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Ces romans qui venaient du froid

Caryl Férey, Erik Axl Sund, Adam Roberts


Ces romans qui venaient du froid
Caryl Férey. © ASSOULINE Hannah

De la Suède à l’Antarctique en passant par la Sibérie, trois romans qui vont du noir à l’anticipation explorent ces contrées où le froid est aussi un personnage.


« Février est le mois le plus court, mais le plus méchant », remarquait avec justesse Louis-Ferdinand Céline. Les jours tardent à rallonger au cœur de l’hiver et, surtout par les temps qui courent, le froid se fait l’allié du virus, des couvre-feux et des confinements, ces mots d’un autre âge. Raison de plus pour soigner le mal par le mal et vous proposer trois romans glacés et glaçants, au propre comme au figuré, écrits avec des mots d’aujourd’hui. C’est une erreur commune de croire que la littérature guérirait la dépression hivernale par des livres joyeux et solaires. Nous prenons même le pari du contraire. Vos états d’âme préféreront l’identification harmonieuse avec des personnages qui se débattent dans la nuit et le froid à l’espèce de dissonance cognitive qui serait provoquée par des héros bronzés courant sur les plages.

Commençons par la Suède, décor d’Une vie de poupée, dernier roman d’Erik Axl Sund, sous-titré « mélancolie grise » : tout un programme… Le nom de l’auteur est en fait le pseudo d’un duo, façon Boileau-Narcejac, formé par Jerker Erikson et Hakan Alexandr Sundquist. On a le droit de se méfier de l’envahissement de nos librairies par le polar scandinave. Est-ce une nostalgie informulée du modèle social-démocrate dont ce genre signe paradoxalement l’effondrement ? Toujours est-il qu’on y trouve le pire comme le meilleur et le duo Erik Axl Sund fait plutôt partie du meilleur. Sans doute grâce au personnage du flic de la criminelle Kevin Jonsson, qui vit dans une cabane de jardin ouvrier en souvenir de son père et note minutieusement tous les anachronismes sur un carnet quand il regarde un film de guerre (en l’occurrence Requiem pour un massacre), histoire d’exercer son sens de l’observation.

Le pays dans lequel il évolue n’a vraiment plus rien d’un dépliant touristique, ce qui est souvent le cas chez nombre d’auteurs suédois comme Camilla Läckberg dont on se demande si elle n’est pas payée par le ministère du Tourisme. Une vie de poupée renoue au contraire avec le polar suédois des origines, celui d’un autre duo, Sjöwall et Whalöö, qui, avec l’inspecteur Beck et son équipe, dans les années 1960, se livrait à une critique sociale en règle et se refusait au pittoresque.

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Dans Une vie de poupée, le flic est confronté aux nouvelles formes de l’industrie de la pornographie et de la prostitution, alimentées par le trafic de migrants. Il s’agit d’une enquête fouillée, obsessionnelle, alors que deux gamines, une migrante et une Suédoise, Nova et Mercy, façon Thelma et Louise, tracent la route dans une voiture volée après s’être évadées d’un foyer dont l’une de leurs copines a disparu. Beaux portraits de jeunes filles qu’il faut sauver de la profanation dans un pays qui n’a rien d’aimable, Une vie de poupée est une lecture parfois éprouvante, mais répond à ce qu’on est en droit de demander au roman noir : une secousse glacée de nos certitudes.

Allons encore vers plus de froid avec Caryl Férey qui dans Lëd (« glace » en russe) nous amène à Norilsk. Déjà auteur d’un récit de voyage qui portait ce titre, Caryl Férey l’a transformé en roman dont cette ville sibérienne est finalement le personnage principal. On y atteint fréquemment la température de – 67°, les habitants qui ont toujours vécu dans cette ville minière, ancien site d’un goulag, n’ont jamais vu de leur vie ni abeille ni fleurs, à peine des oiseaux. Caryl Férey, globe-trotter et golden boy du roman noir français, qui a multiplié les succès depuis Zulu, nous avait plutôt habitués aux moiteurs tropicales d’une Amérique latine travaillée par les souvenirs mortifères des dictatures. Mais le froid extrême ne lui a pas fait perdre sa virtuosité.

Lëd raconte l’enquête de Boris Ivanov, un flic en disgrâce qui vient d’Irkoutsk, sur la mort d’un Nenets, la peuplade autochtone qui élève des rennes dans les environs. Il lui faut tout son calme pour évoluer dans Norilsk qui a gardé ses habitudes soviétiques avec la surveillance généralisée de la population et notamment les travailleurs d’une mine de nickel qui fournit à elle seule 2 % du PIB russe, avec la pollution et la corruption qui en découlent. Dans cet univers qui semble de toutes ses forces vouloir exclure l’homme, Caryl Férey offre une galerie de personnages attachants qui se débattent au quotidien dans l’extrême : Gleb, mineur et photographe amateur, Dasha, sa copine qui écoute David Bowie en boucle, Valentina, une ex-militante écolo désabusée ou Shakir, un chauffeur de taxi ouzbek.

