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Gaza: la faim et les moyens

La famine comme arme ?


Gaza: la faim et les moyens
Nuseirat, centre de la bande de Gaza, 13 juillet 2025 © Ahmed Ibrahim / apaimages /SIPA

Dès le début du conflit entre Israël et le Hamas, à l’automne 2023, humanitaires et instances internationales ont alerté sur l’imminence d’une famine généralisée à Gaza. Depuis deux mois, la situation a changé et oblige de réexaminer les faits. L’essentiel des 470 000 personnes actuellement en situation de malnutrition se situent dans le nord de l’enclave, dont Israël assume la stratégie d’isolement. Analyse.


« Les bombes, les missiles, les obus de char, les balles de sniper. Et maintenant la famine. » C’est par ces mots que s’ouvre le reportage de Lucas Minisini et Marie Jo Sader, publié par Le Monde le 24 juillet 2025, décrivant avec une sobriété glaçante la spirale de violence à laquelle sont soumis les habitants de Gaza[1]. Comme si les ravages infligés par vingt et un mois de guerre ne suffisaient pas, un nouveau fléau, plus silencieux mais tout aussi implacable, s’est installé : la faim. Ce reportage n’est qu’un exemple parmi d’autres d’un tournant dans le traitement médiatique du conflit. Depuis plusieurs semaines, la question de la famine et de l’accès à l’aide humanitaire est devenue centrale dans le débat international, mobilisant journalistes, diplomates, agences humanitaires et responsables politiques. Le poids des mots, mais plus encore le choc des images – corps émaciés, enfants dans des files d’attente, mères suppliant pour un sac de farine – font naître une inquiétude croissante pour la survie des civils gazaouis. Sans en minimiser la gravité, il convient néanmoins de rappeler que les alertes concernant la famine à Gaza ne sont pas récentes.

« Famine généralisée imminente » depuis janvier 2024, selon le Secrétaire général de l’ONU

Dès novembre 2023, au tout début de la guerre, les mises en garde se sont multipliées, émanant des principales agences des Nations Unies et d’ONG humanitaires, accompagnées d’accusations de crimes de guerre et d’utilisation de la famine comme arme. Le 17 novembre, alors que commençait le premier cessez-le-feu et la libération d’otages, la directrice du Programme alimentaire mondial (PAM), Cindy McCain, alertait sur un risque « immédiat de famine ». Deux semaines plus tard, le 1er décembre, la classification IPC (Integrated Food Security Phase Classification) plaçait déjà 15 % de la population gazaouie en phase 5, le niveau le plus élevé, correspondant à une famine avérée. Le 7 décembre, le PAM signalait que 97 % des foyers consommaient une alimentation inadéquate, contraints à des stratégies extrêmes de survie. Entre le 20 et le 22 décembre, l’UNICEF et Mercy Corps estimaient que plus de 500 000 personnes étaient confrontées à une faim catastrophique.

Le 3 janvier 2024, l’IPC confirmait que le nord de la bande de Gaza, notamment Gaza-ville et Jabalia, était entièrement en phase 5. Le 7 du mois, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, évoquait une « famine généralisée imminente ». Fin février, l’UNICEF rapportait que 16 % des enfants de moins de deux ans souffraient de malnutrition aiguë dans le nord.

En mai 2025, le PAM estimait à 470 000 le nombre de personnes en situation de famine aiguë, un chiffre confirmé le 23 juillet par l’OMS, qui dénonçait une « famine de masse provoquée par l’homme ». Selon le célèbre ministère de la Santé de Gaza, au moins 113 personnes seraient mortes de faim depuis octobre 2023, principalement dans le nord du territoire, au-delà du corridor de Netzarim. Ces données amènent à interroger non seulement les fondements des accusations formulées dès la fin 2023, mais aussi les perspectives sinistres qu’elles annonçaient. Or, depuis deux mois, la situation a changé et oblige de réexaminer les faits.

L’UNRWA hors jeu

Depuis le 27 mai 2025, un programme inédit de distribution alimentaire a été mis en œuvre à l’initiative du gouvernement israélien, sous pression internationale. Ce dispositif vise à répondre à une crise humanitaire aiguë tout en réduisant l’influence du Hamas sur la distribution de l’aide. Conçu en marge des canaux traditionnels de l’ONU, le programme repose sur un partenariat entre une fondation privée, le Gaza Humanitarian Fund (GHF), et une entreprise américaine de sécurité, Safe Reach Solutions (SRS). Son efficacité reste cependant très inégale selon les régions, entravée par des contraintes logistiques, politiques et sécuritaires majeures.

