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Rokhaya Diallo à l’ENS: «le concept d’universalisme européen est un mythe»

Contorsions dialectiques qui ne peuvent abuser qu’un auditoire acquis ou ignorant.


Rokhaya Diallo à l’ENS: «le concept d’universalisme européen est un mythe»
Rokhaya Diallo, le 01/04/2020 / PHOTO: BALTEL/SIPA / 00953270_000064

Lors d’une conférence à l’ENS, Rokhaya Diallo, grande prêtresse wokiste, récuse l’universalisme européen (notamment français) en faisant preuve d’une ignorance historique flagrante ainsi que d’une logique défaillante. Mais le plus grand problème est que dans ce prétendu temple du savoir académique, elle ne rencontre aucune opposition.


« Nous devons changer la perception que le peuple français a de lui-même. Ce n’est plus un pays blanc et chrétien ».

Rokhaya Diallo. Al Jazeera, 13 mai 2017.

Rokhaya Diallo était invitée à l’ENS (École normale supérieure), rue d’Ulm, mardi 11 octobre, dans le cadre d’une conférence sur l’identité et l’universalisme européens. Les idées exposées par la journaliste à cette occasion sont réunies dans un texte édité sur le site de la revue Le Grand Continent, publiée par le Groupe d’études politiques domicilié à l’ENS. Ce texte s’intitule “Déseuropéaniser l’universalisme”, et annonce immédiatement la couleur : « Le concept d’universalisme européen est un mythe ».

Rokhaya Diallo, adepte et promotrice des thèses racialistes américaines, souhaite ardemment que la France devienne un pays multiculturaliste, multiethnique et musulman. En France, la journaliste ne parle que rarement de l’islam et ne l’évoque que pour défendre mezzo voce le port du voile ou les mosquées menacées de fermeture pour propagande frériste. Aux États-Unis, elle se montre plus virulente et profite de sa tribune dans le Washington Post pour traiter sèchement la France de pays raciste et islamophobe. Elle aimerait imposer l’idée que le racisme n’est pas une exception en France mais une vérité originelle, constitutive d’une histoire honteuse. L’Occident, selon elle, ne doit sa prospérité qu’à la colonisation, à l’esclavage et au racisme – pourtant, l’Occident n’a pas attendu la colonisation (qui lui a souvent plus coûté qu’elle ne lui a rapporté) pour explorer tous les domaines – religieux, économiques, philosophiques, artistiques, techniques, politiques – qui ont fait longtemps de lui, quoi qu’en pense Rokhaya Diallo, un modèle à imiter. Régulièrement, la militante décolonialiste attaque l’universalisme français, qu’elle juge trop « masculin, blanc et bourgeois »[1].

Rokhaya Diallo – qui écrit « universalisme européen » mais vise toujours, d’abord, l’universalisme français – a compris que le wokisme et le concept d’intersectionnalité pouvaient être de formidables alliés dans son combat contre la France, son histoire et sa culture. La novlangue wokiste lui sert à ratisser large et à désigner le « coupable presque parfait » (Pascal Bruckner) : « Le concept d’universalisme européen est un mythe perpétué par des cercles de pouvoir majoritairement masculins, blancs, hétérosexuels, cisgenres, valides et bourgeois. Il est le paravent d’une blanchité et d’une masculinité qui ne disent pas leur nom, un mensonge collectif habillé de bienveillance qui camoufle mal ses velléités de préservation des intérêts de classes privilégiées ». Les «sic» me manquent pour relever toutes les incongruités de ce seul passage.

