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Tenter d’ancrer ses jeunes années

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Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Ma Sauvageonne sait être une délicieuse rebelle. Sa spécialité : la colère de fille, un éclat très particulier qui peut se révéler tonitruant mais qui demeure exempt de rancune. Il n’empêche qu’elle a ses petites habitudes. L’une d’elle, charmante, consiste à réunir, chaque année, en juillet, quelques proches et amies autour d’une bonne table, en l’occurrence celle de l’Auberge de la Vallée d’Ancre, rue du Moulin, à Authuille, près d’Albert. « Voudras-tu te joindre à nous, vieux Yak ? » me demanda-t-elle de sa voix de Brigitte Bardot époque des deux Roger (Vailland et Vadim). Je ne me fis pas prier. Ainsi, par une belle matinée dominicale, nous nous rendîmes vers ce village au nom charmant qui possède le sens de l’histoire et du souvenir. On y trouve en effet trois cimetières militaires britanniques de la Première Guerre mondiale qui accueillent les tombes de soldats du Commonwealth ; dans le secteur, ces derniers se sont battus comme des lions contre l’ennemi venu d’outre-Rhin. Reconnaissance infinie à leur endroit. À Authuille, on sait se souvenir et c’est tant mieux. En témoignent les majestueux Lonsdale Cemetery, Authuille Military Cemetery et le Blighty Vallée Cemetery ainsi que le tout aussi majestueux mémorial de Thiepval qui est situé en quasi-totalité sur le territoire de cette commune. On se souvient encore que le moine irlandais Fursy de Péronne (né vers 567 et mort vers 648) se rendit dans le nord de la Gaule afin d’évangéliser les villageois. Lorsqu’il arriva à Authuille, il parvint à guérir un possédé qui, dit-on, se convertit tout de go au christianisme.

Ce possédé de la bonne chair, c’eût pu être moi, Philippe Lacoche (né vers 1956 et mort vers 2079 grâce aux progrès de la science et de la médecine et délicatement chouchouté par la Sauvageonne) lorsque nous arrivâmes devant ladite auberge. Mais ce midi-là, point de saint Fursy pour me convertir à l’ascétisme. Ce fut donc doté d’un féroce appétit que je me mis à table. Les mets et les vins se révélèrent délicieux, « très français » eût pu dire Kléber Haedens. La Sauvageonne nous convia à une promenade digestive. Quelle ne fut pas ma joie de découvrir, à quelques mètres du restaurant, un adorable pont sous lequel coulait un bras de l’Ancre, affluent de la Somme ! En bon pêcheur à la ligne, je me penchai et aperçus, entre deux eaux, un énorme chevesne qui remontait le courant tandis que moi, intérieurement, je remontais le cours de ma vie. Je me revoyais quelque soixante ans auparavant, au bord de ce minuscule affluent de la Vesle, non loin du moulin de Sept-Saulx (Marne) où je passais mes vacances d’été chez mes grands-parents. A mes côtés, mon cousin Guy (le Pêcheur de nuages) et son père, Pierrot, équipé d’une épuisette qui venait de repérer, justement, un énorme chevesne qui, lui aussi, remontait le courant. C’était un dimanche juillet ; il faisait aussi chaud qu’à Authuille. Guy et moi admirions la grosse bestiole rousse et verdâtre, aux écailles brillantes. Allait-il finir dans l’épuisette de mon oncle Pierrot ? Moment d’attente suspendue et de merveilleux. Celui-ci, soudain, fut brisé par l’arrivée de Monsieur Rouleau, le garde-pêche.

Pierrot risquait une amende car il pêchait à l’épuisette. Il ne perdit pas le Nord : « C’est juste pour montrer le poisson aux gamins », fit-il en nous désignant d’un coup de menton. Il finit par attraper le chevesne, qu’il nous fit admirer avant de le remettre à l’eau sous le regard rassuré de Monsieur Rouleau. Au loin, on entendait le bruit rassérénant de la cascade de l’écluse du moulin. Que la Vesle et le chevesne étaient beaux ! Guy et moi étions fascinés. À peine une dizaine d’années plus tard, Pierrot trouva la mort dans un accident de voiture, le thorax broyé par le volant de son Amie 6 Citroën break grenat. C’était près d’Albert, donc tout près d’Authuille ; il revenait d’un repas de communion.

Je repensais à tout ça, en ce dimanche d’été, en contemplant le gros chevesne dans l’eau vive de cet affluent de l’Ancre. Je repensais à Pierrot, à Guy, le Pêcheur de nuage, disparu lui aussi. J’avais le cœur gros. Quelques gouttes d’eau salée tombaient de mon visage et s’écrasaient dans l’onde pure, pure comme l’enfance. Des gouttes de sueur, très certainement. Il faisait si chaud en ce dimanche à Authuille.

De pages en plages

Le Grand Livre de la littérature de plage de Jean-Christophe Napias révèle que le soleil estival a inspiré Chateaubriand et Morand, Hugo et Colette, Loti et Modiano, Gide et même Balzac. Un florilège de haut vol pimenté par des curiosités piochées dans la presse ancienne et des arrêtés municipaux d’un autre temps.


Chaque été, c’est la même chose. Que je rejoigne Antibes ou Dinard pour m’alléger l’esprit, je m’alourdis de trop nombreux livres. Hésitant, je prends toujours plus que moins : la mesure n’est pas mon fort. Par bonheur, je ne suis pas le seul. C’est un peu pour nous (et pour les autres aussi sans doute) que cette anthologiede la littérature de plage existe. Remercions Jean-Christophe Napias de s’être décidé à compiler ces textes et rendre nos valises moins lourdes.

Nostalgie de plages

En exergue, une citation de Jacques Laurent : « Puis ils partirent pour la plage et le bonheur commença. » Nous voilà embarqués, et en bonne compagnie. L’équipage est d’élite : Chateaubriand, Hugo, Morand, Loti, et même Balzac que l’on imagine difficilement un doigt de pied dans l’océan… Mille autres encore. Par exemple, ce Maupassant amer dans Pierre et Jean : « Toutes ces femmes ne pensaient qu’à la même chose, offrir et faire désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue, déjà promise à d’autres hommes. Et il songea que sur la terre entière c’était toujours la même chose. » Ou bien Colette, née pour mettre ses pieds dans le sable et perdre ses doigts dans les cheveux : « La plage éblouit et me renvoie au visage, sous ma cloche de paille rabattue jusqu’aux épaules, une chaleur montante, une brusque haleine de four ouvert. » On voyage vers les plages dix-neuviémistes de Trouville ou Biarritz avec la nostalgie de ceux qui rêvent à des époques qui ne les ont pas vu naître : « Les tapis d’œillets roses ne seront bientôt plus ici qu’une légende du vieux temps » (Loti). Tout (ou presque) est chaleur et volupté.

Les souvenirs rejaillissent par ricochets. L’érotisme des corps au soleil, les jeux de l’enfance, les siestes salées et les nuits chaudes. Les chapitres s’enchaînent pêle-mêle au hasard de « la poésie de l’aléatoire et du charme des voisinages improbables », comme l’explique Napias. Le dilettantisme sied bien aux charmes estivaux. Si les plages sont devenues incontournables denos vies modernes, les auteurs contemporains se sont finalement moins emparés de ce thème que leurs aînés. Ils ne sont pour autant pas absents de cette anthologie. Chantal Thomas, Modiano (« Il faisait très chaud cet été-là et nous avions la certitude que l’on ne nous retrouverait jamais ici »), Olivier Rollin seul ou Olivier Adam moins seul (« J’aime cette vie d’êtres familiaux, de plages bondées, de gestes mécaniques et de sourires »). Mais aussi les auteurs oubliés, noyés posthumes, qui réapparaissent à la surface. Joie de voir le nom de Taine s’inscrire sur une page : « Arcachon est un village d’opéra-comique : un débarcadère rouge, jaune et vert, avec des toits retroussés en pavillon chinois, une lieue de plage couverte de trois rangées de cottages, chalets peints bordés de balcons, pavillons pointus, tourelles gothiques, toits ouvragés en bois coloriés. »

On s’amuse beaucoup durant cette lecture où l’on picore au gré du hasard. J’apprends que « Jean Patou fait, pour le bateau et la plage, des pyjamas qui feront fureur dans quelques semaines à Juan-les-Pins » grâce à un article du 1er juin 1931 de Femina. C’est une des particularités réjouissantes du singulier Napias : il a farfouillé partout, retrouvant à côté des classiques et incontournables des curiosités qui, tout au long de ce livre de plus de quatre cents pages, pimentent drôlement l’ensemble. Aussi cet arrêté municipal de Saint-Gilles-sur-Vie du 8 juillet 1887 qui annonce, par l’article 1, que les femmes « devront toujours être décemment vêtues pour se mettre à l’eau », et que les hommes « pourront également se baigner avec un pantalon de laine, une chemise ou un gilet ». On était alors plus habillés à la plage qu’aujourd’hui dans les rues de nos villes. De son côté, André Gide nous apprend dans son Journal que certaines choses ne changeront jamais : « Attrapé un fameux coup de soleil sur presque tout le corps, à me laisser rissoler hier sur la plage. » Oui, vous venez d’imaginer André Gide presque nu.

Victor Hugo sur la plage de la grève d’Azette, à Saint-Hélier (Jersey), peu après son exil, 1852 (c) RMN – Grand Palais

Même ceux qui détestent la vulgarité dégoulinante des plages, les plus pudiques, les ennuyés des vagues, les ronchons d’après les repas, ceux qui cherchent l’ombre et ne désirent pas se transformer en voyeurs, ceux-là aussi auront bien besoin de cette anthologie. Accompagnés de Louis-Ferdinand Céline (« Papa il savait bien nager, il était porté sur les bains. Moi ça me disait pas grand-chose. La plage de Dieppe est pas bonne. ») pendant que leur amante, amant, cousins, cousines, tante ou oncle seront « Sur la plage élégante au sable de velours / Que frappent, réguliers et calmes, les flots lourds » (François Coppée). Il faut bien s’occuper. Avec manière. À ce sujet, Nadine de Rothschild donne des conseils essentiels : « Avant de quitter l’endroit que l’on occupait, on ramasse dans un sac-poubelle tout ce qui s’y trouve et on le dépose dans les endroits prévus. » On en avait bien besoin : merci, Nadine.

Comme les livres de gare, les livres de plage sont déconsidérés, parce que mineurs. J’entendais il y a peu, dans une archive radiophonique, Jean-Patrick Manchette dire qu’il n’y avait que cette littérature ferroviaire qui l’intéressait vraiment. C’est une pose comme une autre. Grâce à ce Grand Livre de la littérature de plage, l’on a désormais les plaisirs et les joies de l’été dits par les plus grands auteurs. L’accessoire et l’indispensable réunis dans un ouvrage. Un voyage géographique, des sens, du temps et de l’esprit. Sans doute ne pourrais-je pas m’empêcher, malgré cela, d’emporter avec moi encore trop de livres, toujours trop de livres, mais ce qui est certain, c’est que celui-ci sera dans ma valise qui reviendra pleine de sable et de l’odeur de crème solaire que portait ma sœur quand j’étais enfant et que je ne lisais pas encore.

Au fait, Monsieur Napias, vous avez oublié Paul-Jean Toulet. Je ne vous en veux pas, mais acceptez que je termine sur l’un de ses plus beaux poèmes : « Douce plage où naquit mon âme / Et toi savane en fleurs / Que l’Océan trempe de pleurs / Et le soleil de flamme. »

Jean-Christophe Napias, Le Grand Livre de la littérature de plage : une anthologie insolite des écrivains balnéaires, Séguier, 2025. 420 pages

Élysée, le candidat idéal…

Quitte à instaurer une monarchie présidentielle méritocratique à vie, notre chroniqueur imagine le candidat idéal profondément formé par dix ans d’expériences concrètes de terrain…


On le cherche désespérément, le mouton à cinq pattes qui, une fois élu chef de l’État, saurait donner entière satisfaction aux populations, apporter les réponses opportunes aux mille et un problèmes très concrets et si préoccupants du pays.

Pour l’heure, force est de reconnaître que nous restons sur notre faim. Notamment ces deux dernières décennies, nous n’avons eu à nous mettre sous la dent citoyenne qu’un malencontreux visiteur du soir à scooter et un rhétoricien ivre de lui-même, un Mozart de la scolastique technocratico-européiste, adepte forcené de la péroraison ad libitum. Triste moisson, triste bilan. (Une parenthèse : Je vois que la question du jour serait de savoir si le macronisme est mort. Je crois qu’elle serait plutôt de se demander s’il a jamais existé, une soûlante accumulation de bla-bla n’ayant jamais suffi à constituer une doctrine quelconque. Fin de la parenthèse).

Pour 2027, la préconisation que je me permets arrive évidemment un peu tard, mais elle conviendrait parfaitement pour les échéances suivantes.

Voilà. Selon moi, le candidat – ou la candidate – officiel idéal serait, comme d’ailleurs il est de bon ton actuellement, une personne genre « bac + 10 », voyez-vous. Pourquoi le bac ? Parce que tout le monde réussissant aujourd’hui cet ersatz d’examen, il n’y aurait aucune raison valable d’en priver notre candidat.

Le côté « + 10 » à présent. Point de cursus à rallonge au sein de grandes écoles, d’universités françaises et américaines, avec à la sortie de ces jolis diplômes sous verre qui ne sont en vérité que le faire-part de décès des vertus d’imagination créative et de sens du réel de ces gens-là.

Non, rien de cela. Le « bac + 10 » proposé ici pour le futur hôte de l’Élysée se compose tout autrement. 

Les deux premières années, à l’usine, au bas de l’échelle, pointeuse, trois-huit et toute la lyre, chef et sous-chef sur le poil, salaire à la ramasse…

Les deux suivantes au sein de services de terrain de la police et de la gendarmerie, quartiers chauds et riantes banlieues, chasse aux dealers et baston les soirs de manifs, chaque sortie agrémentée d’insultes et bras d’honneur, de crachats, de menaces de sévices et de mort déversées par des connards interpellés la veille et ressortis dès le lendemain après une petite tape sur la minime…

La cinquième et la sixième, à l’hôpital, dans les unités les plus en première ligne, urgences, soins intensifs, soins palliatifs, etc…

Les deux qui viennent ensuite, à la ferme, au cul des vaches et les deux pieds dans la glèbe nourricière, à se colleter avec les délires pondus par les ronds de cuir si couteux des instances européo-mondialistes…

Les deux dernières, retiré volontaire entre les murs magnifiques mais austères de la Grande Chartreuse histoire de digérer et maîtriser un peu l’acquis des huit précédentes. Et, surtout – point capital – intégrer les vertus incomparables de la parole rare et de l’humilité.

Voilà, selon moi, ce qui nous ferait un candidat acceptable, suffisamment pétri des réalités bien concrètes du pays et des attentes de ses populations. Un candidat tellement aguerri qu’on pourrait, de gaieté de cœur, le garder en poste, non pas seulement un ou deux quinquennats, mais trois ou quatre. Allez savoir ! Éventuellement davantage, pendant que nous y sommes. À vie même, si cela se trouve.

