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Un film noir beau comme un diamant brut

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Du rififi chez les hommes de Jules Dassin, maître du réalisme social, à revoir sur Arte


Le très beau film noir Du rififi chez les hommes de Jules Dassin (1955) est l’histoire d’un cambriolage qui tourne à la tragédie pour Tony le « Stéphanois » et sa bande de malfrats à la fois rudes et droits.

De retour à la liberté après cinq ans de prison, Tony « le Stéphanois » retrouve ses amis Jo « le Suédois », Mario et César. Pour reconquérir Mado, maquée avec un autre caïd Pierre Grutter, Tony accepte de monter un nouveau coup: le cambriolage d’une célèbre bijouterie parisienne. Le casse, préparé avec minutie et rigueur, réussit à merveille. Mais une erreur du dandy séducteur César va mettre une bande rivale, celle des frères Grutter, à la poursuite du quatuor. 

Un Américain à Paris

Jules Dassin était déjà l’auteur d’excellents films noirs dont Nazi Agent (1942), un thriller d’espionnage avec Conrad Veidt; Les Démons de la liberté (1947), un asphyxiant huis clos, cru et brutal, contant l’évasion d’un pénitencier, avec Burt Lancaster; La Cité sans voiles (1948) superbe portrait de New York, centré sur la recherche d’un monstre criminel ou Les Bas-Fonds de Frisco (1948), un drame social tragique. Jules Dassin se révèle dans cette veine un cinéaste méticuleux et précis construisant une œuvre où l’univers du thriller est fortement marqué par un réalisme social noir.

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Jules Dassin a été dénoncé à la fin des années quarante pour ses sympathies communistes par le cinéaste Edward Dmytryk (le réalisateur de Ouragan sur le Caine, Le Bal des maudits, L’Homme aux colts d’or). Il se retrouve sur la liste noire des maccarthystes.  Le cinéaste doit alors s’exiler en 1949 en Europe, où il tourne à Londres en 1950, l’un de ses chefs-d’œuvre, Les Forbans de la nuit avec Richard Widmark et Gene Tierney. Et c’est à Paris qu’il tourne en 1955 l’une de ses plus belles œuvres : Du rififi chez les hommes

Un roman d’Auguste Le Breton

Le film bénéficie d’un scénario signé par Jules Dassin lui-même mais aussi René Wheeler et Auguste Le Breton qui adapte ainsi son roman éponyme publié en Série Noire. Servi par le superbe noir et blanc contrasté et scintillant du chef-opérateur Philippe Agostini et des interprètes tous excellents, le film est une pure tragédie noire. Jean Servais est impeccable dans le rôle de Tony le Stéphanois, gangster froid, dur et sans pitié mais respectueux des codes des truands. Atteint de tuberculose et désabusé, il mène ce nouveau cambriolage avec brio et reste fidèle à ses amis jusqu’à l’issue fatale. 

La mise en scène virtuose de Jules Dassin, son sens du cadre acéré et du montage sec suivent les codes du film noir américain. Deux séquences d’anthologie: le cambriolage (trente-cinq minutes sans une seule parole) et la scène finale, une fulgurante course automobile. 

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Du Rififi chez les hommes est une pierre précieuse filmique qu’offre le cinéaste américain à son nouveau pays d’adoption, la France. Longtemps après la vision du film, la belle complainte mélancolique Du rififi chez les hommes, chantée par Magali Noël à L’Âge d’or, le cabaret des frères Grutter, nous hante. Un film noir qui a influencé sans aucun doute le grand Jean-Pierre Melville pour ses films Le Deuxième souffle, Bob le flambeur ou Le Cercle rouge.

Du Rififi chez les hommes un film de Jules Dassin, France – 1955 – 2h02
Visible sur ARTE le jeudi 1er avril à 13h30 et en replay arte.tv. DVD/BLU RAY Classiques Gaumont

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Ce que Hitler doit au Docteur Trebitsch

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 Le billet du vaurien


Il est toujours agréable de faire une découverte, même si en l’occurrence c’est celle d’un personnage peu recommandable: Arthur Trebitsch (1880-1927). Juif viennois, il a inspiré un roman de Joseph Roth La toile d’araignée (1923) sur le national-socialisme où il figure d’ailleurs sous son vrai nom. Il est surprenant que les historiens qui se sont penchés sur l’histoire du nazisme aient ignoré le docteur Trebitsch qui non seulement influença Hitler, mais finança le parti nazi à ses débuts. Le portrait qu’en fait Joseph Roth le rendrait d’ailleurs plutôt sympathique: avec sa barbe rousse, ses yeux bleus et son physique athlétique, son intelligence supérieure et son excentricité. 

Ma paranoïa et moi

Arthur Trebitsch qui fréquenta le même lycée à Vienne que son ami Otto Weininger, se croyait investi d’une mission: sauver la race nordique du poison juif. Était-il conscient que sa haine du peuple juif relevait de la paranoïa? Vraisemblablement, puisqu’il fit quelques séjours à l’hôpital psychiatrique où on le jugea désespérément normal. Ce qui l’amena dans ses instants de lucidité à écrire un livre au titre accrocheur: Ma paranoïa et moi. Il le publia dans la maison d’édition qu’il avait créée: les éditions Antéa, du nom du géant grec Antée, fils de Poséidon et de la mère de la terre, Gaia. 

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Le chancelier Hitler citait volontiers le géant antique Antée « qui chaque fois qu’il tombait à terre se relevait plus fort encore » et conseillait la lecture de la profession de foi de Trebitsch Esprit et judaïté qui datait de 1919. D’ailleurs, les deux hommes se connaissaient personnellement, non seulement parce qu’ils partageaient la même vision du monde, mais aussi parce que Trebitsch avait créé la branche autrichienne du parti nazi. Comme tout bon paranoïaque, il se méfiait de tous ces serpents juifs qui infiltraient le parti et vérifiait s’ils n’étaient pas circoncis. Même Hitler avait un peu de peine à le prendre au sérieux, tout en affirmant que Trebitsch était capable de démasquer les juifs comme personne ne l’avait fait avant lui. Il songea même à lui confier la fonction de responsable de l’éducation idéologique du peuple allemand occupée par Alfred Rosenberg (encore un Juif selon Trebitsch) avant de l’écarter définitivement.

Toi aussi, tu es juif

Sans doute intimement persuadé que Hitler avait usurpé la place qui lui revenait, il poursuivit néanmoins en solitaire sa lugubre mission allant de ville en ville pour prêcher l’éradication des Juifs. Il parlait devant des centaines de personnes incapables de comprendre un moindre mot de ses harangues. Mais peu lui importait, il avait la certitude d’accomplir par là un acte égal à celui de Luther brûlant la bulle papale. Il tenait également un registre de noms allant de Streicher à Rosenberg, sans omettre Strasser, qui sapaient la cause sacrée à laquelle il se donnait corps et âme. 

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Theodor Lessing, qui l’a bien connu, était frappé par le fait que son délire se concentrait sur un point unique: l’empoisonnement du monde par les Juifs. « Dans tous les autres domaines, ajoute-t-il, il faisait preuve d’une lucidité et d’une logique rares. L’entendre parler était un délice, tant son argumentation était lumineuse. » Mais quand il évoquait les multiples tentatives d’empoisonnement dont il avait été victime, une certaine gêne s’installait. Et quand il exigeait que l’on examinât son sang pour avoir la preuve qu’il était bien un Germain, plus aucun doute n’était permis, il ne pouvait pas se détacher de ce constat: « Toi aussi, tu es juif. » 

Il se considérait d’ailleurs comme un être maudit. « Faut-il voir en lui un homme méprisable ou un homme malheureux ? » se demanda Theodor Lessing quand il apprit sa mort provoquée par une tuberculose miliaire. Trebitsch n’a jamais cru en ce diagnostic. Jusqu’à sa dernière heure, il demeura convaincu que les Juifs, ayant déjoué toutes ses précautions, étaient parvenus à l’empoisonner. Quant à Hitler, il ne fit qu’un bref commentaire: « Je ne sais plus rien de lui. Mais je n’ai pas oublié ce qu’il a écrit. »

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Belgique: en route vers la sanocratie

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Quelques jours après la France, la Belgique vient à son tour d’instaurer un nouveau confinement qui ne dit pas son nom, suite à une hausse modérée des contaminations ainsi que des admissions hospitalières et en soins intensifs. Nos voisins se reconfinent pour quatre semaines,
les écoles et commerces ferment, mais les déplacements restent autorisés. 


Les nouvelles mesures prises en Belgique démontrent, s’il le fallait encore, que les indicateurs Covid sont désormais les ordonnateurs en dernière instance de la politique de nos gouvernements, reléguant au second plan tous les autres aspects de la vie et de la gestion des affaires publiques. Dans le même temps, sous les auspices du projet de « Loi Pandémie » visant à fournir une base légale stable aux mesures sanitaires, le plat pays pourrait bien fournir à l’Europe le prototype d’un nouveau régime en passe de s’installer : la sanocratie. 

L’Absurdistan met la Constitution aux oubliettes

Avec 1948 morts par million d’habitant, la Belgique occupe à ce jour la quatrième place du classement mondial des pays avec le plus lourd bilan du Covid-19. Après deux confinements stricts, un couvre-feu – à une heure différente selon les régions – et un arsenal de mesures sanitaires restrictives, attentatoires aux libertés publiques, dépourvues de légitimité démocratique et bien souvent incohérentes –, au point d’avoir fait gagner au pays le surnom d’ «Absurdistan» –, la Belgique est pourtant peu suspecte d’avoir pêché par « laxisme » ou « rassurisme » face au coronavirus. Quoi qu’il en soit, entre les pressions croissantes pour la réouverture de différents secteurs devant les conséquences désastreuses des fermetures d’activité, et la nouvelle instauration d’un « semi-confinement », l’arsenal juridique des interventions gouvernementales pour motif sanitaire est aujourd’hui au centre d’une bataille larvée autour du projet de « Loi Pandémie ».

Le gouvernement belge s’obstine dans une approche qui a été tenue continuellement en échec

Suite au premier épisode épidémique de mars 2020 qui a vu l’octroi de pouvoirs spéciaux au gouvernement, alors en affaires courantes, les mesures sanitaires visant à juguler l’épidémie de Covid-19 ont depuis été établies par arrêtés ministériels, y compris par le nouveau gouvernement De Croo, fraîchement entré en fonction le 1er octobre 2020. C’est notamment le cas des mesures telles que l’imposition du port du masque en extérieur ou dans les transports publics, de la limitation de la « bulle sociale » ou des rassemblements, sous peine de sanction. Ces dispositions se fondent sur plusieurs textes de lois existants : loi du 31 décembre 1963 sur la protection civile (art. 4) ; la loi sur la fonction de police du 5 août 1992 (art. 11 & 42) ; la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile (art. 181, 182 et 187), autorisant le ministre ou les bourgmestres (maires) à réquisitionner des biens ou des personnes et à restreindre la liberté de circulation. Or, plusieurs juristes ont déjà montré que ces lois ne permettent en aucun cas de fonder les sanctions prévues par les différents arrêtés ministériels instituant les mesures sanitaires précitées. Dès lors, ces arrêtés sont en violation manifeste de la Constitution, laquelle stipule que « Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit » (art. 12), et que « Nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu’en vertu de la loi » (art. 14). En vertu de ce principe, au mois de janvier, un individu qui avait été verbalisé pour non-port du masque dans la rue s’était d’ailleurs vu acquitter par le Tribunal de Police de Bruxelles (le Parquet a depuis fait appel, l’affaire est toujours en cours).

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Devant les problèmes juridiques et politiques récurrents que posent ces arrêtés, le gouvernement a déposé début février un avant-projet de loi « relatif aux mesures de police administrative lors d’une situation d’urgence épidémique », résumé sous l’appellation de « Loi Pandémie ». L’objectif déclaré de ce projet est de rendre une légitimité politique aux mesures sanitaires en renforçant le rôle du Parlement dans leur élaboration et leur mise en place. Intention louable s’il est, qui mettrait fin à l’arbitraire des mesures décidées par les « Comités de Concertation » successifs et des groupes d’experts qui les conseillent, déjà pointés du doigt pour le peu de cas qui y était fait des aspects psychosociaux, éducatifs et culturels, de même que pour les conflits d’intérêt auxquels certains de leurs membres sont exposés. 

Persévérer dans l’erreur… mais en tout légalité

Mais au-delà de la faiblesse de leur base juridique, de l’inconstitutionnalité manifeste de certaines d’entre elles, et de leur absence de légitimité démocratique, c’est aussi la pertinence et la cohérence de ces mesures qui questionne et érode l’adhésion de la population à leur égard. Car on ne peut qu’être frappé par la monotonie et l’indigence des stratégies mises en places par l’exécutif belge : en phase « haute », confinements, fermetures d’activités, restrictions de déplacement, enseignement et travail à distance ; en phase « basse », réouvertures (non sans contraintes et protocoles stricts), activités en présence, contacts et circulation accrus. Voilà, en tout et pour tout, la boîte à outils des décideurs belges. Or, et c’est là le point central du problème, la « Loi Pandémie » en cours d’élaboration ne prévoit aucun revirement stratégique à cet égard, pas plus qu’elle ne propose l’implication du Parlement ni ne s’enquiert de consulter la population d’une façon ou d’une autre pour délibérer de la mise en place de mesures d’une si exceptionnelle gravité. Elle se borne, simplement, à faire avaliser par le Parlement la possibilité pour le gouvernement d’édicter des mesures sanitaires par arrêtés ministériels – reconnaissant ainsi implicitement l’irrégularité de la situation présente –, et ce « en situation d’urgence d’épidémique ». Mais précisément, qu’est-ce donc qu’une situation d’urgence épidémique ? Le texte la définit comme « tout événement qui entraîne ou qui est susceptible d’entraîner une menace grave suite à la présence d’un agent infectieux chez l’Homme ». En dépit d’autres critères venant compléter cette définition (nombre de personnes potentiellement touchées, effet potentiel sur la mortalité, débordement des services de santé, besoins de coordination, reconnaissance par l’OMS etc.), c’est bien, en définitive, le gouvernement qui sonne l’alarme de cette « urgence épidémique », avec pour seule obligation de fournir les chiffres sur lesquels se fonde cette décision. Rien, en revanche, n’est prévu pour en contester la validité ou en stopper la mise en place via une quelconque instance de contrôle. 

À partir de là, tout le reste de la loi ne concerne que les aspects pratiques et administratifs, qui sont presque un copié-collé des dispositions existantes (imposition du port du masque en différents contextes, distanciation sociale obligatoire, limitation de contacts, etc.) et des astreintes prévues en cas de non-respect de celles-ci. En plus d’avoir déjà été épinglé par plusieurs juristes pour son opacité et son manque de précision, et recalé par l’Autorité de protection de données pour absence de garanties suffisantes, ce projet de Loi pêche surtout par l’incroyable indigence stratégique qui le caractérise. Un an après le début de l’épidémie, le gouvernement belge s’obstine dans une approche qui a été tenue continuellement en échec, qui n’affiche aucune plus-value au regard de celle, moins restrictive, conduite dans d’autres pays (Corée du Sud, Taiwan, Suède, ou même Allemagne), et dont les mesures n’ont eu qu’un effet marginal sur la dynamique du Covid-19 dans le pays, au prix d’un coût social, économique et psychologique catastrophique.

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Plusieurs voix du monde scientifique se sont pourtant déjà élevées pour dénoncer le dogme de la gestion de crise actuelle et suggérer d’autres pistes: remise en cause de la pertinence d’appliquer des mesures en population générale plutôt que d’avoir recours à une prophylaxie renforcée pour les personnes à risque ; détection et prise en charge précoce, et utilisation de tests antigéniques rapides, comme le proposait récemment le collectif d’universitaires #CovidRationnel; enfin, et bien évidemment, embauches de personnel et augmentation de la plasticité du système hospitalier. À tout cela, le gouvernement belge est sourd et aveugle. On ne change pas une équipe qui perd, semble-t-il.  

Loi Pandémie: prélude à la sanocratie?

Un débat parlementaire autour de la législation relative aux mesures d’urgence est évidemment essentiel. Toutefois, le projet du gouvernement belge actuel annonce une tendance très dangereuse, qui ne ferait qu’entériner le statu quo et légaliser une gestion arbitraire, incohérente, improvisée, visant indistinctement la population plutôt que les publics-cible, et négligeant les éléments structurels qui permettraient une véritable résilience du système de santé. Le tout au prix d’un piétinement des libertés publiques (liberté de réunion et de circulation, liberté d’entreprendre, droit à l’épanouissement culturel et social, etc.) inédit depuis la seconde guerre mondiale, et d’effets éducatifs et sanitaires à long terme (santé mentale, retards diagnostiques, traitements tardifs d’autres maladies etc.) qui rendent chaque jour le rapport « bénéfices/risques » de ce semi-confinement de plus en plus défavorable. Plus encore : comme le rappelait une récente carte blanche, l’objectif initial de « contenir » la vague épidémique qui nous débordait au printemps 2020 a subrepticement été remplacé par l’objectif de « contrôler le virus » et ses effets collatéraux hors des phases épidémiques…

Ce changement d’optique, qui subordonne pratiquement tous les aspects de la vie en société à la limitation du flux de malades – pour le motif inavoué de pallier l’impéritie des gouvernements passés et présents en matière de santé –, et son mode de gestion « automatisée », hors de tout débat démocratique, nous conduit donc tout droit, mais silencieusement, vers rien moins qu’une nouvelle forme de régime politique. À la « démocratie », où l’intérêt général et la volonté du peuple sont la raison ultime du pouvoir, pourrait bien succéder la « sanocratie », où la « tension minimale sur le système de santé » deviendrait l’alpha et l’omega d’une gestion autoritaire des affaires publiques, au risque de mettre en péril la culture, la sociabilité, l’enseignement, le petit commerce, et avec eux l’essentiel de la civilisation européenne.

