Ce qui inquiète encore plus, c’est la soumission des institutions culturelles aux injonctions de BLM. La British Library, pressée d’obtenir sa médaille antiraciste, s’est dépêchée de dresser une liste des coupables qui salissent ses collections. Zélée, elle a tant élargi les critères de culpabilité qu’elle a dû s’excuser auprès des familles d’auteurs mis en cause sans raison et a fini par retirer sa liste. Le National Trust, responsable de la conservation et de l’entretien du patrimoine, s’acharne à prouver l’origine douteuse de ses trésors. L’organisation propose même à ses employés un « mentorat inversé » : des enfants donnent des conférences à l’adresse du personnel du National Trust pour leur rappeler les liens des grandes demeures du patrimoine avec l’esclavage et la colonisation. Des enfants pour rééduquer le personnel du National Trust… Qui parle de révolution culturelle ?
On marche sur la tête. Art Review, célèbre revue d’art, félicite BLM pour son assaut contre les œuvres et lui décerne la première place de son classement des 100 artistes les plus influents de 2020. Le musée d’Histoire naturelle considère avec suspicion les collections de Charles Darwin réunies dans le cadre « d’expéditions scientifiques colonialistes ». Non, vous ne cauchemardez pas. Le British Museum cherche des noises à son fondateur : grand médecin et fantastique collectionneur de plusieurs millions d’objets d’art et curiosités, Hans Sloane a légué ses manuscrits à la British Library, ses herbiers au musée d’Histoire naturelle et ses antiquités au British Museum, à la condition que le public puisse venir les admirer gratuitement. Un homme de gauche avant la lettre. Mais Hans Sloane ayant épousé une héritière de plantations en Jamaïque, son buste a dû quitter son piédestal. Il est aujourd’hui remisé derrière une vitrine pédagogique sur l’Empire et l’esclavage.
Bien entendu, les autorités religieuses ont montré dare-dare qu’elles étaient du bon côté de l’humanité. L’archevêque de Canterbury, Justin Welby, a ordonné un examen minutieux des statues des églises. « Il faudra en déposer certaines », a-t-il promis. Les universités ne sont pas en reste, qui décolonisent l’enseignement et soumettent au vote le destin de leurs statues. King’s College, University College London, Imperial College… toutes les facs veulent « devenir des institutions antiracistes ». Dans un communiqué commun, ces hauts lieux de la pensée claironnent la doxa : « Nous avons le devoir d’examiner nos liens avec le colonialisme, le racisme et l’esclavage[3]. » On a même entendu le directeur scientifique du Kew Garden annoncer : « Il est temps de décoloniser les collections botaniques. » Quand les gardiens du patrimoine sont gagnés par la haine de soi, la furie épuratrice n’a plus de limite.
Devant l’ampleur de la menace, le think tank conservateur Policy Exchange a lancé le projet History Matters (« l’Histoire importe »). History Matters documente toutes les attaques contre l’histoire : statues, noms de rues et de bâtiments, plaques commémoratives, programmes d’enseignement. Ce catalogue de la dinguerie contemporaine recense les œuvres visées et, pour chacune, cite l’autocritique de l’institution qui en a la garde. Vertigineux ! Amoureux de l’histoire, s’abstenir. « Actuellement, l’histoire est le front le plus actif sur lequel se jouent les guerres culturelles », lit-on en introduction du projet.
Seulement, dans cette guerre, les historiens ne sont pas du côté que l’on croit. Le centre LBS (Legacies of British Slave-Ownership) d’University College London (UCL) fait de l’« histoire réparatrice ». Postulat de départ : c’est l’esclavage qui a permis à la Grande-Bretagne de devenir ce qu’elle est. Objectif des travaux de recherches : assumer, évaluer et réparer les injustices du passé. « L’histoire engagée a toujours existé, note Robert Tombs. L’histoire “réparatrice” est une forme d’histoire engagée. Mais l’intention de “réparer” trahit l’aspect unidimensionnel de recherches qui omettront à n’en pas douter le contexte et la subtilité pour ne pas risquer d’obscurcir le message politique. » Richard Bingley, trésorier de Save Our Statues, rappelle que l’esclavage a contribué de façon tout à fait mineure à l’économie britannique entre le xvie et le xviie siècle : « Il a profité à quelques familles, mais n’est pas à l’origine de l’industrialisation du pays. »
Justement, ces quelques familles sont dans le viseur. Fin décembre 2020, un projet de recherche conjoint des universités de Lancaster, Manchester et UCL a reçu un million de livres de fonds gouvernementaux pour constituer un « Dictionnaire des esclavagistes anglais ». L’étude couvrira une période de deux cent cinquante ans, fournira les biographies détaillées de 6 500 investisseurs complices de l’esclavage et montrera leurs liens avec les entreprises britanniques actuelles. Ce dictionnaire fournira sûrement de nouvelles idées de statues à déboulonner. Le temps des grandes purges et des procès staliniens arrive. La population de bronze subit des sorts variés, des statues sont vandalisées, d’autres coffrées, rendues momentanément invisibles dans une sorte de détention provisoire en attendant le verdict, d’autres encore sont exilées. Les esclavagistes avérés iront dans l’Enfer muséographique que se propose de devenir le Musée international de l’esclavage de Liverpool qui jure de rééduquer le public sur le sujet. Et tant pis pour la complexité, la pluralité et la vérité. « Devant le palais de Westminster, observe Emma Webb, une statue d’Oliver Cromwell fait face à un buste de Charles 1er. Nos statues n’ont jamais craint les tensions historiques. L’histoire est agitée et complexe, comme les gens qui la font. Cette vision n’est pas compatible avec les idées ingrates et dogmatiques des nouveaux révolutionnaires. La protection la plus sûre, pour nos monuments, reste la législation. » Elle se félicite donc de l’adoption de la loi du 17 janvier qui vise à protéger 20 000 statues et monuments d’Angleterre selon le principe retain and explain (« conserver et explique »). Plus question de réviser ou de censurer le passé.
Parmi les statues de Parliament Square, centre politique de Londres, les derniers arrivants, Nelson Mandela (2007), Mahatma Gandhi (2015) et la suffragette Millicent Fawcett (2018), unique femme de ce groupe de dix célébrités, reflètent l’impératif diversitaire. « Sadiq Kahn s’enorgueillit d’avoir inauguré la statue de Millicent Fawcett, remarque Tombs. Il semble ignorer que, si elle était une avocate modérée du droit de vote des femmes, elle était une ardente supportrice de l’Empire britannique. » Pas facile de trouver des héros blancs comme neige (oups, métaphore suprémaciste). L’historienne Philippa Levine a tranché dans la revue Prospect, suggérant d’en finir avec les figures héroïques et d’ériger plutôt des statues d’artistes contemporains célébrant Monsieur et Madame Tout le Monde. Quant à la mairie de Birmingham, elle s’en sort par l’abstraction et proposait il y a peu pour la toponymie de ses nouveaux quartiers : rue de l’Humanité, square de l’Égalité, allée du Respect. Il ne manque que l’impasse de la Diversité.
J’ai eu à trois reprises le privilège de passer une soirée chez Yushi avec José Thomaz Brum qui, avant d’enseigner à l’Université Pontificale Catholique de Rio de Janeiro, avait été un ami proche du philosophe Clément Rosset. Il lui avait même fait visiter le merveilleux jardin botanique de Rio. Il se souvenait d’un commentaire de ce cher Clément qui comparait la lumière d’une allée sombre du jardin à la lumière du grand Gottfried Schalken (1643-1706), le peintre des effets de lumière artificielle. En 2001, au mois d’août, il lui avait fait visiter le monastère de Saint Benoît et lui a confié qu’il aimait s’y promener à cause du calme solitaire de ce site conventuel et de sa colline si chère à son cœur. Clément a réfléchi et, soudain, lui a récité les vers de la fable : « Le Songe d’un habitant du Mogol » de La Fontaine :
« Solitude, où je trouve une douceur secrète, Lieux que j’aimais toujours, ne pourrais-jamais, Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ? »
«Je viens tuer Mozart»
Un jour, avait ajouté José Brum, il faudrait étudier l’usage que Clément Rosset fait des contes et des fables, sans négliger son cher Tintin, dans ses œuvres. Clément les utilise en tant qu’exemples pour enrichir sa pensée, quand elles ne sont pas à l’origine de cette dernière. Une large part du charme de ses écrits tient non seulement à son ironie, mais à la poésie qu’il leur insuffle.
Clément, m’a raconté José Brum, s’est même amusé, lui l’élève de Jankélévitch, à jouer du piano chez lui à Rio. Il a conclu sa performance par ces mots : « Je viens de tuer Mozart! » À Paris, rue Fustel de Coulanges, il lui a dévoilé sa bibliothèque. Il possédait les collections complètes de Maupassant – la fameuse édition illustrée Ollendorff – de Balzac et de Zola. Il avait une affection particulière pour le conte « Sur l’eau » de Maupassant que Cioran adorait tout comme moi d’ailleurs. Il avait, bien sûr, les livres de Cioran, à côté des livres d’Henri Gouhier, l’historien de la philosophie, qui a fait partie du jury de sa thèse soutenue en mai 1973 à La Sorbonne, thèse publiée la même année aux Presses Universitaires de France sous le titre de « L’Anti-Nature ».
Clément Rosset et Marcel Aymé
Un écrivain que Clément Rosset chérissait – je confirme – n’était autre que Marcel Aymé (1902 – 1967). Il a confié à José Brum qu’à l’époque de la publication de sa Lettre sur les Chimpanzés (1965), Marcel Aymé lui avait fait un grand éloge, dont il était très fier. Son ouvrage Le confort intellectuel (1949) a été un vrai guide de lucidité pour toute une génération: Clément comme moi lui devons beaucoup. Il avait lui aussi une idée bien amère et sans espoir de l’humanité. Il nous donne une idée assez précise des goûts et de la personnalité de Clément Rosset, conclut José Brum.
On se délectera de ses souvenirs publiés par l’excellente revue Alkemie éditée par les éditions Garnier (numéro 26).
Le prestigieux CNRS est-il une conquête de l’extrême-gauche? Depuis les propos fracassants de Frédérique Vidal, politiques, presse et scientifiques s’écharpent sur la question.
Les Français, dans leur grande majorité et à juste titre, sont attachés à l’excellence de la recherche scientifique française. Attachement qui ne doit rien au hasard, tant nombreux furent les grands scientifiques à avoir travaillé à la gloire des sciences et à l’honneur de la France. Voulu par Jean Zay, le CNRS voit le jour en 1939 et se donne pour mission de “coordonner l’activité des laboratoires en vue de tirer un rendement plus élevé de la recherche scientifique”. Qu’appelle-t-on la “recherche scientifique » ? Un ensemble de disciplines que l’on peut regrouper en deux grandes catégories : la première est celle des sciences dites exactes ou formelles (mathématiques, physique, astrophysique, chimie etc.), la seconde celle des sciences humaines et sociales qui constituent, par définition, un ensemble de disciplines subjectives (histoire, sociologie, science politique etc.). Au CNRS, ces dernières sont regroupées au sein de l’INSHS (Institut des Sciences Humaines et Sociales). Institut dont certains membres jouissent du privilège d’être souvent invités sur les plateaux télé ou chaînes de radio afin d’y présenter leurs travaux. Les rédactions de presse savent pertinemment que, lorsqu’il endosse les habits de chercheur au CNRS, l’historien, le sociologue ou le politologue acquiert une autorité morale que ne lui dispute pas le grand public. Quoi de plus facile que de faire pénétrer son idéologie à l’intérieur d’un esprit désarmé ? D’où les nombreuses tentatives de noyautage de la noble institution par l’extrême-gauche qui en a fait un de ses principaux objets de conquête. À cet égard, elle a obtenu de très belles victoires comme en témoigne la récente levée de boucliers des chercheurs en réponse aux déclarations de Mme la ministre de l’Enseignement Supérieur sur l’islamo-gauchisme qui, selon eux, “ne correspond à aucune réalité scientifique”.
Déjà en 2020, Samuel Hayat, chercheur en sciences politiques au CNRS s’était fendu d’une tribune publiée par l’Obs“L’islamo-gauchisme : comment (ne) naît (pas) une idéologie”. Nous passerons sur l’écriture inclusive, les “celles et ceux” et autres niaiseries boursouflées pour tenter de nous intéresser au fond : l’islamo-gauchisme serait un concept faible, sans aucune réalité ni “à l’université, ni ailleurs”, inventé par des “intellectuels réactionnaires” pour « discréditer une partie du mouvement alter-mondialiste et antiraciste”. Tout un programme. Le chercheur d’extrême-gauche nous fait même l’honneur de ne pas « répondre par le mépris” avant de dégainer le sophisme ultime, la comparaison entre l’islamo-gauchisme et… le judéo-bolchevisme des années 1930. Une obscénité surannée dont l’extrême-gauche est toujours coutumière. Son collègue Pascal Blanchard préférera parler de “judéo-maçonnisme” sur France Inter cette semaine. Nous aimerions pourtant savoir combien de meurtres, d’exécutions de masse ou de pogroms ont été la conséquence d’une accusation d’islamo-gauchisme. Un chercheur au CNRS devrait savoir compter jusqu’à zéro ! Quant à l’existence d’une alliance tacite entre les islamistes et une partie de la gauche française qui ne serait que pur fantasme, renvoyons M. Hayat aux nombreux articles déjà écrits à ce sujet lors des élections municipales de 2020, notamment par Céline Pina ou Clément Pétreault. Invitons-le à s’interroger sur les raisons ayant poussé quatre-vingt membres de l’UNEF à démissionner collectivement en 2019, expliquant que “Pour [eux], l’identité syndicale est avant tout une identité de classe” ; demandons-lui pourquoi le NPA est-il si prompt à prendre part aux manifestations pro-Palestine tandis que nous ne l’entendons guère sur le sort des Yéménites qui constitue, rappelons-le, la plus grande crise humanitaire de ce siècle. Toutes ces réalités qui devraient interroger l’honnête scientifique, ne relèveraient d’aucune logique, d’aucun réflexe politique d’après M. Hayat.
Nicolas Mariot et les “radicalisés” morts pour la France
Trois jours après les égorgements de la gare Saint-Charles de 2017, Nicolas Mariot, directeur de recherche au CNRS publie un texte dans le journal Libération : “Du poilu Hertz à Merah, une radicalisation en famille”. Dans son article, l’historien dresse un parallèle invraisemblable entre Robert Hertz, normalien, agrégé de philosophie, tombé sur le champ d’honneur en 1915 et Mohammed Merah (!) Celui même qui a logé une balle dans la tête de la petite Myriam Monsonégo après l’avoir attrapée par les cheveux. L’auteur prend d’abord ses précautions, estimant qu’il serait exagéré d’”adosser [les deux personnages] ainsi, sous la bannière de la radicalisation, patriotique chez l’un, islamiste chez l’autre”. Notons que, d’après M. Mariot, vouloir défendre son pays jusqu’à l’ultime sacrifice, c’est être radicalisé. Les familles des millions de braves morts pour la France apprécieront. Nous voyons ensuite, quelques lignes plus loin, où le chercheur veut nous mener : le héros Hertz et le terroriste Merah auraient été, tous deux, victimes d’un lavage de cerveau en règle par des membres de leurs familles, à coups de “feuilles de propagande” et d’ “éditoriaux de Maurice Barrès” pour l’un et de “livres religieux” pour l’autre. Nous devinons qu’il s’agit évidemment de la grotesque “tenaille identitaire” qui suppose une analogie entre l’idéologie islamiste et l’extrême-droite française. Lorsque l’on rétorque aux chantres de cette théorie fumeuse que ce n’est pas l’extrême-droite en France qui égorge des vieillards, des jeunes femmes, décapite des professeurs ou tire sur nos enfants, ils n’ont plus d’autre choix que d’aller, à l’instar de M. Mariot, déterrer et secouer les cadavres de nos héros morts au combat.
Souvent présenté comme chercheur au CNRS spécialiste des études postcoloniales[tooltips content= »Il n’est que chercheur-associé, et le postcolonialisme n’est pas considéré comme une discipline sérieuse par l’ensemble des scientifiques NDLA »](1)[/tooltips], M. Blanchard est l’un des premiers importateurs en France de cette théorie très controversée, ayant pour postulat que les Français d’origine immigrée seraient d’éternels “sujets post-coloniaux”. Selon lui, il existerait en France une mécanique invisible aux ressorts multiples, dont l’objectif serait le maintien d’une partie des citoyens en état d’infériorité vis-à-vis des autres. Bien que dépourvue d’aucun fondement ni scientifique ni juridique, le postcolonialisme fait pourtant des émules chez certains chercheurs-militants. Ainsi, l’ACHAC, groupe de recherche nébuleux dirigé par M. Blanchard qui regroupe journalistes, militants et quelques chercheurs égarés est une superbe entreprise de propagande qui, recouverte des faux oripeaux de la recherche scientifique, diffuse son venin raciste là où elle le peut. Nous ne le répéterons jamais assez : leur discours est raciste. Lorsque M. Blanchard nous explique que “les blancs ne peuvent pas comprendre ce que ressentent les noirs”, ce n’est ni plus ni moins que du racisme. D’ailleurs si un blanc ne peut pas ressentir ce que ressent un noir, qu’en est-il des Maghrebins envers les Ashkénazes ? Des Normands envers les Basques ? Nous aimerions savoir quelles sont d’après lui, les ethnies capables d’empathie et celles qui ne le sont pas. Que M. Blanchard se rassure : nous ne l’avons pas attendu lui et sa troupe indigéniste pour savoir que la France était une nation multi-éthnique. Jacques Bainville, au début du XXe siècle disait “le peuple français est un composé, c’est mieux qu’une race, c’est une Nation”. Nous n’avons pas besoin de ses discours de confort empêchant toute introspection et qui ne créent que frustrations et sentiments revanchards. Et puisque M. Blanchard aime à citer les années trente, qu’il nous permette de lui rappeler que durant cette période, c’est dans les pages de l’Humanité et de la revue Clarté que sévissait la plume du communiste George Montandon, scientifique dont les études étaient essentiellement portées sur le classement des races. Antisémite acharné et ultra de la collaboration, il rejoint quelques années plus tard le PPF de l’ex-camarade Jacques Doriot dont il assure la présidence de la Commission ethnique. Plus tard en 1941, il organise à Paris l’exposition “Le Juif et la France” et à partir de 1943, dirige l’ Institut d’études des questions juives. Le danger des années trente n’est pas nécessairement là où on veut le faire croire.
