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Covid linguistique

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De manière virale, la langue est contaminée à grande vitesse par un vocabulaire ou des tournures qui nous forcent à voir le réel différemment.


Depuis quand « problématique » a systématiquement ou presque remplacé le bon vieux « problème »? Faut-il rappeler que « problématique » signifie l’ensemble des problèmes soulevés par une question et n’était guère utilisé que pour préciser la méthodologie d’une bonne dissertation ? On ne devrait pas lire, par exemple, « Lot et Garonne: la problématique de l’eau » comme je viens de le faire.

Je sais, ça fait vieux con (ou Maitre Capello pour les plus anciens d’entre nous). Mais, pour « impacter », on a laissé faire et on a vu le résultat. Impacter, il y a quoi, quatre ou cinq ans, maximum, qu’il a remplacé « toucher ». On va finir avec des « j’ai été très impacté par la mort de mon ami. »

Le monde, cette start-up

Il ne s’agit même plus du franglais dont Etiemble le premier avait dénoncé les ravages dès… 1964. De ce côté-là, notamment dans le monde du management et de l’entreprise (mais le monde n’est-il pas entrain de devenir une gigantesque start-up ?), la bataille est déjà perdue. Un « appel » est définitivement devenu un « call », c’est-à-dire que l’anglicisation n’a même plus l’excuse de remplacer un mot qui n’aurait pas d’équivalent en français. Alors que l’Académie tente pourtant, régulièrement, de faire preuve d’ingéniosité avec des fortunes diverses pour remplacer le mot anglais par un mot français : « divulgâcher » pour « spoiler », par exemple, c’est-dire raconter la fin d’un roman, d’un film ou d’une série à quelqu’un ne la connaît pas.

La chose est plus grave qu’elle en a l’air

Non, cette fois-ci, c’est notre propre langue qui s’auto-intoxique elle-même quand non seulement on a des « problématiques » devant la météo qui « impacte » les transports et qu’on se souhaite quand même une « belle » journée, une « belle » année comme si « bonne » ne suffisait plus.

Tester, tracer, isoler?

Alors,  comme diraient les stratèges de l’épidémie, il faudrait tester, tracer, isoler si on ne veut pas se retrouver coincé dans la novlangue post-technocratique des chaines infos, des politiques de second ordre, des managers et autres « communicants ». Parce qu’un jour, quand les bars seront rouverts, un honnête bistrotier de Coudekerque-Branche vous dira « J’ai une problématique avec la pression » et vous répondrez, sans même vous en rendre compte « Moi qui rêvais d’une mousse bien fraîche. Ça va m’impacter le moral. »

A lire ensuite: Aya Nakamura, le grand remplacement lexical?

Oui, tester, tracer, isoler et, éventuellement, ouvrir des centres de rééducation linguistique pour les patients zéro. Parce que la chose est plus grave qu’elle en a l’air.

On ne pense pas en dehors des mots expliquait le philosophe Wittgenstein et on voit bien que se laisser par lassitude, habitude ou inattention, imposer des mots, c’est se laisser imposer une manière de penser. Cette défiguration de la langue peut servir à manipuler tout en masquant l’incompétence, le vide ou le mensonge de tous ceux qui ont intérêt à vous faire entrer dans leur vision du monde et vous la faire accepter malgré vous. Point besoin de police politique pour cela. L’envahissement médiatique dans nos vies des chaines infos ou des réseaux sociaux suffit : ça parle et ça écrit vingt-quatre heures sur vingt-quatre…

Désintoxication

Il y a bien un moyen de se désintoxiquer, malgré tout, et ce moyen c’est la littérature ou la poésie. La langue qui s’y déploie n’est pas une langue zombie. On y retrouve la beauté du monde et un ciel dégagé pour les émotions et la pensée. Mallarmé voulait ainsi redonner « un sens plus pur aux mots de la tribu » ou comme le disait Kafka, « faire un bond hors des rangs du meurtrier. »

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F le Maudit


La leçon de M le maudit, le chef-d’oeuvre de Fritz Lang, c’est que lynchage n’est pas justice et que tout le monde a le droit au droit – même Peter Lorre en assassin de petites filles. Cette leçon, qu’Alain Finkielkraut a expliquée à David Pujadas, indiffère tous les aboyeurs qui ont crié haro sur un de nos plus éminents penseurs.


Un ami (et qui le restera, quoi qu’il fasse ou dise, sinon nous ne sommes pas des amis) disait récemment :

« Notre époque dévore goulûment un M le Maudit par trimestre. […] M le Maudit est un film génial de Fritz Lang. Et M le Maudit, c’est du lourd. Cet homme est un tueur de petites filles. Parce qu’il terrorise la ville, il dérange les truands dans leurs entreprises. Ceux-ci réussissent à le capturer, et au terme d’un procès expéditif, ils l’exécutent. Et ce qu’on peut retenir de ce film, c’est deux choses. Ce n’est jamais un progrès, mais une régression, quand une société fait ou refait son unité autour du sacrifice d’une victime expiatoire, cette victime fût-elle coupable… Et quand la justice sort du prétoire, elle sort en même temps de la civilisation. »

Rafraîchissons les souvenirs de ceux qui ne sont pas des cinéphiles avertis. Fritz Lang était viennois. Il a fait la guerre de 1914-1918 côté prussien et été blessé deux fois. En 1926, il réalise le chef-d’œuvre du cinéma expressionniste muet, Metropolis, et en 1931 le chef-d’œuvre du cinéma expressionniste parlant, M le Maudit.

Qu’est-ce que ? La traque d’un assassin – aucun doute sur sa culpabilité – par d’autres assassins que l’enquête policière dérange dans leur business. Au premier degré, le film s’inspire de l’affaire du vampire de Düsseldorf. Mais c’est un tribunal de truands qui juge le génial Peter Lorre. Le premier titre du film était Mörder unter uns (« Les assassins sont parmi nous ») : quelques années plus tard, les nazis se réveilleront et interdiront le film, comprenant qu’il est une métaphore de l’ordre ignoble qu’ils sont en train d’instaurer. Et Lang s’exilera aux États-Unis.

Vous entendez bien ? M est assimilé par Lang à ceux que SA et SS pourchassent. Il eût été plus simple – digne d’un film français contemporain, de ceux qui saupoudrent le récit d’un pourcentage calculé a priori de femmes, de Noirs, de musulmans, d’homosexuels et de handicapés – de faire de la victime un brave type. Mais Lang voit plus loin : tout le monde, dit-il, a droit à un procès décent ; a droit à une présomption d’innocence ; a droit à un avocat. Tout le monde a droit au Droit.

Le lynchage n’est pas la justice, qu’il s’opère dans une ville de la « Frontière », dans les bas-fonds de l’Allemagne nazifiée ou sur les réseaux sociaux. Qui ne comprend que l’expression « le tribunal du net » est une contradiction dans les termes – comme la fameuse « raison du plus fort » de La Fontaine ?

Mais nous vivons une époque formidable où tout le monde se met dans la peau de la victime, et personne dans celle des juges, des jurés – ou des coupables. Lang avait visé juste en faisant de son héros un tueur de petites filles : l’enfance est le tabou ultime, dans notre société gavée de permissivité et de voyeurisme. Pas de prescription pour les violeurs, les tripoteurs d’enfants, pour tous ceux qui ont offensé en quelque manière l’innocence enfantine, ou supposée telle : nous sommes retournés en arrière, quand les ligues de vertu accusaient Freud de prêter une sexualité aux enfants – et si vous affirmiez que vous n’en aviez pas, à 3 ans, à 5 ans, à 10 ans ou à 13, vous êtes affligés d’un Alzheimer régressif précoce.

Pourquoi ce cours sur un film magnifique et d’une grande clarté dans son ambiguïté même ? Parce que justement nous ne sommes plus habitués à regarder des chefs-d’œuvre ni à écouter des analyses qui dépassent le niveau de la réaction épidermique. Un penseur comme Alain Finkielkraut (le voilà donc lâché, ce nom infamant !), qui a dans son petit doigt plus d’intelligence que moi dans toute ma carcasse – ce qui laisse une foule de gens très loin derrière –, nous raconte M le Maudit à propos d’une affaire de mœurs dont il est le premier à dire qu’elle est lamentable, mais dont il demande qu’elle passe par le filtre du Droit et non de l’émotion des hilotes. C’est que le film – c’est là la capacité des chefs-d’œuvre – parle à 2021 comme il parlait à son époque quatre-vingt-dix ans auparavant. Oui – encore faut-il l’entendre.

Personne n’a jamais dit que les agissements d’Olivier Duhamel, qu’il a implicitement avoués, n’étaient pas répréhensibles. Personne n’a jamais suggéré qu’un adulte peut impunément s’offrir n’importe quel mineur. Mais à moins d’appartenir à la société la plus hypocrite ou la plus imbécile, nous savions, bien avant que Nabokov écrive Lolita, qu’il y a des pièges adolescents dans lesquels peuvent tomber des adultes. Que les perversions sont monnaie courante – y compris chez les gens de grande vertu. Et que condamner d’un coup l’un de nos plus éminents penseurs sur une phrase saisie hors contexte, en le vouant aux gémonies et en supprimant l’émission à laquelle il participe, c’est alors, comme dit Platon, « en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie ».

Le président mexicain, leader d’un monde libre du sanitarisme?


La stratégie ahurissante d’Andrés Manuel López Obrador contre l’ordre sanitaire


Dans les médias hispanophones surtout, on s’est beaucoup moqué de l’approche du président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, relative à la crise sanitaire. En début de crise, celui que l’on surnomme AMLO avait entre autres déclaré qu’il utilisait des amulettes pour se protéger du virus, une sortie on ne peut plus populiste dans un pays profondément superstitieux. Sa déclaration a fait le tour du monde. 

Récemment, l’homme de gauche à l’ancienne (une gauche plus économique que woke) en rajoutait en déclarant qu’il avait contracté le virus parce qu’il devait travailler comme des millions de Mexicains. «Nous ne pouvons pas vivre enfermés», a-t-il aussi lancé à un journaliste qui le questionnait, avant d’ajouter qu’il ne porterait pas le masque. «Je ne suis plus contagieux», s’est-il justifié. Ainsi, Andrés Manuel López Obrador apparaissait comme l’homme fort de la situation pouvant braver toutes les tempêtes. 

Le confinement est pire que le virus 

Contrairement à ce que prétend la majeure partie de l’opinion médiatique au Mexique, la politique d’AMLO face au virus n’est pas bête, mais bien calculée. Derrière son apparence de naïveté se trouve une lecture assez fine de la situation. Le président est bien conscient que de rigides mesures de confinement feraient beaucoup plus de mal à son pays que le virus lui-même. C’est une réalité chaque jour plus évidente dans les pays du tiers-monde, et même dans plusieurs pays occidentaux où les ravages psychologiques seront peut-être encore plus funestes que les ravages économiques.