Xavier Bertrand peut-il gagner son pari?


Xavier Bertrand a précipité l’annonce de sa candidature pour 2022 cette semaine. Le président du conseil régional des Hauts-de-France, qui a quitté LR en 2017, peut-il espérer l’emporter? Et que va faire son ancienne famille politique? Les analyses de Philippe Bilger


Xavier Bertrand a décidé d’annoncer officiellement sa candidature à l’élection présidentielle. On voit bien pourquoi il était important pour lui de sortir du piège tendu par Emmanuel Macron, consistant à manipuler à sa guise la date des élections régionales prévues en juin et peut-être retardées. Xavier Bertrand aurait été prisonnier de son engagement, assurant qu’il ne serait candidat en 2022 qu’après sa victoire aux régionales. Il a échappé au guêpier. Ce n’est pas dire que l’avenir est forcément rose pour lui et plus généralement pour la droite. Xavier Bertrand se qualifie de « gaulliste social » mais cet adjectif, qui pourrait aujourd’hui ne pas le revendiquer ? Et son gaullisme mettant fortement l’accent sur la faillite régalienne du président n’est pas aux antipodes d’une droite consciente d’elle-même.

N’est pas de Gaulle qui veut

On a le droit, aussi estimable que soit cette personnalité qui sincèrement a jeté par-dessus bord la comédie politicienne, de s’interroger sur sa stratégie. J’entends bien sa volonté de nouer un dialogue direct avec les citoyens, mais n’est pas de Gaulle qui veut. Par ailleurs, si on a bien compris qu’il va « accélérer pour écraser le match » en ayant l’intention de multiplier ses interventions[tooltips content= »«Le président des Hauts-de-France veut multiplier les prises de parole dans les prochaines semaines pour s’imposer à droite», selon le Figaro du 25 mars »](1)[/tooltips], imaginons qu’il ne parvienne pas à se rendre incontournable et soit contraint de réexaminer sa tactique. Certes il a affirmé qu’il ne participerait jamais à une « primaire » parce qu’il est persuadé que LR lui tiendra toujours rigueur de son départ. D’abord ce n’est pas exact et ensuite quelle solution de remplacement pour lui ?

À considérer l’évolution de la hiérarchie officielle de LR, il semble acquis que Xavier Bertrand, quoique à l’extérieur, est déjà mieux perçu et accepté que ceux qui, à l’intérieur, auraient l’adhésion majoritaire des militants, par exemple Bruno Retailleau.

A relire, Philippe Bilger: Les LR se satisferaient-ils d’être une annexe du macronisme?

Que Xavier Bertrand campe sur sa position de refus de la primaire ou du « départage » alors qu’enfin, sous l’égide du président Larcher, un système satisfaisant et efficace va être trouvé et que les oppositions à cet inévitable processus se réduisent jour après jour – Valérie Pécresse a souhaité récemment une primaire la plus large et ouverte possible -, on verrait mal quelle pourrait être la solution de repli pour lui.

Pour battre un président sortant plus de gauche que de droite, Bertrand ne peut pas faire fi de sa famille politique historique

Il serait d’autant plus dans une nasse – sauf à aspirer à un combat solitaire et désespéré – si la primaire apportait sa légitimité à un incontestable vainqueur. Comment concevoir que Xavier Bertrand, conscient de l’échec de sa stratégie personnelle, puisse ne pas tenir compte de l’aura de celui ou de celle qui l’aura emporté lors du départage ? Il se retirerait de la course et le plus probable alors est que lucide et solidaire, il se battrait pour faire gagner la cause de son camp. Dans l’hypothèse contraire qui conduirait LR a prendre acte de l’essor irrésistible de Xavier Bertrand, nul doute qu’une telle configuration rebattrait les cartes de la primaire ou la rendrait même inutile. En définitive, Xavier Bertrand ne pourra faire fi, s’il ne progresse pas, d’une primaire totalement réussie. Et LR devra tenir compte de sa position de force s’il domine le jeu de la droite avant 2022.

Quel que soit le visage de l’avenir, au regard de mes préférences de citoyen, une déperdition serait désastreuse qui ne verrait pas Xavier Bertrand soutenir Bruno Retailleau ou ce dernier ne pas apporter son concours et son influence à Xavier Bertrand. Je n’ai aucun scrupule à les réunir car d’une certaine manière ils le sont déjà, pâtissant d’une hostilité et d’une condescendance communes. On les juge sur une apparence qui ne serait soi-disant pas charismatique. Tant mieux. Rien de plus stimulant pour des ambitieux intelligents que d’être traités comme de « Petit Chose »: cela donne de l’élan et égare les adversaires. L’un et l’autre ne sont pas appréciés par Nicolas Sarkozy et par Christian Jacob qu’il convient de créditer de cette incongruité rare : soutenir ceux qui ne sont pas candidats et entraver celui qui l’est, qui recueille un large assentiment mais ne plaît pas à la nomenklatura: Bruno Retailleau. Il y a là des similitudes, entre Xavier Bertrand et lui, qui ne sont pas insignifiantes. Et qui s’ajouteraient à leur volonté de ne pas vendre la droite au macronisme parce que, Bruno Retailleau l’a justement rappelé le 25 mars sur Sud Radio (vidéo ci-dessous), le président de la République est bien plus de gauche, et pas seulement sur le registre régalien, que de droite.

La droite n’est pas à plaindre. Elle n’est pas morte. Elle n’est même pas moribonde. La seule certitude dans l’immense incertitude politique à venir est que probablement le RN sera au second tour de l’élection présidentielle. La droite n’a pas à être traitée avec commisération, avec une sorte d’apitoiement comme si les autres camps regorgeaient de talents et de vainqueurs plausibles. Pas plus la gauche que l’extrême gauche ou les écologistes ne suscitent l’enthousiasme ! Ils ne sont pas pourvus en candidats sérieux. Quant au président de la République, s’il peut se représenter, le premier tour ne sera pas une partie de plaisir pour lui.

A lire aussi, Pierre Cretin: Jean-Luc Mélenchon connaît l’avenir du monde…

Je persiste donc : la droite n’est pas à plaindre. Par exemple, Xavier Bertrand, Bruno Retailleau, Valérie Pécresse, Laurent Wauquiez ou David Lisnard offriraient un choix de qualité. Sans primaire, on jouerait le gagnant aux dés ? Certains m’opposeront qu’on n’imagine aucun de ceux-là président. Mais à observer ceux qui le sont devenus, l’espérance de la droite est-elle absurde ?

Claude Sautet l’alchimiste

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Loin de l’image surannée d’un cinéaste conventionnel, un documentaire d’Arte ainsi que l’essai de Ludovic Maubreuil montrent toute la complexité d’un homme et d’une œuvre qui va bien au-delà d’une peinture de son époque.


Il est bien fini le temps où les critiques considéraient le cinéma de Claude Sautet comme un reflet bourgeois de l’époque giscardienne. Refrain ô combien entendu. Il était temps. En ce mois de mars de cette triste année 2021, on lui rend partout hommage. Netflix a programmé plusieurs de ses films, Arte diffuse le superbe documentaire d’Amine Mestari : Le calme et la dissonance qui fait apparaître un Sautet tout en nuances et complexité, et enfin l’ouvrage de Ludovic Maubreuil Du film noir à l’œuvre au blanc vient de paraître aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. 

Il s’agit d’une analyse très exigeante, universitaire mais singulière : les films de Sautet sont analysés comme une mécanique qui se grippe dans une sorte d’empire des signes, presque ésotériques. « Sa mise en scène, à tout point opposée à celles, sibyllines et creuses de notre temps, se révèle riche de significations secrètes et cependant immédiatement accessibles. Il faut donner tort à ceux qui n’ont jamais vu en son cinéma, qu’aimables analyses sociologiques et académisme bourgeois. »

Dès son premier film « Classe tous risques » en 1960, Sautet fut gêné par la Nouvelle Vague, car ce premier opus sortira très malencontreusement le même jour que A bout de souffle de Godard. Ce n’est que dix ans après, en 1970, grâce au scénariste Jean-Loup Dabadie qu’il rencontre enfin le succès avec Les choses de la vie, même s’il fut boudé à Cannes à une époque où le cinéma devait être explicitement engagé. 

Trio infernal et mécanique huilée

Ce film genèse définira la thématique propre à Sautet: le trio infernal, la trinité qui n’aboutit jamais, mais qui entraîne la faillite du couple. L’empêchement sentimental est au centre de son cinéma. Comme l’écrit Ludovic Maubreuil, « Sautet a toujours pris un malin plaisir à subvertir la classique trame cinématographique: boy meets girl, boy loses girl, boys gets girl back (…) Dans Les Choses de la vie, cette chronologie se voit ainsi perturbée de manière exemplaire: la rupture nous est montrée avant la rencontre et la réconciliation pourtant actée ne se réalise pas. » La construction en flash back crée également une distanciation quasi brechtienne ; les couples, chez Sautet, sont toujours dans un entre deux, se quittent ou n’arrivent pas à communiquer, mais toujours avec délicatesse. Sautet est à la fois délicat et subversif. Piccoli disait de lui qu’il était si angoissé et bouillonnant qu’il était obligé de s’astreindre à beaucoup de rigueur. En effet ses films obéissent à une mécanique très précise et bien huilée, comme pour ne pas se laisser déborder. 

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Pour signifier la faille, annoncer le malheur ou la joie, toujours mezzo voce, le cinéaste envoie des signaux, des petites choses de la vie qui se répètent, des gimmicks. Ainsi, la pluie est de mauvais augure: « C’est une pluie qui surprend, qui tombe dru et qui oblige à s’abriter en urgence mais surtout annonciatrice de tourments, ou plutôt de tournants dans l’histoire. » Au sein du couple, lorsque César rencontre son rival David pour la première fois dans César et Rosalie. Mais la pluie surgit aussi à des moments plus violents, comme lors d’une bagarre entre père et fils (Yves Robert et Patrick Dewaere) dans Un mauvais fils. L’escalier est fatal, comme celui que remonte Yves Montand / Vincent dans Vincent François Paul et les autres, après avoir passé un coup de fil qui lui annonce sa probable faillite. Le feu en revanche, par exemple toujours dans Vincent, François, Paul et les autres, renforce les liens d’amitié. 

Sautet est d’une pudeur sans limite lorsqu’il évoque l’amour dans ses rares moments de grâce. Il ne montre que de brèves étreintes, selon l’expression de Maubreuil, ainsi, dans ce flash back où les couples qui se délitent de Vincent, François, Paul et les autres, sont montrés en train de danser. On sait alors qu’ils se sont aimés un jour. Le cinéma de Sautet est elliptique et c’est une des raisons pour lesquelles il est à mon sens aussi puissant. Mais la mécanique finit toujours par dérailler pour nous mener à la « faille ontologique ». 

A lire aussi, Thomas Morales: En 1970, le film « Les Choses de la vie » plongeait le public dans un trio amoureux

Car le monde de Sautet se fissure sans cesse. Il y a comme une impossibilité d’accomplissement. Le mariage impossible, l’amitié enfuie, les femmes fortes et les hommes «faibles et merveilleux, qui se retirent du jeu avec grâce» comme disait Tennessee Williams. 

Côté sombre et côté doudou

Ludovic Maubreuil convoque l’alchimie, l’ésotérisme et la psychanalyse jungienne, notamment le concept de synchronicité lorsqu’il analyse le côté sombre du cinéaste. Le réalisme en touches qui fait jaillir un mystérieux symbolisme. La dissonance. Cette dissonance qui est parfaitement incarnée dans le personnage de Daniel Auteuil / Stéphane dans Un cœur en hiver, film mal aimé mais peut-être le plus proche finalement de l’âme du cinéaste, et dénué de tout artifice. Stéphane traverse le film comme un fantôme cynique, refusant l’amour d’Emmanuelle Béart / Camille. Chez Sautet, il n’y aura jamais, jusqu’à la fin, d’amour heureux. Cependant, chez ceux de ma génération, Sautet reste un cinéaste réconfortant, un peu « doudou ». Car c’est la France des jours heureux, celle que nous avons connue enfant et qui nous manque cruellement. Le temps des brasseries bruyantes et enfumées, et Piccoli la clope au bec à longueur de films. Avec la petite musique à la fois  lyrique et étouffée de Philippe Sarde. Cette France que chantait aussi Michel Delpech qui fait partie de la bande son de l’époque: « Lorsqu’il est descendu pour acheter des cigarettes, Jean-Pierre savait déjà qu’il ne reviendrait plus jamais » chante-t-il dans Ce lundi-là. Il y a dans ce bout de texte, toute l’essence de celui qui est sans doute un de nos plus grands cinéastes. 

Le calme et la dissonance d’Amine Mestari sur Arte.tv (jusqu’au 1er mai)

Du film noir à l’œuvre au blanc de Ludovic Maubreuil (Pierre Guillaume de Roux)

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Bertrand Tavernier, le cinéma dans le sang


Portrait du réalisateur disparu


Ces dernières années, Bertrand Tavernier cherchait à monter un film d’après un roman de Russel Banks, sur le thème du deuil. Il devait s’appeler Snowbird. Susan Sarandon et Jennifer Jason Leigh avaient accepté de faire partie de la distribution. Mais Amazon, qui devait financer initialement le film, a laissé tomber le réalisateur, lui expliquant qu’il n’arriverait certainement pas à atteindre un public jeune. Tavernier ne sera jamais un cinéaste des plateformes. Son dernier film restera donc son Voyage à travers le cinéma français (2016), déambulation historique libre dans ce que le 7ème art français a produit de meilleur ou de plus curieux entre l’arrivée du parlant (le tout début des années 30) et le début des années 70. (L’âge glorieux des… débuts de Tavernier). La fresque offre un panorama à la fois si définitif qu’elle restera longtemps une porte d’entrée universelle pour les cinéphiles en herbe, mais aussi le plus bel autoportrait de Tavernier lui-même – ce gouailleur timide, pudique, qui n’hésitait pourtant jamais à rencontrer son public, longuement, et était devenu maître dans l’art de parler des cinéastes qu’il aimait quand on l’interrogeait sur sa propre œuvre. Lui qui semblait avoir connu tous les géants, et parsemait volontiers sa conversation d’un « Jean Gabin me racontait… » ou d’un « Delmer Daves avait coutume de dire… » – avec un regard malicieux qui guettait bien entendu le signe de notre méconnaissance coupable de Daves. Le réalisateur avait déjà eu les plus grandes difficultés à monter ce projet, pourtant d’utilité publique. 

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L’homme avait fait le choix de naître à Lyon, au tout début des années 40. Certainement car il savait que le cinéma était lui-même né dans la capitale des Gaules, par la fantaisie de deux frères – Lumière ! – qui allaient changer la face du monde. Sa boulimie de cinéma commence dès l’enfance, comme il l’expliquera longuement à Noël Simsolo dans le livre d’entretiens Le cinéma dans le sang : « Seul le film comptait. Il y avait des salles, le Palace à Paris, avec des loges pour les couples, d’autres dont l’attraction était un numéro de strip-tease… À Lyon j’ai vu Le Désir de Roberto Rossellini et Bob le flambeur de Jean-Pierre Melville dans une salle spécialisée dans l’érotisme soft, avec strip-tease à l’entracte ». Une légende dit d’ailleurs qu’une salle lyonnaise a présenté un jour le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein entrecoupé d’un numéro de nu intégral. La ville de Lyon traversera une bonne partie de son cinéma, devenant même un personnage de premier plan de L’horloger de Saint-Paul (1974) et d’Une semaine de vacances (1981) – narrant le spleen passager d’une enseignante. Film méconnu qu’il conviendrait de présenter plus régulièrement au public.

Des débuts en tant que critique et attaché de presse

Le jeune-homme suit un cheminement plutôt sinueux pour devenir réalisateur. Après une expérience épique et assez violente d’assistant auprès de Melville sur Léon Morin, prêtre, il s’essaie à la mise en scène dans deux courts-métrages, d’amusants pastiches sans prétention du cinéma américain : Le Baiser de Judas et Une chance explosive (1964). Puis Tavernier lève le pied ; il ne s’estime pas prêt à donner son premier long-métrage. S’ensuivent alors dix années décisives, durant lesquelles il va s’adonner à la critique et devenir attaché de presse – tout d’abord pour Rome-Paris-Film puis en indépendant pour les plus grosses productions américaines. C’est à cette époque qu’il nouera des liens avec des figures telles que John Ford, Stanley Donen, John Huston ou le roi de la série B, Roger Corman. Ces rencontres donneront lieu à des entretiens fondamentaux pour la compréhension du cinéma américain, réunis ensuite dans le recueil Amis américains. D’autres rencontres suivront, avec Clint Eastwood et Quentin Tarantino, notamment, qui seront célébrés à l’Institut Lumière de Lyon que Tavernier présidera à partir des années 80. 

Plein de ces images, de ces rencontres, « Tatave » se lance pour de bon dans la mise en scène au tournant des années 70. Si l’influence du cinéma américain et de ses genres canoniques (le western…) va marquer son œuvre, le réalisateur va rechercher également la collaboration de vieux briscards du cinéma français classique de l’entre-deux-guerres, tels que les scénaristes Jean Aurenche ou Pierre Bost. Si Tavernier ne rejettera jamais certains apports de la « Nouvelle vague » et saura même apprécier les grands films de Truffaut ou Chabrol, il n’a pas pour ambition de renverser la table. C’est un nouveau ton que Tavernier impose, avec Claude Miller et Alain Corneau qui débutent à la même époque ; et il va retrouver avec l’aide d’Aurenche et Bost ce que le cinéma d’antan, le cinéma d’avant la « politique des auteurs », pouvait avoir de meilleur. L’horloger de Saint-Paul (1974) sera ainsi un drame intimiste, noir, adapté de Simenon sur le désarroi d’un homme dont le fils est accusé du meurtre d’un CRS. Le réalisateur impose déjà une forme de lyrisme en demi-teintes, aux effets calculés mais rarement ostensibles, souvent invisibles au premier visionnage. La collaboration commence aussi avec un compositeur débutant, qui suivra Tavernier sur toute sa carrière, Philippe Sarde. Et également avec des acteurs qui habiteront son cinéma : Jean Rochefort, Christine Pascal et surtout Philippe Noiret – mélange d’un profil débonnaire et d’une âme que l’on devine bouillonnante – qui fera un double récurrent idéal au metteur en scène. Un an plus tard la petite équipe revient avec Que la fête commence…, film historique, en costumes, débridé, autour de la période de la Régence. Deux films, deux ambiances radicalement différentes, et un propos qui déjà s’affirme. Il apparaît évident que Tavernier sera déroutant, et ne fera jamais deux fois le même film (ce qui est la maladie chronique des cinéastes paresseux ou usurpateurs). 

