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Annie Ernaux : la vengeance seule sous la plume !

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Aurais-je eu envie d’écrire ce billet si Annie Ernaux, notre prix Nobel de littérature, n’avait pas attaqué avec aigreur Michel Houellebecq en se questionnant ainsi faussement : « …quitte à avoir une audience avec ce prix, étant donné ses idées délétères, franchement, mieux vaut que ce soit moi » (Le Parisien).


Cette charge mesquine est insupportable à plus d’un titre.

D’abord parce qu’on connaît la sensibilité de gauche, le progressisme chic du Comité Nobel, le conduisant généralement à placer l’amour de la littérature derrière l’idéologie et la conception du monde qu’on se doit de « porter » pour lui complaire.

Ensuite, en raison du fait que cette condescendance d’Annie Ernaux envers notre plus grand romancier d’aujourd’hui était choquante. D’autant plus que son discours plat, sans âme et sans élan devant l’Académie suédoise n’a rien eu qui puisse soulever l’enthousiasme de ses auditeurs comme de ses lecteurs (Le Monde).

Ce mépris subtil était d’autant plus malvenu qu’il laissait entendre que Michel Houellebecq ne « faisait pas le poids » sur le plan intellectuel par rapport au phare de la pensée et de la révolution qu’Annie Ernaux aurait représenté. Le hasard fait bien les choses puisque récemment Front Populaire, la revue si passionnante de Michel Onfray, a publié un long entretien entre ce dernier et Michel Houellebecq.

On n’a pas découvert l’exaltation et l’argumentation structurée de Michel Onfray, l’originalité de son esprit et de sa sensibilité, sa compassion profonde pour les humiliés de la vie. Mais la surprise est venue de Michel Houellebecq. Non pas que qui que ce soit de bonne foi ait pu ignorer l’intelligence et la qualité de la réflexion de celui-ci mais l’éblouissement en a saisi beaucoup grâce à la fulgurance et aux lumières souvent paradoxales de ses points de vue, à cette manière inimitable de faire preuve à la fois d’un grand courage intellectuel (comme Michel Onfray) et d’une appréhension libre et décapante d’un certain nombre de thèmes qu’il avait l’élégance de sembler aborder par le petit bout de la lorgnette pour en réalité nous entraîner vers un débat de fond où notre intérêt, sinon notre adhésion, lui était acquis.

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Par exemple sur l’euthanasie, l’Europe, la peine de mort ou l’immigration – qui lui fait peur seulement pour des raisons religieuses.

Annie Ernaux devrait donc se garder de prendre de haut Michel Houellebecq.

Elle ne s’est pas contentée de vitupérer « ses idées totalement réactionnaires, antiféministes, c’est rien de le dire… à cause de son image des femmes, des mères, des femmes mûres, sa manière de décrire les peaux, les seins qui tombent… ». C’est tellement injuste quand son dernier et admirable roman offre des moments de délicatesse et de tendresse rares. Et je ne suis pas persuadé que défiler avec Jean-Luc Mélenchon le lendemain de sa consécration soit un gage de davantage de dignité.

Mais Annie Ernaux qui n’a peur de rien s’autorise aussi une dérision sur l’écriture de Michel Houellebecq. « J’ai lu son Goncourt, La Carte et le Territoire, mais l’écriture… il n’y en a pas. Alors il est très traduit parce que c’est extrêmement facile à traduire » (Le Parisien).

Cette suffisance ne serait que risible si en réalité celle qui s’est fait une spécialité de la pauvreté du style, de la sécheresse du langage, du refus des fioritures de la littérature, de l’éloge de la platitude pour que nul ne puisse se sentir étranger à son univers, ne se moquait pas de la prétendue médiocrité du style de Michel Houellebecq. Alors que l’écriture de ce dernier relève de cette apparente simplicité, de cette accessibilité directement révélatrices de l’art suprême qui consiste à signifier plus avec moins, à exprimer idées et émotions non pas avec une gravité ostentatoire mais par la seule force d’un style infiniment élaboré dans sa nudité savante.

Je résisterai à la tentation de traiter Annie Ernaux aussi petitement qu’elle en use avec Michel Houellebecq. À l’évidence elle n’est pas une personnalité sans intérêt et sa littérature, délibérément non flamboyante, ne mérite pas d’être ridiculisée. Pourtant je trouve étriquée, restrictive la seule ambition qu’elle s’est fixée et qu’elle répète avec un extrême contentement : « J’écris pour venger ma race ».

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D’une part, elle paraît se flatter d’avoir été la seule à inscrire dans la littérature la lignée de ses ascendants, des modestes, des humiliés, des sans-voix, à leur donner en quelque sorte la parole. Alors qu’elle a, dans le meilleur des cas, poursuivi une œuvre de longue haleine. Elle n’est rien d’autre qu’une marche après tant d’autres, et avant une infinité d’autres.

D’autre part – et c’est sans doute plus préoccupant -, cette littérature, même si elle ne se veut pas brillante au sens classique, même si elle récuse le traditionnel « bien écrire », n’atteindra pas son but, émouvoir et toucher l’universel, en s’assignant comme exclusif souci celui de « venger sa race ».

J’ai l’impression qu’Annie Ernaux a théorisé à partir de sa pratique minimaliste de l’écriture et que cette dernière a surgi dans cette forme pour répondre sur le fond à une vision de la littérature désincarnée, trop abstraite, emplie de ressentiment social. Minimalisme de l’amont, minimalisme de l’aval.

Pour conclure sur une approche psychologique qu’Annie Ernaux récuserait, quelque chose d’intime chez elle n’est pas sans rapport avec ma réserve sur le prix Nobel qui lui a été attribué et donc sur sa légitimité littéraire au sens noble. Trop de contentement de soi, trop de certitude d’être singulière dans le champ de son œuvre comme dans son existence et son parcours. Ce n’est pas Jean-Paul Sartre refusant le prix Nobel parce qu’il l’aurait changé en « institution ». Ce n’est pas Albert Camus soulignant que quelqu’un d’autre l’aurait mérité plus que lui.

On n’est pas un grand, un immense écrivain si on attire plus par l’imprécation et que par l’admiration, selon cette belle formule, toujours, de Camus.

Annie Ernaux abuse de l’une et se réserve trop l’autre.

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Les licornes existent !

Encensée sur France Inter, une entreprise française vise le marché juteux de la «ligue fantasy», malgré les risques potentiels d’addiction de mineurs.


Lorsque, sur France Inter le 16 novembre, Léa Salamé donne la parole dans son émission « Le Grand entretien » à Nicolas Julia, le fondateur de Sorare, elle insiste sur la réussite de sa dernière levée de fonds qui a atteint un montant record de 680 millions de dollars. Quel beau succès pour cette licorne française ! Réjouissons-nous de ce nouveau triomphe de la French Tech ! Au fait, en cette période de crise géopolitique, sociale, environnementale, éducative, sanitaire… quelle est sa proposition de valeur, comme on dit dans les écoles de commerce ? Une solution antigaspi, une plateforme de cours en ligne, de nouvelles opportunités pour la télémédecine ? Que nenni ! Il s’agit d’une nouvelle offre de cartes de football virtuelles, basées sur la technologie blockchain et les jetons non fongibles, permettant à des fans de fantasy football de composer leurs propres équipes et de les employer dans un jeu vidéo. Ils peuvent non seulement acheter des cartes de joueur, mais aussi gagner des récompenses en cryptomonnaies. La faillite récente de TFX, plateforme géante de cryptomonnaies installée aux Bahamas, n’a pas rebuté les investisseurs. Après une mise en garde de l’Autorité nationale des jeux, Sorare n’a pas été catégorisée comme une plateforme de paris sportifs, en dépit des risques d’addiction de mineurs à un jeu en ligne susceptible d’entraîner des pertes financières. Cette licorne française valorisée à 4 milliards de dollars pourra ainsi échapper à la régulation de l’Autorité nationale des jeux et, selon Nicolas Julia, contribuer à la noble mission de rendre les individus propriétaires de leurs objets digitaux. Les perspectives de croissance du marché mondial du sport fantasy, évaluées par Reuters à 48 milliards dollars d’ici 2027, l’ont emporté sur la prise en compte des dangers. Il faut admettre que l’état du monde appelle à des divertissements XXL : comme l’a dit Pascal, « les hommes n’ayant pu résoudre la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour être heureux, de n’y point penser ».

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Electricité : renouvelables et pointes de demande

Les prosélytes de l’énergie renouvelable ne cessent de répéter que les plus grands investissements dans ce secteur sont parfaitement justifiés. Pourtant, les renouvelables sont très loin de suffire aux besoins des Français aux heures de pointe lors des soirs d’hiver. Analyse.


RTE (Réseau de transport de l’électricité) écrit souvent des bêtises sur les renouvelables intermittents, mais en même temps publie des chiffres précieux qui prouvent le caractère erroné (pour ne pas dire mensonger) de ses propres affirmations. Tapez « eco2mix », et apparait sur votre écran un joli graphique qui donne en temps réel la production d’électricité par origine (nucléaire, hydraulique, etc.) par quart d’heure. Celui d’hier soir, lundi 5 décembre 2022, en dit long sur l’incapacité des renouvelables intermittents à faire face aux pointes de demandes. Tout le monde devrait savoir ça, mais malheureusement beaucoup l’ignorent.

La journée du 5 décembre en France était froide, mais pas exceptionnellement froide, la demande d’électricité assez soutenue. Elle a culminé à 19h, ce qui est généralement l’heure de la pointe quotidienne. A cette heure-là, il faisait noir, et la production d’électricité photovoltaïque était évidemment égale à zéro. Il n’y avait pas beaucoup de vent, et la production d’électricité éolienne – et donc la production de renouvelable – était égale à 3% de la production française. C’est peu. C’est vingt fois moins que la production de nucléaire à la même heure, production pourtant anormalement basse du fait des fermetures temporaires d’une quinzaine de centrales. C’est égal à la production des centrales au charbon que l’on devait fermer, promis-juré, mais que l’on a heureusement gardées ou rouvertes.

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Les renouvelablophiles (parfois renouvelablofous) vont crier que cette statistique portant sur une heure soigneusement choisie ne signifie rien du tout, et qu’elle est tendancieuse et malhonnête. Ils feront là une assez grossière faute de raisonnement. Bien sûr que cumulée sur toutes les heures de l’année, la production de renouvelables intermittents est bien supérieure à 3% (elle est en d’environ 8%), mais c’est cette moyenne-là qui ne signifie rien du tout. Elle fait penser à cet étang dont la profondeur moyenne était de 1 mètre, et dans lequel un sot qui ne savait pas nager croyait pouvoir s’avancer sans crainte : il tomba dans un trou de 3 mètres, et se noya. La réalité est que la demande d’électricité est variable dans le temps, forte à 19 heures, faible à 3 heures du matin, et donc que le système doit produire beaucoup à 19 heures, et peu à 3 heures. Il doit être capable de faire face aux pointes, sauf à risquer la grande panne. Et le fait est qu’on ne peut pas faire confiance aux renouvelables à cet effet. Ce qui est mensonger, c’est le discours si souvent entendu : tel champs d’éolienne produira l’électricité nécessaire à une ville comme Saumur. Pauvres Saumurois, s’ils n’avaient que cette électricité-là, ils ne regarderaient la télévision qu’un soir sur quatre. On peut aussi souligner que la pointe du soir du 5 décembre n’était pas exceptionnelle : il doit bien y avoir chaque année plusieurs centaines d’heures comparables.

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La France a investi plus de 60 milliards d’euros dans les renouvelables, à comparer avec les 100 milliards (en euros d’aujourd’hui) investis dans le nucléaire. 60 milliards pour satisfaire (pendant 20 ans) 3% de la pointe du soir du 5 décembre contre 100 milliards pour satisfaire (pendant trois ou quatre fois plus longtemps) 60% de cette même pointe, le renouvelable n’est pas une très bonne affaire. La France s’apprête à doubler son parc de renouvelable, à dépenser encore 60 milliards (en réalité bien davantage), pour pouvoir porter à 6% la contribution des renouvelables à la satisfaction de la demande d’un soir d’hiver. Quand on aime, on ne compte pas.

Pourquoi je préfère me taire

Robert Ménard a quitté les réseaux sociaux et suspendu ses interventions radio-télévisées. Loin de l’infernale mécanique du buzz et des likes, il renoue avec le bon sens, la nuance et retrouve sa liberté.


J’ai fermé mes comptes sur les réseaux sociaux et suspendu mes participations aux émissions de télé et de radio. Cette cure de silence – momentanée ou définitive, je ne le sais pas – est à la fois un soulagement et une perte.