Nous aurions alors inventé une sorte de régime monarchique, avec son roi bien carré sur son trône élyséen. Une monarchie fondée sur le mérite, cette fois. Est-ce que ce serait vraiment beaucoup plus mal, finalement, que cette foire aux guignols qui nous est infligée tous les cinq ans ?

30 GLORIEUSES - LA DÉCONSTRUCTION EN MARCHE

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Combler la faille?

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Elias, jeune ingénieur sous-marinier en passe d’intégrer une vaste organisation associant plusieurs pays nordiques pour s’inquiéter d’une faille océanique en dangereuse expansion, se fait allumer par une fille – « alors, tu as envie d’explorer ma faille ? », – se laisse prendre aux filets de l’amour, et finit par mettre en cloque malgré lui son Anita chérie. Avorter ou pas ? Lui n’est pas prêt du tout à s’embarrasser d’un mouflet à élever ; elle pleure à l’idée de s’ôter son fœtus de deux mois. Mais fait mine de se laisser convaincre. Le couple Elias/Anita ne résiste pourtant pas à cette épreuve, et part à vau l’eau. A chacun sa vie.

12 ans plus tard…

Filant la métaphore de la faille, Eternal emprunte les chemins de la science-fiction pour téléporter nos ci-devant tourtereaux quelque douze ans plus tard (au reste campés par deux autres comédiens pas franchement ressemblants à leurs doubles juvéniles), Elias devenu le commandant des périlleuses expéditions en sous-marins de poche dans les abysses, avec mission de cimenter si possible la fameuse faille aux moyens de drones télécommandés ; Anita ayant refait sa vie avec un autre homme, dont elle semble avoir eu un fils.

A lire aussi: Tant qu’il y aura des films

Au risque de déflorer, si l’on ose dire, cette double matrice (quelque peu fastidieuse dans son insistance allégorique, prévisible et redondante à l’excès), votre serviteur ne résiste pas à vous révéler le secret de polichinelle qui fonde le laborieux parallèle mis en œuvre par Ulaa Salim, cinéaste danois âgé de 38 ans, dont c’est le deuxième long métrage après Sons of Denmark en 2019 : Elias, traversé de visions qui flashent son cerveau à l’approche de l’inopérable cicatrice tellurique (l’une de ces expériences subaquatiques se soldant par la perte du copilote sous-marinier, accidentellement englouti dans la faille en feu), a des doutes sur la réalité de l’IVG, et partant, sur l’identité réelle du géniteur de cet adolescent dont quelques flash-back nous révèleront les étapes de sa croissance…

Elle a fait un bébé toute seule

Anita, retrouvée par hasard, finit par confesser à Elias qu’il est bien le père génétique du garçon, lequel, élevé par son beau-père depuis la petite enfance, ignore évidemment tout de son origine. De la part d’Elias, une revendication de paternité serait-elle légitime ? Le fils y perdrait tous ses repères, pense Anita, toujours persuadée qu’Elias, jadis, aurait dû accepter la providence de l’enfant à naître.  Et qu’à présent, son sacrifice est la rançon méritée de sa lâcheté d’alors. Le message du film est clair, il se place univoquement du côté de la Femme – nous sommes en 2025 : l’Homme a tous les torts.

Il n’en demeure pas moins qu’un enfant, ça se fait à deux, – en principe. Pourquoi le mensonge d’Anita, renonçant secrètement à avorter sans s’ouvrir jamais de sa décision clandestine à son partenaire, serait-il en soi plus légitime que la résistance du géniteur à assumer une paternité non envisagée de concert ? Au-delà même du schématisme pesant de l’allégorie matricielle, Eternal prend implicitement position dans un débat de fond qui, comme dit le poète, exigerait « la Nuance encor, pas la Couleur, rien que la nuance ! ». On en est loin.


Eternal. Film de Ulaa Salim. Danemark, Islande, Norvège, couleur, 2023. Durée : 1h39. En salles le 30 juillet 2025

Un Maigret, sinon rien

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Les cartes postales de l’été de Pascal Louvrier (4)


Il fait très chaud, le rapace décrit des cercles de plus en plus petits dans le ciel d’un bleu métallique étrange. Je prends au hasard une enquête du commissaire Maigret. Il est curieux Georges Simenon. Il dit qu’il ne faut aucune indication météorologique dans un début de roman et il commence toujours par préciser le temps qu’il fait. Dans Maigret a peur, il pleut beaucoup, le vent souffle fort, les nuages sont menaçants. Le printemps se fait attendre. Ça a quelque chose de rafraîchissant même si l’atmosphère est pesante. Maigret revient d’un congrès de criminologie, à Bordeaux. Avant de retrouver son épouse et son bureau au 36, quai des Orfèvres, le commissaire fait une halte dans une petite ville de province, Fontenay-le-Comte, traversée par la Vendée. Simenon y a séjourné en 1940-1941. Il semble ne pas en avoir gardé un bon souvenir. Les rues sont désertes le soir, les gens s’épient derrière les fenêtres, les lettres de dénonciation sont prisées et les ragots ne manquent jamais. Maigret descend du train où il a fait la connaissance d’un personnage nommé Vernoux de Courçon, un individu qui lui a rappelé son enfance et « les gens du château », comprenez la classe sociale dominante à laquelle n’appartient pas Maigret. Vernoux de Courçon est le beau-frère de l’homme qui vient d’être assassiné. Mais le commissaire ignore tout de l’affaire. Il vient juste rendre visite à son vieil ami Chabot, juge d’instruction. Il va être mêlé à l’enquête sans y participer directement puisqu’il est hors de sa juridiction.

A relire, Thomas Morales: Simenon, ce drôle d’ostrogoth

Robert de Courçon, notable, a été tué sauvagement. Mais deux autres crimes vont se produire, créant un vent de panique dans la petite ville si tranquille. D’abord une veuve, ancienne sage-femme ; ensuite un ivrogne inoffensif. Il doit s’agir d’actes commis par un fou. Les soupçons se portent sur le docteur Vernoux, spécialiste en psychiatrie. C’est un original, un coupable tout désigné. L’affaire réactive la lutte des classes : les possédants contre les « gueux ». Le ciel au-dessus de la ville résume la situation : c’est un « ciel noir de Crucifixion », écrit Simenon. Pour une fois, Maigret, qui ne peut s’empêcher d’observer les comportements et d’analyser les réactions des uns et des autres, notamment pendant une partie de bridge à laquelle il ne participe pas, ne donne pas complètement tort à la foule. Mais il y a quelque chose qui cloche et que seul le commissaire, à trois ans de la retraire, a su cerner. Il a peur du dénouement. Il connaît trop la part noire de l’homme. Le livre, écrit en 1953, montre une France apeurée, manichéenne, nostalgique du pétainisme ou avide du « Grand Soir », au choix.

Le docteur Vernoux a une maîtresse – « la fameuse recherche des compensations » –, elle se nomme Louise Sabati. C’est une femme de chambre que la vie a cabossée. Elle n’est pas très belle, fatiguée par le travail harassant. Mais Maigret ne peut s’empêcher de penser qu’« il y avait quelque chose d’attachant, de presque pathétique dans son visage pâle où des yeux sombres vivaient intensément. » Elle et Vernoux vivent une vraie histoire d’amour hélas impossible. Un paquet de lettres le prouvera. Trop tard.

A lire aussi, Dominique Labarrière: Sophia, Najat, honneur et déshonneur

Simenon signe une nouvelle enquête écrite avec sobriété et précision. La tension est palpable dès les premières lignes. Son célèbre commissaire est sans illusion sur la nature humaine, mais il se garde bien de juger, même s’il ne supporte pas ceux qui s’acharnent sur « le bas peuple » alors qu’ils en sortent. Maigret est un pragmatique : « Les gens sensés ne tuent pas ». Mais sa plus grande force, c’est de ne pas avoir oublié les jeux secrets de son enfance, et de savoir qu’il ne faut jamais louper une demi-journée de soleil printanier.

Georges Simenon, Maigret a peur, Le Livre de Poche. 188 pages


Retrouvez les cartes postales précédentes sur la page auteur de Pascal Louvrier

Gaza: la faim et les moyens

Dès le début du conflit entre Israël et le Hamas, à l’automne 2023, humanitaires et instances internationales ont alerté sur l’imminence d’une famine généralisée à Gaza. Depuis deux mois, la situation a changé et oblige de réexaminer les faits. L’essentiel des 470 000 personnes actuellement en situation de malnutrition se situent dans le nord de l’enclave, dont Israël assume la stratégie d’isolement. Analyse.


« Les bombes, les missiles, les obus de char, les balles de sniper. Et maintenant la famine. » C’est par ces mots que s’ouvre le reportage de Lucas Minisini et Marie Jo Sader, publié par Le Monde le 24 juillet 2025, décrivant avec une sobriété glaçante la spirale de violence à laquelle sont soumis les habitants de Gaza[1]. Comme si les ravages infligés par vingt et un mois de guerre ne suffisaient pas, un nouveau fléau, plus silencieux mais tout aussi implacable, s’est installé : la faim. Ce reportage n’est qu’un exemple parmi d’autres d’un tournant dans le traitement médiatique du conflit. Depuis plusieurs semaines, la question de la famine et de l’accès à l’aide humanitaire est devenue centrale dans le débat international, mobilisant journalistes, diplomates, agences humanitaires et responsables politiques. Le poids des mots, mais plus encore le choc des images – corps émaciés, enfants dans des files d’attente, mères suppliant pour un sac de farine – font naître une inquiétude croissante pour la survie des civils gazaouis. Sans en minimiser la gravité, il convient néanmoins de rappeler que les alertes concernant la famine à Gaza ne sont pas récentes.

« Famine généralisée imminente » depuis janvier 2024, selon le Secrétaire général de l’ONU

Dès novembre 2023, au tout début de la guerre, les mises en garde se sont multipliées, émanant des principales agences des Nations Unies et d’ONG humanitaires, accompagnées d’accusations de crimes de guerre et d’utilisation de la famine comme arme. Le 17 novembre, alors que commençait le premier cessez-le-feu et la libération d’otages, la directrice du Programme alimentaire mondial (PAM), Cindy McCain, alertait sur un risque « immédiat de famine ». Deux semaines plus tard, le 1er décembre, la classification IPC (Integrated Food Security Phase Classification) plaçait déjà 15 % de la population gazaouie en phase 5, le niveau le plus élevé, correspondant à une famine avérée. Le 7 décembre, le PAM signalait que 97 % des foyers consommaient une alimentation inadéquate, contraints à des stratégies extrêmes de survie. Entre le 20 et le 22 décembre, l’UNICEF et Mercy Corps estimaient que plus de 500 000 personnes étaient confrontées à une faim catastrophique.

Le 3 janvier 2024, l’IPC confirmait que le nord de la bande de Gaza, notamment Gaza-ville et Jabalia, était entièrement en phase 5. Le 7 du mois, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, évoquait une « famine généralisée imminente ». Fin février, l’UNICEF rapportait que 16 % des enfants de moins de deux ans souffraient de malnutrition aiguë dans le nord.

En mai 2025, le PAM estimait à 470 000 le nombre de personnes en situation de famine aiguë, un chiffre confirmé le 23 juillet par l’OMS, qui dénonçait une « famine de masse provoquée par l’homme ». Selon le célèbre ministère de la Santé de Gaza, au moins 113 personnes seraient mortes de faim depuis octobre 2023, principalement dans le nord du territoire, au-delà du corridor de Netzarim. Ces données amènent à interroger non seulement les fondements des accusations formulées dès la fin 2023, mais aussi les perspectives sinistres qu’elles annonçaient. Or, depuis deux mois, la situation a changé et oblige de réexaminer les faits.

L’UNRWA hors jeu

Depuis le 27 mai 2025, un programme inédit de distribution alimentaire a été mis en œuvre à l’initiative du gouvernement israélien, sous pression internationale. Ce dispositif vise à répondre à une crise humanitaire aiguë tout en réduisant l’influence du Hamas sur la distribution de l’aide. Conçu en marge des canaux traditionnels de l’ONU, le programme repose sur un partenariat entre une fondation privée, le Gaza Humanitarian Fund (GHF), et une entreprise américaine de sécurité, Safe Reach Solutions (SRS). Son efficacité reste cependant très inégale selon les régions, entravée par des contraintes logistiques, politiques et sécuritaires majeures.

A lire aussi, Céline Pina: Quel antisioniste êtes-vous ?

Avant la mise en place du GHF, la distribution alimentaire à Gaza reposait sur un dispositif piloté par l’UNRWA (Office de secours pour les réfugiés palestiniens), le PAM et une constellation d’ONG internationales. L’aide humanitaire transitait principalement par le point de passage de Kerem Shalom, côté israélien, et, dans une moindre mesure, par celui de Rafah, à la frontière égyptienne. Les colis contenant typiquement de la farine, de l’huile, des légumineuses, parfois de pâtes ou du riz et du sucre, étaient livrés dans les entrepôts des agences, puis redistribués via des centres locaux. Ce système, bien qu’ayant assuré la survie de la population pendant des années, faisait l’objet de critiques croissantes du côté israélien. La première portait sur l’allocation des ressources : malgré le retrait israélien de 2005 et la prise de pouvoir du Hamas en 2007, ce dernier n’a jamais assumé la charge des services essentiels comme la santé, l’éducation ou l’alimentation. Les recettes générées par la fiscalité locale n’étaient pas consacrées à ces missions, financées presque exclusivement par l’ONU et les bailleurs étrangers. Pire encore, le Hamas aurait utilisé ces structures financées par la communauté internationale pour y placer ses partisans, établissant une forme de clientélisme institutionnalisé aux frais de l’aide étrangère. Chaque euro ainsi détourné finançait, côté Hamas, les préparatifs de guerre contre Israël – tunnels, roquettes, salaires de combattants – et le train de vie de ses dirigeants à l’étranger. À la veille du 7 octobre 2023, plusieurs figures du mouvement (Haniyeh, Mashal, Abu Marzouk) étaient ainsi considérées comme faisant partie de la classe des ultra-riches, ayant bâti leur fortune sur les dons, la taxation, le commerce des tunnels, les investissements étrangers et le soutien iranien.

Capture Fox News, 2023. DR

Par ailleurs, ce système souffrait, aux yeux d’Israël, d’un manque de traçabilité : une fois l’aide entrée à Gaza, elle échappait largement au contrôle, alimentant la crainte qu’elle profite à l’effort de guerre du Hamas. La guerre déclenchée par ce dernier le 7 octobre n’a fait que renforcer cet enjeu : battu militairement, sa direction décapitée, le Hamas s’accroche au contrôle de l’aide comme à l’un de ses derniers leviers de pouvoir. D’où la volonté israélienne de contourner les circuits multilatéraux et de mettre en place un système autonome, sécurisé, sous supervision extérieure : le GHF. Ce programme est censé à la fois soulager la population civile et briser l’emprise du Hamas sur l’économie de subsistance.