A lire aussi: Covid-19, le temps des charlatans

Il est vrai que le Mexique est l’un des trois pays les plus touchés au monde par le Covid-19 en termes de morts. Le virus y frappe très fort en raison des problèmes endémiques d’obésité, d’hypertension et de diabète, entre autres enjeux de santé publique. De manière générale, les Mexicains ne sont pas en très bonne forme, une réalité favorisée par la consommation excessive de boissons gazeuses et un régime alimentaire assez riche. Si des complications dues au Covid-19 ont fait plus de 170 000 morts en terre aztèque, 40 000 décès annuels étaient déjà attribuables à la consommation de refrescos comme le Coca-Cola, et près de 40 000 autres sont causés par homicide. 

À combien s’élèvera le nombre de meurtres à la fin de l’année, s’il fallait que l’économie continue son déclin en raison des mesures sanitaires? Si on les empêchait de sortir, combien de Mexicains n’auraient plus les moyens de nourrir leur famille, alors qu’une grande part de l’économie se déroule dans la rue?

«Reste chez toi», oui… mais pas tout le temps 

Andrés Manuel López Obrador joue en fait sur deux tableaux. Si AMLO donne tous ses points de presse devant le mot d’ordre national qui est de rester à la maison (Quédate en tu casa), il s’emploie régulièrement à relativiser le message de son propre gouvernement. Il apparaît aussi souvent comme l’antithèse du maire de Mexico, Claudia Sheinbaum, une femme qui aime arborer le masque, même en parlant, et qui pourtant appartient au même parti politique (MORENA).

Contrairement au premier ministre québécois, François Legault, AMLO a aussi choisi de ne pas jouer la carte de la culpabilisation. Il a fait le choix de ne pas initier une chasse aux boucs émissaires trahissant son absence de réel contrôle sur la situation. Le fantasme de l’Homme-Dieu pouvant casser toutes les vagues n’est pas pour lui. Le destin des citoyens est davantage entre les mains de la Virgen qu’entre les siennes, d’autant plus qu’il reste réalistement à la tête d’un État central au pouvoir défaillant.

Les traditions d’abord

Pour AMLO, les gens qui contractent le virus ne sont pas des «covidiots» ou d’autres indésirables, mais des gens qui doivent sortir travailler et qui au fond d’eux, veulent continuer à faire société. Ceux qui ne respectent pas les règles à la lettre ne sont pas des citoyens à réprimer, mais des gens qui veulent continuer à vivre. À vivre en Mexicains et non en zombies aseptisés, dans un pays où le colonialisme sanitaire venu du Nord tuerait d’immenses monuments de la culture comme la cuisine de rue. 

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Mexico, mai 2020. Marco Ugarte/ AP Sipa. Numéro de reportage : AP22452369_000016

Les Mexicains sont prêts à porter le masque dans la rue et les commerces, mais pas à renoncer à leur mode de vie. La nuance est importante. Xénophiles, ils se croient la risée mondiale de cette crise, mais ne savent pas que leur réticence à se plier aveuglément aux consignes est un modèle pour des millions d’Occidentaux. Et leur président, peut-être un leader inespéré du monde libre.

Le relativisme, suicide de la raison

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Quand la réalité redevient un enjeu


À partir du moment où on a accepté l’idée qu’il n’y avait pas de vérité absolue et que la réalité n’existait pas en tant que telle mais qu’elle était dépendante du regard qu’on portait sur elle, à partir du moment où on a accepté ce relativisme-là, il devenait évident qu’on allait pouvoir affirmer que la réalité était utilisée par les dominants pour asseoir leur pouvoir.

Les Lumières s’éteignent

La réalité devient alors un enjeu : étant le produit d’une idéologie, on peut lui opposer une autre idéologie. Ainsi, peu à peu, sous l’influence de ce qui restait des idées marxistes sur l’histoire et la société, il est devenu facile de dire que cette réalité qui nous est présentée n’est pas la vérité mais la vision que veulent nous présenter les dominants pour asseoir leur domination sur les dominés. Tout est ouvert alors pour toute affirmation exprimée par lesdits dominés. La vérité devient un terrain de combat où s’affrontent différentes vérités dont l’une doit l’emporter sur les autres. Comme dans tout totalitarisme on pourra inventer une réalité, une science socialiste à la Lyssenko, une science nazie opposée à une science juive, dire que la paix c’est la guerre et inversement comme dans le 1984 de George Orwell.

Les affirmations les plus délirantes peuvent être émises, à partir du moment où elles sont utiles dans le combat. L’histoire aurait été écrite par l’homme blanc au service du patriarcat, l’hétérosexualité serait un mythe construit comme le genre lui-même. On peut alors réécrire la biologie, la science, l’histoire et pire encore faire disparaître toute trace de cette histoire qui n’est pas la vérité mais une construction sociale au service d’une oppression. On ouvre ainsi la voie à des superstitions d’un autre âge qui ont pour elles l’avantage du nombre et de la force.

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Comment résister à ce relativisme qui devient dominant en Occident dans le monde académique et qui supprimant tout universalisme fait éteindre les Lumières qui furent une acquisition difficile face à l’obscurantisme religieux ? L’être humain est avide de ce qui peut lui donner un sens. Dans une époque troublée et chaotique comme la nôtre, les certitudes même régressives et illusoires peuvent l’emporter sur ce socle péniblement construit de la raison et de l’universel.

La réalité peut être découverte grâce au débat

Il y a trente ans environ, pour faire face aux violences et à l’insécurité qui déchiraient déjà notre société, j’ai inventé une approche de psychologie politique clinique que j’ai baptisée à l’époque thérapie sociale en souvenir d’actions qui avaient été conduites par des héritiers de Freud et de Mélanie Klein inquiets comme Freud lui-même l’avait écrit dans « Malaise dans la civilisation » de ce qu’on pouvait appeler des pathologies sociales pouvant provoquer la destruction de l’humanité.

Cette thérapie sociale avait au départ pour objet de comprendre et de prévenir les phénomènes de violence et de haine qui désagrégeaient le tissu social. Bien vite, il m’est apparu que la violence était une solution plutôt qu’un problème et qu’elle permettait d’obtenir des résultats et des acquisitions à partir d’une vision folle de soi-même et des autres. Des actions de thérapie sociale ont été menées en France et à l’étranger pour réunir et tenter de réconcilier des personnes et des groupes opposés par des visions différentes de la réalité qui les poussaient à des affrontements au lieu de chercher ensemble le bien commun. Le processus de thérapie sociale qui les aidait à retrouver de la confiance en eux et dans les autres leur permettait de parler avec franchise de leur vécu réel et de donner des informations sur la réalité qu’ils détenaient au lieu d’opposer les uns aux autres leurs idéologies, leur victimisation et leurs accusations parfois paranoïaques. Ainsi, ensemble, ils découvraient la réalité en recollant tous les bouts d’informations dont chacun disposait. La thérapie sociale devenait alors une sorte de révélation pour chacun de la réalité dans toute sa complexité et sa richesse.

A lire aussi, du même auteur: À propos de « La familia grande »… et de son époque

La réalité existe et elle peut être connue par le débat, un débat qui doit être accompagné pour aider la prise de parole et la capacité à supporter le conflit. C’est cette recherche en commun de la réalité qui permet d’éviter les délires idéologiques qui ne sont pas vrais mais qui sont utiles pour déployer des violences et soutenir un pouvoir sur les autres. Comme le disait Jules Romains au plus fort de la Deuxième Guerre mondiale, « nous sommes payés pour savoir que la jeunesse d’un peuple s’empoisonne avec facilité, et qu’ensuite cela peut coûter cher, et à ce peuple, et à la civilisation générale. » 

Pierre-Guillaume de Roux, le dernier prince des Lettres

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Pierre-Guillaume de Roux (1963-2021), notre ami et éditeur, s’est éteint vendredi dernier


Avez-vous déjà entendu rire, vraiment rire, le seigneur de la rue de Richelieu ? Je le vois encore, enfoui dans son fauteuil, encombré par ses longues jambes, protégé sous une barricade de manuscrits dans son bureau-capharnaüm de la rive Droite, le téléphone crépitant, recevant les auteurs réfractaires et moquant notre déplorable époque, les coteries en place, ses confrères malfaisants, les journaux complices, la lente disparition de l’écrit, l’art délicat d’éditer sans s’endetter et perpétuant ainsi la tradition familiale, d’une maison insoumise et bordélique ayant le goût du beau texte en héritage. J’ai eu ce bonheur-là, faire partie de cette famille de proscrits. Les bannis ont toujours fière allure quand la mitraille sévit de toute part. Ses auteurs portent cette légion d’honneur-là, sur la poitrine, celle d’avoir participé à une aventure éditoriale dingue ne répondant à aucune norme actuelle, se foutant éperdument d’un système oppresseur et s’amusant de leur propre audace, quitte à la payer cher médiatiquement. Je veux garder, aujourd’hui, le souvenir non pas du lettré ou de l’homme engagé, plutôt celui du passeur rieur et partageur, de sa gourmandise érudite qui me manque déjà tant. 

Une incarnation du monde d’avant

Derrière l’image figée de ce grand échalas en duffle-coat, figure hiératique de l’édition, bon fils aimant, fidèle en amitié, incarnation du monde d’avant, je veux me souvenir de son rire gamin. Il pouffait élégamment en rentrant la tête dans ses épaules, se contorsionnant à l’extrême. Je veux me souvenir de ce sale gosse à particules qui n’aimait rien d’autre que bousculer les mollesses du temps présent, qu’éperonner les certitudes, que faire éclore des manuscrits inconnus, que donner sa chance à l’incongru et au fantasque, aux réprouvés et aux marginaux. Adolescents, nous avions tous le fantasme d’une littérature guidant la Nation, il était et restera à jamais le dépositaire de ce rêve impossible. Nous savions que dans la nuit noire, au royaume des truqueurs, existait un éditeur parisien qui, après trois décennies dans ce métier éprouvant pour les nerfs et les bourses, s’émerveillait encore pour un roman, un essai, des chroniques, de la poésie ou des portraits épars. 

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Au prix d’efforts et face à des cabales indignes, il avançait toujours avec peu de moyens financiers, sans œillères et sans mitaines, dans le marigot de l’édition. Il avait l’œil et le doigté pour déceler dans une œuvre, l’éclat intérieur et son indicible lyre. Il fut un découvreur de talents, un agrégateur de mouvements, un activateur des mémoires enfouies, une borne autour de laquelle, des auteurs forts différents aux parcours politiques parfois opposés gravitaient. Une famille recomposée qui s’entendait sur un seul sujet : la qualité d’un texte. Son rythme et son fracas. Sa portée et son onde nostalgique. Pierre-Guillaume était de ces chevaliers qui savaient le combat perdu d’avance, mais qui ne résistait pas au plaisir d’entrer dans un jeu corrompu. 

