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Présidentielle 2022: la rentrée des classes

L’ère « postpolitique » dans laquelle nous sommes entrés ne permet plus d’organiser les mécontentements. En disqualifiant toute revendication populaire, le maccarthysme moral empêche la civilisation des conflits propre à toute société. L’idée même d’un horizon commun disparaît.


On ne sait pas si c’est hilarant ou glaçant. Sans doute un peu des deux. Depuis le 24 avril à 20 heures, les bons esprits de toutes couleurs politiques expliquent qu’il faut réconcilier les Français. Ce qui est drôle, c’est que les mêmes avaient passé les deux semaines précédentes à sonner le tocsin, affirmant que, si Marine Le Pen arrivait au pouvoir, on assisterait au retour des heures-les-plus-sombres. Dans ses poulaillers d’acajou, la volaille qui fait l’opinion (Souchon) s’était avantageusement dandinée, promettant de faire barrage à la peste brune relookée en blonde. En réalité, l’ensemble du gotha politique, médiatique, économique, artistique et sportif français voulait surtout faire savoir au monde que lui ne mangeait pas de ce pain noir. Mais réjouissons-nous : entre l’invasion de l’Ukraine, où on a brandi le spectre de Munich, et la quinzaine anti-Le Pen, sur laquelle a plané l’ombre de la Solution finale (pour les immigrés), nous aurons eu droit à quelques semaines sans Hitler. Le temps pour nos grandes consciences de réorienter leur traque des déviants. De même que des candidats avaient été sommés, lors d’une émission de télévision, de proclamer que Poutine était un dictateur, chacun a été prié de psalmodier que Marine Le Pen était d’extrême droite. Même notre cher Marcel Gauchet a eu les honneurs de cette brigade des mœurs politiques pour avoir déclaré sur Europe 1 qu’elle incarnait « quelque chose de très différent de ce qu’a été l’extrême droite du passé et qu’on gagnerait à le reconnaître ». Je ne résiste pas au plaisir de citer le billet de Libération : « Et c’est ainsi que sur l’antenne reprise d’une main de fer par le milliardaire ultra-conservateur Vincent Bolloré, le directeur d’études émérite à l’EHESS, ancien rédacteur en chef du Débat et auteur de nombreux ouvrages sur la démocratie s’est laissé aller à une curieuse digression sur la nature de la candidature de la leader du RN [1]. » Le nazisme était à nos portes et ce salaud se souciait de précisions, de distinctions et de nuances. Un brin désenchanté, l’intéressé ne peut que constater l’effondrement intellectuel de notre société, révélé en pleine lumière par ce nouveau carnaval antifa. « La droite a peut-être gagné la bataille des idées, conclut-il, mais elle a clairement perdu celle des affects. »

Emmanuel Macron célèbre sa réélection, Paris, 24 avril 2022 © Thomas COEX / AFP

Je l’avoue, convaincue que l’antifascisme ne passerait pas, je n’avais nullement anticipé l’éternel retour d’un « front républicain », érigé par des gens qui ont consciencieusement détruit la République à coups d’accommodements déraisonnables avec l’islam radical, d’encouragements aux communautarismes et de complaisance avec le wokisme.

Je n’ai nul besoin de la bienveillance du président

Après tout, on ne va pas reprocher au vainqueur les armes qu’il a employées. Désormais, Emmanuel Macron est notre président à toutes-et-tous.

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Il faut être mauvais perdant et mauvais démocrate pour affirmer, comme Jean-Luc Mélenchon, que Macron a été mal élu. Certes, il a gagné à la déloyale, en surfant sur une peur sans objet. En réalité, beaucoup de Français considèrent que Marine Le Pen aurait été une moins bonne présidente que lui, et il faut reconnaître que, lors du fastidieux débat, elle n’a pas convaincu qu’elle saurait, a minima, gérer la boutique.

Désormais, le mot d’ordre est « réconciliation ». On explique en boucle que la société n’a jamais été aussi divisée et qu’il faut y remédier à tout prix. C’est la promesse d’Emmanuel Macron, formulée au soir de son élection : « Il nous reviendra ensemble, d’œuvrer à l’unité nationale par laquelle seuls nous pourrons être plus heureux en France. » Pardon, que le président préside et qu’il me laisse m’occuper de mon bonheur. Nous ne sommes pas des enfants qui se chamaillent mais des citoyens adultes qui choisissent ceux à qui ils confient la conduite des affaires communes. Aussi l’invocation permanente de la « bienveillance » est-elle un brin agaçante. Je n’ai nul besoin de la bienveillance du président, j’ai besoin de sa compétence et surtout, de sa capacité à définir et à incarner le bien commun.

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Il est amusant de voir comment un mensonge (ou une imbécillité) répété des centaines de fois finit par passer pour une vérité profonde. Toutes les sociétés sont divisées et l’ont toujours été. Il y a des classes sociales, des urbains et des ruraux, des clivages idéologiques, intellectuels. Il est vrai que s’y ajoutent aujourd’hui des fractures ethniques, communautaires, religieuses plus problématiques pour la vie collective car elles ne s’inscrivent plus dans une culture commune. Cependant, même dans une société homogène culturellement, les gens ne vivent pas dans le même monde. Certes, l’hypermédiatisation rend ces fractures plus visibles et plus sensibles. Un chômeur corrézien sait comment vit un start-upper parisien. Reste que la controverse, le désaccord, la divergence sont l’état naturel des communautés humaines. Le conflit c’est la vie !

Aux ralliés rouges et verts du second tour, les mamours et les concessions

Reste à comprendre ce qui ne marche pas dans notre pays. C’est finalement assez simple : la fonction de la politique n’est pas de dissoudre les désaccords dans l’unanimité (ça, c’est l’ambition des régimes totalitaires), mais de civiliser, symboliser, prendre en charge les conflits, qu’il s’agisse d’intérêts ou d’opinions. D’après Raymond Aron, la démocratie n’est pas le régime de la concorde, c’est l’organisation des mécontentements [2], la mise en forme des colères. Or, à l’évidence, notre système politique ne parvient plus à assumer cette mission. Nous vivons sous l’empire de colères multiples et concurrentes qui, non seulement, ne se rencontrent plus, mais trouvent de moins en moins d’expressions pacifiques.

