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USA : la mascarade du 6 janvier

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L’attaque du Capitole de 2020 est instrumentalisée par les Démocrates dans une tentative de décrédibiliser définitivement Donald Trump et ses soutiens dans le Parti républicain. Les actions du Comité du 6 janvier laissent trop de questions sans réponse, au risque de saper les fondements de la démocratie américaine. Analyse d’Alain Destexhe, sénateur honoraire belge.


On serait tenté d’appliquer à la manifestation du 6 janvier 2020, la maxime : « l’histoire se répète deux fois, la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».

Le 6 janvier 2020, Donald Trump appelle ses partisans à manifester à Washington pour s’opposer à ce qu’il appelle, non sans raison, une élection volée, qui se joue à 43 000 voix de différence dans trois États. Une partie des manifestants se rendent au Capitole et l’envahissent.

Pour les Démocrates, il s’agit d’une insurrection, d’un coup d’État afin de prendre le pouvoir, un assaut à ranger dans la même catégorie que Pearl Harbour ou l’attaque terroriste contre les tours de World Trade Center ! On lit dans toute la presse américaine, parfois encore aujourd’hui, que les manifestants seraient responsables de cinq morts, dont un policier tué à l’aide d’un extincteur. En réalité, le 6 janvier, la seule victime directe est Ashli Babbitt, une partisane de Trump, vétéran de l’armée américaine, tuée à bout portant et sans sommation par un officier de police qui ne sera même pas inculpé. Trois autres supporters de Trump décèdent suite à des problèmes de santé et l’officier de police, Brian Sicknick, meurt d’une crise cardiaque après être repassé au commissariat de police, sans lien avec l’émeute. L’histoire de l’extincteur, reprise partout n’a donc aucun fondement, mais est bien utile pour accréditer l’idée d’une manifestation sanglante.

La farce dans l’histoire, c’est le Comité du 6 janvier. En vue des élections des midterms de l’année suivante, la Chambre des représentants, à majorité Démocrates, décida en juin 2021, un an et demi après les faits, la création d’une commission d’enquête. Chose inimaginable dans n’importe quelle démocratie digne de ce nom, la présidente Nancy Pelosi refusa les députés choisis par l’opposition républicaine pour faire partie de cette commission et nomma d’autorité deux Républicains connus pour leur hostilité à Donald Trump : Liz Cheney et Adam Kinzinger. Le Comité va donc fonctionner pendant un an et demi dans la surenchère contre Trump, en instruisant uniquement à charge et sans aucune contradiction en son sein ! Aucun témoin ne sera appelé pour la défense de Donald Trump, aucun document ou personne susceptible de mettre en cause le récit démocrate – une tentative de prise du pouvoir par la force instiguée par le président en personne – ne sera présenté devant nos Fouquier-Tinville américains.

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Pour toucher le public, un professionnel de la télévision sera appelé en renfort pour scénariser les travaux et les concevoir comme une série de Netflix. Images montées et présentées de façon sélective, interventions courtes des députés pour capter l’attention, diffusion sélective des témoins, dramatisation, le show est permanent.  Cependant, aucune des règles classiques des commissions d’enquête parlementaires ou du fonctionnement de la justice (qui requièrent  des auditions longues et souvent peu passionnantes pour faire émerger la vérité, l’examen contradictoire des faits, l’instruction à charge et à décharge) ne sera respectée.

Plusieurs questions fondamentales pour la compréhension des faits seront passées sous silence. Pourquoi, alors que la manifestation était à haut risque et que certains groupes étaient infiltrés par le FBI, la police du Capitole, qui est sous le contrôle de… Nancy Pelosi, n’a-t-elle pas été renforcée et pourquoi a-t-elle, en plusieurs endroits, laissé entrer les manifestants sans tenter de les repousser ? Pourquoi un certain Ray Epps filmé en train d’inciter les manifestants à envahir le Capitole n’est-il ni poursuivi ni en prison, alors que des centaines d’autres (955 inculpés en tout) qui n’ont fait que déambuler à travers le bâtiment sans rien casser ni faire usage de violence croupissent toujours en prison? Pourquoi l’ensemble des images filmées ce jour-là ne sont-elles pas rendues publiques ? Autant de questions qui ne seront pas abordées par le comité. Autant d’éléments dont le public américain n’a, en général, pas connaissance. Autant d’éléments qui, non sans quelque raison, alimentent la thèse d’une instrumentalisation par les Démocrates d’une manifestation sans doute spectaculaire mais sans conséquence politique.

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Sur la base du 6 janvier, l’administration Biden et les Démocrates ont élaboré une théorie fantaisiste, non corroborée par des faits précis, celle d’une menace insurrectionnelle permanente au nom du suprémacisme blanc : une expression qui n’est jamais définie, dont on ne voit pas le lien avec le 6 janvier, une reductio ad hitlerum permettant de couper court à tout débat. Au passage, des millions d’Américains sont transformés en ennemis de la démocratie, en terroristes ou en semi-fascistes selon le président Biden. Les électeurs de Trump, amalgamés à ce suprémacisme blanc, ne seraient donc plus des opposants légitimes, mais des ennemis qu’il faut combattre et abattre.

Les débordements de la manifestation du 6 janvier devaient, évidemment, nul ne le conteste, être réprimés selon le droit américain. Elle doit cependant être ramenée à sa juste proportion, surtout en comparaison avec les violences commises par des Black Lives Matter. Les images montrent aussi une majorité de manifestants déambulant tranquillement sans toucher à rien : aucune statue du « temple de la démocratie » n’a été détériorée.

Drôle de coup d’État d’ailleurs où aucun manifestant n’était armé ! Personne ne peut expliquer comment une bande de guignols (on se souvient de l’homme habillé en peau de bête avec des cornes), certains violents, et une majorité de marcheurs pacifiques auraient pu prendre le pouvoir. Certains, toujours à la recherche de comparaisons historiques plus ou moins boiteuses, n’ont pas hésité à comparer le coup d’État du 6 janvier avec l’incendie du Reichstag en 1933 ! Si cette comparaison a quelque pertinence, ce serait plutôt Biden et les Démocrates qui auraient utilisé ce coup d’éclat sans conséquence politique pour réprimer leurs opposants et miner la démocratie américaine. Les apparences sont parfois trompeuses.

Immigration, terre de fantasme

Causeur est attaché au pluralisme. Nous avons donc sollicité un fonctionnaire qui travaille sur l’accueil des migrants et qui y est favorable. Pour lui, les responsables politiques attisent les craintes irraisonnées dans la société. Ne souhaitant pas engager les institutions ni s’inscrire dans une démarche militante, il signe son texte d’un pseudonyme.


Le problème de l’immigration, en France, c’est qu’une fiction politique a réussi à s’imposer en lieu et place d’une réalité et qu’elle entrave ainsi le traitement de ce qu’elle prétend dénoncer. Depuis plus de cinquante ans, certaines forces politiques ont construit leur stratégie autour du thème de l’immigration, présentée systématiquement comme l’origine directe ou indirecte de tous les maux de la société française. Cette stratégie politique s’est avérée payante au cours du temps, générant une « rente politique » dont profite l’extrême droite, et qui attise l’appétit d’une partie de la droite. Le maintien de cette « rente » exige d’accuser en permanence l’immigration, qui sera donc fantasmée, de sorte que ce sujet reste toujours confus et mal traité. L’extrême droite délivre un discours d’amalgame, mélangeant les stocks, les flux, les étrangers, les immigrés, les migrants, les réfugiés, les mineurs isolés, les délinquants, les clandestins, les sans-papiers, les différentes générations, les nationalisés dans une masse indistincte et menaçante, inventant des chiffres fantaisistes en permanence, créant le doute sur tous les travaux scientifiques en leur opposant une prétendue « vision du terrain », généralisant des faits divers pour contester les statistiques…

Dans une démocratie, une politique publique s’élabore certes à partir de faits objectifs et réels, mais doit également prendre en compte les représentations de ces faits dans la population. En effet, celles-ci peuvent être fausses, elles n’en sont pas moins une réalité politique. Par cette stratégie d’enfumage constant, l’extrême droite et une partie de la droite, même sans être au pouvoir, empoisonnent tout débat sérieux sur l’immigration et toute évolution des politiques publiques qui s’y rattachent, acculant les gouvernements successifs à multiplier des textes de gesticulation. Certaines forces de gauche, qui contestent la pertinence des États-nations et de leurs frontières pour traiter d’autres défis contemporains, procèdent également à des amalgames sur le sujet. Au final, ce brouhaha politique et médiatique rend inaudible toute approche objective et fabrique un débat public qui désoriente les citoyens.

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Depuis vingt ans, des travaux scientifiques ont été réalisés, les statistiques ont été fiabilisées, l’information mise à disposition du public – par exemple à la remarquable étude « Trajectoires et origines » de l’Ined et l’Insee, dont on attend avec impatience la nouvelle version –, des institutions mises en place (musée national de l’Histoire de l’immigration), des publications sérieuses proposées. L’effet sur l’opinion publique reste cependant limité. Pour le citoyen, s’informer sur l’immigration est facile, mais c’est souvent douloureux, car non seulement aborder une matière si complexe exige un certain travail mais, en plus, il est désagréable de devoir remettre en cause ses idées préconçues face aux faits. Les discours factices et simplificateurs l’emportent donc dans notre société.

La France a des obligations internationales, européennes et nationales. Elle doit les respecter, mais ces obligations ne l’empêchent pas d’avoir une politique migratoire et personne ne pourrait évidemment la forcer à accueillir des personnes qui menacent gravement son ordre public ou sa population.

Une obligation mal comprise est l’interdiction du refoulement en matière d’asile – qui n’est pas une politique migratoire. Comme tous les autres États parties à la convention de Genève, la France a l’obligation d’étudier la situation d’une personne, d’où qu’elle vienne et quel que soit le moyen, régulier ou non, qu’elle a employé pour arriver sur son territoire, si cette personne lui demande l’asile du fait des persécutions qu’elle subirait. En fonction des faits, la France octroiera ou non sa protection, et comme pour toute décision, surtout aussi grave, le requérant aura la possibilité de se tourner vers le juge. Mais pour étudier la situation de la personne, il faut bien qu’elle n’ait pas été refoulée aveuglément avant. Le refoulement serait contraire à nos obligations légales et empêcherait la procédure d’asile mais, pire encore, ce serait se rendre complice des persécutions et actes de torture que subissent les réfugiés. Compte tenu de notre histoire, nous serions la risée du monde.

L’autre voie par laquelle des étrangers arrivent en France au nom de nos valeurs est celle du regroupement familial qui concerne trois fois plus de personnes que l’asile. Dans nos sociétés européennes, nous considérons qu’un être humain n’a pas à être séparé durablement de l’essentiel de son environnement affectif, donc de sa famille. Une installation durable sur le territoire français permettra donc, à un moment, un regroupement familial. C’est finalement une application du droit à une vie normale, et il s’impose également à nos États.

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Les deux derniers flux entrants sont en revanche l’objet de choix parmi des « candidats ». Le plus important est celui des étudiants étrangers (90 000 personnes par an). Ils sont considérés comme nécessaires au rayonnement international de nos universités et grandes écoles, dans une compétition croissante au niveau mondial et lourde d’enjeux. Le dernier est l’immigration de travail, qui depuis 1974, a été réduite à la portion congrue. Cela représente aujourd’hui environ 30 000 personnes par an. Les tensions sur le marché de l’emploi et le vieillissement de notre population conduisent les milieux économiques à réclamer une augmentation de ce flux, mais ils le font discrètement compte tenu de l’impréparation de l’opinion publique française à cette possibilité. L’excessive fermeture de cette voie vient perturber le fonctionnement des autres canaux d’accès au territoire.

Il y a, enfin, une immigration irrégulière, clandestine. La prospérité de notre pays repose très largement, comme la récente expérience de l’épidémie de Covid nous l’a rappelé, sur des flux gigantesques de personnes (touristes, hommes et femmes d’affaires, clients et fournisseurs internationaux, etc.). Première destination touristique mondiale, la France accueille, chaque année, plus que sa population en touristes. Si une proportion, même infime, de ces visiteurs restent au-delà de trois mois, par exemple pour tenter leur chance dans notre économie, ils deviennent de facto des immigrants irréguliers qui ne pourront être identifiés que lors de contrôles des services d’immigration. Ces flux existeront toujours, ils sont la conséquence de l’ouverture de notre pays sur le reste du monde, laquelle assure sa prospérité. Mais, par conséquent, il existera toujours une immigration clandestine et « exiger d’y mettre fin » n’est qu’un propos de bonimenteur.

Les possibilités de « sélectionner » des étrangers en fonction d’une origine géographique sont évidemment limitées. On ne va pas refuser de protéger une personne persécutée au motif qu’elle viendrait d’un pays en voie de développement, on ne va pas non plus refuser à une femme de rejoindre son mari parce qu’elle viendrait d’une société traditionnelle. Ce qui compte, c’est exclusivement la réalité de la persécution ou du lien familial. En revanche, la France pourrait éventuellement, comme d’autres pays, établir des préférences en matière d’immigration de travail ou estudiantine. Cela aurait toutefois des conséquences diplomatiques non négligeables. Faciliter une intégration dans la société française pour des personnes qui ont vocation à y demeurer relève d’une politique d’intégration et non d’immigration.

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La France ne maîtrise pas les guerres ou les sécheresses à l’autre bout du monde, mais elle est libre de se fixer des objectifs d’intégration plus ambitieux et de dégager les moyens qui vont avec. Les contrats d’intégration républicaine sont en phase de déploiement. Mais on reste loin du compte sur l’accompagnement linguistique des étrangers. La langue n’est pas seulement une exigence juridique pour la naturalisation, elle est la condition de la participation à la vie civique du futur citoyen. Si notre société intègre mal, on ne peut donc pas non plus en reporter la faute sur les étrangers. Malheureusement, dès que des moyens nouveaux sont envisagés, l’épouvantail de l’« appel d’air » est immédiatement brandi, les « coûts de l’immigration » dénoncés alors même qu’il s’agit d’investissements d’intégration.

La France compte moins d’étrangers dans sa population que l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique ou le Royaume-Uni. En proportion de sa population, elle accueille très peu de réfugiés par rapport à beaucoup de ses voisins. Elle bénéficie d’un État de droit solide, d’une administration efficace, d’infrastructures puissantes, d’une économie dynamique et d’une longue histoire d’immigration. Elle a tout pour réussir l’intégration. Mais aujourd’hui, la question de l’immigration est prise en otage par une minorité politique bruyante qui interdit de parler des bénéfices de l’immigration pour le pays et attise les craintes irraisonnées dans la population française. Non seulement cela ne règle aucune des autres difficultés de la société française, mais cela en prépare de nouvelles, encore plus graves, pour la suite.

Il était une fois les Rosbifs – et les Froggies…

Notre collaboratrice a lu apparemment avec intérêt le dernier roman de Julian Barnes, Elisabeth Finch. Elle en a retenu une magistrale leçon sur les rapports (lointains) du mythe avec la réalité, et les différences irréductibles entre Anglais et Français, les premiers fermement accrochés à leurs mythes, aussi illusoires soient-ils, et les seconds se débarrassant au plus vite des leurs, quitte à s’éparpiller façon puzzle…


Elisabeth Finch évoque une ancienne universitaire dont le narrateur a jadis suivi les cours de Culture générale, pour son plus grand profit. À sa mort, il hérite de sa bibliothèque et de ses papiers. Ecrira-t-il une biographie de la dame, qui n’intéressera personne et qu’elle aurait peu appréciée ? Tirera-t-il de la masse des notes une série d’aphorismes trop intelligents pour notre époque toujours pressée ? Ou rédigera-t-il l’apologie de Julien l’Apostat, l’empereur (331-363 ap. JC) qui chercha à débarrasser l’Empire du carcan de l’intolérance des Chrétiens en revenant à un paganisme souriant ? Qui s’étonnera que Voltaire, entre autres, ait pensé le plus grand bien de ce bienfaiteur de l’humanité trop tôt disparu ?

Chemin faisant, Elisabeth Finch cite « un grand historien et philosophe français » (Ernest Renan, mais ce n’est pas précisé dans le livre) qui a affirmé : « L’erreur historique est une composante essentielle de ce qui fait une nation ». Et Julian Barnes de commenter :

« Nous connaissons bien les mythes fondateurs sur lesquels les nations s’appuient, et qu’elles propagent furieusement : mythes de lutte héroïque contre l’occupant, contre la tyrannie de l’aristocratie et de l’Eglise, luttes qui produisent des martyrs dont le sang versé arrose la fleur délicate de la liberté. Mais les mots importants sont : « ce qui fait une nation ». Autrement dit, afin de croire à l’idée que nous nous faisons de notre pays, il nous faut chaque jour, constamment, dans les petites actions ou pensées comme dans les grandes, nous leurrer nous-mêmes, comme on se répète de réconfortantes histoires pour s’endormir ».