Finis Twitter et Facebook. Pas seulement parce que je suis atterré par la violence, la bêtise crasse, la haine des commentaires – le plus souvent lâchement anonymes –, mais aussi parce que je me suis surpris à succomber à cette logique folle qui fait que, pour être « repris », on est toujours plus cash. Une surenchère pernicieuse. Et excitante. On compte toujours plus de likes, plus de followers. Au risque de choisir ses mots en fonction du buzz qu’ils sont susceptibles de nourrir.

À cette logique, je n’échappais pas. Je ne suis pas meilleur que les autres. J’ai cessé de le croire. Alors j’ai arrêté. Même si je regrette, parfois, de ne plus pouvoir, en un clic, donner mon opinion. Mais est-elle si importante ? Je préfère ne pas me poser la question – ce qui m’évite d’avoir à y répondre.

Et puis, avec les réseaux sociaux, vous êtes embarqués, englués dans une mécanique qui fait que même vos silences sont interprétés. Si vous ne réagissez pas aux propos du député RN ayant déclaré « Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique », faute, tout simplement, de savoir qu’en dire, vous êtes un traître pour vos amis de la droite de la droite, qui attendent un signe de solidarité, et un raciste pour la gauche de la gauche, puisque vous ne prenez pas vos distances. Et si vous rappelez qu’il est difficile de faire preuve de nuances en 240 signes, vous êtes définitivement classé parmi les lâches par les uns et les autres.

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Avec les médias « traditionnels », c’est autre chose. À la télé comme à la radio, je m’exprime régulièrement. Et je n’ai aucun procès à leur faire. C’est si commode et si faux… J’y suis reçu presque toujours sympathiquement – et encore, ce « presque » est superflu. Sans agressivité. Un peu comme un ami qui, après s’être égaré très à droite, reviendrait à la maison. Ils n’ont pas tort. Maire depuis bientôt neuf ans, j’ai redécouvert le bon sens, le réalisme, la nuance. Bref, la revanche des choses sur les mots. Alors oui, c’est vrai, j’ai changé. Je l’ai dit sans détour (dans ces colonnes[1]). J’ai pris des positions, choisi des formules que je regrette. Sans me chercher d’excuses.

À nouveau bien accueilli dans les médias, pourquoi donc vouloir faire une pause, un pas de côté ? Un ras-le-bol ? Ce serait excessif. Disons plutôt une lassitude. Le sentiment de répéter les mêmes choses. Et même d’être parfois une sorte d’imposteur : interrogé sur nombre de sujets, j’aurais dû répondre, par honnêteté, que, sur certains, je n’avais tout simplement rien de très pertinent à dire. Je l’ai parfois fait. Pas assez tant c’est difficile à expliquer : on attend des « politiques » qu’ils aient réponse à tout. Et ils se prêtent au jeu. Je l’ai fait, comme tout le monde. On résiste, je résiste difficilement à l’appel d’un journaliste. Il fait si bon à la lumière des projecteurs…

Et puis, je ne suis pas sûr, dans tous les cas moins sûr qu’auparavant, de ce que je pense. J’ai des convictions. Mais quand je les décline en décisions, je mesure à quel point elles se cassent régulièrement le nez sur la réalité. Je ne veux pas pour autant me réfugier derrière le sempiternel « C’est plus compliqué que vous ne le pensez » qui cache mal, le plus souvent, un abandon, une abdication. À cela, je refuse de me résigner. Comment aborder un monde qui est tout sauf en noir et blanc sans pour autant renoncer à changer ce même monde que je continue à trouver dégueulasse pour les plus faibles ? À cette question, je ne sais plus apporter de réponses définitives. Du coup, je suis inquiet, stressé en arrivant sur un plateau de télévision comme je ne l’ai jamais été. Je ne suis plus sûr de savoir retomber sur mes pattes en m’abritant derrière une formule, un bon mot. Je doute de moi et surtout, de mes solutions.

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En écrivant ces lignes, je me demande s’il n’y a pas une sorte d’indécence à expliquer dans un média pourquoi je prends, en ce moment, mes distances avec les médias. Serais-je de ces acteurs dont les tournées d’adieu s’éternisent au point de ne jamais s’achever ? Je ne le voudrais pas. J’essaie simplement de m’expliquer à haute voix, persuadé que je ne suis pas le seul à buter sur ces mêmes interrogations. Et puis, je le dois à ceux qui suivent mes interventions et, notamment, mes concitoyens biterrois. Beaucoup sont fiers que leur maire « parle à la télé ». C’est une sorte de reconnaissance pour notre ville de province. Je n’y suis pas insensible. Comme, je dois bien l’avouer, au plaisir d’être reconnu dans la rue…

Au fond, je veux être un élu, mais pas un politique. Un élu qui se bat pour que ses voisins vivent un peu mieux, et non un politique cadenassé par le qu’en-dira-t-on de ses amis, de ses adversaires, de ses électeurs. Je veux parler de ce que je connais et pas à tort et à travers. Je veux être libre, tout simplement. Alors, je reprends ma respiration. Une bouffée d’oxygène.


[1]. Robert Ménard : « Je préfère cinquante ans de Macron à un an de guerre civile », Causeur n° 101, mai 2022.

États-Unis : le silence des médias

Les révélations d’Elon Musk concernant l’affaire Hunter Biden, étouffée à la fois par les médias traditionnels et les plateformes de réseaux sociaux en 2020, en dit long sur l’état de la démocratie outre-Atlantique.


Énorme pavé dans la mare : le 3 décembre, Elon Musk publie les e-mails internes relatifs à la censure effectuée par Twitter en octobre 2020 à propos du contenu de l’ordinateur de Hunter Biden, le fils du président américain. On apprend que Twitter avait repris la version des responsables du Parti démocrate (et de Joe Biden) selon laquelle l’ordinateur portable avait peut-être été piraté et que son contenu était de la « désinformation russe ». On a donc décidé de supprimer toute mention de l’histoire, sans autre forme de procès. La plateforme est même allée jusqu’à suspendre le compte du New York Post.

L’initiative de Musk, qui a toujours soutenu la liberté d’informer, est une grosse claque pour tous les grands médias qui ont sciemment ignoré l’histoire. Voici un court rappel des faits. Le 14 octobre 2020, le New York Post publie des dizaines d’e-mails du fils de Joe Biden, Hunter, grâce auxquels on en apprend beaucoup sur ses activités en tant que « consultant » pour le compte d’entreprises ukrainiennes et chinoises. Des affaires très lucratives car il est question de millions de dollars. Les e-mails nous donnent aussi nombre d’informations croustillantes sur les relations de Hunter Biden et le rôle qu’aurait joué son père. Certains semblent même indiquer que Joe Biden, alors candidat à la présidence des Etats-Unis, aurait pu profiter financièrement des « affaires » de son fils. Si rien ne confirme cette hypothèse, les e-mails révèlent en tout cas qu’à l’époque où Joe Biden était vice-président et en charge de l’Ukraine (depuis février 2014), Hunter l’a présenté à un haut dirigeant d’une entreprise énergétique ukrainienne, du nom de Burisma.

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A noter que Hunter est devenu membre du conseil d‘administration de cette société trois mois seulement après qu’Obama eut demandé à son père de prendre en charge la question ukrainienne. La rencontre entre Joe Biden et l’un des dirigeants de Burisma n’a jamais été rendue publique. L’équipe Biden a nié qu’elle ait eu lieu, mais elle est cependant mentionnée dans un e-mail de Vadym Pozharskyi, un membre du conseil d’administration de Burisma, envoyé à Hunter Biden le 17 avril 2015. Soit environ un an après que ce dernier eut rejoint cette instance, pour un salaire de plus de 50 000 dollars par mois. Moins d’un an après cette réunion, Joe Biden exerçait des pressions sur les fonctionnaires du gouvernement ukrainien pour qu’ils licencient un procureur qui enquêtait sur Burisma. Hunter Biden n’avait absolument aucune compétence pour intégrer cette entreprise ukrainienne. On lui a juste demandé, et cela dès le mois de mai 2014 comme le montrent les mails, d’utiliser son « pouvoir d’influence afin d’aider la société ».

D’autres e-mails (du 2 août 2017) concernent les liens entre le fils Biden et une entreprise chinoise qui devait le rémunérer environ 10 millions de dollars par an en échange de son carnet d’adresses. Ainsi que 10% du capital d’une transaction qui devrait être versé au « big guy ». Qui pourrait bien être ce « big guy », sinon, selon toute vraisemblance… Joe Biden ? De plus, dans un autre e-mail adressé à sa fille, Hunter Biden affirme « reverser 50 % de ses gains (dans ses affaires) à son père… ».

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Très bizarre aussi de découvrir qu’un milliardaire chinois, lié au plus grand secteur pétrolier et gazier privé de Chine, Gongwen Dong, a effectué des dépenses de l’ordre de 100 000 dollars pour Hunter Biden, James Biden (le frère du vice-président) et Sara Biden (la belle-sœur du vice-président).

Le candidat Joe Biden à la présidence des Etats-Unis avait dans un premier temps affirmé qu’il n’était pas au courant des affaires de son fils, mais, en octobre 2022, le sénateur Républicain, Chuck Grassley prétend que des documents détenus par le FBI prouvent le contraire. Quoi qu’il en soit, l’attitude d’un grand nombre des médias a été inadmissible. Depuis, certains, comme CBS et Politico, ont bien confirmé l’authenticité des e-mails. A l’époque, seul le Wall Street Journal a mené l’enquête et publié une interview avec Tom Bobulinski, le partenaire en affaires de Hunter Biden. Mais tout cela se passait à seulement deux semaines de l’élection présidentielle. Et ce qu’Elon Musk vient de rendre public confirme la volonté de Twitter d’étouffer l’affaire. On découvre que dans une note de service interne, James Baker, l’avocat général adjoint de Twitter écrit : « Je soutiens la conclusion selon laquelle nous avons besoin de plus de faits pour déterminer si les documents ont été piratés ou non. À ce stade, cependant, il est raisonnable pour nous de supposer qu’ils l’ont peut-être été et que la prudence s’impose ». Il insiste : « Il y a certains faits qui indiquent que le matériel peut avoir été piraté. Nous avons simplement besoin de plus d’informations ». Ces atermoiements ont bien servi la campagne de Joe Biden, ainsi que la décision de Twitter.

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Elon Musk promet que d’autres échanges d’e-mails internes seront publiés. L’affaire n’est donc pas terminée. Elle a d’ores et déjà mis au jour, non seulement les turpitudes potentielles de personnages qui devraient être au-dessus de tout soupçon, mais aussi celles d’une presse qui, par une censure à géométrie idéologiquement variable, regarde ailleurs lorsque des scandales la dérangent. Nous sommes curieux de voir comment elle va maintenant réagir. Fera-t-elle encore semblant de découvrir la lune ?

Baronian et les écrivains gastronomes

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Dans un dictionnaire illustré, l’académicien belge explore les liens très anciens entre littérature et gastronomie.


Pour le connaître un peu, je sais que Jean-Baptiste Baronian est une sorte d’ogre. La cravate n’y change rien : sous des dehors policés, l’homme est un affamé, un fauve à l’appétit universel. Viandes rouges et éditions originales, symphonies et polars, vins du Rhône et du Bordelais, tout est bon pour combler, un bref instant, sa fringale d’Agathopède (pour ce mot, voir son Dictionnaire amoureux de la Belgique).

Il vient de le prouver une fois de plus en publiant son Dictionnaire des écrivains gastronomes, monument d’érudition sauvage où j’ai l’honneur et le plaisir de figurer avec quelques Belges, et non des moindres, de Pirotte à des Ombiaux, de Goffin à Namur. Notre encyclopédiste s’est amusé à répertorier culinographes & gastrologues, amateurs de bonne chère et adeptes de la dive bouteille.

Leurs communs ancêtres ? Rabelais et Balzac, et Dumas, assurément. Les élus doivent avoir composé non des livres de recettes (sauf avec un réel talent littéraire, comme Brillat-Savarin, Curnonsky ou Coffe), mais illustré dans leur œuvre le plaisir de manger ou de boire, qui « passe par l’esprit et par l’imaginaire ».

Un défilé de fines gueules, en somme, où l’on croise Agatha Christie et Gérard Oberlé, Jacques Chardonne et Sébastien Lapaque, San Antonio et Michel Houellebecq, tant d’autres comme le pantagruélique docteur Daudet, le bretteur royaliste, qui proclamait haut et fort : « Les régimes sont une abominable blague ».

Jean-Baptiste Baronian, Dictionnaire des écrivains gastronomes. De Apollinaire à Zola. Illustré par Gabrielle Lavoir, Flammarion, 2022, 432 pages, 26€.

