Né en 1977 en Israël, Jonathan Kalmanovich arrive à Berlin à l’âge de quatre ans. Il devient Ben Salomo – « fils de la paix » – lors de sa bar-mitsvah, et s’impose dès 1999 comme l’un des rares rappeurs juifs sur la scène allemande. Pendant près de vingt ans, il observe la montée d’un antisémitisme de plus en plus décomplexé dans le milieu du rap. Écœuré, il arrête sa carrière de chanteur en 2018. Depuis, il sillonne les écoles pour parler d’antisémitisme aux jeunes. Cinq ans et demi de terrain, 5 000 élèves, et un constat sans appel : toute l’Allemagne n’a pas tiré les leçons d’Auschwitz. Son livre, « Six millions, qui dit mieux ? La haine des Juifs dans les écoles allemandes »[1], paraîtra en octobre en Allemagne.
Causeur. La France est actuellement au cœur d’une polémique. Des artistes boycottent le chanteur franco-israélien Amir en raison de son identité juive et de ses prises de position, tandis que des slogans violents comme “Death to the IDF” sont scandés lors du festival Glastonbury. Comment expliquer cet antisionisme dans le milieu culturel ?
Ben Salomo. L’antisionisme culturel est le langage de l’antisémitisme moderne. Sur la scène musicale, il se manifeste par une équation assimilant Israël à l’ensemble des Juifs, par des délires conspirationnistes et par une apologie de la violence de plus en plus assumée. Ce n’est pas nouveau. À Berlin, dès 2003, le groupe de rap Battlemiliz visait les « ennemis sionistes » dans ses morceaux, avec des lignes comme : « T’es aussi inutile que le mémorial juif de la Porte de Brandebourg. » À l’époque, je voulais y voir un acte isolé. Mais les provocations se sont multipliées. En 2006, lors d’un concert à Berlin, juste après ma prestation, le rappeur Deso Dogg est monté sur scène, a brandi un drapeau du Hezbollah sorti de son sac à dos et a été ovationné par deux mille spectateurs. Quelques années après, il a rejoint Daesh, s’est engagé dans le djihad et a fini en « martyr ». C’est là que j’ai saisi l’ampleur du basculement. L’islamisme, mêlé d’un antisémitisme décomplexé, s’est d’abord imposé à Berlin puis à travers toute l’Allemagne. Comme je le dis en conférence, la scène rap est le miroir de la société de demain.
Qu’est-ce qui vous a fait tourner le dos définitivement à la scène du rap, en 2018 ?
Le point de rupture a été progressif. En 2016, j’ai fait ce que j’ai appelé mon « coming out juif ». Je suis devenu, publiquement, le premier rappeur juif d’Allemagne à assumer son identité. À partir de là, ma carrière a commencé à décliner brutalement. Les maisons de disques ont cessé de me contacter, certains partenaires ont disparu, et j’ai été la cible d’insultes et de menaces. Je n’ai reçu pratiquement aucun soutien de mes collègues rappeurs. Pire encore : certains de ceux que j’avais personnellement aidés grâce à Rap am Mittwoch (« le Rap du Mercredi ») — la plateforme que j’avais créée — se sont murés dans le silence. En parallèle, ma voiture a été incendiée. Tout cela m’a profondément marqué. Et en 2018, le coup de grâce est venu du rappeur Farid Bang, qui a balancé dans un morceau : « Mon corps est plus défini que celui des détenus d’Auschwitz ». Ce genre de provocation n’a pas choqué l’industrie. Il n’y a eu ni boycott, ni prise de distance significative. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de quitter définitivement la scène. Par la suite, j’ai écrit « Kampf Allein » (« Combat solitaire »1) pour dénoncer que le slogan Free Palestine soit devenu le nouvel Heil Hitler : un véritable appel à la guerre, à la haine et à l’anéantissement.
Vous avez mentionné que le rappeur germano-palestinien Massiv a été financé par Al-Jazeera pour son titre Blut gegen Blut (2006), où il évoque ses origines palestiniennes et se compare à une bombe. Cela suggère-t-il un entrisme islamiste dans l’industrie musicale européenne ?
Absolument. Prenez SadiQ, rappeur d’origine afghane, dont le clip Kalashnikow Flow 2[2] le montre avec un keffieh et une kalachnikov, se revendiquant taliban. Ce titre a été sponsorisé par Qatar Airlines. L’influence financière du Qatar dans la musique est évidente, ce qui explique le silence des artistes, labels et producteurs face à ce djihad culturel. Des artistes comme Kanye West ou Macklemore versent dans l’antisémitisme, tandis que d’autres, pas nécessairement antisémites, soutiennent la Palestine par peur de perdre des fans, de subir le BDS ou de s’aliéner les financements qataris.