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Julian Barnes est l’un des plus francophiles des romanciers anglais. Lisez ou relisez Le Perroquet de Flaubert, ou L’Homme en rouge, qui témoignent l’un et l’autre d’une culture française approfondie. Il en est de même ici. Tongue in cheek, comme ils disent outre-Manche, chacun comprend que ces « mythes de lutte héroïque contre l’occupant, contre la tyrannie de l’aristocratie et de l’Eglise, luttes qui produisent des martyrs dont le sang versé arrose la fleur délicate de la liberté » sont autant de légers coups de griffe contre les illusions dont les Frenchies ont longtemps nourri la cohésion nationale. Et longtemps les Français ont exalté le mythe du Chef qui, vaincu (Vercingétorix à Alésia, Roland à Roncevaux, Jeanne d’Arc à Rouen, Napoléon à Waterloo) ou vainqueur (Charlemagne, Philippe-Auguste, Louis XIV, Napoléon à Austerlitz et De Gaulle en 1944) fédère autour de son image les vertus gauloises.

Les Anglais ont fort peu le respect du grand homme. Dès que la guerre, fut finie, ils ont renvoyé Churchill chez lui et ont élu le médiocre Clement Atlee, parce que le sang, la sueur et les larmes, ça commençait à bien faire. Ils s’appuient prioritairement sur un mythe territorial : personne ne les a jamais envahis — sauf les Celtes, les Vikings, les Saxons, les Normands, mais bon, tout ça c’est vieux, depuis le XVIe siècle et le vent mauvais qui a envoyé par le fond l’Invincible Armada, personne n’est venu les narguer dans leur île, ni les Français débarqués imprudemment en Irlande en 1798, ni les troupes massées par Napoléon à Boulogne pendant le Blocus continental, ni les Prussiens de Guillaume, ni les Allemands d’Hitler. Intouchés pendant cinq siècles, cela vous refait une virginité.

Et ce mythe-là, ils s’y accrochent encore — c’est ce qui a fait basculer les électeurs du côté du Brexit. Bruxelles avait tenté de débarquer chez eux.

De la même manière, le Commonwealth reste pour eux, malgré l’indépendance accordée à tant de nations conquises, un mythe fonctionnel. Il y a tant d’Indiens et de Pakistanais en Angleterre qu’ils peuvent croire de bonne foi que ces pays lointains sont encore des colonies.

Et côté morale, ils affirment haut et fort qu’ils sont les premiers à abolir l’esclavage et la traite transatlantique — quand en fait, explique Julian Barnes, ils ont été les premiers à importer des Noirs aux Amériques — dès le début du XVIIe siècle.

La France a opéré dans l’autre sens. Nous nous couvrons la tête à l’idée que l’Afrique noire ou l’Afrique du Nord ont été des dominions français. Nous stigmatisons les Nantais et les Bordelais, descendants de capitaines enrichis dans le trafic triangulaire. Nous n’enseignons plus la vie des hommes illustres à nos enfants — qui du coup errent sans modèle et s’en cherchent un dans les théories des premiers communautaristes venus. Nous n’enseignons plus la construction de la France, puisque l’étranger commence désormais en Seine Saint-Denis, dans le 13ème arrondissement de Marseille ou la banlieue de Lyon. Entre autres.

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Nous n’avons plus de mythes fédérateurs, et les idéologues qui ont fait main basse sur l’Ecole se gardent bien d’entretenir la flamme : pas de drapeau tricolore en classe, pas de Marseillaise reprise en chœur. Nous n’avons plus de « réconfortantes histoires pour nous endormir », et nous ne nous leurrons plus qu’au niveau individuel : le narcissisme du selfie a remplacé le patriotisme.

À moins que nous ne comptions comme « héros » les gentils jeunes gens qui poussent de leur mieux une vessie en cuir remplie d’air dans une forêt de jambes adverses. Nous avons les idoles que nous méritons.

Les Grecs ne croyaient pas à leurs propres mythes, mais ils savaient qu’ils étaient indispensables. Les Romains, eux, n’eurent de doutes qu’avec l’arrivée du christianisme — c’est ce qu’avait compris Julien l’Apostat. La France s’est construite sur bien des batailles, bien des horreurs, mais sur combien d’exploits… L’Angleterre persiste à se croire une île — alors même que la mondialisation pourrait les dissuader de persister dans cette illusion. Mais ils tiennent à leur identité — au moment même où nous laissons se dissoudre la nôtre. Et les peuples qui n’ont plus de mythes sont condamnés à disparaître, à court terme.

Elizabeth Finch, de Julian Barnes, éd. Mercure de France, 196 p., 2022, 19€.

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Route de Latchine : l’Azerbaïdjan continue d’assurer la circulation

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En dépit de l’illégalité de la présence de l’armée arménienne et de l’exploitation minière, l’Azerbaïdjan assure la circulation des convois humanitaires et des personnes dans le couloir de Latchine. Tribune.


Après la guerre des 44 jours de 2020 qui a opposé l’Azerbaïdjan à l’Arménie, conformément au paragraphe 6 de la Déclaration trilatérale du 10 novembre 2020 signée par les dirigeants des deux pays sous égide de la Russie, le district de Latchine a été restitué à l’Azerbaïdjan. Dans le même temps, l’Azerbaïdjan s’est engagé à garantir la sécurité des personnes et des véhicules circulant le long de la route de Latchine reliant l’Arménie au Karabakh.

La route de Latchine est située entièrement en territoire azerbaïdjanais dans le district de Latchine, occupé par les forces armées arméniennes de 1992 à 2020. Avec plus de 77 000 habitants avant 1992, la population de Latchine a été forcée de quitter ses maisons, et la ville et ses villages environnants ont été pillés et incendiés par les troupes arméniennes. Pendant les presque trois décennies d’occupation arménienne du Karabakh, beaucoup d’autres villages de la région ont été détruits ou laissés à l’abandon. Des centaines de milliers d’habitants en ont été expulsés de la même façon que ceux de Latchine. Nombre de lieux de vie sont devenus des lieux de mort ou transformés. Quant à la nature, elle a souvent été purement et simplement détruite.

Désormais – ce fut parmi les premières priorités du gouvernement azerbaïdjanais après la guerre – de nouvelles routes ont été construites pour relier les principales villes libérées et permettre le retour progressive des populations au Karabakh. Or, la signature de l’accord tripartite en novembre 2020 n’a pas pour autant tout résolu. Au-delà de la question des frontières, il y a aussi la question de la sécurisation des voies de circulation, dont celle de Latchine. Avant 2022, c’était la seule voie de l’Arménie à Khankendi.[1] Long de 65 kilomètres, ce couloir comprend aussi les trois villages de Latchine.

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Malheureusement, en violation du paragraphe 4 de la Déclaration trilatérale du 10 novembre 2020, l’Arménie n’a toujours pas totalement retiré ses forces armées et ses formations armées illégales et elle poursuit ses activités militaires illégales sur le territoire de l’Azerbaïdjan, où les forces de maintien de la paix du contingent russe sont temporairement déployées. Tout en reconnaissant l’importance humanitaire de la route de Latchine, l’Arménie l’a en même temps activement utilisée à des fins militaires, notamment pour la rotation du personnel des forces armées et le transfert d’armes vers ce territoire, en violation du droit international.

Plus encore, la route de Latchine a également été utilisée pour le trafic illicite de minerais et d’autres ressources à partir des territoires de l’Azerbaïdjan, où les forces russes sont présentes. En effet, sur les 151 gisements miniers identifiés dans ces territoires avant l’occupation, 52 sites ont été exploités pour la première fois entre 1993 et 2020. Par ailleurs, plusieurs exploitations minières d’avant le conflit ont été agrandies et intensifiées. En plus d’être un acte illégal d’exploitation des ressources naturelles d’un État souverain par une puissance occupante, les opérations minières ont été menées avec une surveillance environnementale inadéquate, y compris un manque de traitement des effluents et sans réhabilitation des sites, au mépris flagrant des normes environnementales. Cela a eu des conséquences telles que la déforestation et la dégradation des terres ; la pollution des sédiments dans les cours d’eau ; et la pollution chimique de l’eau et des sols.

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Après novembre 2020, l’exploitation illégale des gisements miniers dans la zone de déploiement temporaire des Casques bleus, en particulier dans les gisements d’or de Gyzylbulag et de cuivre de Demirli, n’a pas cessé. Elle s’est, au contraire, encore étendue. Ces activités sont illégales et causent de graves dommages environnementaux, polluent la région et détruisent le fragile écosystème. Depuis le 3 décembre, une délégation azerbaïdjanaise a mené des négociations avec le commandement du contingent russe de maintien de la paix pour que ces activités cessent. C’est ce que les militants écologistes et des représentants de la société civile azerbaïdjanaise dénoncent également sur place mais sans succès depuis le 12 décembre dernier.

Contrairement aux déclarations du ministère des Affaires étrangères arménien, ni le gouvernement azerbaïdjanais ni les manifestants n’ont bloqué la route de Latchine. En effet, le régime de circulation des citoyens, des biens et des véhicules le long de la route reste inchangé depuis deux ans et les Casques bleus continuent d’exercer leurs fonctions de protection de la route. D’ailleurs, on a pu, contrairement aux informations erronées qui circulent, voir de nombreuses vidéos partagées sur les réseaux sociaux montrant le passage sans entrave des différents types de véhicules, dont des ambulances et des convois humanitaires. La tragédie est que les contours d’un accord définitif du conflit sont connus et des négociations entre Bakou et Erevan ont déjà eu lieu depuis la fin de la guerre. Il est essentiel de parvenir à une solution politique négociée entre les deux pays pour que la région se développe et que les sociétés puissent revivre normalement au plus vite. Il y va de l’intérêt de l’Azerbaidjan comme de l’Arménie !


[1] Appelée Stepanakert par les Arméniens

Wakanda forever et la propagande anti-française

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Réalisé par Ryan Coogler, Black Panther : Wakanda Forever est le troisième volet de la franchise du même nom. La France y est ouvertement attaquée et calomniée.


Black Panther a été créé en 1966 pour l’éditeur Marvel par le célèbre scénariste Stan Lee, auquel on doit notamment Spider-Man, Iron Man, les X-Men, Thor, Docteur Strange ou encore L’Incroyable Hulk. Longtemps confinés aux pages des comics-books affectionnés par les adolescents binoclards, ces héros souvent inspirés des différentes mythologies européennes sont désormais de véritables veaux d’or de la société du spectacle, dont les adaptations cinématographiques génèrent des profits colossaux tous les ans. 

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Dirigés par Kevin Feige, les studios Marvel ont été rachetés par Disney il y a un peu plus de dix ans. Depuis lors, le succès est au rendez-vous – à défaut de la qualité. Les films de super-héros ne sont plus un sous-genre de série B, mais un groupe de films à part entière ayant remplacé les westerns et les péplums de naguère. Films, séries, jeux-vidéos ou parcs d’attraction font de cet univers partagé complexe un phénomène pop-culturel d’ampleur. La place de Black Panther y est extrêmement importante, tant par l’intérêt que suscitent les films que par l’imaginaire politique qui s’est greffé autour du personnage.

Pour bien comprendre ce que représente le prince T’Challa du Wakanda, il faut réaliser qu’il s’agit tout simplement du premier super-héros noir de l’histoire, tous éditeurs confondus. La différence entre la Panthère Noire et ses successeurs, qu’il s’agisse du héros urbain Luke Cage ou du Faucon, toujours chez Marvel, est que le premier nommé n’est pas un Afro-Américain mais bien un authentique Africain. Enfin, l’« authenticité » du personnage est en l’espèce discutable, puisque le prince T’Challa n’est pas le national d’un pays existant ou d’une tribu historique de l’Afrique. Stan Lee a créé pour ce personnage un pays complet : le Wakanda.

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Le procédé n’était pas nouveau pour l’univers Marvel, lequel, bien qu’ancré dans un monde réaliste, n’a jamais hésité à se jouer de la géographie politique pour échapper à la censure. Le Docteur Fatalis venait par exemple de Latvérie, autre monarchie inventée située au cœur de l’Europe centrale et réunissant tous les clichés possibles sur cette région du monde. De la même manière, le Wakanda est aussi caricatural, réunissant des ethnies diverses souvent inspirées des Zoulous, qu’on a parfois comparés aux Spartiates en raison de leur endogamie stricte et de leur militarisme.

À l’image des Zoulous, les Wakandais sont protectionnistes, identitaires voire suprémacistes, extrêmement traditionalistes et vivent en autarcie coupé du monde. À ceci près que leur prince T’Challa a noué des contacts avec les Etats-Unis et ses homologues super-héros, insufflant un vent de modernité sur son antique royaume. Autre particularité du Wakanda, le pays est un havre de haute-technologie, très en avance sur nous autres Occidentaux. De quoi faire rêver les jeunes Américains des années 60, désireux d’émancipation dans une société encore marquée par la ségrégation.

Avec son ADN décolonialiste, Black Panther ne pouvait qu’intéresser les studios hollywoodiens contemporains. Wesley Snipes a longtemps nourri l’ambition de porter les aventures de T’Challa à l’écran avant que le susnommé Kevin Feige ne reprenne le bébé, faisant du héros la tête de proue d’un Marvel plus « inclusif » et dans « l’air du temps ». De fait, il a eu raison sur le plan commercial puisque le premier film sorti en 2018 a dépassé les 1,2 milliards au box-office mondial et les 670 millions de recettes pour les seuls Etats-Unis. 

Quand le personnage de Black Panther apparaît à l’écran, les personnes noires scandent souvent « Wakanda ! Wakanda ! » en croisant les bras dans les salles de cinéma, sorte de cri de ralliement d’une minorité qui a fait du personnage une icône dans leur Panthéon. Un phénomène de société est né. Un phénomène d’autant plus préoccupant que son réalisateur se fait le porte-voix du pire de la propagande anti-française en Afrique, reprenant toutes les fausses nouvelles et diffamations qui ont mis en danger nos militaires au Mali ces dernières années. Il faut dire que le Wakanda s’y prêtait bien, tirant l’essentiel de ses ressources de l’exploitation du « vibranium », métal hyper solide qui ne se trouve que dans ses riches terres et chez quelques-uns de ses voisins.

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Dans ce cadre, le film montre la France comme une puissance coloniale volant le « vibranium » des Maliens en utilisant des mercenaires sans pitié. La réalité est évidemment toute autre, la France étant intervenue au Mali à la demande de l’Etat malien pour contenir l’avancée de terroristes djihadistes qui tuaient des innocents, détruisaient les statues des marabouts locaux et menaçaient de faire sombrer un peu plus le Sahel dans le chaos. Les mercenaires sont bien présents au Mali… Mais ils sont Russes et agissent sous le drapeau de la société militaire privée Wagner fondée par Evgeni Prigozine, un proche de Vladimir Poutine. Lesquels sont d’ailleurs responsables du regain djihadiste au Mali.

Bien évidemment, le film de Ryan Coogler évite les sujets qui fâchent, préférant désigner la France à la vindicte. C’est moins risqué et ça rapporte gros. Dans une scène, on peut voir la reine du Wakanda accuser la France lors du sommet des Nations Unies et demander à nos représentants de s’incliner face à elle. Il s’agit là du fantasme afrocentriste, voulant que le monde « blanc » soit le responsable ontologique de tous les maux frappant l’Afrique et que toute l’histoire ait été réécrite par nos soins afin de justifier la colonisation ayant entraîné une domination injuste.

Il est terrifiant de constater qu’une pareille superproduction américaine reprenne tous les poncifs du panafricanisme d’un Kemi Seba ou d’une Nathalie Yamb, mais aussi, en filigrane, les discours racistes d’un Louis Farrakhan. La réalité est que ce sont les Russes qui exploitent actuellement des mines en Afrique et en pillent les ressources en échange d’une « protection militaire » inefficace uniquement justifiée par un discours aussi révisionniste que diffamatoire. Russes qui ont commis de véritables crimes de guerre au Mali et ailleurs, quand la France a au contraire tout tenté pour protéger les populations civiles. 

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L’armée française a d’ailleurs été obligée de démentir de fausses informations montées par la Russie en association avec la junte au pouvoir à Bamako, notamment un charnier à Gossi qui lui avait été mensongèrement attribué. D’autres « fake news » et légendes urbaines sur la présence française en Afrique sont régulièrement reprises à l’étranger, concernant le Franc CFA ou la lutte anti-terroriste. Des partis populistes européens reprennent sans sourciller ces discours complotistes forgés par des racistes anti-blancs vivant aux Etats-Unis et en Europe ou des néo-impérialistes anti-occidentaux qui ont fait de la France une de leurs cibles privilégiées.