Quatre centres de distribution

La structure du programme repose sur quatre centres de distribution installés dans le sud de Gaza (à Rafah, Tel Sultan, Muwasi et près du corridor de Netzarim), chacun conçu pour desservir environ 300 000 personnes. Concrètement, seules les populations situées au sud-ouest de Gaza-ville peuvent accéder à un point de distribution. Cette géographie ne doit rien au hasard : elle s’inscrit dans une stratégie israélienne visant à vider le nord de la bande de Gaza de sa population civile. Dès le début de l’offensive, en octobre 2023, Israël a encouragé, voire contraint, le déplacement massif des civils vers le sud. Le nord, considéré comme le bastion du Hamas, a été largement détruit, privé d’infrastructures essentielles, et demeure interdit d’accès à ses anciens habitants. En empêchant leur retour, Israël entend priver le Hamas de son ancrage territorial tout en créant une zone de sécurité durable. La recomposition démographique qui en résulte, avec un déplacement du centre de gravité humain vers le sud, redessine de fait la carte politique de Gaza.

A lire aussi, du même auteur: Iran: le déclin de l’empire des Mollahs

Sur le plan opérationnel, la gestion du programme GHF a été confiée à des sous-traitants locaux, tandis que la sécurité est assurée par des agents de SRS, épaulés par le renseignement israélien. La distribution se fait sans enregistrement préalable, sans présence du Hamas, avec un recours probable à la reconnaissance faciale. Chaque foyer reçoit une caisse de 20 kg de produits de base. Mais, sur le terrain, le programme peine à s’imposer. Les centres sont submergés par une affluence massive, provoquant désordres, violences et fermetures temporaires. Le coût du dispositif, notamment sécuritaire, est estimé à 35 millions de dollars par mois.

Le Hamas hostile au programme GHF

Les obstacles sont nombreux. Le Hamas, parfaitement conscient du danger stratégique que représente le succès du programme, a multiplié les attaques contre les bénéficiaires, les accusant de collaboration, confisquant les colis et incitant à l’hostilité envers les centres. Le 27 mai, un centre à Rafah a été pillé. Le 18 juillet, plusieurs civils ont été pris à partie. Par ailleurs, les violences autour des centres sont fréquentes : depuis mai, plusieurs centaines de civils ont été tués ou blessés lors de tirs ou de mouvements de foule. Le 1er juin, une frappe israélienne près d’un centre aurait fait une trentaine de morts et de nombreux blessés.

Après deux mois de fonctionnement, le programme fonctionne de manière dégradée. L’UNRWA affirme qu’il « ne fonctionne pas », tandis que le PAM recense 470 000 personnes en situation de famine aiguë, soit un quart de la population. L’agriculture locale est en ruine : plus de 70 % des vergers et serres ont été détruits, et les boulangeries ont cessé leur activité faute de farine et de carburant. La dépendance à l’aide humanitaire n’a jamais été aussi totale et aussi mal satisfaite.

Un indicateur parlant de cette crise est le prix des denrées. Avant la guerre, le kilo de farine coûtait 1 à 2 shekels (environ 25 à 50 centimes d’euros). En juillet 2025, il atteint 150 à 200 shekels dans le nord, contre 20 à 50 shekels dans le sud. Le sucre a connu une évolution similaire : de 3 à 5 shekels/kg avant-guerre, il grimpe à 350–400 shekels dans le nord, contre 15 shekels dans le sud. Cette disparité traduit une réalité logistique : le sud est ravitaillé par les centres du GHF, tandis que le nord reste isolé. Comme prévu.

Ainsi, la majorité des cas documentés de famine aiguë à Gaza se concentre aujourd’hui au nord du corridor de Netzarim, où l’aide ne parvient presque plus. Ces zones concentrent l’essentiel des 470 000 personnes en situation de malnutrition recensées. Malgré des réussites ponctuelles (baisse des prix dans le sud, affaiblissement du Hamas dans les circuits de distribution, plus de 10 000 colis distribués quotidiennement), le programme reste structurellement insuffisant pour une population de 2,1 millions d’habitants. Les violences, les obstructions du Hamas, les détournements et le marché noir (où la farine atteint 70 shekels /kg) compromettent son efficacité.

Dans cette guerre, la maîtrise de la distribution alimentaire est devenue, pour Israël, un levier stratégique essentiel. Le système mis en place depuis mai 2025 semble délibérément conçu pour accentuer la pression sur les zones du nord, afin d’en pousser la population vers le sud. Or, selon la quatrième Convention de Genève, Israël, en tant que puissance occupante, a l’obligation de fournir, de manière inconditionnelle et adéquate, les biens et services essentiels à l’ensemble de la population sous son contrôle. Lorsque cette population n’est pas suffisamment approvisionnée, les parties au conflit doivent permettre un passage rapide, sûr et sans entrave de l’aide humanitaire. Toutefois, il faut rappeler que cette obligation n’est pas absolue : elle peut être restreinte pour des motifs de sécurité, notamment en cas de détournement de l’aide au profit d’un groupe armé. Le droit international humanitaire ne contraint pas une puissance à faciliter une aide qui renforcerait l’effort de guerre ennemi. Enfin, si beaucoup accusent Israël de violations de ses obligations, il faut noter que le Hamas non plus ne respecte pas les siennes, et cherche à instrumentaliser la crise humanitaire à des fins politiques : avec les otages et les accusations de génocide, la faim est aujourd’hui l’un des derniers actifs dont dispose la mouvance islamiste palestinienne.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2025/07/24/dans-la-bande-de-gaza-les-ravages-de-la-famine_6623463_3210.html

Du particulier à l’universel

À la recherche de l’esprit français


« L’esprit français ? » : un pléonasme ; et c’est un Allemand qui le dit. Non le moindre : Emmanuel Kant, qui, dans son Anthropologie (1798), réfléchit aux caractères des peuples. « La nation française se caractérise par le goût de la conversation ; elle est à ce point de vue un modèle pour les autres nations. » « Le Français, ajoute-t-il, est courtois, non par intérêt [contrairement à l’Anglais], mais par une exigence immédiate de son goût. Puisque le goût concerne le commerce avec les femmes du grand monde, la conversation des dames est devenue le langage commun des gens de ce milieu ; et une pareille tendance […] doit avoir son effet sur la complaisance à rendre service, sur la bonne volonté à venir en aide, et peu à peu sur la philanthropie universelle fondée sur les principes : elle rend un peuple aimable dans son ensemble… » Voilà comment on passe, sans solution de continuité, du parler au penser et du particulier à l’universel. Sans doute, ajoute Kant, y a-t-il un « revers de la médaille » : une certaine frivolité, comparée à la profondeur germanique ; un goût du paraître, face à la gravité anglaise ; et, bien sûr, l’appétit de liberté qui peut aller jusqu’à la rébellion, voire la révolution. Sommes-nous toujours fidèles à ce portrait peint au zénith des Lumières ? D’aucuns en douteront, voyant dans l’esprit français surtout celui de contradiction, voire celui qui « toujours nie », et qui, envahi par la passion de l’universel, en arrive parfois à celle de l’autodestruction.

Ben Salomo, la voix juive qui dérange le rap allemand

Né en 1977 en Israël, Jonathan Kalmanovich arrive à Berlin à l’âge de quatre ans. Il devient Ben Salomo – « fils de la paix » – lors de sa bar-mitsvah, et s’impose dès 1999 comme l’un des rares rappeurs juifs sur la scène allemande. Pendant près de vingt ans, il observe la montée d’un antisémitisme de plus en plus décomplexé dans le milieu du rap. Écœuré, il arrête sa carrière de chanteur en 2018. Depuis, il sillonne les écoles pour parler d’antisémitisme aux jeunes. Cinq ans et demi de terrain, 5 000 élèves, et un constat sans appel : toute l’Allemagne n’a pas tiré les leçons d’Auschwitz. Son livre, « Six millions, qui dit mieux ? La haine des Juifs dans les écoles allemandes »[1], paraîtra en octobre en Allemagne.


Causeur. La France est actuellement au cœur d’une polémique. Des artistes boycottent le chanteur franco-israélien Amir en raison de son identité juive et de ses prises de position, tandis que des slogans violents comme “Death to the IDF” sont scandés lors du festival Glastonbury. Comment expliquer cet antisionisme dans le milieu culturel ?

Ben Salomo. L’antisionisme culturel est le langage de l’antisémitisme moderne. Sur la scène musicale, il se manifeste par une équation assimilant Israël à l’ensemble des Juifs, par des délires conspirationnistes et par une apologie de la violence de plus en plus assumée. Ce n’est pas nouveau. À Berlin, dès 2003, le groupe de rap Battlemiliz visait les « ennemis sionistes » dans ses morceaux, avec des lignes comme : « T’es aussi inutile que le mémorial juif de la Porte de Brandebourg. » À l’époque, je voulais y voir un acte isolé. Mais les provocations se sont multipliées. En 2006, lors d’un concert à Berlin, juste après ma prestation, le rappeur Deso Dogg est monté sur scène, a brandi un drapeau du Hezbollah sorti de son sac à dos et a été ovationné par deux mille spectateurs. Quelques années après, il a rejoint Daesh, s’est engagé dans le djihad et a fini en « martyr ». C’est là que j’ai saisi l’ampleur du basculement. L’islamisme, mêlé d’un antisémitisme décomplexé, s’est d’abord imposé à Berlin puis à travers toute l’Allemagne. Comme je le dis en conférence, la scène rap est le miroir de la société de demain.

Qu’est-ce qui vous a fait tourner le dos définitivement à la scène du rap, en 2018 ?

Le point de rupture a été progressif. En 2016, j’ai fait ce que j’ai appelé mon « coming out juif ». Je suis devenu, publiquement, le premier rappeur juif d’Allemagne à assumer son identité. À partir de là, ma carrière a commencé à décliner brutalement. Les maisons de disques ont cessé de me contacter, certains partenaires ont disparu, et j’ai été la cible d’insultes et de menaces. Je n’ai reçu pratiquement aucun soutien de mes collègues rappeurs. Pire encore : certains de ceux que j’avais personnellement aidés grâce à Rap am Mittwoch le Rap du Mercredi ») — la plateforme que j’avais créée — se sont murés dans le silence. En parallèle, ma voiture a été incendiée. Tout cela m’a profondément marqué. Et en 2018, le coup de grâce est venu du rappeur Farid Bang, qui a balancé dans un morceau : « Mon corps est plus défini que celui des détenus d’Auschwitz ». Ce genre de provocation n’a pas choqué l’industrie. Il n’y a eu ni boycott, ni prise de distance significative. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de quitter définitivement la scène. Par la suite, j’ai écrit « Kampf Allein » Combat solitaire »1) pour dénoncer que le slogan Free Palestine soit devenu le nouvel Heil Hitler : un véritable appel à la guerre, à la haine et à l’anéantissement.

Vous avez mentionné que le rappeur germano-palestinien Massiv a été financé par Al-Jazeera pour son titre Blut gegen Blut (2006), où il évoque ses origines palestiniennes et se compare à une bombe. Cela suggère-t-il un entrisme islamiste dans l’industrie musicale européenne ?

Absolument. Prenez SadiQ, rappeur d’origine afghane, dont le clip Kalashnikow Flow 2[2] le montre avec un keffieh et une kalachnikov, se revendiquant taliban. Ce titre a été sponsorisé par Qatar Airlines. L’influence financière du Qatar dans la musique est évidente, ce qui explique le silence des artistes, labels et producteurs face à ce djihad culturel. Des artistes comme Kanye West ou Macklemore versent dans l’antisémitisme, tandis que d’autres, pas nécessairement antisémites, soutiennent la Palestine par peur de perdre des fans, de subir le BDS ou de s’aliéner les financements qataris.

En France, le chanteur chrétien Bruno Moneroe a défendu les Juifs[3] et Israël après le 7 octobre, ce qui a nui à sa carrière. Avec des artistes comme Amir, Bruno, ou vous-même, ne pourrait-on pas imaginer des festivals alternatifs où ceux qui sont exclus du paysage culturel islamo-gauchiste pourraient s’exprimer librement ?

Tout à fait. Et j’adresse un appel aux Juifs qui nous lisent dans Causeur. Chers Juifs de France, vous formez la plus grande communauté juive d’Europe. L’avenir des artistes juifs européens repose sur vous. Vous pouvez être une lumière pour l’Europe. Il est à présent crucial de s’organiser, de tisser des liens entre les Juifs de France, d’Angleterre, d’Allemagne… Nous devons créer des plateformes, des labels, des podcasts, des festivals, des scènes. Je rêve du jour – rêvons un peu – où je pourrai chanter librement en France, affirmer mon identité de Juif et d’Israélien sans craindre les insultes ni les agressions. Si nous ne réagissons pas dès maintenant face à ce djihad culturel, que restera-t-il de notre liberté d’expression et de notre identité dans vingt ans ?

2022, selon l’Office fédéral de police criminelle allemande (BKA), 84 % des actes antisémites étaient imputés à des groupes d’extrême droite, alors qu’Emmanuel Abramowicz, du BNVCA, déclarait que 100 % des actes antisémites[4] recensés par son organisation en France étaient d’origine musulmane. Quel est votre point de vue sur cette disparité ?

Mon expérience personnelle corrobore les observations du BNVCA. Je suis né en 1977 à Rehovot, en Israël, et c’est à l’âge de quatre ans que ma famille s’est installée à Berlin, dans le quartier populaire de Schöneberg. Dans mon vécu, 90 % des actes antisémites de mon enfance venaient de personnes d’origine musulmane et 10 % de professeurs de gauche. Les tensions les plus fréquentes étaient avec des enfants turcs. Un jour, lors d’une fête, un garçon turc m’a demandé si je connaissais « l’hymne national juif ». J’ai répondu qu’il n’existait pas, qu’il n’y avait que l’hymne israélien. Il a alors ouvert le gaz, allumé un briquet qu’il a brandi sous mon nez en disant : « Voilà l’hymne national juif. » Parmi les autres Juifs, souvent des Russes encore marqués par l’antisémitisme soviétique, beaucoup cachaient leur identité, se présentant comme Russes. J’ai essayé, moi aussi, de dissimuler qui j’étais, mais ça m’a rendu dingue. Cacher son identité, c’est se condamner à des relations superficielles, mentir, ne pas pouvoir inviter des amis à la maison pour mon anniversaire parce que mes parents parlaient hébreu. J’ai fini par assumer pleinement mon identité juive et israélienne, mais cela m’a valu des insultes et même des coups.

Après avoir quitté l’univers du rap, vous vous êtes engagé dans la lutte contre l’antisémitisme, notamment en intervenant dans les écoles allemandes. En cinq ans et demi, vous avez visité 500 établissements et rencontré environ 5 000 élèves. Quel est votre constat ?

Ce qui m’a le plus marqué, c’est que, pour beaucoup d’enfants, j’étais le premier Juif qu’ils rencontraient. Les Juifs se retrouvent aujourd’hui pris en étau, coincés entre deux formes d’antisémitisme : celui de l’extrême droite et celui de l’islamogauchisme. Ainsi, l’antisémitisme ne s’exprime pas de la même manière selon les régions. Dans l’est de l’Allemagne, il prend souvent la forme d’un extrémisme de droite. Mais honnêtement, ce n’est pas celui qui me préoccupe le plus. À l’ouest, en revanche, on observe un antisémitisme lié à un certain islamo-gauchisme, et c’est celui-là qui m’inquiète davantage. Quand l’agression vient de milieux néonazis, la société allemande réagit d’une seule voix pour condamner. Mais lorsque l’agresseur est d’origine musulmane, la justice devient souvent silencieuse, voire complaisante.

