J’ai rencontré Hossein deux ou trois fois. C’était en 1987, il montait Kean, de Sartre et Alexandre Dumas, au théâtre Marigny. Nous avions eu l’idée, avec mes deux acolytes, Jean-Luc Rispail et Christian Biet, de proposer à Gallimard une nouvelle collection intelligente pour les jeunes, des textes de fiction ou de théâtre commentés par des personnalités contemporaines. Kean était une merveilleuse ouverture pour une telle collection, Pierre Marchand, qui dirigeait alors Gallimard-Jeunesse s’était enthousiasmé à l’idée. C’est ainsi que nous rencontrâmes Hossein.
Bien sûr, j’avais vu plusieurs pièces montées ou jouées par lui. À commencer par Pas d’orchidées pour Miss Blandish, le roman de James Hadley Chase adapté par Frédéric Dard, qui collaborait depuis longtemps avec Hossein : le metteur en scène y jouait l’abominable Slim Grisson, dans une esthétique très empruntée au cinéma, avec des « arrêts sur image » impressionnants.
Pas de quoi faire se pâmer les intellos du Monde. Michel Cournot descendit en flammes l’adaptation de Kean, qui marquait le grand retour de Belmondo sur les planches.
Le théâtre de Hossein a constamment déplu à ces critiques qui pensent aujourd’hui que Wajdi Mouawad est le sommet de l’art théâtral. Ses grandes machines historiques — le Danton et Robespierre par exemple, présenté au Palais des Congrès en 1979 — avec les acteurs disséminés dans la salle, interpellant tel protagoniste imprudemment monté sur scène, défrisaient les poils occultes des éminences littéraires.
Hossein en était peut-être blessé, mais il en avait pris son parti, et il se contentait d’être un metteur en scène immensément populaire, au meilleur sens du terme.
Comme il aimait être un acteur populaire, comme Belmondo a pu l’être lui aussi. Il aimait avoir été Geoffroy de Peyrac, balafré et sombre, dans la série des Angélique. Ou le voyou nonchalant du Repos du guerrier. Ou ce salopard de commissaire Rosen qui fomente des complots contre Belmondo, justement, dans le Professionnel.
La disparition de celui qui fut le compagnon de Marina Vlady quand elle était la Princesse de Clèves marque la fin d’une époque, où l’on pouvait aller au cinéma ou au théâtre sans se demander ce qu’en penseraient Libé ou Olivier Véran. Hossein était très beau tout en ayant une gueule, comme on dit. La voix légèrement embrumée, le regard noir et amical, la direction d’acteurs précise et efficace. En tous points, un grand bonhomme. Il ne manquait que ça à l’année 2020 pour être vraiment annus horribilis, comme disait jadis Elisabeth II.
PS. La collection finalement ne s’est pas montée. L’héritière de Sartre, Arlette Elkaïm, n’a pas souhaité que l’on prostitue un texte de son père adoptif dans une collection pour mômes. Pauvre petite crétine. Du coup, nous avons monté pour Gallimard la collection Découvertes, qui n’a pas mal marché, ma foi.
Cette fin d’année 2020 s’accompagne, comme toutes les autres, de la longue litanie des vœux. Mais cette fois, on se souhaitera du bien à distance tant qu’on n’est pas vacciné!
On pourrait se dire qu’en cette période de catastrophes en tous genres nous serions épargnés par la litanie des vœux. Eh bien non. On nous souhaite d’autant plus de choses que personne n’y croit plus! La phrase fétiche qui était déjà un leitmotiv pénible, va devenir un cri collectif de ralliement : « Et puis surtout bonne santé, hein ! Tant qu’on a la santé… » Suit alors un exposé narratif de ceux qui dans l’entourage de votre interlocuteur n’ont pas eu cette chance d’avoir vu se réaliser le « Bonne Santé » de l’année dernière… sans oublier la covid qui alimente le sujet à l’infini.
Le rituel incontournable des vœux va devenir d’autant plus prolixe qu’il faut pallier les frustrations festives. On va compenser en se souhaitant des trucs à distance.
3… 2… 1… Bonne année !
Pour vous entourer, tous ceux qui vous veulent du bien vont l’exprimer par des mails en série, jusqu’à saturation de votre boîte. Il en sort de partout. Je suis déjà étouffée de messages de gens qui le reste de l’année me manifestent une certaine indifférence sans aucun témoignage particulier de leurs bonnes intentions, mais qui soudain me veulent du bien. Le pire, c’est qu’il faut rendre la pareille !
Cette inflation affective me met de fort méchante humeur. Je nourris en particulier une véritable vindicte envers ceux qui dans un souci d’efficacité inversement proportionnel à la proximité de nos relations, envoient de leurs portables des mailings de SMS: un CLIC et leurs 358 « contacts » en mémoire (c’est le nouveau mot pour amis) m’inondent de souhaits dégoulinants identiques, de préférence le matin du 25 ou du 31 pour faire croire que vous êtes au centre de leurs préoccupations à cet instant précieux.
Carte de l’ancien monde ou carte virtuelle?
Nouvelles technos obligent, vous aurez personnellement le choix entre un « e-mailing » avec carte virtuelle animée que vous balancez à tout le monde, ou du sur-mesure avec photos de l’équipe au bureau qui n’est pas en télétravail. Si vous avez un réseau social pro ou privé important, vous ne vous souviendrez absolument pas de qui a dégainé le premier mail: est-ce lui qui répond à vos vœux? Ou bien est-ce à vous de lui répondre? Votre correspondant se pose la même question et on se renvoie des vœux en ping-pong jusqu’à trois ou quatre fois de suite…
À l’écrit, la « carte de vieux » en papier reprend du galon : primitif Italien de Vierge à l’Enfant pour la droite tradi… Photo de nature pour la tendance verte… Carte UNICEF avec bonne conscience assurée… Ou encore l’horrible décor pailleté sur lequel il faut signer, voire faire signer tous ceux qui vous entourent! Souvenez-vous de l’époque exquise où l’on mettait toutes les cartes sur la cheminée ou l’étagère… Mieux: on élisait la plus belle carte. La popularité se mesurait alors au nombre de cartes reçues. C’est l’ancêtre du nombre de followers, quand on y réfléchit…
Cette année, il ne vous reste plus qu’à jouer sur tous les médias. Sinon vous culpabiliserez de répondre par un simple mail à celui qui a dépensé 3,20€ la carte (le prix est marqué derrière) plus un timbre, juste pour votre bonheur en 2021.
En face à face, cette année, c’est plus compliqué
Tout cela va durer des semaines, sans preuve d’une quelconque efficacité scientifique sur la santé, le bonheur ou l’efficacité du vaccin, mais le principe de précaution veut qu’on n’y déroge pas!
Et puis il y a aussi le face à face – distancé – on ne s’embrasse pas, on dégaine masqué avec force décibels – à cause du masque – c’est à celui qui crie le premier « bonne année » ! Il faut renchérir très vite, le temps est compté. On attendra aussi ce soir les vœux traditionnels du président de la République qui doit être échaudé de ceux de l’année dernière: aura-t-il meilleure mine ? que va-t-il nous annoncer encore ? Franchement c’est à lui qu’il faut souhaiter bonne chance ! On en profiterait tous…
Tout cela va durer un mois, au-delà il y a péremption; mais rassurez-vous, c’est entrecoupé par la galette des rois (pas encore celle des reines: mais que font les féministes? quid de l’écriture inclusive?) La covid risquant de contaminer la fève et ses adeptes, on se dirige encore vers des frustrations ou une galette virtuelle… Mais je suis sûre que les boulangers cogitent.
Je profite de cette occasion pour vous présenter tous mes vœux les plus sincères (forcément) et ceux de Causeur pour la nouvelle année! Et même pas la peine de me répondre, je ne vous en voudrai pas…
Dans Les Défricheurs du monde (Le Cherche-Midi), un ouvrage richement illustré, Laurent Maréchaux parcourt trente siècles de cartographie et dresse le portait de géographes qui ont inventé le monde.
Au commencement, il y aurait la carte, que l’on confondrait avec le territoire. C’est l’histoire du collégien, le regard fasciné par les mappemondes colorées suspendues au tableau, ces cartes que l’on recherche encore chez les brocanteurs, qu’elles viennent de chez Hatier, Deyrolle ou Armand Colin. Le chineur, comme votre serviteur, qui se livre à cette chasse nostalgique, apprend ainsi que la carte n’est jamais qu’un moment de l’histoire, que les pays comme les saisons changent de noms, que les frontières s’abolissent ou renaissent.
La chambre des cartes
Le jeune Baudelaire, avant de se rendre à l’île Maurice ou en Hollande, est cet « enfant amoureux de cartes et d’estampes ». Le Rimbaud du Bateau ivre, qui veut « heurter d’incroyables Florides », termine marchand d’armes à Harar. Laurent Maréchaux exprime la même passion et a suivi le même chemin que « ces géographes qui ont dessiné la Terre », sous-titre des Défricheurs de monde. Une fois achevées ses études de droit et de sciences politiques, préférant le voyage à l’écriture, il a décidé de confronter son amour des cartes à la réalité du terrain. Il s’est fait exploitant forestier en Amérique du Nord, a parcouru un bout de chemin avec les moudjahidines en Afghanistan dans les années 1980, il a sillonné le Kenya, l’Indonésie puis a passé le cap Horn à la voile. Il aurait pu y croiser le regretté Jean Raspail, à la recherche des royaumes perdus de Patagonie.
Les Défricheurs du monde est ce qu’il est convenu d’appeler un « beau livre ». L’iconographie est somptueuse, une véritable « chambre des cartes » comme il en existait à bord des navires ou des forteresses, ces lieux où se pensent les itinéraires et les batailles et où se retrouvent les personnages du Rivage des Syrtes, le chef-d’œuvre de Julien Gracq qui, de son vrai nom, s’appelait Louis Poirier et exerçait, ce n’est pas un hasard, le métier de professeur de géographie. Sauf que Maréchaux ne nous offre pas seulement un bel objet, mais aussi une réflexion documentée sur les métamorphoses de la géographie à travers les âges et les civilisations, et d’en montrer les enjeux pour mieux illustrer le propos de Michelet : « L’histoire est d’abord toute géographie. »
Le bouclier d’Achille
Le père de la géographie est notre maître à tous, Homère, c’est-à-dire à la fois un poète et l’auteur des deux récits fondateurs de notre culture : L’Iliade et L’Odyssée. Considérer, comme le fait Maréchaux, Homère comme le premier géographe, c’est admettre que l’histoire se confond avec la légende. On retrouvera dans ce livre, une reproduction du fameux bouclier d’Achille, dessiné en 1827 par Giulio Ferrario. Ce bouclier est décrit au chant XVIII de L’Iliade. Il est forgé par Héphaïstos et montre en cercles concentriques « La terre, le ciel, et l’onde marine, l’infatigable soleil et la lune dans sa plénitude, et tous les astres dont le ciel se couronne. » On y voit même les mortels, avec leurs vignobles et leur bétail. Mais Homère fait aussi du périple d’Ulysse une géographie en marche qui se crée au fur et à mesure de l’errance des marins perdus.
Victor Bérard, le plus célèbre des traducteurs de L’Odyssée, s’efforce de faire correspondre les grandes étapes du retour incertain d’Ulysse avec la réalité géographique moderne. Il multiplie les hypothèses : la terre des Lotophages correspond-elle à Djerba ? Le pays des Cyclopes est-il la baie de Naples ? Les Lestrygons vivaient-ils en Sardaigne ? En 1849, un certain Oscar McCarthy grave sur bois Le Monde d’Homère, mais c’est surtout le célèbre Vidal de La Blache (1845-1918) qui établit un itinéraire d’Ulysse à partir de cartes contemporaines. C’est qu’à l’autre bout de la chaîne des Défricheurs du monde, Vidal de La Blache est le premier des géographes universitaires. Le besoin s’en fait sentir dans la France de la IIIe République née de la défaite de 1870. La France, amputée de l’Alsace-Lorraine, veut se rassurer sur son espace, se représenter sa nouvelle place dans le monde alors que naît son empire colonial. Vidal de La Blache a aussi connu l’émerveillement des voyages, mais c’est pour mieux cartographier notre pays sous toutes ses coutures, géologiques, économiques et surtout administratives dans son Atlas, classique de 1894 qui fournit tant de cartes scolaires, et notamment celle des départements en montrant ceux de l’Est sous la couleur violette du deuil.
Aristote : la Terre est ronde
Entre Homère et Vidal de La Blache, Laurent Maréchaux nous fait rencontrer une bonne quinzaine de géographes. Ce sont d’abord, après Homère, les Grecs qui se taillent la part du lion et qui contribuent pour beaucoup à cette approche pluridisciplinaire du monde qui est, aujourd’hui encore, au cœur de la géographie. Hérodote, bien sûr, qualifié par l’auteur de « reporter géographe », mais aussi Aristote qui en fait un outil philosophique pour comprendre l’univers, ou encore Ptolémée qui introduit les mathématiques et aboutit aux mêmes conclusions qu’Aristote : la Terre est ronde.