En France, le chanteur chrétien Bruno Moneroe a défendu les Juifs[3] et Israël après le 7 octobre, ce qui a nui à sa carrière. Avec des artistes comme Amir, Bruno, ou vous-même, ne pourrait-on pas imaginer des festivals alternatifs où ceux qui sont exclus du paysage culturel islamo-gauchiste pourraient s’exprimer librement ?
Tout à fait. Et j’adresse un appel aux Juifs qui nous lisent dans Causeur. Chers Juifs de France, vous formez la plus grande communauté juive d’Europe. L’avenir des artistes juifs européens repose sur vous. Vous pouvez être une lumière pour l’Europe. Il est à présent crucial de s’organiser, de tisser des liens entre les Juifs de France, d’Angleterre, d’Allemagne… Nous devons créer des plateformes, des labels, des podcasts, des festivals, des scènes. Je rêve du jour – rêvons un peu – où je pourrai chanter librement en France, affirmer mon identité de Juif et d’Israélien sans craindre les insultes ni les agressions. Si nous ne réagissons pas dès maintenant face à ce djihad culturel, que restera-t-il de notre liberté d’expression et de notre identité dans vingt ans ?
2022, selon l’Office fédéral de police criminelle allemande (BKA), 84 % des actes antisémites étaient imputés à des groupes d’extrême droite, alors qu’Emmanuel Abramowicz, du BNVCA, déclarait que 100 % des actes antisémites[4] recensés par son organisation en France étaient d’origine musulmane. Quel est votre point de vue sur cette disparité ?
Mon expérience personnelle corrobore les observations du BNVCA. Je suis né en 1977 à Rehovot, en Israël, et c’est à l’âge de quatre ans que ma famille s’est installée à Berlin, dans le quartier populaire de Schöneberg. Dans mon vécu, 90 % des actes antisémites de mon enfance venaient de personnes d’origine musulmane et 10 % de professeurs de gauche. Les tensions les plus fréquentes étaient avec des enfants turcs. Un jour, lors d’une fête, un garçon turc m’a demandé si je connaissais « l’hymne national juif ». J’ai répondu qu’il n’existait pas, qu’il n’y avait que l’hymne israélien. Il a alors ouvert le gaz, allumé un briquet qu’il a brandi sous mon nez en disant : « Voilà l’hymne national juif. » Parmi les autres Juifs, souvent des Russes encore marqués par l’antisémitisme soviétique, beaucoup cachaient leur identité, se présentant comme Russes. J’ai essayé, moi aussi, de dissimuler qui j’étais, mais ça m’a rendu dingue. Cacher son identité, c’est se condamner à des relations superficielles, mentir, ne pas pouvoir inviter des amis à la maison pour mon anniversaire parce que mes parents parlaient hébreu. J’ai fini par assumer pleinement mon identité juive et israélienne, mais cela m’a valu des insultes et même des coups.
Après avoir quitté l’univers du rap, vous vous êtes engagé dans la lutte contre l’antisémitisme, notamment en intervenant dans les écoles allemandes. En cinq ans et demi, vous avez visité 500 établissements et rencontré environ 5 000 élèves. Quel est votre constat ?
Ce qui m’a le plus marqué, c’est que, pour beaucoup d’enfants, j’étais le premier Juif qu’ils rencontraient. Les Juifs se retrouvent aujourd’hui pris en étau, coincés entre deux formes d’antisémitisme : celui de l’extrême droite et celui de l’islamogauchisme. Ainsi, l’antisémitisme ne s’exprime pas de la même manière selon les régions. Dans l’est de l’Allemagne, il prend souvent la forme d’un extrémisme de droite. Mais honnêtement, ce n’est pas celui qui me préoccupe le plus. À l’ouest, en revanche, on observe un antisémitisme lié à un certain islamo-gauchisme, et c’est celui-là qui m’inquiète davantage. Quand l’agression vient de milieux néonazis, la société allemande réagit d’une seule voix pour condamner. Mais lorsque l’agresseur est d’origine musulmane, la justice devient souvent silencieuse, voire complaisante.