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Pour expliquer cette impasse, on ne saurait négliger le poids des facteurs institutionnels. Comme l’a brillamment analysé Gil Mihaely[3], les présidents de la Ve République peuvent appliquer un programme choisi par 25 % des électeurs, sans avoir à négocier le moindre compromis. Il est possible qu’Emmanuel Macron ait perçu le danger. Entre les deux tours, il s’est employé à câliner et à séduire l’électorat mélenchoniste dont il avait besoin pour gagner. Et que je t’annonce un Premier ministre chargé de la planification écologique et que je proclame qu’un autre monde est possible. Toutefois, on peut penser qu’il s’agit de drague sans lendemain et que, telle la fille qui rêvait de mariage après une nuit torride, le mélenchoniste énamouré connaîtra un réveil difficile – en l’occurrence, c’est peut-être préférable. Pourtant, le président semble bien décidé à élargir sa base politique. S’agit-il d’encourager les ralliements de la droite ou d’une véritable volonté de « gouverner autrement », l’avenir le dira. Du reste, peut-être les électeurs refuseront-ils de lui donner la majorité absolue qui lui permettrait de gouverner seul.

Cependant, l’obstacle le plus dirimant à la pacification des conflits par la politique est de nature idéologique.

Pour que le système politique intègre l’opposant, il faut considérer que celui-ci est légitime, que ses aspirations et réclamations sont au moins en partie fondées. Or, sous l’empire du maccarthysme moral que nous avons vu renaître, l’électeur lepéniste est au mieux un enfant qu’il faut rééduquer, au pire un facho qu’il faut bannir ou punir. Que voulez-vous faire d’autre avec ces gens qui parlent de « Grand Remplacement », un pur fantasme comme on sait.

Certes, Emmanuel Macron est le président de tous les Français. Mais en politique, comme en amour, il faut être deux. Or, après avoir préventivement exclu du champ républicain (avec bienveillance et respect bien sûr) les 13,3 millions d’électeurs qui ont choisi Marine Le Pen, il ne suffit pas de s’embrasser, Folleville !, pour que tout soit pardonné. D’ailleurs, dans son discours, ces mauvais coucheurs sont arrivés en dernière position. Aux ralliés rouges et verts du deuxième tour, les mamours et les concessions. Aux lepénistes, il dit qu’on veut bien les considérer comme des êtres humains. À condition qu’ils se la ferment. Comme le diagnostiquait Christophe Guilluy dans un de ses ouvrages, il ne s’agit même pas de gouverner contre eux, mais de gouverner sans eux.

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Il s’agit bien de poursuivre par d’autres moyens la brillante politique du « cordon sanitaire » qui a accompagné la progression de la protestation « nationale-populiste », passée en quarante ans de quelques points à 40 % des électeurs. On ne se demande pas si leurs inquiétudes sont fondées, on se bouche le nez. Ils ne se sentent plus chez eux ? On maudit ces esprits étriqués. C’est tellement chouette la créolisation et le vélo quand on vit à Paris, bien protégé par d’invisibles frontières sociales. On les engueule, parfois on les plaint mais on ne leur cause pas. Nul ne parle de leur tendre la main, et encore moins de satisfaire certaines de leurs demandes identitaires ou politiques.

Macron: 85% à Paris

Il faut dire qu’ils ont le bon goût d’être loin, de vivre dans cet intermonde que Guilluy a judicieusement baptisé « France périphérique ». En caricaturant un chouia, la France de Le Pen fume des clopes, roule au diesel et a un chef sur le dos, tandis que celle de Macron donne des ordres, se soucie du monde et arbitre les élégances morales. Ainsi, à Paris, Emmanuel Macron a obtenu 85 % des suffrages et Marine Le Pen 15 %. Jérôme Fourquet y voit « la preuve d’une coupure abyssale entre les milieux décideurs et le reste de la population française » : « Le lieu où s’élabore la politique est profondément déconnecté du reste du pays[4]. »

Marine Le Pen visite une cimenterie à Gennevilliers, 13 avril 2022 © Emmanuel Dunand / AFP

Nos élites paraissent souvent ne pas avoir la moindre idée de ce que vivent les gens ordinaires, comme en témoigne l’édito lunaire de Raphaël Enthoven dans Franc-Tireur avant le deuxième tour : « Comment un pays magnifique, dont la devise est un modèle, dont le chômage diminue, et dont la croissance repart, qui a brillamment surmonté la pandémie, qui a fermé des centrales à charbon, qui a converti les réfractaires à la vaccination, qui préside au réveil du continent européen […], qui est à l’avant-garde de la lutte contre l’islamisme (sic !), dont l’influence est dix fois supérieure à la taille, qui tient tête à Poutine, dont le système de santé protège tout le monde, dont la bouffe est si bonne et dont l’équipe de football est championne du monde peut-il envisager de se donner une présidente aussi lamentable, paresseuse, incompétente […] ? Pourquoi se tirer une balle dans la tête quand on se porte si bien[5]. » Sans doute ce brillant sujet ignore-t-il que nombre de ses compatriotes ne parviennent plus à vivre de leur travail – qu’il essaye donc de s’en sortir avec un salaire de 1 500 euros, d’envoyer ses enfants à l’école publique d’une ville de banlieue et il verra si les difficultés du quotidien sont solubles dans la certitude, par ailleurs totalement erronée, que l’influence de la France est dix fois supérieure à sa taille. En réalité, la France est en passe de devenir une province d’une Europe qui semble décidée à s’abriter jusqu’à la fin de l’Histoire sous les jupes de l’Amérique. Mais je m’égare.

Des consommateurs ont remplacé les citoyens

Derrière les sermons dispensés aux électeurs lepénistes, il y a une dimension évidente de mépris de classe. « Je ne combats pas les nazis, mais les nazes », disait encore Enthoven sur Sud Radio, avec l’assurance qui caractérise les surdiplômés bien nés. Ces ploucs ignorants antivax et poutinophiles ne voient pas leur chance d’avoir un tel président. Ils finiront par ouvrir les yeux.

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En attendant, nous voilà repartis pour nous empailler sur l’âge de la retraite ou l’indemnisation des chômeurs, sujets très importants mais qui ne sauraient résumer l’entièreté de l’existence collective. L’homme ne vit pas que de pain. Patrick Buisson remarque que « la plupart des candidats ne s’adressent plus à des citoyens mais à des consommateurs » : « Penser que l’électeur est si peu habité par l’idée du bien commun et de l’intérêt général qu’il faille renoncer à s’adresser à ce qui tire les individus au-delà d’eux-mêmes revient à réduire le vote à une simple transaction d’intérêts, dépourvue de la moindre transcendance collective[6]. » Peut-être que ce qui nous fait le plus cruellement défaut, c’est un horizon commun, un cadre symbolique partagé dans lequel nous serions d’accord pour être en désaccord. Autrement dit, avant de se quereller sur la façon de diriger la France, il faudrait vaguement s’entendre sur ce que signifie le mot France.