Avant le 7 octobre, j’estimais que 20 % des cas d’antisémitisme dans les écoles étaient signalés. Aujourd’hui, on est plutôt autour de 40 %. La bonne nouvelle, c’est que cela signifie aussi que 60 % des élèves ne posent aucun problème de ce type. Je reste convaincu que les Allemands, dans leur ensemble, ne sont pas fondamentalement antisémites. D’ailleurs, regardez le nombre de points qu’ils ont attribués à Israël lors du dernier concours de l’Eurovision : c’est un signe encourageant. Mais, dans mon quotidien, le véritable obstacle vient des institutions elles-mêmes. L’Éducation nationale allemande, très marquée à gauche, refuse souvent de financer des projets spécifiquement consacrés à la lutte contre l’antisémitisme. Il est devenu difficile de trouver des financements pour ce type d’initiatives.

Récemment, nous avons reçu Alexandre de Galzain, journaliste de droite, qui rejetait vigoureusement l’idée que Benyamin Netanyahou puisse incarner un « bouclier de la civilisation occidentale », et donc, indirectement, l’idée même d’un bouclier judéo-chrétien. Vous êtes juif et allemand. Que lui répondez-vous ?

Je lui aurais donné raison… il y a cinq siècles. Mais après la Shoah, beaucoup de choses ont changé, en particulier dans le regard que portent les chrétiens sur les juifs et sur Israël. Il faut reconnaître que, depuis cette tragédie, un véritable dialogue s’est instauré. En Europe et aux États-Unis, nous avons reçu un soutien important de la part de nombreuses communautés chrétiennes. Il suffit de regarder les évangéliques, par exemple : leur engagement en faveur des juifs et d’Israël est massif. Il faudrait être aveugle pour nier qu’il existe aujourd’hui un socle de valeurs communes, porté par des juifs et des chrétiens qui travaillent ensemble. Cela dit, je partage une partie de la critique : ce « bouclier » judéo-chrétien serait incomplet s’il n’intégrait pas d’autres peuples également menacés par l’islamisme radical. Je pense aux Druzes, aux Yézidis, aux Iraniens… Le problème, c’est que Monsieur de Galzain raisonne avec un logiciel vieux de soixante ans. Il vit dans une époque révolue. Mais il n’est jamais trop tard pour se mettre à jour. L’Histoire avance, et ce qui compte, c’est le présent et ceux qui s’unissent pour le défendre.

Dernière question. Est-ce que vous voyez votre engagement dans les écoles comme une manière d’accomplir le tikkoun olam, ce principe spirituel de réparation du monde dans la tradition juive ?

Ah, c’est une bonne question ! Vous savez, le tikkoun olam, tout le monde s’en réclame. Même ceux qui défilent dans les manifestations pro-palestiniennes sont convaincus, eux aussi, de participer à une forme de réparation du monde. Pour ma part, je ne pense pas à ce concept quand j’interviens dans les écoles. Je fais cela parce que je crois au droit des Juifs à vivre en paix. Je veux que quelqu’un puisse porter une étoile de David sans craindre les regards ou les agressions, que les propriétaires de restaurants cachères n’aient plus peur de voir leurs vitrines brisées, que les enfants juifs puissent aller à l’école sans être attaqués. Alors oui, peut-être qu’au fond, cette volonté de défendre la dignité, la liberté et la sécurité de chacun s’inscrit déjà dans l’esprit du tikkoun olam. Je crois que tikkoun olam et l’éthique de notre civilisation européenne poursuivent une même ambition : celle de transformer le monde, non par la force, mais par l’éducation, la justice et la responsabilité morale. L’un comme l’autre nous invitent à refuser l’indifférence et à ne jamais rester passifs face à la souffrance d’autrui.


[1]     Salomo, Ben. Sechs Millionen, wer bietet mehr? Judenhass an deutschen Schulen (en allemand), Juedischer Verlag, 13 octobre 2025, 170 pages.

[2]     https://www.youtube.com/watch?v=dV4cFchFJkQ&list=RDdV4cFchFJkQ&start_radio=1

[3]     https://www.streetpress.com/sujet/1750861382-bruno-moneroe-chanteur-coming-out-patriote-homonationaliste-nouvelle-star-tele-realite-extreme-droite-marine-le-pen-attal

[4]     https://ladroiteaucoeur.fr/2023/01/26/qui-actes-antisemites-france/

  1. https://www.youtube.com/watch?v=Ylc7LlKjkts&list=RDYlc7LlKjkts&start_radio=1 ↩︎

Une discrimination qui peut rapporter gros

Transmania. En Allemagne, Alina S. multiplie les actions en justice contre les entreprises refusant de l’embaucher. Non sans succès.


Originaire de Dortmund, Alina S. a postulé dernièrement à un emploi de secrétaire dans une imprimerie située à Hagen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Considérant qu’elle n’avait pas les compétences pour ce poste, l’entreprise n’a pas retenu sa candidature. Ni une ni deux, Alina S. a immédiatement porté plainte pour… discrimination. Précisons qu’Alina S. est un homme qui se définit pour le moment comme une « personne trans et intersexuelle » en raison d’une « réassignation sexuelle incomplète » en vue de devenir une femme – sa voix, non encore modifiée par une chirurgie du larynx, ne laisse par exemple aucun doute sur son sexe d’origine. Cette personne a réclamé une indemnisation de 5 000 euros et obtenu finalement 700 euros après que l’affaire a été jugée au tribunal du travail de Bielefeld, tribunal dont le président, Joachim Kleveman, a révélé à la presse qu’Alina S. avait déclenché ces dernières années 239 actions en justice contre des entreprises ayant refusé de l’embaucher. Cette créature procédurière a touché à chaque fois des dommages et intérêts dont les montants étaient parfois supérieurs à 3 000 euros. Au chômage depuis douze ans, Alina S. a eu le temps de se renseigner sur les multiples possibilités qu’offre la loi allemande. Par exemple, il suffit que l’entreprise oublie d’ajouter, dans son annonce d’emploi, un « d » pour « divers » dans la rubrique indiquant le sexe du candidat, pour qu’elle encoure le risque de se voir traîner, comme l’imprimerie de Hagen, devant un tribunal. Dans un autre cas, Alina S. a porté plainte contre une société qui parlait dans son annonce de « jeune équipe »âgé.e de 47 ans, iel s’est senti.e discriminé.e. Résultat : 3 750 euros de dommages et intérêts. L’un dans l’autre, Alina S. aurait ainsi empoché au bas mot la somme rondelette, exonérée d’impôts, de 240 000 euros, selon le président du tribunal Joachim Kleveman qui, à l’issue de son dernier procès gagné, lui a lancé un facétieux : « À la semaine prochaine ! » Cette fois, c’est une entreprise de nettoyage qui est la cible d’Alina S.

Du vent dans les keffiehs: arraisonner la déraison

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Même si la politique de Netanyahou à Gaza est de plus en plus critiquée par les chancelleries occidentales, elles se gardent bien de condamner les arraisonnements en mer des fameuses « flottilles de la liberté ». Pourquoi ?


En juin, Rima Hassan, après avoir tenté sans succès de forcer le blocus israélien à Gaza à bord du Madleen, avec une petite troupe comptant notamment Greta Thunberg, était accueillie en héroïne par Jean-Luc Mélenchon pour son retour en France.

Le 20 juillet 2025, un mois après l’interception du voilier Madleen, la « Freedom Flotilla » récidive : un nouveau bateau, le Handala, s’apprête à tenter de forcer le blocus de Gaza.

À son bord se trouvent dix-huit passagers, dont deux élues françaises : Gabrielle Cathala, députée du Val-d’Oise, et Emma Fourreau, eurodéputée. L’arraisonnement annoncé du Handala serait, selon Gabrielle Cathala « une énième violation du droit international ». La condamnation militante est prévisible. Mais est-elle fondée en droit ?

Un blocus légal du point de vue du droit de la guerre

La réponse se trouve dans le droit des conflits armés. Depuis plus de quinze ans, Israël impose un blocus maritime autour de la bande de Gaza – établi en 2007 après la prise de pouvoir du Hamas, formalisé en 2009. En droit international humanitaire, un blocus naval est une méthode licite de guerre à certaines conditions : il doit être déclaré, effectif, non discriminatoire, et ne pas viser à affamer la population civile. Un panel d’enquête de l’ONU (rapport Palmer, 2011) a d’ailleurs conclu que le blocus de Gaza avait été instauré « en conformité avec le droit international ». Autrement dit, empêcher par un blocus maritime le ravitaillement du Hamas en armes est permis dans le cadre d’un conflit armé, dès lors que ces conditions sont respectées. En somme, le blocus israélien de Gaza est légal du point de vue du droit de la guerre.

Certes, ce blocus inflige des souffrances à la population de Gaza, même si la part des détournements par le Hamas dans ces souffrances paraît essentielle. Mais sa légalité obéit à des normes objectives. Sur ce plan, le blocus demeure une méthode reconnue – tant qu’il n’a pas pour but d’affamer toute une population et qu’une aide humanitaire minimale continue d’arriver par ailleurs. D’ailleurs, aucun État n’a engagé – en tout cas avec succès – de procédure contraignante à l’encontre de ce blocus. Pas même la Grande-Bretagne et la Norvège, dont le Madleen et le Handala battent pavillon, n’accusent Israël d’agir illégalement. Londres s’est borné à demander des explications et à s’assurer du bon traitement de sa ressortissante. C’est a posteriori, après l’arraisonnement du Madleen, qu’Emmanuel Macron a dénoncé le blocus comme une « honte » et « un scandale ».

Et les arraisonnements en mer ?

Qu’en est-il d’un éventuel arraisonnement en haute mer, loin des côtes israéliennes ou gazaouies ? À première vue, selon le droit maritime en temps de paix, aucun État n’a compétence hors de ses eaux territoriales pour intervenir sur un navire étranger. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer consacre en effet le principe de la liberté de navigation en haute mer. Cependant, ce principe ne vaut pleinement qu’en l’absence de conflit. En temps de guerre, le droit de la mer cède le pas au droit des conflits armés : un belligérant peut intercepter, visiter et saisir en haute mer un navire neutre qui tente de violer un blocus légal.

A lire aussi: 83 ans après la rafle du Vel d’Hiv, la question du génocide à Gaza

En résumé, l’arraisonnement du Handala, comme auparavant celui du Madleen, en zone internationale s’expliquerait et se justifierait par le droit de la guerre, qui supplante le droit maritime ordinaire. Contrairement à la vision simpliste de LFI (qui y voit un État agissant illégalement « hors de ses eaux »), on serait bien dans le cadre d’un blocus de guerre : le navire intercepté violerait ce blocus et relèverait donc de la compétence de l’État bloquant. On peut comprendre l’émoi suscité par le fait qu’une frégate de guerre stoppe un vieux chalutier prétendument humanitaire en pleine Méditerranée, mais juridiquement ce ne serait que l’application classique, quoique rare de nos jours, du droit de la guerre sur mer. Qualifier l’opération de « kidnapping » ou de « piraterie » serait tout aussi erroné : il s’agirait d’une capture en temps de guerre, prévue par les lois et coutumes de la guerre navale.

Le caractère « humanitaire » douteux des bateaux remplis de militants médiatisés

Le Handala se revendique « navire humanitaire ». En droit pourtant, cette notion n’existe pas. Hormis les navires-hôpitaux – bâtiments sanitaires clairement identifiés par les Conventions de Genève –, aucun bâtiment civil ne jouit d’une protection spéciale s’il participe à un conflit. Or le Handala n’est évidemment pas un navire-hôpital. C’est un vieux bateau de pêche affrété par la Freedom Flotilla, un collectif militant opposé au blocus israélien. Il bat pavillon norvégien mais sera paré de drapeaux palestiniens. Ses objectifs déclarés sont doubles : apporter une aide (symbolique, au premier sens du terme) aux Gazaouis, et surtout forcer la main d’Israël en contestant publiquement le blocus. En se fixant pour but politique de « briser le blocus » (comme le confirmait Gabrielle Cathala à l’AFP, le 12 juillet), ce bateau s’exclut du cadre d’une mission humanitaire pour se placer dans celui d’un acte de rupture de blocus.

Jean-Noël Barrot, qui ne fait pas figure d’agent pro-israélien, qualifie l’initiative « d’irresponsable » et confirme qu’elle ne contribuera « en rien à résoudre la catastrophe humanitaire en cours[1] ».

Le droit international n’accorde pas de passe-droit à de telles initiatives improvisées, fût-ce au nom de causes qui se veulent nobles. La puissance bloquante conserve le droit de contrôler et de filtrer l’aide destinée à l’ennemi. Un tel contrôle – certes strict et qui peut être politiquement débattu – n’est pas illégal tant qu’une partie des secours parvient aux civils par des voies légitimes. D’ailleurs, au moment où le Handala s’apprête à appareiller, des négociations sont en cours pour faire transiter l’aide humanitaire par des mécanismes structurés. La démarche isolée de ce bateau relève donc avant tout du coup d’éclat médiatique.

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Restera à apprécier la manière dont l’arraisonnement sera mené. Sur ce point, le précédent du Madleen plaide pour Israël. On se souvient qu’en 2010, l’assaut israélien contre le navire Mavi Marmara s’était soldé par la mort de dix militants, soulevant une indignation internationale et des accusations d’usage excessif de la force. En 2025, l’opération contre le Madleen s’est déroulée sans affrontement ni effusion de sang – aucun coup de feu tiré, aucun blessé de part et d’autre. Les passagers avaient été appréhendés sains et saufs, et n’avaient été retenus que le temps de leur identification et de l’organisation de leur retour.

Le traitement réservé aux militants illustrait que l’usage de la force était resté au strict minimum. L’armée israélienne avait même pris soin de fournir de l’eau et des sandwiches aux passagers après leur arrestation. Une photo diffusée montrait Greta Thunberg, tout sourire et vêtue d’un gilet de sauvetage, en train de recevoir un sandwich d’un soldat israélien. Sans parler de la « grève de la faim » que Rima Hassan a maintenu pendant 24 heures. Des militants opposés au Hamas ou des féministes iraniennes capturés dans des circonstances analogues auraient-ils bénéficié d’une telle courtoisie de la part du Hamas ou du régime de Téhéran ? Poser la question, c’est y répondre.

En définitive, il importe peu que l’arraisonnement du Handala ait lieu en haute mer. Dès lors qu’un blocus légal est en vigueur et que sévit un conflit armé, un État belligérant peut intercepter un navire civil en zone internationale pour faire respecter ce blocus. Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, le droit de la mer et le droit de la guerre offrent une base légale aux actions d’Israël pour maintenir le blocus de Gaza et intercepter les tentatives de le briser. Les proclamations de LFI et d’autres qualifiant à l’avance l’arraisonnement d’illégal relèvent davantage de la polémique que d’une quelconque analyse juridique. Mais qui s’en étonne vraiment ?