Comme souvent chez Caryl Férey, la trame policière est un prétexte à la peinture minutieuse d’un milieu, d’une époque, d’une atmosphère dont on imagine difficilement l’étrangeté et, au sens premier du mot, l’exotisme. Rarement citation mise en exergue d’un roman – ici extraite de La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch – n’aura aussi bien résumé le propos d’un auteur : nous montrer un homme russe « resté les mains vides. Humilié et dépouillé. Agressif et dangereux. »

Adam Roberts. ©Pako MERA/Opale/Leemage
Adam Roberts. ©Pako MERA/Opale/Leemage

Il nous reste désormais à atteindre La Chose en soi, un roman d’Adam Roberts, qui est sans doute le livre le plus original, le plus drôle, le plus érudit de la saison et qui commence là où il est difficile d’avoir plus froid : dans l’Antarctique. Deux jeunes scientifiques, Charles Gardner et Roy Curtius, sont isolés dans une base chargée d’enregistrer les bruits venus de l’espace et, grâce à l’informatique naissante en cette année 1986, d’éventuels signaux extraterrestres. Le problème est que les deux hommes ne s’entendent pas très bien. Charles Gardner, le narrateur, aime les échecs, la conversation et la lecture de la saga de Dune de Frank Herbert, car rien ne vaut de gros volumes pour passer le temps. À l’inverse, Roy Curtius est l’archétype du savant arrogant, à la fois vantard et renfermé, qui préfère se plonger ostensiblement dans la lecture de la Critique de la raison pure de Kant.

Tout déraille assez vite entre les deux hommes. Roy ne reçoit ni courrier ni colis par l’avion hebdomadaire qui se pose devant la base. Il en conçoit une certaine aigreur et propose à Charles de lui acheter une lettre. Charles, amusé, accepte pour 10 livres, puis regrette, car si ça se trouve, c’était une lettre de sa petite amie avec qui, sans jeu de mots, ses relations se refroidissent. Roy refuse obstinément de la rendre tout en exposant sans cesse une théorie étrange. Il a découvert comment résoudre le paradoxe de Fermi grâce à Kant. On rappellera que le paradoxe de Fermi, du nom du physicien italien, consiste à se demander pourquoi, alors que l’univers est infini, il n’y a aucune civilisation extraterrestre qui soit entrée en contact avec nous. Hypothèse de Fermi : les extraterrestres seraient déjà là, mais nous n’avons pas les moyens de les percevoir parce que notre intelligence fonctionne uniquement grâce aux catégories kantiennes de l’espace et du temps, qui nous permettent de percevoir l’univers seulement selon un certain prisme.

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Il y aurait donc toute une partie de la réalité qui nous échapperait, « un monde en soi » que Kant appelle le Ding an sich. Et Roy Curtius, qui refuse toujours de rendre la lettre de Charles, estime qu’il serait possible de voir ce monde en soi grâce à l’intelligence artificielle encore balbutiante des ordinateurs. Charles a l’impression que Roy devient fou, ce qui n’est jamais rassurant quand on est dans un huis clos polaire. Lors d’une sortie pour réparer une antenne, Charles sombre dans un cauchemar. Il se perd, il a l’impression de voir de gigantesques formes vivantes dans le blizzard et quand il parvient à rentrer dans la base, agonisant, c’est pour apercevoir Roy, en larmes, qui dit avoir vu « la chose en soi » et qui tente de se suicider, sans succès, avec un pistolet à fusée éclairante. Il ne s’agit là que de l’entrée d’un menu somptueux, mais qui donne un bel échantillon de la gamme des talents d’Adam Roberts, capable de mélanger le gore et la philosophie, la spéculation scientifique et le prosaïsme d’un quotidien absurde et hilarant où l’on peut dans la même phrase évoquer Wittgenstein et John Carpenter.

À partir de ce moment, Adam Roberts multiplie les voix et les époques, nous transporte dans l’Allemagne de 1900 en compagnie de deux dandys homosexuels, mais aussi dans un mystérieux institut où un Charles de 50 ans, devenu alcoolique et éboueur, et qui ne se remet pas de son aventure australe, comprend que l’hypothèse de Roy Curtius est prise très au sérieux par des gens aux moyens illimités. Adam Roberts sait aussi jouer sur tous les registres. On a le droit à un éblouissant pastiche de James Joyce, ou à une réécriture, dans un futur lointain, des Derniers Jours d’Emmanuel Kant de Thomas de Quincey.

Raymond Queneau a dit de son roman Le Chiendent qu’il était une illustration du Discours de la méthode de Descartes. Adam Roberts, par ailleurs professeur de littérature à l’université de Londres, s’est livré au même exercice avec La Critique de la raison pure de Kant. Exercice impeccablement réussi, qui transformera l’amateur de science-fiction en philosophe à moins que ce ne soit l’inverse…

Erik Axl Sund, Une vie de poupée (trad. Rémi Cassaigne), Actes Sud, 2021.

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Caryl Férey, Lëd, Les Arènes, 2021.

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Adam Roberts, La Chose en soi (trad. Sébastien Guillot), Denoël, 2021.

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Février 2021 – Causeur #87

Article extrait du Magazine Causeur




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