Un travail d’artisan

Nous sommes loin des gestionnaires avisés et des modérateurs de pensée, des catalogues calibrés comme des émissions de télé et des progressistes affairistes. Pierre-Guillaume haïssait les meutes. Il sera toujours temps, après le chagrin, de faire le bilan, de louer son travail admirable d’artisan, son style sûr, son catalogue foutraque constitué en seulement une dizaine d’années, son absence de barrière idéologique et sa sainte liberté de publier sans se préoccuper des nuisibles au pouvoir. Il en fallait du courage et de l’énergie pour supporter tant d’infamies. D’autres que moi parleront mieux de son passage chez Bourgois, à la Table Ronde, au Rocher ou Julliard, de son regard sur Pound ou Jünger, de l’héritage intellectuel laissé par son père, Dominique de Roux, de ce fil invisible qui sous-tend toute une vie professionnelle. Je veux me rappeler surtout du plaisir enfantin qu’il avait, à la lecture d’un manuscrit. Et puis, le remercier une dernière fois pour ce voyage dans le passé, grâce à lui, je suis monté dans la machine à remonter le temps. Je savais qu’en grimpant l’étroit escalier menant à son bureau, j’allais atteindre une contrée sauvage et mystérieuse où les mots reprendraient naturellement leur pouvoir sur les êtres, où la fiction construirait mon imaginaire. Là-haut, la littérature m’attendait. Là-haut, un homme qui avait tout lu, hors des modes absurdes, me sourirait et me dirait d’entrer. Pierre-Guillaume nous a permis de toucher cette éternité-là.

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Olivier Duhamel, une disgrâce


Accusé d’avoir abusé de son beau-fils dans un livre écrit par la sœur de la victime[tooltips content= »Camille Kouchner, La Familia grande, Seuil, 2021. »](1)[/tooltips], le politologue Olivier Duhamel a démissionné de toutes ses fonctions officielles. Une déchéance – politique, morale, médiatique. Peut-on mettre des mots sur un silence, une ignominie, un secret? Peut-on sans l’excuser oser dire « je » à sa place?


On ne va pas dresser le catalogue de mes impiétés et de mes dédains – on n’est pas au Flore !

Désormais, je serai invisible.

Vous m’imaginez défendre mon cas devant Pujadas à LCI ou bien méditer sur le thème de « L’inceste à travers les âges » à Sciences-Po ? J’ai rangé ma toque de consultant et de jurisconsulte dans l’armoire… familiale ? Non, j’évite ce mot ces temps-ci.

Que voulez-vous savoir que vous ne sachiez déjà ? Je suis veuf et intouchable. Je suis puissant. Je suis riche. Je suis mort. Politiquement, moralement, médiatiquement, point final.

Dieu sait que j’ai aimé le silence, les intrigues, le secret – les tapis rouges. Les corridors du pouvoir. Les honneurs. J’étais fêté, flatté, craint. J’ai savouré mon pouvoir comme un privilège héréditaire, recevant et distribuant les faveurs avec la morgue d’un scribe de Pharaon et la brutalité d’un parrain de la mafia. Je suis de gauche, pas vous ?… Je ne nie pas ma noirceur, j’ai toujours eu le don de m’absoudre afin de renaître.

Rideau.

Il y a de l’ivresse dans la disgrâce, savez-vous, une forme de vérité qui vous brûle la joue comme une claque.

Me voici devenu un mauvais génie, prisonnier d’une lampe, enfermé à jamais dans un livre que je n’ai pas écrit et qui me désigne sans me nommer. Non, je ne l’ai pas lu, je ne le lirai pas, peu importe que ce soit ou non un bon livre – il y a cette façon d’épauler, de viser, de tirer vite et juste, bien joué Camille ! Une fois pour toutes, c’est écrit, imprimé, rien ne s’effacera de ça.

Que dire ? C’est violent, c’est soudain, ça fait mal. Il suffit d’un agenouillement, d’un regard, d’une rougeur au visage pour que… Je revois des nuits d’été, des verres qui se brisent comme des éclats de rire, des corps frêles, des froissements, des choses inadmissibles et douces, mais je ne me souviens de rien. De quoi devrais-je me souvenir ? Pas de regrets. Tout se passe dans une région de moi où je ne suis pas.

Frédéric Ferney.  © Hannah ASSOULINE
Frédéric Ferney. © Hannah ASSOULINE

Et pourtant son regard à lui ne me quitte pas.

Je suis né le 2 mai 1950 à Neuilly-sur-Seine. Cette année-là, Staline et Mao signent un pacte d’alliance au Kremlin, c’est la guerre en Corée. J’aime l’Histoire – la conflictualité, la controverse, les litiges. Et l’esprit des lois – je suis un juriste, bon sang ! Nous sommes en France, et je suis Taureau, rompu au combat quoique placide, ne craignant ni une joute ni un bel esclandre – ma force, ma fragilité aussi, c’est le cou, la nuque, la gorge ; je suis sanguin, généreux, têtu, terrien, bûcheur, pragmatique.

Quel gâchis !

Aujourd’hui, je tourne en rond dans mon bocal – j’étais un squale, je suis changé en poisson rouge. Tout ce à quoi on s’oblige pendant des années pour se plier à une certaine image de soi, c’est fini, bon débarras ! Les déjeuners au Siècle, les congrès à Marrakech, les conférences rue Saint-Guillaume, etc. Je ne suis pas si malheureux d’être affranchi de toutes ces simagrées.

Vous souriez ? Vous avez raison. Tout ça, les idées, l’argent, le sexe, ce sont des flux, des courants, des flèches. Des pulsions qu’il faut savoir anticiper, élucider, prédire. Contenir ? Vous plaisantez. Ce n’est que ça, la politique. On devient courtisan, conseiller du Prince, ministre. On veut parvenir, on a du talent, on se déprave un peu – et l’on parvient. On y devient féroce comme Macron, qui peine à égaler Mitterrand.

Moi, j’ai presque réussi.

C’est étrange, cette pierre que j’avais sur le cœur a disparu, ça fait un grand vide, là. Reste la stupeur, puis l’orgueil dérisoire d’être soi, soudain, de n’être que soi – enfin et désespérément soi.

Mon vice me distingue, m’écarte, me protège. Je vais apprendre à me contempler. Vivre goutte à goutte, boire les heures, éponger le temps. Je n’aurai plus sommeil avant longtemps. Quand je publierai mes mémoires, ha ! la mère en prescrira la lecture à son garçon.

L’âme, sujet délicat. Ai-je égaré la mienne ?

L’âme, c’est ce qui dit non quand le corps dit oui, ce qui refuse de posséder quand le corps veut prendre. Il n’y a pas d’âme vile, mais parfois, hélas, on manque d’âme – dès lors on s’absente, on s’enfonce, on se damne.

Les mains veulent voir, les yeux veulent caresser. Saisir, déshabiller, pétrir, pénétrer, étreindre. Dame Nature n’est pas celle que vous croyez, gentils lecteurs de Télérama ! Vous n’avez pas lu Spinoza ? Nul ne sait ce que peut un corps

Je sais, c’est ignoble.

Je ne vous fais pas peur au moins ?

Je n’échapperai pas ce soir à une mauvaise rencontre devant ma glace, à ce face-à-face longtemps esquivé, accepté, fui, repris, rompu avec moi-même. Une bête butée, insensible au fouet. C’est moi, cela ? Pourquoi faut-il que j’aime ce qui me tue – et que je tue ceux que j’aime ? J’ai toute une vie pour y songer.

Mes rares amis affichent bravement leur sympathie. Jusqu’à quand ? Je n’attends rien de ceux qui se sont déjà éloignés, je connaissais leurs noms. Je suis devenu encombrant – radioactif ! Un emblème de la trahison des élites. Vous avez vu les sondages ? La curée ! Je suscite un effroi unanime ; j’ai commis l’irréparable, j’ai bravé l’interdit suprême – l’inceste du second degré, pour un agrégé de Droit, c’est le pompon !

L’amour est à la fois un sentiment noble et une passion dégueulasse, vous ne le saviez pas ? Pour les médias, quelle aubaine – c’est du Mauriac sans cette odeur de bénitier que j’exècre. Mieux que Polanski ou Woody Allen – dites-moi, je suis quand même moins lourd que DSK, non ?

J’ai fait pire, je sais.

Je ne suis pas cruel pourtant, je suis tragique.

Plus que le pouvoir et l’argent, c’est la hauteur de ma dégringolade qui me sépare de vous. Je repense bêtement à Fouquet, le grand argentier du roi, jeté dans un donjon et condamné à l’oubli. Déchu ou bien seulement étonné, interdit, incrédule ?

J’avoue.

Jamais je n’aurai compris la colère de ceux qui m’aimaient.

 

Post-scriptum. Un remords me vient qui est de ne pas en éprouver davantage. Je me demande qui vous a le plus déçu : moi ou François Hollande ?

Michel Mourlet, notre Parménide

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Cinéphile, mémorialiste, romancier, critique de haute culture, Michel Mourlet n’a cessé d’écrire en homme qui ne se fie qu’à son goût.


Avec Une Vie en liberté (Séguier), ses mémoires publiés en 2016, Michel Mourlet s’amusait à évoquer les « heureuses rencontres » d’une vie bien remplie. Auteur vers 1960 du manifeste des Mac-Mahoniens, phalange de cinéphiles en rupture avec la « bien-pensance » cinéphilique de l’époque (ces jeunes gens, dont Alfred Eibel et Bertrand Tavernier, adulaient Lang, Losey, Preminger et Walsh – et non Antonioni ou Hitchcock), Michel Mourlet est aussi romancier, salué par Fraigneau et Morand. Et homme de théâtre, critique, spécialiste de la télévision, éditeur indépendant de livres et de revues (la fameuse revue non-conformiste Matulu !), défenseur de la langue française, et même acteur de cinéma (dans A bout de souffle)…

Ludique et désenchanté

Surtout, ce disciple contemporain de Parménide incarne d’une manière éminemment française celui qui refuse de marcher en file indienne, « ludique et désenchanté, grave et désinvolte ». Deux livres récents permettent de mieux connaître cet esprit indépendant. Le cinéphile d’antan tout d’abord avec Survivant de l’âge d’or, un recueil d’inédits, études et entretiens datant des années 1970-2020, où Michel Mourlet évoque, dans le désordre, Rossellini et Cecil B. DeMille ; ses amis Rohmer et Cottafavi, Astruc et Sautet ; Fellini et Tarantino, deux cinéastes qu’il goûte peu ; et Godard, jugé surfait sauf dans Pierrot le fou.

A lire aussi: Thomas Bernhard, ou l’opposition permanente

Le critique littéraire ensuite avec la troisième édition revue et augmentée de ses Ecrivains de France. XXème siècle, dont j’ai le bonheur de posséder les trois éditions ornées d’amicaux envois. Cela fait bientôt vingt-cinq ans que j’ai reçu cet essai si personnel, magnifique galerie d’écrivains salués avec une savante amitié et dédié à Michel Déon.