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Avant la mise en place du GHF, la distribution alimentaire à Gaza reposait sur un dispositif piloté par l’UNRWA (Office de secours pour les réfugiés palestiniens), le PAM et une constellation d’ONG internationales. L’aide humanitaire transitait principalement par le point de passage de Kerem Shalom, côté israélien, et, dans une moindre mesure, par celui de Rafah, à la frontière égyptienne. Les colis contenant typiquement de la farine, de l’huile, des légumineuses, parfois de pâtes ou du riz et du sucre, étaient livrés dans les entrepôts des agences, puis redistribués via des centres locaux. Ce système, bien qu’ayant assuré la survie de la population pendant des années, faisait l’objet de critiques croissantes du côté israélien. La première portait sur l’allocation des ressources : malgré le retrait israélien de 2005 et la prise de pouvoir du Hamas en 2007, ce dernier n’a jamais assumé la charge des services essentiels comme la santé, l’éducation ou l’alimentation. Les recettes générées par la fiscalité locale n’étaient pas consacrées à ces missions, financées presque exclusivement par l’ONU et les bailleurs étrangers. Pire encore, le Hamas aurait utilisé ces structures financées par la communauté internationale pour y placer ses partisans, établissant une forme de clientélisme institutionnalisé aux frais de l’aide étrangère. Chaque euro ainsi détourné finançait, côté Hamas, les préparatifs de guerre contre Israël – tunnels, roquettes, salaires de combattants – et le train de vie de ses dirigeants à l’étranger. À la veille du 7 octobre 2023, plusieurs figures du mouvement (Haniyeh, Mashal, Abu Marzouk) étaient ainsi considérées comme faisant partie de la classe des ultra-riches, ayant bâti leur fortune sur les dons, la taxation, le commerce des tunnels, les investissements étrangers et le soutien iranien.

Capture Fox News, 2023. DR

Par ailleurs, ce système souffrait, aux yeux d’Israël, d’un manque de traçabilité : une fois l’aide entrée à Gaza, elle échappait largement au contrôle, alimentant la crainte qu’elle profite à l’effort de guerre du Hamas. La guerre déclenchée par ce dernier le 7 octobre n’a fait que renforcer cet enjeu : battu militairement, sa direction décapitée, le Hamas s’accroche au contrôle de l’aide comme à l’un de ses derniers leviers de pouvoir. D’où la volonté israélienne de contourner les circuits multilatéraux et de mettre en place un système autonome, sécurisé, sous supervision extérieure : le GHF. Ce programme est censé à la fois soulager la population civile et briser l’emprise du Hamas sur l’économie de subsistance.

Quatre centres de distribution

La structure du programme repose sur quatre centres de distribution installés dans le sud de Gaza (à Rafah, Tel Sultan, Muwasi et près du corridor de Netzarim), chacun conçu pour desservir environ 300 000 personnes. Concrètement, seules les populations situées au sud-ouest de Gaza-ville peuvent accéder à un point de distribution. Cette géographie ne doit rien au hasard : elle s’inscrit dans une stratégie israélienne visant à vider le nord de la bande de Gaza de sa population civile. Dès le début de l’offensive, en octobre 2023, Israël a encouragé, voire contraint, le déplacement massif des civils vers le sud. Le nord, considéré comme le bastion du Hamas, a été largement détruit, privé d’infrastructures essentielles, et demeure interdit d’accès à ses anciens habitants. En empêchant leur retour, Israël entend priver le Hamas de son ancrage territorial tout en créant une zone de sécurité durable. La recomposition démographique qui en résulte, avec un déplacement du centre de gravité humain vers le sud, redessine de fait la carte politique de Gaza.