[1] https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/irresponsable-la-passe-d-armes-entre-jean-noel-barrot-et-lfi-n-a-pas-attendu-que-le-handala-s-approche-de-gaza_252825.html

Tenter d’ancrer ses jeunes années

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P. Lacoche

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Ma Sauvageonne sait être une délicieuse rebelle. Sa spécialité : la colère de fille, un éclat très particulier qui peut se révéler tonitruant mais qui demeure exempt de rancune. Il n’empêche qu’elle a ses petites habitudes. L’une d’elle, charmante, consiste à réunir, chaque année, en juillet, quelques proches et amies autour d’une bonne table, en l’occurrence celle de l’Auberge de la Vallée d’Ancre, rue du Moulin, à Authuille, près d’Albert. « Voudras-tu te joindre à nous, vieux Yak ? » me demanda-t-elle de sa voix de Brigitte Bardot époque des deux Roger (Vailland et Vadim). Je ne me fis pas prier. Ainsi, par une belle matinée dominicale, nous nous rendîmes vers ce village au nom charmant qui possède le sens de l’histoire et du souvenir. On y trouve en effet trois cimetières militaires britanniques de la Première Guerre mondiale qui accueillent les tombes de soldats du Commonwealth ; dans le secteur, ces derniers se sont battus comme des lions contre l’ennemi venu d’outre-Rhin. Reconnaissance infinie à leur endroit. À Authuille, on sait se souvenir et c’est tant mieux. En témoignent les majestueux Lonsdale Cemetery, Authuille Military Cemetery et le Blighty Vallée Cemetery ainsi que le tout aussi majestueux mémorial de Thiepval qui est situé en quasi-totalité sur le territoire de cette commune. On se souvient encore que le moine irlandais Fursy de Péronne (né vers 567 et mort vers 648) se rendit dans le nord de la Gaule afin d’évangéliser les villageois. Lorsqu’il arriva à Authuille, il parvint à guérir un possédé qui, dit-on, se convertit tout de go au christianisme.

Ce possédé de la bonne chair, c’eût pu être moi, Philippe Lacoche (né vers 1956 et mort vers 2079 grâce aux progrès de la science et de la médecine et délicatement chouchouté par la Sauvageonne) lorsque nous arrivâmes devant ladite auberge. Mais ce midi-là, point de saint Fursy pour me convertir à l’ascétisme. Ce fut donc doté d’un féroce appétit que je me mis à table. Les mets et les vins se révélèrent délicieux, « très français » eût pu dire Kléber Haedens. La Sauvageonne nous convia à une promenade digestive. Quelle ne fut pas ma joie de découvrir, à quelques mètres du restaurant, un adorable pont sous lequel coulait un bras de l’Ancre, affluent de la Somme ! En bon pêcheur à la ligne, je me penchai et aperçus, entre deux eaux, un énorme chevesne qui remontait le courant tandis que moi, intérieurement, je remontais le cours de ma vie. Je me revoyais quelque soixante ans auparavant, au bord de ce minuscule affluent de la Vesle, non loin du moulin de Sept-Saulx (Marne) où je passais mes vacances d’été chez mes grands-parents. A mes côtés, mon cousin Guy (le Pêcheur de nuages) et son père, Pierrot, équipé d’une épuisette qui venait de repérer, justement, un énorme chevesne qui, lui aussi, remontait le courant. C’était un dimanche juillet ; il faisait aussi chaud qu’à Authuille. Guy et moi admirions la grosse bestiole rousse et verdâtre, aux écailles brillantes. Allait-il finir dans l’épuisette de mon oncle Pierrot ? Moment d’attente suspendue et de merveilleux. Celui-ci, soudain, fut brisé par l’arrivée de Monsieur Rouleau, le garde-pêche.

Pierrot risquait une amende car il pêchait à l’épuisette. Il ne perdit pas le Nord : « C’est juste pour montrer le poisson aux gamins », fit-il en nous désignant d’un coup de menton. Il finit par attraper le chevesne, qu’il nous fit admirer avant de le remettre à l’eau sous le regard rassuré de Monsieur Rouleau. Au loin, on entendait le bruit rassérénant de la cascade de l’écluse du moulin. Que la Vesle et le chevesne étaient beaux ! Guy et moi étions fascinés. À peine une dizaine d’années plus tard, Pierrot trouva la mort dans un accident de voiture, le thorax broyé par le volant de son Amie 6 Citroën break grenat. C’était près d’Albert, donc tout près d’Authuille ; il revenait d’un repas de communion.

Je repensais à tout ça, en ce dimanche d’été, en contemplant le gros chevesne dans l’eau vive de cet affluent de l’Ancre. Je repensais à Pierrot, à Guy, le Pêcheur de nuage, disparu lui aussi. J’avais le cœur gros. Quelques gouttes d’eau salée tombaient de mon visage et s’écrasaient dans l’onde pure, pure comme l’enfance. Des gouttes de sueur, très certainement. Il faisait si chaud en ce dimanche à Authuille.

De pages en plages

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Bains de mer à Ostende à la fin du xix e siècle : cabines de bain sur roues et baigneurs en costume © Hervé Lewandowski

Le Grand Livre de la littérature de plage de Jean-Christophe Napias révèle que le soleil estival a inspiré Chateaubriand et Morand, Hugo et Colette, Loti et Modiano, Gide et même Balzac. Un florilège de haut vol pimenté par des curiosités piochées dans la presse ancienne et des arrêtés municipaux d’un autre temps.


Chaque été, c’est la même chose. Que je rejoigne Antibes ou Dinard pour m’alléger l’esprit, je m’alourdis de trop nombreux livres. Hésitant, je prends toujours plus que moins : la mesure n’est pas mon fort. Par bonheur, je ne suis pas le seul. C’est un peu pour nous (et pour les autres aussi sans doute) que cette anthologiede la littérature de plage existe. Remercions Jean-Christophe Napias de s’être décidé à compiler ces textes et rendre nos valises moins lourdes.

Nostalgie de plages

En exergue, une citation de Jacques Laurent : « Puis ils partirent pour la plage et le bonheur commença. » Nous voilà embarqués, et en bonne compagnie. L’équipage est d’élite : Chateaubriand, Hugo, Morand, Loti, et même Balzac que l’on imagine difficilement un doigt de pied dans l’océan… Mille autres encore. Par exemple, ce Maupassant amer dans Pierre et Jean : « Toutes ces femmes ne pensaient qu’à la même chose, offrir et faire désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue, déjà promise à d’autres hommes. Et il songea que sur la terre entière c’était toujours la même chose. » Ou bien Colette, née pour mettre ses pieds dans le sable et perdre ses doigts dans les cheveux : « La plage éblouit et me renvoie au visage, sous ma cloche de paille rabattue jusqu’aux épaules, une chaleur montante, une brusque haleine de four ouvert. » On voyage vers les plages dix-neuviémistes de Trouville ou Biarritz avec la nostalgie de ceux qui rêvent à des époques qui ne les ont pas vu naître : « Les tapis d’œillets roses ne seront bientôt plus ici qu’une légende du vieux temps » (Loti). Tout (ou presque) est chaleur et volupté.

Les souvenirs rejaillissent par ricochets. L’érotisme des corps au soleil, les jeux de l’enfance, les siestes salées et les nuits chaudes. Les chapitres s’enchaînent pêle-mêle au hasard de « la poésie de l’aléatoire et du charme des voisinages improbables », comme l’explique Napias. Le dilettantisme sied bien aux charmes estivaux. Si les plages sont devenues incontournables denos vies modernes, les auteurs contemporains se sont finalement moins emparés de ce thème que leurs aînés. Ils ne sont pour autant pas absents de cette anthologie. Chantal Thomas, Modiano (« Il faisait très chaud cet été-là et nous avions la certitude que l’on ne nous retrouverait jamais ici »), Olivier Rollin seul ou Olivier Adam moins seul (« J’aime cette vie d’êtres familiaux, de plages bondées, de gestes mécaniques et de sourires »). Mais aussi les auteurs oubliés, noyés posthumes, qui réapparaissent à la surface. Joie de voir le nom de Taine s’inscrire sur une page : « Arcachon est un village d’opéra-comique : un débarcadère rouge, jaune et vert, avec des toits retroussés en pavillon chinois, une lieue de plage couverte de trois rangées de cottages, chalets peints bordés de balcons, pavillons pointus, tourelles gothiques, toits ouvragés en bois coloriés. »

On s’amuse beaucoup durant cette lecture où l’on picore au gré du hasard. J’apprends que « Jean Patou fait, pour le bateau et la plage, des pyjamas qui feront fureur dans quelques semaines à Juan-les-Pins » grâce à un article du 1er juin 1931 de Femina. C’est une des particularités réjouissantes du singulier Napias : il a farfouillé partout, retrouvant à côté des classiques et incontournables des curiosités qui, tout au long de ce livre de plus de quatre cents pages, pimentent drôlement l’ensemble. Aussi cet arrêté municipal de Saint-Gilles-sur-Vie du 8 juillet 1887 qui annonce, par l’article 1, que les femmes « devront toujours être décemment vêtues pour se mettre à l’eau », et que les hommes « pourront également se baigner avec un pantalon de laine, une chemise ou un gilet ». On était alors plus habillés à la plage qu’aujourd’hui dans les rues de nos villes. De son côté, André Gide nous apprend dans son Journal que certaines choses ne changeront jamais : « Attrapé un fameux coup de soleil sur presque tout le corps, à me laisser rissoler hier sur la plage. » Oui, vous venez d’imaginer André Gide presque nu.

Victor Hugo sur la plage de la grève d’Azette, à Saint-Hélier (Jersey), peu après son exil, 1852 (c) RMN – Grand Palais

Même ceux qui détestent la vulgarité dégoulinante des plages, les plus pudiques, les ennuyés des vagues, les ronchons d’après les repas, ceux qui cherchent l’ombre et ne désirent pas se transformer en voyeurs, ceux-là aussi auront bien besoin de cette anthologie. Accompagnés de Louis-Ferdinand Céline (« Papa il savait bien nager, il était porté sur les bains. Moi ça me disait pas grand-chose. La plage de Dieppe est pas bonne. ») pendant que leur amante, amant, cousins, cousines, tante ou oncle seront « Sur la plage élégante au sable de velours / Que frappent, réguliers et calmes, les flots lourds » (François Coppée). Il faut bien s’occuper. Avec manière. À ce sujet, Nadine de Rothschild donne des conseils essentiels : « Avant de quitter l’endroit que l’on occupait, on ramasse dans un sac-poubelle tout ce qui s’y trouve et on le dépose dans les endroits prévus. » On en avait bien besoin : merci, Nadine.

Comme les livres de gare, les livres de plage sont déconsidérés, parce que mineurs. J’entendais il y a peu, dans une archive radiophonique, Jean-Patrick Manchette dire qu’il n’y avait que cette littérature ferroviaire qui l’intéressait vraiment. C’est une pose comme une autre. Grâce à ce Grand Livre de la littérature de plage, l’on a désormais les plaisirs et les joies de l’été dits par les plus grands auteurs. L’accessoire et l’indispensable réunis dans un ouvrage. Un voyage géographique, des sens, du temps et de l’esprit. Sans doute ne pourrais-je pas m’empêcher, malgré cela, d’emporter avec moi encore trop de livres, toujours trop de livres, mais ce qui est certain, c’est que celui-ci sera dans ma valise qui reviendra pleine de sable et de l’odeur de crème solaire que portait ma sœur quand j’étais enfant et que je ne lisais pas encore.

Au fait, Monsieur Napias, vous avez oublié Paul-Jean Toulet. Je ne vous en veux pas, mais acceptez que je termine sur l’un de ses plus beaux poèmes : « Douce plage où naquit mon âme / Et toi savane en fleurs / Que l’Océan trempe de pleurs / Et le soleil de flamme. »

Jean-Christophe Napias, Le Grand Livre de la littérature de plage : une anthologie insolite des écrivains balnéaires, Séguier, 2025. 420 pages

Élysée, le candidat idéal…

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Londres, 9 juillet 2025 © Thomas Krych/ZUMA/SIPA

Quitte à instaurer une monarchie présidentielle méritocratique à vie, notre chroniqueur imagine le candidat idéal profondément formé par dix ans d’expériences concrètes de terrain…


On le cherche désespérément, le mouton à cinq pattes qui, une fois élu chef de l’État, saurait donner entière satisfaction aux populations, apporter les réponses opportunes aux mille et un problèmes très concrets et si préoccupants du pays.

Pour l’heure, force est de reconnaître que nous restons sur notre faim. Notamment ces deux dernières décennies, nous n’avons eu à nous mettre sous la dent citoyenne qu’un malencontreux visiteur du soir à scooter et un rhétoricien ivre de lui-même, un Mozart de la scolastique technocratico-européiste, adepte forcené de la péroraison ad libitum. Triste moisson, triste bilan. (Une parenthèse : Je vois que la question du jour serait de savoir si le macronisme est mort. Je crois qu’elle serait plutôt de se demander s’il a jamais existé, une soûlante accumulation de bla-bla n’ayant jamais suffi à constituer une doctrine quelconque. Fin de la parenthèse).

Pour 2027, la préconisation que je me permets arrive évidemment un peu tard, mais elle conviendrait parfaitement pour les échéances suivantes.

Voilà. Selon moi, le candidat – ou la candidate – officiel idéal serait, comme d’ailleurs il est de bon ton actuellement, une personne genre « bac + 10 », voyez-vous. Pourquoi le bac ? Parce que tout le monde réussissant aujourd’hui cet ersatz d’examen, il n’y aurait aucune raison valable d’en priver notre candidat.

Le côté « + 10 » à présent. Point de cursus à rallonge au sein de grandes écoles, d’universités françaises et américaines, avec à la sortie de ces jolis diplômes sous verre qui ne sont en vérité que le faire-part de décès des vertus d’imagination créative et de sens du réel de ces gens-là.

Non, rien de cela. Le « bac + 10 » proposé ici pour le futur hôte de l’Élysée se compose tout autrement. 

Les deux premières années, à l’usine, au bas de l’échelle, pointeuse, trois-huit et toute la lyre, chef et sous-chef sur le poil, salaire à la ramasse…

Les deux suivantes au sein de services de terrain de la police et de la gendarmerie, quartiers chauds et riantes banlieues, chasse aux dealers et baston les soirs de manifs, chaque sortie agrémentée d’insultes et bras d’honneur, de crachats, de menaces de sévices et de mort déversées par des connards interpellés la veille et ressortis dès le lendemain après une petite tape sur la minime…

La cinquième et la sixième, à l’hôpital, dans les unités les plus en première ligne, urgences, soins intensifs, soins palliatifs, etc…

Les deux qui viennent ensuite, à la ferme, au cul des vaches et les deux pieds dans la glèbe nourricière, à se colleter avec les délires pondus par les ronds de cuir si couteux des instances européo-mondialistes…

Les deux dernières, retiré volontaire entre les murs magnifiques mais austères de la Grande Chartreuse histoire de digérer et maîtriser un peu l’acquis des huit précédentes. Et, surtout – point capital – intégrer les vertus incomparables de la parole rare et de l’humilité.

Voilà, selon moi, ce qui nous ferait un candidat acceptable, suffisamment pétri des réalités bien concrètes du pays et des attentes de ses populations. Un candidat tellement aguerri qu’on pourrait, de gaieté de cœur, le garder en poste, non pas seulement un ou deux quinquennats, mais trois ou quatre. Allez savoir ! Éventuellement davantage, pendant que nous y sommes. À vie même, si cela se trouve.