Avant le 7 octobre, j’estimais que 20 % des cas d’antisémitisme dans les écoles étaient signalés. Aujourd’hui, on est plutôt autour de 40 %. La bonne nouvelle, c’est que cela signifie aussi que 60 % des élèves ne posent aucun problème de ce type. Je reste convaincu que les Allemands, dans leur ensemble, ne sont pas fondamentalement antisémites. D’ailleurs, regardez le nombre de points qu’ils ont attribués à Israël lors du dernier concours de l’Eurovision : c’est un signe encourageant. Mais, dans mon quotidien, le véritable obstacle vient des institutions elles-mêmes. L’Éducation nationale allemande, très marquée à gauche, refuse souvent de financer des projets spécifiquement consacrés à la lutte contre l’antisémitisme. Il est devenu difficile de trouver des financements pour ce type d’initiatives.
Récemment, nous avons reçu Alexandre de Galzain, journaliste de droite, qui rejetait vigoureusement l’idée que Benyamin Netanyahou puisse incarner un « bouclier de la civilisation occidentale », et donc, indirectement, l’idée même d’un bouclier judéo-chrétien. Vous êtes juif et allemand. Que lui répondez-vous ?
Je lui aurais donné raison… il y a cinq siècles. Mais après la Shoah, beaucoup de choses ont changé, en particulier dans le regard que portent les chrétiens sur les juifs et sur Israël. Il faut reconnaître que, depuis cette tragédie, un véritable dialogue s’est instauré. En Europe et aux États-Unis, nous avons reçu un soutien important de la part de nombreuses communautés chrétiennes. Il suffit de regarder les évangéliques, par exemple : leur engagement en faveur des juifs et d’Israël est massif. Il faudrait être aveugle pour nier qu’il existe aujourd’hui un socle de valeurs communes, porté par des juifs et des chrétiens qui travaillent ensemble. Cela dit, je partage une partie de la critique : ce « bouclier » judéo-chrétien serait incomplet s’il n’intégrait pas d’autres peuples également menacés par l’islamisme radical. Je pense aux Druzes, aux Yézidis, aux Iraniens… Le problème, c’est que Monsieur de Galzain raisonne avec un logiciel vieux de soixante ans. Il vit dans une époque révolue. Mais il n’est jamais trop tard pour se mettre à jour. L’Histoire avance, et ce qui compte, c’est le présent et ceux qui s’unissent pour le défendre.
Dernière question. Est-ce que vous voyez votre engagement dans les écoles comme une manière d’accomplir le tikkoun olam, ce principe spirituel de réparation du monde dans la tradition juive ?
Ah, c’est une bonne question ! Vous savez, le tikkoun olam, tout le monde s’en réclame. Même ceux qui défilent dans les manifestations pro-palestiniennes sont convaincus, eux aussi, de participer à une forme de réparation du monde. Pour ma part, je ne pense pas à ce concept quand j’interviens dans les écoles. Je fais cela parce que je crois au droit des Juifs à vivre en paix. Je veux que quelqu’un puisse porter une étoile de David sans craindre les regards ou les agressions, que les propriétaires de restaurants cachères n’aient plus peur de voir leurs vitrines brisées, que les enfants juifs puissent aller à l’école sans être attaqués. Alors oui, peut-être qu’au fond, cette volonté de défendre la dignité, la liberté et la sécurité de chacun s’inscrit déjà dans l’esprit du tikkoun olam. Je crois que tikkoun olam et l’éthique de notre civilisation européenne poursuivent une même ambition : celle de transformer le monde, non par la force, mais par l’éducation, la justice et la responsabilité morale. L’un comme l’autre nous invitent à refuser l’indifférence et à ne jamais rester passifs face à la souffrance d’autrui.
[1] Salomo, Ben. Sechs Millionen, wer bietet mehr? Judenhass an deutschen Schulen (en allemand), Juedischer Verlag, 13 octobre 2025, 170 pages.
[2] https://www.youtube.com/watch?v=dV4cFchFJkQ&list=RDdV4cFchFJkQ&start_radio=1
[3] https://www.streetpress.com/sujet/1750861382-bruno-moneroe-chanteur-coming-out-patriote-homonationaliste-nouvelle-star-tele-realite-extreme-droite-marine-le-pen-attal
[4] https://ladroiteaucoeur.fr/2023/01/26/qui-actes-antisemites-france/
- https://www.youtube.com/watch?v=Ylc7LlKjkts&list=RDYlc7LlKjkts&start_radio=1 ↩︎