[1]. Simon Blin, « Marine Le Pen banalisée par l’intellectuel Marcel Gauchet », Libération, 15 avril 2022.

[2]. J’emprunte cette référence à l’excellent Guillaume Erner.

[3] « Sauvé par le virus, consacré par Poutine », Causeur n°100, avril 2022.

[4]. Jérôme Fourquet : « Ce nouveau mandat sera marqué par une décomposition politique avancée », propos recueillis par Eugénie Bastié, Le Figaro, 25 avril 2022.

[5] Raphaël Enthoven, « Le bateau ivre », Franc-Tireur, 13 avril 2022.

[6]. Patrick Buisson : « Le lepénisme est devenu un individualisme de masse », propos recueillis par Nathalie Schuck, Le Point, 20 avril 2022.

Nupes: peut-on faire lit commun et chambre à part?

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Là où à droite l’union avec l’extrême-droite est un tabou, l’union de l’ensemble des forces à la gauche de l’échiquier politique, y compris avec les extrêmes, fait l’objet d’une véritable mystique. 


Au point que l’on peut avoir l’impression que l’affichage de l’union suffit à contenter l’électeur, sans qu’il soit nécessaire que le chemin soit très clair, voire même en l’absence de projet commun. Pire, affublé du manteau de l’« union de la gauche », même l’accord le plus boiteux est présenté comme l’annonce d’une victoire qui ne saurait être empêchée que par un système injuste et dévoyé. C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon présente la NUPES, Nouvelle Union Populaire, Ecologique et Sociale comme le troisième tour de la présidentielle, celui censé doter la France d’un gouvernement effectif, et fait semblant d’être candidat au poste de Premier ministre, afin que même les législatives soient une ode à sa personne. Or, non seulement les institutions ne sont pas conçues dans ce but, mais le leader de LFI croit tellement peu à cette histoire qu’il ne fait même pas semblant d’avoir adossé cette soi-disant union de la gauche sur un quelconque programme commun.

Les élus de gauche Benoit Hamon, Danielle Simonnet, Eric Coquerel et Clementine Autain, Paris, mars 2018 © LEWIS JOLY/SIPA

Intérêts bien compris…

Le problème c’est que cet accord d’appareil, bouclé à la va-vite, sur les seules bases de l’intérêt bien compris de sortants qui ne veulent pas perdre leur place, fait l’impasse sur tant de sujets de dissensions qu’il n’a pas fallu bien longtemps pour que ressorte, autour de candidatures symboliques, la poussière qui avait été mise sous le tapis. La candidature de Taha Bouhafs est devenue le révélateur gênant de la véritable nature de LFI et a mis les différents partis de gauche devant la vraie nature des leurs noces. Adrien Quatennens a beau jeu de parler des centaines de circonscriptions où les accords paraissent stables, pour essayer de faire passer le scandale autour de la candidature de Taha Bouhafs pour un épiphénomène. Elle est, au contraire, révélatrice des fractures réelles qui font de la NUPES une simple machine électorale et non un espoir politique.

Bouhafs n’est victime que de son comportement, et ce qui lui est reproché ce sont des faits, des actes, des écrits 

Taha Bouhafs est archétypal de la dérive islamogauchiste du parti de Jean-Luc Mélenchon, proche des islamistes du CCIF et de Barakacity, c’est un identitaire qui considère que l’appartenance raciale prime sur tout et doit déterminer les comportements. C’est ainsi qu’il avait traité la policière Linda Kebbab, d’ « arabe de service », car pour lui, servir l’Etat français c’est être littéralement traître à sa race, apporter sa caution à la « persécution des musulmans ». Taha Bouhafs, c’est aussi celui qui avait provoqué l’expulsion d’Henri Pena-Ruiz de LFI. Le philosophe, spécialiste de la laïcité, avait eu le malheur de rappeler, lors des universités d’été du mouvement, en 2019, qu’en France on avait le droit et la liberté de critiquer les religions. Il a été victime d’une véritable campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux et au sein du parti. Campagne orchestrée notamment par Taha Bouhafs. Car l’ancien candidat qui se victimise aujourd’hui est connu pour son agressivité sur les réseaux et les logiques de meute qu’il sait si bien orchestrer. Ce sont ces faits qui ont amené Fabien Roussel à s’interroger sur l’opportunité de présenter un tel personnage à la députation. “Je ne comprends pas que LFI puisse présenter sous ses couleurs quelqu’un qui a été condamné en première instance pour injure raciale”. Il n’était pas le seul à s’étonner et l’affaire Bouhafs a poursuivi tous les représentants de la LFI depuis que la candidature a été annoncée. D’Alexis Corbière à Adrien Quatennens, on ne compte plus les grands moments de solitude médiatique et les circonvolutions de langage déployées pour défendre l’indéfendable. Taha Bouhafs serait ainsi victime de calomnies ou de la haine de l’extrême-droite. Il serait harcelé parce que jeune, d’origine maghrébine et sans diplôme. Hélas, il n’est victime que de son comportement, et ce qui lui est reproché ce sont des faits, des actes, des écrits. Il est même comique d’entendre tous les leaders LFI interrogés expliquer qu’il n’a jamais été condamné pour « injure raciale » mais pour « injure publique » en oubliant que le vrai intitulé de la condamnation est « injure publique à raison de l’origine », ce qui est difficile à distinguer d’attaques racistes. La position était dure à tenir même pour des spécialistes de la malhonnêteté intellectuelle et Taha Bouhafs a été débranché pour éviter que l’on discute plus de l’islamogauchisme de la LFI que du retour de l’union de la gauche.