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Back to the Banquise !

Notre collaboratrice s’est laissé tenter par La Civilisation du phoque, tout récemment paru chez Belin. Si vous pensez y découvrir les trucs et astuces des Eskimos (plus précisément les Ammassalimiut), pour survivre par -8°C entre février et mars, vous vous trompez. Mais on y trouve les croquis explicatifs de Paul-Emile Victor : si vous attrapez un phoque ou un pingouin dans le port de Marseille, où ils se pressent en ce moment, vous pourrez vous en faire une paire de kamiks ou un anorak — des mots bien utiles au scrabble… Alors livre indispensable pour Noël ? Bien sûr ! Mais à lire avant les coupures d’électricité…


C’est du réchauffé. C’est une réédition de réédition (1993) de réédition (1989) de textes perdus (Paul-Émile Victor fait partie de ces exilés en urgence de 1940 dont on a perdu quelques papiers). Certes. Mais il en est de la Civilisation du phoque comme des grands livres : la valeur des rééditions ne réside plus que dans le paratexte. Et les notes, croquis, transcriptions phonétiques (qui, aujourd’hui, n’a pas envie de savoir que « ça va geler » se dit « qicaderpo’ » ?) de Paul-Emile Victor, sont enrichis de notices de Joëlle Robert-Lamblin et d’une préface d’Enki Bilal.

Ces deux-là — qui n’ignorent rien de l’empire du blanc, du noir et du bleu (harmonie imitative oblige, ce sont les couleurs que l’imprimeur a choisies pour l’ouvrage) — donnent le ton. Ce dans quoi l’on plonge en ouvrant cet opus, c’est un passé qui « semble s’effacer rapidement » et c’est une chance que d’« être extrait avec radicalité du monde d’aujourd’hui ».

Nous avons effacé le passé proche, et les parutions sur les arts primitifs (par exemple Jean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle) suggèrent bien la soif d’un monde déraciné. Notre fascination tout actuelle pour le passé du passé ne peut qu’être comblée avec cette préhistoire qui ne remonte qu’à 1884, date à laquelle G. Holm a mis fin à l’isolat dans lequel les Ammassalimiut se complaisaient depuis probablement 1885 avant J.C.  « Il y a donc à peine plus d’un siècle que le monde occidental eut la révélation de l’existence des Eskimos d’Ammassalik, une petite population de chasseurs nomades ayant vécu jusqu’alors dans l’isolement, entre les glaces de l’inlandsis et celles de la banquise, sur la capote orientale du Groenland à la latitude du cercle polaire ».

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Déjà en 1993, l’auteur expliquait qu’« aujourd’hui les choses se sont détériorées… Il y a de plus de plus en plus de fonctionnaires et (d’assistés) et de moins en moins de chasseurs. Il y a la télévision et la vidéo, le téléphone international, des voitures et des taxis, des motoneiges et un horrible H.L.M. à plusieurs étages ». Certes, ces dames ne lissent plus leurs cheveux à l’urine pour les rendre soyeux : elles se contentent d’imiter Kim Kardashian… La modernité, que nous confondons dangereusement avec le progrès, est ce qui, page après page, a annihilé cette « civilisation du phoque ». Notre occidentalisme fait que l’on ne jette plus les enfants naturels à la mer, on se félicite de les abrutir, notre occidentalisme fait que l’on ne chante plus un mort, on adoube Francky Vincent Chevalier des Arts et Lettres. Si possible éviter de se demander qui est civilisé.

Et pourtant, le ré-enchantement prend vite. Au gré des pages on sourit aux visages anonymes mais photographiés. Ils sont l’âme-nom du peuple dont ils ont vécu le déclin. On refait les mimiques digitales que les croquis du « jeu des mimiques » décomposent (vous savez déjà faire le « kayak à flotteur double » : vous allez devoir trouver autre chose pour communiquer votre mécontentement à un feu rouge…).

Paul-Émile Victor est conscient du moment suspendu qui sauve toutes ces informations : il sait que « les habitants de l’Ammassalik sont devenus des Groenlandais orientaux ». Mais les paroles gelées dégèlent depuis Rabelais et l’on a du mal à ne pas associer modernité et dégénérescence. Prenons le kayak, « rien n’est plus personnel que le kayak d’Ammassalik », il est le totem même de l’individu, du chasseur et de l’homme accompli, « puisque cette embarcation monoplace est construite aux mesures mêmes de son utilisateur : non pas d’après sa stature, mais selon l’épaisseur de sa cuisse et la longueur de ses jambes ». Ce fait-sur-mesure reste pourtant dissimulé. Alors même que notre civilisation de l’été perpétuel, du divertissement planétaire et de l’obsolescence programmée fait du kayak en résine made in China l’incarnation de notre impersonnalité, de notre vacuité de l’exhibition, et de notre ensauvagement civilisé. 

Paul-Émile Victor, La civilisation du phoque, réédition, Belin, 2022, 448 pages, 35€.

La Civilisation du phoque

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Les yeux de sa mère

Une mère japonaise impose une opération à sa fille de neuf ans pour la rendre plus jolie, la filme et poste la vidéo de l’opération en ligne.


La mode des interventions chirurgicales sur des enfants qui n’ont rien à voir avec leur santé physique ne cesse de progresser et les inquiétudes qu’elle suscite aussi. Nos confrères du média numérique Vice viennent de signaler le cas d’une petite Japonaise de 9 ans qui, à l’instigation de sa maman, a subi une première intervention chirurgicale pour corriger les paupières tombantes afin qu’elle soit « plus jolie » [1]. La blépharoplastie dans sa version dite « asiatique » consiste à ouvrir les yeux par la création d’une paupière supérieure munie d’un pli. Les yeux asiatiques, qu’on appelle « monolides », sont généralement à paupière unique. Le nombre de ces interventions explose : en 2020, 64 % de toutes les interventions chirurgicales au Japon étaient des blépharoplasties. La mère, qui s’est fait opérer à 18 ans déclare : « Je n’ai jamais trouvé jolie une fille avec des monolides ». La législation nippone n’interdisant pas aux mineurs de se faire opérer, sous condition d’un accord parental, la mère a pu convaincre sa fille de passer sous le bistouri pour être plus conforme à son idéal de beauté. Ce dernier relève moins d’une fascination pour les femmes occidentales que de l’esthétique kawaï, un terme désignant ce qui est « mignon » et « enfantin ». Le pire, c’est que la mère a posté sur sa chaîne YouTube une vidéo de l’intervention, au cours de laquelle on voit sa fille subir une crise de panique et pleurer car l’anesthésie locale n’a pas fait effet. La petite explique avec des airs de perroquet qui a bien appris sa leçon pourquoi elle a désiré se faire opérer, ayant recours à des arguments – sur la douleur nécessaire pour être belle – inimaginables pour une fillette. Si Dieu a créé l’homme à son image, trop de parents veulent recréer leurs enfants à la leur.

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[1]. Hanako Montgomery, « At 9, She Got Plastic Surgery on Her Eyelids », vice.com, 28 octobre 2022.

Charles Senard: la sagesse éternelle d’Épicure

Il y a toujours eu beaucoup de préjugés à propos de la philosophie d’Épicure. Notre époque a cru y trouver une justification facile à ses penchants vulgaires. En réalité, l’épicurisme est une véritable sagesse, née en Grèce au IVe siècle avant J.-C. Dans un essai très abordable, Charles Senard met cette philosophie de la vie à la portée de tous.


Dans l’aphorisme n° 45 du Gai Savoir, Nietzsche en décrivait son approche de manière très personnelle, comme d’une pensée au-delà même de toute philosophie : « Oui, disait-il, je suis fier de sentir le caractère d’Épicure autrement que n’importe qui peut-être, et dans tout ce qu’il m’est donné d’entendre ou de lire, de jouir du bonheur vespéral de l’antiquité… » Et Nietzsche concluait avec ce jugement clé : « il n’y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté ».

Humilité retrouvée

Le récent ouvrage de Charles Senard a le grand mérite de bâtir sa réflexion sur l’épicurisme au fil de cette humilité retrouvée. L’auteur, docteur en études latines, nous parle bien sûr un peu d’Épicure, le fondateur de l’École, mais aussi et surtout de ses continuateurs latins, en particulier les poètes Horace et Lucrèce. Le titre qu’il donne à son essai, Carpe diem, est une expression célèbre que l’on doit à Horace. Carpe diem voudrait dire « cueille le jour » ; mais attention, nous précise Senard, ce « n’est pas une invitation à goûter les plaisirs de la vie ». Il explique en effet : « Il s’agit d’autre chose : du rapport avec le temps, de l’angoisse du futur… » C’est que, fondamentalement, les épicuriens essaient de détourner d’eux la peur de la finitude, tel Épicure lui-même qui, dans un passage fameux de sa Lettre à Ménécée, affirmait que la mort n’a aucun rapport avec la vie.

Charles Senard insiste bien sur la place privilégiée que tient la sobriété dans la philosophie épicurienne. Les mots «frugalité» et «prudence» sont aussi de mise, avec elle. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui font que cette pensée trouve aujourd’hui encore un écho particulier chez beaucoup d’esprits : « L’idéal épicurien, écrit Charles Senard, consistant à vivre simplement, dans la sobriété heureuse, chère à feu Pierre Rabhi, entre en résonance avec les aspirations de notre société, sinon avec ses pratiques ».  Il y a là une défense et illustration de l’humilité, ou plus précisément de la « pauvreté », comme souverain bien. Senard cite ainsi le stoïcien Sénèque qui ne dédaignait pas certaines leçons apprises chez les épicuriens, et qui recommandait à Lucilius : « Commence à lier commerce avec la pauvreté ».

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Le docte loisir

Épicure conseillait de vivre caché. Et Horace notait, dans ses Odes, qu’« on mène avec peu de choses une vie heureuse ». Horace vivait retiré à la campagne, et, lorsqu’il n’y recevait pas ses amis, s’adonnait au « docte loisir » (l’otium), c’est-à-dire à l’étude de la connaissance, « qui a, pour les épicuriens, une finalité éthique, écrit Senard : c’est elle qui permet, en particulier, de ne plus craindre la mort ». Horace était très attaché à ce retrait du monde. Lorsque l’empereur Auguste lui proposa le poste de secrétaire particulier, Horace refusa, « soucieux de sauvegarder sa liberté quotidienne et privée ».

Pour autant, les épicuriens ne sont pas renfermés sur eux-mêmes. La sociabilité joue pour eux un grand rôle ‒ déjà pour Épicure, qui recevait ses élèves dans un Jardin. Son biographe, Diogène Laërce, le précise : « D’une manière générale, son amour de l’humanité s’adressait à tous ». L’amitié, en particulier, tenait chez les épicuriens une place essentielle. Elle était pour eux un plaisir à la fois naturel et nécessaire. On connaît les liens étroits qui se nouèrent entre Horace et son protecteur Mécène, une belle amitié (amicitia en latin) dont Charles Senard analyse les tenants et aboutissants.

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La voie du bonheur

On comprend alors mieux peut-être ce que Nietzsche entendait par l’expression que j’ai rapportée au début : « il n’y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté ». Un Nietzsche qui écrivait également d’Épicure : « Pareil bonheur, seul quelqu’un qui souffre sans cesse a pu l’inventer… » Charles Senard, sans bien sûr vouloir être Nietzsche, parvient, grâce à son goût communicatif de l’érudition, à nous mettre sur la voie de ce bonheur, apparu en Europe il y a 2500 ans. Il sait, à travers les textes qu’il cite, nous en faire aimer la saveur primordiale et inoubliable, le mystère définitif. 

Charles Senard, Carpe diem. Petite initiation à la sagesse épicurienne, Les Belles Lettres, 2022, 138 pages, 19 €.

Pierre Gagnaire: « Je cherche à créer des moments d’ivresse »

Malgré ses 12 étoiles au Guide Michelin, la curiosité, l’audace et l’inventivité du chef Pierre Gagnaire restent intactes. Il continue d’explorer les possibilités que lui offrent les produits du monde entier sans jamais oublier ce qu’il considère comme la base de son métier : le plaisir de ses convives.


