Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
Ma Sauvageonne sait être une délicieuse rebelle. Sa spécialité : la colère de fille, un éclat très particulier qui peut se révéler tonitruant mais qui demeure exempt de rancune. Il n’empêche qu’elle a ses petites habitudes. L’une d’elle, charmante, consiste à réunir, chaque année, en juillet, quelques proches et amies autour d’une bonne table, en l’occurrence celle de l’Auberge de la Vallée d’Ancre, rue du Moulin, à Authuille, près d’Albert. « Voudras-tu te joindre à nous, vieux Yak ? » me demanda-t-elle de sa voix de Brigitte Bardot époque des deux Roger (Vailland et Vadim). Je ne me fis pas prier. Ainsi, par une belle matinée dominicale, nous nous rendîmes vers ce village au nom charmant qui possède le sens de l’histoire et du souvenir. On y trouve en effet trois cimetières militaires britanniques de la Première Guerre mondiale qui accueillent les tombes de soldats du Commonwealth ; dans le secteur, ces derniers se sont battus comme des lions contre l’ennemi venu d’outre-Rhin. Reconnaissance infinie à leur endroit. À Authuille, on sait se souvenir et c’est tant mieux. En témoignent les majestueux Lonsdale Cemetery, Authuille Military Cemetery et le Blighty Vallée Cemetery ainsi que le tout aussi majestueux mémorial de Thiepval qui est situé en quasi-totalité sur le territoire de cette commune. On se souvient encore que le moine irlandais Fursy de Péronne (né vers 567 et mort vers 648) se rendit dans le nord de la Gaule afin d’évangéliser les villageois. Lorsqu’il arriva à Authuille, il parvint à guérir un possédé qui, dit-on, se convertit tout de go au christianisme.
Ce possédé de la bonne chair, c’eût pu être moi, Philippe Lacoche (né vers 1956 et mort vers 2079 grâce aux progrès de la science et de la médecine et délicatement chouchouté par la Sauvageonne) lorsque nous arrivâmes devant ladite auberge. Mais ce midi-là, point de saint Fursy pour me convertir à l’ascétisme. Ce fut donc doté d’un féroce appétit que je me mis à table. Les mets et les vins se révélèrent délicieux, « très français » eût pu dire Kléber Haedens. La Sauvageonne nous convia à une promenade digestive. Quelle ne fut pas ma joie de découvrir, à quelques mètres du restaurant, un adorable pont sous lequel coulait un bras de l’Ancre, affluent de la Somme ! En bon pêcheur à la ligne, je me penchai et aperçus, entre deux eaux, un énorme chevesne qui remontait le courant tandis que moi, intérieurement, je remontais le cours de ma vie. Je me revoyais quelque soixante ans auparavant, au bord de ce minuscule affluent de la Vesle, non loin du moulin de Sept-Saulx (Marne) où je passais mes vacances d’été chez mes grands-parents. A mes côtés, mon cousin Guy (le Pêcheur de nuages) et son père, Pierrot, équipé d’une épuisette qui venait de repérer, justement, un énorme chevesne qui, lui aussi, remontait le courant. C’était un dimanche juillet ; il faisait aussi chaud qu’à Authuille. Guy et moi admirions la grosse bestiole rousse et verdâtre, aux écailles brillantes. Allait-il finir dans l’épuisette de mon oncle Pierrot ? Moment d’attente suspendue et de merveilleux. Celui-ci, soudain, fut brisé par l’arrivée de Monsieur Rouleau, le garde-pêche.
Pierrot risquait une amende car il pêchait à l’épuisette. Il ne perdit pas le Nord : « C’est juste pour montrer le poisson aux gamins », fit-il en nous désignant d’un coup de menton. Il finit par attraper le chevesne, qu’il nous fit admirer avant de le remettre à l’eau sous le regard rassuré de Monsieur Rouleau. Au loin, on entendait le bruit rassérénant de la cascade de l’écluse du moulin. Que la Vesle et le chevesne étaient beaux ! Guy et moi étions fascinés. À peine une dizaine d’années plus tard, Pierrot trouva la mort dans un accident de voiture, le thorax broyé par le volant de son Amie 6 Citroën break grenat. C’était près d’Albert, donc tout près d’Authuille ; il revenait d’un repas de communion.
Je repensais à tout ça, en ce dimanche d’été, en contemplant le gros chevesne dans l’eau vive de cet affluent de l’Ancre. Je repensais à Pierrot, à Guy, le Pêcheur de nuage, disparu lui aussi. J’avais le cœur gros. Quelques gouttes d’eau salée tombaient de mon visage et s’écrasaient dans l’onde pure, pure comme l’enfance. Des gouttes de sueur, très certainement. Il faisait si chaud en ce dimanche à Authuille.
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