Si nous y sommes habitués, le cas de Wakanda Forever est beaucoup plus problématique. Par son audience, le film touche énormément de gens qui vont croire que ce qui y est dit a tout de même une « part de vérité ». Il faut donc que Catherine Colonna et le ministère des Affaires étrangères demandent des explications au studio et aux distributeurs du film, ainsi que le ministère des Armées. Ne serait-ce que pour les victimes du conflit malien, tant les militaires français que les civils maliens. Nous leur devons la vérité et le respect. Disney et Marvel leur doivent des excuses et des réparations.

« Le rôle de l’État est de faire faire et non pas de faire » : entretien avec Charles Millon

L’ancien ministre, député et maire, Charles Millon, nous livre les fruits de ses réflexions sur l’Etat qui, selon lui, devrait rester focalisé sur ses premières missions et abandonner certaines prérogatives au profit des collectivités territoriales.


Ancien ministre de la Défense sous Jacques Chirac, entre 1995 et 1997, après avoir longtemps exercé comme maire de Belley et comme député de l’Ain, Charles Million possède un parcours politique riche. Fort de cette expérience d’élu local et national, il nous livre sa vision de l’État français et de la politique française. En particulier, il plaide pour un retour au principe de subsidiarité en France ainsi qu’un renforcement de l’ancrage local des élus. 

Causeur. Vous appelez de vos vœux depuis plusieurs années à une réforme profonde de l’État et de la pratique du pouvoir en France. Quelles sont les priorités à remettre en avant ?

Charles Millon. Notre pays a besoin de valoriser les missions premières de l’État : garantir la sécurité de tous, pour permettre à chacun de s’épanouir. Cela implique que l’État ait en charge essentiellement la sécurité intérieure et extérieure et la diplomatie. Lorsque vous étudiez l’histoire, vous constatez que les prérogatives de l’État étaient concentrées autour de ces trois domaines : la diplomatie et les relations avec les autres états ; la défense et la sécurité extérieure ; l’ordre public et la sécurité intérieur.

De quand dateriez-vous donc le début de l’État providence sous la forme que nous connaissons aujourd’hui ?

Les guerres ont toujours permis à l’Etat d’accroître son pouvoir et son rôle. Au XXe siècle, la France et toute l’Europe ont connu deux guerres. Au lendemain de ces deux conflits, l’État a accru ses prérogatives, pour défendre d’abord et reconstruire ensuite le pays, mais sans jamais s’en départir par la suite. Les crises économiques participent aussi à l’augmentation des interventions de l’État. L’exemple le plus connu est la crise de 1929, qui a provoqué l’émergence de l’État-Providence avec l’adoption de l’analyse keynésienne et la relance de la demande par la dépense publique.

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Quelles prérogatives pourraient être dévolues aux collectivités territoriales ?

Certains domaines en crise, en particulier la santé et l’hôpital, pourraient parfaitement être gérés par les collectivités locales et des organismes privés. D’une région à une autre, les besoins diffèrent beaucoup en la matière. Prenons aussi l’exemple de l’école : aux États-Unis, la politique de l’éducation est réservée aux États et non pas au gouvernement fédéral, ce qui permet d’instaurer une liberté éducative très importante, qu’il est particulièrement difficile à promouvoir en France. Dans ces deux domaines, l’éducation et la santé, le poids de l’État central serait allégé considérablement si un gouvernement avait le courage de renoncer à cette obsession jacobine, en reconnaissant l’autonomie des hôpitaux et des établissements scolaires et universitaires. Il faut convaincre les Français qu’il y a d’autres modèles que celui que nous connaissons depuis les années 1950. J’ai cité le modèle américain, mais nous pourrions aussi prendre en exemple les Länder en Allemagne, dont les prérogatives sont également considérables, ou la Suisse, qui respecte de manière scrupuleuse le principe de subsidiarité. N’oublions pas que le rôle de l’État est de faire faire et non pas de faire.

La suppression de la taxe d’habitation par le gouvernement d’Élisabeth Borne paraît plutôt aller dans le sens contraire de ce que vous prônez…

Absolument. Cette réforme, dont les visées sont purement électoralistes, appauvrit considérablement les communes et les empêche de disposer librement de ressources qui seront, une fois de plus, concentrées dans les mains de l’État central. Ne parlons même pas des hausses de la taxe foncière, que de nombreuses communes ont déjà commencé à effectuer pour compenser cette suppression de la taxe d’habitation.

Parlons de la situation politique de notre pays. Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron et son ascension fulgurante, l’on tend à admirer les « parvenus » ceux qui se sont passés des carrières politiques traditionnelles pour se faire élire directement. Était-ce si positif en fin de compte ?

L’absence d’ancrage territorial des élus est une grande erreur. Dans ma carrière, comme bon nombre de mes pairs d’ailleurs, j’ai débuté dans ma commune de Belley, dans l’Ain, où j’ai été maire pendant presque vingt-quatre ans, avant de devenir député, en 1978. C’est dans mon mandat local que j’ai appris à comprendre ce qu’un Français vit au quotidien et quelles sont ses préoccupations. Le risque avec cette nouvelle sorte d’élus, qui n’ont pas d’expérience politique au niveau local, est de tomber facilement dans une approche technocratique du pouvoir, où les solutions sont détachées des réalités concrètes. C’est d’ailleurs ce qu’ont ressenti les Gilets jaunes en 2019 dans les réformes menées par Emmanuel Macron, avec l’augmentation de la taxe sur les carburants notamment. Ils avaient le sentiment que le gouvernement ne comprenait pas leur situation.

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Nous observons depuis une dizaine d’années un éclatement des partis politiques traditionnels et la montée de tendances plus radicales, aussi bien à gauche qu’à droite, qui ne parviennent pas pour autant à fédérer largement. À qui la faute ?

Il est toujours difficile de mettre le doigt sur une cause unique pour expliquer la situation politique actuelle. Pour autant, une réforme de notre système électoral pourrait faciliter la revitalisation de nos structures politiques et les rendre capables de fédérer le plus grand nombre de tendances idéologiques. En établissant par exemple, pour les élections législatives, un mode de scrutin uninominal à un tour, comme en Grande Bretagne, les partis seraient obligés de se regrouper pour gagner l’élection. Cela permettrait qu’une majorité se dégage. De plus, ces partis auraient la responsabilité de traiter en leur sein la question des extrêmes et ainsi le pouvoir en place ne pourrait plus se servir de ces extrêmes comme épouvantail pour se maintenir artificiellement au pouvoir.

La proportionnelle ne m’apparaît certainement pas la solution, parce qu’elle provoque au contraire des divisions accrues. C’est d’ailleurs celles-ci qui ont fait chuter la IVe République.

Ne confondons pas engagement politique et engagement partisan.

Vous prônez un engagement renouvelé des jeunes en politique aujourd’hui. Quel message leur adressez-vous plus précisément ?

L’engagement politique est essentiel car c’est à travers lui que l’on participe à la vie de la cité, à la définition des équipements nécessaires à la vie commune, à la création des conditions favorables à l’épanouissement de chacun. Ne confondons pas engagement politique et engagement partisan.

L’engagement politique est plus large ; il inclut la vie associative, l’animation culturelle, le système éducatif, la politique sanitaire… Par l’engagement politique, le citoyen participe à la définition du cadre dans lequel les individus pourront prendre des initiatives au service de la collectivité. C’est pourquoi je souhaite que nombreux soient les jeunes qui s’investissent au service des autres.

Damien Serieyx, un éditeur à l’offensive

L’Artilleur s’est imposé comme l’éditeur des esprits résistants et à contre-courant. À sa tête, Damien Serieyx, un homme rigoureux et courageux qui met un point d’honneur à témoigner du monde réel quand tant d’autres l’occultent.


Le livre était épuisé. Nous attendions depuis des années sa réédition. Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Jean-Pierre Le Goff s’y référaient volontiers et faisaient naître en nous le désir ardent de le découvrir. Et L’Artilleur vint. En septembre dernier, Voyage au centre du malaise français : l’antiracisme et le roman national de Paul Yonnet, publié en 1993 aux éditions Gallimard, reparaissait.

À n’en pas douter Damien Serieyx ne goûterait guère cette grandiloquence. L’emphase n’est pas son genre. Elle n’est pas, cependant, totalement injustifiée : Christopher Caldwell, Roger Scruton, Douglas Murray, Paul Collier, Georges Bensoussan, Michèle Tribalat, Ingrid Riocreux ou encore Pierre Manent, Jacques Julliard, Marcel Gauchet sont quelques-uns de ses auteurs et/ou préfaciers. Des pensées rigoureuses, ciselées, éminemment précieuses. Et pourtant, leurs livres sont rarement chroniqués dans la presse ou désespérément absents des tables et rayons des librairies les plus en vue – « Je me souviens, raconte ainsi Michèle Tribalat, avoir demandé à La Hune, boulevard Saint-Germain, le livre de Christopher Caldwell qui venait de paraître en français, il m’a été répondu que la librairie ne le vendait pas et s’en faisait une fierté ». Cette maison est jugée infréquentable par ces chers « petits » libraires que nous sommes sommés de « défendre » contre le géant du Net, mais qui se croient fâcheusement investis du magistère moral de l’opinion publique. Grâce soit ici rendue à Amazone qui, business is business, ignore la censure ! [1] 

L’ostracisme aiguisant la curiosité, j’ai voulu savoir qui se cachait derrière les éditions du Toucan/L’Artilleur. Un agitateur ? Un Cassandre ? Un « populiste » ?

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Rien de tout cela. Damien Serieyz est un esprit libre, un franc-tireur ayant la passion de comprendre, la passion du réel, l’exact contraire d’un idéologue. « Gaudium veritatis », « la joie de la vérité », la magnifique épitaphe que Paul Yonnet a demandé de faire graver sur sa tombe, ainsi que nous le rappelle Éric Conan dans sa postface au Voyage… pourrait être sa devise et celle de sa maison. Tout comme le mot de Rousseau à d’Alembert : « Que de questions je trouve dans celles que vous semblez résoudre. » Fidèle au grand esprit européen, il n’est pas pour lui de fruits défendus. Partout l’esprit doit pouvoir se risquer : immigration, islamisation de la France, antiracisme, climat, écologie, médias…

Après avoir occupé différents postes dans de grandes maisons d’édition (Calmann-Lévy, Stock, Le Seuil) et fort du constat que certains livres, et surtout certains sujets, ne passaient jamais la barre des comités de lecture, Damien Serieyz fonde en 2006 les Éditions du Toucan, lesquelles deviennent totalement indépendantes en 2010, s’adjoignant alors le titre de L’Artilleur. Pourquoi ce double nom ? « Le Toucan afin d’introduire un peu de légèreté, de contrebalancer la gravité du second », répond-il tout en mettant en garde contre la tentation de lester de signification ce qui ne fut qu’un choix parmi d’autres possibles.

Parfaitement étranger à la vogue du « storytelling », de ces biopics dont notre époque raffole, Damien Serieyx ne vous racontera pas l’histoire du cadre confortablement établi plaquant tout du jour au lendemain pour répondre à l’appel de l’« aventure », impatient de « donner du sens à sa vie ». Si toutefois il devait retenir une date, ce serait 2005 et le contournement parlementaire de la volonté majoritairement exprimée lors du référendum européen, le mépris du peuple qu’il signifiait et l’abîme qu’il ouvrait entre l’élite et les Français de chair. L’« élite » voulait évacuer le débat ? Il contribuerait, à sa modeste échelle, à le faire revenir.

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Ses auteurs et ses compagnons de route rendent unanimement hommage à ce que l’on pourrait appeler le don d’hospitalité de Damien Serieyx. Sa maison offre en effet un refuge aux auteurs dont les ouvrages sont refusés par les grandes maisons. Ne nous y trompons pas toutefois : être refusé par une maison d’édition ne vaut pas en soi brevet de qualité et d’intérêt. L’Artilleur n’est pas le salon des refusés ou alors au sens de celui de 1863. Serieyx n’est pas sans boussole ni sans exigence : à bien considérer son catalogue, on peut observer que ce sont moins des essais, avec ce que le genre peut avoir d’humoral, moins encore des philippiques, qu’il choisit de publier, que des livres d’enquête, des ouvrages visant d’abord à établir des données factuelles. Ce qui ne signifie pas pour autant des livres à la froideur mécanique de spécialistes : ses auteurs sont concernés par ce qu’ils écrivent, inquiets pour la France, pour l’Occident ; ils n’affectent pas cette distance convenue, gage de respectabilité médiatique.

Damien Serieyx ne se contente pas d’accueillir les âmes en peine, sans domicile éditorial. Il furète et sait l’art de repérer des pensées puissamment nourricières pour qui veut connaître et comprendre le monde dans lequel nous sommes venus à vivre et continuerons de vivre sans un sursaut collectif. Ainsi prit-il l’initiative de solliciter Michèle Tribalat : « J’ai connu Damien lors de la parution du livre de Christopher Caldwell, Reflections on the Revolution in Europe: Immigration, Islam and the West (Doubleday) en 2009, se souvient la démographe. Ce livre m’avait bluffée. J’en avais fait une recension en 2010 et en parlais lors d’interventions dans les médias. C’est comme cela que Damien a entendu parler de ce livre. Il a pris alors contact avec moi car il avait décidé d’en offrir la traduction au public français et m’a demandé d’en écrire la préface. Il est curieux, gentil (pour moi, c’est un compliment !) et présent sans être arrogant. Lorsque j’ai écrit mon livre sur la fin du modèle français d’assimilation, publier chez lui a été pour moi une évidence. Même chose pour mon livre sur les statistiques ethniques (qui ne lui a sans doute rien rapporté). Quant à mon dernier livre, c’est Damien qui m’a tannée pour que je l’écrive. Lorsque je lui ai dit qu’il allait perdre de l’argent, il m’a répondu : “C’est mon problème, pas le vôtre !” »

Ingrid Riocreux salue également le travail de Damien Serieyx : « Je lui suis très reconnaissante pour la chance qu’il m’a donnée. J’avais écrit La Langue des médias juste après ma thèse de littérature française ; le style autant que le plan général étaient très imprégnés de cet esprit académique, que je pensais nécessaire à la crédibilité des idées que je développais. En l’état, le livre avait peu de chances de plaire, et Damien me l’a dit. Mais il n’a pas jeté mon manuscrit à la poubelle ! Il m’a incitée à retravailler mon texte pour trouver l’équilibre entre rigueur de la démonstration et verve polémique ; il m’a aidée à repenser la structure globale de l’essai. Et il a été très lucide en préparant la promotion du livre : “C’est un pari risqué ; concrètement, il s’agit de demander aux médias de promouvoir un livre qui les discrédite”. Il a ce mélange d’humanité et de professionnalisme qui inspire une grande confiance. »

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L’autre caractéristique de L’Artilleur, sur laquelle insiste à juste titre l’ancien journaliste Éric Conan : l’attention extrême que Damien Serieyx prête à ce qui se publie à l’étranger, partant, l’extraordinaire travail de traduction auquel il se voue – le mot n’est pas excessif car la traduction, essentielle à la vitalité de la vie intellectuelle, engage des sommes colossales. De là l’étincelant florilège d’auteurs étrangers que Serieyx peut se flatter d’avoir fait connaître en France, ainsi de Roger Scruton – dont on aimerait tant qu’il publie l’insigne contribution à la réflexion sur l’écologie, Green Philosophy : How to Think Seriously About the Planet –, de Douglas Murray ou encore de Paul Collier – Exodus : immigration et multiculturalisme au xxie siècle, un de ses rares ouvrages chroniqués par Le Monde.

L’existence de cette maison et la suspicion qui l’enveloppe s’éclairent du tableau que peint Marcel Gauchet dans sa préface au Voyage au centre du malaise français, nous inspirant, à nous qui n’étions pas en âge de la vivre, une profonde nostalgie pour cette parenthèse heureuse que fut la décennie 1980, entre la sortie de la folie gauchiste et l’entrée dans le maccarthysme politiquement correct.

De grands éditeurs – à commencer par mon éditrice Muriel Beyer à la tête de L’Observatoire – résistent, bravent les interdits édictés par la pensée convenable et convenue – mais la caporalisation, la « normalisation », selon le mot d’Éric Conan, va bon train. Les citadelles tombent les unes après les autres.


[1]. À quand d’ailleurs une grande enquête sur ce pouvoir de vie et de mort que s’arrogent les libraires ? En vue de cet article, à ma modeste échelle, vivant dans le 13e arrondissement, j’ai testé pour vous la célèbre librairie Jonas, et j’ai envoyé des émissaires à la librairie L’Atelier dans le 19e, ou encore à Tout lire dans le 20e. Douglas Muray ? Paul Yonnet ? Effacés.

Aragon, quarante ans après

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Il y a quarante ans, un poète français rendait l’âme. L’occasion pour redécouvrir un homme toujours ailleurs.