Pierre Gagnaire, c’est le chef-artiste, le chef-poète. Ses plats résultent de ses obsessions, de ses recherches obstinées, de ses innovations et de son audace. Mais ce travail acharné reste dans les coulisses. Pour celui qui est à table, n’existe plus que l’émotion, le plaisir des sens. Ce plaisir, Pierre Gagnaire ne l’oublie jamais. Avec ses quelques restaurants, le chef cumule douze étoiles au Guide Michelin. En 2015, il est élu « Plus Grand Chef étoilé du monde » par ses pairs. Contrairement à ce que certains pourraient parfois laisser penser, sa cuisine n’est pas intellectuelle, c’est une cuisine de pulsion, de désir. À sa table, nous redevenons des enfants curieux, et comme des enfants, éblouis, nous découvrons. Il y a l’excellence des produits, bien sûr, mais interprétés par un homme d’exception qui, tel un metteur en scène donnant sa vision d’une œuvre classique sans la dénaturer, nous livre sa version personnelle d’un produit tout en le respectant. Sa cuisine est à l’image de l’homme qu’il est : libre, bonne et généreuse. C’est au Balzac, son bijou de restaurant couronné par trois étoiles, qu’il nous reçoit.

Causeur. La cuisine est-elle une discipline ayant des points communs avec l’art ou est-elle un art à part entière ?

Pierre Gagnaire. C’est la première version qui est juste. La cuisine, c’est de l’artisanat. C’est de la répétition, de la transmission. Mais ce qui rapproche parfois la cuisine de l’art, c’est lorsque quelques personnes – dont je crois faire partie – s’emparent de la cuisine pour exprimer une part d’eux-mêmes. Il ne faut pas opposer art et artisanat. L’artisanat est une chose incroyable, c’est un geste particulier qui est peaufiné, qui est parfaitement construit par la répétition et qui crée le savoir-faire. L’artisanat, c’est la perfection. Mon truc à moi, c’est l’émotion plus que la perfection. Ma cuisine est donc plus art qu’artisanat. C’est mon terrain. Dans la vie, il faut connaître son terrain. Je me suis rapidement aperçu que j’avais une forme de créativité, et répéter une même recette toute une vie ne me convenait pas. J’aime chercher, créer indéfiniment, avec le risque d’erreur que cela induit. La plupart de mes plats, je ne les ai même pas goûtés. Je les ai dans la tête. J’ai des intuitions et goûte mes plats de manière parcellaire, je ne fais jamais de grandes réunions avec dix personnes pour goûter une assiette, la déguster, la découper, l’analyser… ce n’est pas mon truc ! Je préfère la pulsion à l’analyse froide. Et cette espèce de vibration de création, cette ébullition d’idées, les gens la ressentent dans la salle. Ils ressentent que nous, en cuisine, nous ne sommes pas « installés ».

Comment créez-vous un plat ?

L’idée vient souvent d’un produit. Une herbe ou une belle poutargue par exemple… je me dis : « Tiens, comment je peux la mettre en scène ? » Je prends mon cahier, mon crayon à papier et je commence à écrire. J’écris, j’efface, je réécris. Je cherche. J’imagine les autres produits que je vais ajouter dans l’assiette. Je suis mes intuitions, je me projette. Un produit en appelle un autre. Je tire la ficelle. Je tâtonne constamment. C’est du bricolage. Et au fur et à mesure, la recette s’écrit. Il y a quelques jours, j’ai rencontré un type qui fait une merveilleuse eau-de-vie de gentiane. Elle est d’une pureté incroyable. Je n’ai pas encore l’idée, mais je sais que je vais créer un dessert dans lequel elle sera mise en majesté. Voilà comment je fonctionne. C’est pour cela que j’ai besoin de concentration. Je cherche tout le temps. Avant le service, je mange toujours seul. Je veux être tranquille. Je suis toujours inquiet, même quand une recette est prête. La quantité astronomique de détails à gérer pour qu’un plat soit réussi crée de l’angoisse.

Pierre Gagnaire. / Guillaume Brunet-Lentz

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Lorsqu’on fait une cuisine de « recherche » comme la vôtre, lorsqu’on va toujours plus loin, comment ne pas perdre le client qui est dans la salle ? Se pose-t-on cette question ?

Non, jamais. Bon, je ne vais pas non plus chercher à faire un menu entier avec des choses dont les gens ne sont majoritairement pas friands, comme les abats par exemple. Il ne faut pas racoler à tout prix, mais on a quand même envie de faire plaisir à celui qui vient manger chez nous.

Les préoccupations liées aux problèmes climatiques sont de plus en plus fortes. Vous souciez-vous du bilan carbone des produits que vous utilisez ?

Je viens d’une ville modeste et d’une famille où l’on ne gâchait pas. J’ai gardé ça. J’achète juste et je sers juste. Beaucoup de cuisiniers gâchaient autrefois. C’est de moins en moins le cas. Par exemple, le turbot était souvent servi en carré. Un turbot n’est pas carré ! Si c’est le cas, ça veut dire que le cuisinier le découpe et jette le reste à la poubelle. Pour moi, c’est hors de question, je n’ai jamais fait ça. Chez moi, tout doit être utilisé. Dans mes restaurants, il y a une forme d’explosion, d’abondance, c’est vrai. Mais tout est utilisé, on ne jette rien. En revanche, je ne vais sûrement pas me priver d’un beau produit qui peut alimenter ma créativité parce qu’il vient d’Espagne ou d’Italie. Je suis sensible aux problèmes climatiques, et étant moi-même obsédé par le gâchis de l’eau, je comprends que les gens soient préoccupés par le bilan carbone. Mais pour être irréprochable, je mets tout mon cœur à travailler le produit qui vient de loin, à le sublimer. C’est-à-dire que si j’ai rendu hommage au produit, que celui qui mange le plat passe un moment de grand plaisir et que cela lui laisse un souvenir, cela aura alors valu la peine de le faire venir de loin. C’est mon engagement à moi. Faire en sorte que le produit ne soit pas venu pour rien.

Quelle est la part de tradition dans votre cuisine ?

Elle est très forte ! Ma cuisine est innovante, certes, mais elle se fonde sur un savoir-faire et une histoire français, sur des bases patrimoniales. La cuisine italienne est très bonne, mais il n’y a pas toutes les sauces que nous avons, ni les modes de cuisson. Notre pays a une culture gastronomique immense, avec des écoles et des traditions solides. Et puis le vocabulaire culinaire français… C’est d’ailleurs intraduisible ! Faire rissoler, pincer, sertir, singer. J’innove, je recherche bien sûr, mais en m’appuyant inconsciemment sur cette longue et riche histoire. D’ailleurs, je crois qu’il nous serait impossible de cuisiner en faisait fi de cette tradition. Que nous le voulions ou non, nous en sommes imprégnés.

Vous avez beaucoup de respect pour Paul Bocuse mais, ce n’est pas sa cuisine qui vous intéresse. Est-ce parce que, chez lui, il n’y a que la tradition et pas la recherche ?

Bocuse avait quelques plats qu’il réalisait parfaitement. C’était très bon, mais c’était toujours les mêmes. Gratin de queues d’écrevisses, loup en croûte, rougets en écailles, sole au champagne… autant de plats qu’il avait souvent appris dans le passé mais cette répétition perpétuelle n’était pas ce que je voulais faire. On en revient à ce que je disais sur l’artisanat. Cependant, j’aimais l’homme. C’était un personnage de roman qui fascinait le monde. Il avait un charisme incroyable. Et c’était un homme très généreux qui aimait profondément les gens, malgré sa mauvaise foi légendaire.

Pierre Gagnaire. / Guillaume Brunet-Lentz

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Selon vous, la cuisine doit-elle réconforter ou déranger ?

Un peu les deux ! Mais elle ne peut pas uniquement venir déranger. Il faut qu’il y ait du plaisir, de la tendresse. Ferran Adrià, par exemple, le chef espagnol maître de la cuisine moléculaire, n’a duré qu’un temps. C’était une expérience intéressante, mais on n’avait pas forcément envie d’y retourner alors qu’il était un génie. À l’époque, la presse américaine l’encensait et dézinguait la cuisine française. Nous, on passait pour des ringards. Mais finalement, ça s’est rééquilibré. La cuisine française garde une place d’exception et continue de rayonner dans le monde entier.

Dans vos restaurants, le rituel est-il important ?

Oui, évidemment. Mais ce rituel n’est pas austère. Il est lumineux, car il est teinté de courtoisie, de chaleur, de gentillesse. L’accueil et le plaisir de recevoir sont très importants. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs souvent un problème. On perd un peu cela, parfois, dans les métiers de service. Ces métiers demandent de l’abnégation. Ils demandent de s’occuper de l’autre et de s’oublier un peu. C’est très important de s’oublier pour faire plaisir aux autres. Faire plaisir, c’est une des bases de notre métier, on ne doit jamais l’oublier.

La gastronomie, c’était mieux avant ou c’est mieux maintenant ?

On mange vraiment mieux aujourd’hui qu’il y a trente ans ! La cuisine est plus digeste, on utilise beaucoup plus de légumes. Elle est aussi plus variée, plus créative et plus belle. Les produits du monde entier ont enrichi notre cuisine. Les viandes, les légumes, les épices… c’est une richesse extraordinaire ! Et pour nous les cuisiniers, c’est beaucoup moins dur aujourd’hui. Les cuisines sont mieux éclairées, mieux ventilées, le matériel est moins lourd. Autrefois, il faisait plus de soixante degrés dans certaines cuisines. Techniquement, nous travaillons dans de meilleures conditions. La reconnaissance est plus grande aussi. Regardez, par exemple, il y a vingt ans, vous ne vous seriez jamais intéressé à un cuisinier. Aujourd’hui, on nous porte un réel intérêt. Et je trouve cela assez justifié. Ici, au Balzac, les gens passent souvent un moment dont ils se souviendront. Pendant trois heures, nous leur offrons une parenthèse avec des plats d’exception bien sûr, mais également avec une sélection très pointue de vins, de pains ou encore de cafés. Il y a la mise en scène de la table et le service, avec un rythme pensé pour le confort des convives, la vaisselle est aussi choisie avec la plus grande attention. Ce sont les arts de la table… Nous créons un moment d’ivresse dans lequel les convives vont pouvoir se perdre. Et des années après, ils se souviennent des émotions qu’ils ont éprouvées chez nous. Ce n’est pas rien, franchement, une telle parenthèse. Surtout si l’on en repart avec le souvenir ému.

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Nous nous sommes rencontrés par l’intermédiaire de notre ami, l’architecte Rudy Ricciotti. Avec lui, vous produisez un vin. Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette cuvée « Gary » ?

Un jour, à Marseille, j’ai visité le Mucem. Là, j’ai été bouleversé par ce bâtiment, cet édifice. À l’heure à laquelle j’y suis allé, dans la lumière qu’il faisait, c’était d’une beauté époustouflante. J’ai pleuré. J’ai absolument voulu rencontrer le type qui avait construit ça ! La rencontre s’est faite et nous nous sommes tout de suite entendus. Un jour, avec Rudy, j’ai bu un châteauneuf blanc magnifique. Il m’a dit que c’était le vin de son cousin et l’idée est vite venue d’en racheter une parcelle. Depuis ma faillite à Saint-Étienne, il y a trente ans, je ne suis plus propriétaire de rien, alors l’idée de posséder un petit lopin de vigne m’a beaucoup plu. On a gardé le vigneron, c’est lui qui fait notre vin. On n’a pas acheté une vigne, on a acheté une œuvre d’art : le châteauneuf-du-pape est un vin très typé, avec des notes de cerise et de cassis, il est à la fois très expressif et très délicat. Sincèrement, c’est une merveille.

Pierre Gagnaire. / Guillaume Brunet-Lentz

La question de David Belugou

Cher Pierre Gagnaire, pouvez-vous nous dire quelques mots du costume de cuisinier ?

Ah ! Ça, c’était mieux avant ! Autrefois, les vestes étaient faites en coton d’Égypte. Le touché était incroyable. Aujourd’hui, ce n’est plus la même qualité. Mais j’aime beaucoup nos vestes, elles ont quelque chose de solennel. Ce que je préfère dans mon costume, c’est le tour de cou. Ce petit foulard noué donne beaucoup d’allure, c’est très élégant. Et il nous protège du chaud et du froid. En revanche, il y aurait un effort à faire sur les pantalons et les chaussures, ils ne sont jamais très beaux. Une autre chose sur laquelle je suis très à cheval, c’est que le costume soit blanc, et pas noir comme on le voit de plus en plus souvent. Je préfère le blanc. C’est net, immaculé, pur. Avec le blanc on ne triche pas, c’est en accord avec ce que j’essaie de faire dans ma cuisine.

Annie Ernaux : la vengeance seule sous la plume !

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Annie Ernaux, auteur française, a remporté le Prix Nobel de littérarture 2022. Domenico Stinellis/AP/SIPA // AP22732599_000002

Aurais-je eu envie d’écrire ce billet si Annie Ernaux, notre prix Nobel de littérature, n’avait pas attaqué avec aigreur Michel Houellebecq en se questionnant ainsi faussement : « …quitte à avoir une audience avec ce prix, étant donné ses idées délétères, franchement, mieux vaut que ce soit moi » (Le Parisien).