Bernanos écrivait, en 1942: « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure ». Aussi, je vous le dis: thésaurisez vos pépites intérieures dans les coffres-forts de vos âmes, et remettez-vous en au silence pour en laisser béer quelquefois les trésors…
La légende du roi Midas est bien connue: ayant recueilli Silène, il se voit accorder par Dionysos son vœu de transformer tout ce qu’il touche en or. Mais la bénédiction attendue se transforme vite en malédiction, et Midas connaît alors le sort tragique d’un être incapable d’étreindre sans tuer.
Quiconque a jamais parlé ne peut que compatir à l’évocation du sort déchirant qui fut temporairement celui de ce monarque ; car c’est l’humaine condition que d’héberger dans son âme des merveilles, et que de ne pouvoir les vocaliser sans qu’elles s’évanouissent – aussi insaisissables en cela pour nos gorges, que l’eau et le manger en étaient venus à l’être pour le malheur du souverain phrygien -.
Aussi, ce qu’on ne sait restituer par la plume, quelle folie que de l’espérer donner à entendre de vive voix ! Quelques sentiments, nobles ou délicats, ont momentanément investi votre cœur ? Taisez-vous, insensés : en entrebâillant vos lèvres, vous ne feriez que les laisser s’échapper sans espoir de retour, tels ces vents confiés par Éole à Ulysse pour faciliter sa rentrée à Ithaque, qui finirent dispersés par faute de l’équipage. Gardez donc votre bouche close comme il eût alors fallu conserver l’outre éolienne ; car la parole est une contre-pierre philosophale, qui transforme l’or des cœurs en plomb des propos !
Des silos à silence
Pour ma part, j’ai toujours conçu le silence comme quelque chose dont il fallait faire provision, ainsi qu’on se constitue une réserve d’air avant de plonger dans quelque milieu dont on sait, par avance, qu’il nous sera irrespirable. Je me plais ainsi à imaginer un monde dans lequel on pourrait l’emmagasiner dans des bouteilles, sous pression, et en respirer le gaz oxygénant chaque fois que l’asphyxie nous menacerait. Mieux, même: on en remplirait des silos; et, dans ce pays hypothétique, chaque entrepôt à grains serait consciencieusement doublé d’une structure jumelle, dans laquelle on stockerait non plus des céréales, mais du silence, comme un aliment dont la faim serait semblablement mortelle. Voilà, me dis-je alors, une nation qui serait armée pour affronter toutes les crises.
De là sans doute me vient cette image agricole que je me fais du silence, comme d’un laboureur intérieur, ayant lui aussi sa charrue, pareil à un serf qu’on pourrait s’assujettir pour nous cultiver l’âme, tout en en conservant les fruits, et la propriété. Du paysan d’ailleurs, je lui vois l’opiniâtreté muette et modeste qui ignore les postures autant que les paroles superflues, parce qu’il pèse ses mots et n’agit pas pour un public, se conformant en cela au modèle de la terre qu’il travaille, et qu’il a constamment sous les yeux comme un exemple à suivre, une figure d’autorité à imiter.
Le silence est une moisson
C’est dans l’économie de paroles que naissent et mûrissent les grandes choses : telle est la leçon des semailles, dont la vérité ne s’arrête pas aux champs, et s’étend bien aux hommes. On méprise par trop la valeur des enseignements dont le silence est tout prêt à nous faire part, à sa manière rurale, agissant d’exemple, n’ignorant pas qu’on ne peut hâter les saisons, et acceptant la durée que prend toute chose pour s’accomplir.
Aussi, je vous le dis : thésaurisez vos pépites intérieures dans les coffres-forts de vos âmes, et remettez-vous en au silence pour en laisser béer quelquefois les trésors. Alors, comme cette poussière d’or qui chaque année, par frottement, s’évapore dans l’air, et enrichit insensiblement tous les hommes tel un encensoir, l’élixir de vos cœurs, placé dans ce flacon, ira parfumer l’air et brumiser les fronts.
Un cataplasme pour jardins de l’âme ravagés
Abandonnez donc vos sentiments les plus purs à la garde du silence, ainsi qu’à une cave vous confieriez vos meilleures bouteilles, pour les mûrir dans sa pénombre. Remettez-les lui ainsi que vous le feriez de graines à un jardinier accompli, chargé d’en ensemencer votre âme ; et attendez sereinement l’infaillible éclosion.
Aucun bachelier n’ignore la célèbre invitation sur laquelle Voltaire conclut son Candide ; mais combien ont appris qu’elle équivalait à la clôture des lèvres ? Vous, en tout cas, ne pouvez plus l’ignorer. Le silence est le suprême cultivateur des cœurs. Hors lui, point de parterres de fleurs, point de roseraies de l’âme. Sa main verte prépare des paradis ; son absence assure des champs d’herbes folles. Le silence est un cataplasme pour jardins de l’âme ravagés…
On cède au bruit comme on cède à la guerre
Bernanos écrivait, en 1942 : « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure« . Or, de celle-ci, le silence est comme un sanctuaire. Le dialogue avec soi, ce dédoublement intérieur, nécessite d’être extrait du monde ; de se soustraire à sa rumeur, ou de s’y rendre imperméable. Le silence marque alors presque infailliblement la réussite de cet assourdissement du Dehors. C’est ce qui lui vaut l’inexpiable hostilité de la modernité, résolue à régner seule, et à régner partout.
Céline, rapportant l’expérience de Bardamu au sein de l’usine Ford, a cette formule incroyable : « on cède au bruit comme on cède à la guerre« . Tel est l’état des positions. L’époque cherche à faire de nous ses auxiliaires sonores dans la lutte à mort qu’elle a déclaré au silence, ainsi qu’à tous les bruits qui ne sortent pas d’elle. Et dans bien des cas, elle parvient effectivement à s’attacher nos services.
La nostalgie du cordon ombilical
C’est que l’individu moderne soupire après le Ça. Plus précisément, il se languit du sentiment océanique originel qui fut le sien, avant l’expérience de la coupure avec le Tout. Il a la nostalgie de l’unanimisme; il veut en revenir à l’amniotique. Cette conspiration contre toute espèce de vie intérieure est donc loin de l’effrayer ; au contraire, elle le séduit. Mieux, même : il entend prendre part à la conjuration, jouer un rôle actif dans le complot. Sa dissolution dans un grand beat mondial lui tarde ; il a hâte d’aller se perdre dans les décibels, de se fondre dans un grand magma sonore anonymisé.
Il y a ainsi dans le bruit un effet stupéfiant qu’on ne souligne jamais assez. Les grandes basses rythmiques, en particulier, font l’effet de vous liquéfier littéralement le cerveau; accordées à vos pulsations cardiaques, vous avez même l’impression que c’est un seul et même organe qui bat en vous. C’est l’image de ces rave parties où les participants semblent avoir abdiqué leur individualité en même temps que leur consistance, se mouvant élastiquement comme les terminaisons d’une grande masse gélatineuse, ou guimauvesque. C’est proprement la musique transfrontalière de Cordicopolis, l’hymne œcuménique d’Homo festivus, aurait pu écrire Philippe Muray; la déclinaison sonore de son inépuisable énergie à fabriquer du même, sous les dehors hypocrites de sa mécanique exaltation de l’altérité.
Aussi, je voudrais insister une dernière fois. C’est de tout un monde souterrain qu’on se coupe en renonçant au silence, ainsi que l’époque nous y invite, pour adopter son étendard décibélique. C’est de tout un univers mystérieux, faits de galeries et de cavernes, qu’on se prive en se pliant au mode de vie bruissant que la modernité a conçu pour nous. Nous pourrions être nos propres Ali Baba intérieurs; mais cela exigerait de nous taire, un moment, le temps de surprendre le secret du silence alors qu’il ouvre magiquement les portes condamnant nos trésors.
Ce serait un bien faible prix à verser pour accéder à de telles merveilles; et pourtant, exprimé en pareille monnaie, il nous paraît exorbitant. Aussi, de même que bien des mânes, faute d’avoir eu sur elles la modeste obole que requérait Charon pour leur passage, durent végéter 100 ans au bord du Styx avant que de pouvoir gagner l’Hadès, bien des âmes resteront, toute leur vie durant, faute d’avoir su se taire, au seuil de leurs Jérusalems intérieures.
Une identique communauté de destin
Mais concluons, nous n’avons que trop tardé. Simone Weil écrivait : « si, par excès de faiblesse, on ne peut ni provoquer la pitié ni faire du mal à autrui, on fait du mal à la représentation de l’univers en soi. Toute chose belle et bonne est alors comme une injure. » Cette remarque d’ordre psychologique m’a toujours paru le sous-titrage nécessaire, aussi bien au Pavillon d’or de Mishima, qu’à l’annonce de la mort de Dieu par le fou du Gai savoir. Mais, parvenu au stade de ce développement, je ne doute plus maintenant qu’il en aille de même du silence[tooltips content= »Autrement dit, que sa meurtrissure, elle-aussi, ne soit l’effet d’un excès de faiblesse. »](1)[/tooltips] ; et l’évidence de leur communauté de destin[tooltips content= »Au Beau, à Dieu, au silence. »](2)[/tooltips] m’apparaît désormais lumineuse. L’existence d’une vie intérieure n’est pas seule suspendue au silence ; le sentiment même du Beau en dépend. Aussi ces trois chandelles seront-elles éteintes d’un même souffle. L’unification du genre humain en sera-t-elle facilitée ? Peut-être. Mais nous réjouirons-nous d’appartenir à cette humanité ?
Le weekend dernier, des vandales ont jeté des pierres sur les bus flambant neufs de la régie de transport urbain de Casablanca. Une dizaine de bus ont eu leurs vitres brisées.
Dans les 24h, la police marocaine a procédé à des interpellations, les prévenus sont en prison préventive et vont être jugés incessamment sous peu. Ils risquent gros : la dernière fois qu’un jeune a cassé la vitre d’un bus, il a été condamné à trois ans de prison ferme (Rabat, 2019).
En France, les mêmes faits auraient nécessité des mois d’investigation avec des expertises et des contre-expertises, des querelles entre les psychiatres et le parquet autour des « motifs du passage à l’acte » , des polémiques entre la RATP et le Conseil Régional sur le remboursement des dégâts, des manifestations de soutien aux jeunes par les « grands frères », des tweets rageurs des syndicats de la police, des menaces sur les familles des chauffeurs des bus pour qu’ils se rétractent le jour du procès… et au bout, après des dizaines de milliers d’euros dépensés : un simple rappel à la loi voire (au mieux) un sursis. Et bien sûr, j’allais oublier la polémique sur l’âge des accusés: mineurs aux yeux des ONG, grands gaillards de trente ans aux yeux de toute personne lucide.
Pourtant, que ce soit à Casablanca, Grenoble ou Lille-sud, il s’agit souvent de la même jeunesse: maghrébine et profondément attachée aux mentalités en vigueur en Afrique du Nord. Je dis bien « souvent » pour ne pas stigmatiser ceux qui se comportent correctement et ils sont nombreux.
La justice française inopérante ?
Le Maroc sait gérer cette jeunesse lorsqu’elle déborde. La France ne le sait pas ou ne le veut pas. Il faut intervenir vite et fort car la culture maghrébine apprécie la justice quand elle est rapide et décisive. Les sentences doivent tomber vite et avoir un impact. Pas de sursis ni de mise à l’épreuve: soit on est innocent, soit on part en prison. Les mentalités maghrébines n’admettent pas l’amnistie systématique offerte aux noms des « inégalités sociales ». Entre nous, l’Etat marocain a raison, il agit en fonction de l’état d’esprit de la société dont il a la tutelle. C’est la France qui campe autour d’idées périmées et réputées inopérantes.
Loin de moi l’idée que l’Etat marocain soit un parangon de la bonne gouvernance. Je dis simplement qu’en matière de sécurité et de maintien de l’ordre, il y a deux stratégies seulement: celles qui marchent et celles qui échouent. Il n’est pas question de torturer, de condamner des innocents ou de commettre l’arbitraire, il s’agit d’offrir aux gens une autorité qui corresponde à leurs mentalités. Chez nous au Maroc (et chez vous dans les cités), l’autorité se doit d’être omniprésente, visible (au point d’être palpable) et célère. Les Français devraient sérieusement y songer s’ils ne veulent pas continuer à déverser des milliards sur des territoires qui se détachent progressivement de leur pays tels des morceaux de banquise qui prennent le large.
Une fois que l’on a résolu le problème sécuritaire, l’on peut avoir l’esprit libre pour s’occuper de ce qui importe vraiment: le problème politique. Et pour le coup, le Maroc et la France se retrouvent sur un pied d’égalité.
Confusions entre malaise social et revendications séparatistes
Au Maroc, voyous ou pas, les jeunes qui caillassent les bus ont besoin d’un avenir. Ils veulent se marier, avoir des enfants, habiter un logement décent et se soigner dans des hôpitaux où la dignité humaine est respectée. Ils aspirent à l’élévation sociale comme tout le monde, quoi de plus légitime. Or, tout ce que je viens de décrire est hors d’atteinte pour la majorité des jeunes marocains.
Un moment donné, il faudra leur dire la vérité: qu’ils n’ont aucune chance de vivre dans un monde meilleur. Ou bien, il faudra leur faire une place quitte à bousculer ceux qui bloquent la création de richesses et entravent l’ascenseur social.
En France, la même jeunesse maghrébine pose un défi politique d’une autre nature. Sa lutte est nationaliste. Les jeunes qui assiègent des commissariats et les bombardent au mortier revendiquent une souveraineté, ils n’expriment pas un malaise social. Ils sont l’avant-garde d’un peuple nouveau qui s’estime aussi légitime que le peuple français de souche. Ce peuple en émergence est fort déjà de plusieurs millions d’habitants et combine (pour le moment) les éléments arabes, berbères et noirs. Je dis bien « pour le moment » car rien ne nous assure que la Diversité des immigrés ne se retourne contre eux et que nous voyions dans le futur des tensions entre Maghrébins et Sahéliens, sur la question de la traite négrière musulmane par exemple (je tends ici une perche aux esprits brillants qui réfléchissent en ce moment à la lutte contre le séparatisme).
Pour l’instant, le problème politique que je viens d’esquisser est étouffé par la myopie des observateurs officiels. Il gagnera une acuité aveuglante le jour où une élite immigrée prendra les devants pour exiger « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Le coronavirus ne refoulera pas longtemps les problèmes
En attendant, les élites françaises parlent au nom de la jeunesse immigrée, elles l’ont convaincue du « privilège blanc » et de la « culpabilité coloniale ». Or, ce ne sont que des broutilles comparées au réveil d’un peuple qui aspire à l’émancipation politique. Demain, c’est un parti de l’Istiqlal qui va se former en France (Istiqlal : indépendance en Arabe).
Vous voyez comme moi l’iceberg qui se profile à l’horizon? Si oui, écrivez un courriel à votre député pour qu’il s’achète des jumelles lui aussi. Et profitez-en pour transférer le même message à votre eurodéputé car le même problème se posera en Hollande, en Belgique et en Allemagne.
Pour conclure, je citerai Driss Basri qui fut Ministre de l’Intérieur sous Hassan II. Interviewé par Al Jazeera en 2005 alors qu’il était en disgrâce à Paris, il déclara : « Les services secrets n’ont jamais créé d’emplois » (en Arabe dialectal : « al mukhabarate ma kate wakalsh al khoubze »). Autrement dit, maintenir l’ordre est certes nécessaire mais ne suffit pas pour répondre aux attentes de la population. C’est une loi universelle, me semble-t-il, elle s’applique en France, au Maroc comme en Chine ou au Venezuela.
Le corona offre une trêve providentielle, quelques mois pour gagner du temps et mettre au congélateur le problème politique. Des deux côtés de la Méditerranée, les jeunes se sont laissés convaincre que le virus est l’unique préoccupation légitime. C’est habile mais insuffisant car rien ne peut faire oublier à un jeune son propre agenda. On ne peut pas refouler le réel. Comme l’inconscient, le réel a toujours le dernier mot. Enfermez-le à double-tour, il s’arrangera pour se travestir derrière des poussées de fièvre et des accès de violence. Alors, on lui envoie la police ou les blouses blanches, on fait baisser la tension mais la racine du mal demeure intacte.
Depuis Socrate, le devoir du penseur n’est pas de répéter la doxa du moment mais de la questionner. Sans cette liberté d’exprimer opinions et pensées, point de démocratie. C’est pourquoi le silence ou l’approbation des médias après le limogeage d’Alain Finkielkraut laisse présager un avenir bien sombre.
Un homme, en l’occurrence Alain Finkielkraut, se risque à remplir son office de penseur : plutôt que de ratifier les évidences et les certitudes du jour, plutôt que de communier avec les idées du moment, il les examine, les interroge, les inquiète, remonte la pente des sentiments, des jugements tout faits, et le voilà, à peine quelques heures après son intervention, « annulé », « effacé », « biffé » de l’émission de David Pujadas à laquelle il participait le lundi sur LCI depuis septembre. « Finkielkraut en liberté », telle était l’enseigne sous laquelle le philosophe intervenait et il avait la faiblesse de prendre au mot et au sérieux cette invitation. Il illustrait, en acte, ce que signifie penser librement. Mais c’était sans compter avec les esprits dits « éveillés », véritable tribunal des flagrants délits. Et ce soir-là, son intervention s’est muée en comparution et exécution immédiates – privé du droit minimum de la défense, le droit de répondre de ses propos, privé aussi de cette pièce à conviction qu’était l’émission elle-même, puisque, sans délai, elle fut rendue inaccessible par la chaîne.
Comment un peuple réputé pour son art et sa passion de la conversation et de la dispute, peut-il subir sans broncher ce retour en force de la censure?