Un dimanche à la campagne, son chef-d’œuvre

Cependant, l’Histoire demeure un fil-rouge de ses préoccupations et sa caméra traversera à la fois le moyen-âge dans La Passion Béatrice (1987), la guerre de 14-18 à deux reprises : La vie et rien d’autre (1989) et Capitaine Conan (1996). Dans Laisser-passer (2002), Tavernier reviendra sur la vie quotidienne des gens de cinéma sous l’occupation, à travers l’activité de la Continental-Films, société de production française financée par des capitaux allemands. 

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Mais le western n’est jamais très loin, et dans l’un de ses plus grands succès – Coup de torchon (1981), il adapte magistralement le roman western de Jim Thompson 1275 âmes, dont il transpose l’action texane dans l’empire français. L’Amérique profonde devenant un endroit provincial de l’Afrique-Occidentale-française et le sheriff de l’histoire initiale devenant un policier en perdition, au bout du rouleau, incarné par un Noiret à la violence rentrée, qui finit par exprimer ses pulsions meurtrière et suicidaire après des années d’humiliations. Une ambiance cruelle et poisseuse que Tavernier retrouvera avec Dans la brume électrique (2009) son seul film américain, thriller brassant les thèmes du racisme et aussi de l’alcoolisme (le film est plein de visions de delirium tremens.) Le long-métrage de cape-et-d’épée La fille de d’Artagnan (1994) et La Princesse de Montpensier (2010), d’après Madame de La Fayette, ne sont pas à proprement parler des westerns, mais ils comportent beaucoup de chevaux. Et l’on ne peut pas reprocher grand-chose à un cinéaste humaniste qui aime filmer les chevaux. 

N’essayons pas d’embrasser toute son œuvre, tellement abondante (une vingtaine de long-métrages, dont quelques documentaires), mais disons encore un mot d’Autour de minuit (1986) superbe déclaration d’amour au jazz, dont les scènes musicales sont filmées et jouées en son direct par le saxophoniste Dexter Gordon, qui tient le premier rôle. Ne négligeons pas de revoir L.627 (1992) film policier étonnant, construit sur une sorte de structure en spirale, qui ne comporte pas d’intrigue principale, pas de commencement, pas de fin, et nous plonge dans le quotidien répétitif et frustrant des officiers de la Brigade des stups. Film qui sera l’une des plus notables incursions au cinéma du regretté Didier Bezace, récemment disparu, qui avait voué sa vie au théâtre – et incarne ici un flic encore passionné par son métier, qui arrondit ses fins de mois en filmant des mariages avec son camescope. Encore un double de Tavernier… En 1984 il donne son chef-d’œuvre : Un dimanche à la campagne, d’après le très beau roman de Pierre Bost, Monsieur Ladmiral va mourir. Magnifique portrait d’un artiste-peintre qui, au soir de sa vie, est pris d’un vertigineux questionnement sur son œuvre : lui qui n’a suivi aucune des avant-gardes picturales de la fin du XIXème siècle et du début du XXème marquera-t-il son Art ? L’action se passe en 1912, et tout le film – magnifiquement photographié par Bruno de Keyzer – semble une longue succession de références aux toiles d’Auguste Renoir. Ce vieil homme (incarné par Louis Ducreux), à l’occasion d’une visite dominicale de ses deux enfants (Michel Aumont et Sabine Azéma) se demande s’il ne ferait pas mieux de tout remettre à plat pour survivre. Après le départ de ses enfants, il met sur le chevalet une nouvelle toile vierge. Le film s’arrête là. Adieu Tatave ! Que la fête commence !

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Yasmina Reza: l’émotion, l’humour et le deuil


Sur un sujet délicat, une visite à Auschwitz, Yasmina Reza donne avec Serge un roman qui évite tous les clichés


Serge, le dernier roman de Yasmina Reza, a reçu d’excellentes critiques. Cette unanimité autour d’elle est une habitude. Un souvenir me revient. Au moment où elle commençait à être connue, avec sa pièce « Art », au milieu des années 90, un coiffeur parisien, à qui je disais par hasard que je m’intéressais à la littérature, m’avait parlé d’elle avec éloge: son salon était voisin du théâtre où les représentations avaient lieu. Le « merlan » lettré (j’aime ce vieux mot d’argot pour dire coiffeur) m’avait assuré que Yasmina Reza était quelqu’un avec qui il allait falloir compter! Il ne s’était pas trompé, à vrai dire.

Une langue pleine d’émotions

Depuis, Yasmina Reza a alterné pièces de théâtre et romans, et même un « reportage » très personnel consacré à Nicolas Sarkozy (sous le très beau titre de L’aube le soir ou la nuit). Elle a obtenu le prix Renaudot en 2016 pour son roman Babylone. Celui que nous pouvons lire à présent, depuis cette rentrée de janvier, s’intitule Serge. L’histoire se passe à Paris et tient en un résumé très bref: deux frères, Serge et Jean (le narrateur), et leur sœur Nana, issus d’une famille juive originaire d’Europe centrale, perdent leur mère emportée par un cancer.

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Quelque temps après, ils décident, à l’instigation de la fille de Serge, Joséphine, d’aller visiter Auschwitz. Cette trame suffit à Yasmina Reza pour emporter le lecteur sur quelque deux cents pages frénétiques. Car tout tient dans la langue, extrêmement vive, pleine d’émotions, d’une belle efficacité avec une grande économie de moyens et des raccourcis vertigineux. Le style de Yasmina Reza me semble en parfaite adéquation avec notre époque, tout en gardant une légèreté surnaturelle grâce à un sens de l’humour irrésistible (le fameux humour juif).

Loin du politiquement correct

Au cœur du roman, il y a donc cette journée passée à Auschwitz. C’est là peut-être qu’on pouvait attendre Yasmina Reza, pour voir si elle serait à la hauteur. Elle s’en sort haut la main, à mon humble avis, avec une intelligence et une liberté stupéfiantes. Elle met ses personnages – concernés au premier plan en tant que juifs – en situation, leur fait vivre ce moment rempli de contradictions. Vision critique? Certes, et peut-être même subversive; mais tant mieux si nous échappons pour une fois au « politiquement correct »! Petit exemple, parmi beaucoup d’autres: le personnage de Serge a revêtu pour l’occasion un costume noir, afin de ne pas ressembler aux touristes se croyant à Disneyland. Ce qui donne le dialogue suivant entre Serge et sa fille Joséphine: « Tu n’as pas chaud mon papounet avec ce costume? – Si. Mais je ne me plains pas à Auschwitz. » Et tout est comme ça, dans ce livre.

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J’ai moi-même failli visiter Auschwitz, en 1990. En vacances à Varsovie, je m’étais rendu à Cracovie une journée, dans l’idée de découvrir cette belle cité polonaise. Lorsque je suis descendu du train, le taxi, voyant que j’étais désœuvré, m’a proposé de me conduire au camp d’Auschwitz, qui était à environ une heure de route. J’ai hésité, mais ai décliné sa proposition, ne sentant pas en moi la concentration morale requise pour affronter à l’improviste cet événement « sans réponse » de l’histoire humaine. Je me suis dit que je reviendrais plus tard, tout spécialement pour cette visite. Jusqu’à présent, l’occasion ne s’est plus présentée. Au fond, je pense qu’à moins d’y être forcé par quelque obligation extérieure honorable, je ne serai sans doute jamais « prêt » pour voir Auschwitz. Et ce très beau livre de Yasmina Reza, dont le propos est hanté par l’enfer du camp, me confirme presque dans cette indécision fondamentale.

Yasmina Reza, Serge. Éd. Flammarion.

Serge

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Légion étrangère: « Ces étrangers nous donnent une leçon d’identité »


Unique au monde, la Légion recrute majoritairement des soldats étrangers prêts à se battre pour la France jusqu’au sacrifice suprême. Outre son entraînement de haut vol, la force de cette institution réside dans la cohésion créée par la tradition et la mémoire. Entretien avec Nicolas Meunier, chef de corps du 1er régiment étranger de cavalerie.


Causeur. « Nous ne sommes pas militaires, mais légionnaires ». À la Légion étrangère, on est très attaché à la singularité de l’institution.

Colonel Nicolas Meunier. La Légion étrangère est une institution unique au monde. Il y a bien une Légion espagnole (la Bandera), mais qui ne recrute que des hispanophones – et d’ailleurs de plus en plus d’Espagnols. Quoique héritière d’une histoire bien plus ancienne d’étrangers venus prendre les armes pour la France, la Légion étrangère a été créée en 1831 par une loi de Louis-Philippe. Elle se différencie uniquement du reste de l’armée de Terre par le fait qu’elle recrute essentiellement des soldats étrangers. Que des étrangers viennent porter les armes et combattre est tout de même assez singulier ! En effet, la finalité du légionnaire, c’est le combat. Généralement un peu plus âgé qu’un engagé volontaire de l’armée de Terre, il a connu une autre vie, une autre expérience qui a pu mal se passer à un moment et le décider à s’engager dans la Légion étrangère.

La légende selon laquelle on rejoint la Légion pour racheter son passé par le sang n’est donc pas totalement fausse ?

C’est excessif. Certains légionnaires ont un passé à se reprocher, mais cela ne relève pas, aujourd’hui, de la grande criminalité, au pire de la petite délinquance. Toutefois, la légion est surtout la caisse de résonance de la géopolitique mondiale. Elle était très largement allemande à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ensuite en partie anglaise, elle est actuellement un peu ukrainienne. Après la chute du mur de Berlin et les dix années d’anarchie qui se sont ensuivies dans la Russie postsoviétique, nous avons eu beaucoup d’anciens soldats russes qui cherchaient simplement un moyen de gagner leur vie. Cependant, nous avons près de 140 nationalités : des gens d’Amérique du Sud, des Asiatiques, peut-être un peu moins d’Occidentaux, même si, à une époque, nous avons recruté beaucoup de Roumains. Actuellement, nous voyons arriver de nombreux Brésiliens et Népalais, en plus des Ukrainiens. Malgré des tendances conjoncturelles, notre vocation universelle ne se dément pas.

« Que des étrangers viennent porter les armes et combattre est tout de même assez singulier! »

Les relations hiérarchiques sont très affectives à la Légion. L’amour du chef et l’obéissance vont de pair.

À partir du moment où on demande à des gens de partir au combat, d’accepter contractuellement de mourir, la relation de confiance est fondamentale. Pour peu qu’on s’occupe d’eux avec sincérité et équité, les légionnaires sont extrêmement reconnaissants. Ils ont beau jouer les gros bras, beaucoup restent des étrangers, un peu perdus, dans les premiers temps. Ils sont pour beaucoup très loin de chez eux, de leur famille. Lorsque nous étions projetés au Mali, j’ai eu deux légionnaires qui ont respectivement perdu : l’un, son père en Ukraine, et l’autre, une mère au Brésil. On aurait pu les autoriser à partir. Ils ont choisi de poursuivre leur mission. S’ils acceptent ce genre de choses, c’est aussi par amour pour leur chef, par attachement à leurs camarades pour continuer à remplir la mission. Et, dans mes directives, je demande à mes officiers d’aimer leurs hommes et de les faire grandir.

Vous avez passé plusieurs mois au Mali, de février à juillet 2020. Quel est le sens de notre engagement là-bas ?

L’opération Serval a été déclenchée en 2013 pour stopper dans l’urgence un raid djihadiste dont l’objectif était Bamako. Par la suite, depuis 2014, l’opération Barkhane s’est installée dans la durée afin de résoudre une crise régionale profonde et accompagner un processus politique. Le Mali est à la croisée des chemins de beaucoup de fractures, entre agriculteurs et pastoralisme, entre de nombreuses ethnies, entre l’Afrique du Nord (le Maghreb, le peuple touareg) et les populations plus méridionales du Niger (Bambaras, Songhaïs). Tous ces groupes s’affrontent depuis des centaines d’années pour des pâturages ou des points d’eau. Cependant, avec le djihadisme, nous sommes confrontés à un problème nouveau : il faut le combattre là-bas pour éviter de l’avoir chez nous. Certains contestent cet état de fait dès lors que la plupart des terroristes qui ont pu sévir en France ne viennent pas de cette région. Cependant, le Sahel reste l’arrière-cour stratégique de l’Europe, nous avons donc intérêt à ce que le chaos n’y règne pas. Nous devons donc aider nos partenaires étatiques locaux à combattre l’islamisme et sa violence. Nous menons une guerre qui s’inscrit dans le temps long.

Nos armées ne sont-elles pas d’abord conçues pour des guerres interétatiques classiques ?

La volonté du chef d’état-major de l’armée de Terre est que nous soyons prêts pour tous les cas de figure, les engagements plus durs et une guerre future qui sera différente. Au Mali, on se bat contre des groupes dont les membres sont recrutés dans des populations désespérées, embrigadées parfois contre leur gré, manipulées par la propagande, contre des jeunes adultes en claquettes qui circulent à moto avec des kalachnikovs. Même s’ils peuvent, par la force du nombre, commettre des atrocités, ce n’est pas une guerre interétatique ou « symétrique », avec l’engagement des chars et de l’aviation comme cela s’est passé en Syrie. Face à Daech, qui contrôlait un territoire et disposait de moyens militaires lourds, nous étions dans une situation de quasi-symétrie. En Libye, on observe que les différents belligérants sont sponsorisés par des voisins plus ou moins proches qui s’impliquent militairement avec des moyens comparables à ceux d’une armée occidentale bien équipée. En Ukraine, les Russes se sont emparés de territoires en menant une guerre hybride, mélange de forces conventionnelles, paramilitaires et de subversion. On voit émerger une forme de conflictualité complexe et nouvelle dans tous les champs. Nous devons donc nous préparer à des guerres bien plus dures que celle que nous menons au Sahel.

Bien qu’ils aient perdu deux camarades, vos hommes étaient heureux d’avoir combattu. Un légionnaire peut-il passer toute sa carrière sans jamais connaître l’engagement face à l’ennemi ? Pour votre part, où aviez-vous déjà combattu ?

La mort au combat du brigadier-chef Dmytro Martynyouk, blessé mortellement le 1er mai 2020 dans l’explosion d’un engin explosif improvisé, et du brigadier Kévin Clément, frappé le 4 mai 2020 lors d’un contact direct avec un groupe de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), a endeuillé l’ensemble de mon groupement, ceux qui sont restés en métropole, les familles, ainsi que l’ensemble de la communauté militaire. Loin d’attaquer notre détermination, cette épreuve l’a affermie et nous a poussés à poursuivre la mission, ce qui était peut-être la manière la plus simple d’honorer la mémoire de ceux qui sont allés au bout de leur engagement.

Les temps ont changé, le nombre de soldats morts pour la France, bien qu’élevé en 2020, demeure faible en comparaison des pertes subies dans les guerres du xxe siècle. Pour autant, lorsque vous regardez, depuis les années 1990, la longue liste des dernières opérations dans lesquelles la France a été engagée, vous imaginez bien que peu de légionnaires ont traversé cette période sans entendre le bruit d’une fusillade. Quoi qu’il en soit, la mission reste de se préparer durant toute sa vie militaire à cette éventualité : le combat. Pour ma part, dans ma carrière d’officier au 1er REC, je n’ai jamais été engagé dans des combats directs, mais j’ai connu des situations de crise parfois aiguës, comme en RCA ou au Sahel.

En quoi consistait votre mission au Mali ?

La stratégie de l’opération Barkhane repose sur un passage de témoin entre les troupes françaises et les forces armées locales (Mali, Niger, Burkina Faso). Cela suppose à la fois de réduire durablement la capacité de nuisance des groupes armés terroristes et d’accompagner les forces de sécurité locales pour hisser leur niveau opérationnel et les rendre totalement autonomes. Au deuxième semestre 2019, les Maliens et les Nigériens ont perdu 350 soldats. Nous réalisons alors que l’EIGS prend confiance et qu’il faut stopper sa croissance. Nous sommes donc partis au Mali, ce qui était prévu, et il a été décidé presque en urgence que j’emmènerais un escadron supplémentaire. Je suis donc parti avec cinq des six escadrons que compte le régiment, laissant très peu d’hommes ici, à Carpiagne. Cela n’était pas arrivé depuis la première guerre du Golfe. Notre mandat sur place n’était plus seulement de former les forces armées locales, dans le cadre du partenariat militaire opérationnel, mais d’aller avec eux au combat. Nous les avons embarqués partout avec nous, l’objectif étant clairement d’aller au contact avec l’adversaire et de le frapper autant que possible.

Opération Barkhane au Mali, février 2018 : la Légion déployée en opération. ©Légion étrangère
Opération Barkhane au Mali, février 2018 : la Légion déployée en opération. © Légion étrangère

Vous l’avez affaibli ?

Oui, mais ces groupes ont une capacité de régénération très forte, car ils recrutent localement, y compris des enfants, comme on l’a observé. On a neutralisé un certain nombre de combattants adverses, saisi aussi des ressources, des armements, des matériaux, des motos, de l’essence, etc.  Ces coups directs portés à l’ennemi l’ont poussé à la faute et déstabilisé.