De Chardonne à Montherlant

Anouilh l’hurluberlu, si longtemps tenu sous le boisseau malgré ses cinquante pièces, dont Antigone et Ornifle ou le courant d’air. Beckett, l’aboulique suprême. Bernanos, l’intransigeant, toujours déçu par les faits et n’aimant que les causes perdues. Chardonne, « l’un des plus parfaits produits de l’âme française ». Claudel, « molosse de la foi ». Déon, bien sûr, dont Mourlet dit l’importance du tout grand roman qu’est Un Déjeuner de soleil. Le regretté Dupré. Fraigneau, le phénix, qui connut le purgatoire et la renaissance de son vivant, un peu comme Morand (hélas ! absent de ce livre). Tant d’autres, de Giraudoux à Toulet, sans oublier Montherlant, interrogé peu avant son suicide et qui confie sa douleur de vivre dans un monde où tout le blesse.

Deux bijoux de haute culture, deux exemples d’une réjouissante liberté d’esprit.

Michel Mourlet, Survivant de l’âge d’or. Textes et entretiens sur le cinéma 1970-2020, Editions de Paris.

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Stefan Zweig et l’appel des ténèbres

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Le billet du vaurien


Rien n’est plus simple, ni plus naturel que de mourir. Certains paniquent à l’idée qu’ils vont quitter la scène. D’autres voient dans la mort une remise de peine. Mais elle permettra à chacun de rompre avec la monotonie du quotidien. Voilà qui est au moins à porter à son crédit. C’est ce que je me disais en lisant la première page d’un texte prémonitoire de mon cher Stefan Zweig : L’uniformisation du monde, publié en édition bilingue par les éditions Allia. Outre son intérêt intrinsèque, il présente un double avantage. Son prix d’abord : 3 Euros. Et son nombre de pages : 43. Ce qui est bref et bon est deux fois bon : on ne le répétera jamais assez.

L'écrivain Roland Jaccard Photographe : Hannah Assouline
L’écrivain Roland Jaccard Photographe : Hannah Assouline

La monotonie du monde

En 1926, voici ce qu’écrit Stefan Zweig : « Malgré tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. » Tout est dit. Celui qui n’a pas ressenti cela vient sans doute d’une planète étrangère et je crains fort de n’avoir pas grand-chose à lui dire. Je le laisserai donc s’émerveiller tout en étant excédé – mais je n’en laisserai rien paraître – par la joie qu’il éprouve à découvrir partout et toujours du neuf, là où je ne vois qu’une morne répétition.

A lire aussi, Roland Jaccard: Le monde n’est pas fait pour nous

Il est vrai qu’il y a chez nos contemporains, comme l’écrit encore Zweig, un appétit féroce pour la monotonie, appétit conforté par la mondialisation. Paradoxalement, lui qui fut et qui reste un des auteurs les plus lus dans le monde entier, avait le sentiment que tout ce qu’il écrivait n’était qu’un bout de papier lancé contre un ouragan. « À vrai dire, note-t-il encore, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. »

La fuite en nous-mêmes

La plupart des humains n’ont pas conscience d’être devenus des particules. Ils se jettent dans l’esclavage et tout appel à l’individualisme n’est qu’arrogance et prétention. Il ne nous reste qu’un recours, un unique recours : la fuite, la fuite en nous-même. Ne se révélera-t-elle pas, elle aussi, vaine, comme en témoigne le suicide de Stefan Zweig, après une ultime partie d’échecs. L’appel des ténèbres, si typiquement viennois, ne l’a pas épargné. Nul ne peut dire s’il faut s’en réjouir ou le déplorer.

Mafalda, c’est moi!

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Profitez des vacances d’hiver pour vous offrir une séance de Quinothérapie!


Les grands auteurs, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. On y revient toujours, un peu par fatigue intellectuelle et surtout, par nécessité de s’oxygéner l’esprit. Les moralistes sont des baromètres à disposition des pauvres, seuls instruments qui échappent (encore) au regard de l’Etat et des banques. Dernier refuge avant la liquidation totale et la désintégration du Moi. Ces gens-là mesurent la pression du groupe sur notre système nerveux, les résistances de l’individu face à la meute et la capacité des peuples à gérer l’abîme. Sans eux, le supplice serait, sans doute, interminable. Ces amuseurs aux textes courts nous aident à supporter la nocivité du quotidien et tous les emmerdeurs qui l’accompagnent.

© Glénat
© Glénat

Mafalda, une Cioran de dix ans

Dans la liste des moralistes qui ont façonné notre détachement et notre distance rieuses, Mafalda ne nous décevra jamais. Cette Cioran de six ans, partageant la passion de la couleur rouge avec le Cardinal de Bernis et la formule expéditive avec la Rochefoucauld est trop souvent réduite à son humanisme béat. Ses hautes valeurs la desservent aujourd’hui où le bien a gagné la bataille idéologique. Sa lucidité sentencieuse nous rappelle parfois certains médecins invités sur les plateaux de télévision. N’est-elle pas l’icône de l’ONU, la messagère de la Paix, la fan des Beatles et la barrière (d’un mètre seulement) à toutes les dictatures, surtout celles d’imposer la soupe aux repas ?

A lire aussi, du même auteur: BD: Claire Bretécher est partie il y a un an déjà…

Née en 1964, Mafalda a revêtu les combats progressistes du XXème siècle, elle a dénoncé les affameurs et les profiteurs, les salisseurs et les contempteurs de la mouise générale. De la protection de l’enfance à l’environnement, elle a été l’égérie des bonnes causes et la caution des adultes à se dédouaner du réel. Ses yeux fixes et ses cheveux en bataille nous auront alerté sur tous les maux de la société. Cette lanceuse avant l’heure fut notre mauvaise conscience. Son âge, sa taille et sa nationalité argentine la rendaient inattaquable aux yeux d’un occidental confortablement installé dans la croissance économique. Qui aurait été chercher des noises à une gamine vivant dans l’enfer des dévaluations monétaires et des arrestations arbitraires ?

Mafalda, causeuse professionnelle

A force de la canoniser, on a fini par oublier la corrosivité de ses réparties, leur poésie radicale et cette amertume entre chien et loup qui saisit son lecteur. Avec Mafalda, la réalité sociale n’est pas seulement prétexte à une dénonciation facile, elle est une matière vivante qui sert à exprimer toutes sortes d’opinion, des plus pures aux plus iconoclastes. Avec Mafalda, toutes les interrogations et les pensées intérieures s’emboîtent comme un jeu de construction. Elle boit pas, elle flingue pas, mais elle cause de tout, à tort et à travers. Cette liberté-là n’a pas de prix. Quino, son créateur disparu à l’automne dernier, avait arrêté de la dessiner en 1973. Elle fut une victime collatérale de la crise pétrolière. Cette enfant de la scoumoune, héritière des Peanuts et de Montaigne est très différente de notre petit Nicolas même si elle vit comme lui, entourée d’une mère et d’un père aimants. Le garçonnet de Sempé passerait à côté pour un benêt magistral. Il ne s’intéresse à rien, pas même à la philosophie ou à la métaphysique. Il n’a aucun avis sur la Chine et les dérives du capitalisme. Quand il s’amuse avec ses copains dans un terrain vague, Mafalda la verbeuse devise sur la fragilité de la démocratie et les affres de la modernité, avec une drôlerie incandescente, simplement assise sur le trottoir. Son intelligence nous agace et nous régale.

Mafalda, c’est nous

On devrait la mettre au programme de l’ENA. Car ses maximes sont des balises dans l’Océan : « Le drame, quand on est président, c’est que si on entreprend de résoudre les problèmes, on n’a plus le temps de gouverner » ou « S’il y a une chose que je ne peux pas supporter, c’est de gaspiller mon subconscient en rêvant des inepties ». Cette surdouée de l’auto-analyse n’en demeure pas moins une enfant au milieu d’autres enfants. Leurs interactions comme disent les savants sont une source inépuisable de joutes oratoires délirantes. L’héroïne de bande-dessinée a notamment pour ami, l’entreprenant Manolito, Bernard Tapie miniature à la coupe en brosse âgé de six ans, décomplexé avec la valeur d’échange dont le rêve est de créer « une chaîne de magasins géants avec de grandes vitrines, beaucoup d’aluminium, beaucoup de moquette, beaucoup de classe, beaucoup de luxe » à son effigie. Quant à sa copine Susanita (Marthe Villalonga dans Un Eléphant) obnubilée par l’idée du mariage et amoureuse du rouge à lèvres, elle ose déclarer : « Tu sais, Mafalda, mon fils sera médecin » ou « Le téléphone est encore en panne à la maison. J’en ai marre de vivre dans un pays sous-développé ! » Mafalda, c’est moi, c’est nous, dans notre désir de comprendre la complexité du monde, puis d’abandonner cette lubie idiote et de se ruer sur un hamburger moelleux.

Mafalda Intégrale de Quino – Glénat

© Glénat
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Pierre-Guillaume de Roux contre l’asservissement des esprits

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L’éditeur Pierre-Guillaume de Roux est décédé à 57 ans


Mon cher Pierre-Guillaume, tu n’étais pas seulement mon éditeur : tu étais un ami au cœur pur, et l’un des alliés les plus fervents qu’il m’ait été donné de rencontrer. Depuis quelque temps, je ne pouvais plus me défendre contre l’idée insistante que nous ne nous reverrions plus. Et voilà que d’une seconde à l’autre, en début d’après-midi, cette intuition tourmenteuse est devenue couperet. Ma tristesse est immense.

Nous ne perdons pas seulement un homme de conviction et de culture : c’est aussi une fenêtre ouverte sur le large qui se referme, et donc un surcroît de désespérance et de pestilence dans l’air ambiant.

A lire aussi: De Rodenbach à Jean Ray, ce que nous devons à la littérature belge

Tu auras déployé une magnifique énergie combative pendant toutes ces années. Les vents étaient contraires, les marées sans pitié. Chaque fois que tu me téléphonais (et j’admirais que tu prennes ainsi ton temps, que tu baguenaudes à travers l’actualité, alors que des tâches de toutes sortes te requéraient, sans parler des chiens de garde du caporalisme intellectuel qui te harcelaient et t’obligeaient à des efforts épuisants), la conversation se terminait par ces mots de ta part : « Le combat continue, mon cher Pierre ». J’entendais le sourire confiant dans ta voix. Le combat, de toute évidence, sera plus difficile sans toi. Mais je peux t’assurer qu’il continuera : contre la veulerie des âmes, contre l’asservissement des esprits, contre l’impotence satisfaite des cœurs. Et tu peux être convaincu que j’y prendrai part plus que jamais.

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Covid linguistique

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Jacques Capelovici sur le plateau de l'émission "Francophonissime" sur TF1, en 1980 © GUIS/TF1/SIPA Numéro de reportage : TF135001465_000001

De manière virale, la langue est contaminée à grande vitesse par un vocabulaire ou des tournures qui nous forcent à voir le réel différemment.


Depuis quand « problématique » a systématiquement ou presque remplacé le bon vieux « problème »? Faut-il rappeler que « problématique » signifie l’ensemble des problèmes soulevés par une question et n’était guère utilisé que pour préciser la méthodologie d’une bonne dissertation ? On ne devrait pas lire, par exemple, « Lot et Garonne: la problématique de l’eau » comme je viens de le faire.