Voici les mœurs sous lesquelles, à l’heure de la « cancel culture » et de la « woke culture », nous allons devoir nous accoutumer à vivre si nous ne réagissons pas. Or, même les médias amis du philosophe ont fait le choix de l’évitement, préférant renchérir sur le silence que la chaîne du groupe TF1 imposait à Alain Finkielkraut. « Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts », dit le comte de Bréville dans Boule de suif. Cette affirmation semble être la maxime commune de nombre de journalistes et intellectuels.
Cette absence de réaction à l’éviction d’Alain Finkielkraut est préoccupante. On ne saurait s’y résoudre, et personnellement, je ne m’y résous pas. Je suis de ceux qui ont contracté une dette considérable à l’endroit d’Alain Finkielkraut et d’abord à l’endroit de La Défaite de la pensée[tooltips content= »Je me permets de renvoyer à mon Crépuscule des idoles progressistes (Stock) »](1)[/tooltips]. J’avais 17 ans et la lecture de ce réquisitoire contre le relativisme culturel, ce plaidoyer pour la pensée comme art de se quitter, de mettre entre parenthèses les évidences du moment, cette ode enfin aux grandes œuvres de l’esprit m’a à jamais réveillée et libérée. De ce jour, la découverte de la philosophie travaillant de concert en ce sens, j’ai mordu à la passion d’explorer, d’interroger, de comprendre. Allons-nous réellement priver les jeunes générations et celles à venir de cette vertu émancipatrice des paroles et des pensées discordantes et dissidentes ? Les incarcérer dans la prison du présent, sans levier pour soulever les dogmes qui les assaillent ? Nous contenterons-nous, en guise d’œuvres de culture et de pensée, de produits certifiés conformes à cette Table de la loi qu’est le « politiquement correct », tandis que les réfractaires trouveront refuge chez quelques vaillants éditeurs ou bien sur une seule chaîne de télévision, telle CNews aujourd’hui, sorte de réserve d’espèces en voie de disparition ? Il est encore temps de répliquer.
Genou à terre
Nous ne pouvons accepter de vivre dans une société terrorisée par quelques juges implacables sévissant au travers des réseaux sociaux, tartuffes victimaires, s’autorisant, pour prononcer leurs arrêts, de la cause des victimes – victimes de la civilisation occidentale dont le mâle blanc hétérosexuel catholique ou juif est la figure d’incarnation. Décoloniaux, féministes, militants LGBT, animalistes et autres activistes de la cause victimaire dessinent les cartes routières de la pensée, traçant les frontières du licite et de l’illicite, vouant quiconque se hasarde hors de ces lisières à la mort sociale et nous devrions plier ? Le genou à terre, au propre comme au figuré, s’impose comme la nouvelle posture morale : on bat sa coulpe, on présente des excuses, on sollicite le pardon. Les citadelles, notamment institutionnelles (musées, Opéra de Paris…), tombent les unes après les autres. L’intimidation marche à plein, la soumission s’étend. Quand on songe aux sarcasmes et au mépris dont on se plaisait, et dont on se plaît encore, à accabler le « bourgeois », gardien de l’ordre moral étatique et catholique !
Certes, au temps de la « barbarie douce » (Jean-Pierre Le Goff), on ne fait plus boire la ciguë au philosophe, mais c’est malgré tout à une forme de mort qu’on le condamne s’il a la témérité d’être fidèle à sa mission, de se faire la mouche du coche de la Cité et de la société. L’éviction de Finkielkraut est la preuve confondante de ce que l’« éveil » exalté par les activistes de la woke culture n’est jamais que la prescription d’une grande cure de sommeil, et sans espoir d’en être extrait par quelque prince charmant puisqu’on les aura tous excommuniés et bannis.
Et si le rire nous avait abandonnés, s’inquiétait Milan Kundera. Les indices en ce sens s’amoncellent : Xavier Gorce, l’un des dessinateurs du Monde, est lui aussi victime de l’inceste, si l’on peut dire, puisque, pour s’être aventuré sur ce terrain miné, il quitte une rédaction qui a choisi de se ranger du côté de ses procureurs. Et si la passion de penser, d’explorer, de soumettre au crible de la raison toutes les opinions reçues nous avait désertés ?
Ce que nous nous laissons ravir, ce sont les fondements mêmes de notre civilisation, la civilisation occidentale, européenne née en Grèce, à Athènes, au Ve siècle avant Jésus-Christ. Nous sommes les héritiers de ce miracle grec, de cette ferveur, de cette ardeur qui a alors saisi les hommes et qui se retrouve à la Renaissance, puis avec les Lumières.
Le devoir du penseur
Penser, c’est renoncer à la tranquillité, c’est signer une sorte de pacte avec l’inquiétude, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire avec le non-repos. Que la pensée soit risque, et pour le philosophe et pour la Cité, nous le savons au moins depuis Socrate, mais c’est un risque que l’Occident et singulièrement la France ont longtemps pris, et avec délectation.
« Que de questions je trouve à discuter dans celles que vous semblez résoudre », disait magnifiquement Rousseau à d’Alembert. Tel est le philosophe, et tel est tout penseur – l’étonnement et le questionnement sont à l’origine des œuvres, qu’elles soient picturales, musicales, littéraires ou philosophiques. Le penseur est ce taon auquel Socrate se compare, cette raie-torpille qui fait vaciller tous les repères de la certitude. « J’avais entendu dire, s’impatiente Ménon, comme nombre des interlocuteurs du philosophe, avant même de te rencontrer, que tu ne fais rien d’autre que de trouver partout des difficultés et d’en faire aux autres. » Telle est la fonction, tel est le devoir même du penseur.
Telle est aussi sa légitimité. La prise de parole publique d’un intellectuel n’est légitime en effet – c’est ainsi qu’Alain Finkielkraut l’entend et nous avec lui – que si nous ne disons pas ce que tout le monde dit, et d’abord peut-être, si nous ne le disons pas dans les formes ou plutôt l’absence de formes aujourd’hui en usage. Et à cet égard, les interventions du philosophe dans l’émission de David Pujadas étaient exemplaires : les mots étaient choisis, précis, ciselés, l’argumentation, soigneusement articulée. L’exactitude ne renvoie pas qu’au titre d’un de ses livres[tooltips content= »La seule exactitude, Gallimard, 2015. »](2)[/tooltips], elle est pour Finkielkraut un impératif et une passion.
Le philosophe réclame en outre, et sur ce point encore, nous avec lui, le droit de penser et de vivre « selon la nuance », expression de Roland Barthes dont il a fait sa devise.
L’atmosphère est asphyxiante, et pour les penseurs et pour les lecteurs ou spectateurs traités avec condescendance, comme des enfants. Mais plus grave encore, sans doute : l’interdit dont les pensées dissidentes sont frappées ne peut conduire qu’à l’asservissement des esprits. Un seul discours diffusé et martelé à longueur d’ondes et de papiers, et c’est ainsi que, « tel l’arsenic » – l’analogie est judicieusement établie par Viktor Klemperer dans LTI, la langue du IIIe Reich, qui montre comment les idéologies s’emparent de nos esprits –, c’est ainsi, donc, que le discours pénètre peu à peu nos esprits, sans que nous y prenions garde et puis bientôt, « l’effet toxique se fait sentir », nous parlons tous la langue des victimes, des minorités, de la diversité et ne voyons plus d’autres réalités.
Tyrannie de l’arrogance
L’éviction d’Alain Finkielkraut est assurément un nouveau péril en la demeure de la liberté d’expression, cette liberté qui est un besoin pour la pensée, pour la vérité, pour le réel. La liberté d’expression est un droit de l’homme, mais non pas au sens tout narcissique que nous sommes venus à lui attacher, où seuls importent l’expression de soi, le droit de dire ce que l’on « pense », c’est-à-dire ce qui passe par la tête. Cette liberté ne nous intéresse guère, même si nous n’entendons ni la brider ni la réprimer. Lorsque nous n’avons rien à dire, lorsque nous ne pensons rien au sens fort du terme, nous ne souhaitons pas le faire savoir. Autrement dit, nous n’aspirons pas plus que Yasmina Reza à « libérer notre parole », qui n’est jamais qu’une invitation à délier l’expression du travail de mise en forme.
Si l’on tient à parler le langage des droits de l’homme, disons que la liberté d’expression est un droit pour l’homme en tant qu’il aspire au Vrai, au Bien, au Juste et que, créature faillible, ne pouvant jamais prétendre les posséder de manière définitive et absolue, il a besoin de ce lieu où il pourra rendre publiques, exposer, soumettre à l’épreuve du jugement des autres hommes les pensées forgées dans le silence et la solitude. Là est le fondement de la revendication des hommes des Lumières de voir reconnu et établi le droit à « la libre circulation des pensées et des opinions », comme le disait, de manière autrement rigoureuse et incarnée que notre mantra de la liberté d’expression, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
La première vertu de la conversation, civique comme amicale, avant même celle de conduire l’interlocuteur à réviser ses convictions, est d’obliger chacun à exposer ses raisons. Ce que, dans une lettre à Flaubert, George Sand énonce avec éclat : « ça ne fait pas qu’on se change l’un l’autre, au contraire, car en général on s’obstine davantage dans son moi. Mais, en s’obstinant dans son moi, on le complète, on l’explique mieux, on le développe tout à fait, et c’est pour cela que l’amitié est bonne, même en littérature. »
Là se trouvent le fondement et la grandeur de la démocratie depuis Aristote : plutôt que de s’en remettre à un seul ou à un petit groupe, le régime démocratique convie au banquet le démos, le peuple – pour nous, au travers de ses représentants. Et, c’est ainsi que, de même qu’« un repas où les convives apportent leur écot est meilleur qu’un simple repas offert par une seule personne », la Cité sera d’autant plus équitablement réglée que les décisions y sont le fruit de la délibération en commun. Belle analogie que celle proposée par Aristote du repas pris en commun pour fonder la légitimité de la pluralité des opinions. Il est vrai que c’est un plat bien insipide que nous servent nos nouveaux « balayeurs » (Beaumarchais) en congédiant toute voix discordante. Bref, le démocrate est modeste, « il reconnaît qu’il a besoin de consulter les autres, de compléter ce qu’il sait par ce qu’ils savent », écrivait Albert Camus, dans un texte dont le titre nous semble destiné, « Réflexions pour une démocratie sans catéchisme ». Milton parlait, à propos des maîtres-censeurs, d’une tyrannie de l’arrogance. Nous y sommes.
Nous, Français, avons à cet égard une sorte de devoir, nous qui, longtemps, avons incarné aux yeux du monde entier la liberté – « Il y avait cette pensée française, rappelle en 1946 Bernanos, partout confondue avec la liberté de pensée. » Comment un peuple réputé pour son art et sa passion de la conversation et de la dispute, peut-il subir sans broncher ce retour en force de la censure, aujourd’hui exercée par les tartuffes victimaires et accepter de voir l’homme rabougri, rétréci à la dimension de sa « race », de son « genre », de sa sexualité et peint en chétif animal dominé par « l’homme blanc » ? Comment le pays de Cyrano de Bergerac, capable de convertir une raillerie en un feu d’artifice d’images et de mots, peut-il flagorner ainsi une génération prétendument « offensée » ?
L’Union soviétique avait contre elle le monde libre, un flambeau restait allumé rappelant la possibilité d’un autre monde et soutenant les dissidents de l’empire communiste. La France a les ressources pour être ce flambeau. Pour ne pas devenir tout à fait américains, comme dirait Régis Debray, nous avons notre histoire. Souvenons-nous de qui nous sommes ! Souvenons-nous de la fière réplique de Rabaut Saint-Étienne en 1789 : « Nation française, tu n’es pas faite pour recevoir l’exemple, mais pour le donner.»
L’ex-star de la première émission de téléréalité fait l’objet d’un livre d’un journaliste converti au néoféminisme qui tombe à côté de la plaque et oublie le drame vécu par une jeune femme malheureuse – qui s’était rêvée Marylin.
Le 26 avril 2001, il y a vingt ans, Loana, sortait victorieuse du Loft sous les acclamations de la foule, simplement vêtue d’un petit haut rose, sa couleur fétiche. Février 2021, le journaliste Paul Sanfourche, lui consacre un livre : Sexisme Story au Seuil. Il s’agit d’une lecture néoféministe de la vie tragique que la petite Miette (comme la surnommait sa mère) a vécu avant et après le loft. En en cela, il a trahi notre Marilyn de la télé réalité alors balbutiante.
Sanfourche s’applique, pendant deux cent pages, à faire de Loana une victime du patriarcat, comme le sont, à l’entendre, toutes les femmes (sauf celles qui passent leur temps à le combattre sur les réseaux sociaux). Mais Loana c’est bien plus que cela. Et je dois réparation à la jeune fille trop fragile dont le miroir aux alouettes ne tarda pas à se briser en mille morceaux.
Notre journaliste, défenseur, même si elles ne lui ont rien demandé, des droits des femmes, s’excuse tout d’abord pendant dix pages d’être un homme: « Il me fallait réfléchir à mes privilèges, à mes comportements, et à ma part de violence quand je me croyais depuis toujours appartenir au « bon côté des hommes ». Ecouter les femmes, faire corps avec leurs revendications, arrêter de répondre pour toute défense : mais moi je ne suis pas comme ça. »
Une étrange épiphanie féministe
Sanfourche, au contact des militantes, a donc vécu son épiphanie féministe. Mais il n’en reste pas moins homme, voire mâle alpha, car Loana l’a fait bander quand il était adolescent. Mais au lieu de rester sur ce joli souvenir, il fait de l’objet de son désir d’antan un objet de cristallisation de l’idéologie néoféministe.
Cette fausse Marilyn Monroe a croisé sur son chemin Benjamin Castaldi et un dealer de cocaïne qui lui tapait dessus, tandis que la vraie rencontrait Billy Wilder et John Huston avant d’épouser Arthur Miller
Maladroitement, il dit vouloir laver la starlette de toutes les accusations qu’elle a subies depuis son quart d’heure warholien qui dure depuis vingt ans. Trop sexy, mais aussi trop conne, et puis, plus tard, trop grosse et trop droguée. Il appelle cela le sexisme et la grossophobie, alors qu’il s’agit simplement d’un déchaînement cathartique. Démultiplié, nous le savons maintenant, par les réseaux sociaux.
Il rencontre Loana en 2018. La starlette se prête volontiers au jeu, elle vit maintenant en Provence dans un lotissement avec piscine (indispensable accessoire loanesque) et sa mère. Elle dit s’ennuyer un peu, mais s’accommoder de cet ennui car elle est devenue casanière et s’occupe de sa maman. Il ne ressortira pas grand-chose d’intéressant de ces entretiens, Loana se confie sans se confier, reste sur ses gardes.
Alors, peut-être pour meubler, ou plus vraisemblablement pour remplir un cahier des charges, Sanfourche déroule le moulin à prières de l’idéologie féministe. Si Loana dit avoir aimé les contes de fées quand elle était enfant, comme toutes les petites filles, c’est parce qu’elle était victime des « nécrophiles » (sic) que sont les hommes. Cette énormité, nous pouvons la lire sous la plume de la féministe radicale Andrea Dworkin, citée par Sanfourche : « Nous (les filles) aspirons de devenir cet objet de convoitise de tous les nécrophiles – cette innocente victime façon Belle au Bois dormant ». Nous avons pu lire dernièrement que la Belle au Bois dormant est un conte qui appelle à la culture du viol, car le prince embrasse la belle sans son consentement. Dworkin n’aurait pu rêver mieux.
Comme nous toutes quand nous étions adolescentes, Loana a tenu un journal intime, et Sanfourche de nous parler de la dimension genrée de cette pratique vieille comme la littérature. Faut-il lui rappeler que les grands écrivains qui se sont livrés à cet exercice sont légion ? Comme cela est lassant… J’ai parlé plus haut de trahison, en effet, Loana, affirme ne pas être féministe, et pire encore, ne pas aimer les femmes. Catastrophe. Traîtresse.
La « trahison » de Loana
Oui il s’agit bien de trahison, car en voulant bien faire, le journaliste est complètement passé à côté de ce personnage si touchant, bien plus complexe qu’il n’y paraît. Pour survivre à son enfance brisée, aux viols qu’elle a subis de la part de son père, aux coups, à sa mère défaillante, la starlette a fait comme elle a pu avec ce qui se présentait à elle, avec ce que lui offrait son milieu modeste et son entourage de paillettes bon marché.
Son modèle était Pamela Anderson, alors elle est devenue blonde à faux seins. Et Endemol, le créateur du Loft créa la Femme. Ces producteurs ont fabriqué cette Loana de toutes pièces et ont changé sa vie tout en signant son arrêt de mort sociale. Devenue femme-cliché, elle a tenté de réparer son malheur et ce fut pire. Se succédèrent les hommes violents, les profiteurs sans scrupules, la drogue, les dépressions et les tentatives de suicide. Cette fausse Marilyn Monroe a croisé sur son chemin Benjamin Castaldi et un dealer de cocaïne qui lui tapait dessus tandis que la vraie rencontrait Billy Wilder et John Huston avant d’épouser Arthur Miller.
Loana a tenté depuis de se reconstruire, du moins physiquement. Elle a perdu de nombreux kilos et a sûrement subi d’autres opérations de chirurgie esthétique, encore et toujours l’appel à la rescousse de la blonde aux faux seins.
Bipolarité et addiction
Pour fêter ça, elle accorda une interview à Cyril Hanouna. Ce fut pathétique au vrai sens du terme, un véritable crève cœur. Le regard fixe de ses lentilles de contacts bleu lagon, la diction pâteuse bien qu’assurée, elle énumère ses tragédies. Sans pathos, presque avec aplomb. Elle raconte la sauvagerie des hommes qu’elle a croisés, sa bipolarité, ses addictions, ses tentatives de suicide, sa mère qui petit à petit lui a vidé son compte en banque. Même Hanouna était sans voix. Loana était tragiquement dans sa vérité. Marilyn, encore elle, cette autre enfant brisée aurait pu interpréter cette scène.
À l’heure où j’écris ces lignes, elle est une nouvelle fois hospitalisée pour une énième overdose. « Petite poupée blonde aux cheveux décoiffés tu t’en venais de l’ombre et rêvais de danser » chantait Nicolas Peyrac au sujet de Monroe.