À l’aide de contorsions dialectiques qui ne peuvent abuser qu’un auditoire acquis à la cause ou ignorant, elle ne retient de l’histoire que les phénomènes susceptibles d’étayer sa thèse. Mme Diallo affirme que « si l’universalisme est une valeur louable, un mythe que l’Europe se raconte à elle-même, ses vertus ne trouvent pas d’écho dans aucune réalité présente ou passée », et néglige ainsi les droits politiques, juridiques, etc., nés de cet universalisme, et que beaucoup de peuples nous envient. Pour justifier cette assertion, Rokhaya Diallo réduit l’histoire européenne à ses « entorses aux principes universalistes » : la colonisation, l’esclavage, et même, dans un raccourci inqualifiable, « la naissance de l’idéologie nazie, la conception de lois raciales – dans le prolongement intellectuel des lois coloniales – et l’extermination de million de Juifs européens ». Par un retournement spectaculaire (ce ne sera pas le seul), elle affirme que ce sont les « peuples esclavagisés et colonisés qui ont su apporter à l’Europe ces principes qu’elle s’évertuait à bafouer », en s’appuyant entre autres exemples sur la « révolution algérienne ». Manipulant l’histoire pour renforcer le statut victimaire des « minorités », Rokhaya Diallo entretient le ressentiment d’une partie de la population immigrée qui refuse de s’intégrer à la société française et impose de plus en plus les pratiques culturelles et religieuses des pays d’origine : « Au nom d’un prétendu universalisme, on leur refuse le droit de penser leur condition et de désigner de manière explicite les maux qui les affectent ». Ces maux seraient le racisme et l’islamophobie systémiques de la France.

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En matière d’émancipation, l’Afrique, selon Rokhaya Diallo, n’a pas de leçons à recevoir de l’Europe. « Bien des modes de pensée, des outils d’émancipation ont été produits intellectuellement en dehors du continent européen. La charte du Manden édictée en 1222 dans l’empire du Mali sous le règne du Soundiata Keita énonce dans son premier article que “une vie est une vie” et fait à travers ce principe équivaloir toutes les vies humaines », déclare-t-elle. Le public de l’ENS a paru subjugué par cette révélation – qui nécessite néanmoins quelques éclaircissements.

Premier point. Cette charte, qui se décline en « sept paroles » et ne peut en aucun cas se comparer à l’impressionnant corpus qui a conduit à l’élaboration des constitutions des pays occidentaux, bénéficie d’un regain d’intérêt depuis qu’elle a été inscrite en 2009 par l’Unesco sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Bien des historiens se sont étonnés de la voir à cette occasion désignée comme « une des plus anciennes constitutions au monde ». En effet, soulignent-ils, cette « constitution » n’a aucun fondement historique et est en réalité une charte apocryphe composée d’éléments oraux disparates et incertains réécrits par des historiens et des chercheurs maliens au XXe siècle.[2]

Deuxième point. Quand bien même cette charte serait, comme l’écrit Rokhaya Diallo, un « outil d’émancipation », nous nous étonnons que cette intention déclarée au XIIIe siècle dans l’empire du Mali n’ait pas été suivie de plus d’effets, c’est le moins qu’on puisse dire, pour ce qui concerne l’esclavage – et nous étonnons encore plus que Mme Diallo, qui reproche à l’universalisme européen de n’avoir trouvé « aucun écho dans la réalité », ne s’en étonne pas. En effet, deux « paroles » de cette charte érigent la nécessité de ne plus réduire en esclavage les habitants de l’empire : « La guerre ne détruira plus jamais de village pour y prélever des esclaves » et « L’essence de l’esclavage est éteinte ce jour d’un mur à l’autre du Manden » (territoire compris entre le sud du Mali et l’est de la Guinée). Or, l’esclavage perdurera et s’amplifiera en Afrique de l’Ouest (captures d’hommes, de femmes et d’enfants, pillages, razzias, destruction de villages) durant toute la période qui suivra cette merveilleuse déclaration (avant, pendant et après la traite transatlantique) et ne sera officiellement aboli au Mali qu’en 1905 par… l’administration coloniale française. Rappelons à cette occasion que ce sont principalement des Européens guidés par une conception universaliste de la liberté et de l’égalité entre les hommes qui ont permis les débats sur l’esclavage puis son abolition officielle.