On peut sourire à l’idée du renouveau, notamment aux États-Unis, des théories « platistes » qui font partie de l’arsenal de tout bon complotiste. On oublie ainsi qu’à l’exception des géographes arabes et chinois, le Moyen Âge a renié les découvertes de l’Antiquité, avant que le pragmatisme marchand, qui a besoin de certitudes pour ses routes maritimes, pousse par exemple un Martin Behaim (1459-1507), négociant allemand, navigateur et cartographe, à se mettre au service du roi du Portugal ; puis à concevoir, avec l’aide de nombreux artisans, le globe « Erdapfel » – en allemand, littéralement, la « Terre-pomme » –, qui consacre la rotondité de la Terre pendant que les autorités religieuses font semblant de regarder ailleurs. Travail complété à la génération suivante par le Flamand Mercator, inventeur de la projection sphérique. En mettant « à plat » le globe de Behaim, il crée les premiers atlas modernes avec leurs fuseaux horaires.
Entre économie et écologie
La géographie est devenue une grande fille. On la place donc au service de l’économie avec Turgot, ministre de Louis XVI qui met au point le cadastre. Nous sommes loin de l’émerveillement homérique et on nous permettra de préférer, pour rêver encore, Élisée Reclus (1830-1905) ancien communard anarchiste, auteur d’une monumentale Nouvelle Géographie universelle respectée même de ses adversaires idéologiques, qui déclarait bien avant les écologistes : « Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont fait disparaître tant de civilisations, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitent la Terre nourricière. »
Les Sept mercenaires (The Magnificent Seven) de John Sturges (1960) n’est-il pas le dernier western de facture traditionnelle?
Ce film reprend la trame narrative du chef-d’œuvre Les Sept samouraïs tourné par Akira Kurosawa en 1955. Le film du cinéaste japonais contait la lutte d’un village de paysans pauvres, aidé par sept guerriers aguerris, des samouraïs, hantés par leur désir de mourir pour se racheter de leur conduite passée, contre une horde de bandits malfaisants.
Humaniste et mélancolique
La version de John Sturges transpose ce récit très oriental dans un Far West magnifié par les superbes paysages mexicains, secs et solaires, filmés en cinémascope par l’excellent chef-opérateur Charles Lang Jr.. Les sept mercenaires sont recrutés par trois paysans mexicains dont le village est sans cesse rançonné par une bande de hors-la-loi menée par un chef cruel. Si le film, parfois décrié, semble dans l’esprit de nombreux critiques et de cinéphiles moins inspiré que son modèle, il a néanmoins reçu un accueil public considérable et selon moi justifié (sept millions d’entrées rien qu’en France à sa sortie en 1961). II s’avère de fait un très beau remake où le choix de la justice, le sens du devoir et de l’honneur donnent aux parcours de ces sept hommes (qui payent cher leurs choix) une grande force humaniste teintée de mélancolie.
Ce western crépusculaire se laisse voir et revoir avec un immense plaisir, car c’est un film dont il faut souligner la beauté, l’élégance et l’efficacité de la mise en scène de John Sturges, cinéaste qui signa les superbes Fort Bravo (Escape from Fort Bravo 1953), son chef-d’œuvre, Un homme est passé (Bad Day at Black Rock 1954), Règlements de comptes à OK Corral (Gunfight at the O.K. Corral 1957) et Le Dernier train de Gun Hill (Last Train from Gun Hill 1958), entre autres.
Les mercenaires fraternels
La force et l’émotion de l’œuvre sont dues au talent émérite des huit grands acteurs qui interprètent les rôles principaux. Pour les sept personnages des mercenaires : Yul Brynner (Chris Adams, le chef de la bande, beau, viril, droit et déterminé, notre photo), Steve McQueen (Vin, malicieux et élégant, est résolu et ironique), James Coburn (Britt, sec et dur, est le champion du lancer de couteaux), Charles Bronson (Bernardo O’Reilly, émouvant et drôle est un métis courageux et tendre), Robert Vaughn (Lee, un vétéran nerveux, est hanté par son passé et le Mal), Brad Dexter (Harry Luck, un gangster sympathique, est un peu trop cupide mais très serviable), Horst Buchholz (Chico, un jeune mexicain fougueux et généreux, est un admirateur des héros de l’Ouest américain) et dans le rôle du chef des bandits mexicains, Eli Wallach (Calvera, sans morale, est un homme pervers, brutal et sans pitié).
Portés par la musique superbe, ample, poignante et triste d’Elmer Bernstein (voir notre vidéo plus bas), les sept mercenaires au grand cœur, des hommes solides, vaillants, courageux et volontaires vont payer de leur vie pour certains ou de la solitude du héros incompris leurs choix et comportements très humains et fraternels.
Les Sept Mercenaires est une histoire éternelle et mythique sur la révolte d’une poignée d’hommes déterminés contre l’injustice et la tyrannie des mauvais. Sept hommes aux caractères très différents qui se comportent en héros face au danger, foncent et sauvent des hommes, des femmes et des enfants au péril de leur vie. Aux derniers vivants, il reste honneur et rédemption.
Un des derniers westerns classiques
Film emblématique, il reste l’un des meilleurs westerns du cinéma qui annonce, par les caractères, comportements et démarches de ses acteurs, l’utilisation de la musique et sa sur-mise en scène des situations classiques du western, la fin du genre et la naissance du western-spaghetti. Ainsi Eli Wallach jouera dans Le Bon, la brute et le truand, Charles Bronson sera l’homme à harmonica dans Il était une fois dans l’ouest et James Coburn, le révolutionnaire irlandais de Il était une fois la révolution, tous signés Sergio Leone.
Les Sept mercenaires, vraisemblablement le chant du cygne du western classique de Hollywood… que Clint Eastwood revisitera plus tard, demeure un magnifique sur-western mélancolique.
Les Sept mercenaires un film de John Sturges – États-Unis – 1960 – 2h08
Interprétation: Yul Brynner, Steve McQueen, James Coburn, Charles Bronson, Robert Vaughn, Brad Dexter, Horst Buchholz, Eli Wallach…
Le temps d’un sketch pourtant bien inoffensif, la star du web est propulsée dans les affres de la fachosphère. Et comme il a eu la mauvaise idée de s’excuser, la cabale continue…
Connaissiez-vous Norman Thavaud ? Moi non. Depuis lundi, ce jeune humoriste subit l’opprobre des antiracistes 2.0. En cause, quelques mots ironisant sur le fait que le prochain James Bond serait incarné par une femme noire: « Est-ce qu’on n’est pas allé trop loin dans la lutte contre le racisme ? My name is Bond, Fatoumata Bond », a-t-il lâché lors d’une représentation, suscitant l’hilarité de la salle – sans doute pas uniquement composée de riches mâles blancs hétérosexuels.
Il n’en a pas fallu plus pour que le sang de la chanteuse Yseult ne fît qu’un tour. Qui est Yseult? Sur sa page Wikipédia, Yseult s’est présentée en « auteure-compositrice-interprète ». J’ignore si elle a lu Tristan et Yseult. Sur Twitter, elle est notamment « suivie » par Anne Hidalgo. Quand elle n’exprime pas sa sensibilité derrière un micro, Yseult se sert des réseaux sociaux. « Commentaire raciste, misogyne en toute impunité », s’est-elle indignée dans un tweet.
Dans la foulée, le rouleau compresseur indigéniste de Décolonisons-nous ajeté l’humoriste en pâture à une foule d’antiracistes 2.0 chevronnés sur Instagram: « Comme il le dit très bien dans son spectacle, il n’est qu’un Youtubeur qui parle des « toilettes et des moustiques », et c’est peut-être pas plus mal qu’il s’y limite », a laborieusement rédigé une plume de cet obscur compte, baignant visiblement dans la rhétorique des cours de récré.
C’est sur le même réseau « social », vêtu d’un sweat-shirt rose – aurait-il l’intention de se moquer des LGBT pour aggraver son cas? – que le trentenaire à la moustache adolescente a entamé son chemin de pénitence: « Les ptits bro’, je tiens sincèrement à m’excuser », a-t-il assuré avec contrition auprès de son public, très jeune à l’en croire. « Je n’ai jamais voulu me moquer du prénom Fatoumata, je voulais parler des studios américains qui parfois se la jouent antiracistes de façade », a-t-il alors argué, avant d’ajouter un poil désabusé: « Dans mon spectacle, je parle du privilège blanc, je parle de la culpabilité blanche, je parle de mes potes rebeus qui passent leur temps à se faire contrôler ».
Cette confession suffira-t-elle à faire verser une larme à ses matamores ? Rien n’est moins sûr. Un bourreau anonyme officiant sous le pseudo Valek a éructé de joie sur Twitter: « Va falloir raquer maintenant […] continue de parler de privilège blanc dans ton spectacle maintenant, sans couilles ». En capitulant face aux admonestations des militants antiracistes, Norman Thavaud pourrait en effet avoir aggravé son cas.
La prophétie commence à se réaliser, depuis le temps que je le dis, les influenceurs qui ont cru que mettre des PP bleue et dire Black Lives Matter allaient suffire, va falloir raquer maintenant 😂
Allez, continue de parler de privilège blanc dans ton spectacle mtn, sans couilles pic.twitter.com/B9asqK11Sq
Le brasier va-t-il continuer à s’étendre ou enfin se tarir? Toujours à la pointe sur ces questions, nos confrères de Libération rappellent que « Fatoumata et Fatim tirent leur origine du prénom Fatima, l’une des filles du prophète Mohamed dans la religion musulmane. » Mince, espérons que Norman Thavaud échappe aux accusations d’islamo-phobie… Telle une grâce tombée du ciel, l’humoriste Elie Semoun a volé à son secours: « Quand il y a des scandales de ce type, on ne veut pas te nuire, on veut te tuer. Vive l’humour, vive l’anticonformisme ! », s’est-t-il enflammé sur Instagram. Cela suffira-t-il? Dans son élan, succombant visiblement à une pointe de folie, Semoun a affiché une ancienne photo de lui et de Dieudonné habillé en soldat SS, ajoutant qu’« à l’époque, personne ne nous faisait de procès d’intention ». En effet, si Dieudonné se moquait du sort des Juifs dans les chambres à gaz, l’affaire bien innocente de Norman n’a fait que révéler le caractère ubuesque qui imbibe désormais le discours d’une part non négligeable de militants en peau de lapin.
Les uns y voient une offense à la Commune, les autres le summum du kitsch dévotionnel. Le Sacré-Cœur sera bientôt classé « monument historique ». Enjeu depuis sa fondation de luttes idéologiques, la basilique reste surtout une œuvre d’art.
Tout commence à Périgueux. En 1849, un certain Paul Abadie (1812-1884) est nommé architecte diocésain dans cette ville. Ex-collaborateur de Viollet-le-Duc, il a la conviction (aujourd’hui proscrite) que la restauration, bien plus qu’une simple réparation, peut et doit être une poursuite de la création passée. La cathédrale Saint-Front de Périgueux se présente à cette époque comme une grange massive et délabrée. C’est gros. C’est moche. Pourtant, en visitant les combles, Abadie a une belle surprise. Il trouve sous la toiture les restes de cinq grandes coupoles du xiie siècle édifiées en style byzantin et inspirées de la basilique Saint-Marc (Venise). Abadie va démonter entièrement la cathédrale, recréer les cinq coupoles auxquelles il adjoint une bonne vingtaine de lanterneaux et tout un décor époustouflant. Aujourd’hui, Saint-Front est indiscutablement l’un des monuments les plus fascinants et les plus originaux de France.
Bâtir la Périgueux nouvelle
En remportant le concours pour le Sacré-Cœur de Montmartre, Abadie passe en mode création. Il va faire une sorte de Saint-Front de ses rêves. L’édifice est d’entrée de jeu marqué par deux choix décisifs. D’abord il opte, y compris pour les toitures, pour une pierre qui blanchit avec l’eau de pluie, si bien que la blancheur exceptionnelle du bâtiment est le cœur de son identité.
Ensuite, Abadie change la forme et l’emplacement des coupoles pour qu’elles soient bien visibles d’en dessous quand on gravit la butte, mais aussi du centre de Paris, également en contrebas. Il les étire en hauteur et les serre en gerbe. Son successeur les allongera encore davantage. Il en résulte une forme absolument inédite. Les détracteurs y voient des mamelles (pointant vers le haut), surmontées de leurs trayons. Toujours est-il que cette silhouette est reprise dans de nombreuses autres églises à cette époque.
L’intérieur accueille aussi un riche décor. En particulier, le génial Luc-Olivier Merson compose le dessin des mosaïques avec un sens graphique non éloigné de l’Art nouveau. Ce sanctuaire a d’ailleurs dans l’ensemble une tonalité très Belle Époque. La basilique est finalement consacrée en 1919, mais elle n’est achevée qu’après la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, tout au long du xxe siècle, les tenants de la modernité n’ont de cesse de la dénigrer. Certains futuristes veulent même la détruire pour la remplacer par un gratte-ciel.