Et moi qui croyais t’ignorer, je m’aperçois, en fait, que je te connaissais si bien.
Une rupture de ton surprenante et plaisante dans l’œuvre de l’Académicien…
Jusqu’à présent, Jean-Marie Rouart s’était illustré dans divers genres littéraires avec tout le sérieux qui incombait à un membre de l’Académie française. Aussi sommes-nous très agréablement surpris, cette fois, avec Ils voyagèrent vers des pays perdus, de le voir pour ainsi dire jeter sa gourme, et adopter le style de la franche parodie. Ses lecteurs habituels certes ne s’en étonneront pas, connaissant son goût pour les romans de Jean d’Ormesson ou de Romain Gary, et de quelques autres qui ruaient volontiers dans les brancards. Sur un schéma assez simple ‒ Pétain, en 1942, choisissant de rallier Alger ‒ Jean-Marie Rouart nous brode une « uchronie » pleine d’humour et de folie, qui entraînera le lecteur de surprise en surprise.
Veine satirique
Dans une uchronie, l’écrivain réinvente une autre Histoire à partir de faits réels. L’exercice est passionnant dans la mesure où il nécessite une connaissance parfaite des matières que l’on traite. Jean-Marie Rouart a choisi d’exploiter, dans son roman, une veine satirique lui permettant de porter un jugement brut de décoffrage, en particulier sur les personnages connus de cette époque, à commencer par de Gaulle, renommé sobrement par Rouart « le Général ». Mais évidemment, sous la galéjade apparente, il y a une réflexion plus approfondie sur l’Histoire de France dans ces années sombres de la Guerre. Rouart connaît parfaitement cette période, et la met en scène de manière très limpide. Rouart n’est pas un universitaire ne parlant que d’« historiographie », on sent que, ce qui l’intéresse le plus directement, c’est le déroulement limpide des événements historiques et leur répercussion matérielle sur la vie politique.
Ainsi, il faut admettre que la question que pose Rouart est passionnante, pour ceux qui aiment l’Histoire : si Pétain avait rejoint le camp opposé au sien, en 1942, que serait devenu de Gaulle face à ce revirement imparable ? «Condamné à mort par contumace, écrit Rouart non sans ironie, déchu de sa nationalité, il lui était difficile dans ces conditions de redevenir professeur de stratégie à Saint-Cyr. »
Rouart, sur ce canevas uchronique, retrace tout un tableau haut en couleur des caractères qui s’affrontent alors. Rompu aux exercices historiques les plus classiques, il fait par exemple un parallèle entre le Général et Churchill, insistant sur leurs relations souvent conflictuelles. Il écrit : « Les deux hommes incorrigibles étaient comme d’inséparables duellistes : ne se supportant pas quand ils se voyaient, mais ne supportant pas non plus d’être privés de leurs joutes. » Rouart ajoute le commentaire perfide d’un conseiller diplomatique anglais : « C’est du caquetage agressif de pensionnat de jeunes filles. » Rouart aime les bons mots et nous en fait profiter. L’Histoire, admettons-le, c’est aussi cela (à condition que ces paroles rapportées, peut-être trop belles pour être véridiques, ne soient pas de la seule invention du romancier !…).
Un aimable côté rétro
Il n’en reste pas moins qu’ici, répétons-le, Jean-Marie Rouart écrit pour divertir son lecteur. Le récit est entraînant, parsemé, comme on vient de le voir, de plaisanteries incongrues. Il nous faudrait peut-être remonter aux années 70, décennie légère et insouciante, pour retrouver une pléthore de romans drolatiques ressemblant à celui-ci, par exemple chez un Pierre Daninos dont Rouart reprend l’alacrité. Si on voulait remonter encore plus loin, on citerait Gaston Leroux, ou encore tous ces feuilletons qui paraissaient dans la presse populaire au début du dernier siècle. D’ailleurs, les titres mêmes que donne Rouart à chacun de ses chapitres évoquent cette littérature d’aventures, avec un aimable côté rétro. Jean-Marie Rouart, écrivain du XXIe siècle, a voulu puiser son inspiration dans le creuset des années folles et, à défaut de se prendre pour Proust, se réincarner en une sorte de Maurice Leblanc, dont, et c’est sans doute quelque chose qui ne lui a pas échappé, la fameuse série des Arsène Lupin connaît actuellement une nouvelle vogue, après plusieurs adaptations au cinéma.
Un producteur de films estimera peut-être à son goût le roman de Rouart. Cela ne m’étonnerait pas, à la vérité, car il est bâti de manière impeccable sur l’archétype du voyage initiatique. Commencé sur l’improbable aviso Destiny, le « cercueil flottant », puis théâtre de toute une série de péripéties picaresques dès que les personnages retrouvent la terre ferme, ce périple vers l’Asie culmine lors de la confrontation finale entre de Gaulle et le fantôme rêvé du maréchal Pétain. Mais, arrivé aux dernières pages, l’on se demande si, pour Rouart, la quête profonde du Général n’était pas davantage pour lui de rencontrer le Grand Maître du Temps, dans le monastère zoroastrien du pays des Brumes, isolé sur une montagne inaccessible. Nous n’en saurons pas plus, cependant, Rouart achevant malicieusement sa fiction à l’orée de ce moment suprême.
J’espère qu’après tout ce que je viens d’écrire sur son roman, on comprendra mieux pourquoi Jean-Marie Rouart s’est livré à ce que je nommerai, si on me laisse cette liberté, une pochade classieuse. Rouart, à de multiples reprises, a apporté la preuve qu’il était un excellent romancier. Son premier roman, La Fuite en Pologne (1974), avait même été salué par Antoine Blondin. Aujourd’hui, il a décidé de s’amuser un peu, de se mettre en récréation, en traitant de manière frivole un sujet grave. Cet exercice nous montre avant tout sa dextérité romanesque, acquise au fil de longues années d’écriture. Tout cela l’a mené à l’Académie française, qui est selon moi un lieu très utile, puisque la mission première de nos quarante « habits verts » est de protéger la langue française plus ou moins menacée, en ces temps redoutables.
Rouart, fait notable, a profité de cette position privilégiée pour défendre des écrivains du récent passé qu’il appréciait, comme Romain Gary (méprisé en son temps par la critique), et faire accueillir dans cette vieille et noble institution du quai Conti de nouveaux immortels partageant ses valeurs humaines, littéraires et politiques ‒ notamment ce que j’aimerais appeler un gaullisme de bon aloi, dont ce roman, Ils voyagèrent vers des pays perdus, porte quand même la marque, malgré sa fantaisie mirifique.
Jean-Marie Rouart, Ils voyagèrent vers des pays perdus. Éd. Albin Michel.
Pour la penseuse Layla F. Saad, votre antiracisme n’est que de façade ou relève du «complexe du sauveur blanc». Heureusement, elle a une méthode pour y remédier, qu’elle partage dans un livre qui vient de sortir en français. Bienvenue chez les fous.
Pour Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, « la suprématie blanche et les mouvements néo-nazis » sont « une menace transnationale ». Pourtant, contrairement à ce que pense M. Guterres, nous souffrons plus actuellement de la profusion de penseurs dénonçant la “suprématie blanche” que de celle des suprémacistes eux-mêmes !
Tous conditionnés
Les rayons des librairies et de Sciences Po débordent de leurs ouvrages édifiants. Parmi ceux-là, Moi et la suprématie blanche, de Layla F. Saad. L’avant-propos est écrit par Robin DiAngelo, dont le livre La fragilité blanche est également recommandé aux étudiants de Sciences Po. La suprématie blanche étant « le système social le plus complexe de ces derniers siècles », le blanc doit réfléchir à sa complicité avec ce système raciste et s’informer sur son racisme et ses conséquences, écrit-elle. Pour cela, Layla F. Saad « nous propose un plan d’action » et nous guide « dans une analyse profonde de [notre] conditionnement racial blanc ». Elle sera en quelque sorte notre coach en développement antiraciste personnel.
Après s’être présentée – femme, noire, musulmane, britannique vivant au Qatar – Layla F. Saad dit avoir écrit ce livre « parce que les personnes de couleur du monde entier méritent d’être considérées avec dignité et respect, ce dont la suprématie blanche les prive. » Selon elle, la suprématie blanche serait une idéologie, « un système institutionnel et une vision du monde dont [nous avons] hérité en vertu de [nos] privilèges blancs. » Et ce système est tellement bien ficelé et retors qu’il nous endort. Nous ne sommes pas conscients des conséquences de nos privilèges en tant que blancs. La coach en développement antiraciste personnel va par conséquent nous ouvrir les yeux.
La ritournelle du privilège blanc
D’abord, mettons-nous bien d’accord : les blancs seraient tous détenteurs de privilèges blancs, ils seraient tous racistes sans le savoir, et ils seraient tous avantagés par le système blanc. Quant aux non-blancs pas suffisamment foncés, les « personnes de couleur au teint clair », ils devront adapter les questions soulevées par notre coach « pour qu’elles correspondent mieux à [leur] vécu en tant que détenteur de privilèges blancs qui n’est pas blanc pour autant. » C’est très très pointu. Souhaitons bon courage aux métis !
Attention, prévient alors Layla F. Saad, « ce travail remuera certainement en vous beaucoup d’émotions contradictoires, y compris de la honte, du désarroi, de la peur, de la colère, des remords, du chagrin et de l’angoisse. » Pour le moment, il provoque surtout mon hilarité. Pédagogue, notre coach propose ensuite un travail de rééducation antiraciste étalé sur quatre semaines :
Semaine 1. Le blanc est appelé à se familiariser avec certaines notions : privilège blanc, fragilité blanche, mutisme blanc, supériorité blanche, exceptionnalisme blanc. Il lui est également demandé de « creuser dans les recoins de [sa] personnalité qu’[il] ne connaît pas encore. » Personnellement, je ne sais pas si la semaine suffira – mais je pressens que pour certains, même étudiant à Sciences Po, ce sera beaucoup trop.
Semaine 2. Le blanc doit se regarder dans le blanc des yeux et s’interroger sur sa « cécité à la couleur », ses « stéréotypes racistes », son racisme envers les femmes, les hommes et les enfants noirs. Avertissement : cette semaine peut être un moment douloureux pour “les personnes de couleur passant pour blanches”: « Votre privilège blanc vous place du côté des oppresseurs et votre identité raciale non blanche vous place du côté des opprimés. » La coach conseille par conséquent de travailler en groupe.
Semaine 3. En tant que blanc conscient de vos privilèges, vous pouvez vouloir devenir un “allié” antiraciste. Mais, explique Mme Saad, cette solidarité n’est souvent qu’une façade, une manifestation « d’autocentrisme blanc » ou relevant du « complexe du sauveur blanc ». Dans ce cas, « votre impact est plus négatif que positif ». Pour éviter le piège d’une fausse solidarité, il vous faut analyser certains de vos comportements : “l’apathie blanche”, “l’autocentrisme blanc”, “l’instrumentalisation”, la “solidarité factice”. Il y a quoi au-dessus de “mea maxima culpa” ?
Semaine 4. Vous devez maintenant vous confronter aux autres blancs, détenteurs de privilèges blancs mais qui ignorent ou feignent d’ignorer leurs privilèges. Le féminisme blanc, les leaders blancs, les amis blancs et la famille blanche passent à la moulinette. Je comprends mieux maintenant l’expression “laver plus blanc que blanc.”
« Vos réponses vous ont révélé ce que vous deviez voir sur votre complicité et votre relation avec la suprématie blanche », conclut notre coach antiraciste. Le blanc, exténué, a maintenant une « base solide pour avancer dans son combat antiraciste. » Ce qu’il y a de bien avec ce genre d’ouvrages, courts, instructifs, intellectuellement au-dessus du lot (!), c’est qu’on a vraiment l’impression, après lecture, d’être plus intelligent qu’avant. On comprend mieux pourquoi Sciences Po a tenu à promouvoir ce livre auprès des futures élites de ce pays. Notons que pour s’informer sur la crise climatique, Sciences Po recommande également à ses étudiants de potasser l’appel de Greta Thunberg, Notre maison brûle. Et dire qu’il y en a qui pensent que le niveau baisse…
Nota Bene: Mme Saad peut être fière de sa méthode. Suivant son exemple et celui des journalistes du New York Times, après seulement quatre semaines de coaching antiraciste, chacun aura noté que je n’écris plus le mot “blanc” qu’avec un petit “b” riquiqui. Plus intelligent qu’avant, vous dis-je.
La série rétro-ufologique diffusée en janvier sur Canal + est désormais visible en DVD
Il y a des signes qui troublent même les chroniqueurs les plus cartésiens, les plus attachés à la Terre ferme. J’ai beau être habitué aux apparitions étranges et aux phénomènes inexpliqués. Quand on est né, comme moi, dans le Berry où la sorcellerie et l’ufologie font bon ménage, où les veillées sont propices à une certaine distorsion du temps, on n’en demeure pas moins secoué par une série d’événements perturbants. Et je ne parle pas ici du virus.
Même pour ceux qui fuient la SF
Ça a commencé par des lectures, chez moi, l’écrit, l’imprimé papier est toujours annonciateur de modifications psychologiques profondes. Alors que je fuis la science-fiction depuis l’adolescence, me méfie de l’uchronie et du fantastique comme support à l’imaginaire, je me suis mis à acheter des dizaines de Folio SF ainsi que de Présence du futur chez Gibert et les bouquinistes des quais de Seine. Fin décembre, j’avais lu toute l’œuvre de Ray Bradbury et de Jacques Sternberg.
Du croquignolesque qui finit par émouvoir
Moi qui n’atteins d’habitude la jouissance littéraire qu’avec mes badernes, mes camarades populo-poétiques que sont Hardellet, Cossery ou Perret, je levais, pour la première fois, la tête vers les étoiles. Vers un autre monde. Sans raison valable. Je vous assure que les fusées et les satellites m’ennuient, je suis un adorateur de l’asphalte et du moteur à explosion. Pas le genre à s’émouvoir d’une comète ou d’une soucoupe volante. Et pourtant, je voulus revoir durant les vacances de Noël, E.T. l’extra-terrestre de Spielberg, je mis cette lubie sur le compte de ma vieille passion pour le BMX, à mon époque, on parlait de Bicrossing.
Encore plus déstabilisant, mon goût musical jusque-là affirmé pour la disco italienne et mon tropisme Pino d’Angiolien, notamment mon adoration de l’album Ti regalo della musica évoluait vers un son plus aérien, plus lointain aussi, plus énigmatique ? La Covid m’aurait-elle atteint ? La voix grave de Pino et son italianité réjouissante laissaient place à une autre musique, planante et interstellaire, à la métronomie implacable, aux cavernosités insoupçonnées, celle d’un immigré Italien également mais né à Vitry-sur-Seine. Je me réveillais désormais avec les battements de Marc Cerrone sur le cœur et Supernature envahissait mon espace de couchage. C’est à ce moment-là je crois, que Giorgio Moroder entra également dans mon existence et que je voulus acheter à la boutique de jouets anciens Lulu Berlu, un Big Jim de la Série Espace et une figurine de Steve Austin dans sa tenue d’astronaute.
Ovni(s), un bijou burlesque
Le coup de grâce fut atteint par le visionnage d’Ovni(s), la série créée par Clémence Dargent et Martin Douaire, réalisée par le tourangeau Antony Cordier qui a été diffusée durant le mois de janvier aux abonnés de Canal +. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance de voir ce bijou de rétropédalage et de burlesque spatial, les douze épisodes sont désormais disponibles en version DVD dans un coffret édité par Studiocanal. Pourquoi les quadras comme moi qui ont le nez collé dans le rétroviseur, attendons et réclamons urgemment la prochaine saison ? Oui, une suite, par pitié. Parce que vous avez dit bizarre, comme c’est bizarre. Une bonne série, c’est une atmosphère et des personnages. On adhère à l’esthétique d’Ovni(s) dès les premières images. Cette patine vintage ne vient pas coloriser le monde d’avant, elle n’est pas explicative ou intrusive, victimaire ou dénonciatrice, elle se fond dans une narration qui file de la poésie à la comédie.
Il faut vous avouer que je suis le client type, j’aime les 504, le tergal, Pompidou, Jean-Claude Bourret, les raëliens, la CIA, le KGB, Nicole Garcia, les mobylettes bleues et les flamands roses. Je ne m’étais encore jamais passionné pour le CNES, Ariane et les geeks à cravates épaisses. Dans cette série addictive, nous suivons les aventures du Gepan, un obscur bureau d’enquête spécialisé sur les ovnis dirigé par Didier Mathure (Melvil Poupaud). Il y a du pied nickelé en eux, du croquignolesque qui finit par émouvoir, de la farce populaire qui met le doute, les certitudes s’effritent et le plaisir enfantin de déconstruire les chronologies les mieux établies s’immiscent en nous. Cette création originale Canal séduit par son décor de la fin des années 1970, cette douce dinguerie qui nous amène de Kourou au plateau du Larzac et surtout pour son casting intergalactique. Melvil Poupaud moustachu pour l’occasion est l’héritier de Jean Rochefort, il en a l’élégance surannée et le comique rentré. Géraldine Pailhas pourrait lire le bottin, sa voix est l’un de nos derniers trésors nationaux, elle excelle dans l’érotisme chaste et le bégaiement amoureux. Michel Vuillermoz, c’est la qualité France par essence, la tradition du jeu désarticulé, celui des cimes artistiques, de Pierre Fresnay à Jacques Dufilho. Quant aux jeunes, Daphné Patakia nous fait oublier ses mini-jupes par son déséquilibre intérieur, quelle funambule ! Et Quentin Dolmaire, le génie informatique est aussi bon codeur que piètre dragueur, un régal. Comment ne pas citer enfin le vierzonnais Laurent Poitrenaux, phénoménal d’aisance et de veulerie dans le rôle du directeur, Marielle a trouvé son successeur. J’ai juste un souhait que dans la deuxième saison, le réalisateur filme une AMC Pacer ! Il peut se mettre en relation avec moi, je lui expliquerai pourquoi cette voiture américaine est indispensable à sa dramaturgie.