Nous aurions alors inventé une sorte de régime monarchique, avec son roi bien carré sur son trône élyséen. Une monarchie fondée sur le mérite, cette fois. Est-ce que ce serait vraiment beaucoup plus mal, finalement, que cette foire aux guignols qui nous est infligée tous les cinq ans ?

30 GLORIEUSES - LA DÉCONSTRUCTION EN MARCHE

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Combler la faille?

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© KMBO

Elias, jeune ingénieur sous-marinier en passe d’intégrer une vaste organisation associant plusieurs pays nordiques pour s’inquiéter d’une faille océanique en dangereuse expansion, se fait allumer par une fille – « alors, tu as envie d’explorer ma faille ? », – se laisse prendre aux filets de l’amour, et finit par mettre en cloque malgré lui son Anita chérie. Avorter ou pas ? Lui n’est pas prêt du tout à s’embarrasser d’un mouflet à élever ; elle pleure à l’idée de s’ôter son fœtus de deux mois. Mais fait mine de se laisser convaincre. Le couple Elias/Anita ne résiste pourtant pas à cette épreuve, et part à vau l’eau. A chacun sa vie.

12 ans plus tard…

Filant la métaphore de la faille, Eternal emprunte les chemins de la science-fiction pour téléporter nos ci-devant tourtereaux quelque douze ans plus tard (au reste campés par deux autres comédiens pas franchement ressemblants à leurs doubles juvéniles), Elias devenu le commandant des périlleuses expéditions en sous-marins de poche dans les abysses, avec mission de cimenter si possible la fameuse faille aux moyens de drones télécommandés ; Anita ayant refait sa vie avec un autre homme, dont elle semble avoir eu un fils.

A lire aussi: Tant qu’il y aura des films

Au risque de déflorer, si l’on ose dire, cette double matrice (quelque peu fastidieuse dans son insistance allégorique, prévisible et redondante à l’excès), votre serviteur ne résiste pas à vous révéler le secret de polichinelle qui fonde le laborieux parallèle mis en œuvre par Ulaa Salim, cinéaste danois âgé de 38 ans, dont c’est le deuxième long métrage après Sons of Denmark en 2019 : Elias, traversé de visions qui flashent son cerveau à l’approche de l’inopérable cicatrice tellurique (l’une de ces expériences subaquatiques se soldant par la perte du copilote sous-marinier, accidentellement englouti dans la faille en feu), a des doutes sur la réalité de l’IVG, et partant, sur l’identité réelle du géniteur de cet adolescent dont quelques flash-back nous révèleront les étapes de sa croissance…

Elle a fait un bébé toute seule

Anita, retrouvée par hasard, finit par confesser à Elias qu’il est bien le père génétique du garçon, lequel, élevé par son beau-père depuis la petite enfance, ignore évidemment tout de son origine. De la part d’Elias, une revendication de paternité serait-elle légitime ? Le fils y perdrait tous ses repères, pense Anita, toujours persuadée qu’Elias, jadis, aurait dû accepter la providence de l’enfant à naître.  Et qu’à présent, son sacrifice est la rançon méritée de sa lâcheté d’alors. Le message du film est clair, il se place univoquement du côté de la Femme – nous sommes en 2025 : l’Homme a tous les torts.

Il n’en demeure pas moins qu’un enfant, ça se fait à deux, – en principe. Pourquoi le mensonge d’Anita, renonçant secrètement à avorter sans s’ouvrir jamais de sa décision clandestine à son partenaire, serait-il en soi plus légitime que la résistance du géniteur à assumer une paternité non envisagée de concert ? Au-delà même du schématisme pesant de l’allégorie matricielle, Eternal prend implicitement position dans un débat de fond qui, comme dit le poète, exigerait « la Nuance encor, pas la Couleur, rien que la nuance ! ». On en est loin.


Eternal. Film de Ulaa Salim. Danemark, Islande, Norvège, couleur, 2023. Durée : 1h39. En salles le 30 juillet 2025

Un Maigret, sinon rien

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Georges Simenon a Paris en mars 1969 © LE CAMPION/SIPA

Les cartes postales de l’été de Pascal Louvrier (4)


Il fait très chaud, le rapace décrit des cercles de plus en plus petits dans le ciel d’un bleu métallique étrange. Je prends au hasard une enquête du commissaire Maigret. Il est curieux Georges Simenon. Il dit qu’il ne faut aucune indication météorologique dans un début de roman et il commence toujours par préciser le temps qu’il fait. Dans Maigret a peur, il pleut beaucoup, le vent souffle fort, les nuages sont menaçants. Le printemps se fait attendre. Ça a quelque chose de rafraîchissant même si l’atmosphère est pesante. Maigret revient d’un congrès de criminologie, à Bordeaux. Avant de retrouver son épouse et son bureau au 36, quai des Orfèvres, le commissaire fait une halte dans une petite ville de province, Fontenay-le-Comte, traversée par la Vendée. Simenon y a séjourné en 1940-1941. Il semble ne pas en avoir gardé un bon souvenir. Les rues sont désertes le soir, les gens s’épient derrière les fenêtres, les lettres de dénonciation sont prisées et les ragots ne manquent jamais. Maigret descend du train où il a fait la connaissance d’un personnage nommé Vernoux de Courçon, un individu qui lui a rappelé son enfance et « les gens du château », comprenez la classe sociale dominante à laquelle n’appartient pas Maigret. Vernoux de Courçon est le beau-frère de l’homme qui vient d’être assassiné. Mais le commissaire ignore tout de l’affaire. Il vient juste rendre visite à son vieil ami Chabot, juge d’instruction. Il va être mêlé à l’enquête sans y participer directement puisqu’il est hors de sa juridiction.

A relire, Thomas Morales: Simenon, ce drôle d’ostrogoth

Robert de Courçon, notable, a été tué sauvagement. Mais deux autres crimes vont se produire, créant un vent de panique dans la petite ville si tranquille. D’abord une veuve, ancienne sage-femme ; ensuite un ivrogne inoffensif. Il doit s’agir d’actes commis par un fou. Les soupçons se portent sur le docteur Vernoux, spécialiste en psychiatrie. C’est un original, un coupable tout désigné. L’affaire réactive la lutte des classes : les possédants contre les « gueux ». Le ciel au-dessus de la ville résume la situation : c’est un « ciel noir de Crucifixion », écrit Simenon. Pour une fois, Maigret, qui ne peut s’empêcher d’observer les comportements et d’analyser les réactions des uns et des autres, notamment pendant une partie de bridge à laquelle il ne participe pas, ne donne pas complètement tort à la foule. Mais il y a quelque chose qui cloche et que seul le commissaire, à trois ans de la retraire, a su cerner. Il a peur du dénouement. Il connaît trop la part noire de l’homme. Le livre, écrit en 1953, montre une France apeurée, manichéenne, nostalgique du pétainisme ou avide du « Grand Soir », au choix.

Le docteur Vernoux a une maîtresse – « la fameuse recherche des compensations » –, elle se nomme Louise Sabati. C’est une femme de chambre que la vie a cabossée. Elle n’est pas très belle, fatiguée par le travail harassant. Mais Maigret ne peut s’empêcher de penser qu’« il y avait quelque chose d’attachant, de presque pathétique dans son visage pâle où des yeux sombres vivaient intensément. » Elle et Vernoux vivent une vraie histoire d’amour hélas impossible. Un paquet de lettres le prouvera. Trop tard.

A lire aussi, Dominique Labarrière: Sophia, Najat, honneur et déshonneur

Simenon signe une nouvelle enquête écrite avec sobriété et précision. La tension est palpable dès les premières lignes. Son célèbre commissaire est sans illusion sur la nature humaine, mais il se garde bien de juger, même s’il ne supporte pas ceux qui s’acharnent sur « le bas peuple » alors qu’ils en sortent. Maigret est un pragmatique : « Les gens sensés ne tuent pas ». Mais sa plus grande force, c’est de ne pas avoir oublié les jeux secrets de son enfance, et de savoir qu’il ne faut jamais louper une demi-journée de soleil printanier.

Georges Simenon, Maigret a peur, Le Livre de Poche. 188 pages

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Retrouvez les cartes postales précédentes sur la page auteur de Pascal Louvrier

Gaza: la faim et les moyens

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Nuseirat, centre de la bande de Gaza, 13 juillet 2025 © Ahmed Ibrahim / apaimages /SIPA

Dès le début du conflit entre Israël et le Hamas, à l’automne 2023, humanitaires et instances internationales ont alerté sur l’imminence d’une famine généralisée à Gaza. Depuis deux mois, la situation a changé et oblige de réexaminer les faits. L’essentiel des 470 000 personnes actuellement en situation de malnutrition se situent dans le nord de l’enclave, dont Israël assume la stratégie d’isolement. Analyse.


« Les bombes, les missiles, les obus de char, les balles de sniper. Et maintenant la famine. » C’est par ces mots que s’ouvre le reportage de Lucas Minisini et Marie Jo Sader, publié par Le Monde le 24 juillet 2025, décrivant avec une sobriété glaçante la spirale de violence à laquelle sont soumis les habitants de Gaza[1]. Comme si les ravages infligés par vingt et un mois de guerre ne suffisaient pas, un nouveau fléau, plus silencieux mais tout aussi implacable, s’est installé : la faim. Ce reportage n’est qu’un exemple parmi d’autres d’un tournant dans le traitement médiatique du conflit. Depuis plusieurs semaines, la question de la famine et de l’accès à l’aide humanitaire est devenue centrale dans le débat international, mobilisant journalistes, diplomates, agences humanitaires et responsables politiques. Le poids des mots, mais plus encore le choc des images – corps émaciés, enfants dans des files d’attente, mères suppliant pour un sac de farine – font naître une inquiétude croissante pour la survie des civils gazaouis. Sans en minimiser la gravité, il convient néanmoins de rappeler que les alertes concernant la famine à Gaza ne sont pas récentes.

« Famine généralisée imminente » depuis janvier 2024, selon le Secrétaire général de l’ONU

Dès novembre 2023, au tout début de la guerre, les mises en garde se sont multipliées, émanant des principales agences des Nations Unies et d’ONG humanitaires, accompagnées d’accusations de crimes de guerre et d’utilisation de la famine comme arme. Le 17 novembre, alors que commençait le premier cessez-le-feu et la libération d’otages, la directrice du Programme alimentaire mondial (PAM), Cindy McCain, alertait sur un risque « immédiat de famine ». Deux semaines plus tard, le 1er décembre, la classification IPC (Integrated Food Security Phase Classification) plaçait déjà 15 % de la population gazaouie en phase 5, le niveau le plus élevé, correspondant à une famine avérée. Le 7 décembre, le PAM signalait que 97 % des foyers consommaient une alimentation inadéquate, contraints à des stratégies extrêmes de survie. Entre le 20 et le 22 décembre, l’UNICEF et Mercy Corps estimaient que plus de 500 000 personnes étaient confrontées à une faim catastrophique.

Le 3 janvier 2024, l’IPC confirmait que le nord de la bande de Gaza, notamment Gaza-ville et Jabalia, était entièrement en phase 5. Le 7 du mois, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, évoquait une « famine généralisée imminente ». Fin février, l’UNICEF rapportait que 16 % des enfants de moins de deux ans souffraient de malnutrition aiguë dans le nord.

En mai 2025, le PAM estimait à 470 000 le nombre de personnes en situation de famine aiguë, un chiffre confirmé le 23 juillet par l’OMS, qui dénonçait une « famine de masse provoquée par l’homme ». Selon le célèbre ministère de la Santé de Gaza, au moins 113 personnes seraient mortes de faim depuis octobre 2023, principalement dans le nord du territoire, au-delà du corridor de Netzarim. Ces données amènent à interroger non seulement les fondements des accusations formulées dès la fin 2023, mais aussi les perspectives sinistres qu’elles annonçaient. Or, depuis deux mois, la situation a changé et oblige de réexaminer les faits.

L’UNRWA hors jeu

Depuis le 27 mai 2025, un programme inédit de distribution alimentaire a été mis en œuvre à l’initiative du gouvernement israélien, sous pression internationale. Ce dispositif vise à répondre à une crise humanitaire aiguë tout en réduisant l’influence du Hamas sur la distribution de l’aide. Conçu en marge des canaux traditionnels de l’ONU, le programme repose sur un partenariat entre une fondation privée, le Gaza Humanitarian Fund (GHF), et une entreprise américaine de sécurité, Safe Reach Solutions (SRS). Son efficacité reste cependant très inégale selon les régions, entravée par des contraintes logistiques, politiques et sécuritaires majeures.

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Avant la mise en place du GHF, la distribution alimentaire à Gaza reposait sur un dispositif piloté par l’UNRWA (Office de secours pour les réfugiés palestiniens), le PAM et une constellation d’ONG internationales. L’aide humanitaire transitait principalement par le point de passage de Kerem Shalom, côté israélien, et, dans une moindre mesure, par celui de Rafah, à la frontière égyptienne. Les colis contenant typiquement de la farine, de l’huile, des légumineuses, parfois de pâtes ou du riz et du sucre, étaient livrés dans les entrepôts des agences, puis redistribués via des centres locaux. Ce système, bien qu’ayant assuré la survie de la population pendant des années, faisait l’objet de critiques croissantes du côté israélien. La première portait sur l’allocation des ressources : malgré le retrait israélien de 2005 et la prise de pouvoir du Hamas en 2007, ce dernier n’a jamais assumé la charge des services essentiels comme la santé, l’éducation ou l’alimentation. Les recettes générées par la fiscalité locale n’étaient pas consacrées à ces missions, financées presque exclusivement par l’ONU et les bailleurs étrangers. Pire encore, le Hamas aurait utilisé ces structures financées par la communauté internationale pour y placer ses partisans, établissant une forme de clientélisme institutionnalisé aux frais de l’aide étrangère. Chaque euro ainsi détourné finançait, côté Hamas, les préparatifs de guerre contre Israël – tunnels, roquettes, salaires de combattants – et le train de vie de ses dirigeants à l’étranger. À la veille du 7 octobre 2023, plusieurs figures du mouvement (Haniyeh, Mashal, Abu Marzouk) étaient ainsi considérées comme faisant partie de la classe des ultra-riches, ayant bâti leur fortune sur les dons, la taxation, le commerce des tunnels, les investissements étrangers et le soutien iranien.

Capture Fox News, 2023. DR

Par ailleurs, ce système souffrait, aux yeux d’Israël, d’un manque de traçabilité : une fois l’aide entrée à Gaza, elle échappait largement au contrôle, alimentant la crainte qu’elle profite à l’effort de guerre du Hamas. La guerre déclenchée par ce dernier le 7 octobre n’a fait que renforcer cet enjeu : battu militairement, sa direction décapitée, le Hamas s’accroche au contrôle de l’aide comme à l’un de ses derniers leviers de pouvoir. D’où la volonté israélienne de contourner les circuits multilatéraux et de mettre en place un système autonome, sécurisé, sous supervision extérieure : le GHF. Ce programme est censé à la fois soulager la population civile et briser l’emprise du Hamas sur l’économie de subsistance.