L’édifice est emblématique du style néo-byzantin, mouvement qui a le vent en poupe fin xixe et début xxe. Auparavant, le clergé catholique demandait surtout du néogothique. Cependant, à la longue, ce genre a semblé austère et répétitif. Le néo-byzantin fantasmé permet beaucoup plus de fantaisie. Les artistes créent des formes très imaginatives, jouent sur des contrastes de matériaux souvent osés. Certaines villes se dotent à cette époque d’édifices somptueux. C’est le cas tout particulièrement de Marseille, alors très pauvre sur le plan patrimonial, qui construit notamment sa cathédrale de la Major et Notre-Dame de la Garde.
L’ombre de la Commune
La basilique n’est cependant pas blanche pour tout le monde. Certains la jugent érigée en expiation de la Commune. Elle incarne à leurs yeux un désir réactionnaire d’ordre moral et religieux. Ainsi, Philippe Fouassier, ancien grand maître du Grand Orient, affirme-t-il encore récemment que « ce monument mérite le déboulonnage ».
Le Sacré-Cœur est une église votive, c’est-à-dire érigée en application d’un vœu. Tout commence en juillet 1870. La France déclare la guerre à la Prusse et on sent vite que c’est mal parti. D’où l’idée de certains croyants de faire le vœu solennel de construire une église pour placer la France sous la protection du Christ dans cette passe difficile. Une démarche similaire est menée à Lyon qui aboutira à la basilique Notre-Dame de Fourvière. En ce qui concerne Paris, deux hommes d’affaires et fervents catholiques sont en pointe, Alexandre Legentil et Hubert Rohault de Fleury. Dès août 1870, on s’organise et on tente de convaincre l’impératrice Eugénie, régente pendant que Napoléon III est sur le front, de soutenir le projet.
Début septembre, après la défaite de Sedan, la République est proclamée et les troupes françaises protégeant le Saint-Siège sont rappelées. Les armées italiennes entrent dans Rome pour en faire la capitale du royaume. Le pape prend très mal l’affaire. Il se considère comme spolié et prisonnier au Vatican. Il demande à être délivré. Le vœu de départ agrège alors une motivation de raccroc : celle de libérer le souverain pontife. En retour, ce dernier sanctifie le projet, lui donnant un grand retentissement, notamment auprès des souscripteurs catholiques. En janvier 1871, le texte définitif du « vœu national » est fixé et proclamé. Un passage précisant « nous reconnaissons que nous avons été coupables et justement châtiés » est, certes, troublant avec le recul. Cependant, il est difficile d’y voir une référence à la Commune qui ne débute que quelques mois plus tard.
Un contexte qui finit par déteindre
À ce stade, l’endroit où ce vœu rendra corps n’est pas encore choisi. On ne parle pas de Paris, capitale alors honnie par nombre de provinciaux en raison de ses propensions révolutionnaires. Le choix de l’emplacement sur la butte Montmartre est arrêté en 1872. Ce site revêt un sens religieux lié au martyre de saint Denis, premier évêque de Paris vers 250. Il ne cesse d’être le lieu de miracles, processions et serments (notamment celui pour la fondation de l’ordre des Jésuites en 1534). Mais, il n’échappe à personne que c’est aussi là, qu’en mars 1871, a commencé l’insurrection débouchant sur la Commune, avec la tentative ratée du gouvernement Thiers de s’emparer des canons de la Garde nationale. D’ailleurs, dans les discours de pose de la première pierre, certains orateurs s’appesantissent sur cette coïncidence. La politique d’ordre moral de Mac Mahon se met en place et une loi est votée pour faciliter la construction du sanctuaire. C’est dire que le contexte réactionnaire si favorable à la basilique en train de sortir de terre finit par déteindre sur son image.
Rue du Chevalier-de-La-Barre
À défaut de s’attaquer à la construction elle-même, les détracteurs s’emploient à l’entourer de signes de désapprobation. En 1897, juste devant le portique principal, tel un doigt d’honneur, on implante une statue du chevalier de La Barre (1745-1766), icône de l’anticléricalisme. Ce jeune noble d’Abbeville défendu par Voltaire est décapité sous l’Ancien Régime pour avoir omis de se découvrir lors du passage d’une procession.
Cette sculpture est finalement déplacée sur le côté dans un souci d’apaisement, puis fondue comme beaucoup d’autres par le régime de Vichy. Une nouvelle statue commandée à un artiste contemporain est érigée de nouveau en 2001. Le nom du chevalier est également donné à la rue qui dessert le sanctuaire, si bien que son adresse postale est « 35, rue du Chevalier-de-La-Barre ». En outre, l’espace vert juste devant la basilique est dénommé square Louise-Michel. Précisons que ce square est inclus dans le périmètre du classement, pour des raisons purement patrimoniales. En effet, la montée vers la basilique, conçue en même temps que le bâtiment, forme avec lui un ensemble indissociable.
Un édifice extraordinairement populaire
Faut-il continuer, comme le font certains, à alimenter la détestation de ce bâtiment ? Sur le plan historique, sa naissance baigne dans les effluves de l’ordre moral. Des arguments d’une autre nature militent cependant pour dépasser ce débat.
En premier lieu, il faut prendre en considération la popularité du bâtiment auprès des Parisiens et des touristes du monde entier. Indiscutablement, c’est un des principaux symboles de Paris, surtout dans cette période où Notre-Dame est en chantier. En outre, Montmartre et sa basilique incarnent un Paris populaire, un Paris de la liberté, un Paris romantique. Plus personne dans le grand public n’y voit un manifeste de la réaction et de l’ordre moral. Ne pourrait-on pas laisser l’histoire du Sacré-Cœur à sa place comme on le fait par exemple avec la Madeleine ? Cette église a, en effet, été affectée par Louis XVIII puis Louis-Philippe à l’expiation de l’exécution de Louis XVI et de la famille royale. Sur le fronton, le Christ, dans une sorte de sous-groupe du Jugement dernier, pardonne à une France incarnée par Madeleine repentante. À côté d’elle sont bannis les vices réputés typiquement républicains comme l’envie. Personne ne s’en offusque, personne ne réclame la destruction de la Madeleine, église désormais associée aux personnalités du spectacle.
N’oublions pas les artistes
En second lieu, il convient de faire une distinction plus claire entre auteurs et commanditaires. Quand le pape Jules II commande le plafond de la chapelle Sixtine à Michel-Ange, l’auteur, l’artiste, c’est Michel-Ange. C’est à son talent que l’on doit ce qui nous intéresse le plus dans ces fresques. À Montmartre, à force de s’interroger sur les intentions des commanditaires, on en vient à oublier les auteurs. S’agissant d’une œuvre d’art, la paternité des artistes doit prévaloir.
Partagent-ils d’ailleurs, ces artistes, les opinions politiques et religieuses de leurs maîtres d’ouvrage ? Probablement pas. Ils vont d’un chantier à l’autre, répondant à des demandes diverses. En outre, la plupart des artistes dits académiques de la deuxième partie du xixe sont d’ardents républicains. C’est le cas, notamment, de François Sicard (1862-1934), auteur de l’archange saint Michel qui coiffe le sanctuaire. Cet artiste proche de Clemenceau est considéré comme son sculpteur attitré. C’est à lui qu’est confié l’important groupe La Convention nationale occupant la place d’honneur au Panthéon. De même, Hippolyte Lefebvre (1863-1935), qui livre les deux cavaliers, très beaux et un peu inquiétants, encadrant le portique d’entrée (Saint Louis et Jeanne d’Arc), est issu du milieu ouvrier de Lille. Et à Arras, il appartient à une société fraternelle dont Robespierre et Lazare Carnot ont précédemment été membres.
Le terme peu approprié de « monument historique »
Une bonne part des ambiguïtés entourant le Sacré-Cœur tient probablement à la notion même de « monument historique ». Le terme « monument » (du latin monere, se remémorer) suggère que le bâtiment est plus ou moins lié à la mémoire de quelque chose ou de quelqu’un. Ensuite, le mot « historique » semble lui conférer cette sorte de dignité qui s’attache à l’histoire consacrée. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que certains contestent à la fois la mémoire et l’histoire dont il est question au Sacré-Cœur, tout en passant à côté de sa dimension artistique. L’Unesco utilise le terme plus neutre de « patrimoine » et c’est probablement préférable.
Souhaitons donc que la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre soit perçue comme une œuvre d’art à part entière. Laissons à leur place objections et préjugés, et prenons la peine de la regarder en détail. Il y a de belles surprises au rendez-vous.
Jacques Attali a profité de la crise sanitaire pour partager ses talents d’expert en novlangue. On ne peut que s’incliner devant ce parfait agent du techno-monde.
Mardi 15 décembre, aux Matins deFrance Culture, Guillaume Erner s’est entretenu avec Anne Jonchery et Jacques Attali. Le sujet portait essentiellement sur la culture pendant le confinement. À cette occasion, nous avons pu entendre des choses surprenantes dans une langue tout aussi surprenante, dérivée de la novlangue française déjà abordée dans ces colonnes. En parfait agent du techno-monde et des procédures techniques d’effacement du réel, Jacques Attali en est devenu non seulement un locuteur exemplaire mais aussi un créateur d’expressions ou de mots. Il invente par exemple un nouveau substantif masculin, “être-ensemble”, que nous sommes censés comprendre d’emblée et sans effort. C’est qu’il croit que nous partageons le même monde. C’est qu’il n’imagine même pas qu’il puisse y en avoir un autre.
La notion d’« être-ensemble » est incompréhensible
Alors qu’il est question de déterminer ce qui est « essentiel » ou « non essentiel » pendant le confinement, Jacques Attali intervient : « En plus il y a dans « l’essentiel » quelque chose d’invisible qui est absolument essentiel, c’est le être-ensemble […] Par définition la culture c’est essentiellement du être-ensemble et le être-ensemble c’est le bien essentiel premier de notre culture. » Effet et cause se mordent la queue, le paresseux « par définition » évite de préciser, le être-ensemble est essentiel mais invisible, et cette indécelable substance est pourtant le « bien essentiel premier de notre culture. » On s’interroge. Peut-être les choses vont-elles s’éclaircir en écoutant la suite : « Pour moi le grand clivage n’est pas entre culture et pas culture, il est entre être-ensemble et pas être-ensemble, et le être-ensemble contient beaucoup de choses de la culture. » On soupire, on cherche à comprendre, on hésite à tourner le bouton du poste pour l’éteindre, quand soudain Jacques Attali annonce « un exemple » – un exemple c’est toujours bon à prendre, c’est concret, ça tourne pas autour du pot : « Par exemple, je suis très favorable au travail de groupe des élèves et le travail de groupe des élèves est très gêné par l’absence de être-ensemble qui est créateur… » On est navré car on pense avoir compris de quoi il retourne et c’est presque pire que si nous n’avions rien compris du tout.
Au moment où nous croyons avoir un peu progressé dans la compréhension de la novlangue, Jacques Attali juge nécessaire de préciser que « ce qui pose problème c’est être-ensemble. C’est çaquipose problème au virus, et on peut le comprendre. » On s’interroge au carré. Toutefois, en étant attentif, on devine sous la novlangue du techno-monde de vieilles rancunes tenaces ; et des traditions qui font encore tache dans le nouveau décor du monde adulé par Jacques Attali : « Il ne faut pas permettre du être-ensemble commercial ou religieux et interdire du être-ensemble culturel. Ça n’a pas de sens. […] Ou on interdit tous les être-ensembles ou on autorise toutes les formes de être-ensemble. » Lors de cette discussion radiophonique, l’économiste n’utilise pas les mots les plus simples pour désigner les objets de son antipathie. Il ne dit pas tradition ou chrétien, il dit « matrice initiale » ou « invariant inconscient de notre société ». Il ne dit pas église ou foi, il dit « être-ensemble religieux. »
La réalité n’est jamais désignée
Jacques Attali réalise ainsi le cauchemar orwellien de ne jamais désigner réellement la réalité, de réduire à une seule expression un concept abscons et fourre-tout, et de détourner la langue jusqu’à la rendre encore plus laide et méchante que l’intention qu’elle camoufle. Il était ce matin-là dans une grande forme. Après avoir vendu du “être-ensemble” à tire-larigot, une idée lui est subitement venue pour expliquer pourquoi le “capitalisme” ne voyait pas d’un si mauvais œil les longues périodes de confinement : « Un des grands secrets de nos sociétés c’est que la solitude fait acheter, la solitude est une alliée du capitalisme. (On dirait du Bourdieu !) […] Plus on est seul, plus on consomme.[…] Pousser à la solitude n’est pas gênant surtout si on libère les gens de leur solitude pour les pousser à se précipiter dans les grands magasins. » Ce “secret” si bien gardé et révélé par Attali fait froid dans le dos : poussé à la solitude je consomme plus que jamais ; mais libéré de ma solitude et poussé à me précipiter dans les magasins, je consomme encore plus que lorsque j’étais seul. Saleté de capitalisme.