Ovni(s) – DVD – Création originale Canal + – Studiocanal
Au Royaume-Uni comme en France et en Amérique, la chasse aux statues racistes est ouverte. Vandalisme, déboulonnages, réécriture du passé… l’ampleur de l’iconoclasme a conduit le gouvernement Johnson à promulguer une nouvelle loi de protection du patrimoine. Il a aussi motivé la création de Save Our Statues (SOS).
Entre le Brexit et le Covid, on aurait pu penser que les Britanniques avaient assez de problèmes. Les antiracistes professionnels ont identifié un danger bien plus impérieux : les sculptures en ronde-bosse (posées sur un socle) de personnages historiques qui ornent l’espace public. Suite à la mort de George Floyd, des statues britanniques jusqu’ici sans histoires (si l’on peut dire), se sont mises à intimider les passants, comme autant de visages du racisme britannique. Ces héros de bronze offensaient les représentants des minorités ethniques. Pour pacifier le pays, il fallait d’urgence les faire disparaître. La chasse aux monuments problématiques est lancée à Bristol. Première bataille, première victoire. Le 6 juin 2020, une foule furieuse emmenée par le mouvement Black Lives Matter (BLM) s’en prend à la statue d’Edward Colston, lui attache une corde au cou, la traîne dans les rues pour aller la jeter dans les eaux du port. 15 000 manifestants applaudissent le geste émancipateur.
Qui est Edward Colston ? « Comme beaucoup, je n’en avais jamais entendu parler, répond l’historien Robert Tombs, auteur de The English and Their History[1]. Je connaissais le Colston Hall, salle de concert réputée à Bristol. J’ai appris que cet individu tombé dans l’oubli avait investi dans le commerce africain (essentiellement d’esclaves) et légué la majeure partie de sa fortune à sa ville natale (pour des écoles et autres). Il semble que Colston ait été un homme d’affaires avisé et peu sympathique, impliqué dans un commerce que la plupart des gens de l’époque trouvaient légitime. » Clayton Wildwoode, l’étudiant queer organisateur de la marche du 6 juin, a avoué dans la presse qu’une semaine avant les faits, il ignorait l’existence de cet esclavagiste. Solidaire de la population noire, il se félicitait néanmoins de ce nettoyage du patrimoine.
Black Lives Matter ne s’en tient pas là. Esclavagistes, colonialistes, même engeance ! Les bombes de peinture réécrivent l’histoire in situ. À Londres, la statue de Churchill est défigurée par l’inscription « raciste ». À Leeds, Victoria (sacrée reine quatre ans après l’abolition de l’esclavage en Grande-Bretagne) est étiquetée « propriétaire d’esclaves », « assassin », « salope ». Et la classe politique, perplexe, d’exprimer sa solidarité avec BLM et sa lutte contre le racisme et la violence. Jusqu’aux hautes sphères européennes où l’impayable présidente de la Commission, von der Leyen, déclare le 17 juin devant le Parlement : « Nous avons besoin de parler du racisme. Et nous avons besoin d’agir. » D’où un rapport de 27 pages et un plan antiraciste 2020-2025[2].
Depuis juin, la purge s’étend. On ne parle pas d’un petit toilettage. Le maire de Londres, champion multiculti, a créé une « commission pour la diversité dans l’espace public ». Sadiq Kahn s’engage à ce que l’histoire de la ville « reflète notre culture contemporaine », cause à laquelle il vient d’allouer un budget de 247 000 livres, au moment où pubs et commerces expirent pour cause de confinement. Du nord de l’Écosse au sud des Cornouailles, des comités interrogent la légitimité des héros. Le circumnavigateur Francis Drake est renié à Plymouth, le général Buller menacé de déboulonnage à Exeter, les Premiers ministres William Gladstone et Robert Peel, accusés d’avoir hérité d’argent sale. Henry Tate, de la galerie homonyme à laquelle il a légué ses collections, n’était ni transporteur ni propriétaire d’esclaves, mais il a fait fortune dans le sucre. La Tate Gallery envisage de changer de nom.
Les esclavagistes avérés iront dans l’Enfer muséographique que se propose de devenir le Musée international de l’esclavage de Liverpool
En face, la résistance commence à s’organiser comme en témoigne Emma Webb, cofondatrice de l’association Save Our Statues: « C’est allé très vite. Le procès de l’esclavage s’est transformé en un procès de la culture occidentale. Nous avons bâti un réseau de gens soucieux de protéger leur patrimoine face à une minorité de vandales idéologues. » SOS a maillé le territoire, contacté des observateurs dans 241 des 404 municipalités de l’île. Les relais sonnent l’alerte chaque fois qu’une statue est menacée. Emma Webb résume son combat : « Nous avons promu 40 pétitions, suscité 2 500 courriers d’objection à des retraits de monuments. Pour l’heure, six statues majeures ont été sauvées. Expurger l’espace public des témoignages de l’histoire, au mépris de toute nuance, est dangereux et perturbe les liens entre les générations. » Cette culture de la répudiation, selon l’expression de feu Roger Scruton, trouve son expression la plus simpliste sur le site toppletheracists.org (« renversons les racistes »). Une carte du Royaume-Uni y indique statues, monuments et enseignes indésirables. Les points rouges désignent les victoires : la douzaine qui a déjà été purgée. Les points bleus sont les dizaines de batailles à mener. Sous la carte, une invitation : « Ajoute ta statue ou ton monument. » Le site est l’œuvre de la Stop Trump Coalition, qui a organisé les manifestations anti-Trump à chaque visite de l’ex-président américain en Angleterre.
Ce qui inquiète encore plus, c’est la soumission des institutions culturelles aux injonctions de BLM. La British Library, pressée d’obtenir sa médaille antiraciste, s’est dépêchée de dresser une liste des coupables qui salissent ses collections. Zélée, elle a tant élargi les critères de culpabilité qu’elle a dû s’excuser auprès des familles d’auteurs mis en cause sans raison et a fini par retirer sa liste. Le National Trust, responsable de la conservation et de l’entretien du patrimoine, s’acharne à prouver l’origine douteuse de ses trésors. L’organisation propose même à ses employés un « mentorat inversé » : des enfants donnent des conférences à l’adresse du personnel du National Trust pour leur rappeler les liens des grandes demeures du patrimoine avec l’esclavage et la colonisation. Des enfants pour rééduquer le personnel du National Trust… Qui parle de révolution culturelle ?
On marche sur la tête. Art Review, célèbre revue d’art, félicite BLM pour son assaut contre les œuvres et lui décerne la première place de son classement des 100 artistes les plus influents de 2020. Le musée d’Histoire naturelle considère avec suspicion les collections de Charles Darwin réunies dans le cadre « d’expéditions scientifiques colonialistes ». Non, vous ne cauchemardez pas. Le British Museum cherche des noises à son fondateur : grand médecin et fantastique collectionneur de plusieurs millions d’objets d’art et curiosités, Hans Sloane a légué ses manuscrits à la British Library, ses herbiers au musée d’Histoire naturelle et ses antiquités au British Museum, à la condition que le public puisse venir les admirer gratuitement. Un homme de gauche avant la lettre. Mais Hans Sloane ayant épousé une héritière de plantations en Jamaïque, son buste a dû quitter son piédestal. Il est aujourd’hui remisé derrière une vitrine pédagogique sur l’Empire et l’esclavage.
Bien entendu, les autorités religieuses ont montré dare-dare qu’elles étaient du bon côté de l’humanité. L’archevêque de Canterbury, Justin Welby, a ordonné un examen minutieux des statues des églises. « Il faudra en déposer certaines », a-t-il promis. Les universités ne sont pas en reste, qui décolonisent l’enseignement et soumettent au vote le destin de leurs statues. King’s College, University College London, Imperial College… toutes les facs veulent « devenir des institutions antiracistes ». Dans un communiqué commun, ces hauts lieux de la pensée claironnent la doxa : « Nous avons le devoir d’examiner nos liens avec le colonialisme, le racisme et l’esclavage[3]. » On a même entendu le directeur scientifique du Kew Garden annoncer : « Il est temps de décoloniser les collections botaniques. » Quand les gardiens du patrimoine sont gagnés par la haine de soi, la furie épuratrice n’a plus de limite.
Devant l’ampleur de la menace, le think tank conservateur Policy Exchange a lancé le projet History Matters (« l’Histoire importe »). History Matters documente toutes les attaques contre l’histoire : statues, noms de rues et de bâtiments, plaques commémoratives, programmes d’enseignement. Ce catalogue de la dinguerie contemporaine recense les œuvres visées et, pour chacune, cite l’autocritique de l’institution qui en a la garde. Vertigineux ! Amoureux de l’histoire, s’abstenir. « Actuellement, l’histoire est le front le plus actif sur lequel se jouent les guerres culturelles », lit-on en introduction du projet.
Seulement, dans cette guerre, les historiens ne sont pas du côté que l’on croit. Le centre LBS (Legacies of British Slave-Ownership) d’University College London (UCL) fait de l’« histoire réparatrice ». Postulat de départ : c’est l’esclavage qui a permis à la Grande-Bretagne de devenir ce qu’elle est. Objectif des travaux de recherches : assumer, évaluer et réparer les injustices du passé. « L’histoire engagée a toujours existé, note Robert Tombs. L’histoire “réparatrice” est une forme d’histoire engagée. Mais l’intention de “réparer” trahit l’aspect unidimensionnel de recherches qui omettront à n’en pas douter le contexte et la subtilité pour ne pas risquer d’obscurcir le message politique. » Richard Bingley, trésorier de Save Our Statues, rappelle que l’esclavage a contribué de façon tout à fait mineure à l’économie britannique entre le xvie et le xviie siècle : « Il a profité à quelques familles, mais n’est pas à l’origine de l’industrialisation du pays. »
Justement, ces quelques familles sont dans le viseur. Fin décembre 2020, un projet de recherche conjoint des universités de Lancaster, Manchester et UCL a reçu un million de livres de fonds gouvernementaux pour constituer un « Dictionnaire des esclavagistes anglais ». L’étude couvrira une période de deux cent cinquante ans, fournira les biographies détaillées de 6 500 investisseurs complices de l’esclavage et montrera leurs liens avec les entreprises britanniques actuelles. Ce dictionnaire fournira sûrement de nouvelles idées de statues à déboulonner. Le temps des grandes purges et des procès staliniens arrive. La population de bronze subit des sorts variés, des statues sont vandalisées, d’autres coffrées, rendues momentanément invisibles dans une sorte de détention provisoire en attendant le verdict, d’autres encore sont exilées. Les esclavagistes avérés iront dans l’Enfer muséographique que se propose de devenir le Musée international de l’esclavage de Liverpool qui jure de rééduquer le public sur le sujet. Et tant pis pour la complexité, la pluralité et la vérité. « Devant le palais de Westminster, observe Emma Webb, une statue d’Oliver Cromwell fait face à un buste de Charles 1er. Nos statues n’ont jamais craint les tensions historiques. L’histoire est agitée et complexe, comme les gens qui la font. Cette vision n’est pas compatible avec les idées ingrates et dogmatiques des nouveaux révolutionnaires. La protection la plus sûre, pour nos monuments, reste la législation. » Elle se félicite donc de l’adoption de la loi du 17 janvier qui vise à protéger 20 000 statues et monuments d’Angleterre selon le principe retain and explain (« conserver et explique »). Plus question de réviser ou de censurer le passé.
Parmi les statues de Parliament Square, centre politique de Londres, les derniers arrivants, Nelson Mandela (2007), Mahatma Gandhi (2015) et la suffragette Millicent Fawcett (2018), unique femme de ce groupe de dix célébrités, reflètent l’impératif diversitaire. « Sadiq Kahn s’enorgueillit d’avoir inauguré la statue de Millicent Fawcett, remarque Tombs. Il semble ignorer que, si elle était une avocate modérée du droit de vote des femmes, elle était une ardente supportrice de l’Empire britannique. » Pas facile de trouver des héros blancs comme neige (oups, métaphore suprémaciste). L’historienne Philippa Levine a tranché dans la revue Prospect, suggérant d’en finir avec les figures héroïques et d’ériger plutôt des statues d’artistes contemporains célébrant Monsieur et Madame Tout le Monde. Quant à la mairie de Birmingham, elle s’en sort par l’abstraction et proposait il y a peu pour la toponymie de ses nouveaux quartiers : rue de l’Humanité, square de l’Égalité, allée du Respect. Il ne manque que l’impasse de la Diversité.
J’ai eu à trois reprises le privilège de passer une soirée chez Yushi avec José Thomaz Brum qui, avant d’enseigner à l’Université Pontificale Catholique de Rio de Janeiro, avait été un ami proche du philosophe Clément Rosset. Il lui avait même fait visiter le merveilleux jardin botanique de Rio. Il se souvenait d’un commentaire de ce cher Clément qui comparait la lumière d’une allée sombre du jardin à la lumière du grand Gottfried Schalken (1643-1706), le peintre des effets de lumière artificielle. En 2001, au mois d’août, il lui avait fait visiter le monastère de Saint Benoît et lui a confié qu’il aimait s’y promener à cause du calme solitaire de ce site conventuel et de sa colline si chère à son cœur. Clément a réfléchi et, soudain, lui a récité les vers de la fable : « Le Songe d’un habitant du Mogol » de La Fontaine :
« Solitude, où je trouve une douceur secrète, Lieux que j’aimais toujours, ne pourrais-jamais, Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ? »
«Je viens tuer Mozart»
Un jour, avait ajouté José Brum, il faudrait étudier l’usage que Clément Rosset fait des contes et des fables, sans négliger son cher Tintin, dans ses œuvres. Clément les utilise en tant qu’exemples pour enrichir sa pensée, quand elles ne sont pas à l’origine de cette dernière. Une large part du charme de ses écrits tient non seulement à son ironie, mais à la poésie qu’il leur insuffle.
Clément, m’a raconté José Brum, s’est même amusé, lui l’élève de Jankélévitch, à jouer du piano chez lui à Rio. Il a conclu sa performance par ces mots : « Je viens de tuer Mozart! » À Paris, rue Fustel de Coulanges, il lui a dévoilé sa bibliothèque. Il possédait les collections complètes de Maupassant – la fameuse édition illustrée Ollendorff – de Balzac et de Zola. Il avait une affection particulière pour le conte « Sur l’eau » de Maupassant que Cioran adorait tout comme moi d’ailleurs. Il avait, bien sûr, les livres de Cioran, à côté des livres d’Henri Gouhier, l’historien de la philosophie, qui a fait partie du jury de sa thèse soutenue en mai 1973 à La Sorbonne, thèse publiée la même année aux Presses Universitaires de France sous le titre de « L’Anti-Nature ».
Clément Rosset et Marcel Aymé
Un écrivain que Clément Rosset chérissait – je confirme – n’était autre que Marcel Aymé (1902 – 1967). Il a confié à José Brum qu’à l’époque de la publication de sa Lettre sur les Chimpanzés (1965), Marcel Aymé lui avait fait un grand éloge, dont il était très fier. Son ouvrage Le confort intellectuel (1949) a été un vrai guide de lucidité pour toute une génération: Clément comme moi lui devons beaucoup. Il avait lui aussi une idée bien amère et sans espoir de l’humanité. Il nous donne une idée assez précise des goûts et de la personnalité de Clément Rosset, conclut José Brum.
On se délectera de ses souvenirs publiés par l’excellente revue Alkemie éditée par les éditions Garnier (numéro 26).
Le prestigieux CNRS est-il une conquête de l’extrême-gauche? Depuis les propos fracassants de Frédérique Vidal, politiques, presse et scientifiques s’écharpent sur la question.
Les Français, dans leur grande majorité et à juste titre, sont attachés à l’excellence de la recherche scientifique française. Attachement qui ne doit rien au hasard, tant nombreux furent les grands scientifiques à avoir travaillé à la gloire des sciences et à l’honneur de la France. Voulu par Jean Zay, le CNRS voit le jour en 1939 et se donne pour mission de “coordonner l’activité des laboratoires en vue de tirer un rendement plus élevé de la recherche scientifique”. Qu’appelle-t-on la “recherche scientifique » ? Un ensemble de disciplines que l’on peut regrouper en deux grandes catégories : la première est celle des sciences dites exactes ou formelles (mathématiques, physique, astrophysique, chimie etc.), la seconde celle des sciences humaines et sociales qui constituent, par définition, un ensemble de disciplines subjectives (histoire, sociologie, science politique etc.). Au CNRS, ces dernières sont regroupées au sein de l’INSHS (Institut des Sciences Humaines et Sociales). Institut dont certains membres jouissent du privilège d’être souvent invités sur les plateaux télé ou chaînes de radio afin d’y présenter leurs travaux. Les rédactions de presse savent pertinemment que, lorsqu’il endosse les habits de chercheur au CNRS, l’historien, le sociologue ou le politologue acquiert une autorité morale que ne lui dispute pas le grand public. Quoi de plus facile que de faire pénétrer son idéologie à l’intérieur d’un esprit désarmé ? D’où les nombreuses tentatives de noyautage de la noble institution par l’extrême-gauche qui en a fait un de ses principaux objets de conquête. À cet égard, elle a obtenu de très belles victoires comme en témoigne la récente levée de boucliers des chercheurs en réponse aux déclarations de Mme la ministre de l’Enseignement Supérieur sur l’islamo-gauchisme qui, selon eux, “ne correspond à aucune réalité scientifique”.
