La destruction d’Israël et l’hostilité à ses alliés est l’unique projet politique du régime iranien. Cette animosité a nourri un expansionnisme régional fondé sur des milices, des proxys et la quête du nucléaire. Mais depuis des années, cet empire politico-religieux révèle ses nombreuses failles.
La scène pourrait figurer dans un film de James Bond. Elle se déroule en 2007, en bordure du désert iranien du Dasht-e Kavir, dans l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz. Ce jour-là, tout semble normal à l’intérieur de ce haut lieu du programme nucléaire de la République islamique. Dans les salles de contrôle aseptisées, les indicateurs sont au vert. Les centrifugeuses, ces immenses cylindres métalliques allongés qui permettent d’augmenter la proportion d’isotopes fissile dans l’uranium, paraissent parfaitement fonctionner. Température, pression, vitesse de rotation : rien à signaler.
Et pourtant. Alignées comme des soldats d’acier, plusieurs machines se mettent à vibrer, à se déformer, à se briser en cascade. Une panne majeure et brutale est en train de se produire. Mais curieusement, les écrans ne signalent aucune anomalie… Lot défectueux ? Erreur d’assemblage ? Sabotage mécanique ? Le personnel ne comprend pas ce qui se passe.
C’est seulement trois ans plus tard qu’on connaîtra enfin l’origine du problème. En 2010, une enquête du New York Times révèle que les services secrets israéliens et américains ont clandestinement inoculé un virus informatique dans le système Siemens qui supervise le fonctionnement des centrifugeuses de Natanz, introduisant des dérèglements microscopiques, des accélérations soudaines suivies de ralentissements brusques, trop brefs pour déclencher une alarme, mais suffisamment fréquents pour fragiliser l’acier. Grâce à ce piratage de haut vol, le projet nucléaire de la République islamique a subi un retard considérable. Sans un coup de feu.
12 jours de frappes humiliantes
Cette opération, appelée « Olympic Games », est le premier épisode connu de la guerre souterraine menée depuis vingt ans par les Israéliens et les Américains pour empêcher la République islamique d’Iran de se doter de l’arme nucléaire. Le dernier, c’est la « guerre des douze jours ».
Dans la nuit 12 au 13 juin, le conflit vire à la confrontation intense et ouverte. Vers trois heures du matin, des membres éminents du haut commandement et du programme nucléaire militaire iraniens sont ciblés et éliminés avec une précision et un effet de surprise remarquables. Les systèmes de défense aérienne subissent le même sort. En quelques dizaines de minutes, les forces israéliennes remportent la bataille de la suprématie aérienne. Désormais, le ciel iranien est ouvert à l’aviation et le sol, aux forces spéciales israéliennes.
S’ensuivent douze jours de frappes ciblant le programme nucléaire, les capacités balistiques (missiles, lanceurs, dépôts, personnel, sites de fabrication), l’aviation, ainsi que certaines structures symboliques du régime, comme le siège de la télévision publique et la prison d’Evin. Des infrastructures stratégiques des Gardiens de la révolution, telles que des raffineries et dépôts de carburant, sont également visées. Les États-Unis apportent un soutien offensif ponctuel, notamment à travers les frappes spectaculaires contre les sites de Fordo et Natanz, jusqu’à ce que, le douzième jour, le président impose un cessez-le-feu aux deux camps.
La partie est loin d’être terminée. L’Iran est trop vaste, trop éloigné, pour être renversé en une seule opération. Et si le changement de régime hante les esprits, il ne figurait pas dans les ordres de mission des forces israéliennes. Comme au Liban, la stratégie d’Israël est de poser un revolver chargé sur la table des négociations, pas de la renverser.
À Téhéran, on sait désormais qu’Israël a les moyens et la volonté de transformer la route du nucléaire en un chemin de croix sans fin. Ces douze jours ont significativement endommagé des éléments stratégiques des programmes nucléaire et balistique : la capacité de transformer l’uranium solide en gaz et de fabriquer des centrifugeuses pour l’un, la production de carburants pour l’autre. Mais elles ont également infligé au régime la pire blessure imaginable pour ces fiers-à-bras enturbannés à la rhétorique soviétique : une humiliation urbi et orbi.
La doctrine d’Etat iranienne
On se demande pourquoi les Israéliens et les Américains font preuve d’une telle constance. Pour le comprendre, il faut revenir à 1979. L’année de la prise du pouvoir de l’ayatollah Khomeini. Dès le début, le nouveau régime se positionne comme une puissance islamique radicale. Contrairement aux empires perses qui l’ont précédé dans l’histoire, il affiche d’emblée une ambition inédite, un plan géostratégique structuré : exporter son modèle. Conséquence immédiate, il désigne Washington et Jérusalem comme deux capitales sataniques.