En zélé promoteur du techno-monde, Jacques Attali parle la novlangue fluent, comme on dit dans certains milieux technocratiques. « Les secteurs de l’économie de la vie » y côtoient des « champs de culture [qui sont] des acteurs de l’éducation ». Le tout est censé fortifier le être-ensemble. Que pèse notre trop subtile langue française face à cet idiolecte monstrueux adapté à ce temps barbare ? Rien. Elle sera bientôt une langue aussi morte que notre monde, celui d’avant le techno-monde. Pour conclure, il faut encore une fois nous tourner vers Jaime Semprun et son ironique Défense et illustration de la novlangue française : « De tout ce qui précède il ressort on ne peut plus clairement que la novlangue, qui à l’évidence ne peut être qualifiée de langue naturelle, n’est pas pour autant artificielle. On ne saurait mieux définir son essence qu’en disant qu’elle est la langue naturelle d’un monde toujours plus artificiel. »
Une fois qu’on a expliqué que Jean Castex, qui n’était pas désiré, a succédé à Edouard Philippe, qui l’était encore, le mystère demeure. Une fois qu’on a admis que le Président de la République a changé de Premier ministre sans être compris par l’opinion, tout n’est pas devenu limpide.
Jean Castex à la peine dans les sondages
Ce que je nomme l’injustice de la grâce ou l’implacable inégalité des auras, sert d’abord à m’éclairer sur le fait que certaines erreurs de l’un – Edouard Philippe – ne pèsent rien face à l’extrême bonne volonté infiniment dévouée de l’autre – Jean Castex. Le premier est au zénith quand le second se traîne dans les sondages.
Pourtant, celui-ci a fait des efforts et a accepté une médiatisation familiale que j’ai trouvée chaleureuse et sympathique alors que son prédécesseur est parvenu à toujours y échapper. Je ne peux pas m’empêcher en même temps de ressentir une forme d’adhésion pathétique à propos de ce reportage où Jean Castex se donne à fond, montre tout, met en scène son bonheur conjugal et familial authentique alors que probablement il n’a pas avancé d’un pouce dans l’estime et la confiance des Français.
Je sais bien que le rituel politique, de droite comme de gauche, doit faire croire que noblement masochiste, on se passe d’un assentiment populaire quand on ne l’a pas mais que seuls comptent le soutien du Président de la République et la conscience de ses propres devoirs.
Il n’empêche que dans les tréfonds de Jean Castex doit exister une sorte de lassitude énervée, face non seulement à la moquerie sur sa voix rocailleuse et sa manière de scander ses discours mais surtout à la sous-estimation constante de ses efforts et de ce qu’il accomplit depuis qu’il a été nommé par le Président. Il est sans doute dur pour lui d’accepter que tout ce qu’a touché son prédécesseur, aussi imparfait que cela ait été, est sublimé quand son énergie et ses réussites sont au mieux contestées, au pire tournées en dérision.
Edouard Philippe a, au sein du pire, eu ses instants de grâce quand son successeur, toutes proportions gardées, ne quitte pas un chemin de croix
En effet, à bien y regarder, que ce soit notamment pour Notre-Dame-des-Landes, pour les Gilets jaunes et leur mobilisation initiale, pour l’aggravation du projet de loi sur les retraites, pour la réduction de la vitesse à 80 km/h, l’ancien Premier ministre a été directement responsable de l’incompréhension ici et de la révolte là.
On l’a oublié. Dans son bilan il est exclusivement crédité du talent, de la sérénité modeste et pédagogique, de cette gravité sans lourdeur et de cette élégance à la fois rassurante et empathique avec lesquels il a su parler aux Français. En fuyant le mode de l’injonction pour adopter celui d’une réflexion qu’il partageait avec tous, en montrant qu’il passait par les mêmes doutes et les mêmes interrogations.
Certes les circonstances sanitaires et économiques n’étaient pas les mêmes que celles que doit affronter Jean Castex mais peu importe : Edouard Philippe a, au sein du pire, eu ses instants de grâce quand son successeur, toutes proportions gardées, ne quitte pas un chemin de croix. Cette injustice tient, avant même les choix politiques, à l’emprise des singularités et des apparences sur la conviction que se forgent les citoyens.
Jean Castex, appliqué et travailleur
Un Obama imparfait sera toujours béni alors qu’un Sarkozy efficace manquera de ce dont il n’est pas responsable : l’allure et une forme de légèreté qui sont plus impressionnantes, à tort ou à raison, que le sillon qu’on creuse avec obstination et sérieux chaque jour.
Un Jean Castex appliqué et travailleur n’a pas fait oublier un Edouard Philippe ayant su se composer un personnage à la fois libre et dépendant, désinvolte mais à l’écoute, ambitieux mais discret, un « absent très présent ». Il est partout tout en prétendant n’être nulle part, toujours accompagné par Gilles Boyer qui s’est fait une spécialité de parler à sa place.
J’imagine combien cette attitude jouant sur les deux tableaux de l’ombre et de la lumière doit irriter Jean Castex sans cesse au charbon, sans que quiconque attache le juste prix à son action. Il faut même le Président pour venir à sa rescousse en le soutenant avec un zeste de condescendance…
Tous ces Français qui sont coupables de cette discrimination irréfutable mais mystérieuse et favorisent cette injustice de la grâce, je les comprends d’autant mieux que, malgré les explications de ce billet, j’en fais partie.
2020 fut l’année Beethoven. Pourtant, il peut illuminer toute une existence
L’année Beethoven s’achève bientôt, mais celui qui disait « la musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie » soutiendra toujours ceux que sa musique, comme il le souhaitait, touche au cœur.
Une révélation à huit ans
J’avais dans les huit ans. J’étais chez des amis. Ils avaient un électrophone Teppaz près duquel était une grande pochette de disque « 33 tours » sur laquelle figurait un visage puissant, cheveux en tempête, et une vigoureuse signature qui me semblait compliquée à l’extrême. J’avais posé machinalement le saphir sur le disque. Après les quelques secondes de craquements caractéristiques du microsillon, les quatre brefs accords de la Cinquième me cueillirent au plus profond de l’être comme une soudaine révélation.
Il est difficile de décrire ce qu’est une « révélation ». Mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Rétrospectivement je pense que, subitement, tout ce qui en moi s’était constitué de trésor de sons, d’images, de sensations et d’interrogations, s’est trouvé comme « précipité », au sens chimique du terme, et révélé, à l’audition de cette bouleversante symphonie.
Une réponse à des questions qu’on ne se posait pas
L’irrésistible progression dynamique de ce premier mouvement m’entraînait comme une vague puissante, toujours plus avant. Je ressentais l’énergie incroyable qui saturait cet univers sonore, et elle prenait aussi, en quelque sorte, possession de moi. J’avais vu, déjà, un vieux film d’Abel Gance, qui s’appelait Un grand amour de Beethoven. Harry Baur y interprétait ce personnage étrange, inquiétant et attendrissant, qui, se promenant dans la campagne, n’entendait pas les bruits de la nature mais de la musique. Et qui s’escrimait comme un possédé sur un piano dont ne sortait pour lui aucun son. Il mourait à la fin du film. Gros plan sur son visage, les yeux éclairés violemment qui s’ouvraient en même temps qu’il lançait un grand cri vers le ciel. Cet épisode, bien que j’en comprisse mal le sens, m’avait profondément troublé.
Et maintenant cette musique m’était une évidence,comme une réponse à des questions que je ne me posais pas. Parce qu’à cet âge on n’a pas de questions, mais des interrogations.
La souffrance vaincue
Beethoven me révélait la beauté et le tragiquede la condition humaine, et, dans le même temps, me disait : « Tu n’es pas seul ». Souffrance, joie, tristesse, espoir, désir, tout ce que j’avais jusqu’alors éprouvé sans pouvoir l’articuler, sans presque le savoir, dans la passivité démunie de l’enfance, tout prenait vie et sens. Ce que j’avais en moi était le lot commun, en tout cas un homme au moins l’avait éprouvé et me le disait.
Et ce message sans mots m’emplissait de joie. La vie s’offrait,infinie de possibilités, exaltante. Et, par delà le bien et le mal, qui m’étaient soudain révélés, était le beau. La vie était forcément belle puisqu’elle pouvait offrir de tels accents, puisque même la souffrance, que je sentais si présente dans ces accords inquiétants et magnifiques, même la souffrance pouvait être vaincue par son expression même.
Jane Birkin a sorti son dernier album « Oh pardon tu dormais » le 11 décembre. Presque un testament pour l’ancienne compagne de Serge Gainsbourg, qui semble enfin avoir trouvé sa place.
Le 11 décembre dernier est sorti le nouvel album de Jane Birkin « Oh pardon tu dormais », superbement mis en musique par Etienne Daho, l’ami de la famille qui a déjà travaillé avec Charlotte et Lou Doillon. Jane aux textes et Daho à la mise en scène. Le résultat ressemble à un album concept.
J’ai employé à dessein le terme de mise ne scène, car le titre est tiré d’une pièce que Birkin avait écrite et interprétée en 1992. Une femme qui pour la dernière fois veut extorquer un « je t’aime » à son homme endormi. Une réponse au « Je t’aime moi non plus » de Gainsbourg ? Cela y ressemble. C’est un autre duo, sur le désamour cette fois, sans gémissements mais tout aussi érotique où se mêlent la voix chaude et retenue de Daho avec celle, plus si cristalline, abîmée par les drames et la vie, de l’ex égérie gainsbourienne.
Presque un testament
Un album qui sonne comme un adieu, presque un testament où Birkin semble régler ses comptes avec son mentor, et qui tourne autour de la mort tragique de sa fille Kate.
Pour la première fois, Jane met des mots sur l’innommable, la mort de son enfant. Il n’existe pas de mot dans la langue française pour désigner des parents qui ont perdu un enfant.
Jane en a mis dans « Cigarette ». Des mots sans fard: « Ma fille s’est foutue en l’air », et d’autres, plus mystérieux, une énumération d’objets ayant appartenu à Kate. Elle a bien retenu la leçon de son maître, car on pense à« Ford Mustang ». Ce titre m’évoque également celui que Gainsbourg avait écrit pour une autre suicidée, Norma Jean Baker dans le sublime album « Baby alone in Babylone ». L’institut médico légal » résonne avec la « morgue de LA ». Deux suicides en écho.
Avec Etienne, tout est devenu possible, il n’a cessé de me bousculer, de faire sortir de moi les peines les plus démentes, tout en restant un gentleman
Cet album n’est qu’un écho, de multiples résonances entre Jane B vingt et un an, et Jane Birkin soixante quatorze ans. Cette dernière signifie à son pygmalion qu’elle n’est plus sa créature Enfin. Dans « F.R.U.I.T », un court dialogue parlé avec Daho, elle dit ne pas pouvoir prononcer les mots « fruit » et « sexe », même sous la torture. Elle qui a si bien joué l’extase dans « Je t’aime moi non plus ». Si Jane fut au service de Gainsbourg, chantait les sentiments exacerbés que l’homme pudique et un tantinet misogyne qu’il était se refusait à chanter, là c’est Daho qui se met à son service pour faire sortir sa part de violence. En effet, elle confie dans une interview à « Madame Figaro » : « Avec Etienne, tout est devenu possible, il n’a cessé de me bousculer, de faire sortir de moi les peines les plus démentes, tout en restant un gentleman. Si j’avais fait ce disque seule, ça aurait été nostalgique, sûrement un peu craintif. Avec lui, qui est passionné, c’est érotique, comme notre duo. »
Daho a en commun avec Gainsbourg le désespoir poli, il chante toujours la tragédie de l’existence sur des mélodies légères. Pour « Cigarette » il a composé un air à la Kurt Weill comme pour éloigner la peine.
Mais cet album reste poignant. Dans « Ghosts », chanté en anglais, Jane évoque et invoque ses morts : « Grand Pa, grand Ma, mother, father, daugther, nephew, husbands cats and dogs .» Comme si elle leur demandait de veiller sur son âme. Dans « Catch me if you can » toujours dans sa langue maternelle, elle s’adresse à sa fille, lui demande de l’aider à supporter ce qui lui reste de vie. Avant de la rejoindre. « Will you protect me from the fear of growing old ; will you help me, will you hold me (..) I’m on my way to you ». Oui cet album est bouleversant.
Jane Birkin a trouvé sa place
Le point culminant en est, à mon sens, le titre : « Je voulais être une telle perfection pour toi », où elle s’adresse sans aucun doute à celui qui restera l’homme de sa vie. Elle est allée si loin pour lui plaire. Elle le tue. En évoquant à la fois les bons souvenirs « comme j’aimais ça, tous les trois ensemble, il te faisait rire, comme j’aimais ça, lui et toi » et la façon qu’elle avait de lui être soumise : « Je vais nulle part je m’échappe pas, je ne bougerai pas jusqu’au lever du jour si tu me le demandes ». Avec la voix chaude de Daho en écho toujours, sur un tempo électro et sensuel, comme une protection face à celui qui est sûrement encore trop présent, qui l’a faite et défaite.
« Je prends trop de place, même pour moi je prends trop de place. ». L’ex fan des sixties s’excusera toujours. Cependant avec cet album qui sera peut-être son dernier, elle impose enfin la femme que la vie aura à la fois gâtée et maltraitée. Jane B anglaise, soixante quatorze ans a enfin trouvé sa place.