Déjà en 2020, Samuel Hayat, chercheur en sciences politiques au CNRS s’était fendu d’une tribune publiée par l’Obs“L’islamo-gauchisme : comment (ne) naît (pas) une idéologie”. Nous passerons sur l’écriture inclusive, les “celles et ceux” et autres niaiseries boursouflées pour tenter de nous intéresser au fond : l’islamo-gauchisme serait un concept faible, sans aucune réalité ni “à l’université, ni ailleurs”, inventé par des “intellectuels réactionnaires” pour « discréditer une partie du mouvement alter-mondialiste et antiraciste”. Tout un programme. Le chercheur d’extrême-gauche nous fait même l’honneur de ne pas « répondre par le mépris” avant de dégainer le sophisme ultime, la comparaison entre l’islamo-gauchisme et… le judéo-bolchevisme des années 1930. Une obscénité surannée dont l’extrême-gauche est toujours coutumière. Son collègue Pascal Blanchard préférera parler de “judéo-maçonnisme” sur France Inter cette semaine. Nous aimerions pourtant savoir combien de meurtres, d’exécutions de masse ou de pogroms ont été la conséquence d’une accusation d’islamo-gauchisme. Un chercheur au CNRS devrait savoir compter jusqu’à zéro ! Quant à l’existence d’une alliance tacite entre les islamistes et une partie de la gauche française qui ne serait que pur fantasme, renvoyons M. Hayat aux nombreux articles déjà écrits à ce sujet lors des élections municipales de 2020, notamment par Céline Pina ou Clément Pétreault. Invitons-le à s’interroger sur les raisons ayant poussé quatre-vingt membres de l’UNEF à démissionner collectivement en 2019, expliquant que “Pour [eux], l’identité syndicale est avant tout une identité de classe” ; demandons-lui pourquoi le NPA est-il si prompt à prendre part aux manifestations pro-Palestine tandis que nous ne l’entendons guère sur le sort des Yéménites qui constitue, rappelons-le, la plus grande crise humanitaire de ce siècle. Toutes ces réalités qui devraient interroger l’honnête scientifique, ne relèveraient d’aucune logique, d’aucun réflexe politique d’après M. Hayat.
Nicolas Mariot et les “radicalisés” morts pour la France
Trois jours après les égorgements de la gare Saint-Charles de 2017, Nicolas Mariot, directeur de recherche au CNRS publie un texte dans le journal Libération : “Du poilu Hertz à Merah, une radicalisation en famille”. Dans son article, l’historien dresse un parallèle invraisemblable entre Robert Hertz, normalien, agrégé de philosophie, tombé sur le champ d’honneur en 1915 et Mohammed Merah (!) Celui même qui a logé une balle dans la tête de la petite Myriam Monsonégo après l’avoir attrapée par les cheveux. L’auteur prend d’abord ses précautions, estimant qu’il serait exagéré d’”adosser [les deux personnages] ainsi, sous la bannière de la radicalisation, patriotique chez l’un, islamiste chez l’autre”. Notons que, d’après M. Mariot, vouloir défendre son pays jusqu’à l’ultime sacrifice, c’est être radicalisé. Les familles des millions de braves morts pour la France apprécieront. Nous voyons ensuite, quelques lignes plus loin, où le chercheur veut nous mener : le héros Hertz et le terroriste Merah auraient été, tous deux, victimes d’un lavage de cerveau en règle par des membres de leurs familles, à coups de “feuilles de propagande” et d’ “éditoriaux de Maurice Barrès” pour l’un et de “livres religieux” pour l’autre. Nous devinons qu’il s’agit évidemment de la grotesque “tenaille identitaire” qui suppose une analogie entre l’idéologie islamiste et l’extrême-droite française. Lorsque l’on rétorque aux chantres de cette théorie fumeuse que ce n’est pas l’extrême-droite en France qui égorge des vieillards, des jeunes femmes, décapite des professeurs ou tire sur nos enfants, ils n’ont plus d’autre choix que d’aller, à l’instar de M. Mariot, déterrer et secouer les cadavres de nos héros morts au combat.
Souvent présenté comme chercheur au CNRS spécialiste des études postcoloniales[tooltips content= »Il n’est que chercheur-associé, et le postcolonialisme n’est pas considéré comme une discipline sérieuse par l’ensemble des scientifiques NDLA »](1)[/tooltips], M. Blanchard est l’un des premiers importateurs en France de cette théorie très controversée, ayant pour postulat que les Français d’origine immigrée seraient d’éternels “sujets post-coloniaux”. Selon lui, il existerait en France une mécanique invisible aux ressorts multiples, dont l’objectif serait le maintien d’une partie des citoyens en état d’infériorité vis-à-vis des autres. Bien que dépourvue d’aucun fondement ni scientifique ni juridique, le postcolonialisme fait pourtant des émules chez certains chercheurs-militants. Ainsi, l’ACHAC, groupe de recherche nébuleux dirigé par M. Blanchard qui regroupe journalistes, militants et quelques chercheurs égarés est une superbe entreprise de propagande qui, recouverte des faux oripeaux de la recherche scientifique, diffuse son venin raciste là où elle le peut. Nous ne le répéterons jamais assez : leur discours est raciste. Lorsque M. Blanchard nous explique que “les blancs ne peuvent pas comprendre ce que ressentent les noirs”, ce n’est ni plus ni moins que du racisme. D’ailleurs si un blanc ne peut pas ressentir ce que ressent un noir, qu’en est-il des Maghrebins envers les Ashkénazes ? Des Normands envers les Basques ? Nous aimerions savoir quelles sont d’après lui, les ethnies capables d’empathie et celles qui ne le sont pas. Que M. Blanchard se rassure : nous ne l’avons pas attendu lui et sa troupe indigéniste pour savoir que la France était une nation multi-éthnique. Jacques Bainville, au début du XXe siècle disait “le peuple français est un composé, c’est mieux qu’une race, c’est une Nation”. Nous n’avons pas besoin de ses discours de confort empêchant toute introspection et qui ne créent que frustrations et sentiments revanchards. Et puisque M. Blanchard aime à citer les années trente, qu’il nous permette de lui rappeler que durant cette période, c’est dans les pages de l’Humanité et de la revue Clarté que sévissait la plume du communiste George Montandon, scientifique dont les études étaient essentiellement portées sur le classement des races. Antisémite acharné et ultra de la collaboration, il rejoint quelques années plus tard le PPF de l’ex-camarade Jacques Doriot dont il assure la présidence de la Commission ethnique. Plus tard en 1941, il organise à Paris l’exposition “Le Juif et la France” et à partir de 1943, dirige l’ Institut d’études des questions juives. Le danger des années trente n’est pas nécessairement là où on veut le faire croire.
Bernanos écrivait, en 1942: « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure ». Aussi, je vous le dis: thésaurisez vos pépites intérieures dans les coffres-forts de vos âmes, et remettez-vous en au silence pour en laisser béer quelquefois les trésors…
La légende du roi Midas est bien connue: ayant recueilli Silène, il se voit accorder par Dionysos son vœu de transformer tout ce qu’il touche en or. Mais la bénédiction attendue se transforme vite en malédiction, et Midas connaît alors le sort tragique d’un être incapable d’étreindre sans tuer.
Quiconque a jamais parlé ne peut que compatir à l’évocation du sort déchirant qui fut temporairement celui de ce monarque ; car c’est l’humaine condition que d’héberger dans son âme des merveilles, et que de ne pouvoir les vocaliser sans qu’elles s’évanouissent – aussi insaisissables en cela pour nos gorges, que l’eau et le manger en étaient venus à l’être pour le malheur du souverain phrygien -.
Aussi, ce qu’on ne sait restituer par la plume, quelle folie que de l’espérer donner à entendre de vive voix ! Quelques sentiments, nobles ou délicats, ont momentanément investi votre cœur ? Taisez-vous, insensés : en entrebâillant vos lèvres, vous ne feriez que les laisser s’échapper sans espoir de retour, tels ces vents confiés par Éole à Ulysse pour faciliter sa rentrée à Ithaque, qui finirent dispersés par faute de l’équipage. Gardez donc votre bouche close comme il eût alors fallu conserver l’outre éolienne ; car la parole est une contre-pierre philosophale, qui transforme l’or des cœurs en plomb des propos !
Des silos à silence
Pour ma part, j’ai toujours conçu le silence comme quelque chose dont il fallait faire provision, ainsi qu’on se constitue une réserve d’air avant de plonger dans quelque milieu dont on sait, par avance, qu’il nous sera irrespirable. Je me plais ainsi à imaginer un monde dans lequel on pourrait l’emmagasiner dans des bouteilles, sous pression, et en respirer le gaz oxygénant chaque fois que l’asphyxie nous menacerait. Mieux, même: on en remplirait des silos; et, dans ce pays hypothétique, chaque entrepôt à grains serait consciencieusement doublé d’une structure jumelle, dans laquelle on stockerait non plus des céréales, mais du silence, comme un aliment dont la faim serait semblablement mortelle. Voilà, me dis-je alors, une nation qui serait armée pour affronter toutes les crises.
De là sans doute me vient cette image agricole que je me fais du silence, comme d’un laboureur intérieur, ayant lui aussi sa charrue, pareil à un serf qu’on pourrait s’assujettir pour nous cultiver l’âme, tout en en conservant les fruits, et la propriété. Du paysan d’ailleurs, je lui vois l’opiniâtreté muette et modeste qui ignore les postures autant que les paroles superflues, parce qu’il pèse ses mots et n’agit pas pour un public, se conformant en cela au modèle de la terre qu’il travaille, et qu’il a constamment sous les yeux comme un exemple à suivre, une figure d’autorité à imiter.
Le silence est une moisson
C’est dans l’économie de paroles que naissent et mûrissent les grandes choses : telle est la leçon des semailles, dont la vérité ne s’arrête pas aux champs, et s’étend bien aux hommes. On méprise par trop la valeur des enseignements dont le silence est tout prêt à nous faire part, à sa manière rurale, agissant d’exemple, n’ignorant pas qu’on ne peut hâter les saisons, et acceptant la durée que prend toute chose pour s’accomplir.
Aussi, je vous le dis : thésaurisez vos pépites intérieures dans les coffres-forts de vos âmes, et remettez-vous en au silence pour en laisser béer quelquefois les trésors. Alors, comme cette poussière d’or qui chaque année, par frottement, s’évapore dans l’air, et enrichit insensiblement tous les hommes tel un encensoir, l’élixir de vos cœurs, placé dans ce flacon, ira parfumer l’air et brumiser les fronts.
Un cataplasme pour jardins de l’âme ravagés
Abandonnez donc vos sentiments les plus purs à la garde du silence, ainsi qu’à une cave vous confieriez vos meilleures bouteilles, pour les mûrir dans sa pénombre. Remettez-les lui ainsi que vous le feriez de graines à un jardinier accompli, chargé d’en ensemencer votre âme ; et attendez sereinement l’infaillible éclosion.
Aucun bachelier n’ignore la célèbre invitation sur laquelle Voltaire conclut son Candide ; mais combien ont appris qu’elle équivalait à la clôture des lèvres ? Vous, en tout cas, ne pouvez plus l’ignorer. Le silence est le suprême cultivateur des cœurs. Hors lui, point de parterres de fleurs, point de roseraies de l’âme. Sa main verte prépare des paradis ; son absence assure des champs d’herbes folles. Le silence est un cataplasme pour jardins de l’âme ravagés…
On cède au bruit comme on cède à la guerre
Bernanos écrivait, en 1942 : « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure« . Or, de celle-ci, le silence est comme un sanctuaire. Le dialogue avec soi, ce dédoublement intérieur, nécessite d’être extrait du monde ; de se soustraire à sa rumeur, ou de s’y rendre imperméable. Le silence marque alors presque infailliblement la réussite de cet assourdissement du Dehors. C’est ce qui lui vaut l’inexpiable hostilité de la modernité, résolue à régner seule, et à régner partout.
Céline, rapportant l’expérience de Bardamu au sein de l’usine Ford, a cette formule incroyable : « on cède au bruit comme on cède à la guerre« . Tel est l’état des positions. L’époque cherche à faire de nous ses auxiliaires sonores dans la lutte à mort qu’elle a déclaré au silence, ainsi qu’à tous les bruits qui ne sortent pas d’elle. Et dans bien des cas, elle parvient effectivement à s’attacher nos services.
La nostalgie du cordon ombilical
C’est que l’individu moderne soupire après le Ça. Plus précisément, il se languit du sentiment océanique originel qui fut le sien, avant l’expérience de la coupure avec le Tout. Il a la nostalgie de l’unanimisme; il veut en revenir à l’amniotique. Cette conspiration contre toute espèce de vie intérieure est donc loin de l’effrayer ; au contraire, elle le séduit. Mieux, même : il entend prendre part à la conjuration, jouer un rôle actif dans le complot. Sa dissolution dans un grand beat mondial lui tarde ; il a hâte d’aller se perdre dans les décibels, de se fondre dans un grand magma sonore anonymisé.
Il y a ainsi dans le bruit un effet stupéfiant qu’on ne souligne jamais assez. Les grandes basses rythmiques, en particulier, font l’effet de vous liquéfier littéralement le cerveau; accordées à vos pulsations cardiaques, vous avez même l’impression que c’est un seul et même organe qui bat en vous. C’est l’image de ces rave parties où les participants semblent avoir abdiqué leur individualité en même temps que leur consistance, se mouvant élastiquement comme les terminaisons d’une grande masse gélatineuse, ou guimauvesque. C’est proprement la musique transfrontalière de Cordicopolis, l’hymne œcuménique d’Homo festivus, aurait pu écrire Philippe Muray; la déclinaison sonore de son inépuisable énergie à fabriquer du même, sous les dehors hypocrites de sa mécanique exaltation de l’altérité.
Aussi, je voudrais insister une dernière fois. C’est de tout un monde souterrain qu’on se coupe en renonçant au silence, ainsi que l’époque nous y invite, pour adopter son étendard décibélique. C’est de tout un univers mystérieux, faits de galeries et de cavernes, qu’on se prive en se pliant au mode de vie bruissant que la modernité a conçu pour nous. Nous pourrions être nos propres Ali Baba intérieurs; mais cela exigerait de nous taire, un moment, le temps de surprendre le secret du silence alors qu’il ouvre magiquement les portes condamnant nos trésors.
Ce serait un bien faible prix à verser pour accéder à de telles merveilles; et pourtant, exprimé en pareille monnaie, il nous paraît exorbitant. Aussi, de même que bien des mânes, faute d’avoir eu sur elles la modeste obole que requérait Charon pour leur passage, durent végéter 100 ans au bord du Styx avant que de pouvoir gagner l’Hadès, bien des âmes resteront, toute leur vie durant, faute d’avoir su se taire, au seuil de leurs Jérusalems intérieures.
Une identique communauté de destin
Mais concluons, nous n’avons que trop tardé. Simone Weil écrivait : « si, par excès de faiblesse, on ne peut ni provoquer la pitié ni faire du mal à autrui, on fait du mal à la représentation de l’univers en soi. Toute chose belle et bonne est alors comme une injure. » Cette remarque d’ordre psychologique m’a toujours paru le sous-titrage nécessaire, aussi bien au Pavillon d’or de Mishima, qu’à l’annonce de la mort de Dieu par le fou du Gai savoir. Mais, parvenu au stade de ce développement, je ne doute plus maintenant qu’il en aille de même du silence[tooltips content= »Autrement dit, que sa meurtrissure, elle-aussi, ne soit l’effet d’un excès de faiblesse. »](1)[/tooltips] ; et l’évidence de leur communauté de destin[tooltips content= »Au Beau, à Dieu, au silence. »](2)[/tooltips] m’apparaît désormais lumineuse. L’existence d’une vie intérieure n’est pas seule suspendue au silence ; le sentiment même du Beau en dépend. Aussi ces trois chandelles seront-elles éteintes d’un même souffle. L’unification du genre humain en sera-t-elle facilitée ? Peut-être. Mais nous réjouirons-nous d’appartenir à cette humanité ?
Le weekend dernier, des vandales ont jeté des pierres sur les bus flambant neufs de la régie de transport urbain de Casablanca. Une dizaine de bus ont eu leurs vitres brisées.
Dans les 24h, la police marocaine a procédé à des interpellations, les prévenus sont en prison préventive et vont être jugés incessamment sous peu. Ils risquent gros : la dernière fois qu’un jeune a cassé la vitre d’un bus, il a été condamné à trois ans de prison ferme (Rabat, 2019).
En France, les mêmes faits auraient nécessité des mois d’investigation avec des expertises et des contre-expertises, des querelles entre les psychiatres et le parquet autour des « motifs du passage à l’acte » , des polémiques entre la RATP et le Conseil Régional sur le remboursement des dégâts, des manifestations de soutien aux jeunes par les « grands frères », des tweets rageurs des syndicats de la police, des menaces sur les familles des chauffeurs des bus pour qu’ils se rétractent le jour du procès… et au bout, après des dizaines de milliers d’euros dépensés : un simple rappel à la loi voire (au mieux) un sursis. Et bien sûr, j’allais oublier la polémique sur l’âge des accusés: mineurs aux yeux des ONG, grands gaillards de trente ans aux yeux de toute personne lucide.
Pourtant, que ce soit à Casablanca, Grenoble ou Lille-sud, il s’agit souvent de la même jeunesse: maghrébine et profondément attachée aux mentalités en vigueur en Afrique du Nord. Je dis bien « souvent » pour ne pas stigmatiser ceux qui se comportent correctement et ils sont nombreux.
La justice française inopérante ?
Le Maroc sait gérer cette jeunesse lorsqu’elle déborde. La France ne le sait pas ou ne le veut pas. Il faut intervenir vite et fort car la culture maghrébine apprécie la justice quand elle est rapide et décisive. Les sentences doivent tomber vite et avoir un impact. Pas de sursis ni de mise à l’épreuve: soit on est innocent, soit on part en prison. Les mentalités maghrébines n’admettent pas l’amnistie systématique offerte aux noms des « inégalités sociales ». Entre nous, l’Etat marocain a raison, il agit en fonction de l’état d’esprit de la société dont il a la tutelle. C’est la France qui campe autour d’idées périmées et réputées inopérantes.
Loin de moi l’idée que l’Etat marocain soit un parangon de la bonne gouvernance. Je dis simplement qu’en matière de sécurité et de maintien de l’ordre, il y a deux stratégies seulement: celles qui marchent et celles qui échouent. Il n’est pas question de torturer, de condamner des innocents ou de commettre l’arbitraire, il s’agit d’offrir aux gens une autorité qui corresponde à leurs mentalités. Chez nous au Maroc (et chez vous dans les cités), l’autorité se doit d’être omniprésente, visible (au point d’être palpable) et célère. Les Français devraient sérieusement y songer s’ils ne veulent pas continuer à déverser des milliards sur des territoires qui se détachent progressivement de leur pays tels des morceaux de banquise qui prennent le large.