Les Américains et les Israéliens, alliés majeurs du shah au cours des décennies précédentes, deviennent ainsi le symbole et le moteur de la nouvelle radicalité iranienne, érigée en doctrine d’État, et dont la formule est aussi simple qu’efficace : « Mort à Israël [entendre : mort aux juifs], mort à l’Amérique [c’est-à-dire : mort à l’Occident, à la France, à la Grande-Bretagne…], l’islam est la solution ». Soit la synthèse entre la théorie des Frères musulmans et le chiisme khomeyniste. De Caracas à Johannesburg en passant par Kuala Lumpur, du campus de Columbia aux rues d’Amman et du Caire, beaucoup se reconnaissent dans cette haine et cette frustration claironnées par Téhéran.
De ce point de vue, les mollahs prennent aux yeux du monde le statut occupé par Gamal Abdel Nasser, président de l’Égypte entre 1954 et 1970, figure centrale du Mouvement des non-alignés et héros du nationalisme arabe « de l’Atlantique au Golfe ». L’islamisme des mollahs chiites peut ainsi être interprété comme une sorte de nassérisme religieux, où les références au progrès technique, au socialisme et à la laïcité sont remplacées par une vision théocratique et conservatrice du monde.
Chez Nasser comme chez les mollahs, l’antisionisme, cet antisémitisme à peine voilé, joue le rôle de ciment politique. Il sert à la fois d’explication universelle et d’alibi commode : tout est la faute des juifs et l’Occident n’est qu’une marionnette entre leurs mains. Dans les années 1980, ce discours puissant permet aux mollahs, pourtant ultra-conservateurs sur le plan des mœurs et de l’économie, de tisser des alliances apparemment paradoxales avec des segments des gauches occidentales et latino-américaines. On se souvient de l’attraction exercée par Khomeini sur des intellectuels français, comme Michel Foucault, rendus ivres par le mot « révolution » et enthousiasmés par la perspective de voir les États-Unis humiliés.
Cependant, même les slogans les plus mobilisateurs ne suffisent pas sur le champ de bataille. Or, les adversaires de la République islamique, qui sont des puissances technologiques avancées, organisées au sein de solides alliances politiques, économiques et militaires, disposent d’un avantage matériel écrasant.
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Les dirigeants iraniens ont donc élaboré un système ingénieux qui leur permet d’obtenir de la puissance à moindre coût. Le premier et le plus emblématique outil de cet attirail du pauvre est le recours à des combattants de type kamikaze, utilisé dès les années 1980, généralement par les milices chiites libanaises liées à Téhéran. Ce sont des hommes jeunes, endoctrinés, préparés par des agents locaux et entièrement dévoués au chiisme révolutionnaire. Le jour venu, on leur ordonne de conduire un véhicule piégé jusqu’à une cible stratégique – un quartier général israélien, une caserne américaine, un immeuble de soldats français – et de se faire exploser. Ainsi, sans armes sophistiquées, ces militants fanatiques obtiennent un effet disproportionné, faisant vaciller à peu de frais les puissances occidentales.
Dans le laboratoire libanais les Iraniens affinent la doctrine : chiisme militant, haine de l’Occident et des juifs, et enracinement local profond. Des cellules s’y constituent, qui s’appuient sur des réseaux villageois, communautaires et familiaux, difficilement pénétrables. Dans ces nébuleuses, qui mêlent civil et militaire, religieux et paramilitaire, militantisme et gestion sociale, on est en même temps activiste et « fonctionnaire », tandis que des dépôts d’armes sont aussi des habitations privées. Ce tissu insaisissable est donc extrêmement résilient. Si Téhéran avait créé des institutions au sens occidental (claires, visibles, centralisées), elles auraient été bien plus vulnérables à l’action des services occidentaux.
Axe de la « Résistance »
Après la guerre Iran-Irak (1980–1988), le régime iranien élargit cette stratégie à l’échelle régionale, au-delà du Liban. Il s’allie avec la Syrie, dont le despote, jusqu’alors aligné sur Moscou, a perdu son parrain soviétique avec l’effondrement de l’URSS, et cherche un nouveau protecteur géopolitique. Téhéran soutient aussi le Hamas à partir de 1992, en utilisant le Liban comme base avancée et le Hezbollah comme mentor opérationnel. Puis viennent les milices chiites irakiennes à partir de 2004–2005, quand l’occupation américaine transforme la menace de 2003 en opportunité stratégique de saigner le « Grand Satan ».