Vous êtes prudent !

Nous ne sommes plus dans des batailles décisives comme pendant les guerres napoléoniennes. Faire la guerre ne suffit pas. Il faut redonner confiance aux populations locales dans la capacité des États malien et nigérien à les protéger contre ces groupes armés terroristes. L’objectif, pour nous, est que les forces armées locales assurent la défense de leur territoire, et d’ici là d’intégrer des alliés qui partagent notre ambition pour cette région. Nous impliquons de plus en plus de pays européens dans l’accompagnement des forces locales.

L’institution militaire a besoin d’être enracinée pour être pérenne. Nous ne sommes pas dans la fluidité du monde, dans sa mobilité. Pour nous, les frontières ont quelque chose de sacré, de même que nos traditions, le culte des anciens, la mémoire

Puisque vous le dites… Cela étant, dans le monde des individus capricieux, la Légion étrangère n’est-elle pas une survivance archaïque ou, à tout le moins, une institution à contre-courant ?

Étrangement, à côtoyer nos légionnaires, qui sont la jeunesse du monde, je n’ai pas la même analyse que vous. Nous ne fréquentons pas forcément la même jeunesse, on peut d’ailleurs imaginer qu’il y en a plusieurs. J’imagine que toute force militaire pourrait être considérée comme archaïque puisque le combat comporte le don potentiel de sa vie. L’institution militaire a besoin d’être enracinée pour être pérenne. Nous ne sommes pas dans la fluidité du monde, dans sa mobilité. Pour nous, les frontières ont quelque chose de sacré, de même que nos traditions, le culte des anciens, la mémoire. C’est pour cela que sur l’étendard, il y a le nom de batailles. Nous sommes très attachés aux commémorations, au culte de la mission. Nous cultivons notre identité légionnaire sans vivre pour autant en marge de la cité.

Mais beaucoup de gens croient pouvoir en finir avec l’idée même de nation…

Les vieux serpents de mer sont toujours difficiles à attraper. Je crois que chaque génération aime à se faire peur en imaginant la disparition d’une civilisation, d’une Nation. Il faut être prudent avec ces grands mots. D’un point de vue militaire, je peux constater que nous assistons au retour des guerres entre États. Le CEMA le soulignait lorsqu’il disait : « Je me dois de vous sensibiliser au retour du fait guerrier. » Il ne s’agit pas de recréer l’esprit de 14, l’offensive à outrance, le chauvinisme. Cependant, la singularité militaire est d’accepter de mourir pour la France. La nation n’est donc pas pour nous un objet de débat. Certes, il y a des gens qui veulent renverser la table. Et nous sommes parties prenantes de cette table. Mais mon expérience est très éloignée de ce que l’on voit sur les chaînes d’information en continu : je vois des jeunes qui ont envie de s’engager et qui ont d’autant plus besoin de repères, de racines qu’ils sont légionnaires et déracinés. Ces étrangers nous donnent une leçon d’identité dont beaucoup pourraient s’inspirer.

En effet, la Légion est peut-être la dernière machine à fabriquer des Français.

Non, la Légion est une machine à fabriquer du légionnaire ! À leur départ, peu demandent à être naturalisés. Voilà des hommes qui arrivent en France et qui, plutôt que d’exiger d’avoir des droits, commencent par donner cinq ans de leur vie. Au bout de ces cinq années, ils peuvent devenir Français, mais ce n’est pas automatique, ils doivent le vouloir et le mériter.

Depuis 2015, avez-vous connu des tensions religieuses et/ou ethniques au sein de la Légion ?

Le principe de laïcité prévaut dans les armées et donc à la Légion ; l’accès au culte est garanti et nous avons des aumôniers de toutes les religions. Comme le dit l’article 2 du Code du légionnaire : « Tout légionnaire est ton frère d’armes, quelle que soit sa nationalité, sa race, sa religion. » Il n’y a pas de régime dérogatoire spécifique dans la pratique d’une religion. Pendant la période du ramadan au Mali, aucun soldat n’a refusé de boire ou de manger alors qu’il faisait 50 °C. Si cela avait été le cas, ils se seraient rendus inaptes au combat et donc passibles de sanctions. Il y a des ordres très clairs et nous sommes vigilants sur ce sujet puisqu’il agite la société.

« Petite Fille », grand malaise


La ministre Elisabeth Moreno a déclaré dans la presse que « nous devons permettre aux élèves trans d’utiliser leur prénom d’usage que ce soit à l’école, au collège et au lycée ». Visible sur Netflix depuis le 15 mars, « Petite Fille », un documentaire de Sébastien Lifshitz suivant un garçonnet « né fille dans un corps de garçon » selon les dires de sa mère, met très mal à l’aise. 


Récemment multi-césarisé pour le film Adolescentes, Sébastien Lifshitz n’en finit pas de faire l’actualité, puisque Petite fille, son second documentaire de 2020, est depuis le 15 mars disponible sur Netflix, après avoir explosé les audiences lors de sa première diffusion sur Arte. Pas moins de 1 375 000 téléspectateurs ont découvert Sasha et sa famille il y a trois mois, égalant presque le record d’audience de la chaîne (1 700 000 téléspectateurs à l’occasion de la diffusion du Boucher de Claude Chabrol). Par quel mystère l’un des pires documentaires qu’on ait vus rivalise, au moins en termes de public, avec l’un des plus beaux films français de tous les temps ? Serait-ce le sujet ? Le regard de Lifshitz ? Ou l’époque ?

Un sujet qui passionne depuis une dizaine d’années

On constate en effet, dans le monde spectaculaire-marchand qui est depuis longtemps le nôtre, un tropisme intrigant pour la transidentité qui s’explique par sa nature de fait néolibéral total. Le trans est, autant qu’une autocréation, une perpétuelle création qui a besoin de la puissance publique ou de fonds privés pour parvenir à un achèvement toujours repoussé. C’est un personnage tragique et qui lutte contre ce tragique, un combattant obligé de passer par des protocoles médicaux pour devenir ce qu’il est. La thématique identitaire – sujette à critique partout ailleurs – est jugée parfaitement acceptable dans le cas des trans, car minoritaire, à la marge et touchant au cœur intime de l’être: le corps, le sexe, le genre. C’est donc tout naturellement un sujet qui, depuis une bonne décennie, passionne les cinéastes, mais un sujet hautement inflammable qui oblige à bien des précautions. Le Silence des agneaux de Jonathan Demme, immense succès en 1991, serait aujourd’hui impossible à tourner avec son serial-killer transgenre qui se confectionne, pour être enfin tel qu’il se sent, une combinaison en peau de femme prélevée sur de jeunes innocentes. Le trans au cinéma ne peut être aujourd’hui qu’un personnage positif ou une victime. Les réalisateurs abordant le sujet se doivent donc d’être au pire des compagnons de route, au mieux des militants.

Autant, dès le titre du film, prouver son empathie et sa compréhension de la transidentité. Comme Girl de Lukas Dhont, Petite fille se place sur le registre du performatif par défaut: le réalisateur n’a pas le pouvoir d’infléchir les organes mais il peut au moins se placer du côté des transidentités et adopter le genre choisi par ses personnages. Si, contrairement à Dhont, Sébastien Lifshitz a opté pour le documentaire, le voilà déjà pourtant dans la fiction, une fiction dont les assises sont rapidement données par la mère de Sasha, sept ans, qui, aux dires de celle-ci, est né fille dans un corps de garçon.

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Un hôpital parisien bienveillant

Comment donner corps à une fiction quand le réel peut être bien contrariant? En créant une bulle où elle s’épanouit. Ce cocon rassurant est la famille de Sasha, soudée, à l’écoute, parents et fratrie. On l’y voit, cheveux longs, tee-shirt « Mademoiselle parfaite », essayer des coiffures ou jouer au ballon en souliers dorés de princesse. Toutes les apparences d’une petite fille. Mais la maison n’est pas le monde, et Lifshitz va devoir s’y frotter. L’école, ce Grand Satan telle que décrite par la mère, est reléguée hors champ. La fiction du film est de faire accepter le prétendu genre fille de Sacha ; or, l’école se refuse à le féminiser ou à accepter qu’il s’y rende en jupe. Il faut donc se trouver un allié dans le monde pour défendre la cause de la mère. Quoi de mieux qu’un hôpital parisien bienveillant où la famille picarde viendra consulter ?

Trois rendez-vous avec une pédopsychiatre rythment le film et montrent l’avancée de la fiction, du certificat médical pour « dysphorie de genre » prônant la désignation scolaire au féminin de Sacha, à l’évocation embrouillée – mais glaciale – du traitement à venir impliquant bloqueurs de puberté, et qui sait, bien plus tard, une castration qu’euphémise à peine l’expression « testicules maturées in vitro ». La progression de la fiction ne peut cependant avoir lieu que par les mots, puisque celle-ci est pure création mentale de toute une famille. Il convient donc de museler Sasha à qui Lifshitz ne donne jamais la parole. La verbalisation est, au premier chef, du ressort de la mère peu avare en la matière. Elle est la voix de Sasha, elle le connaît puisqu’elle l’a fait et qu’elle l’a même rêvé petite fille dès sa grossesse : « Peut-être que j’ai mangé un truc… ». Par-delà la pensée magique, c’était écrit: son fils devait être une fille, puisqu’elle l’avait désiré.

Sacha est-il en âge de choisir son sexe?

Si la mère est autant valorisée, c’est qu’elle est en fait le relais du metteur en scène; elle est l’auteur du scénario (Sacha est une fille), et peut-être, au fond, le personnage principal. Elle pousse son enfant, éteint les doutes de son mari, s’offre au monde, mère-courage qui part à l’assaut de l’institution. Et le spectateur, plus enclin à compatir au sort de Sacha qu’à se projeter en lui, s’identifie à elle, héroïne moderne luttant contre la transphobie. Qu’importe si Sacha, enfant sans discernement, encore à l’âge du jeu, hésite entre deux genres, ou répond au désir de sa mère car il sait qu’elle l’aimera mieux en fille ? Qu’importe son droit à l’image, son avenir, son droit à choisir qui il sera ? Il faut que Sacha meure garçon pour renaître fille, et accomplisse ainsi le destin voulu pour lui par sa génitrice, sous les applaudissements nourris de la France qui pleure.

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Car – arme fatale – Petite fille est un film où l’on pleure beaucoup. Pour faire passer un changement de sexe imposé à un enfant qui n’en comprend ni les tenants, ni les aboutissants, quel meilleur lubrifiant que les larmes ? Celles de la mère, celles de Sasha (toujours initiées par elle) et celles du spectateur, qui, désocialisé, confiné ou sous couvre-feu, pense être d’une grandeur morale inconcevable en acceptant ce que promeut le film, sans remarquer qu’aucune contradiction ne s’y fait entendre.

Fausse pudeur

Piètre auteur de fictions, Sébastien Lifshitz s’est reconverti depuis une dizaine d’années en documentariste LGBT avec, pour le meilleur, son beau portrait d’une transsexuelle historique, Bambi, qui parlait pour elle de sa vie, de son parcours, avec une pleine connaissance de ce qu’elle était. Rien de tel dans Petite Fille, où l’on parle pour Sasha. Celui-ci, muet, n’exprimera sa prétendue nature fille qu’en récitant sa leçon devant la pédopsychiatre, à l’instigation de la mère qui le fait accoucher de ses mots comme un singe savant. La parole et la connaissance sont du côté de la mère, abondamment filmée et interviewée face caméra ou en off. Sasha lui ne regarde jamais la caméra, comme si Lifshitz n’osait pas déranger la délicate métamorphose de la chenille (première scène dans la pénombre de sa chambre) en papillon (les derniers plans dansés au grand jour avec petites ailes de plastique transparent). Ces apparences de pudeur – contredites par l’obscénité même du film où un enfant est exhibé et volé de lui-même – sont soutenues autant que noyées par la musique hautement émotionnelle de grands compositeurs appelés à la rescousse (Vivaldi, Ravel, Debussy…)

Netflix
Netflix

Evidemment, Lifshitz conclut par une victoire: l’école est circonvenue par la mère; Sasha peut s’y rendre en jupe et serre-tête: « elles » ont gagné. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin? D’autres combats attendent qu’il faudra mener, comme nous l’apprendrons à la fin de la mère prête à faire de son fils l’épée qui mettra à bas la société transphobe. La fiction a triomphé. La folie à deux d’une mère avec son fils a conquis la famille, l’hôpital, la société. Maintenant le monde: Petite fille est là pour ça. Il est loin le temps où le sommeil de la raison engendrait les monstres, comme on pouvait lire sur la légende d’une gravure fantastique de Goya. Aujourd’hui, le sommeil de la raison engendre l’émotion. Et c’est un monstre bien pire qui se repaît de larmes et de vies brisées. Si la transidentité n’est pas un crime, sa prescription à un corps et une conscience non encore formés l’est absolument. L’accueil dithyrambique de Petite fille cache en fait un laboratoire de manipulation idéologique qui rend le spectateur complice d’expérimentations douteuses, sous ses propres applaudissements. Souhaitons, avec sa rediffusion sur Netflix, être moins seul à nous en être aperçu.

Petite Fille est un documentaire réalisé par Sébastien Lifshitz, visible sur Netflix

La décadence au quotidien vue par Michel Onfray

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Dans La nef des fous, le philosophe dresse un inventaire des petits délires qui ont rythmé l’année 2020. Causeur l’a lu.


C’est l’histoire d’une maison qui s’effondre, l’histoire d’une civilisation qui s’enfonce non sans plaisir dans l’absurde en se drapant des habits du progrès. Sous la forme d’un journal, Michel Onfray relate des absurdités que Kafka, Jarry et Orwell réunis auraient eu peine à imaginer. D’antispécistes interdisant l’usage de chiens aveugles aux racialistes qui déboulonnent Christophe Colomb de même que les talibans détruisirent les Bouddhas de la vallée de Bamiyan, l’année 2020 a été riche en égarements – certains imputables à de la niaiserie, d’autres à de la folie, beaucoup aux deux à la fois. À l’image de ces derniers, certaines chroniques sont peintes avec une fausse légèreté, d’autres transpirent une consternation que Michel Onfray est bien en peine de dissimuler. 

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Castaner: “l’émotion dépasse les règles juridiques”

Souvent ironique, la plume d’Onfray a le bon goût d’être limpide et sans fioritures. On croise une dramaturge qui interdit aux critiques blancs d’écrire sur sa pièce de théâtre, un ancien ministre de l’Intérieur justifier les passe-droits des manifestations Black Lives Matter en pleine épidémie au motif que « l’émotion dépasse les règles juridiques », un imam salafiste interdisant qu’on appelle le coronavirus par son nom, car celui-ci contient « coran », une journaliste féministe proposant dans L’Obs de « profiter du confinement pour réfléchir vraiment à l’autofellation », un glacier danois rebaptisant son eskimo pour ne pas froisser les Inuits, un autre sur la Côte d’Azur débaptisant sa glace l’Africaine suite à la vindicte d’une militante sur Twitter, et une profusion d’autres loufoqueries qui ont rythmé notre année 2020. 

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Onfray ne tient pas Macron dans son cœur -on le savait-, ni Mélenchon d’ailleurs -on le savait aussi-, ni Laurent Joffrin, ni Assa Traoré, ni France-Inter, ni Dupond-Moretti. En revanche, qu’il règle ses comptes avec son confrère André Comte-Sponville à deux reprises dans ce bouquin pourra sembler hors-sujet au lecteur. Certaines personnalités ne sont pas compatibles, c’est malheureux sans doute, mais c’est ainsi. Bien qu’on ne puisse le soupçonner d’accointances avec Laurent Wauquiez ou avec Marine Le Pen, il réserve ses piques les plus tranchantes à la gauche et à la « Bien pensance ». « Pas besoin d’être grand clerc pour prédire à la France du sang et des larmes », écrit-il aussi. Ne craint-il pas d’être amalgamé au camp des prophètes de malheur incarné par Éric Zemmour ? À l’évidence non, il s’en moque. Onfray est philosophe, pas éditorialiste, ni politique. Trop prolifique, trop médiatique pour les profs de philo, trop intellectuel pour la classe politico-médiatique, Onfray est inclassable. Longtemps porté aux nues par les progressistes, il a ensuite été étiqueté infréquentable réactionnaire par ces derniers, et ce n’est pas La nef des fous qui va lui accorder de nouveau leurs faveurs…

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La France telle qu’elle est devenue

Tout amateur de Voltaire -c’est-à-dire en principe tout Français normalement constitué jusqu’il y a quelques années- ne peut qu’apprécier l’impertinence de ces chroniques. Sans tomber dans l’indignation parfois lourde (voire contre-productive) de certains chroniqueurs de droite, ni dans celle encore plus lourde, que déroulent Twitter ou autres réseaux sociaux nuit et jour, Onfray narre l’antiracisme tel qu’il est, l’écologisme tel qu’il est, la soumission à l’islamisme telle qu’elle est, la France telle qu’elle est. Onfray appelle un chat un chat, Onfray égrène des faits, Onfray a mesuré l’ampleur de la banqueroute qui nous guette si nous restons assis à attendre. Ni optimiste, ni fataliste, Onfray nous met en garde à travers ses chroniques. L’année 2020 fut un très bon crû, il est à craindre que 2021 le soit aussi. 

La nef des fous, Michel Onfray, Bouquins.

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Un film noir beau comme un diamant brut

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"Du Rififi chez les Hommes" (1955) de Jules Dassin avec Marie Sabouret et Jean Servais © SIPA / Numéro de reportage : 00483253_000002

Du rififi chez les hommes de Jules Dassin, maître du réalisme social, à revoir sur Arte


Le très beau film noir Du rififi chez les hommes de Jules Dassin (1955) est l’histoire d’un cambriolage qui tourne à la tragédie pour Tony le « Stéphanois » et sa bande de malfrats à la fois rudes et droits.