Cette charge mesquine est insupportable à plus d’un titre.

D’abord parce qu’on connaît la sensibilité de gauche, le progressisme chic du Comité Nobel, le conduisant généralement à placer l’amour de la littérature derrière l’idéologie et la conception du monde qu’on se doit de « porter » pour lui complaire.

Ensuite, en raison du fait que cette condescendance d’Annie Ernaux envers notre plus grand romancier d’aujourd’hui était choquante. D’autant plus que son discours plat, sans âme et sans élan devant l’Académie suédoise n’a rien eu qui puisse soulever l’enthousiasme de ses auditeurs comme de ses lecteurs (Le Monde).

Ce mépris subtil était d’autant plus malvenu qu’il laissait entendre que Michel Houellebecq ne « faisait pas le poids » sur le plan intellectuel par rapport au phare de la pensée et de la révolution qu’Annie Ernaux aurait représenté. Le hasard fait bien les choses puisque récemment Front Populaire, la revue si passionnante de Michel Onfray, a publié un long entretien entre ce dernier et Michel Houellebecq.

On n’a pas découvert l’exaltation et l’argumentation structurée de Michel Onfray, l’originalité de son esprit et de sa sensibilité, sa compassion profonde pour les humiliés de la vie. Mais la surprise est venue de Michel Houellebecq. Non pas que qui que ce soit de bonne foi ait pu ignorer l’intelligence et la qualité de la réflexion de celui-ci mais l’éblouissement en a saisi beaucoup grâce à la fulgurance et aux lumières souvent paradoxales de ses points de vue, à cette manière inimitable de faire preuve à la fois d’un grand courage intellectuel (comme Michel Onfray) et d’une appréhension libre et décapante d’un certain nombre de thèmes qu’il avait l’élégance de sembler aborder par le petit bout de la lorgnette pour en réalité nous entraîner vers un débat de fond où notre intérêt, sinon notre adhésion, lui était acquis.

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Par exemple sur l’euthanasie, l’Europe, la peine de mort ou l’immigration – qui lui fait peur seulement pour des raisons religieuses.

Annie Ernaux devrait donc se garder de prendre de haut Michel Houellebecq.

Elle ne s’est pas contentée de vitupérer « ses idées totalement réactionnaires, antiféministes, c’est rien de le dire… à cause de son image des femmes, des mères, des femmes mûres, sa manière de décrire les peaux, les seins qui tombent… ». C’est tellement injuste quand son dernier et admirable roman offre des moments de délicatesse et de tendresse rares. Et je ne suis pas persuadé que défiler avec Jean-Luc Mélenchon le lendemain de sa consécration soit un gage de davantage de dignité.

Mais Annie Ernaux qui n’a peur de rien s’autorise aussi une dérision sur l’écriture de Michel Houellebecq. « J’ai lu son Goncourt, La Carte et le Territoire, mais l’écriture… il n’y en a pas. Alors il est très traduit parce que c’est extrêmement facile à traduire » (Le Parisien).

Cette suffisance ne serait que risible si en réalité celle qui s’est fait une spécialité de la pauvreté du style, de la sécheresse du langage, du refus des fioritures de la littérature, de l’éloge de la platitude pour que nul ne puisse se sentir étranger à son univers, ne se moquait pas de la prétendue médiocrité du style de Michel Houellebecq. Alors que l’écriture de ce dernier relève de cette apparente simplicité, de cette accessibilité directement révélatrices de l’art suprême qui consiste à signifier plus avec moins, à exprimer idées et émotions non pas avec une gravité ostentatoire mais par la seule force d’un style infiniment élaboré dans sa nudité savante.

Je résisterai à la tentation de traiter Annie Ernaux aussi petitement qu’elle en use avec Michel Houellebecq. À l’évidence elle n’est pas une personnalité sans intérêt et sa littérature, délibérément non flamboyante, ne mérite pas d’être ridiculisée. Pourtant je trouve étriquée, restrictive la seule ambition qu’elle s’est fixée et qu’elle répète avec un extrême contentement : « J’écris pour venger ma race ».

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D’une part, elle paraît se flatter d’avoir été la seule à inscrire dans la littérature la lignée de ses ascendants, des modestes, des humiliés, des sans-voix, à leur donner en quelque sorte la parole. Alors qu’elle a, dans le meilleur des cas, poursuivi une œuvre de longue haleine. Elle n’est rien d’autre qu’une marche après tant d’autres, et avant une infinité d’autres.

D’autre part – et c’est sans doute plus préoccupant -, cette littérature, même si elle ne se veut pas brillante au sens classique, même si elle récuse le traditionnel « bien écrire », n’atteindra pas son but, émouvoir et toucher l’universel, en s’assignant comme exclusif souci celui de « venger sa race ».

J’ai l’impression qu’Annie Ernaux a théorisé à partir de sa pratique minimaliste de l’écriture et que cette dernière a surgi dans cette forme pour répondre sur le fond à une vision de la littérature désincarnée, trop abstraite, emplie de ressentiment social. Minimalisme de l’amont, minimalisme de l’aval.

Pour conclure sur une approche psychologique qu’Annie Ernaux récuserait, quelque chose d’intime chez elle n’est pas sans rapport avec ma réserve sur le prix Nobel qui lui a été attribué et donc sur sa légitimité littéraire au sens noble. Trop de contentement de soi, trop de certitude d’être singulière dans le champ de son œuvre comme dans son existence et son parcours. Ce n’est pas Jean-Paul Sartre refusant le prix Nobel parce qu’il l’aurait changé en « institution ». Ce n’est pas Albert Camus soulignant que quelqu’un d’autre l’aurait mérité plus que lui.

On n’est pas un grand, un immense écrivain si on attire plus par l’imprécation et que par l’admiration, selon cette belle formule, toujours, de Camus.

Annie Ernaux abuse de l’une et se réserve trop l’autre.

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Les licornes existent !

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D.R.

Encensée sur France Inter, une entreprise française vise le marché juteux de la «ligue fantasy», malgré les risques potentiels d’addiction de mineurs.


Lorsque, sur France Inter le 16 novembre, Léa Salamé donne la parole dans son émission « Le Grand entretien » à Nicolas Julia, le fondateur de Sorare, elle insiste sur la réussite de sa dernière levée de fonds qui a atteint un montant record de 680 millions de dollars. Quel beau succès pour cette licorne française ! Réjouissons-nous de ce nouveau triomphe de la French Tech ! Au fait, en cette période de crise géopolitique, sociale, environnementale, éducative, sanitaire… quelle est sa proposition de valeur, comme on dit dans les écoles de commerce ? Une solution antigaspi, une plateforme de cours en ligne, de nouvelles opportunités pour la télémédecine ? Que nenni ! Il s’agit d’une nouvelle offre de cartes de football virtuelles, basées sur la technologie blockchain et les jetons non fongibles, permettant à des fans de fantasy football de composer leurs propres équipes et de les employer dans un jeu vidéo. Ils peuvent non seulement acheter des cartes de joueur, mais aussi gagner des récompenses en cryptomonnaies. La faillite récente de TFX, plateforme géante de cryptomonnaies installée aux Bahamas, n’a pas rebuté les investisseurs. Après une mise en garde de l’Autorité nationale des jeux, Sorare n’a pas été catégorisée comme une plateforme de paris sportifs, en dépit des risques d’addiction de mineurs à un jeu en ligne susceptible d’entraîner des pertes financières. Cette licorne française valorisée à 4 milliards de dollars pourra ainsi échapper à la régulation de l’Autorité nationale des jeux et, selon Nicolas Julia, contribuer à la noble mission de rendre les individus propriétaires de leurs objets digitaux. Les perspectives de croissance du marché mondial du sport fantasy, évaluées par Reuters à 48 milliards dollars d’ici 2027, l’ont emporté sur la prise en compte des dangers. Il faut admettre que l’état du monde appelle à des divertissements XXL : comme l’a dit Pascal, « les hommes n’ayant pu résoudre la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour être heureux, de n’y point penser ».

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Electricité : renouvelables et pointes de demande

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Des éoliennes en Sarthe. Michel Gile/SIPA // 01094677_000001

Les prosélytes de l’énergie renouvelable ne cessent de répéter que les plus grands investissements dans ce secteur sont parfaitement justifiés. Pourtant, les renouvelables sont très loin de suffire aux besoins des Français aux heures de pointe lors des soirs d’hiver. Analyse.


RTE (Réseau de transport de l’électricité) écrit souvent des bêtises sur les renouvelables intermittents, mais en même temps publie des chiffres précieux qui prouvent le caractère erroné (pour ne pas dire mensonger) de ses propres affirmations. Tapez « eco2mix », et apparait sur votre écran un joli graphique qui donne en temps réel la production d’électricité par origine (nucléaire, hydraulique, etc.) par quart d’heure. Celui d’hier soir, lundi 5 décembre 2022, en dit long sur l’incapacité des renouvelables intermittents à faire face aux pointes de demandes. Tout le monde devrait savoir ça, mais malheureusement beaucoup l’ignorent.

La journée du 5 décembre en France était froide, mais pas exceptionnellement froide, la demande d’électricité assez soutenue. Elle a culminé à 19h, ce qui est généralement l’heure de la pointe quotidienne. A cette heure-là, il faisait noir, et la production d’électricité photovoltaïque était évidemment égale à zéro. Il n’y avait pas beaucoup de vent, et la production d’électricité éolienne – et donc la production de renouvelable – était égale à 3% de la production française. C’est peu. C’est vingt fois moins que la production de nucléaire à la même heure, production pourtant anormalement basse du fait des fermetures temporaires d’une quinzaine de centrales. C’est égal à la production des centrales au charbon que l’on devait fermer, promis-juré, mais que l’on a heureusement gardées ou rouvertes.

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Les renouvelablophiles (parfois renouvelablofous) vont crier que cette statistique portant sur une heure soigneusement choisie ne signifie rien du tout, et qu’elle est tendancieuse et malhonnête. Ils feront là une assez grossière faute de raisonnement. Bien sûr que cumulée sur toutes les heures de l’année, la production de renouvelables intermittents est bien supérieure à 3% (elle est en d’environ 8%), mais c’est cette moyenne-là qui ne signifie rien du tout. Elle fait penser à cet étang dont la profondeur moyenne était de 1 mètre, et dans lequel un sot qui ne savait pas nager croyait pouvoir s’avancer sans crainte : il tomba dans un trou de 3 mètres, et se noya. La réalité est que la demande d’électricité est variable dans le temps, forte à 19 heures, faible à 3 heures du matin, et donc que le système doit produire beaucoup à 19 heures, et peu à 3 heures. Il doit être capable de faire face aux pointes, sauf à risquer la grande panne. Et le fait est qu’on ne peut pas faire confiance aux renouvelables à cet effet. Ce qui est mensonger, c’est le discours si souvent entendu : tel champs d’éolienne produira l’électricité nécessaire à une ville comme Saumur. Pauvres Saumurois, s’ils n’avaient que cette électricité-là, ils ne regarderaient la télévision qu’un soir sur quatre. On peut aussi souligner que la pointe du soir du 5 décembre n’était pas exceptionnelle : il doit bien y avoir chaque année plusieurs centaines d’heures comparables.

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La France a investi plus de 60 milliards d’euros dans les renouvelables, à comparer avec les 100 milliards (en euros d’aujourd’hui) investis dans le nucléaire. 60 milliards pour satisfaire (pendant 20 ans) 3% de la pointe du soir du 5 décembre contre 100 milliards pour satisfaire (pendant trois ou quatre fois plus longtemps) 60% de cette même pointe, le renouvelable n’est pas une très bonne affaire. La France s’apprête à doubler son parc de renouvelable, à dépenser encore 60 milliards (en réalité bien davantage), pour pouvoir porter à 6% la contribution des renouvelables à la satisfaction de la demande d’un soir d’hiver. Quand on aime, on ne compte pas.

Pourquoi je préfère me taire

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Hannah Assouline

Robert Ménard a quitté les réseaux sociaux et suspendu ses interventions radio-télévisées. Loin de l’infernale mécanique du buzz et des likes, il renoue avec le bon sens, la nuance et retrouve sa liberté.


J’ai fermé mes comptes sur les réseaux sociaux et suspendu mes participations aux émissions de télé et de radio. Cette cure de silence – momentanée ou définitive, je ne le sais pas – est à la fois un soulagement et une perte.