Je sais, ça fait vieux con (ou Maitre Capello pour les plus anciens d’entre nous). Mais, pour « impacter », on a laissé faire et on a vu le résultat. Impacter, il y a quoi, quatre ou cinq ans, maximum, qu’il a remplacé « toucher ». On va finir avec des « j’ai été très impacté par la mort de mon ami. »

Le monde, cette start-up

Il ne s’agit même plus du franglais dont Etiemble le premier avait dénoncé les ravages dès… 1964. De ce côté-là, notamment dans le monde du management et de l’entreprise (mais le monde n’est-il pas entrain de devenir une gigantesque start-up ?), la bataille est déjà perdue. Un « appel » est définitivement devenu un « call », c’est-à-dire que l’anglicisation n’a même plus l’excuse de remplacer un mot qui n’aurait pas d’équivalent en français. Alors que l’Académie tente pourtant, régulièrement, de faire preuve d’ingéniosité avec des fortunes diverses pour remplacer le mot anglais par un mot français : « divulgâcher » pour « spoiler », par exemple, c’est-dire raconter la fin d’un roman, d’un film ou d’une série à quelqu’un ne la connaît pas.

La chose est plus grave qu’elle en a l’air

Non, cette fois-ci, c’est notre propre langue qui s’auto-intoxique elle-même quand non seulement on a des « problématiques » devant la météo qui « impacte » les transports et qu’on se souhaite quand même une « belle » journée, une « belle » année comme si « bonne » ne suffisait plus.

Tester, tracer, isoler?

Alors,  comme diraient les stratèges de l’épidémie, il faudrait tester, tracer, isoler si on ne veut pas se retrouver coincé dans la novlangue post-technocratique des chaines infos, des politiques de second ordre, des managers et autres « communicants ». Parce qu’un jour, quand les bars seront rouverts, un honnête bistrotier de Coudekerque-Branche vous dira « J’ai une problématique avec la pression » et vous répondrez, sans même vous en rendre compte « Moi qui rêvais d’une mousse bien fraîche. Ça va m’impacter le moral. »

A lire ensuite: Aya Nakamura, le grand remplacement lexical?

Oui, tester, tracer, isoler et, éventuellement, ouvrir des centres de rééducation linguistique pour les patients zéro. Parce que la chose est plus grave qu’elle en a l’air.

On ne pense pas en dehors des mots expliquait le philosophe Wittgenstein et on voit bien que se laisser par lassitude, habitude ou inattention, imposer des mots, c’est se laisser imposer une manière de penser. Cette défiguration de la langue peut servir à manipuler tout en masquant l’incompétence, le vide ou le mensonge de tous ceux qui ont intérêt à vous faire entrer dans leur vision du monde et vous la faire accepter malgré vous. Point besoin de police politique pour cela. L’envahissement médiatique dans nos vies des chaines infos ou des réseaux sociaux suffit : ça parle et ça écrit vingt-quatre heures sur vingt-quatre…

Désintoxication

Il y a bien un moyen de se désintoxiquer, malgré tout, et ce moyen c’est la littérature ou la poésie. La langue qui s’y déploie n’est pas une langue zombie. On y retrouve la beauté du monde et un ciel dégagé pour les émotions et la pensée. Mallarmé voulait ainsi redonner « un sens plus pur aux mots de la tribu » ou comme le disait Kafka, « faire un bond hors des rangs du meurtrier. »

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F le Maudit

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M le Maudit, Fritz Lang, 1931.

La leçon de M le maudit, le chef-d’oeuvre de Fritz Lang, c’est que lynchage n’est pas justice et que tout le monde a le droit au droit – même Peter Lorre en assassin de petites filles. Cette leçon, qu’Alain Finkielkraut a expliquée à David Pujadas, indiffère tous les aboyeurs qui ont crié haro sur un de nos plus éminents penseurs.


Un ami (et qui le restera, quoi qu’il fasse ou dise, sinon nous ne sommes pas des amis) disait récemment :

« Notre époque dévore goulûment un M le Maudit par trimestre. […] M le Maudit est un film génial de Fritz Lang. Et M le Maudit, c’est du lourd. Cet homme est un tueur de petites filles. Parce qu’il terrorise la ville, il dérange les truands dans leurs entreprises. Ceux-ci réussissent à le capturer, et au terme d’un procès expéditif, ils l’exécutent. Et ce qu’on peut retenir de ce film, c’est deux choses. Ce n’est jamais un progrès, mais une régression, quand une société fait ou refait son unité autour du sacrifice d’une victime expiatoire, cette victime fût-elle coupable… Et quand la justice sort du prétoire, elle sort en même temps de la civilisation. »

Rafraîchissons les souvenirs de ceux qui ne sont pas des cinéphiles avertis. Fritz Lang était viennois. Il a fait la guerre de 1914-1918 côté prussien et été blessé deux fois. En 1926, il réalise le chef-d’œuvre du cinéma expressionniste muet, Metropolis, et en 1931 le chef-d’œuvre du cinéma expressionniste parlant, M le Maudit.

Qu’est-ce que ? La traque d’un assassin – aucun doute sur sa culpabilité – par d’autres assassins que l’enquête policière dérange dans leur business. Au premier degré, le film s’inspire de l’affaire du vampire de Düsseldorf. Mais c’est un tribunal de truands qui juge le génial Peter Lorre. Le premier titre du film était Mörder unter uns (« Les assassins sont parmi nous ») : quelques années plus tard, les nazis se réveilleront et interdiront le film, comprenant qu’il est une métaphore de l’ordre ignoble qu’ils sont en train d’instaurer. Et Lang s’exilera aux États-Unis.

Vous entendez bien ? M est assimilé par Lang à ceux que SA et SS pourchassent. Il eût été plus simple – digne d’un film français contemporain, de ceux qui saupoudrent le récit d’un pourcentage calculé a priori de femmes, de Noirs, de musulmans, d’homosexuels et de handicapés – de faire de la victime un brave type. Mais Lang voit plus loin : tout le monde, dit-il, a droit à un procès décent ; a droit à une présomption d’innocence ; a droit à un avocat. Tout le monde a droit au Droit.

Le lynchage n’est pas la justice, qu’il s’opère dans une ville de la « Frontière », dans les bas-fonds de l’Allemagne nazifiée ou sur les réseaux sociaux. Qui ne comprend que l’expression « le tribunal du net » est une contradiction dans les termes – comme la fameuse « raison du plus fort » de La Fontaine ?

Mais nous vivons une époque formidable où tout le monde se met dans la peau de la victime, et personne dans celle des juges, des jurés – ou des coupables. Lang avait visé juste en faisant de son héros un tueur de petites filles : l’enfance est le tabou ultime, dans notre société gavée de permissivité et de voyeurisme. Pas de prescription pour les violeurs, les tripoteurs d’enfants, pour tous ceux qui ont offensé en quelque manière l’innocence enfantine, ou supposée telle : nous sommes retournés en arrière, quand les ligues de vertu accusaient Freud de prêter une sexualité aux enfants – et si vous affirmiez que vous n’en aviez pas, à 3 ans, à 5 ans, à 10 ans ou à 13, vous êtes affligés d’un Alzheimer régressif précoce.

Pourquoi ce cours sur un film magnifique et d’une grande clarté dans son ambiguïté même ? Parce que justement nous ne sommes plus habitués à regarder des chefs-d’œuvre ni à écouter des analyses qui dépassent le niveau de la réaction épidermique. Un penseur comme Alain Finkielkraut (le voilà donc lâché, ce nom infamant !), qui a dans son petit doigt plus d’intelligence que moi dans toute ma carcasse – ce qui laisse une foule de gens très loin derrière –, nous raconte M le Maudit à propos d’une affaire de mœurs dont il est le premier à dire qu’elle est lamentable, mais dont il demande qu’elle passe par le filtre du Droit et non de l’émotion des hilotes. C’est que le film – c’est là la capacité des chefs-d’œuvre – parle à 2021 comme il parlait à son époque quatre-vingt-dix ans auparavant. Oui – encore faut-il l’entendre.

Personne n’a jamais dit que les agissements d’Olivier Duhamel, qu’il a implicitement avoués, n’étaient pas répréhensibles. Personne n’a jamais suggéré qu’un adulte peut impunément s’offrir n’importe quel mineur. Mais à moins d’appartenir à la société la plus hypocrite ou la plus imbécile, nous savions, bien avant que Nabokov écrive Lolita, qu’il y a des pièges adolescents dans lesquels peuvent tomber des adultes. Que les perversions sont monnaie courante – y compris chez les gens de grande vertu. Et que condamner d’un coup l’un de nos plus éminents penseurs sur une phrase saisie hors contexte, en le vouant aux gémonies et en supprimant l’émission à laquelle il participe, c’est alors, comme dit Platon, « en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie ».

Le président mexicain, leader d’un monde libre du sanitarisme?

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Le président Andres Manuel Lopez Obrador présente un graphique affichant les disponibilités des lits dans les hôpitaux du Mexique, décembre 2020 © Marco Ugarte/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22523504_000003

La stratégie ahurissante d’Andrés Manuel López Obrador contre l’ordre sanitaire


Dans les médias hispanophones surtout, on s’est beaucoup moqué de l’approche du président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, relative à la crise sanitaire. En début de crise, celui que l’on surnomme AMLO avait entre autres déclaré qu’il utilisait des amulettes pour se protéger du virus, une sortie on ne peut plus populiste dans un pays profondément superstitieux. Sa déclaration a fait le tour du monde. 

Récemment, l’homme de gauche à l’ancienne (une gauche plus économique que woke) en rajoutait en déclarant qu’il avait contracté le virus parce qu’il devait travailler comme des millions de Mexicains. «Nous ne pouvons pas vivre enfermés», a-t-il aussi lancé à un journaliste qui le questionnait, avant d’ajouter qu’il ne porterait pas le masque. «Je ne suis plus contagieux», s’est-il justifié. Ainsi, Andrés Manuel López Obrador apparaissait comme l’homme fort de la situation pouvant braver toutes les tempêtes. 

Le confinement est pire que le virus 

Contrairement à ce que prétend la majeure partie de l’opinion médiatique au Mexique, la politique d’AMLO face au virus n’est pas bête, mais bien calculée. Derrière son apparence de naïveté se trouve une lecture assez fine de la situation. Le président est bien conscient que de rigides mesures de confinement feraient beaucoup plus de mal à son pays que le virus lui-même. C’est une réalité chaque jour plus évidente dans les pays du tiers-monde, et même dans plusieurs pays occidentaux où les ravages psychologiques seront peut-être encore plus funestes que les ravages économiques.