De retour à la liberté après cinq ans de prison, Tony « le Stéphanois » retrouve ses amis Jo « le Suédois », Mario et César. Pour reconquérir Mado, maquée avec un autre caïd Pierre Grutter, Tony accepte de monter un nouveau coup: le cambriolage d’une célèbre bijouterie parisienne. Le casse, préparé avec minutie et rigueur, réussit à merveille. Mais une erreur du dandy séducteur César va mettre une bande rivale, celle des frères Grutter, à la poursuite du quatuor. 

Un Américain à Paris

Jules Dassin était déjà l’auteur d’excellents films noirs dont Nazi Agent (1942), un thriller d’espionnage avec Conrad Veidt; Les Démons de la liberté (1947), un asphyxiant huis clos, cru et brutal, contant l’évasion d’un pénitencier, avec Burt Lancaster; La Cité sans voiles (1948) superbe portrait de New York, centré sur la recherche d’un monstre criminel ou Les Bas-Fonds de Frisco (1948), un drame social tragique. Jules Dassin se révèle dans cette veine un cinéaste méticuleux et précis construisant une œuvre où l’univers du thriller est fortement marqué par un réalisme social noir.

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Jules Dassin a été dénoncé à la fin des années quarante pour ses sympathies communistes par le cinéaste Edward Dmytryk (le réalisateur de Ouragan sur le Caine, Le Bal des maudits, L’Homme aux colts d’or). Il se retrouve sur la liste noire des maccarthystes.  Le cinéaste doit alors s’exiler en 1949 en Europe, où il tourne à Londres en 1950, l’un de ses chefs-d’œuvre, Les Forbans de la nuit avec Richard Widmark et Gene Tierney. Et c’est à Paris qu’il tourne en 1955 l’une de ses plus belles œuvres : Du rififi chez les hommes

Un roman d’Auguste Le Breton

Le film bénéficie d’un scénario signé par Jules Dassin lui-même mais aussi René Wheeler et Auguste Le Breton qui adapte ainsi son roman éponyme publié en Série Noire. Servi par le superbe noir et blanc contrasté et scintillant du chef-opérateur Philippe Agostini et des interprètes tous excellents, le film est une pure tragédie noire. Jean Servais est impeccable dans le rôle de Tony le Stéphanois, gangster froid, dur et sans pitié mais respectueux des codes des truands. Atteint de tuberculose et désabusé, il mène ce nouveau cambriolage avec brio et reste fidèle à ses amis jusqu’à l’issue fatale. 

La mise en scène virtuose de Jules Dassin, son sens du cadre acéré et du montage sec suivent les codes du film noir américain. Deux séquences d’anthologie: le cambriolage (trente-cinq minutes sans une seule parole) et la scène finale, une fulgurante course automobile. 

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Du Rififi chez les hommes est une pierre précieuse filmique qu’offre le cinéaste américain à son nouveau pays d’adoption, la France. Longtemps après la vision du film, la belle complainte mélancolique Du rififi chez les hommes, chantée par Magali Noël à L’Âge d’or, le cabaret des frères Grutter, nous hante. Un film noir qui a influencé sans aucun doute le grand Jean-Pierre Melville pour ses films Le Deuxième souffle, Bob le flambeur ou Le Cercle rouge.

Du Rififi chez les hommes un film de Jules Dassin, France – 1955 – 2h02
Visible sur ARTE le jeudi 1er avril à 13h30 et en replay arte.tv. DVD/BLU RAY Classiques Gaumont

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Ce que Hitler doit au Docteur Trebitsch

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Arthur Trebitsch D.R.


 Le billet du vaurien


Il est toujours agréable de faire une découverte, même si en l’occurrence c’est celle d’un personnage peu recommandable: Arthur Trebitsch (1880-1927). Juif viennois, il a inspiré un roman de Joseph Roth La toile d’araignée (1923) sur le national-socialisme où il figure d’ailleurs sous son vrai nom. Il est surprenant que les historiens qui se sont penchés sur l’histoire du nazisme aient ignoré le docteur Trebitsch qui non seulement influença Hitler, mais finança le parti nazi à ses débuts. Le portrait qu’en fait Joseph Roth le rendrait d’ailleurs plutôt sympathique: avec sa barbe rousse, ses yeux bleus et son physique athlétique, son intelligence supérieure et son excentricité. 

Ma paranoïa et moi

Arthur Trebitsch qui fréquenta le même lycée à Vienne que son ami Otto Weininger, se croyait investi d’une mission: sauver la race nordique du poison juif. Était-il conscient que sa haine du peuple juif relevait de la paranoïa? Vraisemblablement, puisqu’il fit quelques séjours à l’hôpital psychiatrique où on le jugea désespérément normal. Ce qui l’amena dans ses instants de lucidité à écrire un livre au titre accrocheur: Ma paranoïa et moi. Il le publia dans la maison d’édition qu’il avait créée: les éditions Antéa, du nom du géant grec Antée, fils de Poséidon et de la mère de la terre, Gaia. 

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Le chancelier Hitler citait volontiers le géant antique Antée « qui chaque fois qu’il tombait à terre se relevait plus fort encore » et conseillait la lecture de la profession de foi de Trebitsch Esprit et judaïté qui datait de 1919. D’ailleurs, les deux hommes se connaissaient personnellement, non seulement parce qu’ils partageaient la même vision du monde, mais aussi parce que Trebitsch avait créé la branche autrichienne du parti nazi. Comme tout bon paranoïaque, il se méfiait de tous ces serpents juifs qui infiltraient le parti et vérifiait s’ils n’étaient pas circoncis. Même Hitler avait un peu de peine à le prendre au sérieux, tout en affirmant que Trebitsch était capable de démasquer les juifs comme personne ne l’avait fait avant lui. Il songea même à lui confier la fonction de responsable de l’éducation idéologique du peuple allemand occupée par Alfred Rosenberg (encore un Juif selon Trebitsch) avant de l’écarter définitivement.

Toi aussi, tu es juif

Sans doute intimement persuadé que Hitler avait usurpé la place qui lui revenait, il poursuivit néanmoins en solitaire sa lugubre mission allant de ville en ville pour prêcher l’éradication des Juifs. Il parlait devant des centaines de personnes incapables de comprendre un moindre mot de ses harangues. Mais peu lui importait, il avait la certitude d’accomplir par là un acte égal à celui de Luther brûlant la bulle papale. Il tenait également un registre de noms allant de Streicher à Rosenberg, sans omettre Strasser, qui sapaient la cause sacrée à laquelle il se donnait corps et âme. 

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Theodor Lessing, qui l’a bien connu, était frappé par le fait que son délire se concentrait sur un point unique: l’empoisonnement du monde par les Juifs. « Dans tous les autres domaines, ajoute-t-il, il faisait preuve d’une lucidité et d’une logique rares. L’entendre parler était un délice, tant son argumentation était lumineuse. » Mais quand il évoquait les multiples tentatives d’empoisonnement dont il avait été victime, une certaine gêne s’installait. Et quand il exigeait que l’on examinât son sang pour avoir la preuve qu’il était bien un Germain, plus aucun doute n’était permis, il ne pouvait pas se détacher de ce constat: « Toi aussi, tu es juif. » 

Il se considérait d’ailleurs comme un être maudit. « Faut-il voir en lui un homme méprisable ou un homme malheureux ? » se demanda Theodor Lessing quand il apprit sa mort provoquée par une tuberculose miliaire. Trebitsch n’a jamais cru en ce diagnostic. Jusqu’à sa dernière heure, il demeura convaincu que les Juifs, ayant déjoué toutes ses précautions, étaient parvenus à l’empoisonner. Quant à Hitler, il ne fit qu’un bref commentaire: « Je ne sais plus rien de lui. Mais je n’ai pas oublié ce qu’il a écrit. »

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Belgique: en route vers la sanocratie

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Le Premier ministre belge Alexander De Croo au Parlement, Bruxelles, février 2021 © Shutterstock/SIPA Numéro de reportage : Shutterstock40829357_000001

Quelques jours après la France, la Belgique vient à son tour d’instaurer un nouveau confinement qui ne dit pas son nom, suite à une hausse modérée des contaminations ainsi que des admissions hospitalières et en soins intensifs. Nos voisins se reconfinent pour quatre semaines,
les écoles et commerces ferment, mais les déplacements restent autorisés. 


Les nouvelles mesures prises en Belgique démontrent, s’il le fallait encore, que les indicateurs Covid sont désormais les ordonnateurs en dernière instance de la politique de nos gouvernements, reléguant au second plan tous les autres aspects de la vie et de la gestion des affaires publiques. Dans le même temps, sous les auspices du projet de « Loi Pandémie » visant à fournir une base légale stable aux mesures sanitaires, le plat pays pourrait bien fournir à l’Europe le prototype d’un nouveau régime en passe de s’installer : la sanocratie. 

L’Absurdistan met la Constitution aux oubliettes

Avec 1948 morts par million d’habitant, la Belgique occupe à ce jour la quatrième place du classement mondial des pays avec le plus lourd bilan du Covid-19. Après deux confinements stricts, un couvre-feu – à une heure différente selon les régions – et un arsenal de mesures sanitaires restrictives, attentatoires aux libertés publiques, dépourvues de légitimité démocratique et bien souvent incohérentes –, au point d’avoir fait gagner au pays le surnom d’ «Absurdistan» –, la Belgique est pourtant peu suspecte d’avoir pêché par « laxisme » ou « rassurisme » face au coronavirus. Quoi qu’il en soit, entre les pressions croissantes pour la réouverture de différents secteurs devant les conséquences désastreuses des fermetures d’activité, et la nouvelle instauration d’un « semi-confinement », l’arsenal juridique des interventions gouvernementales pour motif sanitaire est aujourd’hui au centre d’une bataille larvée autour du projet de « Loi Pandémie ».

Le gouvernement belge s’obstine dans une approche qui a été tenue continuellement en échec

Suite au premier épisode épidémique de mars 2020 qui a vu l’octroi de pouvoirs spéciaux au gouvernement, alors en affaires courantes, les mesures sanitaires visant à juguler l’épidémie de Covid-19 ont depuis été établies par arrêtés ministériels, y compris par le nouveau gouvernement De Croo, fraîchement entré en fonction le 1er octobre 2020. C’est notamment le cas des mesures telles que l’imposition du port du masque en extérieur ou dans les transports publics, de la limitation de la « bulle sociale » ou des rassemblements, sous peine de sanction. Ces dispositions se fondent sur plusieurs textes de lois existants : loi du 31 décembre 1963 sur la protection civile (art. 4) ; la loi sur la fonction de police du 5 août 1992 (art. 11 & 42) ; la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile (art. 181, 182 et 187), autorisant le ministre ou les bourgmestres (maires) à réquisitionner des biens ou des personnes et à restreindre la liberté de circulation. Or, plusieurs juristes ont déjà montré que ces lois ne permettent en aucun cas de fonder les sanctions prévues par les différents arrêtés ministériels instituant les mesures sanitaires précitées. Dès lors, ces arrêtés sont en violation manifeste de la Constitution, laquelle stipule que « Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit » (art. 12), et que « Nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu’en vertu de la loi » (art. 14). En vertu de ce principe, au mois de janvier, un individu qui avait été verbalisé pour non-port du masque dans la rue s’était d’ailleurs vu acquitter par le Tribunal de Police de Bruxelles (le Parquet a depuis fait appel, l’affaire est toujours en cours).

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Devant les problèmes juridiques et politiques récurrents que posent ces arrêtés, le gouvernement a déposé début février un avant-projet de loi « relatif aux mesures de police administrative lors d’une situation d’urgence épidémique », résumé sous l’appellation de « Loi Pandémie ». L’objectif déclaré de ce projet est de rendre une légitimité politique aux mesures sanitaires en renforçant le rôle du Parlement dans leur élaboration et leur mise en place. Intention louable s’il est, qui mettrait fin à l’arbitraire des mesures décidées par les « Comités de Concertation » successifs et des groupes d’experts qui les conseillent, déjà pointés du doigt pour le peu de cas qui y était fait des aspects psychosociaux, éducatifs et culturels, de même que pour les conflits d’intérêt auxquels certains de leurs membres sont exposés. 

Persévérer dans l’erreur… mais en tout légalité

Mais au-delà de la faiblesse de leur base juridique, de l’inconstitutionnalité manifeste de certaines d’entre elles, et de leur absence de légitimité démocratique, c’est aussi la pertinence et la cohérence de ces mesures qui questionne et érode l’adhésion de la population à leur égard. Car on ne peut qu’être frappé par la monotonie et l’indigence des stratégies mises en places par l’exécutif belge : en phase « haute », confinements, fermetures d’activités, restrictions de déplacement, enseignement et travail à distance ; en phase « basse », réouvertures (non sans contraintes et protocoles stricts), activités en présence, contacts et circulation accrus. Voilà, en tout et pour tout, la boîte à outils des décideurs belges. Or, et c’est là le point central du problème, la « Loi Pandémie » en cours d’élaboration ne prévoit aucun revirement stratégique à cet égard, pas plus qu’elle ne propose l’implication du Parlement ni ne s’enquiert de consulter la population d’une façon ou d’une autre pour délibérer de la mise en place de mesures d’une si exceptionnelle gravité. Elle se borne, simplement, à faire avaliser par le Parlement la possibilité pour le gouvernement d’édicter des mesures sanitaires par arrêtés ministériels – reconnaissant ainsi implicitement l’irrégularité de la situation présente –, et ce « en situation d’urgence d’épidémique ». Mais précisément, qu’est-ce donc qu’une situation d’urgence épidémique ? Le texte la définit comme « tout événement qui entraîne ou qui est susceptible d’entraîner une menace grave suite à la présence d’un agent infectieux chez l’Homme ». En dépit d’autres critères venant compléter cette définition (nombre de personnes potentiellement touchées, effet potentiel sur la mortalité, débordement des services de santé, besoins de coordination, reconnaissance par l’OMS etc.), c’est bien, en définitive, le gouvernement qui sonne l’alarme de cette « urgence épidémique », avec pour seule obligation de fournir les chiffres sur lesquels se fonde cette décision. Rien, en revanche, n’est prévu pour en contester la validité ou en stopper la mise en place via une quelconque instance de contrôle. 

À partir de là, tout le reste de la loi ne concerne que les aspects pratiques et administratifs, qui sont presque un copié-collé des dispositions existantes (imposition du port du masque en différents contextes, distanciation sociale obligatoire, limitation de contacts, etc.) et des astreintes prévues en cas de non-respect de celles-ci. En plus d’avoir déjà été épinglé par plusieurs juristes pour son opacité et son manque de précision, et recalé par l’Autorité de protection de données pour absence de garanties suffisantes, ce projet de Loi pêche surtout par l’incroyable indigence stratégique qui le caractérise. Un an après le début de l’épidémie, le gouvernement belge s’obstine dans une approche qui a été tenue continuellement en échec, qui n’affiche aucune plus-value au regard de celle, moins restrictive, conduite dans d’autres pays (Corée du Sud, Taiwan, Suède, ou même Allemagne), et dont les mesures n’ont eu qu’un effet marginal sur la dynamique du Covid-19 dans le pays, au prix d’un coût social, économique et psychologique catastrophique.

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Plusieurs voix du monde scientifique se sont pourtant déjà élevées pour dénoncer le dogme de la gestion de crise actuelle et suggérer d’autres pistes: remise en cause de la pertinence d’appliquer des mesures en population générale plutôt que d’avoir recours à une prophylaxie renforcée pour les personnes à risque ; détection et prise en charge précoce, et utilisation de tests antigéniques rapides, comme le proposait récemment le collectif d’universitaires #CovidRationnel; enfin, et bien évidemment, embauches de personnel et augmentation de la plasticité du système hospitalier. À tout cela, le gouvernement belge est sourd et aveugle. On ne change pas une équipe qui perd, semble-t-il.  

Loi Pandémie: prélude à la sanocratie?

Un débat parlementaire autour de la législation relative aux mesures d’urgence est évidemment essentiel. Toutefois, le projet du gouvernement belge actuel annonce une tendance très dangereuse, qui ne ferait qu’entériner le statu quo et légaliser une gestion arbitraire, incohérente, improvisée, visant indistinctement la population plutôt que les publics-cible, et négligeant les éléments structurels qui permettraient une véritable résilience du système de santé. Le tout au prix d’un piétinement des libertés publiques (liberté de réunion et de circulation, liberté d’entreprendre, droit à l’épanouissement culturel et social, etc.) inédit depuis la seconde guerre mondiale, et d’effets éducatifs et sanitaires à long terme (santé mentale, retards diagnostiques, traitements tardifs d’autres maladies etc.) qui rendent chaque jour le rapport « bénéfices/risques » de ce semi-confinement de plus en plus défavorable. Plus encore : comme le rappelait une récente carte blanche, l’objectif initial de « contenir » la vague épidémique qui nous débordait au printemps 2020 a subrepticement été remplacé par l’objectif de « contrôler le virus » et ses effets collatéraux hors des phases épidémiques…

Ce changement d’optique, qui subordonne pratiquement tous les aspects de la vie en société à la limitation du flux de malades – pour le motif inavoué de pallier l’impéritie des gouvernements passés et présents en matière de santé –, et son mode de gestion « automatisée », hors de tout débat démocratique, nous conduit donc tout droit, mais silencieusement, vers rien moins qu’une nouvelle forme de régime politique. À la « démocratie », où l’intérêt général et la volonté du peuple sont la raison ultime du pouvoir, pourrait bien succéder la « sanocratie », où la « tension minimale sur le système de santé » deviendrait l’alpha et l’omega d’une gestion autoritaire des affaires publiques, au risque de mettre en péril la culture, la sociabilité, l’enseignement, le petit commerce, et avec eux l’essentiel de la civilisation européenne.

Xavier Bertrand peut-il gagner son pari?