Finis Twitter et Facebook. Pas seulement parce que je suis atterré par la violence, la bêtise crasse, la haine des commentaires – le plus souvent lâchement anonymes –, mais aussi parce que je me suis surpris à succomber à cette logique folle qui fait que, pour être « repris », on est toujours plus cash. Une surenchère pernicieuse. Et excitante. On compte toujours plus de likes, plus de followers. Au risque de choisir ses mots en fonction du buzz qu’ils sont susceptibles de nourrir.

À cette logique, je n’échappais pas. Je ne suis pas meilleur que les autres. J’ai cessé de le croire. Alors j’ai arrêté. Même si je regrette, parfois, de ne plus pouvoir, en un clic, donner mon opinion. Mais est-elle si importante ? Je préfère ne pas me poser la question – ce qui m’évite d’avoir à y répondre.

Et puis, avec les réseaux sociaux, vous êtes embarqués, englués dans une mécanique qui fait que même vos silences sont interprétés. Si vous ne réagissez pas aux propos du député RN ayant déclaré « Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique », faute, tout simplement, de savoir qu’en dire, vous êtes un traître pour vos amis de la droite de la droite, qui attendent un signe de solidarité, et un raciste pour la gauche de la gauche, puisque vous ne prenez pas vos distances. Et si vous rappelez qu’il est difficile de faire preuve de nuances en 240 signes, vous êtes définitivement classé parmi les lâches par les uns et les autres.

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Avec les médias « traditionnels », c’est autre chose. À la télé comme à la radio, je m’exprime régulièrement. Et je n’ai aucun procès à leur faire. C’est si commode et si faux… J’y suis reçu presque toujours sympathiquement – et encore, ce « presque » est superflu. Sans agressivité. Un peu comme un ami qui, après s’être égaré très à droite, reviendrait à la maison. Ils n’ont pas tort. Maire depuis bientôt neuf ans, j’ai redécouvert le bon sens, le réalisme, la nuance. Bref, la revanche des choses sur les mots. Alors oui, c’est vrai, j’ai changé. Je l’ai dit sans détour (dans ces colonnes[1]). J’ai pris des positions, choisi des formules que je regrette. Sans me chercher d’excuses.

À nouveau bien accueilli dans les médias, pourquoi donc vouloir faire une pause, un pas de côté ? Un ras-le-bol ? Ce serait excessif. Disons plutôt une lassitude. Le sentiment de répéter les mêmes choses. Et même d’être parfois une sorte d’imposteur : interrogé sur nombre de sujets, j’aurais dû répondre, par honnêteté, que, sur certains, je n’avais tout simplement rien de très pertinent à dire. Je l’ai parfois fait. Pas assez tant c’est difficile à expliquer : on attend des « politiques » qu’ils aient réponse à tout. Et ils se prêtent au jeu. Je l’ai fait, comme tout le monde. On résiste, je résiste difficilement à l’appel d’un journaliste. Il fait si bon à la lumière des projecteurs…

Et puis, je ne suis pas sûr, dans tous les cas moins sûr qu’auparavant, de ce que je pense. J’ai des convictions. Mais quand je les décline en décisions, je mesure à quel point elles se cassent régulièrement le nez sur la réalité. Je ne veux pas pour autant me réfugier derrière le sempiternel « C’est plus compliqué que vous ne le pensez » qui cache mal, le plus souvent, un abandon, une abdication. À cela, je refuse de me résigner. Comment aborder un monde qui est tout sauf en noir et blanc sans pour autant renoncer à changer ce même monde que je continue à trouver dégueulasse pour les plus faibles ? À cette question, je ne sais plus apporter de réponses définitives. Du coup, je suis inquiet, stressé en arrivant sur un plateau de télévision comme je ne l’ai jamais été. Je ne suis plus sûr de savoir retomber sur mes pattes en m’abritant derrière une formule, un bon mot. Je doute de moi et surtout, de mes solutions.

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En écrivant ces lignes, je me demande s’il n’y a pas une sorte d’indécence à expliquer dans un média pourquoi je prends, en ce moment, mes distances avec les médias. Serais-je de ces acteurs dont les tournées d’adieu s’éternisent au point de ne jamais s’achever ? Je ne le voudrais pas. J’essaie simplement de m’expliquer à haute voix, persuadé que je ne suis pas le seul à buter sur ces mêmes interrogations. Et puis, je le dois à ceux qui suivent mes interventions et, notamment, mes concitoyens biterrois. Beaucoup sont fiers que leur maire « parle à la télé ». C’est une sorte de reconnaissance pour notre ville de province. Je n’y suis pas insensible. Comme, je dois bien l’avouer, au plaisir d’être reconnu dans la rue…

Au fond, je veux être un élu, mais pas un politique. Un élu qui se bat pour que ses voisins vivent un peu mieux, et non un politique cadenassé par le qu’en-dira-t-on de ses amis, de ses adversaires, de ses électeurs. Je veux parler de ce que je connais et pas à tort et à travers. Je veux être libre, tout simplement. Alors, je reprends ma respiration. Une bouffée d’oxygène.


[1]. Robert Ménard : « Je préfère cinquante ans de Macron à un an de guerre civile », Causeur n° 101, mai 2022.

États-Unis : le silence des médias

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Logo de Twitter devant le siège sociale de l'entreprise à New York, le 14 octobre 2020 zz/John Nacion/STAR MAX/IPx/AP/SIPA

Les révélations d’Elon Musk concernant l’affaire Hunter Biden, étouffée à la fois par les médias traditionnels et les plateformes de réseaux sociaux en 2020, en dit long sur l’état de la démocratie outre-Atlantique.


Énorme pavé dans la mare : le 3 décembre, Elon Musk publie les e-mails internes relatifs à la censure effectuée par Twitter en octobre 2020 à propos du contenu de l’ordinateur de Hunter Biden, le fils du président américain. On apprend que Twitter avait repris la version des responsables du Parti démocrate (et de Joe Biden) selon laquelle l’ordinateur portable avait peut-être été piraté et que son contenu était de la « désinformation russe ». On a donc décidé de supprimer toute mention de l’histoire, sans autre forme de procès. La plateforme est même allée jusqu’à suspendre le compte du New York Post.

L’initiative de Musk, qui a toujours soutenu la liberté d’informer, est une grosse claque pour tous les grands médias qui ont sciemment ignoré l’histoire. Voici un court rappel des faits. Le 14 octobre 2020, le New York Post publie des dizaines d’e-mails du fils de Joe Biden, Hunter, grâce auxquels on en apprend beaucoup sur ses activités en tant que « consultant » pour le compte d’entreprises ukrainiennes et chinoises. Des affaires très lucratives car il est question de millions de dollars. Les e-mails nous donnent aussi nombre d’informations croustillantes sur les relations de Hunter Biden et le rôle qu’aurait joué son père. Certains semblent même indiquer que Joe Biden, alors candidat à la présidence des Etats-Unis, aurait pu profiter financièrement des « affaires » de son fils. Si rien ne confirme cette hypothèse, les e-mails révèlent en tout cas qu’à l’époque où Joe Biden était vice-président et en charge de l’Ukraine (depuis février 2014), Hunter l’a présenté à un haut dirigeant d’une entreprise énergétique ukrainienne, du nom de Burisma.

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A noter que Hunter est devenu membre du conseil d‘administration de cette société trois mois seulement après qu’Obama eut demandé à son père de prendre en charge la question ukrainienne. La rencontre entre Joe Biden et l’un des dirigeants de Burisma n’a jamais été rendue publique. L’équipe Biden a nié qu’elle ait eu lieu, mais elle est cependant mentionnée dans un e-mail de Vadym Pozharskyi, un membre du conseil d’administration de Burisma, envoyé à Hunter Biden le 17 avril 2015. Soit environ un an après que ce dernier eut rejoint cette instance, pour un salaire de plus de 50 000 dollars par mois. Moins d’un an après cette réunion, Joe Biden exerçait des pressions sur les fonctionnaires du gouvernement ukrainien pour qu’ils licencient un procureur qui enquêtait sur Burisma. Hunter Biden n’avait absolument aucune compétence pour intégrer cette entreprise ukrainienne. On lui a juste demandé, et cela dès le mois de mai 2014 comme le montrent les mails, d’utiliser son « pouvoir d’influence afin d’aider la société ».

D’autres e-mails (du 2 août 2017) concernent les liens entre le fils Biden et une entreprise chinoise qui devait le rémunérer environ 10 millions de dollars par an en échange de son carnet d’adresses. Ainsi que 10% du capital d’une transaction qui devrait être versé au « big guy ». Qui pourrait bien être ce « big guy », sinon, selon toute vraisemblance… Joe Biden ? De plus, dans un autre e-mail adressé à sa fille, Hunter Biden affirme « reverser 50 % de ses gains (dans ses affaires) à son père… ».

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Très bizarre aussi de découvrir qu’un milliardaire chinois, lié au plus grand secteur pétrolier et gazier privé de Chine, Gongwen Dong, a effectué des dépenses de l’ordre de 100 000 dollars pour Hunter Biden, James Biden (le frère du vice-président) et Sara Biden (la belle-sœur du vice-président).

Le candidat Joe Biden à la présidence des Etats-Unis avait dans un premier temps affirmé qu’il n’était pas au courant des affaires de son fils, mais, en octobre 2022, le sénateur Républicain, Chuck Grassley prétend que des documents détenus par le FBI prouvent le contraire. Quoi qu’il en soit, l’attitude d’un grand nombre des médias a été inadmissible. Depuis, certains, comme CBS et Politico, ont bien confirmé l’authenticité des e-mails. A l’époque, seul le Wall Street Journal a mené l’enquête et publié une interview avec Tom Bobulinski, le partenaire en affaires de Hunter Biden. Mais tout cela se passait à seulement deux semaines de l’élection présidentielle. Et ce qu’Elon Musk vient de rendre public confirme la volonté de Twitter d’étouffer l’affaire. On découvre que dans une note de service interne, James Baker, l’avocat général adjoint de Twitter écrit : « Je soutiens la conclusion selon laquelle nous avons besoin de plus de faits pour déterminer si les documents ont été piratés ou non. À ce stade, cependant, il est raisonnable pour nous de supposer qu’ils l’ont peut-être été et que la prudence s’impose ». Il insiste : « Il y a certains faits qui indiquent que le matériel peut avoir été piraté. Nous avons simplement besoin de plus d’informations ». Ces atermoiements ont bien servi la campagne de Joe Biden, ainsi que la décision de Twitter.

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Elon Musk promet que d’autres échanges d’e-mails internes seront publiés. L’affaire n’est donc pas terminée. Elle a d’ores et déjà mis au jour, non seulement les turpitudes potentielles de personnages qui devraient être au-dessus de tout soupçon, mais aussi celles d’une presse qui, par une censure à géométrie idéologiquement variable, regarde ailleurs lorsque des scandales la dérangent. Nous sommes curieux de voir comment elle va maintenant réagir. Fera-t-elle encore semblant de découvrir la lune ?

Baronian et les écrivains gastronomes

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Jean-Baptiste Baronian, un "fauve à l'appétit universel". ANDERSEN ULF/SIPA / 00319504_000003

Dans un dictionnaire illustré, l’académicien belge explore les liens très anciens entre littérature et gastronomie.


Pour le connaître un peu, je sais que Jean-Baptiste Baronian est une sorte d’ogre. La cravate n’y change rien : sous des dehors policés, l’homme est un affamé, un fauve à l’appétit universel. Viandes rouges et éditions originales, symphonies et polars, vins du Rhône et du Bordelais, tout est bon pour combler, un bref instant, sa fringale d’Agathopède (pour ce mot, voir son Dictionnaire amoureux de la Belgique).

Il vient de le prouver une fois de plus en publiant son Dictionnaire des écrivains gastronomes, monument d’érudition sauvage où j’ai l’honneur et le plaisir de figurer avec quelques Belges, et non des moindres, de Pirotte à des Ombiaux, de Goffin à Namur. Notre encyclopédiste s’est amusé à répertorier culinographes & gastrologues, amateurs de bonne chère et adeptes de la dive bouteille.

Leurs communs ancêtres ? Rabelais et Balzac, et Dumas, assurément. Les élus doivent avoir composé non des livres de recettes (sauf avec un réel talent littéraire, comme Brillat-Savarin, Curnonsky ou Coffe), mais illustré dans leur œuvre le plaisir de manger ou de boire, qui « passe par l’esprit et par l’imaginaire ».

Un défilé de fines gueules, en somme, où l’on croise Agatha Christie et Gérard Oberlé, Jacques Chardonne et Sébastien Lapaque, San Antonio et Michel Houellebecq, tant d’autres comme le pantagruélique docteur Daudet, le bretteur royaliste, qui proclamait haut et fort : « Les régimes sont une abominable blague ».