A lire aussi: Covid-19, le temps des charlatans

Il est vrai que le Mexique est l’un des trois pays les plus touchés au monde par le Covid-19 en termes de morts. Le virus y frappe très fort en raison des problèmes endémiques d’obésité, d’hypertension et de diabète, entre autres enjeux de santé publique. De manière générale, les Mexicains ne sont pas en très bonne forme, une réalité favorisée par la consommation excessive de boissons gazeuses et un régime alimentaire assez riche. Si des complications dues au Covid-19 ont fait plus de 170 000 morts en terre aztèque, 40 000 décès annuels étaient déjà attribuables à la consommation de refrescos comme le Coca-Cola, et près de 40 000 autres sont causés par homicide. 

À combien s’élèvera le nombre de meurtres à la fin de l’année, s’il fallait que l’économie continue son déclin en raison des mesures sanitaires? Si on les empêchait de sortir, combien de Mexicains n’auraient plus les moyens de nourrir leur famille, alors qu’une grande part de l’économie se déroule dans la rue?

«Reste chez toi», oui… mais pas tout le temps 

Andrés Manuel López Obrador joue en fait sur deux tableaux. Si AMLO donne tous ses points de presse devant le mot d’ordre national qui est de rester à la maison (Quédate en tu casa), il s’emploie régulièrement à relativiser le message de son propre gouvernement. Il apparaît aussi souvent comme l’antithèse du maire de Mexico, Claudia Sheinbaum, une femme qui aime arborer le masque, même en parlant, et qui pourtant appartient au même parti politique (MORENA).

Contrairement au premier ministre québécois, François Legault, AMLO a aussi choisi de ne pas jouer la carte de la culpabilisation. Il a fait le choix de ne pas initier une chasse aux boucs émissaires trahissant son absence de réel contrôle sur la situation. Le fantasme de l’Homme-Dieu pouvant casser toutes les vagues n’est pas pour lui. Le destin des citoyens est davantage entre les mains de la Virgen qu’entre les siennes, d’autant plus qu’il reste réalistement à la tête d’un État central au pouvoir défaillant.

Les traditions d’abord

Pour AMLO, les gens qui contractent le virus ne sont pas des «covidiots» ou d’autres indésirables, mais des gens qui doivent sortir travailler et qui au fond d’eux, veulent continuer à faire société. Ceux qui ne respectent pas les règles à la lettre ne sont pas des citoyens à réprimer, mais des gens qui veulent continuer à vivre. À vivre en Mexicains et non en zombies aseptisés, dans un pays où le colonialisme sanitaire venu du Nord tuerait d’immenses monuments de la culture comme la cuisine de rue. 

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Mexico, mai 2020. Marco Ugarte/ AP Sipa. Numéro de reportage : AP22452369_000016

Les Mexicains sont prêts à porter le masque dans la rue et les commerces, mais pas à renoncer à leur mode de vie. La nuance est importante. Xénophiles, ils se croient la risée mondiale de cette crise, mais ne savent pas que leur réticence à se plier aveuglément aux consignes est un modèle pour des millions d’Occidentaux. Et leur président, peut-être un leader inespéré du monde libre.

Le relativisme, suicide de la raison

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Image d'illustration David Clode / Unsplash

Quand la réalité redevient un enjeu


À partir du moment où on a accepté l’idée qu’il n’y avait pas de vérité absolue et que la réalité n’existait pas en tant que telle mais qu’elle était dépendante du regard qu’on portait sur elle, à partir du moment où on a accepté ce relativisme-là, il devenait évident qu’on allait pouvoir affirmer que la réalité était utilisée par les dominants pour asseoir leur pouvoir.

Les Lumières s’éteignent

La réalité devient alors un enjeu : étant le produit d’une idéologie, on peut lui opposer une autre idéologie. Ainsi, peu à peu, sous l’influence de ce qui restait des idées marxistes sur l’histoire et la société, il est devenu facile de dire que cette réalité qui nous est présentée n’est pas la vérité mais la vision que veulent nous présenter les dominants pour asseoir leur domination sur les dominés. Tout est ouvert alors pour toute affirmation exprimée par lesdits dominés. La vérité devient un terrain de combat où s’affrontent différentes vérités dont l’une doit l’emporter sur les autres. Comme dans tout totalitarisme on pourra inventer une réalité, une science socialiste à la Lyssenko, une science nazie opposée à une science juive, dire que la paix c’est la guerre et inversement comme dans le 1984 de George Orwell.

Les affirmations les plus délirantes peuvent être émises, à partir du moment où elles sont utiles dans le combat. L’histoire aurait été écrite par l’homme blanc au service du patriarcat, l’hétérosexualité serait un mythe construit comme le genre lui-même. On peut alors réécrire la biologie, la science, l’histoire et pire encore faire disparaître toute trace de cette histoire qui n’est pas la vérité mais une construction sociale au service d’une oppression. On ouvre ainsi la voie à des superstitions d’un autre âge qui ont pour elles l’avantage du nombre et de la force.

A lire aussi: Le «Bondy Blog» et Edwy Plenel, une histoire d’amour jamais déçu

Comment résister à ce relativisme qui devient dominant en Occident dans le monde académique et qui supprimant tout universalisme fait éteindre les Lumières qui furent une acquisition difficile face à l’obscurantisme religieux ? L’être humain est avide de ce qui peut lui donner un sens. Dans une époque troublée et chaotique comme la nôtre, les certitudes même régressives et illusoires peuvent l’emporter sur ce socle péniblement construit de la raison et de l’universel.

La réalité peut être découverte grâce au débat

Il y a trente ans environ, pour faire face aux violences et à l’insécurité qui déchiraient déjà notre société, j’ai inventé une approche de psychologie politique clinique que j’ai baptisée à l’époque thérapie sociale en souvenir d’actions qui avaient été conduites par des héritiers de Freud et de Mélanie Klein inquiets comme Freud lui-même l’avait écrit dans « Malaise dans la civilisation » de ce qu’on pouvait appeler des pathologies sociales pouvant provoquer la destruction de l’humanité.

Cette thérapie sociale avait au départ pour objet de comprendre et de prévenir les phénomènes de violence et de haine qui désagrégeaient le tissu social. Bien vite, il m’est apparu que la violence était une solution plutôt qu’un problème et qu’elle permettait d’obtenir des résultats et des acquisitions à partir d’une vision folle de soi-même et des autres. Des actions de thérapie sociale ont été menées en France et à l’étranger pour réunir et tenter de réconcilier des personnes et des groupes opposés par des visions différentes de la réalité qui les poussaient à des affrontements au lieu de chercher ensemble le bien commun. Le processus de thérapie sociale qui les aidait à retrouver de la confiance en eux et dans les autres leur permettait de parler avec franchise de leur vécu réel et de donner des informations sur la réalité qu’ils détenaient au lieu d’opposer les uns aux autres leurs idéologies, leur victimisation et leurs accusations parfois paranoïaques. Ainsi, ensemble, ils découvraient la réalité en recollant tous les bouts d’informations dont chacun disposait. La thérapie sociale devenait alors une sorte de révélation pour chacun de la réalité dans toute sa complexité et sa richesse.

A lire aussi, du même auteur: À propos de « La familia grande »… et de son époque

La réalité existe et elle peut être connue par le débat, un débat qui doit être accompagné pour aider la prise de parole et la capacité à supporter le conflit. C’est cette recherche en commun de la réalité qui permet d’éviter les délires idéologiques qui ne sont pas vrais mais qui sont utiles pour déployer des violences et soutenir un pouvoir sur les autres. Comme le disait Jules Romains au plus fort de la Deuxième Guerre mondiale, « nous sommes payés pour savoir que la jeunesse d’un peuple s’empoisonne avec facilité, et qu’ensuite cela peut coûter cher, et à ce peuple, et à la civilisation générale. » 

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Pierre-Guillaume de Roux, le dernier prince des Lettres

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L'éditeur Pierre-Guillaume de Roux sur le plateau de TV LIbertés, novembre 2017. Image: Capture d'écran TV LIbertés.

Pierre-Guillaume de Roux (1963-2021), notre ami et éditeur, s’est éteint vendredi dernier


Avez-vous déjà entendu rire, vraiment rire, le seigneur de la rue de Richelieu ? Je le vois encore, enfoui dans son fauteuil, encombré par ses longues jambes, protégé sous une barricade de manuscrits dans son bureau-capharnaüm de la rive Droite, le téléphone crépitant, recevant les auteurs réfractaires et moquant notre déplorable époque, les coteries en place, ses confrères malfaisants, les journaux complices, la lente disparition de l’écrit, l’art délicat d’éditer sans s’endetter et perpétuant ainsi la tradition familiale, d’une maison insoumise et bordélique ayant le goût du beau texte en héritage. J’ai eu ce bonheur-là, faire partie de cette famille de proscrits. Les bannis ont toujours fière allure quand la mitraille sévit de toute part. Ses auteurs portent cette légion d’honneur-là, sur la poitrine, celle d’avoir participé à une aventure éditoriale dingue ne répondant à aucune norme actuelle, se foutant éperdument d’un système oppresseur et s’amusant de leur propre audace, quitte à la payer cher médiatiquement. Je veux garder, aujourd’hui, le souvenir non pas du lettré ou de l’homme engagé, plutôt celui du passeur rieur et partageur, de sa gourmandise érudite qui me manque déjà tant. 

Une incarnation du monde d’avant

Derrière l’image figée de ce grand échalas en duffle-coat, figure hiératique de l’édition, bon fils aimant, fidèle en amitié, incarnation du monde d’avant, je veux me souvenir de son rire gamin. Il pouffait élégamment en rentrant la tête dans ses épaules, se contorsionnant à l’extrême. Je veux me souvenir de ce sale gosse à particules qui n’aimait rien d’autre que bousculer les mollesses du temps présent, qu’éperonner les certitudes, que faire éclore des manuscrits inconnus, que donner sa chance à l’incongru et au fantasque, aux réprouvés et aux marginaux. Adolescents, nous avions tous le fantasme d’une littérature guidant la Nation, il était et restera à jamais le dépositaire de ce rêve impossible. Nous savions que dans la nuit noire, au royaume des truqueurs, existait un éditeur parisien qui, après trois décennies dans ce métier éprouvant pour les nerfs et les bourses, s’émerveillait encore pour un roman, un essai, des chroniques, de la poésie ou des portraits épars. 

A lire aussi: Richard Millet: hideux silence

Au prix d’efforts et face à des cabales indignes, il avançait toujours avec peu de moyens financiers, sans œillères et sans mitaines, dans le marigot de l’édition. Il avait l’œil et le doigté pour déceler dans une œuvre, l’éclat intérieur et son indicible lyre. Il fut un découvreur de talents, un agrégateur de mouvements, un activateur des mémoires enfouies, une borne autour de laquelle, des auteurs forts différents aux parcours politiques parfois opposés gravitaient. Une famille recomposée qui s’entendait sur un seul sujet : la qualité d’un texte. Son rythme et son fracas. Sa portée et son onde nostalgique. Pierre-Guillaume était de ces chevaliers qui savaient le combat perdu d’avance, mais qui ne résistait pas au plaisir d’entrer dans un jeu corrompu. 