Mélenchon tient les banlieues communautarisées, et ne veut plus les lâcher

Sauf que la clientèle des quartiers, sensible au discours sur la « persécution des musulmans » sur lequel prospère en partie la boutique LFI, ne doit pas manquer à Jean-Luc Mélenchon s’il veut faire de ces législatives une démonstration de force. La solution est donc de lâcher Taha Bouhafs, pour préserver la mystique de l’union de la gauche et de faire porter le chapeau au PCF. Cela évite de cristalliser l’opinion sur un candidat qui illustre parfaitement la dérive racialiste et les proximités avec les islamistes de LFI d’un côté, tout en entonnant le grand air de la victimisation  et de la persécution d’un jeune militant musulman sur les réseaux. Et voilà Taha Bouhafs élevé au rang de voix de « ceux qui ne sont rien », dans le même temps que le retrait de sa candidature devrait rapidement calmer le jeu et permettre de réinstaller la campagne autour de la thématique de l’élection du Premier ministre. Le problème est qu’une partie des militants LFI ne se caractérisant ni par leur sens de la modération ni par leur adhésion à la discipline de parti, Fabien Roussel et le PCF subissent de telles attaques sur les réseaux sociaux que l’on se demande si la NUPES, à peine née, tiendra jusqu’aux élections.

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Et il n’y a pas que l’affaire Taha Bouhafs qui illustre la tension entre le PCF version Fabien Roussel et la LFI version islamisto-compatible ! Dans la 4ème circonscription de Seine Saint- Denis, le parti communiste refuse d’investir Azzedine Taïbi, le maire de Stains, un proche des Frères musulmans, alors que celui-ci est membre du PCF mais partage plutôt les positions communautaristes de la LFI. Là aussi les motifs de refus sont politiquement clairs.

Le maire (PCF) de Stains Azzedine Taibi en 2019 © BALEYDIER/SIPA

Autre partenaire, autres tensions. Dans le XXéme arrondissement, dimanche 8 mai, Lionel Jospin était venu soutenir la candidate PS Lamia El Aaraje face à Danielle Simonnet, la candidate investie par la NUPES. À cette occasion, il a obtenu le soutien d’Olivier Faure, alors que celui-ci est le principal artisan de l’accord avec la LFI. Une position difficile à comprendre alors que l’accord passe très mal au PS et a révélé une véritable fracture générationnelle, entraînant le départ d’un homme très respecté par les militants, Bernard Cazeneuve. Ce départ est d’autant plus révélateur qu’il a été argumenté de façon extrêmement limpide : « J’ai une conception nette et ferme de la laïcité, de la République qui interdit toute convergence avec ceux dont la pensée sur ces questions est plus qu’ambigüe. Et puis il y a cette cette hostilité ancienne de la LFI au projet européen auquel je ne saurai me résoudre. » On est malheureusement loin d’atteindre cette clarté dans l’expression chez Lionel Jospin et Olivier Faure. Pour eux, reconduire à son poste Mme El Aaraje est une « question de justice » mais on n’en saura guère plus et l’argumentation manque cruellement à la fois d’épaisseur et de profondeur. Au moins, dans le cas du PCF, ce sont des principes politiques qui ont été mis en avant. On ne peut en dire autant du PS.

Il n’en reste pas moins que ces tensions montrent à quel point la NUPES ne s’est pas forgée autour de représentations partagées ou d’une idée commune de ce que devrait être l’avenir de la France. Oui, cet outil n’est qu’une machine destinée à maximiser les gains de postes, elle ne pose ni les prémisses d’un travail en commun, encore moins les bases d’une quelconque reconstruction de la gauche. Faire lit commun et chambre à part est une impossibilité physique, les législatives nous diront si cela fonctionne comme attrape-gogos.

Le nucléaire, c’est dangereux

Le nucléaire, c’est dangereux. Et un film de genre français, en salles ce jour, est là pour vous le rappeler. Brain Magazine y voit «un film lanceur d’alerte», Causeur ajoute qu’il est sans originalité et assez insipide…


Le mot d’ordre venu du haut commandement du cinéma français, le CNC, a été relayé par la prestigieuse école du cinéma de la Fémis : il faut faire des films de genre.

Subventions et filières dédiées sont assurées pour les jeunes pousses qui décident de raconter des histoires de science-fiction, d’épouvante, d’horreur et autres genres cinématographiques adorés par le cinéma américain et les « jeunes » publics européens qu’il s’agit donc de séduire en priorité. Aucune raison en effet pour qu’on épargne au cinéma français les ravages du jeunisme.

Ce premier film s’est donc parfaitement coulé dans ce joli moule consensuel. Le danger nucléaire s’étale complaisamment durant la totalité du récit qui met aux prises des jeunes (tiens donc !) et seulement des jeunes avec les conséquences d’un accident nucléaire sur notre beau territoire. Et comme le prétexte nucléaire devient ici le seul texte du film, on se surprend à souhaiter l’augmentation de la radioactivité pour en finir au plus vite et quitter la salle en retrouvant l’air frais du dehors.


Kôji Fukada: «Je suis désolé»

Dans un film en deux parties, en salle les 11 et 18 mai, le cinéaste japonais Kôji Fukada renouvelle la figure de la femme fatale.


Costume-cravate, chemise blanche, belle gueule: un garçon propre sur lui, au physique comme au moral. Employé modèle chez Onda, une entreprise de jouets et feux d’artifices, Tsuji est inlassablement courtisé, au turbin, par sa paire de collègues en classique rivalité féminine. Or, par hasard, une nuit, il sauve la vie de la fascinante inconnue qu’il vient juste de draguer dans un petit bazar de quartier. Coincée dans sa voiture qui a calé en plein passage à niveau alors qu’un train déboule à grande vitesse, la fille, grâce à lui, en réchappe.

Mais sa propension à la compassion et sa rectitude ne tardent pas à jouer des tours au secourable Tsuji : de fil en aiguille, le voilà amené, presque malgré lui, à prendre en charge les problèmes de cette demoiselle au psychisme indéchiffrable.

© Art House Films

Répétant indéfiniment, comme un mantra : « Je suis désolée », Ukiyo (c’est son prénom) asservit ainsi le valeureux prince charmant aux vertigineuses complications qu’elle ne cesse de provoquer à ses dépens, l’enfermant dans une relation toujours plus inextricable et périlleuse, dont il ne parvient jamais à se soustraire.