Une fois que l’on a résolu le problème sécuritaire, l’on peut avoir l’esprit libre pour s’occuper de ce qui importe vraiment: le problème politique. Et pour le coup, le Maroc et la France se retrouvent sur un pied d’égalité.
Confusions entre malaise social et revendications séparatistes
Au Maroc, voyous ou pas, les jeunes qui caillassent les bus ont besoin d’un avenir. Ils veulent se marier, avoir des enfants, habiter un logement décent et se soigner dans des hôpitaux où la dignité humaine est respectée. Ils aspirent à l’élévation sociale comme tout le monde, quoi de plus légitime. Or, tout ce que je viens de décrire est hors d’atteinte pour la majorité des jeunes marocains.
Un moment donné, il faudra leur dire la vérité: qu’ils n’ont aucune chance de vivre dans un monde meilleur. Ou bien, il faudra leur faire une place quitte à bousculer ceux qui bloquent la création de richesses et entravent l’ascenseur social.
En France, la même jeunesse maghrébine pose un défi politique d’une autre nature. Sa lutte est nationaliste. Les jeunes qui assiègent des commissariats et les bombardent au mortier revendiquent une souveraineté, ils n’expriment pas un malaise social. Ils sont l’avant-garde d’un peuple nouveau qui s’estime aussi légitime que le peuple français de souche. Ce peuple en émergence est fort déjà de plusieurs millions d’habitants et combine (pour le moment) les éléments arabes, berbères et noirs. Je dis bien « pour le moment » car rien ne nous assure que la Diversité des immigrés ne se retourne contre eux et que nous voyions dans le futur des tensions entre Maghrébins et Sahéliens, sur la question de la traite négrière musulmane par exemple (je tends ici une perche aux esprits brillants qui réfléchissent en ce moment à la lutte contre le séparatisme).
Pour l’instant, le problème politique que je viens d’esquisser est étouffé par la myopie des observateurs officiels. Il gagnera une acuité aveuglante le jour où une élite immigrée prendra les devants pour exiger « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Le coronavirus ne refoulera pas longtemps les problèmes
En attendant, les élites françaises parlent au nom de la jeunesse immigrée, elles l’ont convaincue du « privilège blanc » et de la « culpabilité coloniale ». Or, ce ne sont que des broutilles comparées au réveil d’un peuple qui aspire à l’émancipation politique. Demain, c’est un parti de l’Istiqlal qui va se former en France (Istiqlal : indépendance en Arabe).
Vous voyez comme moi l’iceberg qui se profile à l’horizon? Si oui, écrivez un courriel à votre député pour qu’il s’achète des jumelles lui aussi. Et profitez-en pour transférer le même message à votre eurodéputé car le même problème se posera en Hollande, en Belgique et en Allemagne.
Pour conclure, je citerai Driss Basri qui fut Ministre de l’Intérieur sous Hassan II. Interviewé par Al Jazeera en 2005 alors qu’il était en disgrâce à Paris, il déclara : « Les services secrets n’ont jamais créé d’emplois » (en Arabe dialectal : « al mukhabarate ma kate wakalsh al khoubze »). Autrement dit, maintenir l’ordre est certes nécessaire mais ne suffit pas pour répondre aux attentes de la population. C’est une loi universelle, me semble-t-il, elle s’applique en France, au Maroc comme en Chine ou au Venezuela.
Le corona offre une trêve providentielle, quelques mois pour gagner du temps et mettre au congélateur le problème politique. Des deux côtés de la Méditerranée, les jeunes se sont laissés convaincre que le virus est l’unique préoccupation légitime. C’est habile mais insuffisant car rien ne peut faire oublier à un jeune son propre agenda. On ne peut pas refouler le réel. Comme l’inconscient, le réel a toujours le dernier mot. Enfermez-le à double-tour, il s’arrangera pour se travestir derrière des poussées de fièvre et des accès de violence. Alors, on lui envoie la police ou les blouses blanches, on fait baisser la tension mais la racine du mal demeure intacte.
Depuis Socrate, le devoir du penseur n’est pas de répéter la doxa du moment mais de la questionner. Sans cette liberté d’exprimer opinions et pensées, point de démocratie. C’est pourquoi le silence ou l’approbation des médias après le limogeage d’Alain Finkielkraut laisse présager un avenir bien sombre.
Un homme, en l’occurrence Alain Finkielkraut, se risque à remplir son office de penseur : plutôt que de ratifier les évidences et les certitudes du jour, plutôt que de communier avec les idées du moment, il les examine, les interroge, les inquiète, remonte la pente des sentiments, des jugements tout faits, et le voilà, à peine quelques heures après son intervention, « annulé », « effacé », « biffé » de l’émission de David Pujadas à laquelle il participait le lundi sur LCI depuis septembre. « Finkielkraut en liberté », telle était l’enseigne sous laquelle le philosophe intervenait et il avait la faiblesse de prendre au mot et au sérieux cette invitation. Il illustrait, en acte, ce que signifie penser librement. Mais c’était sans compter avec les esprits dits « éveillés », véritable tribunal des flagrants délits. Et ce soir-là, son intervention s’est muée en comparution et exécution immédiates – privé du droit minimum de la défense, le droit de répondre de ses propos, privé aussi de cette pièce à conviction qu’était l’émission elle-même, puisque, sans délai, elle fut rendue inaccessible par la chaîne.
Comment un peuple réputé pour son art et sa passion de la conversation et de la dispute, peut-il subir sans broncher ce retour en force de la censure?
Voici les mœurs sous lesquelles, à l’heure de la « cancel culture » et de la « woke culture », nous allons devoir nous accoutumer à vivre si nous ne réagissons pas. Or, même les médias amis du philosophe ont fait le choix de l’évitement, préférant renchérir sur le silence que la chaîne du groupe TF1 imposait à Alain Finkielkraut. « Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts », dit le comte de Bréville dans Boule de suif. Cette affirmation semble être la maxime commune de nombre de journalistes et intellectuels.
Cette absence de réaction à l’éviction d’Alain Finkielkraut est préoccupante. On ne saurait s’y résoudre, et personnellement, je ne m’y résous pas. Je suis de ceux qui ont contracté une dette considérable à l’endroit d’Alain Finkielkraut et d’abord à l’endroit de La Défaite de la pensée[tooltips content= »Je me permets de renvoyer à mon Crépuscule des idoles progressistes (Stock) »](1)[/tooltips]. J’avais 17 ans et la lecture de ce réquisitoire contre le relativisme culturel, ce plaidoyer pour la pensée comme art de se quitter, de mettre entre parenthèses les évidences du moment, cette ode enfin aux grandes œuvres de l’esprit m’a à jamais réveillée et libérée. De ce jour, la découverte de la philosophie travaillant de concert en ce sens, j’ai mordu à la passion d’explorer, d’interroger, de comprendre. Allons-nous réellement priver les jeunes générations et celles à venir de cette vertu émancipatrice des paroles et des pensées discordantes et dissidentes ? Les incarcérer dans la prison du présent, sans levier pour soulever les dogmes qui les assaillent ? Nous contenterons-nous, en guise d’œuvres de culture et de pensée, de produits certifiés conformes à cette Table de la loi qu’est le « politiquement correct », tandis que les réfractaires trouveront refuge chez quelques vaillants éditeurs ou bien sur une seule chaîne de télévision, telle CNews aujourd’hui, sorte de réserve d’espèces en voie de disparition ? Il est encore temps de répliquer.
Genou à terre
Nous ne pouvons accepter de vivre dans une société terrorisée par quelques juges implacables sévissant au travers des réseaux sociaux, tartuffes victimaires, s’autorisant, pour prononcer leurs arrêts, de la cause des victimes – victimes de la civilisation occidentale dont le mâle blanc hétérosexuel catholique ou juif est la figure d’incarnation. Décoloniaux, féministes, militants LGBT, animalistes et autres activistes de la cause victimaire dessinent les cartes routières de la pensée, traçant les frontières du licite et de l’illicite, vouant quiconque se hasarde hors de ces lisières à la mort sociale et nous devrions plier ? Le genou à terre, au propre comme au figuré, s’impose comme la nouvelle posture morale : on bat sa coulpe, on présente des excuses, on sollicite le pardon. Les citadelles, notamment institutionnelles (musées, Opéra de Paris…), tombent les unes après les autres. L’intimidation marche à plein, la soumission s’étend. Quand on songe aux sarcasmes et au mépris dont on se plaisait, et dont on se plaît encore, à accabler le « bourgeois », gardien de l’ordre moral étatique et catholique !
Certes, au temps de la « barbarie douce » (Jean-Pierre Le Goff), on ne fait plus boire la ciguë au philosophe, mais c’est malgré tout à une forme de mort qu’on le condamne s’il a la témérité d’être fidèle à sa mission, de se faire la mouche du coche de la Cité et de la société. L’éviction de Finkielkraut est la preuve confondante de ce que l’« éveil » exalté par les activistes de la woke culture n’est jamais que la prescription d’une grande cure de sommeil, et sans espoir d’en être extrait par quelque prince charmant puisqu’on les aura tous excommuniés et bannis.
Et si le rire nous avait abandonnés, s’inquiétait Milan Kundera. Les indices en ce sens s’amoncellent : Xavier Gorce, l’un des dessinateurs du Monde, est lui aussi victime de l’inceste, si l’on peut dire, puisque, pour s’être aventuré sur ce terrain miné, il quitte une rédaction qui a choisi de se ranger du côté de ses procureurs. Et si la passion de penser, d’explorer, de soumettre au crible de la raison toutes les opinions reçues nous avait désertés ?
Ce que nous nous laissons ravir, ce sont les fondements mêmes de notre civilisation, la civilisation occidentale, européenne née en Grèce, à Athènes, au Ve siècle avant Jésus-Christ. Nous sommes les héritiers de ce miracle grec, de cette ferveur, de cette ardeur qui a alors saisi les hommes et qui se retrouve à la Renaissance, puis avec les Lumières.
Le devoir du penseur
Penser, c’est renoncer à la tranquillité, c’est signer une sorte de pacte avec l’inquiétude, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire avec le non-repos. Que la pensée soit risque, et pour le philosophe et pour la Cité, nous le savons au moins depuis Socrate, mais c’est un risque que l’Occident et singulièrement la France ont longtemps pris, et avec délectation.
« Que de questions je trouve à discuter dans celles que vous semblez résoudre », disait magnifiquement Rousseau à d’Alembert. Tel est le philosophe, et tel est tout penseur – l’étonnement et le questionnement sont à l’origine des œuvres, qu’elles soient picturales, musicales, littéraires ou philosophiques. Le penseur est ce taon auquel Socrate se compare, cette raie-torpille qui fait vaciller tous les repères de la certitude. « J’avais entendu dire, s’impatiente Ménon, comme nombre des interlocuteurs du philosophe, avant même de te rencontrer, que tu ne fais rien d’autre que de trouver partout des difficultés et d’en faire aux autres. » Telle est la fonction, tel est le devoir même du penseur.
Telle est aussi sa légitimité. La prise de parole publique d’un intellectuel n’est légitime en effet – c’est ainsi qu’Alain Finkielkraut l’entend et nous avec lui – que si nous ne disons pas ce que tout le monde dit, et d’abord peut-être, si nous ne le disons pas dans les formes ou plutôt l’absence de formes aujourd’hui en usage. Et à cet égard, les interventions du philosophe dans l’émission de David Pujadas étaient exemplaires : les mots étaient choisis, précis, ciselés, l’argumentation, soigneusement articulée. L’exactitude ne renvoie pas qu’au titre d’un de ses livres[tooltips content= »La seule exactitude, Gallimard, 2015. »](2)[/tooltips], elle est pour Finkielkraut un impératif et une passion.
Le philosophe réclame en outre, et sur ce point encore, nous avec lui, le droit de penser et de vivre « selon la nuance », expression de Roland Barthes dont il a fait sa devise.
L’atmosphère est asphyxiante, et pour les penseurs et pour les lecteurs ou spectateurs traités avec condescendance, comme des enfants. Mais plus grave encore, sans doute : l’interdit dont les pensées dissidentes sont frappées ne peut conduire qu’à l’asservissement des esprits. Un seul discours diffusé et martelé à longueur d’ondes et de papiers, et c’est ainsi que, « tel l’arsenic » – l’analogie est judicieusement établie par Viktor Klemperer dans LTI, la langue du IIIe Reich, qui montre comment les idéologies s’emparent de nos esprits –, c’est ainsi, donc, que le discours pénètre peu à peu nos esprits, sans que nous y prenions garde et puis bientôt, « l’effet toxique se fait sentir », nous parlons tous la langue des victimes, des minorités, de la diversité et ne voyons plus d’autres réalités.
Tyrannie de l’arrogance
L’éviction d’Alain Finkielkraut est assurément un nouveau péril en la demeure de la liberté d’expression, cette liberté qui est un besoin pour la pensée, pour la vérité, pour le réel. La liberté d’expression est un droit de l’homme, mais non pas au sens tout narcissique que nous sommes venus à lui attacher, où seuls importent l’expression de soi, le droit de dire ce que l’on « pense », c’est-à-dire ce qui passe par la tête. Cette liberté ne nous intéresse guère, même si nous n’entendons ni la brider ni la réprimer. Lorsque nous n’avons rien à dire, lorsque nous ne pensons rien au sens fort du terme, nous ne souhaitons pas le faire savoir. Autrement dit, nous n’aspirons pas plus que Yasmina Reza à « libérer notre parole », qui n’est jamais qu’une invitation à délier l’expression du travail de mise en forme.
Si l’on tient à parler le langage des droits de l’homme, disons que la liberté d’expression est un droit pour l’homme en tant qu’il aspire au Vrai, au Bien, au Juste et que, créature faillible, ne pouvant jamais prétendre les posséder de manière définitive et absolue, il a besoin de ce lieu où il pourra rendre publiques, exposer, soumettre à l’épreuve du jugement des autres hommes les pensées forgées dans le silence et la solitude. Là est le fondement de la revendication des hommes des Lumières de voir reconnu et établi le droit à « la libre circulation des pensées et des opinions », comme le disait, de manière autrement rigoureuse et incarnée que notre mantra de la liberté d’expression, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
La première vertu de la conversation, civique comme amicale, avant même celle de conduire l’interlocuteur à réviser ses convictions, est d’obliger chacun à exposer ses raisons. Ce que, dans une lettre à Flaubert, George Sand énonce avec éclat : « ça ne fait pas qu’on se change l’un l’autre, au contraire, car en général on s’obstine davantage dans son moi. Mais, en s’obstinant dans son moi, on le complète, on l’explique mieux, on le développe tout à fait, et c’est pour cela que l’amitié est bonne, même en littérature. »
Là se trouvent le fondement et la grandeur de la démocratie depuis Aristote : plutôt que de s’en remettre à un seul ou à un petit groupe, le régime démocratique convie au banquet le démos, le peuple – pour nous, au travers de ses représentants. Et, c’est ainsi que, de même qu’« un repas où les convives apportent leur écot est meilleur qu’un simple repas offert par une seule personne », la Cité sera d’autant plus équitablement réglée que les décisions y sont le fruit de la délibération en commun. Belle analogie que celle proposée par Aristote du repas pris en commun pour fonder la légitimité de la pluralité des opinions. Il est vrai que c’est un plat bien insipide que nous servent nos nouveaux « balayeurs » (Beaumarchais) en congédiant toute voix discordante. Bref, le démocrate est modeste, « il reconnaît qu’il a besoin de consulter les autres, de compléter ce qu’il sait par ce qu’ils savent », écrivait Albert Camus, dans un texte dont le titre nous semble destiné, « Réflexions pour une démocratie sans catéchisme ». Milton parlait, à propos des maîtres-censeurs, d’une tyrannie de l’arrogance. Nous y sommes.
Nous, Français, avons à cet égard une sorte de devoir, nous qui, longtemps, avons incarné aux yeux du monde entier la liberté – « Il y avait cette pensée française, rappelle en 1946 Bernanos, partout confondue avec la liberté de pensée. » Comment un peuple réputé pour son art et sa passion de la conversation et de la dispute, peut-il subir sans broncher ce retour en force de la censure, aujourd’hui exercée par les tartuffes victimaires et accepter de voir l’homme rabougri, rétréci à la dimension de sa « race », de son « genre », de sa sexualité et peint en chétif animal dominé par « l’homme blanc » ? Comment le pays de Cyrano de Bergerac, capable de convertir une raillerie en un feu d’artifice d’images et de mots, peut-il flagorner ainsi une génération prétendument « offensée » ?
L’Union soviétique avait contre elle le monde libre, un flambeau restait allumé rappelant la possibilité d’un autre monde et soutenant les dissidents de l’empire communiste. La France a les ressources pour être ce flambeau. Pour ne pas devenir tout à fait américains, comme dirait Régis Debray, nous avons notre histoire. Souvenons-nous de qui nous sommes ! Souvenons-nous de la fière réplique de Rabaut Saint-Étienne en 1789 : « Nation française, tu n’es pas faite pour recevoir l’exemple, mais pour le donner.»
L’ex-star de la première émission de téléréalité fait l’objet d’un livre d’un journaliste converti au néoféminisme qui tombe à côté de la plaque et oublie le drame vécu par une jeune femme malheureuse – qui s’était rêvée Marylin.
Le 26 avril 2001, il y a vingt ans, Loana, sortait victorieuse du Loft sous les acclamations de la foule, simplement vêtue d’un petit haut rose, sa couleur fétiche. Février 2021, le journaliste Paul Sanfourche, lui consacre un livre : Sexisme Story au Seuil. Il s’agit d’une lecture néoféministe de la vie tragique que la petite Miette (comme la surnommait sa mère) a vécu avant et après le loft. En en cela, il a trahi notre Marilyn de la télé réalité alors balbutiante.
Sanfourche s’applique, pendant deux cent pages, à faire de Loana une victime du patriarcat, comme le sont, à l’entendre, toutes les femmes (sauf celles qui passent leur temps à le combattre sur les réseaux sociaux). Mais Loana c’est bien plus que cela. Et je dois réparation à la jeune fille trop fragile dont le miroir aux alouettes ne tarda pas à se briser en mille morceaux.