Un travail d’artisan

Nous sommes loin des gestionnaires avisés et des modérateurs de pensée, des catalogues calibrés comme des émissions de télé et des progressistes affairistes. Pierre-Guillaume haïssait les meutes. Il sera toujours temps, après le chagrin, de faire le bilan, de louer son travail admirable d’artisan, son style sûr, son catalogue foutraque constitué en seulement une dizaine d’années, son absence de barrière idéologique et sa sainte liberté de publier sans se préoccuper des nuisibles au pouvoir. Il en fallait du courage et de l’énergie pour supporter tant d’infamies. D’autres que moi parleront mieux de son passage chez Bourgois, à la Table Ronde, au Rocher ou Julliard, de son regard sur Pound ou Jünger, de l’héritage intellectuel laissé par son père, Dominique de Roux, de ce fil invisible qui sous-tend toute une vie professionnelle. Je veux me rappeler surtout du plaisir enfantin qu’il avait, à la lecture d’un manuscrit. Et puis, le remercier une dernière fois pour ce voyage dans le passé, grâce à lui, je suis monté dans la machine à remonter le temps. Je savais qu’en grimpant l’étroit escalier menant à son bureau, j’allais atteindre une contrée sauvage et mystérieuse où les mots reprendraient naturellement leur pouvoir sur les êtres, où la fiction construirait mon imaginaire. Là-haut, la littérature m’attendait. Là-haut, un homme qui avait tout lu, hors des modes absurdes, me sourirait et me dirait d’entrer. Pierre-Guillaume nous a permis de toucher cette éternité-là.

Ma dernière séance : Marielle, Broca et Belmondo

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Olivier Duhamel, une disgrâce

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© Soleil

Accusé d’avoir abusé de son beau-fils dans un livre écrit par la sœur de la victime[tooltips content= »Camille Kouchner, La Familia grande, Seuil, 2021. »](1)[/tooltips], le politologue Olivier Duhamel a démissionné de toutes ses fonctions officielles. Une déchéance – politique, morale, médiatique. Peut-on mettre des mots sur un silence, une ignominie, un secret? Peut-on sans l’excuser oser dire « je » à sa place?


On ne va pas dresser le catalogue de mes impiétés et de mes dédains – on n’est pas au Flore !

Désormais, je serai invisible.

Vous m’imaginez défendre mon cas devant Pujadas à LCI ou bien méditer sur le thème de « L’inceste à travers les âges » à Sciences-Po ? J’ai rangé ma toque de consultant et de jurisconsulte dans l’armoire… familiale ? Non, j’évite ce mot ces temps-ci.

Que voulez-vous savoir que vous ne sachiez déjà ? Je suis veuf et intouchable. Je suis puissant. Je suis riche. Je suis mort. Politiquement, moralement, médiatiquement, point final.

Dieu sait que j’ai aimé le silence, les intrigues, le secret – les tapis rouges. Les corridors du pouvoir. Les honneurs. J’étais fêté, flatté, craint. J’ai savouré mon pouvoir comme un privilège héréditaire, recevant et distribuant les faveurs avec la morgue d’un scribe de Pharaon et la brutalité d’un parrain de la mafia. Je suis de gauche, pas vous ?… Je ne nie pas ma noirceur, j’ai toujours eu le don de m’absoudre afin de renaître.

Rideau.

Il y a de l’ivresse dans la disgrâce, savez-vous, une forme de vérité qui vous brûle la joue comme une claque.

Me voici devenu un mauvais génie, prisonnier d’une lampe, enfermé à jamais dans un livre que je n’ai pas écrit et qui me désigne sans me nommer. Non, je ne l’ai pas lu, je ne le lirai pas, peu importe que ce soit ou non un bon livre – il y a cette façon d’épauler, de viser, de tirer vite et juste, bien joué Camille ! Une fois pour toutes, c’est écrit, imprimé, rien ne s’effacera de ça.

Que dire ? C’est violent, c’est soudain, ça fait mal. Il suffit d’un agenouillement, d’un regard, d’une rougeur au visage pour que… Je revois des nuits d’été, des verres qui se brisent comme des éclats de rire, des corps frêles, des froissements, des choses inadmissibles et douces, mais je ne me souviens de rien. De quoi devrais-je me souvenir ? Pas de regrets. Tout se passe dans une région de moi où je ne suis pas.

Frédéric Ferney.  © Hannah ASSOULINE
Frédéric Ferney. © Hannah ASSOULINE

Et pourtant son regard à lui ne me quitte pas.

Je suis né le 2 mai 1950 à Neuilly-sur-Seine. Cette année-là, Staline et Mao signent un pacte d’alliance au Kremlin, c’est la guerre en Corée. J’aime l’Histoire – la conflictualité, la controverse, les litiges. Et l’esprit des lois – je suis un juriste, bon sang ! Nous sommes en France, et je suis Taureau, rompu au combat quoique placide, ne craignant ni une joute ni un bel esclandre – ma force, ma fragilité aussi, c’est le cou, la nuque, la gorge ; je suis sanguin, généreux, têtu, terrien, bûcheur, pragmatique.

Quel gâchis !

Aujourd’hui, je tourne en rond dans mon bocal – j’étais un squale, je suis changé en poisson rouge. Tout ce à quoi on s’oblige pendant des années pour se plier à une certaine image de soi, c’est fini, bon débarras ! Les déjeuners au Siècle, les congrès à Marrakech, les conférences rue Saint-Guillaume, etc. Je ne suis pas si malheureux d’être affranchi de toutes ces simagrées.

Vous souriez ? Vous avez raison. Tout ça, les idées, l’argent, le sexe, ce sont des flux, des courants, des flèches. Des pulsions qu’il faut savoir anticiper, élucider, prédire. Contenir ? Vous plaisantez. Ce n’est que ça, la politique. On devient courtisan, conseiller du Prince, ministre. On veut parvenir, on a du talent, on se déprave un peu – et l’on parvient. On y devient féroce comme Macron, qui peine à égaler Mitterrand.

Moi, j’ai presque réussi.

C’est étrange, cette pierre que j’avais sur le cœur a disparu, ça fait un grand vide, là. Reste la stupeur, puis l’orgueil dérisoire d’être soi, soudain, de n’être que soi – enfin et désespérément soi.

Mon vice me distingue, m’écarte, me protège. Je vais apprendre à me contempler. Vivre goutte à goutte, boire les heures, éponger le temps. Je n’aurai plus sommeil avant longtemps. Quand je publierai mes mémoires, ha ! la mère en prescrira la lecture à son garçon.

L’âme, sujet délicat. Ai-je égaré la mienne ?

L’âme, c’est ce qui dit non quand le corps dit oui, ce qui refuse de posséder quand le corps veut prendre. Il n’y a pas d’âme vile, mais parfois, hélas, on manque d’âme – dès lors on s’absente, on s’enfonce, on se damne.

Les mains veulent voir, les yeux veulent caresser. Saisir, déshabiller, pétrir, pénétrer, étreindre. Dame Nature n’est pas celle que vous croyez, gentils lecteurs de Télérama ! Vous n’avez pas lu Spinoza ? Nul ne sait ce que peut un corps

Je sais, c’est ignoble.

Je ne vous fais pas peur au moins ?

Je n’échapperai pas ce soir à une mauvaise rencontre devant ma glace, à ce face-à-face longtemps esquivé, accepté, fui, repris, rompu avec moi-même. Une bête butée, insensible au fouet. C’est moi, cela ? Pourquoi faut-il que j’aime ce qui me tue – et que je tue ceux que j’aime ? J’ai toute une vie pour y songer.

Mes rares amis affichent bravement leur sympathie. Jusqu’à quand ? Je n’attends rien de ceux qui se sont déjà éloignés, je connaissais leurs noms. Je suis devenu encombrant – radioactif ! Un emblème de la trahison des élites. Vous avez vu les sondages ? La curée ! Je suscite un effroi unanime ; j’ai commis l’irréparable, j’ai bravé l’interdit suprême – l’inceste du second degré, pour un agrégé de Droit, c’est le pompon !

L’amour est à la fois un sentiment noble et une passion dégueulasse, vous ne le saviez pas ? Pour les médias, quelle aubaine – c’est du Mauriac sans cette odeur de bénitier que j’exècre. Mieux que Polanski ou Woody Allen – dites-moi, je suis quand même moins lourd que DSK, non ?

J’ai fait pire, je sais.

Je ne suis pas cruel pourtant, je suis tragique.

Plus que le pouvoir et l’argent, c’est la hauteur de ma dégringolade qui me sépare de vous. Je repense bêtement à Fouquet, le grand argentier du roi, jeté dans un donjon et condamné à l’oubli. Déchu ou bien seulement étonné, interdit, incrédule ?

J’avoue.

Jamais je n’aurai compris la colère de ceux qui m’aimaient.

 

Post-scriptum. Un remords me vient qui est de ne pas en éprouver davantage. Je me demande qui vous a le plus déçu : moi ou François Hollande ?

Michel Mourlet, notre Parménide

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Michel Mourlet en 2016 © Photographe : Hannah Assouline

Cinéphile, mémorialiste, romancier, critique de haute culture, Michel Mourlet n’a cessé d’écrire en homme qui ne se fie qu’à son goût.


Avec Une Vie en liberté (Séguier), ses mémoires publiés en 2016, Michel Mourlet s’amusait à évoquer les « heureuses rencontres » d’une vie bien remplie. Auteur vers 1960 du manifeste des Mac-Mahoniens, phalange de cinéphiles en rupture avec la « bien-pensance » cinéphilique de l’époque (ces jeunes gens, dont Alfred Eibel et Bertrand Tavernier, adulaient Lang, Losey, Preminger et Walsh – et non Antonioni ou Hitchcock), Michel Mourlet est aussi romancier, salué par Fraigneau et Morand. Et homme de théâtre, critique, spécialiste de la télévision, éditeur indépendant de livres et de revues (la fameuse revue non-conformiste Matulu !), défenseur de la langue française, et même acteur de cinéma (dans A bout de souffle)…

Ludique et désenchanté

Surtout, ce disciple contemporain de Parménide incarne d’une manière éminemment française celui qui refuse de marcher en file indienne, « ludique et désenchanté, grave et désinvolte ». Deux livres récents permettent de mieux connaître cet esprit indépendant. Le cinéphile d’antan tout d’abord avec Survivant de l’âge d’or, un recueil d’inédits, études et entretiens datant des années 1970-2020, où Michel Mourlet évoque, dans le désordre, Rossellini et Cecil B. DeMille ; ses amis Rohmer et Cottafavi, Astruc et Sautet ; Fellini et Tarantino, deux cinéastes qu’il goûte peu ; et Godard, jugé surfait sauf dans Pierrot le fou.

A lire aussi: Thomas Bernhard, ou l’opposition permanente

Le critique littéraire ensuite avec la troisième édition revue et augmentée de ses Ecrivains de France. XXème siècle, dont j’ai le bonheur de posséder les trois éditions ornées d’amicaux envois. Cela fait bientôt vingt-cinq ans que j’ai reçu cet essai si personnel, magnifique galerie d’écrivains salués avec une savante amitié et dédié à Michel Déon.