Jean-Baptiste Baronian, Dictionnaire des écrivains gastronomes. De Apollinaire à Zola. Illustré par Gabrielle Lavoir, Flammarion, 2022, 432 pages, 26€.

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Back to the Banquise !

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Paul Emile Victor en Antartique, 1960 / PHOTO: RETRO/SIPA / 00259170_000012

Notre collaboratrice s’est laissé tenter par La Civilisation du phoque, tout récemment paru chez Belin. Si vous pensez y découvrir les trucs et astuces des Eskimos (plus précisément les Ammassalimiut), pour survivre par -8°C entre février et mars, vous vous trompez. Mais on y trouve les croquis explicatifs de Paul-Emile Victor : si vous attrapez un phoque ou un pingouin dans le port de Marseille, où ils se pressent en ce moment, vous pourrez vous en faire une paire de kamiks ou un anorak — des mots bien utiles au scrabble… Alors livre indispensable pour Noël ? Bien sûr ! Mais à lire avant les coupures d’électricité…


C’est du réchauffé. C’est une réédition de réédition (1993) de réédition (1989) de textes perdus (Paul-Émile Victor fait partie de ces exilés en urgence de 1940 dont on a perdu quelques papiers). Certes. Mais il en est de la Civilisation du phoque comme des grands livres : la valeur des rééditions ne réside plus que dans le paratexte. Et les notes, croquis, transcriptions phonétiques (qui, aujourd’hui, n’a pas envie de savoir que « ça va geler » se dit « qicaderpo’ » ?) de Paul-Emile Victor, sont enrichis de notices de Joëlle Robert-Lamblin et d’une préface d’Enki Bilal.

Ces deux-là — qui n’ignorent rien de l’empire du blanc, du noir et du bleu (harmonie imitative oblige, ce sont les couleurs que l’imprimeur a choisies pour l’ouvrage) — donnent le ton. Ce dans quoi l’on plonge en ouvrant cet opus, c’est un passé qui « semble s’effacer rapidement » et c’est une chance que d’« être extrait avec radicalité du monde d’aujourd’hui ».

Nous avons effacé le passé proche, et les parutions sur les arts primitifs (par exemple Jean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle) suggèrent bien la soif d’un monde déraciné. Notre fascination tout actuelle pour le passé du passé ne peut qu’être comblée avec cette préhistoire qui ne remonte qu’à 1884, date à laquelle G. Holm a mis fin à l’isolat dans lequel les Ammassalimiut se complaisaient depuis probablement 1885 avant J.C.  « Il y a donc à peine plus d’un siècle que le monde occidental eut la révélation de l’existence des Eskimos d’Ammassalik, une petite population de chasseurs nomades ayant vécu jusqu’alors dans l’isolement, entre les glaces de l’inlandsis et celles de la banquise, sur la capote orientale du Groenland à la latitude du cercle polaire ».

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Déjà en 1993, l’auteur expliquait qu’« aujourd’hui les choses se sont détériorées… Il y a de plus de plus en plus de fonctionnaires et (d’assistés) et de moins en moins de chasseurs. Il y a la télévision et la vidéo, le téléphone international, des voitures et des taxis, des motoneiges et un horrible H.L.M. à plusieurs étages ». Certes, ces dames ne lissent plus leurs cheveux à l’urine pour les rendre soyeux : elles se contentent d’imiter Kim Kardashian… La modernité, que nous confondons dangereusement avec le progrès, est ce qui, page après page, a annihilé cette « civilisation du phoque ». Notre occidentalisme fait que l’on ne jette plus les enfants naturels à la mer, on se félicite de les abrutir, notre occidentalisme fait que l’on ne chante plus un mort, on adoube Francky Vincent Chevalier des Arts et Lettres. Si possible éviter de se demander qui est civilisé.

Et pourtant, le ré-enchantement prend vite. Au gré des pages on sourit aux visages anonymes mais photographiés. Ils sont l’âme-nom du peuple dont ils ont vécu le déclin. On refait les mimiques digitales que les croquis du « jeu des mimiques » décomposent (vous savez déjà faire le « kayak à flotteur double » : vous allez devoir trouver autre chose pour communiquer votre mécontentement à un feu rouge…).

Paul-Émile Victor est conscient du moment suspendu qui sauve toutes ces informations : il sait que « les habitants de l’Ammassalik sont devenus des Groenlandais orientaux ». Mais les paroles gelées dégèlent depuis Rabelais et l’on a du mal à ne pas associer modernité et dégénérescence. Prenons le kayak, « rien n’est plus personnel que le kayak d’Ammassalik », il est le totem même de l’individu, du chasseur et de l’homme accompli, « puisque cette embarcation monoplace est construite aux mesures mêmes de son utilisateur : non pas d’après sa stature, mais selon l’épaisseur de sa cuisse et la longueur de ses jambes ». Ce fait-sur-mesure reste pourtant dissimulé. Alors même que notre civilisation de l’été perpétuel, du divertissement planétaire et de l’obsolescence programmée fait du kayak en résine made in China l’incarnation de notre impersonnalité, de notre vacuité de l’exhibition, et de notre ensauvagement civilisé. 

Paul-Émile Victor, La civilisation du phoque, réédition, Belin, 2022, 448 pages, 35€.

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Les yeux de sa mère

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D.R

Une mère japonaise impose une opération à sa fille de neuf ans pour la rendre plus jolie, la filme et poste la vidéo de l’opération en ligne.


La mode des interventions chirurgicales sur des enfants qui n’ont rien à voir avec leur santé physique ne cesse de progresser et les inquiétudes qu’elle suscite aussi. Nos confrères du média numérique Vice viennent de signaler le cas d’une petite Japonaise de 9 ans qui, à l’instigation de sa maman, a subi une première intervention chirurgicale pour corriger les paupières tombantes afin qu’elle soit « plus jolie » [1]. La blépharoplastie dans sa version dite « asiatique » consiste à ouvrir les yeux par la création d’une paupière supérieure munie d’un pli. Les yeux asiatiques, qu’on appelle « monolides », sont généralement à paupière unique. Le nombre de ces interventions explose : en 2020, 64 % de toutes les interventions chirurgicales au Japon étaient des blépharoplasties. La mère, qui s’est fait opérer à 18 ans déclare : « Je n’ai jamais trouvé jolie une fille avec des monolides ». La législation nippone n’interdisant pas aux mineurs de se faire opérer, sous condition d’un accord parental, la mère a pu convaincre sa fille de passer sous le bistouri pour être plus conforme à son idéal de beauté. Ce dernier relève moins d’une fascination pour les femmes occidentales que de l’esthétique kawaï, un terme désignant ce qui est « mignon » et « enfantin ». Le pire, c’est que la mère a posté sur sa chaîne YouTube une vidéo de l’intervention, au cours de laquelle on voit sa fille subir une crise de panique et pleurer car l’anesthésie locale n’a pas fait effet. La petite explique avec des airs de perroquet qui a bien appris sa leçon pourquoi elle a désiré se faire opérer, ayant recours à des arguments – sur la douleur nécessaire pour être belle – inimaginables pour une fillette. Si Dieu a créé l’homme à son image, trop de parents veulent recréer leurs enfants à la leur.

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[1]. Hanako Montgomery, « At 9, She Got Plastic Surgery on Her Eyelids », vice.com, 28 octobre 2022.

Charles Senard: la sagesse éternelle d’Épicure

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Charles Senard / Capture d'écran YouTube d'une vidéo du 12/10/17 de la chaine Micheline Bourque club de lecture Affaires

Il y a toujours eu beaucoup de préjugés à propos de la philosophie d’Épicure. Notre époque a cru y trouver une justification facile à ses penchants vulgaires. En réalité, l’épicurisme est une véritable sagesse, née en Grèce au IVe siècle avant J.-C. Dans un essai très abordable, Charles Senard met cette philosophie de la vie à la portée de tous.


Dans l’aphorisme n° 45 du Gai Savoir, Nietzsche en décrivait son approche de manière très personnelle, comme d’une pensée au-delà même de toute philosophie : « Oui, disait-il, je suis fier de sentir le caractère d’Épicure autrement que n’importe qui peut-être, et dans tout ce qu’il m’est donné d’entendre ou de lire, de jouir du bonheur vespéral de l’antiquité… » Et Nietzsche concluait avec ce jugement clé : « il n’y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté ».

Humilité retrouvée

Le récent ouvrage de Charles Senard a le grand mérite de bâtir sa réflexion sur l’épicurisme au fil de cette humilité retrouvée. L’auteur, docteur en études latines, nous parle bien sûr un peu d’Épicure, le fondateur de l’École, mais aussi et surtout de ses continuateurs latins, en particulier les poètes Horace et Lucrèce. Le titre qu’il donne à son essai, Carpe diem, est une expression célèbre que l’on doit à Horace. Carpe diem voudrait dire « cueille le jour » ; mais attention, nous précise Senard, ce « n’est pas une invitation à goûter les plaisirs de la vie ». Il explique en effet : « Il s’agit d’autre chose : du rapport avec le temps, de l’angoisse du futur… » C’est que, fondamentalement, les épicuriens essaient de détourner d’eux la peur de la finitude, tel Épicure lui-même qui, dans un passage fameux de sa Lettre à Ménécée, affirmait que la mort n’a aucun rapport avec la vie.

Charles Senard insiste bien sur la place privilégiée que tient la sobriété dans la philosophie épicurienne. Les mots «frugalité» et «prudence» sont aussi de mise, avec elle. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui font que cette pensée trouve aujourd’hui encore un écho particulier chez beaucoup d’esprits : « L’idéal épicurien, écrit Charles Senard, consistant à vivre simplement, dans la sobriété heureuse, chère à feu Pierre Rabhi, entre en résonance avec les aspirations de notre société, sinon avec ses pratiques ».  Il y a là une défense et illustration de l’humilité, ou plus précisément de la « pauvreté », comme souverain bien. Senard cite ainsi le stoïcien Sénèque qui ne dédaignait pas certaines leçons apprises chez les épicuriens, et qui recommandait à Lucilius : « Commence à lier commerce avec la pauvreté ».

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Le docte loisir

Épicure conseillait de vivre caché. Et Horace notait, dans ses Odes, qu’« on mène avec peu de choses une vie heureuse ». Horace vivait retiré à la campagne, et, lorsqu’il n’y recevait pas ses amis, s’adonnait au « docte loisir » (l’otium), c’est-à-dire à l’étude de la connaissance, « qui a, pour les épicuriens, une finalité éthique, écrit Senard : c’est elle qui permet, en particulier, de ne plus craindre la mort ». Horace était très attaché à ce retrait du monde. Lorsque l’empereur Auguste lui proposa le poste de secrétaire particulier, Horace refusa, « soucieux de sauvegarder sa liberté quotidienne et privée ».

Pour autant, les épicuriens ne sont pas renfermés sur eux-mêmes. La sociabilité joue pour eux un grand rôle ‒ déjà pour Épicure, qui recevait ses élèves dans un Jardin. Son biographe, Diogène Laërce, le précise : « D’une manière générale, son amour de l’humanité s’adressait à tous ». L’amitié, en particulier, tenait chez les épicuriens une place essentielle. Elle était pour eux un plaisir à la fois naturel et nécessaire. On connaît les liens étroits qui se nouèrent entre Horace et son protecteur Mécène, une belle amitié (amicitia en latin) dont Charles Senard analyse les tenants et aboutissants.

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La voie du bonheur

On comprend alors mieux peut-être ce que Nietzsche entendait par l’expression que j’ai rapportée au début : « il n’y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté ». Un Nietzsche qui écrivait également d’Épicure : « Pareil bonheur, seul quelqu’un qui souffre sans cesse a pu l’inventer… » Charles Senard, sans bien sûr vouloir être Nietzsche, parvient, grâce à son goût communicatif de l’érudition, à nous mettre sur la voie de ce bonheur, apparu en Europe il y a 2500 ans. Il sait, à travers les textes qu’il cite, nous en faire aimer la saveur primordiale et inoubliable, le mystère définitif. 

Charles Senard, Carpe diem. Petite initiation à la sagesse épicurienne, Les Belles Lettres, 2022, 138 pages, 19 €.

Pierre Gagnaire: « Je cherche à créer des moments d’ivresse »

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Pierre Gagnaire. / Guillaume Brunet-Lentz.

Malgré ses 12 étoiles au Guide Michelin, la curiosité, l’audace et l’inventivité du chef Pierre Gagnaire restent intactes. Il continue d’explorer les possibilités que lui offrent les produits du monde entier sans jamais oublier ce qu’il considère comme la base de son métier : le plaisir de ses convives.