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Xavier Bertrand Photo: Hannah Assouline

Xavier Bertrand a précipité l’annonce de sa candidature pour 2022 cette semaine. Le président du conseil régional des Hauts-de-France, qui a quitté LR en 2017, peut-il espérer l’emporter? Et que va faire son ancienne famille politique? Les analyses de Philippe Bilger


Xavier Bertrand a décidé d’annoncer officiellement sa candidature à l’élection présidentielle. On voit bien pourquoi il était important pour lui de sortir du piège tendu par Emmanuel Macron, consistant à manipuler à sa guise la date des élections régionales prévues en juin et peut-être retardées. Xavier Bertrand aurait été prisonnier de son engagement, assurant qu’il ne serait candidat en 2022 qu’après sa victoire aux régionales. Il a échappé au guêpier. Ce n’est pas dire que l’avenir est forcément rose pour lui et plus généralement pour la droite. Xavier Bertrand se qualifie de « gaulliste social » mais cet adjectif, qui pourrait aujourd’hui ne pas le revendiquer ? Et son gaullisme mettant fortement l’accent sur la faillite régalienne du président n’est pas aux antipodes d’une droite consciente d’elle-même.

N’est pas de Gaulle qui veut

On a le droit, aussi estimable que soit cette personnalité qui sincèrement a jeté par-dessus bord la comédie politicienne, de s’interroger sur sa stratégie. J’entends bien sa volonté de nouer un dialogue direct avec les citoyens, mais n’est pas de Gaulle qui veut. Par ailleurs, si on a bien compris qu’il va « accélérer pour écraser le match » en ayant l’intention de multiplier ses interventions[tooltips content= »«Le président des Hauts-de-France veut multiplier les prises de parole dans les prochaines semaines pour s’imposer à droite», selon le Figaro du 25 mars »](1)[/tooltips], imaginons qu’il ne parvienne pas à se rendre incontournable et soit contraint de réexaminer sa tactique. Certes il a affirmé qu’il ne participerait jamais à une « primaire » parce qu’il est persuadé que LR lui tiendra toujours rigueur de son départ. D’abord ce n’est pas exact et ensuite quelle solution de remplacement pour lui ?

À considérer l’évolution de la hiérarchie officielle de LR, il semble acquis que Xavier Bertrand, quoique à l’extérieur, est déjà mieux perçu et accepté que ceux qui, à l’intérieur, auraient l’adhésion majoritaire des militants, par exemple Bruno Retailleau.

A relire, Philippe Bilger: Les LR se satisferaient-ils d’être une annexe du macronisme?

Que Xavier Bertrand campe sur sa position de refus de la primaire ou du « départage » alors qu’enfin, sous l’égide du président Larcher, un système satisfaisant et efficace va être trouvé et que les oppositions à cet inévitable processus se réduisent jour après jour – Valérie Pécresse a souhaité récemment une primaire la plus large et ouverte possible -, on verrait mal quelle pourrait être la solution de repli pour lui.

Pour battre un président sortant plus de gauche que de droite, Bertrand ne peut pas faire fi de sa famille politique historique

Il serait d’autant plus dans une nasse – sauf à aspirer à un combat solitaire et désespéré – si la primaire apportait sa légitimité à un incontestable vainqueur. Comment concevoir que Xavier Bertrand, conscient de l’échec de sa stratégie personnelle, puisse ne pas tenir compte de l’aura de celui ou de celle qui l’aura emporté lors du départage ? Il se retirerait de la course et le plus probable alors est que lucide et solidaire, il se battrait pour faire gagner la cause de son camp. Dans l’hypothèse contraire qui conduirait LR a prendre acte de l’essor irrésistible de Xavier Bertrand, nul doute qu’une telle configuration rebattrait les cartes de la primaire ou la rendrait même inutile. En définitive, Xavier Bertrand ne pourra faire fi, s’il ne progresse pas, d’une primaire totalement réussie. Et LR devra tenir compte de sa position de force s’il domine le jeu de la droite avant 2022.

Quel que soit le visage de l’avenir, au regard de mes préférences de citoyen, une déperdition serait désastreuse qui ne verrait pas Xavier Bertrand soutenir Bruno Retailleau ou ce dernier ne pas apporter son concours et son influence à Xavier Bertrand. Je n’ai aucun scrupule à les réunir car d’une certaine manière ils le sont déjà, pâtissant d’une hostilité et d’une condescendance communes. On les juge sur une apparence qui ne serait soi-disant pas charismatique. Tant mieux. Rien de plus stimulant pour des ambitieux intelligents que d’être traités comme de « Petit Chose »: cela donne de l’élan et égare les adversaires. L’un et l’autre ne sont pas appréciés par Nicolas Sarkozy et par Christian Jacob qu’il convient de créditer de cette incongruité rare : soutenir ceux qui ne sont pas candidats et entraver celui qui l’est, qui recueille un large assentiment mais ne plaît pas à la nomenklatura: Bruno Retailleau. Il y a là des similitudes, entre Xavier Bertrand et lui, qui ne sont pas insignifiantes. Et qui s’ajouteraient à leur volonté de ne pas vendre la droite au macronisme parce que, Bruno Retailleau l’a justement rappelé le 25 mars sur Sud Radio (vidéo ci-dessous), le président de la République est bien plus de gauche, et pas seulement sur le registre régalien, que de droite.

La droite n’est pas à plaindre. Elle n’est pas morte. Elle n’est même pas moribonde. La seule certitude dans l’immense incertitude politique à venir est que probablement le RN sera au second tour de l’élection présidentielle. La droite n’a pas à être traitée avec commisération, avec une sorte d’apitoiement comme si les autres camps regorgeaient de talents et de vainqueurs plausibles. Pas plus la gauche que l’extrême gauche ou les écologistes ne suscitent l’enthousiasme ! Ils ne sont pas pourvus en candidats sérieux. Quant au président de la République, s’il peut se représenter, le premier tour ne sera pas une partie de plaisir pour lui.

A lire aussi, Pierre Cretin: Jean-Luc Mélenchon connaît l’avenir du monde…

Je persiste donc : la droite n’est pas à plaindre. Par exemple, Xavier Bertrand, Bruno Retailleau, Valérie Pécresse, Laurent Wauquiez ou David Lisnard offriraient un choix de qualité. Sans primaire, on jouerait le gagnant aux dés ? Certains m’opposeront qu’on n’imagine aucun de ceux-là président. Mais à observer ceux qui le sont devenus, l’espérance de la droite est-elle absurde ?

Claude Sautet l’alchimiste

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Claude Sautet reçoit le César du meilleur réalisateur pour "Un cœur en hiver", 1993 © VILLARD/SIPA Numéro de reportage : 00231251_000025

Loin de l’image surannée d’un cinéaste conventionnel, un documentaire d’Arte ainsi que l’essai de Ludovic Maubreuil montrent toute la complexité d’un homme et d’une œuvre qui va bien au-delà d’une peinture de son époque.


Il est bien fini le temps où les critiques considéraient le cinéma de Claude Sautet comme un reflet bourgeois de l’époque giscardienne. Refrain ô combien entendu. Il était temps. En ce mois de mars de cette triste année 2021, on lui rend partout hommage. Netflix a programmé plusieurs de ses films, Arte diffuse le superbe documentaire d’Amine Mestari : Le calme et la dissonance qui fait apparaître un Sautet tout en nuances et complexité, et enfin l’ouvrage de Ludovic Maubreuil Du film noir à l’œuvre au blanc vient de paraître aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. 

Il s’agit d’une analyse très exigeante, universitaire mais singulière : les films de Sautet sont analysés comme une mécanique qui se grippe dans une sorte d’empire des signes, presque ésotériques. « Sa mise en scène, à tout point opposée à celles, sibyllines et creuses de notre temps, se révèle riche de significations secrètes et cependant immédiatement accessibles. Il faut donner tort à ceux qui n’ont jamais vu en son cinéma, qu’aimables analyses sociologiques et académisme bourgeois. »

Dès son premier film « Classe tous risques » en 1960, Sautet fut gêné par la Nouvelle Vague, car ce premier opus sortira très malencontreusement le même jour que A bout de souffle de Godard. Ce n’est que dix ans après, en 1970, grâce au scénariste Jean-Loup Dabadie qu’il rencontre enfin le succès avec Les choses de la vie, même s’il fut boudé à Cannes à une époque où le cinéma devait être explicitement engagé. 

Trio infernal et mécanique huilée

Ce film genèse définira la thématique propre à Sautet: le trio infernal, la trinité qui n’aboutit jamais, mais qui entraîne la faillite du couple. L’empêchement sentimental est au centre de son cinéma. Comme l’écrit Ludovic Maubreuil, « Sautet a toujours pris un malin plaisir à subvertir la classique trame cinématographique: boy meets girl, boy loses girl, boys gets girl back (…) Dans Les Choses de la vie, cette chronologie se voit ainsi perturbée de manière exemplaire: la rupture nous est montrée avant la rencontre et la réconciliation pourtant actée ne se réalise pas. » La construction en flash back crée également une distanciation quasi brechtienne ; les couples, chez Sautet, sont toujours dans un entre deux, se quittent ou n’arrivent pas à communiquer, mais toujours avec délicatesse. Sautet est à la fois délicat et subversif. Piccoli disait de lui qu’il était si angoissé et bouillonnant qu’il était obligé de s’astreindre à beaucoup de rigueur. En effet ses films obéissent à une mécanique très précise et bien huilée, comme pour ne pas se laisser déborder. 

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Pour signifier la faille, annoncer le malheur ou la joie, toujours mezzo voce, le cinéaste envoie des signaux, des petites choses de la vie qui se répètent, des gimmicks. Ainsi, la pluie est de mauvais augure: « C’est une pluie qui surprend, qui tombe dru et qui oblige à s’abriter en urgence mais surtout annonciatrice de tourments, ou plutôt de tournants dans l’histoire. » Au sein du couple, lorsque César rencontre son rival David pour la première fois dans César et Rosalie. Mais la pluie surgit aussi à des moments plus violents, comme lors d’une bagarre entre père et fils (Yves Robert et Patrick Dewaere) dans Un mauvais fils. L’escalier est fatal, comme celui que remonte Yves Montand / Vincent dans Vincent François Paul et les autres, après avoir passé un coup de fil qui lui annonce sa probable faillite. Le feu en revanche, par exemple toujours dans Vincent, François, Paul et les autres, renforce les liens d’amitié. 

Sautet est d’une pudeur sans limite lorsqu’il évoque l’amour dans ses rares moments de grâce. Il ne montre que de brèves étreintes, selon l’expression de Maubreuil, ainsi, dans ce flash back où les couples qui se délitent de Vincent, François, Paul et les autres, sont montrés en train de danser. On sait alors qu’ils se sont aimés un jour. Le cinéma de Sautet est elliptique et c’est une des raisons pour lesquelles il est à mon sens aussi puissant. Mais la mécanique finit toujours par dérailler pour nous mener à la « faille ontologique ». 

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Car le monde de Sautet se fissure sans cesse. Il y a comme une impossibilité d’accomplissement. Le mariage impossible, l’amitié enfuie, les femmes fortes et les hommes «faibles et merveilleux, qui se retirent du jeu avec grâce» comme disait Tennessee Williams. 

Côté sombre et côté doudou

Ludovic Maubreuil convoque l’alchimie, l’ésotérisme et la psychanalyse jungienne, notamment le concept de synchronicité lorsqu’il analyse le côté sombre du cinéaste. Le réalisme en touches qui fait jaillir un mystérieux symbolisme. La dissonance. Cette dissonance qui est parfaitement incarnée dans le personnage de Daniel Auteuil / Stéphane dans Un cœur en hiver, film mal aimé mais peut-être le plus proche finalement de l’âme du cinéaste, et dénué de tout artifice. Stéphane traverse le film comme un fantôme cynique, refusant l’amour d’Emmanuelle Béart / Camille. Chez Sautet, il n’y aura jamais, jusqu’à la fin, d’amour heureux. Cependant, chez ceux de ma génération, Sautet reste un cinéaste réconfortant, un peu « doudou ». Car c’est la France des jours heureux, celle que nous avons connue enfant et qui nous manque cruellement. Le temps des brasseries bruyantes et enfumées, et Piccoli la clope au bec à longueur de films. Avec la petite musique à la fois  lyrique et étouffée de Philippe Sarde. Cette France que chantait aussi Michel Delpech qui fait partie de la bande son de l’époque: « Lorsqu’il est descendu pour acheter des cigarettes, Jean-Pierre savait déjà qu’il ne reviendrait plus jamais » chante-t-il dans Ce lundi-là. Il y a dans ce bout de texte, toute l’essence de celui qui est sans doute un de nos plus grands cinéastes. 

Le calme et la dissonance d’Amine Mestari sur Arte.tv (jusqu’au 1er mai)

Du film noir à l’œuvre au blanc de Ludovic Maubreuil (Pierre Guillaume de Roux)

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Bertrand Tavernier, le cinéma dans le sang

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Bertrand Tavernier, New York, 2011 © BEHAR ANTHONY/SIPA Numéro de reportage : SIPAUSA30068734_000004

Portrait du réalisateur disparu


Ces dernières années, Bertrand Tavernier cherchait à monter un film d’après un roman de Russel Banks, sur le thème du deuil. Il devait s’appeler Snowbird. Susan Sarandon et Jennifer Jason Leigh avaient accepté de faire partie de la distribution. Mais Amazon, qui devait financer initialement le film, a laissé tomber le réalisateur, lui expliquant qu’il n’arriverait certainement pas à atteindre un public jeune. Tavernier ne sera jamais un cinéaste des plateformes. Son dernier film restera donc son Voyage à travers le cinéma français (2016), déambulation historique libre dans ce que le 7ème art français a produit de meilleur ou de plus curieux entre l’arrivée du parlant (le tout début des années 30) et le début des années 70. (L’âge glorieux des… débuts de Tavernier). La fresque offre un panorama à la fois si définitif qu’elle restera longtemps une porte d’entrée universelle pour les cinéphiles en herbe, mais aussi le plus bel autoportrait de Tavernier lui-même – ce gouailleur timide, pudique, qui n’hésitait pourtant jamais à rencontrer son public, longuement, et était devenu maître dans l’art de parler des cinéastes qu’il aimait quand on l’interrogeait sur sa propre œuvre. Lui qui semblait avoir connu tous les géants, et parsemait volontiers sa conversation d’un « Jean Gabin me racontait… » ou d’un « Delmer Daves avait coutume de dire… » – avec un regard malicieux qui guettait bien entendu le signe de notre méconnaissance coupable de Daves. Le réalisateur avait déjà eu les plus grandes difficultés à monter ce projet, pourtant d’utilité publique. 

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L’homme avait fait le choix de naître à Lyon, au tout début des années 40. Certainement car il savait que le cinéma était lui-même né dans la capitale des Gaules, par la fantaisie de deux frères – Lumière ! – qui allaient changer la face du monde. Sa boulimie de cinéma commence dès l’enfance, comme il l’expliquera longuement à Noël Simsolo dans le livre d’entretiens Le cinéma dans le sang : « Seul le film comptait. Il y avait des salles, le Palace à Paris, avec des loges pour les couples, d’autres dont l’attraction était un numéro de strip-tease… À Lyon j’ai vu Le Désir de Roberto Rossellini et Bob le flambeur de Jean-Pierre Melville dans une salle spécialisée dans l’érotisme soft, avec strip-tease à l’entracte ». Une légende dit d’ailleurs qu’une salle lyonnaise a présenté un jour le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein entrecoupé d’un numéro de nu intégral. La ville de Lyon traversera une bonne partie de son cinéma, devenant même un personnage de premier plan de L’horloger de Saint-Paul (1974) et d’Une semaine de vacances (1981) – narrant le spleen passager d’une enseignante. Film méconnu qu’il conviendrait de présenter plus régulièrement au public.

Des débuts en tant que critique et attaché de presse

Le jeune-homme suit un cheminement plutôt sinueux pour devenir réalisateur. Après une expérience épique et assez violente d’assistant auprès de Melville sur Léon Morin, prêtre, il s’essaie à la mise en scène dans deux courts-métrages, d’amusants pastiches sans prétention du cinéma américain : Le Baiser de Judas et Une chance explosive (1964). Puis Tavernier lève le pied ; il ne s’estime pas prêt à donner son premier long-métrage. S’ensuivent alors dix années décisives, durant lesquelles il va s’adonner à la critique et devenir attaché de presse – tout d’abord pour Rome-Paris-Film puis en indépendant pour les plus grosses productions américaines. C’est à cette époque qu’il nouera des liens avec des figures telles que John Ford, Stanley Donen, John Huston ou le roi de la série B, Roger Corman. Ces rencontres donneront lieu à des entretiens fondamentaux pour la compréhension du cinéma américain, réunis ensuite dans le recueil Amis américains. D’autres rencontres suivront, avec Clint Eastwood et Quentin Tarantino, notamment, qui seront célébrés à l’Institut Lumière de Lyon que Tavernier présidera à partir des années 80. 