Le 24 décembre 1982, Louis Aragon mourait à Paris, à son domicile de la rue de Varenne, un peu après minuit.

L’hommage fut national, ou presque. Le Parti Communiste mit sa photo accompagnée d’un drapeau tricolore à l’entrée de l’immeuble du Colonel Fabien. Les journaux y allèrent de leurs abondantes nécrologies, parfois surprenantes. Le Figaro le couvrait ainsi d’éloges tandis que Libération n’hésitait pas à railler la vieille folle stalinienne. Finalement, Aragon était un écrivain aimé par la droite (François Nourissier, Jean d’Ormesson), vénéré par les communistes qui enterraient avec lui leur place prépondérante dans le monde intellectuel et moqué par les gauchistes.

Aragon était le maître des masques : jamais un écrivain n’aura tenté à ce point de s’expliquer, de se commenter, de se préfacer, de revenir sur ses livres en les complétant par des préfaces, des avant-dire, des après-lire, des autocitations. Pour nous aider ? Bien sûr que non. Un écrivain est d’abord là pour brouiller les cartes.

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Il faut s’y faire. Les poèmes d’Aragon auront beau être fredonné par Ferrat et Ferré, on aura beau voir les photos d’Aragon siégeant au comité central du Parti ou celles d’un reportage très people de Elle, en 65, le montrant vivant l’amour parfait avec Elsa dans leur splendide maison du Moulin de Villeneuve, Aragon est ailleurs, toujours ailleurs.

Vous pouvez prendre l’Aragon que vous vous voulez, ce ne sera jamais Aragon si vous n’acceptez pas tout, en bloc.

Oui, c’est le même homme décoré deux fois de la croix de guerre en 1918 et en 1940 qui écrit à la fin du Traité du style en 1928 : « Je conchie l’armée française dans sa totalité ». C’est le même homme, encore, qui adhère au parti communiste, chantera une ode au Guépéou en 1931, « Vive le Guépéou contre le pape et les poux », mais qui parlera de « Biafra de l’esprit » lors de l’intervention soviétique contre le printemps de Prague en 68 et qui préfacera La Plaisanterie de Kundera à sa parution.

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Et c’est le même homme toujours, qui exploite magistralement la libération poétique du surréalisme mais qui saura aussi retrouver la vieille métrique française pendant la résistance comme en septembre 1943 où, sous le pseudonyme de François la Colère, il fait imprimer clandestinement Le Musée Grévin. Le poème est ensuite distribué à Paris sous forme de tract. Nous vous en proposons un extrait pour le quarantième anniversaire de sa mort, intervenu il y a deux jours.

« ….Je vous salue ma France arrachée aux fantômes

O rendue à la paix Vaisseau sauvé des eaux

Pays qui chante Orléans Beaugency Vendôme

Cloches cloches sonnez l’angelus des oiseaux

 Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle

Jamais trop mon tourment mon amour jamais trop

Ma France mon ancienne et nouvelle querelle

Sol semé de héros ciel plein de passereaux

 Je vous salue ma France où les vents se calmèrent

Ma France de toujours que la géographie

Ouvre comme une paume aux souffles de la mer

Pour que l’oiseau du large y vienne et se confie

 Je vous salue ma France où l’oiseau de passage

De Lille à Roncevaux de Brest au Mont-Cenis

Pour la première fois a fait l’apprentissage

De ce qu’il peut coûter d’abandonner un nid

Patrie également à la colombe ou l’aigle

De l’audace et du chant doublement habitée

Je vous salue ma France où les blés et les seigles

Mûrissent au soleil de la diversité. »

(in Le Musée Grévin)

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Attaque raciste à Paris : la gauche entre récupération et illogisme

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La gauche impute des actes terroristes comme celui du 23 décembre à la droite parce que cette dernière critique la politique du gouvernement sur l’immigration. Par la même logique, la gauche devrait accepter la responsabilité des actes terroristes des islamistes.


Le jour même de la tuerie ouvertement raciste qui endeuille le pays et la communauté kurde, une gauche sans vergogne saute sur l’occasion pour instrumentaliser idéologiquement la tragédie, à l’exemple de Sandrine Rousseau qui déclare : « L’idéologie d’extrême-droite est la haine de l’autre, son rejet. Il n’y a rien d’étonnant à ce que certains en passent aux actes ». Il y a un lien entre la rhétorique de la droite – ou dans sa terminologie, « l’extrême-droite » – et l’attentat, répète la gauche, confondant volontairement un discours politique contre l’immigration et une action violente contre des immigrés ou descendants d’immigrés. On apprend pourtant au collège que les fins se distinguent des moyens. Si la fin ne justifie pas les moyens, les moyens ne disqualifient pas la fin.

On ne saurait tenir la droite pour responsable de ces meurtres sans imputer à la gauche ceux du Bataclan, de Charlie Hebdo ou des enfants juifs de l’école Ozar Hatorah. La gauche ne passe-t-elle pas son temps à faire des musulmans les victimes d’une « islamophobie » que les terroristes prétendent justement combattre par les armes ? Ne dit-elle pas, cette même gauche, qu’Israël mène une politique d’«apartheid», ce qui peut conduire à viser les juifs français pour leur lien avec ce pays, comme l’a fait Mohamed Merah en justifiant ses crimes ? De tout cela, la gauche refuse pourtant d’être comptable, à l’exemple de Rokhaya Diallo prise à partie par Pascal Bruckner en 2020.

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De deux choses l’une : si les discours politiques emportent la responsabilité d’actes criminels commis en leur nom, alors l’indigénisme ou plus généralement les discours victimaires de gauche sont responsables des attentats islamistes et antisémites ; si ce n’est pas le cas, il n’y a pas lieu d’incriminer la droite pour les crimes d’autrui dès lors qu’elle condamne la violence, ce qu’elle fait. Je sais bien que la gauche postmoderne est une adepte inconditionnelle du deux poids deux mesures, mais le procédé trouve ces limites, et elles sont atteintes en l’espèce pour quiconque veut bien être rationnel. Vendredi, le sang a coulé, la logique aussi.

Une kasbah bien accueillante

La France abrite la plus importante diaspora marocaine en Europe. A la faveur du regroupement familial et d’accords bilatéraux, les Marocains sont environ 2 millions sur notre sol et sont les premiers bénéficiaires de titres de séjour et de naturalisations. Ils sont aussi surreprésentés à Pôle emploi, dans les HLM et dans nos prisons… L’analyse de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie.


Le 16 juin dernier, l’AFP publiait un reportage intitulé « Les Marocains d’Europe reprennent la route du bled ». Après deux étés successifs de fermeture des frontières, due conjointement aux restrictions sanitaires liées au Covid et aux tensions diplomatiques entre l’Espagne et le royaume chérifien sur la question du Sahara occidental, le journaliste dépêché près de Gibraltar y décrivait la reprise en conditions normales de l’opération « Passage du détroit », laquelle avait concerné 3,3 millions de personnes en 2019 et constitue à ce jour « l’un des flux de personnes les plus importants entre continents » sur une période aussi brève.

La dimension de ce mouvement saisonnier révèle toute l’ampleur prise par la population marocaine sur la rive nord de la Méditerranée au cours des dernières décennies. Après l’immigration turque, l’immigration marocaine est la plus largement répartie sur le territoire européen. On la retrouve en grand nombre dans plusieurs pays : l’Espagne, la Belgique (où les Marocains constituent désormais la première communauté étrangère), les Pays-Bas, l’Italie, l’Allemagne… et bien sûr la France, qui accueille la plus importante diaspora marocaine d’Europe.

Un rapport présenté à l’Assemblée nationale par la députée Élisabeth Guigou en avril 2015 évaluait à 1,5 million le nombre de ressortissants marocains résidant en France, dont 670 000 binationaux[1]. Il est très probable que cette estimation soit aujourd’hui fortement minorée par rapport à la réalité. En effet, ce stock a continué à croître de deux façons conjointes :

1. L’accélération des flux migratoires en provenance du Maroc : les Marocains constituent depuis 2018 la principale nationalité bénéficiaire des titres de séjour nouvellement accordés, dépassant ainsi les Algériens (lesquels restent néanmoins le principal « stock » immigré présent en France). Plus de 30 000 primo-titres supplémentaires leur sont octroyés chaque année, dont 35 192 en 2021 – année record. Ce nombre n’était que de 21 620 en 2011, soit une hausse de 63  % en dix ans.

2. La forte fécondité des immigrées marocaines en France : le démographe François Héran, professeur au Collège de France, estime que celles-ci ont en moyenne 3,4 enfants par femme, contre 1,9 enfant pour les femmes natives en France… et seulement 2,4 enfants pour les femmes marocaines au Maroc[2]. Or l’article 6 du Code de la nationalité marocaine dispose qu’« est Marocain l’enfant né d’un père marocain ou d’une mère marocaine ».

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En tenant compte de ces deux facteurs de croissance, ainsi que du volume des individus présents clandestinement sur le territoire national (difficile à évaluer par définition), il apparaît probable que le nombre de Marocains installés en France approche ou dépasse aujourd’hui les 2 millions de personnes.

Comme toutes les immigrations, extra-européennes en particulier, la venue et la sédentarisation des Marocains constituent pourtant un phénomène récent dans l’histoire de France. Inexistant jusqu’alors, il ne concerne durant la première moitié du xxe siècle que des flux temporaires et fortement restreints en volume. En 1954, deux ans avant la fin du protectorat sur le Maroc (établi en 1912), on ne recense que 10 734 Marocains sur l’ensemble du territoire français.

L’immigration marocaine en France connaît son vrai démarrage avec la convention signée entre les gouvernements des deux pays le 1er juin 1963, instituant officiellement le Maroc comme pays pourvoyeur de main-d’œuvre pour une économie française alors au zénith des Trente Glorieuses. Marqués par l’analphabétisme de leur société d’origine, des travailleurs marocains sont recrutés comme ouvriers non qualifiés dans l’industrie et l’agriculture.

Ces embauches se traduisent dans le recensement des Marocains présents en France : de 10 734 en 1954, ils sont désormais 84 236 en 1968, puis 260 025 en 1975 – essentiellement sous la forme d’une immigration circulaire de travail, à vocation temporaire.

L’arrêt officiel de l’immigration de travail en 1974 et le décret de 1976 instaurant un droit au regroupement familial transforment la nature et l’ampleur de la présence marocaine en France. Comme le résume le géographe Thomas Lacroix, directeur de recherche au CNRS : « Contrairement à ce qui était attendu par le législateur français, la population immigrée en général, et marocaine en particulier ne diminue pas. Bien au contraire, elle fait plus que doubler en quinze ans, passant de 260 000 personnes à 441 000 en 1982 puis 572 000 en 1990. » L’économiste Abderrahim Lamchich décrit ainsi sa mutation qualitative : « Globalement, les motifs purement économiques de cette immigration semblent progressivement reculer au profit de motifs plus sociaux. »

Cette dynamique d’immigration essentiellement familiale se poursuit aujourd’hui. L’enquête d’Eurostat sur les forces de travail dans l’UE révélait en 2016 que 75 % des immigrés marocains interrogés en France invoquaient un motif familial à leur venue (taux le plus élevé parmi tous les États de l’UE), et que seuls 14 % se prévalaient d’un motif de travail[3].

L’ampleur et l’accélération de ces flux posent question au regard des difficultés d’intégration des populations marocaines en France, objectivables par les statistiques publiques – notamment du point de vue économique :

• 42,7% des Marocains de plus de 15 ans vivant en France étaient chômeurs ou inactifs (ni en emploi, ni en études, ni en retraite) en 2016, soit un taux trois fois plus élevé que celui des Français (14,1 %);

• seuls 33,3 % des Marocains de plus de 15 ans vivant en France étaient en emploi en 2016, contre 49,7 % des ressortissants français;

• le taux de chômage des hommes de 18-24 ans nés en France de parents immigrés du Maroc atteignait 40,7 % entre 2007 et 2009, soit le deuxième plus haut pourcentage (après les Algériens) parmi toutes les origines nationales d’après le ministère de l’Intérieur. Ce taux était de 36 % chez les femmes de même âge et origine, soit le plus élevé toutes origines confondues;

• 45 % des ménages immigrés marocains vivaient en HLM en 2017, soit 3,5 fois plus que les ménages non immigrés (13 %).

Ces données dessinent une tendance structurelle des populations marocaines à dépendre plus fortement des mécanismes de solidarité collective en vigueur dans la société française. Or, les transferts financiers des Marocains résidant en France vers leur pays d’origine ont atteint 2,3 milliards d’euros en 2019, soit 35,2 % du total des transferts reçus à ce titre par le Royaume  la France étant de loin le plus important pays source.

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Autre signe d’intégration heurtée : 70 % des femmes descendantes d’immigrés marocains en France épousent un conjoint marocain ou d’origine marocaine, soit le taux d’endogamie le plus élevé après celui des Turques. Sur le plan pénal, les Marocains constituaient la deuxième nationalité étrangère la plus représentée dans les prisons françaises au 1er janvier 2021, après les Algériens. Ajoutons que la présence de mineurs non accompagnés marocains pose un enjeu sécuritaire croissant dans certaines agglomérations.

Malgré ces indicateurs, nous avons vu que les ressortissants marocains sont désormais les principaux récipiendaires des titres de séjour nouvellement émis. Au titre de l’accord bilatéral franco-marocain du 9 octobre 1987, ils bénéficient même de certaines conditions dérogatoires plus favorables que le droit commun de l’immigration. Les Marocains peuvent obtenir une carte de résident de dix ans après seulement trois années de séjour régulier sous couvert d’une carte de séjour temporaire portant la mention « salarié », au lieu de cinq années sous le régime ordinaire. D’autre part, le conjoint et les enfants admis au titre du regroupement familial sont autorisés à séjourner en France dans les mêmes conditions que la personne rejointe.

Les Marocains sont également la première communauté bénéficiaire des acquisitions de la nationalité française, devant les Algériens et les Tunisiens, avec une grande stabilité d’une année à l’autre comme le souligne la Cour des comptes[4]. L’accès à la citoyenneté française offre un poids électoral croissant à cette diaspora, en particulier dans les régions où elle est la plus implantée : l’Île-de-France bien sûr, mais aussi la moitié sud du pays (les Marocains sont la première population immigrée en Occitanie et en Nouvelle-Aquitaine), l’ancien Nord-Pas-de-Calais et la Bourgogne-Franche-Comté (première population immigrée également).

Cette capacité à peser politiquement soulève des enjeux de souveraineté, compte tenu du maintien prédominant de la binationalité et des formes persistantes d’encadrement par les autorités de Rabat – notamment via l’Islam consulaire. Outre l’article 41 de la Constitution du Maroc faisant du roi le « Commandeur des croyants » (amīr al-mu’minīn), l’état marocain dirige et rémunère depuis plusieurs décennies des imams détachés sur le sol français. Du point de vue institutionnel, le Rassemblement des musulmans de France (RMF) constitue son relais d’influence majeur au sein du Conseil français du culte musulman – dont l’actuel président Mohammed Moussaoui est d’ailleurs issu du RMF.

L’ensemble des éléments que nous venons d’analyser convergent vers une interrogation évidente : du point de vue de l’intérêt national, à quelle logique l’actuelle intensification de l’immigration marocaine vers la France obéit-elle ?

Nous ne sommes hélas pas en mesure d’y répondre. L’histoire ne peut servir de prétexte éternel : l’indépendance complète du Maroc a été actée il y a soixante-six ans désormais, alors que le protectorat français lui-même n’avait duré que quarante-quatre ans. Le cas de cette nationalité apparaît donc emblématique de la perte de contrôle politique sur les enjeux migratoires dans notre pays et de l’impérieuse nécessité des profondes réformes à entreprendre sur ce terrain.


[1]. Assemblée nationale, É. Guigou, rapport enregistré le 16 juin 2015.

[2]. F. Héran, S. Volant et G. Pison, Population & Sociétés n° 568, INED, juillet 2019.

[3]. Eurostat, « Enquête sur les forces de travail » (EFT-UE).

[4]. Cour des Comptes, « L’entrée, le séjour et le premier accueil des personnes étrangères », 5 mai 2020.

USA : la mascarade du 6 janvier

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Manifestations du 6 janvier, majoritairement pacifique. UPI/Newscom/SIPA SIPAUSA31584300_000020

L’attaque du Capitole de 2020 est instrumentalisée par les Démocrates dans une tentative de décrédibiliser définitivement Donald Trump et ses soutiens dans le Parti républicain. Les actions du Comité du 6 janvier laissent trop de questions sans réponse, au risque de saper les fondements de la démocratie américaine. Analyse d’Alain Destexhe, sénateur honoraire belge.