Inquiétantes péripéties

Menteuse, manipulatrice, alcoolique, mythomane, Ukiyo serait-elle l’incarnation de la Femme fatale, au sens le plus trivial de l’expression ? Un succube, à la malignité vernissée de candeur et de vulnérabilité ? Perverse ? Innocente ? Les inquiétantes péripéties de « Suis-moi, je te fuis » s’enchaînent selon une construction haletante et millimétrée, qui infuse thriller et film sociétal dans la romance. Renversant les points de vue, multipliant le nombre des comparses tandis que par ellipses se prolonge sur quatre années supplémentaires l’idylle décidément fort contrariée entre Tsuji et Ukiyo, « Fuis-moi, je te suis », le second volet du film, porte un regard délicieusement acide sur la double aliénation du travail et de la famille.

Dans cet ultime opus du génial Kôji Fukada, on retrouve la même stupéfiante maîtrise scénaristique qui présidait à « Harmonium » (2016) puis à « L’Infirmière » (2019) – deux joyaux du cinéma nippon contemporain. Au départ, Suis-moi, je te fuis/ Fuis-moi, je te suis est une série télévisée en dix épisodes diffusée sur une chaîne locale japonaise, adaptation de The Real Thing, un vieux manga signé Mochiru Hoshisato. Fort de son succès d’audience, le réalisateur décide d’entreprendre le remontage de ladite série pour en faire, destiné cette fois au grand écran, un diptyque d’une durée totale de plus de quatre heures. Du feuilleton d’origine, ce très long métrage garde une qualité de tempo staccato magnifiquement articulé. Au spectateur ébloui, les dernières minutes de cette deuxième partie réservent, lyriquement nappé d’une bande-son symphonique exhumée de quelque vieil enregistrement 78 tours, un dénouement magique qui réunit nos deux héros. Sur les mêmes rails ?            

Suis-moi, je te fuis. Durée : 1h49. En salles le 11 mai. Fuis-moi, je te suis. Durée : 2h04. En salles le 18 mai.  Film en deux parties de Kôji Fukada. Avec Win Morisaki et Kaho Tsuchimura. Japon, couleur, 2020.

Tout est perdu, même l’honneur

Notre chroniqueuse a de bien curieuses relations…


C’est l’histoire de deux miennes amies, jeunes septuagénaires pimpantes, vaccinées quatre doses, qui décident mi-avril de s’envoler pour le Sud de l’Europe. Location un brin spartiate très bien située, légumes et fruits donnés, autochtones adorables. Bref, un havre de sérénité particulièrement apprécié des deux copines, après tout le cirque covidique. Et puis patatras, quatre jours avant la date prévue pour le retour, fatigue, courbatures, fièvres et deux fois deux barres rouges bien nettes.
Question existentielle : allaient-elles prendre l’avion plombées ?
Autour d’elles :
– De toute façon, vous êtes vaccinées, vous avez votre passe en règle, où est le sujet ?
– Mais enfin, sauver des vies, protéger les autres, l’engagement collectif, le comportement citoyen, l’isolement, c’est fini tout ça ?
– Forcément que c’est fini. Réfléchissez un peu. Dans votre parcours de retour, avion, RER, métro, vous risquez effectivement de contaminer des gens. Mais, soit ils sont vaccinés et vous êtes tranquilles, ils ne développeront pas de formes graves, soit ils ne sont pas vaccinés et alors, c’est leur problème pas le vôtre.
– Et l’engagement sur l’honneur ?
– Vous rigolez là !
Elles n’en sont pas revenues les deux touristes. Mais, droites dans leurs chaussures de marche, elles ont prolongé leur séjour jusqu’au retour à la barre unique.

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Quand elles m’ont raconté leur aventure, je me suis dit qu’elles avaient rencontré de drôles de gens pendant leurs vacances. Pour me rendre compte finalement, quand j’en ai parlé autour de moi, que la réaction qu’elles me décrivaient était… tout à fait « normale ».

“Guerre”, ou la fabrique du génie

Le premier des trois inédits de Céline, Guerre, est publié chez Gallimard — et c’est un bonheur de lire enfin de la vraie littérature.


Ce qui distingue la vraie littérature du prêt-à-consommer / prêt-à-jeter empilés sur les tréteaux des libraires, c’est qu’une première lecture linéaire n’épuise pas le texte. Bien au contraire : derrière chaque ligne, chaque page de Flaubert, Proust ou Céline, le lecteur attentif flaire une autre ligne, une autre page, un sous-texte qui est, selon les cas, l’amont ou l’aval du texte imprimé, et parfois les deux à la fois.
Guerre est l’amont du Voyage — cette histoire de soldat convalescent pourrait être un chapitre supprimé, ou sous-entendu, des démêlés de Ferdinand avec 14-18. Mais c’est l’aval de Mort à crédit, ou de Casse-pipe, ou Guignol’s band. Aval et amont en même temps. Rejeton et matrice.

Et c’est la base de ce « métro émotif » dont il fera la théorie dans ses Entretiens avec le professeur Y en 1955 : non pas un style oral où l’on entend « oral » sans penser au « style » et à cet immense effort que demande le rendu, à l’écrit, d’une langue réinventée pour dire l’horreur ramenée au niveau des cloportes que nous sommes — Ferdinand et nous.

Bras en marmelade et tête explosée

La langue de Guerre est un bruit énorme, ce « boucan qui défonçait la tête, l’intérieur comme un train. » Le voilà, le métro brinquebalant d’émotions (pensez à ce que fut le métro parisien, ferraille sans cesse à deux doigts de se désintégrer, jusqu’à l’orée des années 1980), le bruit énorme de l’obus qui a anéanti toute une escouade — sauf le narrateur, qui a tout de même le bras en marmelade et la tête explosée. La guerre est « cette mélasse pleine d’obus » dans laquelle il faut bien arriver à dormir, cette bouillie sonore que l’on emporte à jamais avec soi : « J’ai toujours dormi ainsi dans le bruit atroce depuis décembre 14. J’ai attrapé la guerre dans ma tête. » Mais quelle tête ? Celle que la guerre s’est définitivement appropriée : « J’étais plus dans la tête qu’un courant d’air d’ouragans. »

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Et cela sert dans un premier temps d’ars poetica : « J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. »

Comment donc revenir à la vie — avant d’en arriver à la littérature ? Par le sexe, entre autres. Par cette infirmière, Agathe (ou Aline) L’Espinasse, qui soulage les soldats mutilés ou mourants — si vous doutez de la possibilité de la chose, rappelez-vous cette scène similaire, insoutenable, dans “Johnny got his gun”. Infirmière copiée peut-être sur Alice David, qui soigna Céline à Hazebrouck et fut sa maîtresse, pense-t-on. Mais peut-être inspirée par cette infirmière polonaise et quelque peu goule qui dans les Onze mille verges fait bander les soldats mutilés — et les tue. Guerre n’est pas une autobiographie : le livre réutilise des fragments autobiographiques — comme la guerre et la boue sont composées de fragments de soldats éparpillés — et en mélange les matières, fange, vomi, sang, un peu de merde, et du sperme quand on en a encore le loisir : « C’est encore plus atroce la vie quand on ne bande plus. À tort. », note Céline — et il faut beaucoup de distance à ce grand séducteur que fut Louis-Ferdinand pour arriver à vingt ans à une si cruelle vérité.

