Accueil Édition Abonné Décembre 2022 Immigration, terre de fantasme

Immigration, terre de fantasme

En proportion de sa population, la France accueille très peu de réfugiés par rapport à beaucoup de ses voisins.


Immigration, terre de fantasme
Des professeurs recrutés par l'Éducation nationale apprennent le français aux enfants migrants de la "jungle" de Calais, 25 août 2016

Causeur est attaché au pluralisme. Nous avons donc sollicité un fonctionnaire qui travaille sur l’accueil des migrants et qui y est favorable. Pour lui, les responsables politiques attisent les craintes irraisonnées dans la société. Ne souhaitant pas engager les institutions ni s’inscrire dans une démarche militante, il signe son texte d’un pseudonyme.


Le problème de l’immigration, en France, c’est qu’une fiction politique a réussi à s’imposer en lieu et place d’une réalité et qu’elle entrave ainsi le traitement de ce qu’elle prétend dénoncer. Depuis plus de cinquante ans, certaines forces politiques ont construit leur stratégie autour du thème de l’immigration, présentée systématiquement comme l’origine directe ou indirecte de tous les maux de la société française. Cette stratégie politique s’est avérée payante au cours du temps, générant une « rente politique » dont profite l’extrême droite, et qui attise l’appétit d’une partie de la droite. Le maintien de cette « rente » exige d’accuser en permanence l’immigration, qui sera donc fantasmée, de sorte que ce sujet reste toujours confus et mal traité. L’extrême droite délivre un discours d’amalgame, mélangeant les stocks, les flux, les étrangers, les immigrés, les migrants, les réfugiés, les mineurs isolés, les délinquants, les clandestins, les sans-papiers, les différentes générations, les nationalisés dans une masse indistincte et menaçante, inventant des chiffres fantaisistes en permanence, créant le doute sur tous les travaux scientifiques en leur opposant une prétendue « vision du terrain », généralisant des faits divers pour contester les statistiques…

Dans une démocratie, une politique publique s’élabore certes à partir de faits objectifs et réels, mais doit également prendre en compte les représentations de ces faits dans la population. En effet, celles-ci peuvent être fausses, elles n’en sont pas moins une réalité politique. Par cette stratégie d’enfumage constant, l’extrême droite et une partie de la droite, même sans être au pouvoir, empoisonnent tout débat sérieux sur l’immigration et toute évolution des politiques publiques qui s’y rattachent, acculant les gouvernements successifs à multiplier des textes de gesticulation. Certaines forces de gauche, qui contestent la pertinence des États-nations et de leurs frontières pour traiter d’autres défis contemporains, procèdent également à des amalgames sur le sujet. Au final, ce brouhaha politique et médiatique rend inaudible toute approche objective et fabrique un débat public qui désoriente les citoyens.

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Depuis vingt ans, des travaux scientifiques ont été réalisés, les statistiques ont été fiabilisées, l’information mise à disposition du public – par exemple à la remarquable étude « Trajectoires et origines » de l’Ined et l’Insee, dont on attend avec impatience la nouvelle version –, des institutions mises en place (musée national de l’Histoire de l’immigration), des publications sérieuses proposées. L’effet sur l’opinion publique reste cependant limité. Pour le citoyen, s’informer sur l’immigration est facile, mais c’est souvent douloureux, car non seulement aborder une matière si complexe exige un certain travail mais, en plus, il est désagréable de devoir remettre en cause ses idées préconçues face aux faits. Les discours factices et simplificateurs l’emportent donc dans notre société.

La France a des obligations internationales, européennes et nationales. Elle doit les respecter, mais ces obligations ne l’empêchent pas d’avoir une politique migratoire et personne ne pourrait évidemment la forcer à accueillir des personnes qui menacent gravement son ordre public ou sa population.

Une obligation mal comprise est l’interdiction du refoulement en matière d’asile – qui n’est pas une politique migratoire. Comme tous les autres États parties à la convention de Genève, la France a l’obligation d’étudier la situation d’une personne, d’où qu’elle vienne et quel que soit le moyen, régulier ou non, qu’elle a employé pour arriver sur son territoire, si cette personne lui demande l’asile du fait des persécutions qu’elle subirait. En fonction des faits, la France octroiera ou non sa protection, et comme pour toute décision, surtout aussi grave, le requérant aura la possibilité de se tourner vers le juge. Mais pour étudier la situation de la personne, il faut bien qu’elle n’ait pas été refoulée aveuglément avant. Le refoulement serait contraire à nos obligations légales et empêcherait la procédure d’asile mais, pire encore, ce serait se rendre complice des persécutions et actes de torture que subissent les réfugiés. Compte tenu de notre histoire, nous serions la risée du monde.