On serait tenté d’appliquer à la manifestation du 6 janvier 2020, la maxime : « l’histoire se répète deux fois, la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».

Le 6 janvier 2020, Donald Trump appelle ses partisans à manifester à Washington pour s’opposer à ce qu’il appelle, non sans raison, une élection volée, qui se joue à 43 000 voix de différence dans trois États. Une partie des manifestants se rendent au Capitole et l’envahissent.

Pour les Démocrates, il s’agit d’une insurrection, d’un coup d’État afin de prendre le pouvoir, un assaut à ranger dans la même catégorie que Pearl Harbour ou l’attaque terroriste contre les tours de World Trade Center ! On lit dans toute la presse américaine, parfois encore aujourd’hui, que les manifestants seraient responsables de cinq morts, dont un policier tué à l’aide d’un extincteur. En réalité, le 6 janvier, la seule victime directe est Ashli Babbitt, une partisane de Trump, vétéran de l’armée américaine, tuée à bout portant et sans sommation par un officier de police qui ne sera même pas inculpé. Trois autres supporters de Trump décèdent suite à des problèmes de santé et l’officier de police, Brian Sicknick, meurt d’une crise cardiaque après être repassé au commissariat de police, sans lien avec l’émeute. L’histoire de l’extincteur, reprise partout n’a donc aucun fondement, mais est bien utile pour accréditer l’idée d’une manifestation sanglante.

La farce dans l’histoire, c’est le Comité du 6 janvier. En vue des élections des midterms de l’année suivante, la Chambre des représentants, à majorité Démocrates, décida en juin 2021, un an et demi après les faits, la création d’une commission d’enquête. Chose inimaginable dans n’importe quelle démocratie digne de ce nom, la présidente Nancy Pelosi refusa les députés choisis par l’opposition républicaine pour faire partie de cette commission et nomma d’autorité deux Républicains connus pour leur hostilité à Donald Trump : Liz Cheney et Adam Kinzinger. Le Comité va donc fonctionner pendant un an et demi dans la surenchère contre Trump, en instruisant uniquement à charge et sans aucune contradiction en son sein ! Aucun témoin ne sera appelé pour la défense de Donald Trump, aucun document ou personne susceptible de mettre en cause le récit démocrate – une tentative de prise du pouvoir par la force instiguée par le président en personne – ne sera présenté devant nos Fouquier-Tinville américains.

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Pour toucher le public, un professionnel de la télévision sera appelé en renfort pour scénariser les travaux et les concevoir comme une série de Netflix. Images montées et présentées de façon sélective, interventions courtes des députés pour capter l’attention, diffusion sélective des témoins, dramatisation, le show est permanent.  Cependant, aucune des règles classiques des commissions d’enquête parlementaires ou du fonctionnement de la justice (qui requièrent  des auditions longues et souvent peu passionnantes pour faire émerger la vérité, l’examen contradictoire des faits, l’instruction à charge et à décharge) ne sera respectée.

Plusieurs questions fondamentales pour la compréhension des faits seront passées sous silence. Pourquoi, alors que la manifestation était à haut risque et que certains groupes étaient infiltrés par le FBI, la police du Capitole, qui est sous le contrôle de… Nancy Pelosi, n’a-t-elle pas été renforcée et pourquoi a-t-elle, en plusieurs endroits, laissé entrer les manifestants sans tenter de les repousser ? Pourquoi un certain Ray Epps filmé en train d’inciter les manifestants à envahir le Capitole n’est-il ni poursuivi ni en prison, alors que des centaines d’autres (955 inculpés en tout) qui n’ont fait que déambuler à travers le bâtiment sans rien casser ni faire usage de violence croupissent toujours en prison? Pourquoi l’ensemble des images filmées ce jour-là ne sont-elles pas rendues publiques ? Autant de questions qui ne seront pas abordées par le comité. Autant d’éléments dont le public américain n’a, en général, pas connaissance. Autant d’éléments qui, non sans quelque raison, alimentent la thèse d’une instrumentalisation par les Démocrates d’une manifestation sans doute spectaculaire mais sans conséquence politique.

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Sur la base du 6 janvier, l’administration Biden et les Démocrates ont élaboré une théorie fantaisiste, non corroborée par des faits précis, celle d’une menace insurrectionnelle permanente au nom du suprémacisme blanc : une expression qui n’est jamais définie, dont on ne voit pas le lien avec le 6 janvier, une reductio ad hitlerum permettant de couper court à tout débat. Au passage, des millions d’Américains sont transformés en ennemis de la démocratie, en terroristes ou en semi-fascistes selon le président Biden. Les électeurs de Trump, amalgamés à ce suprémacisme blanc, ne seraient donc plus des opposants légitimes, mais des ennemis qu’il faut combattre et abattre.

Les débordements de la manifestation du 6 janvier devaient, évidemment, nul ne le conteste, être réprimés selon le droit américain. Elle doit cependant être ramenée à sa juste proportion, surtout en comparaison avec les violences commises par des Black Lives Matter. Les images montrent aussi une majorité de manifestants déambulant tranquillement sans toucher à rien : aucune statue du « temple de la démocratie » n’a été détériorée.

Drôle de coup d’État d’ailleurs où aucun manifestant n’était armé ! Personne ne peut expliquer comment une bande de guignols (on se souvient de l’homme habillé en peau de bête avec des cornes), certains violents, et une majorité de marcheurs pacifiques auraient pu prendre le pouvoir. Certains, toujours à la recherche de comparaisons historiques plus ou moins boiteuses, n’ont pas hésité à comparer le coup d’État du 6 janvier avec l’incendie du Reichstag en 1933 ! Si cette comparaison a quelque pertinence, ce serait plutôt Biden et les Démocrates qui auraient utilisé ce coup d’éclat sans conséquence politique pour réprimer leurs opposants et miner la démocratie américaine. Les apparences sont parfois trompeuses.

Immigration, terre de fantasme

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Des professeurs recrutés par l'Éducation nationale apprennent le français aux enfants migrants de la "jungle" de Calais, 25 août 2016

Causeur est attaché au pluralisme. Nous avons donc sollicité un fonctionnaire qui travaille sur l’accueil des migrants et qui y est favorable. Pour lui, les responsables politiques attisent les craintes irraisonnées dans la société. Ne souhaitant pas engager les institutions ni s’inscrire dans une démarche militante, il signe son texte d’un pseudonyme.


Le problème de l’immigration, en France, c’est qu’une fiction politique a réussi à s’imposer en lieu et place d’une réalité et qu’elle entrave ainsi le traitement de ce qu’elle prétend dénoncer. Depuis plus de cinquante ans, certaines forces politiques ont construit leur stratégie autour du thème de l’immigration, présentée systématiquement comme l’origine directe ou indirecte de tous les maux de la société française. Cette stratégie politique s’est avérée payante au cours du temps, générant une « rente politique » dont profite l’extrême droite, et qui attise l’appétit d’une partie de la droite. Le maintien de cette « rente » exige d’accuser en permanence l’immigration, qui sera donc fantasmée, de sorte que ce sujet reste toujours confus et mal traité. L’extrême droite délivre un discours d’amalgame, mélangeant les stocks, les flux, les étrangers, les immigrés, les migrants, les réfugiés, les mineurs isolés, les délinquants, les clandestins, les sans-papiers, les différentes générations, les nationalisés dans une masse indistincte et menaçante, inventant des chiffres fantaisistes en permanence, créant le doute sur tous les travaux scientifiques en leur opposant une prétendue « vision du terrain », généralisant des faits divers pour contester les statistiques…

Dans une démocratie, une politique publique s’élabore certes à partir de faits objectifs et réels, mais doit également prendre en compte les représentations de ces faits dans la population. En effet, celles-ci peuvent être fausses, elles n’en sont pas moins une réalité politique. Par cette stratégie d’enfumage constant, l’extrême droite et une partie de la droite, même sans être au pouvoir, empoisonnent tout débat sérieux sur l’immigration et toute évolution des politiques publiques qui s’y rattachent, acculant les gouvernements successifs à multiplier des textes de gesticulation. Certaines forces de gauche, qui contestent la pertinence des États-nations et de leurs frontières pour traiter d’autres défis contemporains, procèdent également à des amalgames sur le sujet. Au final, ce brouhaha politique et médiatique rend inaudible toute approche objective et fabrique un débat public qui désoriente les citoyens.

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Depuis vingt ans, des travaux scientifiques ont été réalisés, les statistiques ont été fiabilisées, l’information mise à disposition du public – par exemple à la remarquable étude « Trajectoires et origines » de l’Ined et l’Insee, dont on attend avec impatience la nouvelle version –, des institutions mises en place (musée national de l’Histoire de l’immigration), des publications sérieuses proposées. L’effet sur l’opinion publique reste cependant limité. Pour le citoyen, s’informer sur l’immigration est facile, mais c’est souvent douloureux, car non seulement aborder une matière si complexe exige un certain travail mais, en plus, il est désagréable de devoir remettre en cause ses idées préconçues face aux faits. Les discours factices et simplificateurs l’emportent donc dans notre société.

La France a des obligations internationales, européennes et nationales. Elle doit les respecter, mais ces obligations ne l’empêchent pas d’avoir une politique migratoire et personne ne pourrait évidemment la forcer à accueillir des personnes qui menacent gravement son ordre public ou sa population.

Une obligation mal comprise est l’interdiction du refoulement en matière d’asile – qui n’est pas une politique migratoire. Comme tous les autres États parties à la convention de Genève, la France a l’obligation d’étudier la situation d’une personne, d’où qu’elle vienne et quel que soit le moyen, régulier ou non, qu’elle a employé pour arriver sur son territoire, si cette personne lui demande l’asile du fait des persécutions qu’elle subirait. En fonction des faits, la France octroiera ou non sa protection, et comme pour toute décision, surtout aussi grave, le requérant aura la possibilité de se tourner vers le juge. Mais pour étudier la situation de la personne, il faut bien qu’elle n’ait pas été refoulée aveuglément avant. Le refoulement serait contraire à nos obligations légales et empêcherait la procédure d’asile mais, pire encore, ce serait se rendre complice des persécutions et actes de torture que subissent les réfugiés. Compte tenu de notre histoire, nous serions la risée du monde.

L’autre voie par laquelle des étrangers arrivent en France au nom de nos valeurs est celle du regroupement familial qui concerne trois fois plus de personnes que l’asile. Dans nos sociétés européennes, nous considérons qu’un être humain n’a pas à être séparé durablement de l’essentiel de son environnement affectif, donc de sa famille. Une installation durable sur le territoire français permettra donc, à un moment, un regroupement familial. C’est finalement une application du droit à une vie normale, et il s’impose également à nos États.

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Les deux derniers flux entrants sont en revanche l’objet de choix parmi des « candidats ». Le plus important est celui des étudiants étrangers (90 000 personnes par an). Ils sont considérés comme nécessaires au rayonnement international de nos universités et grandes écoles, dans une compétition croissante au niveau mondial et lourde d’enjeux. Le dernier est l’immigration de travail, qui depuis 1974, a été réduite à la portion congrue. Cela représente aujourd’hui environ 30 000 personnes par an. Les tensions sur le marché de l’emploi et le vieillissement de notre population conduisent les milieux économiques à réclamer une augmentation de ce flux, mais ils le font discrètement compte tenu de l’impréparation de l’opinion publique française à cette possibilité. L’excessive fermeture de cette voie vient perturber le fonctionnement des autres canaux d’accès au territoire.

Il y a, enfin, une immigration irrégulière, clandestine. La prospérité de notre pays repose très largement, comme la récente expérience de l’épidémie de Covid nous l’a rappelé, sur des flux gigantesques de personnes (touristes, hommes et femmes d’affaires, clients et fournisseurs internationaux, etc.). Première destination touristique mondiale, la France accueille, chaque année, plus que sa population en touristes. Si une proportion, même infime, de ces visiteurs restent au-delà de trois mois, par exemple pour tenter leur chance dans notre économie, ils deviennent de facto des immigrants irréguliers qui ne pourront être identifiés que lors de contrôles des services d’immigration. Ces flux existeront toujours, ils sont la conséquence de l’ouverture de notre pays sur le reste du monde, laquelle assure sa prospérité. Mais, par conséquent, il existera toujours une immigration clandestine et « exiger d’y mettre fin » n’est qu’un propos de bonimenteur.

Les possibilités de « sélectionner » des étrangers en fonction d’une origine géographique sont évidemment limitées. On ne va pas refuser de protéger une personne persécutée au motif qu’elle viendrait d’un pays en voie de développement, on ne va pas non plus refuser à une femme de rejoindre son mari parce qu’elle viendrait d’une société traditionnelle. Ce qui compte, c’est exclusivement la réalité de la persécution ou du lien familial. En revanche, la France pourrait éventuellement, comme d’autres pays, établir des préférences en matière d’immigration de travail ou estudiantine. Cela aurait toutefois des conséquences diplomatiques non négligeables. Faciliter une intégration dans la société française pour des personnes qui ont vocation à y demeurer relève d’une politique d’intégration et non d’immigration.

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La France ne maîtrise pas les guerres ou les sécheresses à l’autre bout du monde, mais elle est libre de se fixer des objectifs d’intégration plus ambitieux et de dégager les moyens qui vont avec. Les contrats d’intégration républicaine sont en phase de déploiement. Mais on reste loin du compte sur l’accompagnement linguistique des étrangers. La langue n’est pas seulement une exigence juridique pour la naturalisation, elle est la condition de la participation à la vie civique du futur citoyen. Si notre société intègre mal, on ne peut donc pas non plus en reporter la faute sur les étrangers. Malheureusement, dès que des moyens nouveaux sont envisagés, l’épouvantail de l’« appel d’air » est immédiatement brandi, les « coûts de l’immigration » dénoncés alors même qu’il s’agit d’investissements d’intégration.

La France compte moins d’étrangers dans sa population que l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique ou le Royaume-Uni. En proportion de sa population, elle accueille très peu de réfugiés par rapport à beaucoup de ses voisins. Elle bénéficie d’un État de droit solide, d’une administration efficace, d’infrastructures puissantes, d’une économie dynamique et d’une longue histoire d’immigration. Elle a tout pour réussir l’intégration. Mais aujourd’hui, la question de l’immigration est prise en otage par une minorité politique bruyante qui interdit de parler des bénéfices de l’immigration pour le pays et attise les craintes irraisonnées dans la population française. Non seulement cela ne règle aucune des autres difficultés de la société française, mais cela en prépare de nouvelles, encore plus graves, pour la suite.

Il était une fois les Rosbifs – et les Froggies…

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Julian Barnes, le 06/04/2017 / ©Joel Ryan/AP/SIPA / AP22037166_000046

Notre collaboratrice a lu apparemment avec intérêt le dernier roman de Julian Barnes, Elisabeth Finch. Elle en a retenu une magistrale leçon sur les rapports (lointains) du mythe avec la réalité, et les différences irréductibles entre Anglais et Français, les premiers fermement accrochés à leurs mythes, aussi illusoires soient-ils, et les seconds se débarrassant au plus vite des leurs, quitte à s’éparpiller façon puzzle…


Elisabeth Finch évoque une ancienne universitaire dont le narrateur a jadis suivi les cours de Culture générale, pour son plus grand profit. À sa mort, il hérite de sa bibliothèque et de ses papiers. Ecrira-t-il une biographie de la dame, qui n’intéressera personne et qu’elle aurait peu appréciée ? Tirera-t-il de la masse des notes une série d’aphorismes trop intelligents pour notre époque toujours pressée ? Ou rédigera-t-il l’apologie de Julien l’Apostat, l’empereur (331-363 ap. JC) qui chercha à débarrasser l’Empire du carcan de l’intolérance des Chrétiens en revenant à un paganisme souriant ? Qui s’étonnera que Voltaire, entre autres, ait pensé le plus grand bien de ce bienfaiteur de l’humanité trop tôt disparu ?

Chemin faisant, Elisabeth Finch cite « un grand historien et philosophe français » (Ernest Renan, mais ce n’est pas précisé dans le livre) qui a affirmé : « L’erreur historique est une composante essentielle de ce qui fait une nation ». Et Julian Barnes de commenter :

« Nous connaissons bien les mythes fondateurs sur lesquels les nations s’appuient, et qu’elles propagent furieusement : mythes de lutte héroïque contre l’occupant, contre la tyrannie de l’aristocratie et de l’Eglise, luttes qui produisent des martyrs dont le sang versé arrose la fleur délicate de la liberté. Mais les mots importants sont : « ce qui fait une nation ». Autrement dit, afin de croire à l’idée que nous nous faisons de notre pays, il nous faut chaque jour, constamment, dans les petites actions ou pensées comme dans les grandes, nous leurrer nous-mêmes, comme on se répète de réconfortantes histoires pour s’endormir ».