D’où la collusion de Ferdinand et de Bébert, dit Cascade, le souteneur tireur au flanc, mutilé volontaire, qui finira fusillé. Bébert, le nom que Céline donnera à son chat, parti avec son maître et l’indispensable Lucette à Sigmaringen en 1944. Bébert qui chante « Je sais que vous êtes jolie », la rengaine mise à la mode par Henri Poupon et Henri Christiné en 1912. Bébert qui fait venir sur ce terrain d’opérations où il y a des michés à essorer sa gagneuse parisienne : « Il ne m’avait pas menti, elle était bandatoire de naissance. Elle vous portait le feu dans la bite au premier regard, au premier geste. Ça allait même d’emblée bien plus profond, jusqu’au cœur pour ainsi dire, et même encore jusqu’au véritable chez lui qui n’est plus au fond du tout, puisqu’il est à peine séparé de la mort par trois pelures de vie tremblante, mais alors qui tremblent si bien, si intense et si fort qu’on ne s’empêche plus de dire oui, oui. »

Certains critiques se sont bouché le nez en parlant de texte pornographique… Probable qu’ils ne baisent qu’à l’imparfait du subjonctif, dirait Ferdinand.

Le texte enfante du texte

Angèle, on la retrouvera dans Londres (à paraître à l’automne) et dans Guignol’s band. Le texte enfante du texte. En attendant, Bébert l’a logée chez sa doublure (si l’argot des années 1900 en général et de la prostitution en particulier vous échappe, Gallimard met très obligeamment un lexique à l’usage des caves en fin de volume) — Destinée, qu’elle s’appelle, cette pauvre fille serveuse de bistro, et accessoirement gougnotte.

À la fin Ferdinand s’embarque pour l’Angleterre, un pays où l’on n’entend plus les obus exploser — sinon dans sa tête ; « C’était fini cette saloperie, elle avait répandu tout son fumier de paysage la terre de France, enfoui ses millions d’assassins purulents, ses bosquets, ses charognes, ses villes multichiots et ses fils infinis de frelons myriamerdes. »

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Céline a aimé les hommes — une faiblesse qui de temps en temps refait surface dans le Voyage ou Mort à crédit. Il a même aimé l’amour, le sentiment, les danseuses. Il a été celui qui chantonnait dans les tranchées :

« Je sais que vous êtes jolie
Que vos grands yeux pleins de douceur
Ont capturé mon cœur… »

Mais d’humain, il ne reste plus que le stylisticien — et encore. Il sait qu’il n’est plus qu’un cloporte comme les autres. Et que l’amour, comme il le dira dans le Voyage, « c’est l’infini à la portée des caniches — et j’ai ma dignité, moi ». Et pour s’arracher sa dernière part d’humanité, il écrira Bagatelles pour un massacre, deux ans plus tard. Mais en même temps il soignait gratis les Juifs pauvres de son quartier. Personne n’est simple, Céline encore moins qu’un autre.

Guerre est indispensable enfin pour une raison très contemporaine : il est bon de temps en temps, dans le fatras, dans le fracas de nullités dont se repaissent les critiques, de lire un grand texte, afin de tarer à nouveau la balance qui juge les vrais talents.

Céline, Guerre, Gallimard, 184 pages.

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Que raconte « Guerre », l’inédit de Louis-Ferdinand Céline?

Le roman inédit de Céline raconte l’éprouvante errance, sur sept kilomètres, du soldat blessé à la recherche de son régiment. Le récit, très plaisant, a quand même un petit quelque chose d’inachevé.


Près de soixante-et-un ans après sa mort, Louis-Ferdinand Céline parvient encore à créer l’événement littéraire, avec la sortie en ce mois de mai chez Gallimard de Guerre, inédit qui avait été volé lors du départ de l’écrivain en catimini pour l’Allemagne en 1944 et retrouvé en juin 2020, parmi six milles autres feuillets, qui devraient à leur tour entraîner publications inédites dans les prochaines années.

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Selon Le Monde, c’est un chef-d’œuvre [1]. Pour François Gibault, avocat et exécuteur testamentaire de Céline, le texte n’est pas abouti mais « il contient des pages très céliniennes ». La vérité est certainement entre les deux. Texte bref (moins de 130 pages), tandis que l’auteur avait habitué ses lecteurs à des ouvrages épais, Guerre semble être un premier jet qui aurait probablement été retravaillé à l’infini, mais dans lequel figurent quelques fulgurances.

Une blessure à la tête

Le texte est à mi-chemin entre un récit autobiographique et un roman. « Un récit qui, au fil des pages, devient de plus en plus romancé », d’après François Gibault, auteur d’un avant-propos. Dès les premières lignes, Louis-Ferdinand Céline nous plonge dans l’horreur de la guerre de 1914 : « J’ai bien dû rester là encore une partie de la nuit suivante. Toute l’oreille à gauche était collée par terre avec du sang, la bouche aussi ». C’est le début d’une expédition de sept kilomètres à pied pour retrouver son régiment, alors qu’il est blessé par une balle reçue dans le bras et probablement blessé à la tête en heurtant un arbre. Un épisode historiquement vraisemblable puisque Louis-Ferdinand Destouches a été décoré de la légion d’honneur des sous-officiers et hommes de troupe en novembre 1914, puis de la croix de guerre en avril 1915. Par ailleurs, le choc au crâne semble avoir été à l’origine de violentes migraines dont Céline s’est toujours plaint par la suite.
Bien amoché et bien sonné, la tête ensanglantée, Céline nous livre, vingt ans après (l’écrivain rédige ces lignes en 1934), ce qui lui passe par la tête pendant ces sept kilomètres.