Plein de ces images, de ces rencontres, « Tatave » se lance pour de bon dans la mise en scène au tournant des années 70. Si l’influence du cinéma américain et de ses genres canoniques (le western…) va marquer son œuvre, le réalisateur va rechercher également la collaboration de vieux briscards du cinéma français classique de l’entre-deux-guerres, tels que les scénaristes Jean Aurenche ou Pierre Bost. Si Tavernier ne rejettera jamais certains apports de la « Nouvelle vague » et saura même apprécier les grands films de Truffaut ou Chabrol, il n’a pas pour ambition de renverser la table. C’est un nouveau ton que Tavernier impose, avec Claude Miller et Alain Corneau qui débutent à la même époque ; et il va retrouver avec l’aide d’Aurenche et Bost ce que le cinéma d’antan, le cinéma d’avant la « politique des auteurs », pouvait avoir de meilleur. L’horloger de Saint-Paul (1974) sera ainsi un drame intimiste, noir, adapté de Simenon sur le désarroi d’un homme dont le fils est accusé du meurtre d’un CRS. Le réalisateur impose déjà une forme de lyrisme en demi-teintes, aux effets calculés mais rarement ostensibles, souvent invisibles au premier visionnage. La collaboration commence aussi avec un compositeur débutant, qui suivra Tavernier sur toute sa carrière, Philippe Sarde. Et également avec des acteurs qui habiteront son cinéma : Jean Rochefort, Christine Pascal et surtout Philippe Noiret – mélange d’un profil débonnaire et d’une âme que l’on devine bouillonnante – qui fera un double récurrent idéal au metteur en scène. Un an plus tard la petite équipe revient avec Que la fête commence…, film historique, en costumes, débridé, autour de la période de la Régence. Deux films, deux ambiances radicalement différentes, et un propos qui déjà s’affirme. Il apparaît évident que Tavernier sera déroutant, et ne fera jamais deux fois le même film (ce qui est la maladie chronique des cinéastes paresseux ou usurpateurs). 

Un dimanche à la campagne, son chef-d’œuvre

Cependant, l’Histoire demeure un fil-rouge de ses préoccupations et sa caméra traversera à la fois le moyen-âge dans La Passion Béatrice (1987), la guerre de 14-18 à deux reprises : La vie et rien d’autre (1989) et Capitaine Conan (1996). Dans Laisser-passer (2002), Tavernier reviendra sur la vie quotidienne des gens de cinéma sous l’occupation, à travers l’activité de la Continental-Films, société de production française financée par des capitaux allemands. 

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Mais le western n’est jamais très loin, et dans l’un de ses plus grands succès – Coup de torchon (1981), il adapte magistralement le roman western de Jim Thompson 1275 âmes, dont il transpose l’action texane dans l’empire français. L’Amérique profonde devenant un endroit provincial de l’Afrique-Occidentale-française et le sheriff de l’histoire initiale devenant un policier en perdition, au bout du rouleau, incarné par un Noiret à la violence rentrée, qui finit par exprimer ses pulsions meurtrière et suicidaire après des années d’humiliations. Une ambiance cruelle et poisseuse que Tavernier retrouvera avec Dans la brume électrique (2009) son seul film américain, thriller brassant les thèmes du racisme et aussi de l’alcoolisme (le film est plein de visions de delirium tremens.) Le long-métrage de cape-et-d’épée La fille de d’Artagnan (1994) et La Princesse de Montpensier (2010), d’après Madame de La Fayette, ne sont pas à proprement parler des westerns, mais ils comportent beaucoup de chevaux. Et l’on ne peut pas reprocher grand-chose à un cinéaste humaniste qui aime filmer les chevaux. 

N’essayons pas d’embrasser toute son œuvre, tellement abondante (une vingtaine de long-métrages, dont quelques documentaires), mais disons encore un mot d’Autour de minuit (1986) superbe déclaration d’amour au jazz, dont les scènes musicales sont filmées et jouées en son direct par le saxophoniste Dexter Gordon, qui tient le premier rôle. Ne négligeons pas de revoir L.627 (1992) film policier étonnant, construit sur une sorte de structure en spirale, qui ne comporte pas d’intrigue principale, pas de commencement, pas de fin, et nous plonge dans le quotidien répétitif et frustrant des officiers de la Brigade des stups. Film qui sera l’une des plus notables incursions au cinéma du regretté Didier Bezace, récemment disparu, qui avait voué sa vie au théâtre – et incarne ici un flic encore passionné par son métier, qui arrondit ses fins de mois en filmant des mariages avec son camescope. Encore un double de Tavernier… En 1984 il donne son chef-d’œuvre : Un dimanche à la campagne, d’après le très beau roman de Pierre Bost, Monsieur Ladmiral va mourir. Magnifique portrait d’un artiste-peintre qui, au soir de sa vie, est pris d’un vertigineux questionnement sur son œuvre : lui qui n’a suivi aucune des avant-gardes picturales de la fin du XIXème siècle et du début du XXème marquera-t-il son Art ? L’action se passe en 1912, et tout le film – magnifiquement photographié par Bruno de Keyzer – semble une longue succession de références aux toiles d’Auguste Renoir. Ce vieil homme (incarné par Louis Ducreux), à l’occasion d’une visite dominicale de ses deux enfants (Michel Aumont et Sabine Azéma) se demande s’il ne ferait pas mieux de tout remettre à plat pour survivre. Après le départ de ses enfants, il met sur le chevalet une nouvelle toile vierge. Le film s’arrête là. Adieu Tatave ! Que la fête commence !

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Yasmina Reza: l’émotion, l’humour et le deuil

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L'écrivain Yasmina Reza, 2017 © Auteurs : NIVIERE/BENAROCH/SIPA, Numéro de reportage : 00821882_000093

Sur un sujet délicat, une visite à Auschwitz, Yasmina Reza donne avec Serge un roman qui évite tous les clichés


Serge, le dernier roman de Yasmina Reza, a reçu d’excellentes critiques. Cette unanimité autour d’elle est une habitude. Un souvenir me revient. Au moment où elle commençait à être connue, avec sa pièce « Art », au milieu des années 90, un coiffeur parisien, à qui je disais par hasard que je m’intéressais à la littérature, m’avait parlé d’elle avec éloge: son salon était voisin du théâtre où les représentations avaient lieu. Le « merlan » lettré (j’aime ce vieux mot d’argot pour dire coiffeur) m’avait assuré que Yasmina Reza était quelqu’un avec qui il allait falloir compter! Il ne s’était pas trompé, à vrai dire.

Une langue pleine d’émotions

Depuis, Yasmina Reza a alterné pièces de théâtre et romans, et même un « reportage » très personnel consacré à Nicolas Sarkozy (sous le très beau titre de L’aube le soir ou la nuit). Elle a obtenu le prix Renaudot en 2016 pour son roman Babylone. Celui que nous pouvons lire à présent, depuis cette rentrée de janvier, s’intitule Serge. L’histoire se passe à Paris et tient en un résumé très bref: deux frères, Serge et Jean (le narrateur), et leur sœur Nana, issus d’une famille juive originaire d’Europe centrale, perdent leur mère emportée par un cancer.

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Quelque temps après, ils décident, à l’instigation de la fille de Serge, Joséphine, d’aller visiter Auschwitz. Cette trame suffit à Yasmina Reza pour emporter le lecteur sur quelque deux cents pages frénétiques. Car tout tient dans la langue, extrêmement vive, pleine d’émotions, d’une belle efficacité avec une grande économie de moyens et des raccourcis vertigineux. Le style de Yasmina Reza me semble en parfaite adéquation avec notre époque, tout en gardant une légèreté surnaturelle grâce à un sens de l’humour irrésistible (le fameux humour juif).

Loin du politiquement correct

Au cœur du roman, il y a donc cette journée passée à Auschwitz. C’est là peut-être qu’on pouvait attendre Yasmina Reza, pour voir si elle serait à la hauteur. Elle s’en sort haut la main, à mon humble avis, avec une intelligence et une liberté stupéfiantes. Elle met ses personnages – concernés au premier plan en tant que juifs – en situation, leur fait vivre ce moment rempli de contradictions. Vision critique? Certes, et peut-être même subversive; mais tant mieux si nous échappons pour une fois au « politiquement correct »! Petit exemple, parmi beaucoup d’autres: le personnage de Serge a revêtu pour l’occasion un costume noir, afin de ne pas ressembler aux touristes se croyant à Disneyland. Ce qui donne le dialogue suivant entre Serge et sa fille Joséphine: « Tu n’as pas chaud mon papounet avec ce costume? – Si. Mais je ne me plains pas à Auschwitz. » Et tout est comme ça, dans ce livre.

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J’ai moi-même failli visiter Auschwitz, en 1990. En vacances à Varsovie, je m’étais rendu à Cracovie une journée, dans l’idée de découvrir cette belle cité polonaise. Lorsque je suis descendu du train, le taxi, voyant que j’étais désœuvré, m’a proposé de me conduire au camp d’Auschwitz, qui était à environ une heure de route. J’ai hésité, mais ai décliné sa proposition, ne sentant pas en moi la concentration morale requise pour affronter à l’improviste cet événement « sans réponse » de l’histoire humaine. Je me suis dit que je reviendrais plus tard, tout spécialement pour cette visite. Jusqu’à présent, l’occasion ne s’est plus présentée. Au fond, je pense qu’à moins d’y être forcé par quelque obligation extérieure honorable, je ne serai sans doute jamais « prêt » pour voir Auschwitz. Et ce très beau livre de Yasmina Reza, dont le propos est hanté par l’enfer du camp, me confirme presque dans cette indécision fondamentale.

Yasmina Reza, Serge. Éd. Flammarion.

Serge

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Légion étrangère: « Ces étrangers nous donnent une leçon d’identité »

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Le colonel Nicolas Meunier, chef de corps du 1er REC, au milieu de ses hommes. © Stéphane Edelson.

Unique au monde, la Légion recrute majoritairement des soldats étrangers prêts à se battre pour la France jusqu’au sacrifice suprême. Outre son entraînement de haut vol, la force de cette institution réside dans la cohésion créée par la tradition et la mémoire. Entretien avec Nicolas Meunier, chef de corps du 1er régiment étranger de cavalerie.


Causeur. « Nous ne sommes pas militaires, mais légionnaires ». À la Légion étrangère, on est très attaché à la singularité de l’institution.

Colonel Nicolas Meunier. La Légion étrangère est une institution unique au monde. Il y a bien une Légion espagnole (la Bandera), mais qui ne recrute que des hispanophones – et d’ailleurs de plus en plus d’Espagnols. Quoique héritière d’une histoire bien plus ancienne d’étrangers venus prendre les armes pour la France, la Légion étrangère a été créée en 1831 par une loi de Louis-Philippe. Elle se différencie uniquement du reste de l’armée de Terre par le fait qu’elle recrute essentiellement des soldats étrangers. Que des étrangers viennent porter les armes et combattre est tout de même assez singulier ! En effet, la finalité du légionnaire, c’est le combat. Généralement un peu plus âgé qu’un engagé volontaire de l’armée de Terre, il a connu une autre vie, une autre expérience qui a pu mal se passer à un moment et le décider à s’engager dans la Légion étrangère.

La légende selon laquelle on rejoint la Légion pour racheter son passé par le sang n’est donc pas totalement fausse ?

C’est excessif. Certains légionnaires ont un passé à se reprocher, mais cela ne relève pas, aujourd’hui, de la grande criminalité, au pire de la petite délinquance. Toutefois, la légion est surtout la caisse de résonance de la géopolitique mondiale. Elle était très largement allemande à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ensuite en partie anglaise, elle est actuellement un peu ukrainienne. Après la chute du mur de Berlin et les dix années d’anarchie qui se sont ensuivies dans la Russie postsoviétique, nous avons eu beaucoup d’anciens soldats russes qui cherchaient simplement un moyen de gagner leur vie. Cependant, nous avons près de 140 nationalités : des gens d’Amérique du Sud, des Asiatiques, peut-être un peu moins d’Occidentaux, même si, à une époque, nous avons recruté beaucoup de Roumains. Actuellement, nous voyons arriver de nombreux Brésiliens et Népalais, en plus des Ukrainiens. Malgré des tendances conjoncturelles, notre vocation universelle ne se dément pas.

« Que des étrangers viennent porter les armes et combattre est tout de même assez singulier! »

Les relations hiérarchiques sont très affectives à la Légion. L’amour du chef et l’obéissance vont de pair.

À partir du moment où on demande à des gens de partir au combat, d’accepter contractuellement de mourir, la relation de confiance est fondamentale. Pour peu qu’on s’occupe d’eux avec sincérité et équité, les légionnaires sont extrêmement reconnaissants. Ils ont beau jouer les gros bras, beaucoup restent des étrangers, un peu perdus, dans les premiers temps. Ils sont pour beaucoup très loin de chez eux, de leur famille. Lorsque nous étions projetés au Mali, j’ai eu deux légionnaires qui ont respectivement perdu : l’un, son père en Ukraine, et l’autre, une mère au Brésil. On aurait pu les autoriser à partir. Ils ont choisi de poursuivre leur mission. S’ils acceptent ce genre de choses, c’est aussi par amour pour leur chef, par attachement à leurs camarades pour continuer à remplir la mission. Et, dans mes directives, je demande à mes officiers d’aimer leurs hommes et de les faire grandir.

Vous avez passé plusieurs mois au Mali, de février à juillet 2020. Quel est le sens de notre engagement là-bas ?

L’opération Serval a été déclenchée en 2013 pour stopper dans l’urgence un raid djihadiste dont l’objectif était Bamako. Par la suite, depuis 2014, l’opération Barkhane s’est installée dans la durée afin de résoudre une crise régionale profonde et accompagner un processus politique. Le Mali est à la croisée des chemins de beaucoup de fractures, entre agriculteurs et pastoralisme, entre de nombreuses ethnies, entre l’Afrique du Nord (le Maghreb, le peuple touareg) et les populations plus méridionales du Niger (Bambaras, Songhaïs). Tous ces groupes s’affrontent depuis des centaines d’années pour des pâturages ou des points d’eau. Cependant, avec le djihadisme, nous sommes confrontés à un problème nouveau : il faut le combattre là-bas pour éviter de l’avoir chez nous. Certains contestent cet état de fait dès lors que la plupart des terroristes qui ont pu sévir en France ne viennent pas de cette région. Cependant, le Sahel reste l’arrière-cour stratégique de l’Europe, nous avons donc intérêt à ce que le chaos n’y règne pas. Nous devons donc aider nos partenaires étatiques locaux à combattre l’islamisme et sa violence. Nous menons une guerre qui s’inscrit dans le temps long.

Nos armées ne sont-elles pas d’abord conçues pour des guerres interétatiques classiques ?

La volonté du chef d’état-major de l’armée de Terre est que nous soyons prêts pour tous les cas de figure, les engagements plus durs et une guerre future qui sera différente. Au Mali, on se bat contre des groupes dont les membres sont recrutés dans des populations désespérées, embrigadées parfois contre leur gré, manipulées par la propagande, contre des jeunes adultes en claquettes qui circulent à moto avec des kalachnikovs. Même s’ils peuvent, par la force du nombre, commettre des atrocités, ce n’est pas une guerre interétatique ou « symétrique », avec l’engagement des chars et de l’aviation comme cela s’est passé en Syrie. Face à Daech, qui contrôlait un territoire et disposait de moyens militaires lourds, nous étions dans une situation de quasi-symétrie. En Libye, on observe que les différents belligérants sont sponsorisés par des voisins plus ou moins proches qui s’impliquent militairement avec des moyens comparables à ceux d’une armée occidentale bien équipée. En Ukraine, les Russes se sont emparés de territoires en menant une guerre hybride, mélange de forces conventionnelles, paramilitaires et de subversion. On voit émerger une forme de conflictualité complexe et nouvelle dans tous les champs. Nous devons donc nous préparer à des guerres bien plus dures que celle que nous menons au Sahel.

Bien qu’ils aient perdu deux camarades, vos hommes étaient heureux d’avoir combattu. Un légionnaire peut-il passer toute sa carrière sans jamais connaître l’engagement face à l’ennemi ? Pour votre part, où aviez-vous déjà combattu ?

La mort au combat du brigadier-chef Dmytro Martynyouk, blessé mortellement le 1er mai 2020 dans l’explosion d’un engin explosif improvisé, et du brigadier Kévin Clément, frappé le 4 mai 2020 lors d’un contact direct avec un groupe de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), a endeuillé l’ensemble de mon groupement, ceux qui sont restés en métropole, les familles, ainsi que l’ensemble de la communauté militaire. Loin d’attaquer notre détermination, cette épreuve l’a affermie et nous a poussés à poursuivre la mission, ce qui était peut-être la manière la plus simple d’honorer la mémoire de ceux qui sont allés au bout de leur engagement.

Les temps ont changé, le nombre de soldats morts pour la France, bien qu’élevé en 2020, demeure faible en comparaison des pertes subies dans les guerres du xxe siècle. Pour autant, lorsque vous regardez, depuis les années 1990, la longue liste des dernières opérations dans lesquelles la France a été engagée, vous imaginez bien que peu de légionnaires ont traversé cette période sans entendre le bruit d’une fusillade. Quoi qu’il en soit, la mission reste de se préparer durant toute sa vie militaire à cette éventualité : le combat. Pour ma part, dans ma carrière d’officier au 1er REC, je n’ai jamais été engagé dans des combats directs, mais j’ai connu des situations de crise parfois aiguës, comme en RCA ou au Sahel.

En quoi consistait votre mission au Mali ?

La stratégie de l’opération Barkhane repose sur un passage de témoin entre les troupes françaises et les forces armées locales (Mali, Niger, Burkina Faso). Cela suppose à la fois de réduire durablement la capacité de nuisance des groupes armés terroristes et d’accompagner les forces de sécurité locales pour hisser leur niveau opérationnel et les rendre totalement autonomes. Au deuxième semestre 2019, les Maliens et les Nigériens ont perdu 350 soldats. Nous réalisons alors que l’EIGS prend confiance et qu’il faut stopper sa croissance. Nous sommes donc partis au Mali, ce qui était prévu, et il a été décidé presque en urgence que j’emmènerais un escadron supplémentaire. Je suis donc parti avec cinq des six escadrons que compte le régiment, laissant très peu d’hommes ici, à Carpiagne. Cela n’était pas arrivé depuis la première guerre du Golfe. Notre mandat sur place n’était plus seulement de former les forces armées locales, dans le cadre du partenariat militaire opérationnel, mais d’aller avec eux au combat. Nous les avons embarqués partout avec nous, l’objectif étant clairement d’aller au contact avec l’adversaire et de le frapper autant que possible.