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Sur le plan opérationnel, la gestion du programme GHF a été confiée à des sous-traitants locaux, tandis que la sécurité est assurée par des agents de SRS, épaulés par le renseignement israélien. La distribution se fait sans enregistrement préalable, sans présence du Hamas, avec un recours probable à la reconnaissance faciale. Chaque foyer reçoit une caisse de 20 kg de produits de base. Mais, sur le terrain, le programme peine à s’imposer. Les centres sont submergés par une affluence massive, provoquant désordres, violences et fermetures temporaires. Le coût du dispositif, notamment sécuritaire, est estimé à 35 millions de dollars par mois.

Le Hamas hostile au programme GHF

Les obstacles sont nombreux. Le Hamas, parfaitement conscient du danger stratégique que représente le succès du programme, a multiplié les attaques contre les bénéficiaires, les accusant de collaboration, confisquant les colis et incitant à l’hostilité envers les centres. Le 27 mai, un centre à Rafah a été pillé. Le 18 juillet, plusieurs civils ont été pris à partie. Par ailleurs, les violences autour des centres sont fréquentes : depuis mai, plusieurs centaines de civils ont été tués ou blessés lors de tirs ou de mouvements de foule. Le 1er juin, une frappe israélienne près d’un centre aurait fait une trentaine de morts et de nombreux blessés.

Après deux mois de fonctionnement, le programme fonctionne de manière dégradée. L’UNRWA affirme qu’il « ne fonctionne pas », tandis que le PAM recense 470 000 personnes en situation de famine aiguë, soit un quart de la population. L’agriculture locale est en ruine : plus de 70 % des vergers et serres ont été détruits, et les boulangeries ont cessé leur activité faute de farine et de carburant. La dépendance à l’aide humanitaire n’a jamais été aussi totale et aussi mal satisfaite.

Un indicateur parlant de cette crise est le prix des denrées. Avant la guerre, le kilo de farine coûtait 1 à 2 shekels (environ 25 à 50 centimes d’euros). En juillet 2025, il atteint 150 à 200 shekels dans le nord, contre 20 à 50 shekels dans le sud. Le sucre a connu une évolution similaire : de 3 à 5 shekels/kg avant-guerre, il grimpe à 350–400 shekels dans le nord, contre 15 shekels dans le sud. Cette disparité traduit une réalité logistique : le sud est ravitaillé par les centres du GHF, tandis que le nord reste isolé. Comme prévu.

Ainsi, la majorité des cas documentés de famine aiguë à Gaza se concentre aujourd’hui au nord du corridor de Netzarim, où l’aide ne parvient presque plus. Ces zones concentrent l’essentiel des 470 000 personnes en situation de malnutrition recensées. Malgré des réussites ponctuelles (baisse des prix dans le sud, affaiblissement du Hamas dans les circuits de distribution, plus de 10 000 colis distribués quotidiennement), le programme reste structurellement insuffisant pour une population de 2,1 millions d’habitants. Les violences, les obstructions du Hamas, les détournements et le marché noir (où la farine atteint 70 shekels /kg) compromettent son efficacité.

Dans cette guerre, la maîtrise de la distribution alimentaire est devenue, pour Israël, un levier stratégique essentiel. Le système mis en place depuis mai 2025 semble délibérément conçu pour accentuer la pression sur les zones du nord, afin d’en pousser la population vers le sud. Or, selon la quatrième Convention de Genève, Israël, en tant que puissance occupante, a l’obligation de fournir, de manière inconditionnelle et adéquate, les biens et services essentiels à l’ensemble de la population sous son contrôle. Lorsque cette population n’est pas suffisamment approvisionnée, les parties au conflit doivent permettre un passage rapide, sûr et sans entrave de l’aide humanitaire. Toutefois, il faut rappeler que cette obligation n’est pas absolue : elle peut être restreinte pour des motifs de sécurité, notamment en cas de détournement de l’aide au profit d’un groupe armé. Le droit international humanitaire ne contraint pas une puissance à faciliter une aide qui renforcerait l’effort de guerre ennemi. Enfin, si beaucoup accusent Israël de violations de ses obligations, il faut noter que le Hamas non plus ne respecte pas les siennes, et cherche à instrumentaliser la crise humanitaire à des fins politiques : avec les otages et les accusations de génocide, la faim est aujourd’hui l’un des derniers actifs dont dispose la mouvance islamiste palestinienne.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2025/07/24/dans-la-bande-de-gaza-les-ravages-de-la-famine_6623463_3210.html




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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