De Chardonne à Montherlant

Anouilh l’hurluberlu, si longtemps tenu sous le boisseau malgré ses cinquante pièces, dont Antigone et Ornifle ou le courant d’air. Beckett, l’aboulique suprême. Bernanos, l’intransigeant, toujours déçu par les faits et n’aimant que les causes perdues. Chardonne, « l’un des plus parfaits produits de l’âme française ». Claudel, « molosse de la foi ». Déon, bien sûr, dont Mourlet dit l’importance du tout grand roman qu’est Un Déjeuner de soleil. Le regretté Dupré. Fraigneau, le phénix, qui connut le purgatoire et la renaissance de son vivant, un peu comme Morand (hélas ! absent de ce livre). Tant d’autres, de Giraudoux à Toulet, sans oublier Montherlant, interrogé peu avant son suicide et qui confie sa douleur de vivre dans un monde où tout le blesse.

Deux bijoux de haute culture, deux exemples d’une réjouissante liberté d’esprit.

Michel Mourlet, Survivant de l’âge d’or. Textes et entretiens sur le cinéma 1970-2020, Editions de Paris.

Survivant de l'âge d'or: Textes et entretiens sur le cinéma 1970-2020

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Ecrivains de France XXème siècle, France Univers.

Écrivains de France XXe siècle: Troisième édition augmentée

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Stefan Zweig et l’appel des ténèbres

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L'écrivain Stefan Zweig (1881-1942). Photo: D.R.

Le billet du vaurien


Rien n’est plus simple, ni plus naturel que de mourir. Certains paniquent à l’idée qu’ils vont quitter la scène. D’autres voient dans la mort une remise de peine. Mais elle permettra à chacun de rompre avec la monotonie du quotidien. Voilà qui est au moins à porter à son crédit. C’est ce que je me disais en lisant la première page d’un texte prémonitoire de mon cher Stefan Zweig : L’uniformisation du monde, publié en édition bilingue par les éditions Allia. Outre son intérêt intrinsèque, il présente un double avantage. Son prix d’abord : 3 Euros. Et son nombre de pages : 43. Ce qui est bref et bon est deux fois bon : on ne le répétera jamais assez.

L'écrivain Roland Jaccard Photographe : Hannah Assouline
L’écrivain Roland Jaccard Photographe : Hannah Assouline

La monotonie du monde

En 1926, voici ce qu’écrit Stefan Zweig : « Malgré tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. » Tout est dit. Celui qui n’a pas ressenti cela vient sans doute d’une planète étrangère et je crains fort de n’avoir pas grand-chose à lui dire. Je le laisserai donc s’émerveiller tout en étant excédé – mais je n’en laisserai rien paraître – par la joie qu’il éprouve à découvrir partout et toujours du neuf, là où je ne vois qu’une morne répétition.

A lire aussi, Roland Jaccard: Le monde n’est pas fait pour nous

Il est vrai qu’il y a chez nos contemporains, comme l’écrit encore Zweig, un appétit féroce pour la monotonie, appétit conforté par la mondialisation. Paradoxalement, lui qui fut et qui reste un des auteurs les plus lus dans le monde entier, avait le sentiment que tout ce qu’il écrivait n’était qu’un bout de papier lancé contre un ouragan. « À vrai dire, note-t-il encore, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. »

La fuite en nous-mêmes

La plupart des humains n’ont pas conscience d’être devenus des particules. Ils se jettent dans l’esclavage et tout appel à l’individualisme n’est qu’arrogance et prétention. Il ne nous reste qu’un recours, un unique recours : la fuite, la fuite en nous-même. Ne se révélera-t-elle pas, elle aussi, vaine, comme en témoigne le suicide de Stefan Zweig, après une ultime partie d’échecs. L’appel des ténèbres, si typiquement viennois, ne l’a pas épargné. Nul ne peut dire s’il faut s’en réjouir ou le déplorer.

Mafalda, c’est moi!

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Mafalda, personnage de Quino © Glénat

Profitez des vacances d’hiver pour vous offrir une séance de Quinothérapie!


Les grands auteurs, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. On y revient toujours, un peu par fatigue intellectuelle et surtout, par nécessité de s’oxygéner l’esprit. Les moralistes sont des baromètres à disposition des pauvres, seuls instruments qui échappent (encore) au regard de l’Etat et des banques. Dernier refuge avant la liquidation totale et la désintégration du Moi. Ces gens-là mesurent la pression du groupe sur notre système nerveux, les résistances de l’individu face à la meute et la capacité des peuples à gérer l’abîme. Sans eux, le supplice serait, sans doute, interminable. Ces amuseurs aux textes courts nous aident à supporter la nocivité du quotidien et tous les emmerdeurs qui l’accompagnent.

© Glénat
© Glénat

Mafalda, une Cioran de dix ans

Dans la liste des moralistes qui ont façonné notre détachement et notre distance rieuses, Mafalda ne nous décevra jamais. Cette Cioran de six ans, partageant la passion de la couleur rouge avec le Cardinal de Bernis et la formule expéditive avec la Rochefoucauld est trop souvent réduite à son humanisme béat. Ses hautes valeurs la desservent aujourd’hui où le bien a gagné la bataille idéologique. Sa lucidité sentencieuse nous rappelle parfois certains médecins invités sur les plateaux de télévision. N’est-elle pas l’icône de l’ONU, la messagère de la Paix, la fan des Beatles et la barrière (d’un mètre seulement) à toutes les dictatures, surtout celles d’imposer la soupe aux repas ?

A lire aussi, du même auteur: BD: Claire Bretécher est partie il y a un an déjà…

Née en 1964, Mafalda a revêtu les combats progressistes du XXème siècle, elle a dénoncé les affameurs et les profiteurs, les salisseurs et les contempteurs de la mouise générale. De la protection de l’enfance à l’environnement, elle a été l’égérie des bonnes causes et la caution des adultes à se dédouaner du réel. Ses yeux fixes et ses cheveux en bataille nous auront alerté sur tous les maux de la société. Cette lanceuse avant l’heure fut notre mauvaise conscience. Son âge, sa taille et sa nationalité argentine la rendaient inattaquable aux yeux d’un occidental confortablement installé dans la croissance économique. Qui aurait été chercher des noises à une gamine vivant dans l’enfer des dévaluations monétaires et des arrestations arbitraires ?

Mafalda, causeuse professionnelle

A force de la canoniser, on a fini par oublier la corrosivité de ses réparties, leur poésie radicale et cette amertume entre chien et loup qui saisit son lecteur. Avec Mafalda, la réalité sociale n’est pas seulement prétexte à une dénonciation facile, elle est une matière vivante qui sert à exprimer toutes sortes d’opinion, des plus pures aux plus iconoclastes. Avec Mafalda, toutes les interrogations et les pensées intérieures s’emboîtent comme un jeu de construction. Elle boit pas, elle flingue pas, mais elle cause de tout, à tort et à travers. Cette liberté-là n’a pas de prix. Quino, son créateur disparu à l’automne dernier, avait arrêté de la dessiner en 1973. Elle fut une victime collatérale de la crise pétrolière. Cette enfant de la scoumoune, héritière des Peanuts et de Montaigne est très différente de notre petit Nicolas même si elle vit comme lui, entourée d’une mère et d’un père aimants. Le garçonnet de Sempé passerait à côté pour un benêt magistral. Il ne s’intéresse à rien, pas même à la philosophie ou à la métaphysique. Il n’a aucun avis sur la Chine et les dérives du capitalisme. Quand il s’amuse avec ses copains dans un terrain vague, Mafalda la verbeuse devise sur la fragilité de la démocratie et les affres de la modernité, avec une drôlerie incandescente, simplement assise sur le trottoir. Son intelligence nous agace et nous régale.

Mafalda, c’est nous

On devrait la mettre au programme de l’ENA. Car ses maximes sont des balises dans l’Océan : « Le drame, quand on est président, c’est que si on entreprend de résoudre les problèmes, on n’a plus le temps de gouverner » ou « S’il y a une chose que je ne peux pas supporter, c’est de gaspiller mon subconscient en rêvant des inepties ». Cette surdouée de l’auto-analyse n’en demeure pas moins une enfant au milieu d’autres enfants. Leurs interactions comme disent les savants sont une source inépuisable de joutes oratoires délirantes. L’héroïne de bande-dessinée a notamment pour ami, l’entreprenant Manolito, Bernard Tapie miniature à la coupe en brosse âgé de six ans, décomplexé avec la valeur d’échange dont le rêve est de créer « une chaîne de magasins géants avec de grandes vitrines, beaucoup d’aluminium, beaucoup de moquette, beaucoup de classe, beaucoup de luxe » à son effigie. Quant à sa copine Susanita (Marthe Villalonga dans Un Eléphant) obnubilée par l’idée du mariage et amoureuse du rouge à lèvres, elle ose déclarer : « Tu sais, Mafalda, mon fils sera médecin » ou « Le téléphone est encore en panne à la maison. J’en ai marre de vivre dans un pays sous-développé ! » Mafalda, c’est moi, c’est nous, dans notre désir de comprendre la complexité du monde, puis d’abandonner cette lubie idiote et de se ruer sur un hamburger moelleux.

Mafalda Intégrale de Quino – Glénat

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© Glénat
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Pierre-Guillaume de Roux contre l’asservissement des esprits

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Image: capture d'écran YouTube.

L’éditeur Pierre-Guillaume de Roux est décédé à 57 ans


Mon cher Pierre-Guillaume, tu n’étais pas seulement mon éditeur : tu étais un ami au cœur pur, et l’un des alliés les plus fervents qu’il m’ait été donné de rencontrer. Depuis quelque temps, je ne pouvais plus me défendre contre l’idée insistante que nous ne nous reverrions plus. Et voilà que d’une seconde à l’autre, en début d’après-midi, cette intuition tourmenteuse est devenue couperet. Ma tristesse est immense.

Nous ne perdons pas seulement un homme de conviction et de culture : c’est aussi une fenêtre ouverte sur le large qui se referme, et donc un surcroît de désespérance et de pestilence dans l’air ambiant.

A lire aussi: De Rodenbach à Jean Ray, ce que nous devons à la littérature belge

Tu auras déployé une magnifique énergie combative pendant toutes ces années. Les vents étaient contraires, les marées sans pitié. Chaque fois que tu me téléphonais (et j’admirais que tu prennes ainsi ton temps, que tu baguenaudes à travers l’actualité, alors que des tâches de toutes sortes te requéraient, sans parler des chiens de garde du caporalisme intellectuel qui te harcelaient et t’obligeaient à des efforts épuisants), la conversation se terminait par ces mots de ta part : « Le combat continue, mon cher Pierre ». J’entendais le sourire confiant dans ta voix. Le combat, de toute évidence, sera plus difficile sans toi. Mais je peux t’assurer qu’il continuera : contre la veulerie des âmes, contre l’asservissement des esprits, contre l’impotence satisfaite des cœurs. Et tu peux être convaincu que j’y prendrai part plus que jamais.

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