Notre journaliste, défenseur, même si elles ne lui ont rien demandé, des droits des femmes, s’excuse tout d’abord pendant dix pages d’être un homme: « Il me fallait réfléchir à mes privilèges, à mes comportements, et à ma part de violence quand je me croyais depuis toujours appartenir au « bon côté des hommes ». Ecouter les femmes, faire corps avec leurs revendications, arrêter de répondre pour toute défense : mais moi je ne suis pas comme ça. »
Une étrange épiphanie féministe
Sanfourche, au contact des militantes, a donc vécu son épiphanie féministe. Mais il n’en reste pas moins homme, voire mâle alpha, car Loana l’a fait bander quand il était adolescent. Mais au lieu de rester sur ce joli souvenir, il fait de l’objet de son désir d’antan un objet de cristallisation de l’idéologie néoféministe.
Cette fausse Marilyn Monroe a croisé sur son chemin Benjamin Castaldi et un dealer de cocaïne qui lui tapait dessus, tandis que la vraie rencontrait Billy Wilder et John Huston avant d’épouser Arthur Miller
Maladroitement, il dit vouloir laver la starlette de toutes les accusations qu’elle a subies depuis son quart d’heure warholien qui dure depuis vingt ans. Trop sexy, mais aussi trop conne, et puis, plus tard, trop grosse et trop droguée. Il appelle cela le sexisme et la grossophobie, alors qu’il s’agit simplement d’un déchaînement cathartique. Démultiplié, nous le savons maintenant, par les réseaux sociaux.
Il rencontre Loana en 2018. La starlette se prête volontiers au jeu, elle vit maintenant en Provence dans un lotissement avec piscine (indispensable accessoire loanesque) et sa mère. Elle dit s’ennuyer un peu, mais s’accommoder de cet ennui car elle est devenue casanière et s’occupe de sa maman. Il ne ressortira pas grand-chose d’intéressant de ces entretiens, Loana se confie sans se confier, reste sur ses gardes.
Alors, peut-être pour meubler, ou plus vraisemblablement pour remplir un cahier des charges, Sanfourche déroule le moulin à prières de l’idéologie féministe. Si Loana dit avoir aimé les contes de fées quand elle était enfant, comme toutes les petites filles, c’est parce qu’elle était victime des « nécrophiles » (sic) que sont les hommes. Cette énormité, nous pouvons la lire sous la plume de la féministe radicale Andrea Dworkin, citée par Sanfourche : « Nous (les filles) aspirons de devenir cet objet de convoitise de tous les nécrophiles – cette innocente victime façon Belle au Bois dormant ». Nous avons pu lire dernièrement que la Belle au Bois dormant est un conte qui appelle à la culture du viol, car le prince embrasse la belle sans son consentement. Dworkin n’aurait pu rêver mieux.
Comme nous toutes quand nous étions adolescentes, Loana a tenu un journal intime, et Sanfourche de nous parler de la dimension genrée de cette pratique vieille comme la littérature. Faut-il lui rappeler que les grands écrivains qui se sont livrés à cet exercice sont légion ? Comme cela est lassant… J’ai parlé plus haut de trahison, en effet, Loana, affirme ne pas être féministe, et pire encore, ne pas aimer les femmes. Catastrophe. Traîtresse.
La « trahison » de Loana
Oui il s’agit bien de trahison, car en voulant bien faire, le journaliste est complètement passé à côté de ce personnage si touchant, bien plus complexe qu’il n’y paraît. Pour survivre à son enfance brisée, aux viols qu’elle a subis de la part de son père, aux coups, à sa mère défaillante, la starlette a fait comme elle a pu avec ce qui se présentait à elle, avec ce que lui offrait son milieu modeste et son entourage de paillettes bon marché.
Son modèle était Pamela Anderson, alors elle est devenue blonde à faux seins. Et Endemol, le créateur du Loft créa la Femme. Ces producteurs ont fabriqué cette Loana de toutes pièces et ont changé sa vie tout en signant son arrêt de mort sociale. Devenue femme-cliché, elle a tenté de réparer son malheur et ce fut pire. Se succédèrent les hommes violents, les profiteurs sans scrupules, la drogue, les dépressions et les tentatives de suicide. Cette fausse Marilyn Monroe a croisé sur son chemin Benjamin Castaldi et un dealer de cocaïne qui lui tapait dessus tandis que la vraie rencontrait Billy Wilder et John Huston avant d’épouser Arthur Miller.
Loana a tenté depuis de se reconstruire, du moins physiquement. Elle a perdu de nombreux kilos et a sûrement subi d’autres opérations de chirurgie esthétique, encore et toujours l’appel à la rescousse de la blonde aux faux seins.
Bipolarité et addiction
Pour fêter ça, elle accorda une interview à Cyril Hanouna. Ce fut pathétique au vrai sens du terme, un véritable crève cœur. Le regard fixe de ses lentilles de contacts bleu lagon, la diction pâteuse bien qu’assurée, elle énumère ses tragédies. Sans pathos, presque avec aplomb. Elle raconte la sauvagerie des hommes qu’elle a croisés, sa bipolarité, ses addictions, ses tentatives de suicide, sa mère qui petit à petit lui a vidé son compte en banque. Même Hanouna était sans voix. Loana était tragiquement dans sa vérité. Marilyn, encore elle, cette autre enfant brisée aurait pu interpréter cette scène.
À l’heure où j’écris ces lignes, elle est une nouvelle fois hospitalisée pour une énième overdose. « Petite poupée blonde aux cheveux décoiffés tu t’en venais de l’ombre et rêvais de danser » chantait Nicolas Peyrac au sujet de Monroe.
Et moi qui croyais t’ignorer, je m’aperçois, en fait, que je te connaissais si bien.
Une rupture de ton surprenante et plaisante dans l’œuvre de l’Académicien…
Jusqu’à présent, Jean-Marie Rouart s’était illustré dans divers genres littéraires avec tout le sérieux qui incombait à un membre de l’Académie française. Aussi sommes-nous très agréablement surpris, cette fois, avec Ils voyagèrent vers des pays perdus, de le voir pour ainsi dire jeter sa gourme, et adopter le style de la franche parodie. Ses lecteurs habituels certes ne s’en étonneront pas, connaissant son goût pour les romans de Jean d’Ormesson ou de Romain Gary, et de quelques autres qui ruaient volontiers dans les brancards. Sur un schéma assez simple ‒ Pétain, en 1942, choisissant de rallier Alger ‒ Jean-Marie Rouart nous brode une « uchronie » pleine d’humour et de folie, qui entraînera le lecteur de surprise en surprise.
Veine satirique
Dans une uchronie, l’écrivain réinvente une autre Histoire à partir de faits réels. L’exercice est passionnant dans la mesure où il nécessite une connaissance parfaite des matières que l’on traite. Jean-Marie Rouart a choisi d’exploiter, dans son roman, une veine satirique lui permettant de porter un jugement brut de décoffrage, en particulier sur les personnages connus de cette époque, à commencer par de Gaulle, renommé sobrement par Rouart « le Général ». Mais évidemment, sous la galéjade apparente, il y a une réflexion plus approfondie sur l’Histoire de France dans ces années sombres de la Guerre. Rouart connaît parfaitement cette période, et la met en scène de manière très limpide. Rouart n’est pas un universitaire ne parlant que d’« historiographie », on sent que, ce qui l’intéresse le plus directement, c’est le déroulement limpide des événements historiques et leur répercussion matérielle sur la vie politique.
Ainsi, il faut admettre que la question que pose Rouart est passionnante, pour ceux qui aiment l’Histoire : si Pétain avait rejoint le camp opposé au sien, en 1942, que serait devenu de Gaulle face à ce revirement imparable ? «Condamné à mort par contumace, écrit Rouart non sans ironie, déchu de sa nationalité, il lui était difficile dans ces conditions de redevenir professeur de stratégie à Saint-Cyr. »
Rouart, sur ce canevas uchronique, retrace tout un tableau haut en couleur des caractères qui s’affrontent alors. Rompu aux exercices historiques les plus classiques, il fait par exemple un parallèle entre le Général et Churchill, insistant sur leurs relations souvent conflictuelles. Il écrit : « Les deux hommes incorrigibles étaient comme d’inséparables duellistes : ne se supportant pas quand ils se voyaient, mais ne supportant pas non plus d’être privés de leurs joutes. » Rouart ajoute le commentaire perfide d’un conseiller diplomatique anglais : « C’est du caquetage agressif de pensionnat de jeunes filles. » Rouart aime les bons mots et nous en fait profiter. L’Histoire, admettons-le, c’est aussi cela (à condition que ces paroles rapportées, peut-être trop belles pour être véridiques, ne soient pas de la seule invention du romancier !…).
Un aimable côté rétro
Il n’en reste pas moins qu’ici, répétons-le, Jean-Marie Rouart écrit pour divertir son lecteur. Le récit est entraînant, parsemé, comme on vient de le voir, de plaisanteries incongrues. Il nous faudrait peut-être remonter aux années 70, décennie légère et insouciante, pour retrouver une pléthore de romans drolatiques ressemblant à celui-ci, par exemple chez un Pierre Daninos dont Rouart reprend l’alacrité. Si on voulait remonter encore plus loin, on citerait Gaston Leroux, ou encore tous ces feuilletons qui paraissaient dans la presse populaire au début du dernier siècle. D’ailleurs, les titres mêmes que donne Rouart à chacun de ses chapitres évoquent cette littérature d’aventures, avec un aimable côté rétro. Jean-Marie Rouart, écrivain du XXIe siècle, a voulu puiser son inspiration dans le creuset des années folles et, à défaut de se prendre pour Proust, se réincarner en une sorte de Maurice Leblanc, dont, et c’est sans doute quelque chose qui ne lui a pas échappé, la fameuse série des Arsène Lupin connaît actuellement une nouvelle vogue, après plusieurs adaptations au cinéma.
Un producteur de films estimera peut-être à son goût le roman de Rouart. Cela ne m’étonnerait pas, à la vérité, car il est bâti de manière impeccable sur l’archétype du voyage initiatique. Commencé sur l’improbable aviso Destiny, le « cercueil flottant », puis théâtre de toute une série de péripéties picaresques dès que les personnages retrouvent la terre ferme, ce périple vers l’Asie culmine lors de la confrontation finale entre de Gaulle et le fantôme rêvé du maréchal Pétain. Mais, arrivé aux dernières pages, l’on se demande si, pour Rouart, la quête profonde du Général n’était pas davantage pour lui de rencontrer le Grand Maître du Temps, dans le monastère zoroastrien du pays des Brumes, isolé sur une montagne inaccessible. Nous n’en saurons pas plus, cependant, Rouart achevant malicieusement sa fiction à l’orée de ce moment suprême.
J’espère qu’après tout ce que je viens d’écrire sur son roman, on comprendra mieux pourquoi Jean-Marie Rouart s’est livré à ce que je nommerai, si on me laisse cette liberté, une pochade classieuse. Rouart, à de multiples reprises, a apporté la preuve qu’il était un excellent romancier. Son premier roman, La Fuite en Pologne (1974), avait même été salué par Antoine Blondin. Aujourd’hui, il a décidé de s’amuser un peu, de se mettre en récréation, en traitant de manière frivole un sujet grave. Cet exercice nous montre avant tout sa dextérité romanesque, acquise au fil de longues années d’écriture. Tout cela l’a mené à l’Académie française, qui est selon moi un lieu très utile, puisque la mission première de nos quarante « habits verts » est de protéger la langue française plus ou moins menacée, en ces temps redoutables.
Rouart, fait notable, a profité de cette position privilégiée pour défendre des écrivains du récent passé qu’il appréciait, comme Romain Gary (méprisé en son temps par la critique), et faire accueillir dans cette vieille et noble institution du quai Conti de nouveaux immortels partageant ses valeurs humaines, littéraires et politiques ‒ notamment ce que j’aimerais appeler un gaullisme de bon aloi, dont ce roman, Ils voyagèrent vers des pays perdus, porte quand même la marque, malgré sa fantaisie mirifique.
Jean-Marie Rouart, Ils voyagèrent vers des pays perdus. Éd. Albin Michel.
L'auteur britannique Layla Saad publie "Moi et la suprématie blanche" (Marabout, 2021). Image: capture d'écran YouTube.
Pour la penseuse Layla F. Saad, votre antiracisme n’est que de façade ou relève du «complexe du sauveur blanc». Heureusement, elle a une méthode pour y remédier, qu’elle partage dans un livre qui vient de sortir en français. Bienvenue chez les fous.
Pour Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, « la suprématie blanche et les mouvements néo-nazis » sont « une menace transnationale ». Pourtant, contrairement à ce que pense M. Guterres, nous souffrons plus actuellement de la profusion de penseurs dénonçant la “suprématie blanche” que de celle des suprémacistes eux-mêmes !
Tous conditionnés
Les rayons des librairies et de Sciences Po débordent de leurs ouvrages édifiants. Parmi ceux-là, Moi et la suprématie blanche, de Layla F. Saad. L’avant-propos est écrit par Robin DiAngelo, dont le livre La fragilité blanche est également recommandé aux étudiants de Sciences Po. La suprématie blanche étant « le système social le plus complexe de ces derniers siècles », le blanc doit réfléchir à sa complicité avec ce système raciste et s’informer sur son racisme et ses conséquences, écrit-elle. Pour cela, Layla F. Saad « nous propose un plan d’action » et nous guide « dans une analyse profonde de [notre] conditionnement racial blanc ». Elle sera en quelque sorte notre coach en développement antiraciste personnel.
Après s’être présentée – femme, noire, musulmane, britannique vivant au Qatar – Layla F. Saad dit avoir écrit ce livre « parce que les personnes de couleur du monde entier méritent d’être considérées avec dignité et respect, ce dont la suprématie blanche les prive. » Selon elle, la suprématie blanche serait une idéologie, « un système institutionnel et une vision du monde dont [nous avons] hérité en vertu de [nos] privilèges blancs. » Et ce système est tellement bien ficelé et retors qu’il nous endort. Nous ne sommes pas conscients des conséquences de nos privilèges en tant que blancs. La coach en développement antiraciste personnel va par conséquent nous ouvrir les yeux.
La ritournelle du privilège blanc
D’abord, mettons-nous bien d’accord : les blancs seraient tous détenteurs de privilèges blancs, ils seraient tous racistes sans le savoir, et ils seraient tous avantagés par le système blanc. Quant aux non-blancs pas suffisamment foncés, les « personnes de couleur au teint clair », ils devront adapter les questions soulevées par notre coach « pour qu’elles correspondent mieux à [leur] vécu en tant que détenteur de privilèges blancs qui n’est pas blanc pour autant. » C’est très très pointu. Souhaitons bon courage aux métis !
Attention, prévient alors Layla F. Saad, « ce travail remuera certainement en vous beaucoup d’émotions contradictoires, y compris de la honte, du désarroi, de la peur, de la colère, des remords, du chagrin et de l’angoisse. » Pour le moment, il provoque surtout mon hilarité. Pédagogue, notre coach propose ensuite un travail de rééducation antiraciste étalé sur quatre semaines :
Semaine 1. Le blanc est appelé à se familiariser avec certaines notions : privilège blanc, fragilité blanche, mutisme blanc, supériorité blanche, exceptionnalisme blanc. Il lui est également demandé de « creuser dans les recoins de [sa] personnalité qu’[il] ne connaît pas encore. » Personnellement, je ne sais pas si la semaine suffira – mais je pressens que pour certains, même étudiant à Sciences Po, ce sera beaucoup trop.
Semaine 2. Le blanc doit se regarder dans le blanc des yeux et s’interroger sur sa « cécité à la couleur », ses « stéréotypes racistes », son racisme envers les femmes, les hommes et les enfants noirs. Avertissement : cette semaine peut être un moment douloureux pour “les personnes de couleur passant pour blanches”: « Votre privilège blanc vous place du côté des oppresseurs et votre identité raciale non blanche vous place du côté des opprimés. » La coach conseille par conséquent de travailler en groupe.
Semaine 3. En tant que blanc conscient de vos privilèges, vous pouvez vouloir devenir un “allié” antiraciste. Mais, explique Mme Saad, cette solidarité n’est souvent qu’une façade, une manifestation « d’autocentrisme blanc » ou relevant du « complexe du sauveur blanc ». Dans ce cas, « votre impact est plus négatif que positif ». Pour éviter le piège d’une fausse solidarité, il vous faut analyser certains de vos comportements : “l’apathie blanche”, “l’autocentrisme blanc”, “l’instrumentalisation”, la “solidarité factice”. Il y a quoi au-dessus de “mea maxima culpa” ?
Semaine 4. Vous devez maintenant vous confronter aux autres blancs, détenteurs de privilèges blancs mais qui ignorent ou feignent d’ignorer leurs privilèges. Le féminisme blanc, les leaders blancs, les amis blancs et la famille blanche passent à la moulinette. Je comprends mieux maintenant l’expression “laver plus blanc que blanc.”
« Vos réponses vous ont révélé ce que vous deviez voir sur votre complicité et votre relation avec la suprématie blanche », conclut notre coach antiraciste. Le blanc, exténué, a maintenant une « base solide pour avancer dans son combat antiraciste. » Ce qu’il y a de bien avec ce genre d’ouvrages, courts, instructifs, intellectuellement au-dessus du lot (!), c’est qu’on a vraiment l’impression, après lecture, d’être plus intelligent qu’avant. On comprend mieux pourquoi Sciences Po a tenu à promouvoir ce livre auprès des futures élites de ce pays. Notons que pour s’informer sur la crise climatique, Sciences Po recommande également à ses étudiants de potasser l’appel de Greta Thunberg, Notre maison brûle. Et dire qu’il y en a qui pensent que le niveau baisse…
Nota Bene: Mme Saad peut être fière de sa méthode. Suivant son exemple et celui des journalistes du New York Times, après seulement quatre semaines de coaching antiraciste, chacun aura noté que je n’écris plus le mot “blanc” qu’avec un petit “b” riquiqui. Plus intelligent qu’avant, vous dis-je.