C’est ainsi qu’émerge un arc chiite, réseau d’influences et fauteur de crises, qui part de Téhéran, traverse l’Irak et la Syrie, et s’étend jusqu’au Liban et à la Méditerranée. Dans les années 2015-2020, les Iraniens se rapprochent des houthistes au Yémen, et contribuent à transformer cette milice locale en une force proto-étatique, structurée, dotée de missiles balistiques, de missiles de croisière et de drones capables de menacer le territoire saoudien et, au-delà, de perturber fortement le transport maritime à travers les détroits de Bab el-Mandeb, autrement dit de faire chanter le monde entier.
En parallèle, la République islamique lance son programme nucléaire militaire. Celui-ci a deux fonctions : à l’intérieur, il agit comme un facteur d’unité nationale, séduisant même certains patriotes laïques ; à l’extérieur, il représente un outil d’expansion et de domination régionales. L’arme atomique représente à la fois un surcroît de puissance et une assurance-survie pour le régime.
Seulement, ce programme militaire, « cœur du réacteur » politique et militaire iranien, ne peut se concrétiser que si les partenaires stratégiques, les « proxys », en assurent efficacement la protection, aux ordres du guide suprême, qui est formellement leur suzerain. Or ledit système de protection est moins efficace que prévu. Travailler avec des réseaux mafieux, en misant sur les liens personnels, mène inéluctablement à la corruption. On ne dirige pas Carrefour comme une épicerie de quartier. Des sommes d’argent circulent sans contrôle, des contrats sont passés sans procédures rigoureuses (et fastidieuses). Tout cela permet aux services adversaires de s’infiltrer, de faire chanter les corrompus, voire de devenir ni vu ni connu des sous-traitants, comme on l’a vu avec les fameux bippers…
Au niveau supérieur, c’est la même chose. Le suzerain de Téhéran ne peut pas plus compter sur ses vassaux que le roi de France, au début de la guerre de Cent Ans, sur le duc de Normandie, par ailleurs roi d’Angleterre… D’une façon générale dans l’histoire, la fidélité des vassaux (qui ne sont pas des laquais) est fluctuante et rare, et la trahison, la règle (quitte à se faire ensuite pardonner). L’Iran n’échappe pas à ce principe. Ainsi, en 2006, son fondé de pouvoir au Liban, Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah et premier de la classe crypto-iranienne, décide, sans consulter, de provoquer Israël. C’est le début de la deuxième guerre du Liban. À la maison mère, on feint de suivre, mais on grince des dents.
Yahya Sinwar : décision fatale
Bref, dès 2006, il devient évident que les alliances iraniennes ne forment pas une sorte d’OTAN islamiste, mais plutôt une confédération de tribus gauloises où, même face à la menace romaine, chaque chef n’en fait qu’à sa tête. C’est ainsi que l’un de ces vassaux-chefs de tribu, Yahya Sinwar, dirigeant du Hamas, prend en 2023 la décision fatale pour Téhéran (et pour tout l’arc chiite) : attaquer Israël sans l’autorisation du parrain iranien, ni se coordonner avec les autres vassaux libanais, yéménites ou irakiens.
Il faut en outre mentionner l’énorme travail d’infiltration des régimes et de leurs milices vassales mené par les services israéliens et occidentaux au Liban, en Syrie et en Iran, où l’écart croissant entre un discours creux et une réalité désastreuse (pauvreté, chômage, corruption) ouvre un boulevard aux services de renseignement occidentaux. Par haine, misère, frustration, appât du gain ou soif de liberté, nombre d’Iraniens semblent prêts à risquer leur vie pour saboter, voire faire tomber le régime.
En apparence, Israël avait accepté l’équilibre de la dissuasion imposé par les mollahs. En réalité, tout, depuis les communications des bippers jusqu’aux installations de Fordo, était patiemment surveillé, ciblé, préparé. Le 7 octobre, Yahya Sinwar espère entraîner l’ensemble de l’« Axe de la résistance ». Son « succès » initial renforce la confiance à Beyrouth, Sanaa et Téhéran. Les mollahs et leurs vassaux tombent droit dans le piège. Aujourd’hui, leur bouclier est brisé, leur armure percée. Mais ils sont encore debout, aux commandes d’un État et d’une économie qui continuent de fonctionner. Leurs moyens sont diminués, pas leur volonté.
Nul ne peut dire aujourd’hui quand et comment finira cette guerre qui a déjà vingt ans. Mais les mollahs ont déjà réussi à propager partout dans le monde, en particulier sur les campus occidentaux, la haine des juifs et de l’Occident, qui est à la fois leur carburant et leur moteur. Et contre ce poison-là, les bombes ne peuvent rien.