J’ai rencontré Hossein deux ou trois fois. C’était en 1987, il montait Kean, de Sartre et Alexandre Dumas, au théâtre Marigny. Nous avions eu l’idée, avec mes deux acolytes, Jean-Luc Rispail et Christian Biet, de proposer à Gallimard une nouvelle collection intelligente pour les jeunes, des textes de fiction ou de théâtre commentés par des personnalités contemporaines. Kean était une merveilleuse ouverture pour une telle collection, Pierre Marchand, qui dirigeait alors Gallimard-Jeunesse s’était enthousiasmé à l’idée. C’est ainsi que nous rencontrâmes Hossein.
Bien sûr, j’avais vu plusieurs pièces montées ou jouées par lui. À commencer par Pas d’orchidées pour Miss Blandish, le roman de James Hadley Chase adapté par Frédéric Dard, qui collaborait depuis longtemps avec Hossein : le metteur en scène y jouait l’abominable Slim Grisson, dans une esthétique très empruntée au cinéma, avec des « arrêts sur image » impressionnants.
Pas de quoi faire se pâmer les intellos du Monde. Michel Cournot descendit en flammes l’adaptation de Kean, qui marquait le grand retour de Belmondo sur les planches.
Le théâtre de Hossein a constamment déplu à ces critiques qui pensent aujourd’hui que Wajdi Mouawad est le sommet de l’art théâtral. Ses grandes machines historiques — le Danton et Robespierre par exemple, présenté au Palais des Congrès en 1979 — avec les acteurs disséminés dans la salle, interpellant tel protagoniste imprudemment monté sur scène, défrisaient les poils occultes des éminences littéraires.
Hossein en était peut-être blessé, mais il en avait pris son parti, et il se contentait d’être un metteur en scène immensément populaire, au meilleur sens du terme.
Comme il aimait être un acteur populaire, comme Belmondo a pu l’être lui aussi. Il aimait avoir été Geoffroy de Peyrac, balafré et sombre, dans la série des Angélique. Ou le voyou nonchalant du Repos du guerrier. Ou ce salopard de commissaire Rosen qui fomente des complots contre Belmondo, justement, dans le Professionnel.
La disparition de celui qui fut le compagnon de Marina Vlady quand elle était la Princesse de Clèves marque la fin d’une époque, où l’on pouvait aller au cinéma ou au théâtre sans se demander ce qu’en penseraient Libé ou Olivier Véran. Hossein était très beau tout en ayant une gueule, comme on dit. La voix légèrement embrumée, le regard noir et amical, la direction d’acteurs précise et efficace. En tous points, un grand bonhomme. Il ne manquait que ça à l’année 2020 pour être vraiment annus horribilis, comme disait jadis Elisabeth II.
PS. La collection finalement ne s’est pas montée. L’héritière de Sartre, Arlette Elkaïm, n’a pas souhaité que l’on prostitue un texte de son père adoptif dans une collection pour mômes. Pauvre petite crétine. Du coup, nous avons monté pour Gallimard la collection Découvertes, qui n’a pas mal marché, ma foi.
Cette fin d’année 2020 s’accompagne, comme toutes les autres, de la longue litanie des vœux. Mais cette fois, on se souhaitera du bien à distance tant qu’on n’est pas vacciné!
On pourrait se dire qu’en cette période de catastrophes en tous genres nous serions épargnés par la litanie des vœux. Eh bien non. On nous souhaite d’autant plus de choses que personne n’y croit plus! La phrase fétiche qui était déjà un leitmotiv pénible, va devenir un cri collectif de ralliement : « Et puis surtout bonne santé, hein ! Tant qu’on a la santé… » Suit alors un exposé narratif de ceux qui dans l’entourage de votre interlocuteur n’ont pas eu cette chance d’avoir vu se réaliser le « Bonne Santé » de l’année dernière… sans oublier la covid qui alimente le sujet à l’infini.
Le rituel incontournable des vœux va devenir d’autant plus prolixe qu’il faut pallier les frustrations festives. On va compenser en se souhaitant des trucs à distance.
3… 2… 1… Bonne année !
Pour vous entourer, tous ceux qui vous veulent du bien vont l’exprimer par des mails en série, jusqu’à saturation de votre boîte. Il en sort de partout. Je suis déjà étouffée de messages de gens qui le reste de l’année me manifestent une certaine indifférence sans aucun témoignage particulier de leurs bonnes intentions, mais qui soudain me veulent du bien. Le pire, c’est qu’il faut rendre la pareille !
Cette inflation affective me met de fort méchante humeur. Je nourris en particulier une véritable vindicte envers ceux qui dans un souci d’efficacité inversement proportionnel à la proximité de nos relations, envoient de leurs portables des mailings de SMS: un CLIC et leurs 358 « contacts » en mémoire (c’est le nouveau mot pour amis) m’inondent de souhaits dégoulinants identiques, de préférence le matin du 25 ou du 31 pour faire croire que vous êtes au centre de leurs préoccupations à cet instant précieux.
Carte de l’ancien monde ou carte virtuelle?
Nouvelles technos obligent, vous aurez personnellement le choix entre un « e-mailing » avec carte virtuelle animée que vous balancez à tout le monde, ou du sur-mesure avec photos de l’équipe au bureau qui n’est pas en télétravail. Si vous avez un réseau social pro ou privé important, vous ne vous souviendrez absolument pas de qui a dégainé le premier mail: est-ce lui qui répond à vos vœux? Ou bien est-ce à vous de lui répondre? Votre correspondant se pose la même question et on se renvoie des vœux en ping-pong jusqu’à trois ou quatre fois de suite…
À l’écrit, la « carte de vieux » en papier reprend du galon : primitif Italien de Vierge à l’Enfant pour la droite tradi… Photo de nature pour la tendance verte… Carte UNICEF avec bonne conscience assurée… Ou encore l’horrible décor pailleté sur lequel il faut signer, voire faire signer tous ceux qui vous entourent! Souvenez-vous de l’époque exquise où l’on mettait toutes les cartes sur la cheminée ou l’étagère… Mieux: on élisait la plus belle carte. La popularité se mesurait alors au nombre de cartes reçues. C’est l’ancêtre du nombre de followers, quand on y réfléchit…
Cette année, il ne vous reste plus qu’à jouer sur tous les médias. Sinon vous culpabiliserez de répondre par un simple mail à celui qui a dépensé 3,20€ la carte (le prix est marqué derrière) plus un timbre, juste pour votre bonheur en 2021.
En face à face, cette année, c’est plus compliqué
Tout cela va durer des semaines, sans preuve d’une quelconque efficacité scientifique sur la santé, le bonheur ou l’efficacité du vaccin, mais le principe de précaution veut qu’on n’y déroge pas!
Et puis il y a aussi le face à face – distancé – on ne s’embrasse pas, on dégaine masqué avec force décibels – à cause du masque – c’est à celui qui crie le premier « bonne année » ! Il faut renchérir très vite, le temps est compté. On attendra aussi ce soir les vœux traditionnels du président de la République qui doit être échaudé de ceux de l’année dernière: aura-t-il meilleure mine ? que va-t-il nous annoncer encore ? Franchement c’est à lui qu’il faut souhaiter bonne chance ! On en profiterait tous…
Tout cela va durer un mois, au-delà il y a péremption; mais rassurez-vous, c’est entrecoupé par la galette des rois (pas encore celle des reines: mais que font les féministes? quid de l’écriture inclusive?) La covid risquant de contaminer la fève et ses adeptes, on se dirige encore vers des frustrations ou une galette virtuelle… Mais je suis sûre que les boulangers cogitent.
Je profite de cette occasion pour vous présenter tous mes vœux les plus sincères (forcément) et ceux de Causeur pour la nouvelle année! Et même pas la peine de me répondre, je ne vous en voudrai pas…
Dans Les Défricheurs du monde (Le Cherche-Midi), un ouvrage richement illustré, Laurent Maréchaux parcourt trente siècles de cartographie et dresse le portait de géographes qui ont inventé le monde.
Au commencement, il y aurait la carte, que l’on confondrait avec le territoire. C’est l’histoire du collégien, le regard fasciné par les mappemondes colorées suspendues au tableau, ces cartes que l’on recherche encore chez les brocanteurs, qu’elles viennent de chez Hatier, Deyrolle ou Armand Colin. Le chineur, comme votre serviteur, qui se livre à cette chasse nostalgique, apprend ainsi que la carte n’est jamais qu’un moment de l’histoire, que les pays comme les saisons changent de noms, que les frontières s’abolissent ou renaissent.
La chambre des cartes
Le jeune Baudelaire, avant de se rendre à l’île Maurice ou en Hollande, est cet « enfant amoureux de cartes et d’estampes ». Le Rimbaud du Bateau ivre, qui veut « heurter d’incroyables Florides », termine marchand d’armes à Harar. Laurent Maréchaux exprime la même passion et a suivi le même chemin que « ces géographes qui ont dessiné la Terre », sous-titre des Défricheurs de monde. Une fois achevées ses études de droit et de sciences politiques, préférant le voyage à l’écriture, il a décidé de confronter son amour des cartes à la réalité du terrain. Il s’est fait exploitant forestier en Amérique du Nord, a parcouru un bout de chemin avec les moudjahidines en Afghanistan dans les années 1980, il a sillonné le Kenya, l’Indonésie puis a passé le cap Horn à la voile. Il aurait pu y croiser le regretté Jean Raspail, à la recherche des royaumes perdus de Patagonie.
Les Défricheurs du monde est ce qu’il est convenu d’appeler un « beau livre ». L’iconographie est somptueuse, une véritable « chambre des cartes » comme il en existait à bord des navires ou des forteresses, ces lieux où se pensent les itinéraires et les batailles et où se retrouvent les personnages du Rivage des Syrtes, le chef-d’œuvre de Julien Gracq qui, de son vrai nom, s’appelait Louis Poirier et exerçait, ce n’est pas un hasard, le métier de professeur de géographie. Sauf que Maréchaux ne nous offre pas seulement un bel objet, mais aussi une réflexion documentée sur les métamorphoses de la géographie à travers les âges et les civilisations, et d’en montrer les enjeux pour mieux illustrer le propos de Michelet : « L’histoire est d’abord toute géographie. »
Le bouclier d’Achille
Le père de la géographie est notre maître à tous, Homère, c’est-à-dire à la fois un poète et l’auteur des deux récits fondateurs de notre culture : L’Iliade et L’Odyssée. Considérer, comme le fait Maréchaux, Homère comme le premier géographe, c’est admettre que l’histoire se confond avec la légende. On retrouvera dans ce livre, une reproduction du fameux bouclier d’Achille, dessiné en 1827 par Giulio Ferrario. Ce bouclier est décrit au chant XVIII de L’Iliade. Il est forgé par Héphaïstos et montre en cercles concentriques « La terre, le ciel, et l’onde marine, l’infatigable soleil et la lune dans sa plénitude, et tous les astres dont le ciel se couronne. » On y voit même les mortels, avec leurs vignobles et leur bétail. Mais Homère fait aussi du périple d’Ulysse une géographie en marche qui se crée au fur et à mesure de l’errance des marins perdus.
Victor Bérard, le plus célèbre des traducteurs de L’Odyssée, s’efforce de faire correspondre les grandes étapes du retour incertain d’Ulysse avec la réalité géographique moderne. Il multiplie les hypothèses : la terre des Lotophages correspond-elle à Djerba ? Le pays des Cyclopes est-il la baie de Naples ? Les Lestrygons vivaient-ils en Sardaigne ? En 1849, un certain Oscar McCarthy grave sur bois Le Monde d’Homère, mais c’est surtout le célèbre Vidal de La Blache (1845-1918) qui établit un itinéraire d’Ulysse à partir de cartes contemporaines. C’est qu’à l’autre bout de la chaîne des Défricheurs du monde, Vidal de La Blache est le premier des géographes universitaires. Le besoin s’en fait sentir dans la France de la IIIe République née de la défaite de 1870. La France, amputée de l’Alsace-Lorraine, veut se rassurer sur son espace, se représenter sa nouvelle place dans le monde alors que naît son empire colonial. Vidal de La Blache a aussi connu l’émerveillement des voyages, mais c’est pour mieux cartographier notre pays sous toutes ses coutures, géologiques, économiques et surtout administratives dans son Atlas, classique de 1894 qui fournit tant de cartes scolaires, et notamment celle des départements en montrant ceux de l’Est sous la couleur violette du deuil.
Aristote : la Terre est ronde
Entre Homère et Vidal de La Blache, Laurent Maréchaux nous fait rencontrer une bonne quinzaine de géographes. Ce sont d’abord, après Homère, les Grecs qui se taillent la part du lion et qui contribuent pour beaucoup à cette approche pluridisciplinaire du monde qui est, aujourd’hui encore, au cœur de la géographie. Hérodote, bien sûr, qualifié par l’auteur de « reporter géographe », mais aussi Aristote qui en fait un outil philosophique pour comprendre l’univers, ou encore Ptolémée qui introduit les mathématiques et aboutit aux mêmes conclusions qu’Aristote : la Terre est ronde.