Quatre centres de distribution

La structure du programme repose sur quatre centres de distribution installés dans le sud de Gaza (à Rafah, Tel Sultan, Muwasi et près du corridor de Netzarim), chacun conçu pour desservir environ 300 000 personnes. Concrètement, seules les populations situées au sud-ouest de Gaza-ville peuvent accéder à un point de distribution. Cette géographie ne doit rien au hasard : elle s’inscrit dans une stratégie israélienne visant à vider le nord de la bande de Gaza de sa population civile. Dès le début de l’offensive, en octobre 2023, Israël a encouragé, voire contraint, le déplacement massif des civils vers le sud. Le nord, considéré comme le bastion du Hamas, a été largement détruit, privé d’infrastructures essentielles, et demeure interdit d’accès à ses anciens habitants. En empêchant leur retour, Israël entend priver le Hamas de son ancrage territorial tout en créant une zone de sécurité durable. La recomposition démographique qui en résulte, avec un déplacement du centre de gravité humain vers le sud, redessine de fait la carte politique de Gaza.

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Sur le plan opérationnel, la gestion du programme GHF a été confiée à des sous-traitants locaux, tandis que la sécurité est assurée par des agents de SRS, épaulés par le renseignement israélien. La distribution se fait sans enregistrement préalable, sans présence du Hamas, avec un recours probable à la reconnaissance faciale. Chaque foyer reçoit une caisse de 20 kg de produits de base. Mais, sur le terrain, le programme peine à s’imposer. Les centres sont submergés par une affluence massive, provoquant désordres, violences et fermetures temporaires. Le coût du dispositif, notamment sécuritaire, est estimé à 35 millions de dollars par mois.

Le Hamas hostile au programme GHF

Les obstacles sont nombreux. Le Hamas, parfaitement conscient du danger stratégique que représente le succès du programme, a multiplié les attaques contre les bénéficiaires, les accusant de collaboration, confisquant les colis et incitant à l’hostilité envers les centres. Le 27 mai, un centre à Rafah a été pillé. Le 18 juillet, plusieurs civils ont été pris à partie. Par ailleurs, les violences autour des centres sont fréquentes : depuis mai, plusieurs centaines de civils ont été tués ou blessés lors de tirs ou de mouvements de foule. Le 1er juin, une frappe israélienne près d’un centre aurait fait une trentaine de morts et de nombreux blessés.

Après deux mois de fonctionnement, le programme fonctionne de manière dégradée. L’UNRWA affirme qu’il « ne fonctionne pas », tandis que le PAM recense 470 000 personnes en situation de famine aiguë, soit un quart de la population. L’agriculture locale est en ruine : plus de 70 % des vergers et serres ont été détruits, et les boulangeries ont cessé leur activité faute de farine et de carburant. La dépendance à l’aide humanitaire n’a jamais été aussi totale et aussi mal satisfaite.

Un indicateur parlant de cette crise est le prix des denrées. Avant la guerre, le kilo de farine coûtait 1 à 2 shekels (environ 25 à 50 centimes d’euros). En juillet 2025, il atteint 150 à 200 shekels dans le nord, contre 20 à 50 shekels dans le sud. Le sucre a connu une évolution similaire : de 3 à 5 shekels/kg avant-guerre, il grimpe à 350–400 shekels dans le nord, contre 15 shekels dans le sud. Cette disparité traduit une réalité logistique : le sud est ravitaillé par les centres du GHF, tandis que le nord reste isolé. Comme prévu.

Ainsi, la majorité des cas documentés de famine aiguë à Gaza se concentre aujourd’hui au nord du corridor de Netzarim, où l’aide ne parvient presque plus. Ces zones concentrent l’essentiel des 470 000 personnes en situation de malnutrition recensées. Malgré des réussites ponctuelles (baisse des prix dans le sud, affaiblissement du Hamas dans les circuits de distribution, plus de 10 000 colis distribués quotidiennement), le programme reste structurellement insuffisant pour une population de 2,1 millions d’habitants. Les violences, les obstructions du Hamas, les détournements et le marché noir (où la farine atteint 70 shekels /kg) compromettent son efficacité.

Dans cette guerre, la maîtrise de la distribution alimentaire est devenue, pour Israël, un levier stratégique essentiel. Le système mis en place depuis mai 2025 semble délibérément conçu pour accentuer la pression sur les zones du nord, afin d’en pousser la population vers le sud. Or, selon la quatrième Convention de Genève, Israël, en tant que puissance occupante, a l’obligation de fournir, de manière inconditionnelle et adéquate, les biens et services essentiels à l’ensemble de la population sous son contrôle. Lorsque cette population n’est pas suffisamment approvisionnée, les parties au conflit doivent permettre un passage rapide, sûr et sans entrave de l’aide humanitaire. Toutefois, il faut rappeler que cette obligation n’est pas absolue : elle peut être restreinte pour des motifs de sécurité, notamment en cas de détournement de l’aide au profit d’un groupe armé. Le droit international humanitaire ne contraint pas une puissance à faciliter une aide qui renforcerait l’effort de guerre ennemi. Enfin, si beaucoup accusent Israël de violations de ses obligations, il faut noter que le Hamas non plus ne respecte pas les siennes, et cherche à instrumentaliser la crise humanitaire à des fins politiques : avec les otages et les accusations de génocide, la faim est aujourd’hui l’un des derniers actifs dont dispose la mouvance islamiste palestinienne.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2025/07/24/dans-la-bande-de-gaza-les-ravages-de-la-famine_6623463_3210.html

Du particulier à l’universel

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© Hassah Assouline / Causeur

À la recherche de l’esprit français


« L’esprit français ? » : un pléonasme ; et c’est un Allemand qui le dit. Non le moindre : Emmanuel Kant, qui, dans son Anthropologie (1798), réfléchit aux caractères des peuples. « La nation française se caractérise par le goût de la conversation ; elle est à ce point de vue un modèle pour les autres nations. » « Le Français, ajoute-t-il, est courtois, non par intérêt [contrairement à l’Anglais], mais par une exigence immédiate de son goût. Puisque le goût concerne le commerce avec les femmes du grand monde, la conversation des dames est devenue le langage commun des gens de ce milieu ; et une pareille tendance […] doit avoir son effet sur la complaisance à rendre service, sur la bonne volonté à venir en aide, et peu à peu sur la philanthropie universelle fondée sur les principes : elle rend un peuple aimable dans son ensemble… » Voilà comment on passe, sans solution de continuité, du parler au penser et du particulier à l’universel. Sans doute, ajoute Kant, y a-t-il un « revers de la médaille » : une certaine frivolité, comparée à la profondeur germanique ; un goût du paraître, face à la gravité anglaise ; et, bien sûr, l’appétit de liberté qui peut aller jusqu’à la rébellion, voire la révolution. Sommes-nous toujours fidèles à ce portrait peint au zénith des Lumières ? D’aucuns en douteront, voyant dans l’esprit français surtout celui de contradiction, voire celui qui « toujours nie », et qui, envahi par la passion de l’universel, en arrive parfois à celle de l’autodestruction.

Ben Salomo, la voix juive qui dérange le rap allemand

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Ben Salomo. DR.

Né en 1977 en Israël, Jonathan Kalmanovich arrive à Berlin à l’âge de quatre ans. Il devient Ben Salomo – « fils de la paix » – lors de sa bar-mitsvah, et s’impose dès 1999 comme l’un des rares rappeurs juifs sur la scène allemande. Pendant près de vingt ans, il observe la montée d’un antisémitisme de plus en plus décomplexé dans le milieu du rap. Écœuré, il arrête sa carrière de chanteur en 2018. Depuis, il sillonne les écoles pour parler d’antisémitisme aux jeunes. Cinq ans et demi de terrain, 5 000 élèves, et un constat sans appel : toute l’Allemagne n’a pas tiré les leçons d’Auschwitz. Son livre, « Six millions, qui dit mieux ? La haine des Juifs dans les écoles allemandes »[1], paraîtra en octobre en Allemagne.


Causeur. La France est actuellement au cœur d’une polémique. Des artistes boycottent le chanteur franco-israélien Amir en raison de son identité juive et de ses prises de position, tandis que des slogans violents comme “Death to the IDF” sont scandés lors du festival Glastonbury. Comment expliquer cet antisionisme dans le milieu culturel ?

Ben Salomo. L’antisionisme culturel est le langage de l’antisémitisme moderne. Sur la scène musicale, il se manifeste par une équation assimilant Israël à l’ensemble des Juifs, par des délires conspirationnistes et par une apologie de la violence de plus en plus assumée. Ce n’est pas nouveau. À Berlin, dès 2003, le groupe de rap Battlemiliz visait les « ennemis sionistes » dans ses morceaux, avec des lignes comme : « T’es aussi inutile que le mémorial juif de la Porte de Brandebourg. » À l’époque, je voulais y voir un acte isolé. Mais les provocations se sont multipliées. En 2006, lors d’un concert à Berlin, juste après ma prestation, le rappeur Deso Dogg est monté sur scène, a brandi un drapeau du Hezbollah sorti de son sac à dos et a été ovationné par deux mille spectateurs. Quelques années après, il a rejoint Daesh, s’est engagé dans le djihad et a fini en « martyr ». C’est là que j’ai saisi l’ampleur du basculement. L’islamisme, mêlé d’un antisémitisme décomplexé, s’est d’abord imposé à Berlin puis à travers toute l’Allemagne. Comme je le dis en conférence, la scène rap est le miroir de la société de demain.

Qu’est-ce qui vous a fait tourner le dos définitivement à la scène du rap, en 2018 ?

Le point de rupture a été progressif. En 2016, j’ai fait ce que j’ai appelé mon « coming out juif ». Je suis devenu, publiquement, le premier rappeur juif d’Allemagne à assumer son identité. À partir de là, ma carrière a commencé à décliner brutalement. Les maisons de disques ont cessé de me contacter, certains partenaires ont disparu, et j’ai été la cible d’insultes et de menaces. Je n’ai reçu pratiquement aucun soutien de mes collègues rappeurs. Pire encore : certains de ceux que j’avais personnellement aidés grâce à Rap am Mittwoch le Rap du Mercredi ») — la plateforme que j’avais créée — se sont murés dans le silence. En parallèle, ma voiture a été incendiée. Tout cela m’a profondément marqué. Et en 2018, le coup de grâce est venu du rappeur Farid Bang, qui a balancé dans un morceau : « Mon corps est plus défini que celui des détenus d’Auschwitz ». Ce genre de provocation n’a pas choqué l’industrie. Il n’y a eu ni boycott, ni prise de distance significative. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de quitter définitivement la scène. Par la suite, j’ai écrit « Kampf Allein » Combat solitaire »1) pour dénoncer que le slogan Free Palestine soit devenu le nouvel Heil Hitler : un véritable appel à la guerre, à la haine et à l’anéantissement.

Vous avez mentionné que le rappeur germano-palestinien Massiv a été financé par Al-Jazeera pour son titre Blut gegen Blut (2006), où il évoque ses origines palestiniennes et se compare à une bombe. Cela suggère-t-il un entrisme islamiste dans l’industrie musicale européenne ?

Absolument. Prenez SadiQ, rappeur d’origine afghane, dont le clip Kalashnikow Flow 2[2] le montre avec un keffieh et une kalachnikov, se revendiquant taliban. Ce titre a été sponsorisé par Qatar Airlines. L’influence financière du Qatar dans la musique est évidente, ce qui explique le silence des artistes, labels et producteurs face à ce djihad culturel. Des artistes comme Kanye West ou Macklemore versent dans l’antisémitisme, tandis que d’autres, pas nécessairement antisémites, soutiennent la Palestine par peur de perdre des fans, de subir le BDS ou de s’aliéner les financements qataris.

En France, le chanteur chrétien Bruno Moneroe a défendu les Juifs[3] et Israël après le 7 octobre, ce qui a nui à sa carrière. Avec des artistes comme Amir, Bruno, ou vous-même, ne pourrait-on pas imaginer des festivals alternatifs où ceux qui sont exclus du paysage culturel islamo-gauchiste pourraient s’exprimer librement ?

Tout à fait. Et j’adresse un appel aux Juifs qui nous lisent dans Causeur. Chers Juifs de France, vous formez la plus grande communauté juive d’Europe. L’avenir des artistes juifs européens repose sur vous. Vous pouvez être une lumière pour l’Europe. Il est à présent crucial de s’organiser, de tisser des liens entre les Juifs de France, d’Angleterre, d’Allemagne… Nous devons créer des plateformes, des labels, des podcasts, des festivals, des scènes. Je rêve du jour – rêvons un peu – où je pourrai chanter librement en France, affirmer mon identité de Juif et d’Israélien sans craindre les insultes ni les agressions. Si nous ne réagissons pas dès maintenant face à ce djihad culturel, que restera-t-il de notre liberté d’expression et de notre identité dans vingt ans ?

2022, selon l’Office fédéral de police criminelle allemande (BKA), 84 % des actes antisémites étaient imputés à des groupes d’extrême droite, alors qu’Emmanuel Abramowicz, du BNVCA, déclarait que 100 % des actes antisémites[4] recensés par son organisation en France étaient d’origine musulmane. Quel est votre point de vue sur cette disparité ?

Mon expérience personnelle corrobore les observations du BNVCA. Je suis né en 1977 à Rehovot, en Israël, et c’est à l’âge de quatre ans que ma famille s’est installée à Berlin, dans le quartier populaire de Schöneberg. Dans mon vécu, 90 % des actes antisémites de mon enfance venaient de personnes d’origine musulmane et 10 % de professeurs de gauche. Les tensions les plus fréquentes étaient avec des enfants turcs. Un jour, lors d’une fête, un garçon turc m’a demandé si je connaissais « l’hymne national juif ». J’ai répondu qu’il n’existait pas, qu’il n’y avait que l’hymne israélien. Il a alors ouvert le gaz, allumé un briquet qu’il a brandi sous mon nez en disant : « Voilà l’hymne national juif. » Parmi les autres Juifs, souvent des Russes encore marqués par l’antisémitisme soviétique, beaucoup cachaient leur identité, se présentant comme Russes. J’ai essayé, moi aussi, de dissimuler qui j’étais, mais ça m’a rendu dingue. Cacher son identité, c’est se condamner à des relations superficielles, mentir, ne pas pouvoir inviter des amis à la maison pour mon anniversaire parce que mes parents parlaient hébreu. J’ai fini par assumer pleinement mon identité juive et israélienne, mais cela m’a valu des insultes et même des coups.

Après avoir quitté l’univers du rap, vous vous êtes engagé dans la lutte contre l’antisémitisme, notamment en intervenant dans les écoles allemandes. En cinq ans et demi, vous avez visité 500 établissements et rencontré environ 5 000 élèves. Quel est votre constat ?

Ce qui m’a le plus marqué, c’est que, pour beaucoup d’enfants, j’étais le premier Juif qu’ils rencontraient. Les Juifs se retrouvent aujourd’hui pris en étau, coincés entre deux formes d’antisémitisme : celui de l’extrême droite et celui de l’islamogauchisme. Ainsi, l’antisémitisme ne s’exprime pas de la même manière selon les régions. Dans l’est de l’Allemagne, il prend souvent la forme d’un extrémisme de droite. Mais honnêtement, ce n’est pas celui qui me préoccupe le plus. À l’ouest, en revanche, on observe un antisémitisme lié à un certain islamo-gauchisme, et c’est celui-là qui m’inquiète davantage. Quand l’agression vient de milieux néonazis, la société allemande réagit d’une seule voix pour condamner. Mais lorsque l’agresseur est d’origine musulmane, la justice devient souvent silencieuse, voire complaisante.