Une pensée peut en cacher une autre

Il restitue ainsi le ralentissement de la pensée, provoqué par les blessures :
« de penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre ».
Le narrateur a l’oreille en sang et la vue altérée. Sa perception est déformée, l’effet, aussi, des quelques bouteilles de bordeaux attrapés sur les cadavres…

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« J’ai bien senti que je commençais à plus voir bien les choses à leur place. Je croyais voir un cheval dans le milieu du champ. Je voulais monter dessus et tout près c’était plus qu’une vache bien gonflée, crevée depuis trois jours. Ça me fatiguait en plus forcément. Bientôt aussi j’ai vu des pièces de batteries qui n’existaient sûrement pas. C’était plus pareil avec mon oreille ». On ne sait plus trop ce que la description des gueules cassées croisées ici et là (« [Cambelech] avait la gueule tout ouverte en deux, la mâchoire d’en bas qui pendait dans les lambeaux tout dégoûtants ») doit à un naturalisme précis ou bien à une déformation délirante des objets rencontrés.

Je voyais rouge par-dessus

Destouches décompose son corps en fonction des zones plus ou moins touchées: « Je voyais plus très clair mais je voyais rouge par-dessus. Je m’étais divisé en parties tout le corps. La partie mouillée, la partie qu’était saoule, la partie du bras qu’était atroce, la partie de l’oreille qu’était abominable, (…), la partie du genou qui s’en barrait comme au hasard ». Tout cela n’aurait pas été supportable sans un peu de rire de soi: « C’était plus même du malheur qu’on peut appeler ça, c’était drôle ».
Le soldat arrive enfin à l’hôpital militaire. Comateux, au milieu des caisses, Céline a la trouille qu’on le prenne pour mort et qu’on l’enferme dans l’une d’elles. Il remue du nez – et pas que du nez, quand l’infirmière tâtonne le pantalon. C’est risqué: « je voulais pas trop bander non plus qu’on m’aurait cru imposteur ». La suite du texte s’enlise un peu, entre lubricité et dialogues pour le moins crus des camarades d’hôpital.

Répulsion pour les gradés

Un beau jour, il reçoit la visite d’un gradé, inquiet du déroulement des faits lors de cette fameuse journée. « Un matin je vois entrer un général à quatre galons dans la salle, précédé par [l’infirmière] L’Espinasse précisément. À la façon de la gueule qu’ils avaient tous les deux, je sens le malheur qui fonce. Ferdinand, que je me dis, voilà l’ennemi, le vrai de vrai, celui de ta viande et de ton tout… regarde la gueule à ce général-là, si tu le loupes il te loupera pas, où que je me trouve, que je me dis pour moi tout seul ». C’est peu dire que le gradé n’inspire pas confiance au soldat Destouches: « J’avais connu forcément bien des gueules de gradés que même en train de fouiner, un rat y aurait réfléchi avant de mordre dedans. Mais le commandant Récumel ça dépassait mon expérience en répulsions ».
Pourtant, quelques temps plus tard, Destouches est donc médaillé pour ses exploits. Dans cette guerre de 14, entre le geste héroïque et l’acte de désobéissance, entre le poteau d’exécution et la médaille militaire, tout semble n’être qu’affaire d’interprétation.

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[1] https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/04/29/guerre-roman-inedit-de-celine-et-nouveau-chef-d-uvre-de-l-ecrivain_6124210_3260.html

J. D. Vance: un Éric Zemmour américain?

Les Français ne le connaissent pas encore, mais c’est une étoile montante de la politique américaine. Parrainé par Trump, J.D. Vance pourrait bien devenir sénateur à la fin de l’année. Jusque-là, il s’était surtout fait connaitre des progressistes bien-pensants pour un essai quasiment « ethnographique » de l’Amérique de Trump…


Une apparence bonhomme, un parcours universitaire prestigieux, une origine prolétarienne et un bestseller remarqué. Nouvelle star du parti Républicain, J.D. Vance a beaucoup à offrir.

Candidat aux élections sénatoriales de l’Ohio, il vient d’être désigné par son parti et doit affronter les démocrates lors des midterms de novembre (élections législatives de mi-mandat) avec de sérieuses chances de l’emporter. Depuis les élections de 2020 et les huit points d’avance de Donald Trump sur Joe Biden, l’État de l’Ohio semble acquis aux Républicains alors qu’il était autrefois l’État le plus disputé d’Amérique. Au niveau national, les Républicains bénéficient d’une confortable avance, alors que la popularité de l’administration démocrate est grevée par l’inflation, les déconvenues géopolitiques et une certaine fatigue cognitive attribuée au président Joe Biden.


J.D. Vance revient de loin. Au début de sa campagne, il poirotait dans les 10% d’intentions de vote. Un peu en décalage avec la base républicaine, il fut longtemps « never Trump » – c’est-à-dire de ces irréductibles Républicains hostiles à l’ancien président. Avant la présidentielle de 2016, il expliquait carrément que Donald Trump était un démagogue qui menait la classe ouvrière blanche « vers des côtés obscurs ». Il a depuis mis un peu d’eau dans son vin. Collant au discours de Trump, il a repris à bon compte la dénonciation des élites libérales (la gauche américaine), de l’immigration et fustigé les entreprises qui délocalisaient leur production pour faire des profits. Avec 36% contre 24% pour son adversaire le plus proche, Vance fait mieux que coiffer au poteau ses rivaux alors que les sondages annonçaient un résultat très serré.

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Le soutien tardif de Donald Trump semble avoir été décisif –  confirmant ainsi l’emprise de l’ancien président sur le parti Républicain et ses électeurs.

Conversion au trumpisme

Son histoire personnelle avec Donald Trump ne s’arrête pas à cette volte-face. Essayiste à succès, J.D. Vance n’est pas un inconnu. Son bestseller très remarqué Hillbilly Elegy avait offert, avec ses souvenirs de jeune homme, un regard ethnographique sur l’Amérique dont il est issu – celle qui a permis l’élection de Trump en 2016. J.D. Vance a grandi à Middleton dans l’Ohio. Fils de la classe ouvrière blanche des Appalaches – les Hillbillys – il a connu la désindustrialisation, la pauvreté, la fin du rêve américain, des communautés en miettes, une société sans espoirs… En plus du carnage social, la famille de l’auteur est décrite comme gravement dysfonctionnelle. Son père fut globalement absent et sa mère portée sur la surconsommation d’amants et d’opioïdes. Lesquels opioïdes constituent un fléau sanitaire qui provoque plusieurs dizaines de milliers de décès par an aux États-Unis.