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Julian Barnes est l’un des plus francophiles des romanciers anglais. Lisez ou relisez Le Perroquet de Flaubert, ou L’Homme en rouge, qui témoignent l’un et l’autre d’une culture française approfondie. Il en est de même ici. Tongue in cheek, comme ils disent outre-Manche, chacun comprend que ces « mythes de lutte héroïque contre l’occupant, contre la tyrannie de l’aristocratie et de l’Eglise, luttes qui produisent des martyrs dont le sang versé arrose la fleur délicate de la liberté » sont autant de légers coups de griffe contre les illusions dont les Frenchies ont longtemps nourri la cohésion nationale. Et longtemps les Français ont exalté le mythe du Chef qui, vaincu (Vercingétorix à Alésia, Roland à Roncevaux, Jeanne d’Arc à Rouen, Napoléon à Waterloo) ou vainqueur (Charlemagne, Philippe-Auguste, Louis XIV, Napoléon à Austerlitz et De Gaulle en 1944) fédère autour de son image les vertus gauloises.

Les Anglais ont fort peu le respect du grand homme. Dès que la guerre, fut finie, ils ont renvoyé Churchill chez lui et ont élu le médiocre Clement Atlee, parce que le sang, la sueur et les larmes, ça commençait à bien faire. Ils s’appuient prioritairement sur un mythe territorial : personne ne les a jamais envahis — sauf les Celtes, les Vikings, les Saxons, les Normands, mais bon, tout ça c’est vieux, depuis le XVIe siècle et le vent mauvais qui a envoyé par le fond l’Invincible Armada, personne n’est venu les narguer dans leur île, ni les Français débarqués imprudemment en Irlande en 1798, ni les troupes massées par Napoléon à Boulogne pendant le Blocus continental, ni les Prussiens de Guillaume, ni les Allemands d’Hitler. Intouchés pendant cinq siècles, cela vous refait une virginité.

Et ce mythe-là, ils s’y accrochent encore — c’est ce qui a fait basculer les électeurs du côté du Brexit. Bruxelles avait tenté de débarquer chez eux.

De la même manière, le Commonwealth reste pour eux, malgré l’indépendance accordée à tant de nations conquises, un mythe fonctionnel. Il y a tant d’Indiens et de Pakistanais en Angleterre qu’ils peuvent croire de bonne foi que ces pays lointains sont encore des colonies.

Et côté morale, ils affirment haut et fort qu’ils sont les premiers à abolir l’esclavage et la traite transatlantique — quand en fait, explique Julian Barnes, ils ont été les premiers à importer des Noirs aux Amériques — dès le début du XVIIe siècle.

La France a opéré dans l’autre sens. Nous nous couvrons la tête à l’idée que l’Afrique noire ou l’Afrique du Nord ont été des dominions français. Nous stigmatisons les Nantais et les Bordelais, descendants de capitaines enrichis dans le trafic triangulaire. Nous n’enseignons plus la vie des hommes illustres à nos enfants — qui du coup errent sans modèle et s’en cherchent un dans les théories des premiers communautaristes venus. Nous n’enseignons plus la construction de la France, puisque l’étranger commence désormais en Seine Saint-Denis, dans le 13ème arrondissement de Marseille ou la banlieue de Lyon. Entre autres.

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Nous n’avons plus de mythes fédérateurs, et les idéologues qui ont fait main basse sur l’Ecole se gardent bien d’entretenir la flamme : pas de drapeau tricolore en classe, pas de Marseillaise reprise en chœur. Nous n’avons plus de « réconfortantes histoires pour nous endormir », et nous ne nous leurrons plus qu’au niveau individuel : le narcissisme du selfie a remplacé le patriotisme.

À moins que nous ne comptions comme « héros » les gentils jeunes gens qui poussent de leur mieux une vessie en cuir remplie d’air dans une forêt de jambes adverses. Nous avons les idoles que nous méritons.

Les Grecs ne croyaient pas à leurs propres mythes, mais ils savaient qu’ils étaient indispensables. Les Romains, eux, n’eurent de doutes qu’avec l’arrivée du christianisme — c’est ce qu’avait compris Julien l’Apostat. La France s’est construite sur bien des batailles, bien des horreurs, mais sur combien d’exploits… L’Angleterre persiste à se croire une île — alors même que la mondialisation pourrait les dissuader de persister dans cette illusion. Mais ils tiennent à leur identité — au moment même où nous laissons se dissoudre la nôtre. Et les peuples qui n’ont plus de mythes sont condamnés à disparaître, à court terme.

Elizabeth Finch, de Julian Barnes, éd. Mercure de France, 196 p., 2022, 19€.

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Route de Latchine : l’Azerbaïdjan continue d’assurer la circulation

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Véhicules sur la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, dans le couloir de Latchine, le 26 décembre 2022 Alexander Patrin/TASS/Sipa USA/SIPA SIPAUSA30336092_000047

En dépit de l’illégalité de la présence de l’armée arménienne et de l’exploitation minière, l’Azerbaïdjan assure la circulation des convois humanitaires et des personnes dans le couloir de Latchine. Tribune.


Après la guerre des 44 jours de 2020 qui a opposé l’Azerbaïdjan à l’Arménie, conformément au paragraphe 6 de la Déclaration trilatérale du 10 novembre 2020 signée par les dirigeants des deux pays sous égide de la Russie, le district de Latchine a été restitué à l’Azerbaïdjan. Dans le même temps, l’Azerbaïdjan s’est engagé à garantir la sécurité des personnes et des véhicules circulant le long de la route de Latchine reliant l’Arménie au Karabakh.

La route de Latchine est située entièrement en territoire azerbaïdjanais dans le district de Latchine, occupé par les forces armées arméniennes de 1992 à 2020. Avec plus de 77 000 habitants avant 1992, la population de Latchine a été forcée de quitter ses maisons, et la ville et ses villages environnants ont été pillés et incendiés par les troupes arméniennes. Pendant les presque trois décennies d’occupation arménienne du Karabakh, beaucoup d’autres villages de la région ont été détruits ou laissés à l’abandon. Des centaines de milliers d’habitants en ont été expulsés de la même façon que ceux de Latchine. Nombre de lieux de vie sont devenus des lieux de mort ou transformés. Quant à la nature, elle a souvent été purement et simplement détruite.

Désormais – ce fut parmi les premières priorités du gouvernement azerbaïdjanais après la guerre – de nouvelles routes ont été construites pour relier les principales villes libérées et permettre le retour progressive des populations au Karabakh. Or, la signature de l’accord tripartite en novembre 2020 n’a pas pour autant tout résolu. Au-delà de la question des frontières, il y a aussi la question de la sécurisation des voies de circulation, dont celle de Latchine. Avant 2022, c’était la seule voie de l’Arménie à Khankendi.[1] Long de 65 kilomètres, ce couloir comprend aussi les trois villages de Latchine.

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Malheureusement, en violation du paragraphe 4 de la Déclaration trilatérale du 10 novembre 2020, l’Arménie n’a toujours pas totalement retiré ses forces armées et ses formations armées illégales et elle poursuit ses activités militaires illégales sur le territoire de l’Azerbaïdjan, où les forces de maintien de la paix du contingent russe sont temporairement déployées. Tout en reconnaissant l’importance humanitaire de la route de Latchine, l’Arménie l’a en même temps activement utilisée à des fins militaires, notamment pour la rotation du personnel des forces armées et le transfert d’armes vers ce territoire, en violation du droit international.

Plus encore, la route de Latchine a également été utilisée pour le trafic illicite de minerais et d’autres ressources à partir des territoires de l’Azerbaïdjan, où les forces russes sont présentes. En effet, sur les 151 gisements miniers identifiés dans ces territoires avant l’occupation, 52 sites ont été exploités pour la première fois entre 1993 et 2020. Par ailleurs, plusieurs exploitations minières d’avant le conflit ont été agrandies et intensifiées. En plus d’être un acte illégal d’exploitation des ressources naturelles d’un État souverain par une puissance occupante, les opérations minières ont été menées avec une surveillance environnementale inadéquate, y compris un manque de traitement des effluents et sans réhabilitation des sites, au mépris flagrant des normes environnementales. Cela a eu des conséquences telles que la déforestation et la dégradation des terres ; la pollution des sédiments dans les cours d’eau ; et la pollution chimique de l’eau et des sols.

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Après novembre 2020, l’exploitation illégale des gisements miniers dans la zone de déploiement temporaire des Casques bleus, en particulier dans les gisements d’or de Gyzylbulag et de cuivre de Demirli, n’a pas cessé. Elle s’est, au contraire, encore étendue. Ces activités sont illégales et causent de graves dommages environnementaux, polluent la région et détruisent le fragile écosystème. Depuis le 3 décembre, une délégation azerbaïdjanaise a mené des négociations avec le commandement du contingent russe de maintien de la paix pour que ces activités cessent. C’est ce que les militants écologistes et des représentants de la société civile azerbaïdjanaise dénoncent également sur place mais sans succès depuis le 12 décembre dernier.

Contrairement aux déclarations du ministère des Affaires étrangères arménien, ni le gouvernement azerbaïdjanais ni les manifestants n’ont bloqué la route de Latchine. En effet, le régime de circulation des citoyens, des biens et des véhicules le long de la route reste inchangé depuis deux ans et les Casques bleus continuent d’exercer leurs fonctions de protection de la route. D’ailleurs, on a pu, contrairement aux informations erronées qui circulent, voir de nombreuses vidéos partagées sur les réseaux sociaux montrant le passage sans entrave des différents types de véhicules, dont des ambulances et des convois humanitaires. La tragédie est que les contours d’un accord définitif du conflit sont connus et des négociations entre Bakou et Erevan ont déjà eu lieu depuis la fin de la guerre. Il est essentiel de parvenir à une solution politique négociée entre les deux pays pour que la région se développe et que les sociétés puissent revivre normalement au plus vite. Il y va de l’intérêt de l’Azerbaidjan comme de l’Arménie !


[1] Appelée Stepanakert par les Arméniens

Wakanda forever et la propagande anti-française

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Affiche de Black Panther 2. Capture d'écran Twitter / @mcucomfort

Réalisé par Ryan Coogler, Black Panther : Wakanda Forever est le troisième volet de la franchise du même nom. La France y est ouvertement attaquée et calomniée.


Black Panther a été créé en 1966 pour l’éditeur Marvel par le célèbre scénariste Stan Lee, auquel on doit notamment Spider-Man, Iron Man, les X-Men, Thor, Docteur Strange ou encore L’Incroyable Hulk. Longtemps confinés aux pages des comics-books affectionnés par les adolescents binoclards, ces héros souvent inspirés des différentes mythologies européennes sont désormais de véritables veaux d’or de la société du spectacle, dont les adaptations cinématographiques génèrent des profits colossaux tous les ans. 

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Dirigés par Kevin Feige, les studios Marvel ont été rachetés par Disney il y a un peu plus de dix ans. Depuis lors, le succès est au rendez-vous – à défaut de la qualité. Les films de super-héros ne sont plus un sous-genre de série B, mais un groupe de films à part entière ayant remplacé les westerns et les péplums de naguère. Films, séries, jeux-vidéos ou parcs d’attraction font de cet univers partagé complexe un phénomène pop-culturel d’ampleur. La place de Black Panther y est extrêmement importante, tant par l’intérêt que suscitent les films que par l’imaginaire politique qui s’est greffé autour du personnage.

Pour bien comprendre ce que représente le prince T’Challa du Wakanda, il faut réaliser qu’il s’agit tout simplement du premier super-héros noir de l’histoire, tous éditeurs confondus. La différence entre la Panthère Noire et ses successeurs, qu’il s’agisse du héros urbain Luke Cage ou du Faucon, toujours chez Marvel, est que le premier nommé n’est pas un Afro-Américain mais bien un authentique Africain. Enfin, l’« authenticité » du personnage est en l’espèce discutable, puisque le prince T’Challa n’est pas le national d’un pays existant ou d’une tribu historique de l’Afrique. Stan Lee a créé pour ce personnage un pays complet : le Wakanda.

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Le procédé n’était pas nouveau pour l’univers Marvel, lequel, bien qu’ancré dans un monde réaliste, n’a jamais hésité à se jouer de la géographie politique pour échapper à la censure. Le Docteur Fatalis venait par exemple de Latvérie, autre monarchie inventée située au cœur de l’Europe centrale et réunissant tous les clichés possibles sur cette région du monde. De la même manière, le Wakanda est aussi caricatural, réunissant des ethnies diverses souvent inspirées des Zoulous, qu’on a parfois comparés aux Spartiates en raison de leur endogamie stricte et de leur militarisme.

À l’image des Zoulous, les Wakandais sont protectionnistes, identitaires voire suprémacistes, extrêmement traditionalistes et vivent en autarcie coupé du monde. À ceci près que leur prince T’Challa a noué des contacts avec les Etats-Unis et ses homologues super-héros, insufflant un vent de modernité sur son antique royaume. Autre particularité du Wakanda, le pays est un havre de haute-technologie, très en avance sur nous autres Occidentaux. De quoi faire rêver les jeunes Américains des années 60, désireux d’émancipation dans une société encore marquée par la ségrégation.

Avec son ADN décolonialiste, Black Panther ne pouvait qu’intéresser les studios hollywoodiens contemporains. Wesley Snipes a longtemps nourri l’ambition de porter les aventures de T’Challa à l’écran avant que le susnommé Kevin Feige ne reprenne le bébé, faisant du héros la tête de proue d’un Marvel plus « inclusif » et dans « l’air du temps ». De fait, il a eu raison sur le plan commercial puisque le premier film sorti en 2018 a dépassé les 1,2 milliards au box-office mondial et les 670 millions de recettes pour les seuls Etats-Unis. 

Quand le personnage de Black Panther apparaît à l’écran, les personnes noires scandent souvent « Wakanda ! Wakanda ! » en croisant les bras dans les salles de cinéma, sorte de cri de ralliement d’une minorité qui a fait du personnage une icône dans leur Panthéon. Un phénomène de société est né. Un phénomène d’autant plus préoccupant que son réalisateur se fait le porte-voix du pire de la propagande anti-française en Afrique, reprenant toutes les fausses nouvelles et diffamations qui ont mis en danger nos militaires au Mali ces dernières années. Il faut dire que le Wakanda s’y prêtait bien, tirant l’essentiel de ses ressources de l’exploitation du « vibranium », métal hyper solide qui ne se trouve que dans ses riches terres et chez quelques-uns de ses voisins.

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Dans ce cadre, le film montre la France comme une puissance coloniale volant le « vibranium » des Maliens en utilisant des mercenaires sans pitié. La réalité est évidemment toute autre, la France étant intervenue au Mali à la demande de l’Etat malien pour contenir l’avancée de terroristes djihadistes qui tuaient des innocents, détruisaient les statues des marabouts locaux et menaçaient de faire sombrer un peu plus le Sahel dans le chaos. Les mercenaires sont bien présents au Mali… Mais ils sont Russes et agissent sous le drapeau de la société militaire privée Wagner fondée par Evgeni Prigozine, un proche de Vladimir Poutine. Lesquels sont d’ailleurs responsables du regain djihadiste au Mali.

Bien évidemment, le film de Ryan Coogler évite les sujets qui fâchent, préférant désigner la France à la vindicte. C’est moins risqué et ça rapporte gros. Dans une scène, on peut voir la reine du Wakanda accuser la France lors du sommet des Nations Unies et demander à nos représentants de s’incliner face à elle. Il s’agit là du fantasme afrocentriste, voulant que le monde « blanc » soit le responsable ontologique de tous les maux frappant l’Afrique et que toute l’histoire ait été réécrite par nos soins afin de justifier la colonisation ayant entraîné une domination injuste.

Il est terrifiant de constater qu’une pareille superproduction américaine reprenne tous les poncifs du panafricanisme d’un Kemi Seba ou d’une Nathalie Yamb, mais aussi, en filigrane, les discours racistes d’un Louis Farrakhan. La réalité est que ce sont les Russes qui exploitent actuellement des mines en Afrique et en pillent les ressources en échange d’une « protection militaire » inefficace uniquement justifiée par un discours aussi révisionniste que diffamatoire. Russes qui ont commis de véritables crimes de guerre au Mali et ailleurs, quand la France a au contraire tout tenté pour protéger les populations civiles. 

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L’armée française a d’ailleurs été obligée de démentir de fausses informations montées par la Russie en association avec la junte au pouvoir à Bamako, notamment un charnier à Gossi qui lui avait été mensongèrement attribué. D’autres « fake news » et légendes urbaines sur la présence française en Afrique sont régulièrement reprises à l’étranger, concernant le Franc CFA ou la lutte anti-terroriste. Des partis populistes européens reprennent sans sourciller ces discours complotistes forgés par des racistes anti-blancs vivant aux Etats-Unis et en Europe ou des néo-impérialistes anti-occidentaux qui ont fait de la France une de leurs cibles privilégiées.