Avant le 7 octobre, j’estimais que 20 % des cas d’antisémitisme dans les écoles étaient signalés. Aujourd’hui, on est plutôt autour de 40 %. La bonne nouvelle, c’est que cela signifie aussi que 60 % des élèves ne posent aucun problème de ce type. Je reste convaincu que les Allemands, dans leur ensemble, ne sont pas fondamentalement antisémites. D’ailleurs, regardez le nombre de points qu’ils ont attribués à Israël lors du dernier concours de l’Eurovision : c’est un signe encourageant. Mais, dans mon quotidien, le véritable obstacle vient des institutions elles-mêmes. L’Éducation nationale allemande, très marquée à gauche, refuse souvent de financer des projets spécifiquement consacrés à la lutte contre l’antisémitisme. Il est devenu difficile de trouver des financements pour ce type d’initiatives.

Récemment, nous avons reçu Alexandre de Galzain, journaliste de droite, qui rejetait vigoureusement l’idée que Benyamin Netanyahou puisse incarner un « bouclier de la civilisation occidentale », et donc, indirectement, l’idée même d’un bouclier judéo-chrétien. Vous êtes juif et allemand. Que lui répondez-vous ?

Je lui aurais donné raison… il y a cinq siècles. Mais après la Shoah, beaucoup de choses ont changé, en particulier dans le regard que portent les chrétiens sur les juifs et sur Israël. Il faut reconnaître que, depuis cette tragédie, un véritable dialogue s’est instauré. En Europe et aux États-Unis, nous avons reçu un soutien important de la part de nombreuses communautés chrétiennes. Il suffit de regarder les évangéliques, par exemple : leur engagement en faveur des juifs et d’Israël est massif. Il faudrait être aveugle pour nier qu’il existe aujourd’hui un socle de valeurs communes, porté par des juifs et des chrétiens qui travaillent ensemble. Cela dit, je partage une partie de la critique : ce « bouclier » judéo-chrétien serait incomplet s’il n’intégrait pas d’autres peuples également menacés par l’islamisme radical. Je pense aux Druzes, aux Yézidis, aux Iraniens… Le problème, c’est que Monsieur de Galzain raisonne avec un logiciel vieux de soixante ans. Il vit dans une époque révolue. Mais il n’est jamais trop tard pour se mettre à jour. L’Histoire avance, et ce qui compte, c’est le présent et ceux qui s’unissent pour le défendre.

Dernière question. Est-ce que vous voyez votre engagement dans les écoles comme une manière d’accomplir le tikkoun olam, ce principe spirituel de réparation du monde dans la tradition juive ?

Ah, c’est une bonne question ! Vous savez, le tikkoun olam, tout le monde s’en réclame. Même ceux qui défilent dans les manifestations pro-palestiniennes sont convaincus, eux aussi, de participer à une forme de réparation du monde. Pour ma part, je ne pense pas à ce concept quand j’interviens dans les écoles. Je fais cela parce que je crois au droit des Juifs à vivre en paix. Je veux que quelqu’un puisse porter une étoile de David sans craindre les regards ou les agressions, que les propriétaires de restaurants cachères n’aient plus peur de voir leurs vitrines brisées, que les enfants juifs puissent aller à l’école sans être attaqués. Alors oui, peut-être qu’au fond, cette volonté de défendre la dignité, la liberté et la sécurité de chacun s’inscrit déjà dans l’esprit du tikkoun olam. Je crois que tikkoun olam et l’éthique de notre civilisation européenne poursuivent une même ambition : celle de transformer le monde, non par la force, mais par l’éducation, la justice et la responsabilité morale. L’un comme l’autre nous invitent à refuser l’indifférence et à ne jamais rester passifs face à la souffrance d’autrui.


[1]     Salomo, Ben. Sechs Millionen, wer bietet mehr? Judenhass an deutschen Schulen (en allemand), Juedischer Verlag, 13 octobre 2025, 170 pages.

[2]     https://www.youtube.com/watch?v=dV4cFchFJkQ&list=RDdV4cFchFJkQ&start_radio=1

[3]     https://www.streetpress.com/sujet/1750861382-bruno-moneroe-chanteur-coming-out-patriote-homonationaliste-nouvelle-star-tele-realite-extreme-droite-marine-le-pen-attal

[4]     https://ladroiteaucoeur.fr/2023/01/26/qui-actes-antisemites-france/

  1. https://www.youtube.com/watch?v=Ylc7LlKjkts&list=RDYlc7LlKjkts&start_radio=1 ↩︎

Une discrimination qui peut rapporter gros

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DR.

Transmania. En Allemagne, Alina S. multiplie les actions en justice contre les entreprises refusant de l’embaucher. Non sans succès.


Originaire de Dortmund, Alina S. a postulé dernièrement à un emploi de secrétaire dans une imprimerie située à Hagen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Considérant qu’elle n’avait pas les compétences pour ce poste, l’entreprise n’a pas retenu sa candidature. Ni une ni deux, Alina S. a immédiatement porté plainte pour… discrimination. Précisons qu’Alina S. est un homme qui se définit pour le moment comme une « personne trans et intersexuelle » en raison d’une « réassignation sexuelle incomplète » en vue de devenir une femme – sa voix, non encore modifiée par une chirurgie du larynx, ne laisse par exemple aucun doute sur son sexe d’origine. Cette personne a réclamé une indemnisation de 5 000 euros et obtenu finalement 700 euros après que l’affaire a été jugée au tribunal du travail de Bielefeld, tribunal dont le président, Joachim Kleveman, a révélé à la presse qu’Alina S. avait déclenché ces dernières années 239 actions en justice contre des entreprises ayant refusé de l’embaucher. Cette créature procédurière a touché à chaque fois des dommages et intérêts dont les montants étaient parfois supérieurs à 3 000 euros. Au chômage depuis douze ans, Alina S. a eu le temps de se renseigner sur les multiples possibilités qu’offre la loi allemande. Par exemple, il suffit que l’entreprise oublie d’ajouter, dans son annonce d’emploi, un « d » pour « divers » dans la rubrique indiquant le sexe du candidat, pour qu’elle encoure le risque de se voir traîner, comme l’imprimerie de Hagen, devant un tribunal. Dans un autre cas, Alina S. a porté plainte contre une société qui parlait dans son annonce de « jeune équipe »âgé.e de 47 ans, iel s’est senti.e discriminé.e. Résultat : 3 750 euros de dommages et intérêts. L’un dans l’autre, Alina S. aurait ainsi empoché au bas mot la somme rondelette, exonérée d’impôts, de 240 000 euros, selon le président du tribunal Joachim Kleveman qui, à l’issue de son dernier procès gagné, lui a lancé un facétieux : « À la semaine prochaine ! » Cette fois, c’est une entreprise de nettoyage qui est la cible d’Alina S.

Du vent dans les keffiehs: arraisonner la déraison

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L'équipage du Handala, le navire actuellement en route vers la bande de Gaza. RS.

Même si la politique de Netanyahou à Gaza est de plus en plus critiquée par les chancelleries occidentales, elles se gardent bien de condamner les arraisonnements en mer des fameuses « flottilles de la liberté ». Pourquoi ?


En juin, Rima Hassan, après avoir tenté sans succès de forcer le blocus israélien à Gaza à bord du Madleen, avec une petite troupe comptant notamment Greta Thunberg, était accueillie en héroïne par Jean-Luc Mélenchon pour son retour en France.

Le 20 juillet 2025, un mois après l’interception du voilier Madleen, la « Freedom Flotilla » récidive : un nouveau bateau, le Handala, s’apprête à tenter de forcer le blocus de Gaza.

À son bord se trouvent dix-huit passagers, dont deux élues françaises : Gabrielle Cathala, députée du Val-d’Oise, et Emma Fourreau, eurodéputée. L’arraisonnement annoncé du Handala serait, selon Gabrielle Cathala « une énième violation du droit international ». La condamnation militante est prévisible. Mais est-elle fondée en droit ?

Un blocus légal du point de vue du droit de la guerre

La réponse se trouve dans le droit des conflits armés. Depuis plus de quinze ans, Israël impose un blocus maritime autour de la bande de Gaza – établi en 2007 après la prise de pouvoir du Hamas, formalisé en 2009. En droit international humanitaire, un blocus naval est une méthode licite de guerre à certaines conditions : il doit être déclaré, effectif, non discriminatoire, et ne pas viser à affamer la population civile. Un panel d’enquête de l’ONU (rapport Palmer, 2011) a d’ailleurs conclu que le blocus de Gaza avait été instauré « en conformité avec le droit international ». Autrement dit, empêcher par un blocus maritime le ravitaillement du Hamas en armes est permis dans le cadre d’un conflit armé, dès lors que ces conditions sont respectées. En somme, le blocus israélien de Gaza est légal du point de vue du droit de la guerre.

Certes, ce blocus inflige des souffrances à la population de Gaza, même si la part des détournements par le Hamas dans ces souffrances paraît essentielle. Mais sa légalité obéit à des normes objectives. Sur ce plan, le blocus demeure une méthode reconnue – tant qu’il n’a pas pour but d’affamer toute une population et qu’une aide humanitaire minimale continue d’arriver par ailleurs. D’ailleurs, aucun État n’a engagé – en tout cas avec succès – de procédure contraignante à l’encontre de ce blocus. Pas même la Grande-Bretagne et la Norvège, dont le Madleen et le Handala battent pavillon, n’accusent Israël d’agir illégalement. Londres s’est borné à demander des explications et à s’assurer du bon traitement de sa ressortissante. C’est a posteriori, après l’arraisonnement du Madleen, qu’Emmanuel Macron a dénoncé le blocus comme une « honte » et « un scandale ».

Et les arraisonnements en mer ?

Qu’en est-il d’un éventuel arraisonnement en haute mer, loin des côtes israéliennes ou gazaouies ? À première vue, selon le droit maritime en temps de paix, aucun État n’a compétence hors de ses eaux territoriales pour intervenir sur un navire étranger. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer consacre en effet le principe de la liberté de navigation en haute mer. Cependant, ce principe ne vaut pleinement qu’en l’absence de conflit. En temps de guerre, le droit de la mer cède le pas au droit des conflits armés : un belligérant peut intercepter, visiter et saisir en haute mer un navire neutre qui tente de violer un blocus légal.

A lire aussi: 83 ans après la rafle du Vel d’Hiv, la question du génocide à Gaza

En résumé, l’arraisonnement du Handala, comme auparavant celui du Madleen, en zone internationale s’expliquerait et se justifierait par le droit de la guerre, qui supplante le droit maritime ordinaire. Contrairement à la vision simpliste de LFI (qui y voit un État agissant illégalement « hors de ses eaux »), on serait bien dans le cadre d’un blocus de guerre : le navire intercepté violerait ce blocus et relèverait donc de la compétence de l’État bloquant. On peut comprendre l’émoi suscité par le fait qu’une frégate de guerre stoppe un vieux chalutier prétendument humanitaire en pleine Méditerranée, mais juridiquement ce ne serait que l’application classique, quoique rare de nos jours, du droit de la guerre sur mer. Qualifier l’opération de « kidnapping » ou de « piraterie » serait tout aussi erroné : il s’agirait d’une capture en temps de guerre, prévue par les lois et coutumes de la guerre navale.

Le caractère « humanitaire » douteux des bateaux remplis de militants médiatisés

Le Handala se revendique « navire humanitaire ». En droit pourtant, cette notion n’existe pas. Hormis les navires-hôpitaux – bâtiments sanitaires clairement identifiés par les Conventions de Genève –, aucun bâtiment civil ne jouit d’une protection spéciale s’il participe à un conflit. Or le Handala n’est évidemment pas un navire-hôpital. C’est un vieux bateau de pêche affrété par la Freedom Flotilla, un collectif militant opposé au blocus israélien. Il bat pavillon norvégien mais sera paré de drapeaux palestiniens. Ses objectifs déclarés sont doubles : apporter une aide (symbolique, au premier sens du terme) aux Gazaouis, et surtout forcer la main d’Israël en contestant publiquement le blocus. En se fixant pour but politique de « briser le blocus » (comme le confirmait Gabrielle Cathala à l’AFP, le 12 juillet), ce bateau s’exclut du cadre d’une mission humanitaire pour se placer dans celui d’un acte de rupture de blocus.

Jean-Noël Barrot, qui ne fait pas figure d’agent pro-israélien, qualifie l’initiative « d’irresponsable » et confirme qu’elle ne contribuera « en rien à résoudre la catastrophe humanitaire en cours[1] ».

Le droit international n’accorde pas de passe-droit à de telles initiatives improvisées, fût-ce au nom de causes qui se veulent nobles. La puissance bloquante conserve le droit de contrôler et de filtrer l’aide destinée à l’ennemi. Un tel contrôle – certes strict et qui peut être politiquement débattu – n’est pas illégal tant qu’une partie des secours parvient aux civils par des voies légitimes. D’ailleurs, au moment où le Handala s’apprête à appareiller, des négociations sont en cours pour faire transiter l’aide humanitaire par des mécanismes structurés. La démarche isolée de ce bateau relève donc avant tout du coup d’éclat médiatique.

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Restera à apprécier la manière dont l’arraisonnement sera mené. Sur ce point, le précédent du Madleen plaide pour Israël. On se souvient qu’en 2010, l’assaut israélien contre le navire Mavi Marmara s’était soldé par la mort de dix militants, soulevant une indignation internationale et des accusations d’usage excessif de la force. En 2025, l’opération contre le Madleen s’est déroulée sans affrontement ni effusion de sang – aucun coup de feu tiré, aucun blessé de part et d’autre. Les passagers avaient été appréhendés sains et saufs, et n’avaient été retenus que le temps de leur identification et de l’organisation de leur retour.

Le traitement réservé aux militants illustrait que l’usage de la force était resté au strict minimum. L’armée israélienne avait même pris soin de fournir de l’eau et des sandwiches aux passagers après leur arrestation. Une photo diffusée montrait Greta Thunberg, tout sourire et vêtue d’un gilet de sauvetage, en train de recevoir un sandwich d’un soldat israélien. Sans parler de la « grève de la faim » que Rima Hassan a maintenu pendant 24 heures. Des militants opposés au Hamas ou des féministes iraniennes capturés dans des circonstances analogues auraient-ils bénéficié d’une telle courtoisie de la part du Hamas ou du régime de Téhéran ? Poser la question, c’est y répondre.

En définitive, il importe peu que l’arraisonnement du Handala ait lieu en haute mer. Dès lors qu’un blocus légal est en vigueur et que sévit un conflit armé, un État belligérant peut intercepter un navire civil en zone internationale pour faire respecter ce blocus. Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, le droit de la mer et le droit de la guerre offrent une base légale aux actions d’Israël pour maintenir le blocus de Gaza et intercepter les tentatives de le briser. Les proclamations de LFI et d’autres qualifiant à l’avance l’arraisonnement d’illégal relèvent davantage de la polémique que d’une quelconque analyse juridique. Mais qui s’en étonne vraiment ?


[1] https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/irresponsable-la-passe-d-armes-entre-jean-noel-barrot-et-lfi-n-a-pas-attendu-que-le-handala-s-approche-de-gaza_252825.html