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F le Maudit


F le Maudit
M le Maudit, Fritz Lang, 1931.

La leçon de M le maudit, le chef-d’oeuvre de Fritz Lang, c’est que lynchage n’est pas justice et que tout le monde a le droit au droit – même Peter Lorre en assassin de petites filles. Cette leçon, qu’Alain Finkielkraut a expliquée à David Pujadas, indiffère tous les aboyeurs qui ont crié haro sur un de nos plus éminents penseurs.


Un ami (et qui le restera, quoi qu’il fasse ou dise, sinon nous ne sommes pas des amis) disait récemment :

« Notre époque dévore goulûment un M le Maudit par trimestre. […] M le Maudit est un film génial de Fritz Lang. Et M le Maudit, c’est du lourd. Cet homme est un tueur de petites filles. Parce qu’il terrorise la ville, il dérange les truands dans leurs entreprises. Ceux-ci réussissent à le capturer, et au terme d’un procès expéditif, ils l’exécutent. Et ce qu’on peut retenir de ce film, c’est deux choses. Ce n’est jamais un progrès, mais une régression, quand une société fait ou refait son unité autour du sacrifice d’une victime expiatoire, cette victime fût-elle coupable… Et quand la justice sort du prétoire, elle sort en même temps de la civilisation. »

Rafraîchissons les souvenirs de ceux qui ne sont pas des cinéphiles avertis. Fritz Lang était viennois. Il a fait la guerre de 1914-1918 côté prussien et été blessé deux fois. En 1926, il réalise le chef-d’œuvre du cinéma expressionniste muet, Metropolis, et en 1931 le chef-d’œuvre du cinéma expressionniste parlant, M le Maudit.

Qu’est-ce que ? La traque d’un assassin – aucun doute sur sa culpabilité – par d’autres assassins que l’enquête policière dérange dans leur business. Au premier degré, le film s’inspire de l’affaire du vampire de Düsseldorf. Mais c’est un tribunal de truands qui juge le génial Peter Lorre. Le premier titre du film était Mörder unter uns (« Les assassins sont parmi nous ») : quelques années plus tard, les nazis se réveilleront et interdiront le film, comprenant qu’il est une métaphore de l’ordre ignoble qu’ils sont en train d’instaurer. Et Lang s’exilera aux États-Unis.

Vous entendez bien ? M est assimilé par Lang à ceux que SA et SS pourchassent. Il eût été plus simple – digne d’un film français contemporain, de ceux qui saupoudrent le récit d’un pourcentage calculé a priori de femmes, de Noirs, de musulmans, d’homosexuels et de handicapés – de faire de la victime un brave type. Mais Lang voit plus loin : tout le monde, dit-il, a droit à un procès décent ; a droit à une présomption d’innocence ; a droit à un avocat. Tout le monde a droit au Droit.

Le lynchage n’est pas la justice, qu’il s’opère dans une ville de la « Frontière », dans les bas-fonds de l’Allemagne nazifiée ou sur les réseaux sociaux. Qui ne comprend que l’expression « le tribunal du net » est une contradiction dans les termes – comme la fameuse « raison du plus fort » de La Fontaine ?

Mais nous vivons une époque formidable où tout le monde se met dans la peau de la victime, et personne dans celle des juges, des jurés – ou des coupables. Lang avait visé juste en faisant de son héros un tueur de petites filles : l’enfance est le tabou ultime, dans notre société gavée de permissivité et de voyeurisme. Pas de prescription pour les violeurs, les tripoteurs d’enfants, pour tous ceux qui ont offensé en quelque manière l’innocence enfantine, ou supposée telle : nous sommes retournés en arrière, quand les ligues de vertu accusaient Freud de prêter une sexualité aux enfants – et si vous affirmiez que vous n’en aviez pas, à 3 ans, à 5 ans, à 10 ans ou à 13, vous êtes affligés d’un Alzheimer régressif précoce.

Pourquoi ce cours sur un film magnifique et d’une grande clarté dans son ambiguïté même ? Parce que justement nous ne sommes plus habitués à regarder des chefs-d’œuvre ni à écouter des analyses qui dépassent le niveau de la réaction épidermique. Un penseur comme Alain Finkielkraut (le voilà donc lâché, ce nom infamant !), qui a dans son petit doigt plus d’intelligence que moi dans toute ma carcasse – ce qui laisse une foule de gens très loin derrière –, nous raconte M le Maudit à propos d’une affaire de mœurs dont il est le premier à dire qu’elle est lamentable, mais dont il demande qu’elle passe par le filtre du Droit et non de l’émotion des hilotes. C’est que le film – c’est là la capacité des chefs-d’œuvre – parle à 2021 comme il parlait à son époque quatre-vingt-dix ans auparavant. Oui – encore faut-il l’entendre.

Personne n’a jamais dit que les agissements d’Olivier Duhamel, qu’il a implicitement avoués, n’étaient pas répréhensibles. Personne n’a jamais suggéré qu’un adulte peut impunément s’offrir n’importe quel mineur. Mais à moins d’appartenir à la société la plus hypocrite ou la plus imbécile, nous savions, bien avant que Nabokov écrive Lolita, qu’il y a des pièges adolescents dans lesquels peuvent tomber des adultes. Que les perversions sont monnaie courante – y compris chez les gens de grande vertu. Et que condamner d’un coup l’un de nos plus éminents penseurs sur une phrase saisie hors contexte, en le vouant aux gémonies et en supprimant l’émission à laquelle il participe, c’est alors, comme dit Platon, « en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie ».

Février 2021 – Causeur #87

Article extrait du Magazine Causeur




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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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