On peut sourire à l’idée du renouveau, notamment aux États-Unis, des théories « platistes » qui font partie de l’arsenal de tout bon complotiste. On oublie ainsi qu’à l’exception des géographes arabes et chinois, le Moyen Âge a renié les découvertes de l’Antiquité, avant que le pragmatisme marchand, qui a besoin de certitudes pour ses routes maritimes, pousse par exemple un Martin Behaim (1459-1507), négociant allemand, navigateur et cartographe, à se mettre au service du roi du Portugal ; puis à concevoir, avec l’aide de nombreux artisans, le globe « Erdapfel » – en allemand, littéralement, la « Terre-pomme » –, qui consacre la rotondité de la Terre pendant que les autorités religieuses font semblant de regarder ailleurs. Travail complété à la génération suivante par le Flamand Mercator, inventeur de la projection sphérique. En mettant « à plat » le globe de Behaim, il crée les premiers atlas modernes avec leurs fuseaux horaires.
Entre économie et écologie
La géographie est devenue une grande fille. On la place donc au service de l’économie avec Turgot, ministre de Louis XVI qui met au point le cadastre. Nous sommes loin de l’émerveillement homérique et on nous permettra de préférer, pour rêver encore, Élisée Reclus (1830-1905) ancien communard anarchiste, auteur d’une monumentale Nouvelle Géographie universelle respectée même de ses adversaires idéologiques, qui déclarait bien avant les écologistes : « Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont fait disparaître tant de civilisations, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitent la Terre nourricière. »
Les Sept mercenaires (The Magnificent Seven) de John Sturges (1960) n’est-il pas le dernier western de facture traditionnelle?
Ce film reprend la trame narrative du chef-d’œuvre Les Sept samouraïs tourné par Akira Kurosawa en 1955. Le film du cinéaste japonais contait la lutte d’un village de paysans pauvres, aidé par sept guerriers aguerris, des samouraïs, hantés par leur désir de mourir pour se racheter de leur conduite passée, contre une horde de bandits malfaisants.
Humaniste et mélancolique
La version de John Sturges transpose ce récit très oriental dans un Far West magnifié par les superbes paysages mexicains, secs et solaires, filmés en cinémascope par l’excellent chef-opérateur Charles Lang Jr.. Les sept mercenaires sont recrutés par trois paysans mexicains dont le village est sans cesse rançonné par une bande de hors-la-loi menée par un chef cruel. Si le film, parfois décrié, semble dans l’esprit de nombreux critiques et de cinéphiles moins inspiré que son modèle, il a néanmoins reçu un accueil public considérable et selon moi justifié (sept millions d’entrées rien qu’en France à sa sortie en 1961). II s’avère de fait un très beau remake où le choix de la justice, le sens du devoir et de l’honneur donnent aux parcours de ces sept hommes (qui payent cher leurs choix) une grande force humaniste teintée de mélancolie.
Ce western crépusculaire se laisse voir et revoir avec un immense plaisir, car c’est un film dont il faut souligner la beauté, l’élégance et l’efficacité de la mise en scène de John Sturges, cinéaste qui signa les superbes Fort Bravo (Escape from Fort Bravo 1953), son chef-d’œuvre, Un homme est passé (Bad Day at Black Rock 1954), Règlements de comptes à OK Corral (Gunfight at the O.K. Corral 1957) et Le Dernier train de Gun Hill (Last Train from Gun Hill 1958), entre autres.
Les mercenaires fraternels
La force et l’émotion de l’œuvre sont dues au talent émérite des huit grands acteurs qui interprètent les rôles principaux. Pour les sept personnages des mercenaires : Yul Brynner (Chris Adams, le chef de la bande, beau, viril, droit et déterminé, notre photo), Steve McQueen (Vin, malicieux et élégant, est résolu et ironique), James Coburn (Britt, sec et dur, est le champion du lancer de couteaux), Charles Bronson (Bernardo O’Reilly, émouvant et drôle est un métis courageux et tendre), Robert Vaughn (Lee, un vétéran nerveux, est hanté par son passé et le Mal), Brad Dexter (Harry Luck, un gangster sympathique, est un peu trop cupide mais très serviable), Horst Buchholz (Chico, un jeune mexicain fougueux et généreux, est un admirateur des héros de l’Ouest américain) et dans le rôle du chef des bandits mexicains, Eli Wallach (Calvera, sans morale, est un homme pervers, brutal et sans pitié).
Portés par la musique superbe, ample, poignante et triste d’Elmer Bernstein (voir notre vidéo plus bas), les sept mercenaires au grand cœur, des hommes solides, vaillants, courageux et volontaires vont payer de leur vie pour certains ou de la solitude du héros incompris leurs choix et comportements très humains et fraternels.
Les Sept Mercenaires est une histoire éternelle et mythique sur la révolte d’une poignée d’hommes déterminés contre l’injustice et la tyrannie des mauvais. Sept hommes aux caractères très différents qui se comportent en héros face au danger, foncent et sauvent des hommes, des femmes et des enfants au péril de leur vie. Aux derniers vivants, il reste honneur et rédemption.
Un des derniers westerns classiques
Film emblématique, il reste l’un des meilleurs westerns du cinéma qui annonce, par les caractères, comportements et démarches de ses acteurs, l’utilisation de la musique et sa sur-mise en scène des situations classiques du western, la fin du genre et la naissance du western-spaghetti. Ainsi Eli Wallach jouera dans Le Bon, la brute et le truand, Charles Bronson sera l’homme à harmonica dans Il était une fois dans l’ouest et James Coburn, le révolutionnaire irlandais de Il était une fois la révolution, tous signés Sergio Leone.
Les Sept mercenaires, vraisemblablement le chant du cygne du western classique de Hollywood… que Clint Eastwood revisitera plus tard, demeure un magnifique sur-western mélancolique.
Les Sept mercenaires un film de John Sturges – États-Unis – 1960 – 2h08
Interprétation: Yul Brynner, Steve McQueen, James Coburn, Charles Bronson, Robert Vaughn, Brad Dexter, Horst Buchholz, Eli Wallach…
Le temps d’un sketch pourtant bien inoffensif, la star du web est propulsée dans les affres de la fachosphère. Et comme il a eu la mauvaise idée de s’excuser, la cabale continue…
Connaissiez-vous Norman Thavaud ? Moi non. Depuis lundi, ce jeune humoriste subit l’opprobre des antiracistes 2.0. En cause, quelques mots ironisant sur le fait que le prochain James Bond serait incarné par une femme noire: « Est-ce qu’on n’est pas allé trop loin dans la lutte contre le racisme ? My name is Bond, Fatoumata Bond », a-t-il lâché lors d’une représentation, suscitant l’hilarité de la salle – sans doute pas uniquement composée de riches mâles blancs hétérosexuels.
Il n’en a pas fallu plus pour que le sang de la chanteuse Yseult ne fît qu’un tour. Qui est Yseult? Sur sa page Wikipédia, Yseult s’est présentée en « auteure-compositrice-interprète ». J’ignore si elle a lu Tristan et Yseult. Sur Twitter, elle est notamment « suivie » par Anne Hidalgo. Quand elle n’exprime pas sa sensibilité derrière un micro, Yseult se sert des réseaux sociaux. « Commentaire raciste, misogyne en toute impunité », s’est-elle indignée dans un tweet.
Dans la foulée, le rouleau compresseur indigéniste de Décolonisons-nous ajeté l’humoriste en pâture à une foule d’antiracistes 2.0 chevronnés sur Instagram: « Comme il le dit très bien dans son spectacle, il n’est qu’un Youtubeur qui parle des « toilettes et des moustiques », et c’est peut-être pas plus mal qu’il s’y limite », a laborieusement rédigé une plume de cet obscur compte, baignant visiblement dans la rhétorique des cours de récré.
C’est sur le même réseau « social », vêtu d’un sweat-shirt rose – aurait-il l’intention de se moquer des LGBT pour aggraver son cas? – que le trentenaire à la moustache adolescente a entamé son chemin de pénitence: « Les ptits bro’, je tiens sincèrement à m’excuser », a-t-il assuré avec contrition auprès de son public, très jeune à l’en croire. « Je n’ai jamais voulu me moquer du prénom Fatoumata, je voulais parler des studios américains qui parfois se la jouent antiracistes de façade », a-t-il alors argué, avant d’ajouter un poil désabusé: « Dans mon spectacle, je parle du privilège blanc, je parle de la culpabilité blanche, je parle de mes potes rebeus qui passent leur temps à se faire contrôler ».
Cette confession suffira-t-elle à faire verser une larme à ses matamores ? Rien n’est moins sûr. Un bourreau anonyme officiant sous le pseudo Valek a éructé de joie sur Twitter: « Va falloir raquer maintenant […] continue de parler de privilège blanc dans ton spectacle maintenant, sans couilles ». En capitulant face aux admonestations des militants antiracistes, Norman Thavaud pourrait en effet avoir aggravé son cas.
La prophétie commence à se réaliser, depuis le temps que je le dis, les influenceurs qui ont cru que mettre des PP bleue et dire Black Lives Matter allaient suffire, va falloir raquer maintenant 😂
Allez, continue de parler de privilège blanc dans ton spectacle mtn, sans couilles pic.twitter.com/B9asqK11Sq
Le brasier va-t-il continuer à s’étendre ou enfin se tarir? Toujours à la pointe sur ces questions, nos confrères de Libération rappellent que « Fatoumata et Fatim tirent leur origine du prénom Fatima, l’une des filles du prophète Mohamed dans la religion musulmane. » Mince, espérons que Norman Thavaud échappe aux accusations d’islamo-phobie… Telle une grâce tombée du ciel, l’humoriste Elie Semoun a volé à son secours: « Quand il y a des scandales de ce type, on ne veut pas te nuire, on veut te tuer. Vive l’humour, vive l’anticonformisme ! », s’est-t-il enflammé sur Instagram. Cela suffira-t-il? Dans son élan, succombant visiblement à une pointe de folie, Semoun a affiché une ancienne photo de lui et de Dieudonné habillé en soldat SS, ajoutant qu’« à l’époque, personne ne nous faisait de procès d’intention ». En effet, si Dieudonné se moquait du sort des Juifs dans les chambres à gaz, l’affaire bien innocente de Norman n’a fait que révéler le caractère ubuesque qui imbibe désormais le discours d’une part non négligeable de militants en peau de lapin.
Les uns y voient une offense à la Commune, les autres le summum du kitsch dévotionnel. Le Sacré-Cœur sera bientôt classé « monument historique ». Enjeu depuis sa fondation de luttes idéologiques, la basilique reste surtout une œuvre d’art.
Tout commence à Périgueux. En 1849, un certain Paul Abadie (1812-1884) est nommé architecte diocésain dans cette ville. Ex-collaborateur de Viollet-le-Duc, il a la conviction (aujourd’hui proscrite) que la restauration, bien plus qu’une simple réparation, peut et doit être une poursuite de la création passée. La cathédrale Saint-Front de Périgueux se présente à cette époque comme une grange massive et délabrée. C’est gros. C’est moche. Pourtant, en visitant les combles, Abadie a une belle surprise. Il trouve sous la toiture les restes de cinq grandes coupoles du xiie siècle édifiées en style byzantin et inspirées de la basilique Saint-Marc (Venise). Abadie va démonter entièrement la cathédrale, recréer les cinq coupoles auxquelles il adjoint une bonne vingtaine de lanterneaux et tout un décor époustouflant. Aujourd’hui, Saint-Front est indiscutablement l’un des monuments les plus fascinants et les plus originaux de France.
Bâtir la Périgueux nouvelle
En remportant le concours pour le Sacré-Cœur de Montmartre, Abadie passe en mode création. Il va faire une sorte de Saint-Front de ses rêves. L’édifice est d’entrée de jeu marqué par deux choix décisifs. D’abord il opte, y compris pour les toitures, pour une pierre qui blanchit avec l’eau de pluie, si bien que la blancheur exceptionnelle du bâtiment est le cœur de son identité.
Ensuite, Abadie change la forme et l’emplacement des coupoles pour qu’elles soient bien visibles d’en dessous quand on gravit la butte, mais aussi du centre de Paris, également en contrebas. Il les étire en hauteur et les serre en gerbe. Son successeur les allongera encore davantage. Il en résulte une forme absolument inédite. Les détracteurs y voient des mamelles (pointant vers le haut), surmontées de leurs trayons. Toujours est-il que cette silhouette est reprise dans de nombreuses autres églises à cette époque.
L’intérieur accueille aussi un riche décor. En particulier, le génial Luc-Olivier Merson compose le dessin des mosaïques avec un sens graphique non éloigné de l’Art nouveau. Ce sanctuaire a d’ailleurs dans l’ensemble une tonalité très Belle Époque. La basilique est finalement consacrée en 1919, mais elle n’est achevée qu’après la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, tout au long du xxe siècle, les tenants de la modernité n’ont de cesse de la dénigrer. Certains futuristes veulent même la détruire pour la remplacer par un gratte-ciel.