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Troisième point. Malheureusement, aujourd’hui encore, une forme d’esclavage appelée « esclavage par ascendance », c’est-à-dire l’assignation au « statut d’esclave » pour des personnes dont l’un des ancêtres a été réduit en esclavage par le passé, se perpétue au Mali sous couvert de domesticité, de mariage, etc. On se souviendra des quatre Maliens qui, militant contre cette pratique, furent battus à mort à Djandjoumé sur l’ordre des élites locales en 2020, et des manifestations contre l’esclavage qui s’ensuivirent à Kayes. Ce type d’esclavage continue d’exister dans de nombreux pays africains, du Nigéria à la Mauritanie, de la Libye au Tchad.[3] Mme Diallo n’en parle jamais –comme elle n’évoque jamais les pourtant très documentées traites d’esclaves intra-africaine et arabo-musulmane.

Passons rapidement sur une affirmation comme : « L’Europe ne peut porter son universalisme qu’en interrogeant son rapport au monde et en faisant preuve d’humilité car elle est mieux connue des autres qu’elle ne les connaît », qui aurait fait sourire le philosophe grec Castoriadis qui n’a eu de cesse de mettre en exergue cette tradition européenne fondamentale la distinguant du reste du monde, celle d’une autocritique permanente, d’un questionnement incessant du bien-fondé de telle ou telle action (celle du colonialisme, entre autres) comme de telle ou telle idée (celle de l’universalisme, par exemple). Cette affirmation aurait fait sourire également Levi-Strauss, éminent représentant des deux disciplines inventées par l’Occident que sont l’anthropologie et l’ethnologie et adepte d’une vision du monde étayée par une réflexion sur l’unité du genre humain (à travers des universaux culturels comme, par exemple, la prohibition de l’inceste) et la diversité des cultures, et qui dénonça en son temps un antiracisme arc-bouté sur l’éloge d’un métissage culturel qui ne pouvait conduire, d’après lui, qu’à une destruction du monde.

Pour conclure son long et redondant exposé, Rokhaya Diallo colle à l’actualité et ose le salto arrière rhétorique : « Les vagues de protestations auxquelles nous assistons actuellement en Iran démontrent qu’il n’est point besoin de se référer à la pensée européenne pour aspirer à la liberté ». La militante décolonialiste ne recule décidément devant rien. Celle qui considère qu’en France, « dans un contexte islamophobe où les femmes musulmanes peinent à être reconnues comme des individus à part entière […] La liberté peut aussi être dans le hijab »[4], se sert d’un féminisme dévoyé pour justifier en même temps l’épidémie du port du voile islamique qui touche notre pays et le combat des Iraniennes pour se débarrasser de cet objet de soumission.

Rokhaya Diallo est sur tous les fronts et ne rencontre quasiment aucune résistance. Après celui de l’ENS, c’est le pont-levis de l’ESSEC qui s’abaisse et laisse l’idéologue multiculturaliste et wokiste prêcher la bonne parole dans son enceinte. La journaliste décolonialiste est en effet cette année la marraine du programme «Égalité des chances» de cette école prônant, comme tout le monde, « l’égalité, la diversité et l’inclusion ». Mme Diallo peut se réjouir : nos écoles et nos universités sont devenues des lieux ouverts à tous les vents mauvais, ceux de la propagande wokisto-progressiste, immigrationniste et racialiste, dont elle est sans conteste la plus fervente et efficace représentante.


[1] Rokhaya Diallo : « Le concept d’universalisme français est un mythe ». Entretien donné à Jeune Afrique le 18 avril 2017. Rokhaya Diallo : « La France n’est pas universaliste ». Entretien donné au Télégramme le 2 mai 2021.

[2] «La charte du Manden ou l’instrumentalisation du passé africain», réflexions de Francis Simonis, spécialiste de l’histoire des sociétés mandingues en Afrique de l’Ouest, publiées dans Libération le 15 avril 2015.

[3] «Pourquoi « l’esclavage par ascendance » subsiste encore au Mali»,The Conversation, 11 mars 2021.

[4] Rokhaya Diallo : « La liberté peut aussi être dans le hijab ». Marianne, 20 novembre 2021.



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Amateur de livres et de musique. Dernier ouvrage paru : Les Gobeurs ne se reposent jamais (éditions Ovadia, avril 2022).

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