Opération Barkhane au Mali, février 2018 : la Légion déployée en opération. ©Légion étrangère
Opération Barkhane au Mali, février 2018 : la Légion déployée en opération. © Légion étrangère

Vous l’avez affaibli ?

Oui, mais ces groupes ont une capacité de régénération très forte, car ils recrutent localement, y compris des enfants, comme on l’a observé. On a neutralisé un certain nombre de combattants adverses, saisi aussi des ressources, des armements, des matériaux, des motos, de l’essence, etc.  Ces coups directs portés à l’ennemi l’ont poussé à la faute et déstabilisé.

Vous êtes prudent !

Nous ne sommes plus dans des batailles décisives comme pendant les guerres napoléoniennes. Faire la guerre ne suffit pas. Il faut redonner confiance aux populations locales dans la capacité des États malien et nigérien à les protéger contre ces groupes armés terroristes. L’objectif, pour nous, est que les forces armées locales assurent la défense de leur territoire, et d’ici là d’intégrer des alliés qui partagent notre ambition pour cette région. Nous impliquons de plus en plus de pays européens dans l’accompagnement des forces locales.

L’institution militaire a besoin d’être enracinée pour être pérenne. Nous ne sommes pas dans la fluidité du monde, dans sa mobilité. Pour nous, les frontières ont quelque chose de sacré, de même que nos traditions, le culte des anciens, la mémoire

Puisque vous le dites… Cela étant, dans le monde des individus capricieux, la Légion étrangère n’est-elle pas une survivance archaïque ou, à tout le moins, une institution à contre-courant ?

Étrangement, à côtoyer nos légionnaires, qui sont la jeunesse du monde, je n’ai pas la même analyse que vous. Nous ne fréquentons pas forcément la même jeunesse, on peut d’ailleurs imaginer qu’il y en a plusieurs. J’imagine que toute force militaire pourrait être considérée comme archaïque puisque le combat comporte le don potentiel de sa vie. L’institution militaire a besoin d’être enracinée pour être pérenne. Nous ne sommes pas dans la fluidité du monde, dans sa mobilité. Pour nous, les frontières ont quelque chose de sacré, de même que nos traditions, le culte des anciens, la mémoire. C’est pour cela que sur l’étendard, il y a le nom de batailles. Nous sommes très attachés aux commémorations, au culte de la mission. Nous cultivons notre identité légionnaire sans vivre pour autant en marge de la cité.

Mais beaucoup de gens croient pouvoir en finir avec l’idée même de nation…

Les vieux serpents de mer sont toujours difficiles à attraper. Je crois que chaque génération aime à se faire peur en imaginant la disparition d’une civilisation, d’une Nation. Il faut être prudent avec ces grands mots. D’un point de vue militaire, je peux constater que nous assistons au retour des guerres entre États. Le CEMA le soulignait lorsqu’il disait : « Je me dois de vous sensibiliser au retour du fait guerrier. » Il ne s’agit pas de recréer l’esprit de 14, l’offensive à outrance, le chauvinisme. Cependant, la singularité militaire est d’accepter de mourir pour la France. La nation n’est donc pas pour nous un objet de débat. Certes, il y a des gens qui veulent renverser la table. Et nous sommes parties prenantes de cette table. Mais mon expérience est très éloignée de ce que l’on voit sur les chaînes d’information en continu : je vois des jeunes qui ont envie de s’engager et qui ont d’autant plus besoin de repères, de racines qu’ils sont légionnaires et déracinés. Ces étrangers nous donnent une leçon d’identité dont beaucoup pourraient s’inspirer.

En effet, la Légion est peut-être la dernière machine à fabriquer des Français.

Non, la Légion est une machine à fabriquer du légionnaire ! À leur départ, peu demandent à être naturalisés. Voilà des hommes qui arrivent en France et qui, plutôt que d’exiger d’avoir des droits, commencent par donner cinq ans de leur vie. Au bout de ces cinq années, ils peuvent devenir Français, mais ce n’est pas automatique, ils doivent le vouloir et le mériter.

Depuis 2015, avez-vous connu des tensions religieuses et/ou ethniques au sein de la Légion ?

Le principe de laïcité prévaut dans les armées et donc à la Légion ; l’accès au culte est garanti et nous avons des aumôniers de toutes les religions. Comme le dit l’article 2 du Code du légionnaire : « Tout légionnaire est ton frère d’armes, quelle que soit sa nationalité, sa race, sa religion. » Il n’y a pas de régime dérogatoire spécifique dans la pratique d’une religion. Pendant la période du ramadan au Mali, aucun soldat n’a refusé de boire ou de manger alors qu’il faisait 50 °C. Si cela avait été le cas, ils se seraient rendus inaptes au combat et donc passibles de sanctions. Il y a des ordres très clairs et nous sommes vigilants sur ce sujet puisqu’il agite la société.

« Petite Fille », grand malaise

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Netflix

La ministre Elisabeth Moreno a déclaré dans la presse que « nous devons permettre aux élèves trans d’utiliser leur prénom d’usage que ce soit à l’école, au collège et au lycée ». Visible sur Netflix depuis le 15 mars, « Petite Fille », un documentaire de Sébastien Lifshitz suivant un garçonnet « né fille dans un corps de garçon » selon les dires de sa mère, met très mal à l’aise. 


Récemment multi-césarisé pour le film Adolescentes, Sébastien Lifshitz n’en finit pas de faire l’actualité, puisque Petite fille, son second documentaire de 2020, est depuis le 15 mars disponible sur Netflix, après avoir explosé les audiences lors de sa première diffusion sur Arte. Pas moins de 1 375 000 téléspectateurs ont découvert Sasha et sa famille il y a trois mois, égalant presque le record d’audience de la chaîne (1 700 000 téléspectateurs à l’occasion de la diffusion du Boucher de Claude Chabrol). Par quel mystère l’un des pires documentaires qu’on ait vus rivalise, au moins en termes de public, avec l’un des plus beaux films français de tous les temps ? Serait-ce le sujet ? Le regard de Lifshitz ? Ou l’époque ?

Un sujet qui passionne depuis une dizaine d’années

On constate en effet, dans le monde spectaculaire-marchand qui est depuis longtemps le nôtre, un tropisme intrigant pour la transidentité qui s’explique par sa nature de fait néolibéral total. Le trans est, autant qu’une autocréation, une perpétuelle création qui a besoin de la puissance publique ou de fonds privés pour parvenir à un achèvement toujours repoussé. C’est un personnage tragique et qui lutte contre ce tragique, un combattant obligé de passer par des protocoles médicaux pour devenir ce qu’il est. La thématique identitaire – sujette à critique partout ailleurs – est jugée parfaitement acceptable dans le cas des trans, car minoritaire, à la marge et touchant au cœur intime de l’être: le corps, le sexe, le genre. C’est donc tout naturellement un sujet qui, depuis une bonne décennie, passionne les cinéastes, mais un sujet hautement inflammable qui oblige à bien des précautions. Le Silence des agneaux de Jonathan Demme, immense succès en 1991, serait aujourd’hui impossible à tourner avec son serial-killer transgenre qui se confectionne, pour être enfin tel qu’il se sent, une combinaison en peau de femme prélevée sur de jeunes innocentes. Le trans au cinéma ne peut être aujourd’hui qu’un personnage positif ou une victime. Les réalisateurs abordant le sujet se doivent donc d’être au pire des compagnons de route, au mieux des militants.

Autant, dès le titre du film, prouver son empathie et sa compréhension de la transidentité. Comme Girl de Lukas Dhont, Petite fille se place sur le registre du performatif par défaut: le réalisateur n’a pas le pouvoir d’infléchir les organes mais il peut au moins se placer du côté des transidentités et adopter le genre choisi par ses personnages. Si, contrairement à Dhont, Sébastien Lifshitz a opté pour le documentaire, le voilà déjà pourtant dans la fiction, une fiction dont les assises sont rapidement données par la mère de Sasha, sept ans, qui, aux dires de celle-ci, est né fille dans un corps de garçon.

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Un hôpital parisien bienveillant

Comment donner corps à une fiction quand le réel peut être bien contrariant? En créant une bulle où elle s’épanouit. Ce cocon rassurant est la famille de Sasha, soudée, à l’écoute, parents et fratrie. On l’y voit, cheveux longs, tee-shirt « Mademoiselle parfaite », essayer des coiffures ou jouer au ballon en souliers dorés de princesse. Toutes les apparences d’une petite fille. Mais la maison n’est pas le monde, et Lifshitz va devoir s’y frotter. L’école, ce Grand Satan telle que décrite par la mère, est reléguée hors champ. La fiction du film est de faire accepter le prétendu genre fille de Sacha ; or, l’école se refuse à le féminiser ou à accepter qu’il s’y rende en jupe. Il faut donc se trouver un allié dans le monde pour défendre la cause de la mère. Quoi de mieux qu’un hôpital parisien bienveillant où la famille picarde viendra consulter ?

Trois rendez-vous avec une pédopsychiatre rythment le film et montrent l’avancée de la fiction, du certificat médical pour « dysphorie de genre » prônant la désignation scolaire au féminin de Sacha, à l’évocation embrouillée – mais glaciale – du traitement à venir impliquant bloqueurs de puberté, et qui sait, bien plus tard, une castration qu’euphémise à peine l’expression « testicules maturées in vitro ». La progression de la fiction ne peut cependant avoir lieu que par les mots, puisque celle-ci est pure création mentale de toute une famille. Il convient donc de museler Sasha à qui Lifshitz ne donne jamais la parole. La verbalisation est, au premier chef, du ressort de la mère peu avare en la matière. Elle est la voix de Sasha, elle le connaît puisqu’elle l’a fait et qu’elle l’a même rêvé petite fille dès sa grossesse : « Peut-être que j’ai mangé un truc… ». Par-delà la pensée magique, c’était écrit: son fils devait être une fille, puisqu’elle l’avait désiré.

Sacha est-il en âge de choisir son sexe?

Si la mère est autant valorisée, c’est qu’elle est en fait le relais du metteur en scène; elle est l’auteur du scénario (Sacha est une fille), et peut-être, au fond, le personnage principal. Elle pousse son enfant, éteint les doutes de son mari, s’offre au monde, mère-courage qui part à l’assaut de l’institution. Et le spectateur, plus enclin à compatir au sort de Sacha qu’à se projeter en lui, s’identifie à elle, héroïne moderne luttant contre la transphobie. Qu’importe si Sacha, enfant sans discernement, encore à l’âge du jeu, hésite entre deux genres, ou répond au désir de sa mère car il sait qu’elle l’aimera mieux en fille ? Qu’importe son droit à l’image, son avenir, son droit à choisir qui il sera ? Il faut que Sacha meure garçon pour renaître fille, et accomplisse ainsi le destin voulu pour lui par sa génitrice, sous les applaudissements nourris de la France qui pleure.

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Car – arme fatale – Petite fille est un film où l’on pleure beaucoup. Pour faire passer un changement de sexe imposé à un enfant qui n’en comprend ni les tenants, ni les aboutissants, quel meilleur lubrifiant que les larmes ? Celles de la mère, celles de Sasha (toujours initiées par elle) et celles du spectateur, qui, désocialisé, confiné ou sous couvre-feu, pense être d’une grandeur morale inconcevable en acceptant ce que promeut le film, sans remarquer qu’aucune contradiction ne s’y fait entendre.

Fausse pudeur

Piètre auteur de fictions, Sébastien Lifshitz s’est reconverti depuis une dizaine d’années en documentariste LGBT avec, pour le meilleur, son beau portrait d’une transsexuelle historique, Bambi, qui parlait pour elle de sa vie, de son parcours, avec une pleine connaissance de ce qu’elle était. Rien de tel dans Petite Fille, où l’on parle pour Sasha. Celui-ci, muet, n’exprimera sa prétendue nature fille qu’en récitant sa leçon devant la pédopsychiatre, à l’instigation de la mère qui le fait accoucher de ses mots comme un singe savant. La parole et la connaissance sont du côté de la mère, abondamment filmée et interviewée face caméra ou en off. Sasha lui ne regarde jamais la caméra, comme si Lifshitz n’osait pas déranger la délicate métamorphose de la chenille (première scène dans la pénombre de sa chambre) en papillon (les derniers plans dansés au grand jour avec petites ailes de plastique transparent). Ces apparences de pudeur – contredites par l’obscénité même du film où un enfant est exhibé et volé de lui-même – sont soutenues autant que noyées par la musique hautement émotionnelle de grands compositeurs appelés à la rescousse (Vivaldi, Ravel, Debussy…)

Netflix
Netflix

Evidemment, Lifshitz conclut par une victoire: l’école est circonvenue par la mère; Sasha peut s’y rendre en jupe et serre-tête: « elles » ont gagné. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin? D’autres combats attendent qu’il faudra mener, comme nous l’apprendrons à la fin de la mère prête à faire de son fils l’épée qui mettra à bas la société transphobe. La fiction a triomphé. La folie à deux d’une mère avec son fils a conquis la famille, l’hôpital, la société. Maintenant le monde: Petite fille est là pour ça. Il est loin le temps où le sommeil de la raison engendrait les monstres, comme on pouvait lire sur la légende d’une gravure fantastique de Goya. Aujourd’hui, le sommeil de la raison engendre l’émotion. Et c’est un monstre bien pire qui se repaît de larmes et de vies brisées. Si la transidentité n’est pas un crime, sa prescription à un corps et une conscience non encore formés l’est absolument. L’accueil dithyrambique de Petite fille cache en fait un laboratoire de manipulation idéologique qui rend le spectateur complice d’expérimentations douteuses, sous ses propres applaudissements. Souhaitons, avec sa rediffusion sur Netflix, être moins seul à nous en être aperçu.

Petite Fille est un documentaire réalisé par Sébastien Lifshitz, visible sur Netflix

La décadence au quotidien vue par Michel Onfray

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Michel Onfray © Hannah Assouline

Dans La nef des fous, le philosophe dresse un inventaire des petits délires qui ont rythmé l’année 2020. Causeur l’a lu.


C’est l’histoire d’une maison qui s’effondre, l’histoire d’une civilisation qui s’enfonce non sans plaisir dans l’absurde en se drapant des habits du progrès. Sous la forme d’un journal, Michel Onfray relate des absurdités que Kafka, Jarry et Orwell réunis auraient eu peine à imaginer. D’antispécistes interdisant l’usage de chiens aveugles aux racialistes qui déboulonnent Christophe Colomb de même que les talibans détruisirent les Bouddhas de la vallée de Bamiyan, l’année 2020 a été riche en égarements – certains imputables à de la niaiserie, d’autres à de la folie, beaucoup aux deux à la fois. À l’image de ces derniers, certaines chroniques sont peintes avec une fausse légèreté, d’autres transpirent une consternation que Michel Onfray est bien en peine de dissimuler. 

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Castaner: “l’émotion dépasse les règles juridiques”

Souvent ironique, la plume d’Onfray a le bon goût d’être limpide et sans fioritures. On croise une dramaturge qui interdit aux critiques blancs d’écrire sur sa pièce de théâtre, un ancien ministre de l’Intérieur justifier les passe-droits des manifestations Black Lives Matter en pleine épidémie au motif que « l’émotion dépasse les règles juridiques », un imam salafiste interdisant qu’on appelle le coronavirus par son nom, car celui-ci contient « coran », une journaliste féministe proposant dans L’Obs de « profiter du confinement pour réfléchir vraiment à l’autofellation », un glacier danois rebaptisant son eskimo pour ne pas froisser les Inuits, un autre sur la Côte d’Azur débaptisant sa glace l’Africaine suite à la vindicte d’une militante sur Twitter, et une profusion d’autres loufoqueries qui ont rythmé notre année 2020. 

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Onfray ne tient pas Macron dans son cœur -on le savait-, ni Mélenchon d’ailleurs -on le savait aussi-, ni Laurent Joffrin, ni Assa Traoré, ni France-Inter, ni Dupond-Moretti. En revanche, qu’il règle ses comptes avec son confrère André Comte-Sponville à deux reprises dans ce bouquin pourra sembler hors-sujet au lecteur. Certaines personnalités ne sont pas compatibles, c’est malheureux sans doute, mais c’est ainsi. Bien qu’on ne puisse le soupçonner d’accointances avec Laurent Wauquiez ou avec Marine Le Pen, il réserve ses piques les plus tranchantes à la gauche et à la « Bien pensance ». « Pas besoin d’être grand clerc pour prédire à la France du sang et des larmes », écrit-il aussi. Ne craint-il pas d’être amalgamé au camp des prophètes de malheur incarné par Éric Zemmour ? À l’évidence non, il s’en moque. Onfray est philosophe, pas éditorialiste, ni politique. Trop prolifique, trop médiatique pour les profs de philo, trop intellectuel pour la classe politico-médiatique, Onfray est inclassable. Longtemps porté aux nues par les progressistes, il a ensuite été étiqueté infréquentable réactionnaire par ces derniers, et ce n’est pas La nef des fous qui va lui accorder de nouveau leurs faveurs…

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La France telle qu’elle est devenue

Tout amateur de Voltaire -c’est-à-dire en principe tout Français normalement constitué jusqu’il y a quelques années- ne peut qu’apprécier l’impertinence de ces chroniques. Sans tomber dans l’indignation parfois lourde (voire contre-productive) de certains chroniqueurs de droite, ni dans celle encore plus lourde, que déroulent Twitter ou autres réseaux sociaux nuit et jour, Onfray narre l’antiracisme tel qu’il est, l’écologisme tel qu’il est, la soumission à l’islamisme telle qu’elle est, la France telle qu’elle est. Onfray appelle un chat un chat, Onfray égrène des faits, Onfray a mesuré l’ampleur de la banqueroute qui nous guette si nous restons assis à attendre. Ni optimiste, ni fataliste, Onfray nous met en garde à travers ses chroniques. L’année 2020 fut un très bon crû, il est à craindre que 2021 le soit aussi. 

La nef des fous, Michel Onfray, Bouquins.

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