L’édifice est emblématique du style néo-byzantin, mouvement qui a le vent en poupe fin xixe et début xxe. Auparavant, le clergé catholique demandait surtout du néogothique. Cependant, à la longue, ce genre a semblé austère et répétitif. Le néo-byzantin fantasmé permet beaucoup plus de fantaisie. Les artistes créent des formes très imaginatives, jouent sur des contrastes de matériaux souvent osés. Certaines villes se dotent à cette époque d’édifices somptueux. C’est le cas tout particulièrement de Marseille, alors très pauvre sur le plan patrimonial, qui construit notamment sa cathédrale de la Major et Notre-Dame de la Garde.
L’ombre de la Commune
La basilique n’est cependant pas blanche pour tout le monde. Certains la jugent érigée en expiation de la Commune. Elle incarne à leurs yeux un désir réactionnaire d’ordre moral et religieux. Ainsi, Philippe Fouassier, ancien grand maître du Grand Orient, affirme-t-il encore récemment que « ce monument mérite le déboulonnage ».
Le Sacré-Cœur est une église votive, c’est-à-dire érigée en application d’un vœu. Tout commence en juillet 1870. La France déclare la guerre à la Prusse et on sent vite que c’est mal parti. D’où l’idée de certains croyants de faire le vœu solennel de construire une église pour placer la France sous la protection du Christ dans cette passe difficile. Une démarche similaire est menée à Lyon qui aboutira à la basilique Notre-Dame de Fourvière. En ce qui concerne Paris, deux hommes d’affaires et fervents catholiques sont en pointe, Alexandre Legentil et Hubert Rohault de Fleury. Dès août 1870, on s’organise et on tente de convaincre l’impératrice Eugénie, régente pendant que Napoléon III est sur le front, de soutenir le projet.
Début septembre, après la défaite de Sedan, la République est proclamée et les troupes françaises protégeant le Saint-Siège sont rappelées. Les armées italiennes entrent dans Rome pour en faire la capitale du royaume. Le pape prend très mal l’affaire. Il se considère comme spolié et prisonnier au Vatican. Il demande à être délivré. Le vœu de départ agrège alors une motivation de raccroc : celle de libérer le souverain pontife. En retour, ce dernier sanctifie le projet, lui donnant un grand retentissement, notamment auprès des souscripteurs catholiques. En janvier 1871, le texte définitif du « vœu national » est fixé et proclamé. Un passage précisant « nous reconnaissons que nous avons été coupables et justement châtiés » est, certes, troublant avec le recul. Cependant, il est difficile d’y voir une référence à la Commune qui ne débute que quelques mois plus tard.
Un contexte qui finit par déteindre
À ce stade, l’endroit où ce vœu rendra corps n’est pas encore choisi. On ne parle pas de Paris, capitale alors honnie par nombre de provinciaux en raison de ses propensions révolutionnaires. Le choix de l’emplacement sur la butte Montmartre est arrêté en 1872. Ce site revêt un sens religieux lié au martyre de saint Denis, premier évêque de Paris vers 250. Il ne cesse d’être le lieu de miracles, processions et serments (notamment celui pour la fondation de l’ordre des Jésuites en 1534). Mais, il n’échappe à personne que c’est aussi là, qu’en mars 1871, a commencé l’insurrection débouchant sur la Commune, avec la tentative ratée du gouvernement Thiers de s’emparer des canons de la Garde nationale. D’ailleurs, dans les discours de pose de la première pierre, certains orateurs s’appesantissent sur cette coïncidence. La politique d’ordre moral de Mac Mahon se met en place et une loi est votée pour faciliter la construction du sanctuaire. C’est dire que le contexte réactionnaire si favorable à la basilique en train de sortir de terre finit par déteindre sur son image.
Rue du Chevalier-de-La-Barre
À défaut de s’attaquer à la construction elle-même, les détracteurs s’emploient à l’entourer de signes de désapprobation. En 1897, juste devant le portique principal, tel un doigt d’honneur, on implante une statue du chevalier de La Barre (1745-1766), icône de l’anticléricalisme. Ce jeune noble d’Abbeville défendu par Voltaire est décapité sous l’Ancien Régime pour avoir omis de se découvrir lors du passage d’une procession.
Cette sculpture est finalement déplacée sur le côté dans un souci d’apaisement, puis fondue comme beaucoup d’autres par le régime de Vichy. Une nouvelle statue commandée à un artiste contemporain est érigée de nouveau en 2001. Le nom du chevalier est également donné à la rue qui dessert le sanctuaire, si bien que son adresse postale est « 35, rue du Chevalier-de-La-Barre ». En outre, l’espace vert juste devant la basilique est dénommé square Louise-Michel. Précisons que ce square est inclus dans le périmètre du classement, pour des raisons purement patrimoniales. En effet, la montée vers la basilique, conçue en même temps que le bâtiment, forme avec lui un ensemble indissociable.
Un édifice extraordinairement populaire
Faut-il continuer, comme le font certains, à alimenter la détestation de ce bâtiment ? Sur le plan historique, sa naissance baigne dans les effluves de l’ordre moral. Des arguments d’une autre nature militent cependant pour dépasser ce débat.
En premier lieu, il faut prendre en considération la popularité du bâtiment auprès des Parisiens et des touristes du monde entier. Indiscutablement, c’est un des principaux symboles de Paris, surtout dans cette période où Notre-Dame est en chantier. En outre, Montmartre et sa basilique incarnent un Paris populaire, un Paris de la liberté, un Paris romantique. Plus personne dans le grand public n’y voit un manifeste de la réaction et de l’ordre moral. Ne pourrait-on pas laisser l’histoire du Sacré-Cœur à sa place comme on le fait par exemple avec la Madeleine ? Cette église a, en effet, été affectée par Louis XVIII puis Louis-Philippe à l’expiation de l’exécution de Louis XVI et de la famille royale. Sur le fronton, le Christ, dans une sorte de sous-groupe du Jugement dernier, pardonne à une France incarnée par Madeleine repentante. À côté d’elle sont bannis les vices réputés typiquement républicains comme l’envie. Personne ne s’en offusque, personne ne réclame la destruction de la Madeleine, église désormais associée aux personnalités du spectacle.
N’oublions pas les artistes
En second lieu, il convient de faire une distinction plus claire entre auteurs et commanditaires. Quand le pape Jules II commande le plafond de la chapelle Sixtine à Michel-Ange, l’auteur, l’artiste, c’est Michel-Ange. C’est à son talent que l’on doit ce qui nous intéresse le plus dans ces fresques. À Montmartre, à force de s’interroger sur les intentions des commanditaires, on en vient à oublier les auteurs. S’agissant d’une œuvre d’art, la paternité des artistes doit prévaloir.
Partagent-ils d’ailleurs, ces artistes, les opinions politiques et religieuses de leurs maîtres d’ouvrage ? Probablement pas. Ils vont d’un chantier à l’autre, répondant à des demandes diverses. En outre, la plupart des artistes dits académiques de la deuxième partie du xixe sont d’ardents républicains. C’est le cas, notamment, de François Sicard (1862-1934), auteur de l’archange saint Michel qui coiffe le sanctuaire. Cet artiste proche de Clemenceau est considéré comme son sculpteur attitré. C’est à lui qu’est confié l’important groupe La Convention nationale occupant la place d’honneur au Panthéon. De même, Hippolyte Lefebvre (1863-1935), qui livre les deux cavaliers, très beaux et un peu inquiétants, encadrant le portique d’entrée (Saint Louis et Jeanne d’Arc), est issu du milieu ouvrier de Lille. Et à Arras, il appartient à une société fraternelle dont Robespierre et Lazare Carnot ont précédemment été membres.
Le terme peu approprié de « monument historique »
Une bonne part des ambiguïtés entourant le Sacré-Cœur tient probablement à la notion même de « monument historique ». Le terme « monument » (du latin monere, se remémorer) suggère que le bâtiment est plus ou moins lié à la mémoire de quelque chose ou de quelqu’un. Ensuite, le mot « historique » semble lui conférer cette sorte de dignité qui s’attache à l’histoire consacrée. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que certains contestent à la fois la mémoire et l’histoire dont il est question au Sacré-Cœur, tout en passant à côté de sa dimension artistique. L’Unesco utilise le terme plus neutre de « patrimoine » et c’est probablement préférable.
Souhaitons donc que la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre soit perçue comme une œuvre d’art à part entière. Laissons à leur place objections et préjugés, et prenons la peine de la regarder en détail. Il y a de belles surprises au rendez-vous.
Jacques Attali a profité de la crise sanitaire pour partager ses talents d’expert en novlangue. On ne peut que s’incliner devant ce parfait agent du techno-monde.
Mardi 15 décembre, aux Matins deFrance Culture, Guillaume Erner s’est entretenu avec Anne Jonchery et Jacques Attali. Le sujet portait essentiellement sur la culture pendant le confinement. À cette occasion, nous avons pu entendre des choses surprenantes dans une langue tout aussi surprenante, dérivée de la novlangue française déjà abordée dans ces colonnes. En parfait agent du techno-monde et des procédures techniques d’effacement du réel, Jacques Attali en est devenu non seulement un locuteur exemplaire mais aussi un créateur d’expressions ou de mots. Il invente par exemple un nouveau substantif masculin, “être-ensemble”, que nous sommes censés comprendre d’emblée et sans effort. C’est qu’il croit que nous partageons le même monde. C’est qu’il n’imagine même pas qu’il puisse y en avoir un autre.
La notion d’« être-ensemble » est incompréhensible
Alors qu’il est question de déterminer ce qui est « essentiel » ou « non essentiel » pendant le confinement, Jacques Attali intervient : « En plus il y a dans « l’essentiel » quelque chose d’invisible qui est absolument essentiel, c’est le être-ensemble […] Par définition la culture c’est essentiellement du être-ensemble et le être-ensemble c’est le bien essentiel premier de notre culture. » Effet et cause se mordent la queue, le paresseux « par définition » évite de préciser, le être-ensemble est essentiel mais invisible, et cette indécelable substance est pourtant le « bien essentiel premier de notre culture. » On s’interroge. Peut-être les choses vont-elles s’éclaircir en écoutant la suite : « Pour moi le grand clivage n’est pas entre culture et pas culture, il est entre être-ensemble et pas être-ensemble, et le être-ensemble contient beaucoup de choses de la culture. » On soupire, on cherche à comprendre, on hésite à tourner le bouton du poste pour l’éteindre, quand soudain Jacques Attali annonce « un exemple » – un exemple c’est toujours bon à prendre, c’est concret, ça tourne pas autour du pot : « Par exemple, je suis très favorable au travail de groupe des élèves et le travail de groupe des élèves est très gêné par l’absence de être-ensemble qui est créateur… » On est navré car on pense avoir compris de quoi il retourne et c’est presque pire que si nous n’avions rien compris du tout.
Au moment où nous croyons avoir un peu progressé dans la compréhension de la novlangue, Jacques Attali juge nécessaire de préciser que « ce qui pose problème c’est être-ensemble. C’est çaquipose problème au virus, et on peut le comprendre. » On s’interroge au carré. Toutefois, en étant attentif, on devine sous la novlangue du techno-monde de vieilles rancunes tenaces ; et des traditions qui font encore tache dans le nouveau décor du monde adulé par Jacques Attali : « Il ne faut pas permettre du être-ensemble commercial ou religieux et interdire du être-ensemble culturel. Ça n’a pas de sens. […] Ou on interdit tous les être-ensembles ou on autorise toutes les formes de être-ensemble. » Lors de cette discussion radiophonique, l’économiste n’utilise pas les mots les plus simples pour désigner les objets de son antipathie. Il ne dit pas tradition ou chrétien, il dit « matrice initiale » ou « invariant inconscient de notre société ». Il ne dit pas église ou foi, il dit « être-ensemble religieux. »
La réalité n’est jamais désignée
Jacques Attali réalise ainsi le cauchemar orwellien de ne jamais désigner réellement la réalité, de réduire à une seule expression un concept abscons et fourre-tout, et de détourner la langue jusqu’à la rendre encore plus laide et méchante que l’intention qu’elle camoufle. Il était ce matin-là dans une grande forme. Après avoir vendu du “être-ensemble” à tire-larigot, une idée lui est subitement venue pour expliquer pourquoi le “capitalisme” ne voyait pas d’un si mauvais œil les longues périodes de confinement : « Un des grands secrets de nos sociétés c’est que la solitude fait acheter, la solitude est une alliée du capitalisme. (On dirait du Bourdieu !) […] Plus on est seul, plus on consomme.[…] Pousser à la solitude n’est pas gênant surtout si on libère les gens de leur solitude pour les pousser à se précipiter dans les grands magasins. » Ce “secret” si bien gardé et révélé par Attali fait froid dans le dos : poussé à la solitude je consomme plus que jamais ; mais libéré de ma solitude et poussé à me précipiter dans les magasins, je consomme encore plus que lorsque j’étais seul. Saleté de capitalisme.