Si nous y sommes habitués, le cas de Wakanda Forever est beaucoup plus problématique. Par son audience, le film touche énormément de gens qui vont croire que ce qui y est dit a tout de même une « part de vérité ». Il faut donc que Catherine Colonna et le ministère des Affaires étrangères demandent des explications au studio et aux distributeurs du film, ainsi que le ministère des Armées. Ne serait-ce que pour les victimes du conflit malien, tant les militaires français que les civils maliens. Nous leur devons la vérité et le respect. Disney et Marvel leur doivent des excuses et des réparations.

« Le rôle de l’État est de faire faire et non pas de faire » : entretien avec Charles Millon

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Charles Millon, le 13/02/2013 / © FAYOLLE PASCAL/SIPA / 00652993_000013

L’ancien ministre, député et maire, Charles Millon, nous livre les fruits de ses réflexions sur l’Etat qui, selon lui, devrait rester focalisé sur ses premières missions et abandonner certaines prérogatives au profit des collectivités territoriales.


Ancien ministre de la Défense sous Jacques Chirac, entre 1995 et 1997, après avoir longtemps exercé comme maire de Belley et comme député de l’Ain, Charles Million possède un parcours politique riche. Fort de cette expérience d’élu local et national, il nous livre sa vision de l’État français et de la politique française. En particulier, il plaide pour un retour au principe de subsidiarité en France ainsi qu’un renforcement de l’ancrage local des élus. 

Causeur. Vous appelez de vos vœux depuis plusieurs années à une réforme profonde de l’État et de la pratique du pouvoir en France. Quelles sont les priorités à remettre en avant ?

Charles Millon. Notre pays a besoin de valoriser les missions premières de l’État : garantir la sécurité de tous, pour permettre à chacun de s’épanouir. Cela implique que l’État ait en charge essentiellement la sécurité intérieure et extérieure et la diplomatie. Lorsque vous étudiez l’histoire, vous constatez que les prérogatives de l’État étaient concentrées autour de ces trois domaines : la diplomatie et les relations avec les autres états ; la défense et la sécurité extérieure ; l’ordre public et la sécurité intérieur.

De quand dateriez-vous donc le début de l’État providence sous la forme que nous connaissons aujourd’hui ?

Les guerres ont toujours permis à l’Etat d’accroître son pouvoir et son rôle. Au XXe siècle, la France et toute l’Europe ont connu deux guerres. Au lendemain de ces deux conflits, l’État a accru ses prérogatives, pour défendre d’abord et reconstruire ensuite le pays, mais sans jamais s’en départir par la suite. Les crises économiques participent aussi à l’augmentation des interventions de l’État. L’exemple le plus connu est la crise de 1929, qui a provoqué l’émergence de l’État-Providence avec l’adoption de l’analyse keynésienne et la relance de la demande par la dépense publique.

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Quelles prérogatives pourraient être dévolues aux collectivités territoriales ?

Certains domaines en crise, en particulier la santé et l’hôpital, pourraient parfaitement être gérés par les collectivités locales et des organismes privés. D’une région à une autre, les besoins diffèrent beaucoup en la matière. Prenons aussi l’exemple de l’école : aux États-Unis, la politique de l’éducation est réservée aux États et non pas au gouvernement fédéral, ce qui permet d’instaurer une liberté éducative très importante, qu’il est particulièrement difficile à promouvoir en France. Dans ces deux domaines, l’éducation et la santé, le poids de l’État central serait allégé considérablement si un gouvernement avait le courage de renoncer à cette obsession jacobine, en reconnaissant l’autonomie des hôpitaux et des établissements scolaires et universitaires. Il faut convaincre les Français qu’il y a d’autres modèles que celui que nous connaissons depuis les années 1950. J’ai cité le modèle américain, mais nous pourrions aussi prendre en exemple les Länder en Allemagne, dont les prérogatives sont également considérables, ou la Suisse, qui respecte de manière scrupuleuse le principe de subsidiarité. N’oublions pas que le rôle de l’État est de faire faire et non pas de faire.

La suppression de la taxe d’habitation par le gouvernement d’Élisabeth Borne paraît plutôt aller dans le sens contraire de ce que vous prônez…

Absolument. Cette réforme, dont les visées sont purement électoralistes, appauvrit considérablement les communes et les empêche de disposer librement de ressources qui seront, une fois de plus, concentrées dans les mains de l’État central. Ne parlons même pas des hausses de la taxe foncière, que de nombreuses communes ont déjà commencé à effectuer pour compenser cette suppression de la taxe d’habitation.

Parlons de la situation politique de notre pays. Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron et son ascension fulgurante, l’on tend à admirer les « parvenus » ceux qui se sont passés des carrières politiques traditionnelles pour se faire élire directement. Était-ce si positif en fin de compte ?

L’absence d’ancrage territorial des élus est une grande erreur. Dans ma carrière, comme bon nombre de mes pairs d’ailleurs, j’ai débuté dans ma commune de Belley, dans l’Ain, où j’ai été maire pendant presque vingt-quatre ans, avant de devenir député, en 1978. C’est dans mon mandat local que j’ai appris à comprendre ce qu’un Français vit au quotidien et quelles sont ses préoccupations. Le risque avec cette nouvelle sorte d’élus, qui n’ont pas d’expérience politique au niveau local, est de tomber facilement dans une approche technocratique du pouvoir, où les solutions sont détachées des réalités concrètes. C’est d’ailleurs ce qu’ont ressenti les Gilets jaunes en 2019 dans les réformes menées par Emmanuel Macron, avec l’augmentation de la taxe sur les carburants notamment. Ils avaient le sentiment que le gouvernement ne comprenait pas leur situation.

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Nous observons depuis une dizaine d’années un éclatement des partis politiques traditionnels et la montée de tendances plus radicales, aussi bien à gauche qu’à droite, qui ne parviennent pas pour autant à fédérer largement. À qui la faute ?

Il est toujours difficile de mettre le doigt sur une cause unique pour expliquer la situation politique actuelle. Pour autant, une réforme de notre système électoral pourrait faciliter la revitalisation de nos structures politiques et les rendre capables de fédérer le plus grand nombre de tendances idéologiques. En établissant par exemple, pour les élections législatives, un mode de scrutin uninominal à un tour, comme en Grande Bretagne, les partis seraient obligés de se regrouper pour gagner l’élection. Cela permettrait qu’une majorité se dégage. De plus, ces partis auraient la responsabilité de traiter en leur sein la question des extrêmes et ainsi le pouvoir en place ne pourrait plus se servir de ces extrêmes comme épouvantail pour se maintenir artificiellement au pouvoir.

La proportionnelle ne m’apparaît certainement pas la solution, parce qu’elle provoque au contraire des divisions accrues. C’est d’ailleurs celles-ci qui ont fait chuter la IVe République.

Ne confondons pas engagement politique et engagement partisan.

Vous prônez un engagement renouvelé des jeunes en politique aujourd’hui. Quel message leur adressez-vous plus précisément ?

L’engagement politique est essentiel car c’est à travers lui que l’on participe à la vie de la cité, à la définition des équipements nécessaires à la vie commune, à la création des conditions favorables à l’épanouissement de chacun. Ne confondons pas engagement politique et engagement partisan.

L’engagement politique est plus large ; il inclut la vie associative, l’animation culturelle, le système éducatif, la politique sanitaire… Par l’engagement politique, le citoyen participe à la définition du cadre dans lequel les individus pourront prendre des initiatives au service de la collectivité. C’est pourquoi je souhaite que nombreux soient les jeunes qui s’investissent au service des autres.

Damien Serieyx, un éditeur à l’offensive

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Damien Serieyx / ©Hannah Assouline

L’Artilleur s’est imposé comme l’éditeur des esprits résistants et à contre-courant. À sa tête, Damien Serieyx, un homme rigoureux et courageux qui met un point d’honneur à témoigner du monde réel quand tant d’autres l’occultent.


Le livre était épuisé. Nous attendions depuis des années sa réédition. Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Jean-Pierre Le Goff s’y référaient volontiers et faisaient naître en nous le désir ardent de le découvrir. Et L’Artilleur vint. En septembre dernier, Voyage au centre du malaise français : l’antiracisme et le roman national de Paul Yonnet, publié en 1993 aux éditions Gallimard, reparaissait.

À n’en pas douter Damien Serieyx ne goûterait guère cette grandiloquence. L’emphase n’est pas son genre. Elle n’est pas, cependant, totalement injustifiée : Christopher Caldwell, Roger Scruton, Douglas Murray, Paul Collier, Georges Bensoussan, Michèle Tribalat, Ingrid Riocreux ou encore Pierre Manent, Jacques Julliard, Marcel Gauchet sont quelques-uns de ses auteurs et/ou préfaciers. Des pensées rigoureuses, ciselées, éminemment précieuses. Et pourtant, leurs livres sont rarement chroniqués dans la presse ou désespérément absents des tables et rayons des librairies les plus en vue – « Je me souviens, raconte ainsi Michèle Tribalat, avoir demandé à La Hune, boulevard Saint-Germain, le livre de Christopher Caldwell qui venait de paraître en français, il m’a été répondu que la librairie ne le vendait pas et s’en faisait une fierté ». Cette maison est jugée infréquentable par ces chers « petits » libraires que nous sommes sommés de « défendre » contre le géant du Net, mais qui se croient fâcheusement investis du magistère moral de l’opinion publique. Grâce soit ici rendue à Amazone qui, business is business, ignore la censure ! [1] 

L’ostracisme aiguisant la curiosité, j’ai voulu savoir qui se cachait derrière les éditions du Toucan/L’Artilleur. Un agitateur ? Un Cassandre ? Un « populiste » ?

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Rien de tout cela. Damien Serieyz est un esprit libre, un franc-tireur ayant la passion de comprendre, la passion du réel, l’exact contraire d’un idéologue. « Gaudium veritatis », « la joie de la vérité », la magnifique épitaphe que Paul Yonnet a demandé de faire graver sur sa tombe, ainsi que nous le rappelle Éric Conan dans sa postface au Voyage… pourrait être sa devise et celle de sa maison. Tout comme le mot de Rousseau à d’Alembert : « Que de questions je trouve dans celles que vous semblez résoudre. » Fidèle au grand esprit européen, il n’est pas pour lui de fruits défendus. Partout l’esprit doit pouvoir se risquer : immigration, islamisation de la France, antiracisme, climat, écologie, médias…

Après avoir occupé différents postes dans de grandes maisons d’édition (Calmann-Lévy, Stock, Le Seuil) et fort du constat que certains livres, et surtout certains sujets, ne passaient jamais la barre des comités de lecture, Damien Serieyz fonde en 2006 les Éditions du Toucan, lesquelles deviennent totalement indépendantes en 2010, s’adjoignant alors le titre de L’Artilleur. Pourquoi ce double nom ? « Le Toucan afin d’introduire un peu de légèreté, de contrebalancer la gravité du second », répond-il tout en mettant en garde contre la tentation de lester de signification ce qui ne fut qu’un choix parmi d’autres possibles.

Parfaitement étranger à la vogue du « storytelling », de ces biopics dont notre époque raffole, Damien Serieyx ne vous racontera pas l’histoire du cadre confortablement établi plaquant tout du jour au lendemain pour répondre à l’appel de l’« aventure », impatient de « donner du sens à sa vie ». Si toutefois il devait retenir une date, ce serait 2005 et le contournement parlementaire de la volonté majoritairement exprimée lors du référendum européen, le mépris du peuple qu’il signifiait et l’abîme qu’il ouvrait entre l’élite et les Français de chair. L’« élite » voulait évacuer le débat ? Il contribuerait, à sa modeste échelle, à le faire revenir.

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Ses auteurs et ses compagnons de route rendent unanimement hommage à ce que l’on pourrait appeler le don d’hospitalité de Damien Serieyx. Sa maison offre en effet un refuge aux auteurs dont les ouvrages sont refusés par les grandes maisons. Ne nous y trompons pas toutefois : être refusé par une maison d’édition ne vaut pas en soi brevet de qualité et d’intérêt. L’Artilleur n’est pas le salon des refusés ou alors au sens de celui de 1863. Serieyx n’est pas sans boussole ni sans exigence : à bien considérer son catalogue, on peut observer que ce sont moins des essais, avec ce que le genre peut avoir d’humoral, moins encore des philippiques, qu’il choisit de publier, que des livres d’enquête, des ouvrages visant d’abord à établir des données factuelles. Ce qui ne signifie pas pour autant des livres à la froideur mécanique de spécialistes : ses auteurs sont concernés par ce qu’ils écrivent, inquiets pour la France, pour l’Occident ; ils n’affectent pas cette distance convenue, gage de respectabilité médiatique.

Damien Serieyx ne se contente pas d’accueillir les âmes en peine, sans domicile éditorial. Il furète et sait l’art de repérer des pensées puissamment nourricières pour qui veut connaître et comprendre le monde dans lequel nous sommes venus à vivre et continuerons de vivre sans un sursaut collectif. Ainsi prit-il l’initiative de solliciter Michèle Tribalat : « J’ai connu Damien lors de la parution du livre de Christopher Caldwell, Reflections on the Revolution in Europe: Immigration, Islam and the West (Doubleday) en 2009, se souvient la démographe. Ce livre m’avait bluffée. J’en avais fait une recension en 2010 et en parlais lors d’interventions dans les médias. C’est comme cela que Damien a entendu parler de ce livre. Il a pris alors contact avec moi car il avait décidé d’en offrir la traduction au public français et m’a demandé d’en écrire la préface. Il est curieux, gentil (pour moi, c’est un compliment !) et présent sans être arrogant. Lorsque j’ai écrit mon livre sur la fin du modèle français d’assimilation, publier chez lui a été pour moi une évidence. Même chose pour mon livre sur les statistiques ethniques (qui ne lui a sans doute rien rapporté). Quant à mon dernier livre, c’est Damien qui m’a tannée pour que je l’écrive. Lorsque je lui ai dit qu’il allait perdre de l’argent, il m’a répondu : “C’est mon problème, pas le vôtre !” »

Ingrid Riocreux salue également le travail de Damien Serieyx : « Je lui suis très reconnaissante pour la chance qu’il m’a donnée. J’avais écrit La Langue des médias juste après ma thèse de littérature française ; le style autant que le plan général étaient très imprégnés de cet esprit académique, que je pensais nécessaire à la crédibilité des idées que je développais. En l’état, le livre avait peu de chances de plaire, et Damien me l’a dit. Mais il n’a pas jeté mon manuscrit à la poubelle ! Il m’a incitée à retravailler mon texte pour trouver l’équilibre entre rigueur de la démonstration et verve polémique ; il m’a aidée à repenser la structure globale de l’essai. Et il a été très lucide en préparant la promotion du livre : “C’est un pari risqué ; concrètement, il s’agit de demander aux médias de promouvoir un livre qui les discrédite”. Il a ce mélange d’humanité et de professionnalisme qui inspire une grande confiance. »

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L’autre caractéristique de L’Artilleur, sur laquelle insiste à juste titre l’ancien journaliste Éric Conan : l’attention extrême que Damien Serieyx prête à ce qui se publie à l’étranger, partant, l’extraordinaire travail de traduction auquel il se voue – le mot n’est pas excessif car la traduction, essentielle à la vitalité de la vie intellectuelle, engage des sommes colossales. De là l’étincelant florilège d’auteurs étrangers que Serieyx peut se flatter d’avoir fait connaître en France, ainsi de Roger Scruton – dont on aimerait tant qu’il publie l’insigne contribution à la réflexion sur l’écologie, Green Philosophy : How to Think Seriously About the Planet –, de Douglas Murray ou encore de Paul Collier – Exodus : immigration et multiculturalisme au xxie siècle, un de ses rares ouvrages chroniqués par Le Monde.

L’existence de cette maison et la suspicion qui l’enveloppe s’éclairent du tableau que peint Marcel Gauchet dans sa préface au Voyage au centre du malaise français, nous inspirant, à nous qui n’étions pas en âge de la vivre, une profonde nostalgie pour cette parenthèse heureuse que fut la décennie 1980, entre la sortie de la folie gauchiste et l’entrée dans le maccarthysme politiquement correct.

De grands éditeurs – à commencer par mon éditrice Muriel Beyer à la tête de L’Observatoire – résistent, bravent les interdits édictés par la pensée convenable et convenue – mais la caporalisation, la « normalisation », selon le mot d’Éric Conan, va bon train. Les citadelles tombent les unes après les autres.


[1]. À quand d’ailleurs une grande enquête sur ce pouvoir de vie et de mort que s’arrogent les libraires ? En vue de cet article, à ma modeste échelle, vivant dans le 13e arrondissement, j’ai testé pour vous la célèbre librairie Jonas, et j’ai envoyé des émissaires à la librairie L’Atelier dans le 19e, ou encore à Tout lire dans le 20e. Douglas Muray ? Paul Yonnet ? Effacés.