Pierre Gagnaire, c’est le chef-artiste, le chef-poète. Ses plats résultent de ses obsessions, de ses recherches obstinées, de ses innovations et de son audace. Mais ce travail acharné reste dans les coulisses. Pour celui qui est à table, n’existe plus que l’émotion, le plaisir des sens. Ce plaisir, Pierre Gagnaire ne l’oublie jamais. Avec ses quelques restaurants, le chef cumule douze étoiles au Guide Michelin. En 2015, il est élu « Plus Grand Chef étoilé du monde » par ses pairs. Contrairement à ce que certains pourraient parfois laisser penser, sa cuisine n’est pas intellectuelle, c’est une cuisine de pulsion, de désir. À sa table, nous redevenons des enfants curieux, et comme des enfants, éblouis, nous découvrons. Il y a l’excellence des produits, bien sûr, mais interprétés par un homme d’exception qui, tel un metteur en scène donnant sa vision d’une œuvre classique sans la dénaturer, nous livre sa version personnelle d’un produit tout en le respectant. Sa cuisine est à l’image de l’homme qu’il est : libre, bonne et généreuse. C’est au Balzac, son bijou de restaurant couronné par trois étoiles, qu’il nous reçoit.

Causeur. La cuisine est-elle une discipline ayant des points communs avec l’art ou est-elle un art à part entière ?

Pierre Gagnaire. C’est la première version qui est juste. La cuisine, c’est de l’artisanat. C’est de la répétition, de la transmission. Mais ce qui rapproche parfois la cuisine de l’art, c’est lorsque quelques personnes – dont je crois faire partie – s’emparent de la cuisine pour exprimer une part d’eux-mêmes. Il ne faut pas opposer art et artisanat. L’artisanat est une chose incroyable, c’est un geste particulier qui est peaufiné, qui est parfaitement construit par la répétition et qui crée le savoir-faire. L’artisanat, c’est la perfection. Mon truc à moi, c’est l’émotion plus que la perfection. Ma cuisine est donc plus art qu’artisanat. C’est mon terrain. Dans la vie, il faut connaître son terrain. Je me suis rapidement aperçu que j’avais une forme de créativité, et répéter une même recette toute une vie ne me convenait pas. J’aime chercher, créer indéfiniment, avec le risque d’erreur que cela induit. La plupart de mes plats, je ne les ai même pas goûtés. Je les ai dans la tête. J’ai des intuitions et goûte mes plats de manière parcellaire, je ne fais jamais de grandes réunions avec dix personnes pour goûter une assiette, la déguster, la découper, l’analyser… ce n’est pas mon truc ! Je préfère la pulsion à l’analyse froide. Et cette espèce de vibration de création, cette ébullition d’idées, les gens la ressentent dans la salle. Ils ressentent que nous, en cuisine, nous ne sommes pas « installés ».

Comment créez-vous un plat ?

L’idée vient souvent d’un produit. Une herbe ou une belle poutargue par exemple… je me dis : « Tiens, comment je peux la mettre en scène ? » Je prends mon cahier, mon crayon à papier et je commence à écrire. J’écris, j’efface, je réécris. Je cherche. J’imagine les autres produits que je vais ajouter dans l’assiette. Je suis mes intuitions, je me projette. Un produit en appelle un autre. Je tire la ficelle. Je tâtonne constamment. C’est du bricolage. Et au fur et à mesure, la recette s’écrit. Il y a quelques jours, j’ai rencontré un type qui fait une merveilleuse eau-de-vie de gentiane. Elle est d’une pureté incroyable. Je n’ai pas encore l’idée, mais je sais que je vais créer un dessert dans lequel elle sera mise en majesté. Voilà comment je fonctionne. C’est pour cela que j’ai besoin de concentration. Je cherche tout le temps. Avant le service, je mange toujours seul. Je veux être tranquille. Je suis toujours inquiet, même quand une recette est prête. La quantité astronomique de détails à gérer pour qu’un plat soit réussi crée de l’angoisse.

Pierre Gagnaire. / Guillaume Brunet-Lentz

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Lorsqu’on fait une cuisine de « recherche » comme la vôtre, lorsqu’on va toujours plus loin, comment ne pas perdre le client qui est dans la salle ? Se pose-t-on cette question ?

Non, jamais. Bon, je ne vais pas non plus chercher à faire un menu entier avec des choses dont les gens ne sont majoritairement pas friands, comme les abats par exemple. Il ne faut pas racoler à tout prix, mais on a quand même envie de faire plaisir à celui qui vient manger chez nous.

Les préoccupations liées aux problèmes climatiques sont de plus en plus fortes. Vous souciez-vous du bilan carbone des produits que vous utilisez ?

Je viens d’une ville modeste et d’une famille où l’on ne gâchait pas. J’ai gardé ça. J’achète juste et je sers juste. Beaucoup de cuisiniers gâchaient autrefois. C’est de moins en moins le cas. Par exemple, le turbot était souvent servi en carré. Un turbot n’est pas carré ! Si c’est le cas, ça veut dire que le cuisinier le découpe et jette le reste à la poubelle. Pour moi, c’est hors de question, je n’ai jamais fait ça. Chez moi, tout doit être utilisé. Dans mes restaurants, il y a une forme d’explosion, d’abondance, c’est vrai. Mais tout est utilisé, on ne jette rien. En revanche, je ne vais sûrement pas me priver d’un beau produit qui peut alimenter ma créativité parce qu’il vient d’Espagne ou d’Italie. Je suis sensible aux problèmes climatiques, et étant moi-même obsédé par le gâchis de l’eau, je comprends que les gens soient préoccupés par le bilan carbone. Mais pour être irréprochable, je mets tout mon cœur à travailler le produit qui vient de loin, à le sublimer. C’est-à-dire que si j’ai rendu hommage au produit, que celui qui mange le plat passe un moment de grand plaisir et que cela lui laisse un souvenir, cela aura alors valu la peine de le faire venir de loin. C’est mon engagement à moi. Faire en sorte que le produit ne soit pas venu pour rien.

Quelle est la part de tradition dans votre cuisine ?

Elle est très forte ! Ma cuisine est innovante, certes, mais elle se fonde sur un savoir-faire et une histoire français, sur des bases patrimoniales. La cuisine italienne est très bonne, mais il n’y a pas toutes les sauces que nous avons, ni les modes de cuisson. Notre pays a une culture gastronomique immense, avec des écoles et des traditions solides. Et puis le vocabulaire culinaire français… C’est d’ailleurs intraduisible ! Faire rissoler, pincer, sertir, singer. J’innove, je recherche bien sûr, mais en m’appuyant inconsciemment sur cette longue et riche histoire. D’ailleurs, je crois qu’il nous serait impossible de cuisiner en faisait fi de cette tradition. Que nous le voulions ou non, nous en sommes imprégnés.

Vous avez beaucoup de respect pour Paul Bocuse mais, ce n’est pas sa cuisine qui vous intéresse. Est-ce parce que, chez lui, il n’y a que la tradition et pas la recherche ?

Bocuse avait quelques plats qu’il réalisait parfaitement. C’était très bon, mais c’était toujours les mêmes. Gratin de queues d’écrevisses, loup en croûte, rougets en écailles, sole au champagne… autant de plats qu’il avait souvent appris dans le passé mais cette répétition perpétuelle n’était pas ce que je voulais faire. On en revient à ce que je disais sur l’artisanat. Cependant, j’aimais l’homme. C’était un personnage de roman qui fascinait le monde. Il avait un charisme incroyable. Et c’était un homme très généreux qui aimait profondément les gens, malgré sa mauvaise foi légendaire.

Pierre Gagnaire. / Guillaume Brunet-Lentz

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Selon vous, la cuisine doit-elle réconforter ou déranger ?

Un peu les deux ! Mais elle ne peut pas uniquement venir déranger. Il faut qu’il y ait du plaisir, de la tendresse. Ferran Adrià, par exemple, le chef espagnol maître de la cuisine moléculaire, n’a duré qu’un temps. C’était une expérience intéressante, mais on n’avait pas forcément envie d’y retourner alors qu’il était un génie. À l’époque, la presse américaine l’encensait et dézinguait la cuisine française. Nous, on passait pour des ringards. Mais finalement, ça s’est rééquilibré. La cuisine française garde une place d’exception et continue de rayonner dans le monde entier.

Dans vos restaurants, le rituel est-il important ?

Oui, évidemment. Mais ce rituel n’est pas austère. Il est lumineux, car il est teinté de courtoisie, de chaleur, de gentillesse. L’accueil et le plaisir de recevoir sont très importants. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs souvent un problème. On perd un peu cela, parfois, dans les métiers de service. Ces métiers demandent de l’abnégation. Ils demandent de s’occuper de l’autre et de s’oublier un peu. C’est très important de s’oublier pour faire plaisir aux autres. Faire plaisir, c’est une des bases de notre métier, on ne doit jamais l’oublier.

La gastronomie, c’était mieux avant ou c’est mieux maintenant ?

On mange vraiment mieux aujourd’hui qu’il y a trente ans ! La cuisine est plus digeste, on utilise beaucoup plus de légumes. Elle est aussi plus variée, plus créative et plus belle. Les produits du monde entier ont enrichi notre cuisine. Les viandes, les légumes, les épices… c’est une richesse extraordinaire ! Et pour nous les cuisiniers, c’est beaucoup moins dur aujourd’hui. Les cuisines sont mieux éclairées, mieux ventilées, le matériel est moins lourd. Autrefois, il faisait plus de soixante degrés dans certaines cuisines. Techniquement, nous travaillons dans de meilleures conditions. La reconnaissance est plus grande aussi. Regardez, par exemple, il y a vingt ans, vous ne vous seriez jamais intéressé à un cuisinier. Aujourd’hui, on nous porte un réel intérêt. Et je trouve cela assez justifié. Ici, au Balzac, les gens passent souvent un moment dont ils se souviendront. Pendant trois heures, nous leur offrons une parenthèse avec des plats d’exception bien sûr, mais également avec une sélection très pointue de vins, de pains ou encore de cafés. Il y a la mise en scène de la table et le service, avec un rythme pensé pour le confort des convives, la vaisselle est aussi choisie avec la plus grande attention. Ce sont les arts de la table… Nous créons un moment d’ivresse dans lequel les convives vont pouvoir se perdre. Et des années après, ils se souviennent des émotions qu’ils ont éprouvées chez nous. Ce n’est pas rien, franchement, une telle parenthèse. Surtout si l’on en repart avec le souvenir ému.

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Nous nous sommes rencontrés par l’intermédiaire de notre ami, l’architecte Rudy Ricciotti. Avec lui, vous produisez un vin. Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette cuvée « Gary » ?

Un jour, à Marseille, j’ai visité le Mucem. Là, j’ai été bouleversé par ce bâtiment, cet édifice. À l’heure à laquelle j’y suis allé, dans la lumière qu’il faisait, c’était d’une beauté époustouflante. J’ai pleuré. J’ai absolument voulu rencontrer le type qui avait construit ça ! La rencontre s’est faite et nous nous sommes tout de suite entendus. Un jour, avec Rudy, j’ai bu un châteauneuf blanc magnifique. Il m’a dit que c’était le vin de son cousin et l’idée est vite venue d’en racheter une parcelle. Depuis ma faillite à Saint-Étienne, il y a trente ans, je ne suis plus propriétaire de rien, alors l’idée de posséder un petit lopin de vigne m’a beaucoup plu. On a gardé le vigneron, c’est lui qui fait notre vin. On n’a pas acheté une vigne, on a acheté une œuvre d’art : le châteauneuf-du-pape est un vin très typé, avec des notes de cerise et de cassis, il est à la fois très expressif et très délicat. Sincèrement, c’est une merveille.

Pierre Gagnaire. / Guillaume Brunet-Lentz

La question de David Belugou

Cher Pierre Gagnaire, pouvez-vous nous dire quelques mots du costume de cuisinier ?

Ah ! Ça, c’était mieux avant ! Autrefois, les vestes étaient faites en coton d’Égypte. Le touché était incroyable. Aujourd’hui, ce n’est plus la même qualité. Mais j’aime beaucoup nos vestes, elles ont quelque chose de solennel. Ce que je préfère dans mon costume, c’est le tour de cou. Ce petit foulard noué donne beaucoup d’allure, c’est très élégant. Et il nous protège du chaud et du froid. En revanche, il y aurait un effort à faire sur les pantalons et les chaussures, ils ne sont jamais très beaux. Une autre chose sur laquelle je suis très à cheval, c’est que le costume soit blanc, et pas noir comme on le voit de plus en plus souvent. Je préfère le blanc. C’est net, immaculé, pur. Avec le blanc on ne triche pas, c’est en accord avec ce que j’essaie de faire dans ma cuisine.