En zélé promoteur du techno-monde, Jacques Attali parle la novlangue fluent, comme on dit dans certains milieux technocratiques. « Les secteurs de l’économie de la vie » y côtoient des « champs de culture [qui sont] des acteurs de l’éducation ». Le tout est censé fortifier le être-ensemble. Que pèse notre trop subtile langue française face à cet idiolecte monstrueux adapté à ce temps barbare ? Rien. Elle sera bientôt une langue aussi morte que notre monde, celui d’avant le techno-monde. Pour conclure, il faut encore une fois nous tourner vers Jaime Semprun et son ironique Défense et illustration de la novlangue française : « De tout ce qui précède il ressort on ne peut plus clairement que la novlangue, qui à l’évidence ne peut être qualifiée de langue naturelle, n’est pas pour autant artificielle. On ne saurait mieux définir son essence qu’en disant qu’elle est la langue naturelle d’un monde toujours plus artificiel. »
Une fois qu’on a expliqué que Jean Castex, qui n’était pas désiré, a succédé à Edouard Philippe, qui l’était encore, le mystère demeure. Une fois qu’on a admis que le Président de la République a changé de Premier ministre sans être compris par l’opinion, tout n’est pas devenu limpide.
Jean Castex à la peine dans les sondages
Ce que je nomme l’injustice de la grâce ou l’implacable inégalité des auras, sert d’abord à m’éclairer sur le fait que certaines erreurs de l’un – Edouard Philippe – ne pèsent rien face à l’extrême bonne volonté infiniment dévouée de l’autre – Jean Castex. Le premier est au zénith quand le second se traîne dans les sondages.
Pourtant, celui-ci a fait des efforts et a accepté une médiatisation familiale que j’ai trouvée chaleureuse et sympathique alors que son prédécesseur est parvenu à toujours y échapper. Je ne peux pas m’empêcher en même temps de ressentir une forme d’adhésion pathétique à propos de ce reportage où Jean Castex se donne à fond, montre tout, met en scène son bonheur conjugal et familial authentique alors que probablement il n’a pas avancé d’un pouce dans l’estime et la confiance des Français.
Je sais bien que le rituel politique, de droite comme de gauche, doit faire croire que noblement masochiste, on se passe d’un assentiment populaire quand on ne l’a pas mais que seuls comptent le soutien du Président de la République et la conscience de ses propres devoirs.
Il n’empêche que dans les tréfonds de Jean Castex doit exister une sorte de lassitude énervée, face non seulement à la moquerie sur sa voix rocailleuse et sa manière de scander ses discours mais surtout à la sous-estimation constante de ses efforts et de ce qu’il accomplit depuis qu’il a été nommé par le Président. Il est sans doute dur pour lui d’accepter que tout ce qu’a touché son prédécesseur, aussi imparfait que cela ait été, est sublimé quand son énergie et ses réussites sont au mieux contestées, au pire tournées en dérision.
Edouard Philippe a, au sein du pire, eu ses instants de grâce quand son successeur, toutes proportions gardées, ne quitte pas un chemin de croix
En effet, à bien y regarder, que ce soit notamment pour Notre-Dame-des-Landes, pour les Gilets jaunes et leur mobilisation initiale, pour l’aggravation du projet de loi sur les retraites, pour la réduction de la vitesse à 80 km/h, l’ancien Premier ministre a été directement responsable de l’incompréhension ici et de la révolte là.
On l’a oublié. Dans son bilan il est exclusivement crédité du talent, de la sérénité modeste et pédagogique, de cette gravité sans lourdeur et de cette élégance à la fois rassurante et empathique avec lesquels il a su parler aux Français. En fuyant le mode de l’injonction pour adopter celui d’une réflexion qu’il partageait avec tous, en montrant qu’il passait par les mêmes doutes et les mêmes interrogations.
Certes les circonstances sanitaires et économiques n’étaient pas les mêmes que celles que doit affronter Jean Castex mais peu importe : Edouard Philippe a, au sein du pire, eu ses instants de grâce quand son successeur, toutes proportions gardées, ne quitte pas un chemin de croix. Cette injustice tient, avant même les choix politiques, à l’emprise des singularités et des apparences sur la conviction que se forgent les citoyens.
Jean Castex, appliqué et travailleur
Un Obama imparfait sera toujours béni alors qu’un Sarkozy efficace manquera de ce dont il n’est pas responsable : l’allure et une forme de légèreté qui sont plus impressionnantes, à tort ou à raison, que le sillon qu’on creuse avec obstination et sérieux chaque jour.
Un Jean Castex appliqué et travailleur n’a pas fait oublier un Edouard Philippe ayant su se composer un personnage à la fois libre et dépendant, désinvolte mais à l’écoute, ambitieux mais discret, un « absent très présent ». Il est partout tout en prétendant n’être nulle part, toujours accompagné par Gilles Boyer qui s’est fait une spécialité de parler à sa place.
J’imagine combien cette attitude jouant sur les deux tableaux de l’ombre et de la lumière doit irriter Jean Castex sans cesse au charbon, sans que quiconque attache le juste prix à son action. Il faut même le Président pour venir à sa rescousse en le soutenant avec un zeste de condescendance…
Tous ces Français qui sont coupables de cette discrimination irréfutable mais mystérieuse et favorisent cette injustice de la grâce, je les comprends d’autant mieux que, malgré les explications de ce billet, j’en fais partie.
2020 fut l’année Beethoven. Pourtant, il peut illuminer toute une existence
L’année Beethoven s’achève bientôt, mais celui qui disait « la musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie » soutiendra toujours ceux que sa musique, comme il le souhaitait, touche au cœur.
Une révélation à huit ans
J’avais dans les huit ans. J’étais chez des amis. Ils avaient un électrophone Teppaz près duquel était une grande pochette de disque « 33 tours » sur laquelle figurait un visage puissant, cheveux en tempête, et une vigoureuse signature qui me semblait compliquée à l’extrême. J’avais posé machinalement le saphir sur le disque. Après les quelques secondes de craquements caractéristiques du microsillon, les quatre brefs accords de la Cinquième me cueillirent au plus profond de l’être comme une soudaine révélation.
Il est difficile de décrire ce qu’est une « révélation ». Mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Rétrospectivement je pense que, subitement, tout ce qui en moi s’était constitué de trésor de sons, d’images, de sensations et d’interrogations, s’est trouvé comme « précipité », au sens chimique du terme, et révélé, à l’audition de cette bouleversante symphonie.
Une réponse à des questions qu’on ne se posait pas
L’irrésistible progression dynamique de ce premier mouvement m’entraînait comme une vague puissante, toujours plus avant. Je ressentais l’énergie incroyable qui saturait cet univers sonore, et elle prenait aussi, en quelque sorte, possession de moi. J’avais vu, déjà, un vieux film d’Abel Gance, qui s’appelait Un grand amour de Beethoven. Harry Baur y interprétait ce personnage étrange, inquiétant et attendrissant, qui, se promenant dans la campagne, n’entendait pas les bruits de la nature mais de la musique. Et qui s’escrimait comme un possédé sur un piano dont ne sortait pour lui aucun son. Il mourait à la fin du film. Gros plan sur son visage, les yeux éclairés violemment qui s’ouvraient en même temps qu’il lançait un grand cri vers le ciel. Cet épisode, bien que j’en comprisse mal le sens, m’avait profondément troublé.
Et maintenant cette musique m’était une évidence,comme une réponse à des questions que je ne me posais pas. Parce qu’à cet âge on n’a pas de questions, mais des interrogations.
La souffrance vaincue
Beethoven me révélait la beauté et le tragiquede la condition humaine, et, dans le même temps, me disait : « Tu n’es pas seul ». Souffrance, joie, tristesse, espoir, désir, tout ce que j’avais jusqu’alors éprouvé sans pouvoir l’articuler, sans presque le savoir, dans la passivité démunie de l’enfance, tout prenait vie et sens. Ce que j’avais en moi était le lot commun, en tout cas un homme au moins l’avait éprouvé et me le disait.
Et ce message sans mots m’emplissait de joie. La vie s’offrait,infinie de possibilités, exaltante. Et, par delà le bien et le mal, qui m’étaient soudain révélés, était le beau. La vie était forcément belle puisqu’elle pouvait offrir de tels accents, puisque même la souffrance, que je sentais si présente dans ces accords inquiétants et magnifiques, même la souffrance pouvait être vaincue par son expression même.
Jane Birkin a sorti son dernier album « Oh pardon tu dormais » le 11 décembre. Presque un testament pour l’ancienne compagne de Serge Gainsbourg, qui semble enfin avoir trouvé sa place.
Le 11 décembre dernier est sorti le nouvel album de Jane Birkin « Oh pardon tu dormais », superbement mis en musique par Etienne Daho, l’ami de la famille qui a déjà travaillé avec Charlotte et Lou Doillon. Jane aux textes et Daho à la mise en scène. Le résultat ressemble à un album concept.
J’ai employé à dessein le terme de mise ne scène, car le titre est tiré d’une pièce que Birkin avait écrite et interprétée en 1992. Une femme qui pour la dernière fois veut extorquer un « je t’aime » à son homme endormi. Une réponse au « Je t’aime moi non plus » de Gainsbourg ? Cela y ressemble. C’est un autre duo, sur le désamour cette fois, sans gémissements mais tout aussi érotique où se mêlent la voix chaude et retenue de Daho avec celle, plus si cristalline, abîmée par les drames et la vie, de l’ex égérie gainsbourienne.
Presque un testament
Un album qui sonne comme un adieu, presque un testament où Birkin semble régler ses comptes avec son mentor, et qui tourne autour de la mort tragique de sa fille Kate.
Pour la première fois, Jane met des mots sur l’innommable, la mort de son enfant. Il n’existe pas de mot dans la langue française pour désigner des parents qui ont perdu un enfant.
Jane en a mis dans « Cigarette ». Des mots sans fard: « Ma fille s’est foutue en l’air », et d’autres, plus mystérieux, une énumération d’objets ayant appartenu à Kate. Elle a bien retenu la leçon de son maître, car on pense à« Ford Mustang ». Ce titre m’évoque également celui que Gainsbourg avait écrit pour une autre suicidée, Norma Jean Baker dans le sublime album « Baby alone in Babylone ». L’institut médico légal » résonne avec la « morgue de LA ». Deux suicides en écho.
Avec Etienne, tout est devenu possible, il n’a cessé de me bousculer, de faire sortir de moi les peines les plus démentes, tout en restant un gentleman
Cet album n’est qu’un écho, de multiples résonances entre Jane B vingt et un an, et Jane Birkin soixante quatorze ans. Cette dernière signifie à son pygmalion qu’elle n’est plus sa créature Enfin. Dans « F.R.U.I.T », un court dialogue parlé avec Daho, elle dit ne pas pouvoir prononcer les mots « fruit » et « sexe », même sous la torture. Elle qui a si bien joué l’extase dans « Je t’aime moi non plus ». Si Jane fut au service de Gainsbourg, chantait les sentiments exacerbés que l’homme pudique et un tantinet misogyne qu’il était se refusait à chanter, là c’est Daho qui se met à son service pour faire sortir sa part de violence. En effet, elle confie dans une interview à « Madame Figaro » : « Avec Etienne, tout est devenu possible, il n’a cessé de me bousculer, de faire sortir de moi les peines les plus démentes, tout en restant un gentleman. Si j’avais fait ce disque seule, ça aurait été nostalgique, sûrement un peu craintif. Avec lui, qui est passionné, c’est érotique, comme notre duo. »
Daho a en commun avec Gainsbourg le désespoir poli, il chante toujours la tragédie de l’existence sur des mélodies légères. Pour « Cigarette » il a composé un air à la Kurt Weill comme pour éloigner la peine.
Mais cet album reste poignant. Dans « Ghosts », chanté en anglais, Jane évoque et invoque ses morts : « Grand Pa, grand Ma, mother, father, daugther, nephew, husbands cats and dogs .» Comme si elle leur demandait de veiller sur son âme. Dans « Catch me if you can » toujours dans sa langue maternelle, elle s’adresse à sa fille, lui demande de l’aider à supporter ce qui lui reste de vie. Avant de la rejoindre. « Will you protect me from the fear of growing old ; will you help me, will you hold me (..) I’m on my way to you ». Oui cet album est bouleversant.
Jane Birkin a trouvé sa place
Le point culminant en est, à mon sens, le titre : « Je voulais être une telle perfection pour toi », où elle s’adresse sans aucun doute à celui qui restera l’homme de sa vie. Elle est allée si loin pour lui plaire. Elle le tue. En évoquant à la fois les bons souvenirs « comme j’aimais ça, tous les trois ensemble, il te faisait rire, comme j’aimais ça, lui et toi » et la façon qu’elle avait de lui être soumise : « Je vais nulle part je m’échappe pas, je ne bougerai pas jusqu’au lever du jour si tu me le demandes ». Avec la voix chaude de Daho en écho toujours, sur un tempo électro et sensuel, comme une protection face à celui qui est sûrement encore trop présent, qui l’a faite et défaite.
« Je prends trop de place, même pour moi je prends trop de place. ». L’ex fan des sixties s’excusera toujours. Cependant avec cet album qui sera peut-être son dernier, elle impose enfin la femme que la vie aura à la fois gâtée et maltraitée. Jane B anglaise, soixante quatorze ans a enfin trouvé sa place.