Aragon, quarante ans après

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Louis Aragon, devant la tombe de sa femme. SETBOUN MICHEL/SIPA 00004757_000031

Il y a quarante ans, un poète français rendait l’âme. L’occasion pour redécouvrir un homme toujours ailleurs.


Le 24 décembre 1982, Louis Aragon mourait à Paris, à son domicile de la rue de Varenne, un peu après minuit.

L’hommage fut national, ou presque. Le Parti Communiste mit sa photo accompagnée d’un drapeau tricolore à l’entrée de l’immeuble du Colonel Fabien. Les journaux y allèrent de leurs abondantes nécrologies, parfois surprenantes. Le Figaro le couvrait ainsi d’éloges tandis que Libération n’hésitait pas à railler la vieille folle stalinienne. Finalement, Aragon était un écrivain aimé par la droite (François Nourissier, Jean d’Ormesson), vénéré par les communistes qui enterraient avec lui leur place prépondérante dans le monde intellectuel et moqué par les gauchistes.

Aragon était le maître des masques : jamais un écrivain n’aura tenté à ce point de s’expliquer, de se commenter, de se préfacer, de revenir sur ses livres en les complétant par des préfaces, des avant-dire, des après-lire, des autocitations. Pour nous aider ? Bien sûr que non. Un écrivain est d’abord là pour brouiller les cartes.

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Il faut s’y faire. Les poèmes d’Aragon auront beau être fredonné par Ferrat et Ferré, on aura beau voir les photos d’Aragon siégeant au comité central du Parti ou celles d’un reportage très people de Elle, en 65, le montrant vivant l’amour parfait avec Elsa dans leur splendide maison du Moulin de Villeneuve, Aragon est ailleurs, toujours ailleurs.

Vous pouvez prendre l’Aragon que vous vous voulez, ce ne sera jamais Aragon si vous n’acceptez pas tout, en bloc.

Oui, c’est le même homme décoré deux fois de la croix de guerre en 1918 et en 1940 qui écrit à la fin du Traité du style en 1928 : « Je conchie l’armée française dans sa totalité ». C’est le même homme, encore, qui adhère au parti communiste, chantera une ode au Guépéou en 1931, « Vive le Guépéou contre le pape et les poux », mais qui parlera de « Biafra de l’esprit » lors de l’intervention soviétique contre le printemps de Prague en 68 et qui préfacera La Plaisanterie de Kundera à sa parution.

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Et c’est le même homme toujours, qui exploite magistralement la libération poétique du surréalisme mais qui saura aussi retrouver la vieille métrique française pendant la résistance comme en septembre 1943 où, sous le pseudonyme de François la Colère, il fait imprimer clandestinement Le Musée Grévin. Le poème est ensuite distribué à Paris sous forme de tract. Nous vous en proposons un extrait pour le quarantième anniversaire de sa mort, intervenu il y a deux jours.

« ….Je vous salue ma France arrachée aux fantômes

O rendue à la paix Vaisseau sauvé des eaux

Pays qui chante Orléans Beaugency Vendôme

Cloches cloches sonnez l’angelus des oiseaux

 Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle

Jamais trop mon tourment mon amour jamais trop

Ma France mon ancienne et nouvelle querelle

Sol semé de héros ciel plein de passereaux

 Je vous salue ma France où les vents se calmèrent

Ma France de toujours que la géographie

Ouvre comme une paume aux souffles de la mer

Pour que l’oiseau du large y vienne et se confie

 Je vous salue ma France où l’oiseau de passage

De Lille à Roncevaux de Brest au Mont-Cenis

Pour la première fois a fait l’apprentissage

De ce qu’il peut coûter d’abandonner un nid

Patrie également à la colombe ou l’aigle

De l’audace et du chant doublement habitée

Je vous salue ma France où les blés et les seigles

Mûrissent au soleil de la diversité. »

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Attaque raciste à Paris : la gauche entre récupération et illogisme

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Sandrine Rousseau, le 19/10/22 /©NICOLAS MESSYASZ/SIPA / 01093561_000001

La gauche impute des actes terroristes comme celui du 23 décembre à la droite parce que cette dernière critique la politique du gouvernement sur l’immigration. Par la même logique, la gauche devrait accepter la responsabilité des actes terroristes des islamistes.


Le jour même de la tuerie ouvertement raciste qui endeuille le pays et la communauté kurde, une gauche sans vergogne saute sur l’occasion pour instrumentaliser idéologiquement la tragédie, à l’exemple de Sandrine Rousseau qui déclare : « L’idéologie d’extrême-droite est la haine de l’autre, son rejet. Il n’y a rien d’étonnant à ce que certains en passent aux actes ». Il y a un lien entre la rhétorique de la droite – ou dans sa terminologie, « l’extrême-droite » – et l’attentat, répète la gauche, confondant volontairement un discours politique contre l’immigration et une action violente contre des immigrés ou descendants d’immigrés. On apprend pourtant au collège que les fins se distinguent des moyens. Si la fin ne justifie pas les moyens, les moyens ne disqualifient pas la fin.

On ne saurait tenir la droite pour responsable de ces meurtres sans imputer à la gauche ceux du Bataclan, de Charlie Hebdo ou des enfants juifs de l’école Ozar Hatorah. La gauche ne passe-t-elle pas son temps à faire des musulmans les victimes d’une « islamophobie » que les terroristes prétendent justement combattre par les armes ? Ne dit-elle pas, cette même gauche, qu’Israël mène une politique d’«apartheid», ce qui peut conduire à viser les juifs français pour leur lien avec ce pays, comme l’a fait Mohamed Merah en justifiant ses crimes ? De tout cela, la gauche refuse pourtant d’être comptable, à l’exemple de Rokhaya Diallo prise à partie par Pascal Bruckner en 2020.

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De deux choses l’une : si les discours politiques emportent la responsabilité d’actes criminels commis en leur nom, alors l’indigénisme ou plus généralement les discours victimaires de gauche sont responsables des attentats islamistes et antisémites ; si ce n’est pas le cas, il n’y a pas lieu d’incriminer la droite pour les crimes d’autrui dès lors qu’elle condamne la violence, ce qu’elle fait. Je sais bien que la gauche postmoderne est une adepte inconditionnelle du deux poids deux mesures, mais le procédé trouve ces limites, et elles sont atteintes en l’espèce pour quiconque veut bien être rationnel. Vendredi, le sang a coulé, la logique aussi.

Une kasbah bien accueillante

Des ouvriers marocains recrutés pour travailler dans les mines du nord de la France arrivent gare d'Austerlitz, à Paris, 23 octobre 1947. / STRINGER/AFP

La France abrite la plus importante diaspora marocaine en Europe. A la faveur du regroupement familial et d’accords bilatéraux, les Marocains sont environ 2 millions sur notre sol et sont les premiers bénéficiaires de titres de séjour et de naturalisations. Ils sont aussi surreprésentés à Pôle emploi, dans les HLM et dans nos prisons… L’analyse de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie.


Le 16 juin dernier, l’AFP publiait un reportage intitulé « Les Marocains d’Europe reprennent la route du bled ». Après deux étés successifs de fermeture des frontières, due conjointement aux restrictions sanitaires liées au Covid et aux tensions diplomatiques entre l’Espagne et le royaume chérifien sur la question du Sahara occidental, le journaliste dépêché près de Gibraltar y décrivait la reprise en conditions normales de l’opération « Passage du détroit », laquelle avait concerné 3,3 millions de personnes en 2019 et constitue à ce jour « l’un des flux de personnes les plus importants entre continents » sur une période aussi brève.

La dimension de ce mouvement saisonnier révèle toute l’ampleur prise par la population marocaine sur la rive nord de la Méditerranée au cours des dernières décennies. Après l’immigration turque, l’immigration marocaine est la plus largement répartie sur le territoire européen. On la retrouve en grand nombre dans plusieurs pays : l’Espagne, la Belgique (où les Marocains constituent désormais la première communauté étrangère), les Pays-Bas, l’Italie, l’Allemagne… et bien sûr la France, qui accueille la plus importante diaspora marocaine d’Europe.

Un rapport présenté à l’Assemblée nationale par la députée Élisabeth Guigou en avril 2015 évaluait à 1,5 million le nombre de ressortissants marocains résidant en France, dont 670 000 binationaux[1]. Il est très probable que cette estimation soit aujourd’hui fortement minorée par rapport à la réalité. En effet, ce stock a continué à croître de deux façons conjointes :

1. L’accélération des flux migratoires en provenance du Maroc : les Marocains constituent depuis 2018 la principale nationalité bénéficiaire des titres de séjour nouvellement accordés, dépassant ainsi les Algériens (lesquels restent néanmoins le principal « stock » immigré présent en France). Plus de 30 000 primo-titres supplémentaires leur sont octroyés chaque année, dont 35 192 en 2021 – année record. Ce nombre n’était que de 21 620 en 2011, soit une hausse de 63  % en dix ans.

2. La forte fécondité des immigrées marocaines en France : le démographe François Héran, professeur au Collège de France, estime que celles-ci ont en moyenne 3,4 enfants par femme, contre 1,9 enfant pour les femmes natives en France… et seulement 2,4 enfants pour les femmes marocaines au Maroc[2]. Or l’article 6 du Code de la nationalité marocaine dispose qu’« est Marocain l’enfant né d’un père marocain ou d’une mère marocaine ».

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En tenant compte de ces deux facteurs de croissance, ainsi que du volume des individus présents clandestinement sur le territoire national (difficile à évaluer par définition), il apparaît probable que le nombre de Marocains installés en France approche ou dépasse aujourd’hui les 2 millions de personnes.

Comme toutes les immigrations, extra-européennes en particulier, la venue et la sédentarisation des Marocains constituent pourtant un phénomène récent dans l’histoire de France. Inexistant jusqu’alors, il ne concerne durant la première moitié du xxe siècle que des flux temporaires et fortement restreints en volume. En 1954, deux ans avant la fin du protectorat sur le Maroc (établi en 1912), on ne recense que 10 734 Marocains sur l’ensemble du territoire français.

L’immigration marocaine en France connaît son vrai démarrage avec la convention signée entre les gouvernements des deux pays le 1er juin 1963, instituant officiellement le Maroc comme pays pourvoyeur de main-d’œuvre pour une économie française alors au zénith des Trente Glorieuses. Marqués par l’analphabétisme de leur société d’origine, des travailleurs marocains sont recrutés comme ouvriers non qualifiés dans l’industrie et l’agriculture.

Ces embauches se traduisent dans le recensement des Marocains présents en France : de 10 734 en 1954, ils sont désormais 84 236 en 1968, puis 260 025 en 1975 – essentiellement sous la forme d’une immigration circulaire de travail, à vocation temporaire.

L’arrêt officiel de l’immigration de travail en 1974 et le décret de 1976 instaurant un droit au regroupement familial transforment la nature et l’ampleur de la présence marocaine en France. Comme le résume le géographe Thomas Lacroix, directeur de recherche au CNRS : « Contrairement à ce qui était attendu par le législateur français, la population immigrée en général, et marocaine en particulier ne diminue pas. Bien au contraire, elle fait plus que doubler en quinze ans, passant de 260 000 personnes à 441 000 en 1982 puis 572 000 en 1990. » L’économiste Abderrahim Lamchich décrit ainsi sa mutation qualitative : « Globalement, les motifs purement économiques de cette immigration semblent progressivement reculer au profit de motifs plus sociaux. »

Cette dynamique d’immigration essentiellement familiale se poursuit aujourd’hui. L’enquête d’Eurostat sur les forces de travail dans l’UE révélait en 2016 que 75 % des immigrés marocains interrogés en France invoquaient un motif familial à leur venue (taux le plus élevé parmi tous les États de l’UE), et que seuls 14 % se prévalaient d’un motif de travail[3].

L’ampleur et l’accélération de ces flux posent question au regard des difficultés d’intégration des populations marocaines en France, objectivables par les statistiques publiques – notamment du point de vue économique :

• 42,7% des Marocains de plus de 15 ans vivant en France étaient chômeurs ou inactifs (ni en emploi, ni en études, ni en retraite) en 2016, soit un taux trois fois plus élevé que celui des Français (14,1 %);

• seuls 33,3 % des Marocains de plus de 15 ans vivant en France étaient en emploi en 2016, contre 49,7 % des ressortissants français;

• le taux de chômage des hommes de 18-24 ans nés en France de parents immigrés du Maroc atteignait 40,7 % entre 2007 et 2009, soit le deuxième plus haut pourcentage (après les Algériens) parmi toutes les origines nationales d’après le ministère de l’Intérieur. Ce taux était de 36 % chez les femmes de même âge et origine, soit le plus élevé toutes origines confondues;

• 45 % des ménages immigrés marocains vivaient en HLM en 2017, soit 3,5 fois plus que les ménages non immigrés (13 %).

Ces données dessinent une tendance structurelle des populations marocaines à dépendre plus fortement des mécanismes de solidarité collective en vigueur dans la société française. Or, les transferts financiers des Marocains résidant en France vers leur pays d’origine ont atteint 2,3 milliards d’euros en 2019, soit 35,2 % du total des transferts reçus à ce titre par le Royaume  la France étant de loin le plus important pays source.

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Autre signe d’intégration heurtée : 70 % des femmes descendantes d’immigrés marocains en France épousent un conjoint marocain ou d’origine marocaine, soit le taux d’endogamie le plus élevé après celui des Turques. Sur le plan pénal, les Marocains constituaient la deuxième nationalité étrangère la plus représentée dans les prisons françaises au 1er janvier 2021, après les Algériens. Ajoutons que la présence de mineurs non accompagnés marocains pose un enjeu sécuritaire croissant dans certaines agglomérations.

Malgré ces indicateurs, nous avons vu que les ressortissants marocains sont désormais les principaux récipiendaires des titres de séjour nouvellement émis. Au titre de l’accord bilatéral franco-marocain du 9 octobre 1987, ils bénéficient même de certaines conditions dérogatoires plus favorables que le droit commun de l’immigration. Les Marocains peuvent obtenir une carte de résident de dix ans après seulement trois années de séjour régulier sous couvert d’une carte de séjour temporaire portant la mention « salarié », au lieu de cinq années sous le régime ordinaire. D’autre part, le conjoint et les enfants admis au titre du regroupement familial sont autorisés à séjourner en France dans les mêmes conditions que la personne rejointe.

Les Marocains sont également la première communauté bénéficiaire des acquisitions de la nationalité française, devant les Algériens et les Tunisiens, avec une grande stabilité d’une année à l’autre comme le souligne la Cour des comptes[4]. L’accès à la citoyenneté française offre un poids électoral croissant à cette diaspora, en particulier dans les régions où elle est la plus implantée : l’Île-de-France bien sûr, mais aussi la moitié sud du pays (les Marocains sont la première population immigrée en Occitanie et en Nouvelle-Aquitaine), l’ancien Nord-Pas-de-Calais et la Bourgogne-Franche-Comté (première population immigrée également).

Cette capacité à peser politiquement soulève des enjeux de souveraineté, compte tenu du maintien prédominant de la binationalité et des formes persistantes d’encadrement par les autorités de Rabat – notamment via l’Islam consulaire. Outre l’article 41 de la Constitution du Maroc faisant du roi le « Commandeur des croyants » (amīr al-mu’minīn), l’état marocain dirige et rémunère depuis plusieurs décennies des imams détachés sur le sol français. Du point de vue institutionnel, le Rassemblement des musulmans de France (RMF) constitue son relais d’influence majeur au sein du Conseil français du culte musulman – dont l’actuel président Mohammed Moussaoui est d’ailleurs issu du RMF.

L’ensemble des éléments que nous venons d’analyser convergent vers une interrogation évidente : du point de vue de l’intérêt national, à quelle logique l’actuelle intensification de l’immigration marocaine vers la France obéit-elle ?

Nous ne sommes hélas pas en mesure d’y répondre. L’histoire ne peut servir de prétexte éternel : l’indépendance complète du Maroc a été actée il y a soixante-six ans désormais, alors que le protectorat français lui-même n’avait duré que quarante-quatre ans. Le cas de cette nationalité apparaît donc emblématique de la perte de contrôle politique sur les enjeux migratoires dans notre pays et de l’impérieuse nécessité des profondes réformes à entreprendre sur ce terrain.


[1]. Assemblée nationale, É. Guigou, rapport enregistré le 16 juin 2015.

[2]. F. Héran, S. Volant et G. Pison, Population & Sociétés n° 568, INED, juillet 2019.

[3]. Eurostat, « Enquête sur les forces de travail » (EFT-UE).

[4]. Cour des Comptes, « L’entrée, le séjour et le premier accueil des personnes étrangères », 5 mai 2020.