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Olivier Duhamel, une disgrâce

La plume au vent


Olivier Duhamel, une disgrâce
© Soleil

Accusé d’avoir abusé de son beau-fils dans un livre écrit par la sœur de la victime[tooltips content= »Camille Kouchner, La Familia grande, Seuil, 2021. »](1)[/tooltips], le politologue Olivier Duhamel a démissionné de toutes ses fonctions officielles. Une déchéance – politique, morale, médiatique. Peut-on mettre des mots sur un silence, une ignominie, un secret? Peut-on sans l’excuser oser dire « je » à sa place?


On ne va pas dresser le catalogue de mes impiétés et de mes dédains – on n’est pas au Flore !

Désormais, je serai invisible.

Vous m’imaginez défendre mon cas devant Pujadas à LCI ou bien méditer sur le thème de « L’inceste à travers les âges » à Sciences-Po ? J’ai rangé ma toque de consultant et de jurisconsulte dans l’armoire… familiale ? Non, j’évite ce mot ces temps-ci.

Que voulez-vous savoir que vous ne sachiez déjà ? Je suis veuf et intouchable. Je suis puissant. Je suis riche. Je suis mort. Politiquement, moralement, médiatiquement, point final.

Dieu sait que j’ai aimé le silence, les intrigues, le secret – les tapis rouges. Les corridors du pouvoir. Les honneurs. J’étais fêté, flatté, craint. J’ai savouré mon pouvoir comme un privilège héréditaire, recevant et distribuant les faveurs avec la morgue d’un scribe de Pharaon et la brutalité d’un parrain de la mafia. Je suis de gauche, pas vous ?… Je ne nie pas ma noirceur, j’ai toujours eu le don de m’absoudre afin de renaître.

Rideau.

Il y a de l’ivresse dans la disgrâce, savez-vous, une forme de vérité qui vous brûle la joue comme une claque.

Me voici devenu un mauvais génie, prisonnier d’une lampe, enfermé à jamais dans un livre que je n’ai pas écrit et qui me désigne sans me nommer. Non, je ne l’ai pas lu, je ne le lirai pas, peu importe que ce soit ou non un bon livre – il y a cette façon d’épauler, de viser, de tirer vite et juste, bien joué Camille ! Une fois pour toutes, c’est écrit, imprimé, rien ne s’effacera de ça.

Que dire ? C’est violent, c’est soudain, ça fait mal. Il suffit d’un agenouillement, d’un regard, d’une rougeur au visage pour que… Je revois des nuits d’été, des verres qui se brisent comme des éclats de rire, des corps frêles, des froissements, des choses inadmissibles et douces, mais je ne me souviens de rien. De quoi devrais-je me souvenir ? Pas de regrets. Tout se passe dans une région de moi où je ne suis pas.

Frédéric Ferney.  © Hannah ASSOULINE
Frédéric Ferney. © Hannah ASSOULINE

Et pourtant son regard à lui ne me quitte pas.

Je suis né le 2 mai 1950 à Neuilly-sur-Seine. Cette année-là, Staline et Mao signent un pacte d’alliance au Kremlin, c’est la guerre en Corée. J’aime l’Histoire – la conflictualité, la controverse, les litiges. Et l’esprit des lois – je suis un juriste, bon sang ! Nous sommes en France, et je suis Taureau, rompu au combat quoique placide, ne craignant ni une joute ni un bel esclandre – ma force, ma fragilité aussi, c’est le cou, la nuque, la gorge ; je suis sanguin, généreux, têtu, terrien, bûcheur, pragmatique.

Quel gâchis !

Aujourd’hui, je tourne en rond dans mon bocal – j’étais un squale, je suis changé en poisson rouge. Tout ce à quoi on s’oblige pendant des années pour se plier à une certaine image de soi, c’est fini, bon débarras ! Les déjeuners au Siècle, les congrès à Marrakech, les conférences rue Saint-Guillaume, etc. Je ne suis pas si malheureux d’être affranchi de toutes ces simagrées.

Vous souriez ? Vous avez raison. Tout ça, les idées, l’argent, le sexe, ce sont des flux, des courants, des flèches. Des pulsions qu’il faut savoir anticiper, élucider, prédire. Contenir ? Vous plaisantez. Ce n’est que ça, la politique. On devient courtisan, conseiller du Prince, ministre. On veut parvenir, on a du talent, on se déprave un peu – et l’on parvient. On y devient féroce comme Macron, qui peine à égaler Mitterrand.

Moi, j’ai presque réussi.

C’est étrange, cette pierre que j’avais sur le cœur a disparu, ça fait un grand vide, là. Reste la stupeur, puis l’orgueil dérisoire d’être soi, soudain, de n’être que soi – enfin et désespérément soi.

Mon vice me distingue, m’écarte, me protège. Je vais apprendre à me contempler. Vivre goutte à goutte, boire les heures, éponger le temps. Je n’aurai plus sommeil avant longtemps. Quand je publierai mes mémoires, ha ! la mère en prescrira la lecture à son garçon.

L’âme, sujet délicat. Ai-je égaré la mienne ?

L’âme, c’est ce qui dit non quand le corps dit oui, ce qui refuse de posséder quand le corps veut prendre. Il n’y a pas d’âme vile, mais parfois, hélas, on manque d’âme – dès lors on s’absente, on s’enfonce, on se damne.

Les mains veulent voir, les yeux veulent caresser. Saisir, déshabiller, pétrir, pénétrer, étreindre. Dame Nature n’est pas celle que vous croyez, gentils lecteurs de Télérama ! Vous n’avez pas lu Spinoza ? Nul ne sait ce que peut un corps

Je sais, c’est ignoble.

Je ne vous fais pas peur au moins ?

Je n’échapperai pas ce soir à une mauvaise rencontre devant ma glace, à ce face-à-face longtemps esquivé, accepté, fui, repris, rompu avec moi-même. Une bête butée, insensible au fouet. C’est moi, cela ? Pourquoi faut-il que j’aime ce qui me tue – et que je tue ceux que j’aime ? J’ai toute une vie pour y songer.

Mes rares amis affichent bravement leur sympathie. Jusqu’à quand ? Je n’attends rien de ceux qui se sont déjà éloignés, je connaissais leurs noms. Je suis devenu encombrant – radioactif ! Un emblème de la trahison des élites. Vous avez vu les sondages ? La curée ! Je suscite un effroi unanime ; j’ai commis l’irréparable, j’ai bravé l’interdit suprême – l’inceste du second degré, pour un agrégé de Droit, c’est le pompon !

L’amour est à la fois un sentiment noble et une passion dégueulasse, vous ne le saviez pas ? Pour les médias, quelle aubaine – c’est du Mauriac sans cette odeur de bénitier que j’exècre. Mieux que Polanski ou Woody Allen – dites-moi, je suis quand même moins lourd que DSK, non ?

J’ai fait pire, je sais.

Je ne suis pas cruel pourtant, je suis tragique.

Plus que le pouvoir et l’argent, c’est la hauteur de ma dégringolade qui me sépare de vous. Je repense bêtement à Fouquet, le grand argentier du roi, jeté dans un donjon et condamné à l’oubli. Déchu ou bien seulement étonné, interdit, incrédule ?

J’avoue.

Jamais je n’aurai compris la colère de ceux qui m’aimaient.

 

Post-scriptum. Un remords me vient qui est de ne pas en éprouver davantage. Je me demande qui vous a le plus déçu : moi ou François Hollande ?

Février 2021 – Causeur #87

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain, essayiste et journaliste littéraire

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