L’autre voie par laquelle des étrangers arrivent en France au nom de nos valeurs est celle du regroupement familial qui concerne trois fois plus de personnes que l’asile. Dans nos sociétés européennes, nous considérons qu’un être humain n’a pas à être séparé durablement de l’essentiel de son environnement affectif, donc de sa famille. Une installation durable sur le territoire français permettra donc, à un moment, un regroupement familial. C’est finalement une application du droit à une vie normale, et il s’impose également à nos États.

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Les deux derniers flux entrants sont en revanche l’objet de choix parmi des « candidats ». Le plus important est celui des étudiants étrangers (90 000 personnes par an). Ils sont considérés comme nécessaires au rayonnement international de nos universités et grandes écoles, dans une compétition croissante au niveau mondial et lourde d’enjeux. Le dernier est l’immigration de travail, qui depuis 1974, a été réduite à la portion congrue. Cela représente aujourd’hui environ 30 000 personnes par an. Les tensions sur le marché de l’emploi et le vieillissement de notre population conduisent les milieux économiques à réclamer une augmentation de ce flux, mais ils le font discrètement compte tenu de l’impréparation de l’opinion publique française à cette possibilité. L’excessive fermeture de cette voie vient perturber le fonctionnement des autres canaux d’accès au territoire.

Il y a, enfin, une immigration irrégulière, clandestine. La prospérité de notre pays repose très largement, comme la récente expérience de l’épidémie de Covid nous l’a rappelé, sur des flux gigantesques de personnes (touristes, hommes et femmes d’affaires, clients et fournisseurs internationaux, etc.). Première destination touristique mondiale, la France accueille, chaque année, plus que sa population en touristes. Si une proportion, même infime, de ces visiteurs restent au-delà de trois mois, par exemple pour tenter leur chance dans notre économie, ils deviennent de facto des immigrants irréguliers qui ne pourront être identifiés que lors de contrôles des services d’immigration. Ces flux existeront toujours, ils sont la conséquence de l’ouverture de notre pays sur le reste du monde, laquelle assure sa prospérité. Mais, par conséquent, il existera toujours une immigration clandestine et « exiger d’y mettre fin » n’est qu’un propos de bonimenteur.

Les possibilités de « sélectionner » des étrangers en fonction d’une origine géographique sont évidemment limitées. On ne va pas refuser de protéger une personne persécutée au motif qu’elle viendrait d’un pays en voie de développement, on ne va pas non plus refuser à une femme de rejoindre son mari parce qu’elle viendrait d’une société traditionnelle. Ce qui compte, c’est exclusivement la réalité de la persécution ou du lien familial. En revanche, la France pourrait éventuellement, comme d’autres pays, établir des préférences en matière d’immigration de travail ou estudiantine. Cela aurait toutefois des conséquences diplomatiques non négligeables. Faciliter une intégration dans la société française pour des personnes qui ont vocation à y demeurer relève d’une politique d’intégration et non d’immigration.

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La France ne maîtrise pas les guerres ou les sécheresses à l’autre bout du monde, mais elle est libre de se fixer des objectifs d’intégration plus ambitieux et de dégager les moyens qui vont avec. Les contrats d’intégration républicaine sont en phase de déploiement. Mais on reste loin du compte sur l’accompagnement linguistique des étrangers. La langue n’est pas seulement une exigence juridique pour la naturalisation, elle est la condition de la participation à la vie civique du futur citoyen. Si notre société intègre mal, on ne peut donc pas non plus en reporter la faute sur les étrangers. Malheureusement, dès que des moyens nouveaux sont envisagés, l’épouvantail de l’« appel d’air » est immédiatement brandi, les « coûts de l’immigration » dénoncés alors même qu’il s’agit d’investissements d’intégration.

La France compte moins d’étrangers dans sa population que l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique ou le Royaume-Uni. En proportion de sa population, elle accueille très peu de réfugiés par rapport à beaucoup de ses voisins. Elle bénéficie d’un État de droit solide, d’une administration efficace, d’infrastructures puissantes, d’une économie dynamique et d’une longue histoire d’immigration. Elle a tout pour réussir l’intégration. Mais aujourd’hui, la question de l’immigration est prise en otage par une minorité politique bruyante qui interdit de parler des bénéfices de l’immigration pour le pays et attise les craintes irraisonnées dans la population française. Non seulement cela ne règle aucune des autres difficultés de la société française, mais cela en prépare de nouvelles, encore plus graves, pour la suite.

Décembre 2022 - Causeur #107

Article extrait du Magazine Causeur




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