Par ses souvenirs, l’auteur pointe la déliquescence de tout un milieu social.

En 2016, la bourgeoisie cultivée américaine s’était jetée sur l’ouvrage pour y chercher quelques éléments d’explication – notamment au fait que les États ouvriers et syndicalistes du Midwest (Ohio, Pennsylvanie, Wisconsin), traditionnellement démocrates, aient brutalement basculé une nuit de novembre 2016 du côté républicain pour offrir à Donald Trump sa victoire surprise.

Sondages électoraux et statistiques sociales

La force de l’ouvrage est qu’il échappait à la démagogie ou à la victimisation comme à la satire sociale pour offrir un regard compatissant et critique. D’un côté, ses Hillbillies sont loyaux, ardents à la tâche, patriotes, portés sur la famille et sincères. De l’autre, ils manquent de volonté, sont enclins à l’abandon et à toutes les facilités – notamment celles de tenir le gouvernement ou autrui responsables de leur sort : « ils ont le sentiment d’avoir peu d’emprise sur leur vie, et ont tendance à blâmer tout le monde sauf eux ».

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Ce constat posé, J.D. Vance restait alors bien silencieux sur les solutions politiques, confiant ne pas croire à des programmes gouvernementaux miracles et moins encore aux aides sociales.

Des remarques de bon sens du type « secouez-vous un peu » servaient de conseils par lesquels il donnait ainsi en exemple son histoire personnelle. Ancien étudiant de Yale, il doit son salut et son ascension sociale à sa grand-mère « mawa » qui lui a offert le cadre éducatif qui lui manquait.

Révélation politique

Hillbilly Elegy enjoignait donc les Américains à cesser de tenir les politiques pour responsables de leur sort. Mais, n’est-ce pas Donald Trump qui se targue d’avoir révélé « la corruption politique ce pays comme personne d’autre auparavant » ? Pour gagner des voix, l’ancien essayiste, devenu candidat, a su ajuster son discours.

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Un peu comme un Eric Zemmour se forçant à évoquer le pouvoir d’achat pour élargir sa base électorale, J.D. Vance a appris dans ses discours à flatter son public. Finie l’introspection de la white working class, finies aussi les leçons de morale de l’essayiste… Pour le candidat, les Hillbillyes sont désormais victimes des hommes politiques, de la mondialisation, de l’immigration….

Mais Vance l’assure, ce reniement ne serait qu’apparent, et procéderait en réalité d’une lecture bien superficielle de son ouvrage. Par son ton moralisant, en expliquant aussi la misère par l’identité ethnique et culturelle et non par les conditions économiques et sociales, en donnant enfin à son récit une certaine suavité nostalgique, Vance ne dissimulait pourtant rien, dans ses souvenirs, du fond conservateur de sa pensée. Si ces derniers avaient offert à la bourgeoisie américaine une petite dose de compassion littéraire, ils semblent communiquer aujourd’hui à une autre Amérique – populaire et traditionnelle – un nouvel espoir, cette fois plus politique.

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France « tripolaire »: qu’est-ce que cela va donner aux législatives?

L’extrême gauche, l’extrême droite et l’extrême centre ne sont pas trois blocs sortis des urnes lors de cette présidentielle. Ils sont là depuis cinq ans. La nouveauté est la normalisation de Marine Le Pen, l’ancrage communautaire de Jean-Luc Mélenchon, et la confirmation que le clivage politique a laissé place au clivage social.


Causeur : Plus que ses idées et ses actes, c’est la personne Emmanuel Macron qui domine notre paysage politique. Dans quelle mesure le rejet de sa personne a-t-il joué un rôle dans cette élection ?

Frédéric Dabi. Je voudrais nuancer un peu votre observation. Selon nos études il a achevé son quinquennat mieux que ses trois prédécesseurs. Hollande avait même décidé ne pas se représenter… Macron entretient certes une relation très singulière avec la popularité. Après les Gilets jaunes, il a connu une période de trois ans bénits. Avec le « grand débat » puis la séquence électorale européenne, il gagne 15 points et, avec la crise sanitaire, sa popularité s’est stabilisée autour de 40 %, sans que rien ne vienne perturber cette performance, alors que Hollande et Sarkozy payaient cash chaque écart. Ainsi, l’indéniable rejet épidermique dont il fait l’objet est minoritaire quoiqu’amplifié par les réseaux sociaux. En revanche, contrairement à Sarkozy qui avait subi aussi un rejet terrible, Macron n’a pas de fans, de véritables soutiens passionnés. Certes, il suscite une certaine admiration ; il est jeune, il présente bien, il affronte les crises, mais il n’y a aucune adhésion charnelle. Si, pour Sarkozy, le rejet s’exprimait par une certaine moquerie, avec Macron, c’est plutôt une forme d’envie ou de jalousie par rapport à quelqu’un dont on pense qu’il n’a pas souffert et qui a tout pour lui.

Nous avons désormais deux systèmes parallèles, un local et un national

Jean-Luc Mélenchon a fait un énorme bond (de 4 à 7 millions de voix, + 75 %) entre 2012 et 2017, et en 2022 il a encore progressé de 10 % (700 000 voix de plus). Marine Le Pen, déjà haute en 2012 avec 6,4 millions de voix, a atteint, au premier tour, 7,6 millions de voix en 2017 et même 8,1 millions en 2022. Macron a également fait un grand bond entre 2017 et 2022, en gagnant 1,2 million de voix. Autrement dit, les trois blocs dont on parle depuis le 10 avril sont déjà là depuis au moins cinq ans…

Exactement. En 2017, on avait vu une France coupée en quatre. En 2022, le bloc Fillon a été disloqué : 40 % des fillonistes ont voté Macron et une partie équivalente est allée chez Zemmour et Le Pen. Pécresse n’a conservé qu’un électeur de Fillon sur cinq. Ce triple bloc est en croissance depuis 2017 : il fait presque 75 %, alors qu’en 2017, les quatre blocs faisaient un peu plus de 80 %. Cette progression traduit l’évolution du champ politique. Entre 2012 et 2017, c’est la fin de la bipolarisation. Déjà aux élections intermédiaires de 2014 ou 2015, l’opposition gauche/droite avait disparu. Si on met de côté Mélenchon, on voit à quel point le bloc Macron et le bloc Le Pen constituent deux électorats complètement antagonistes.

Comment ce face-à-face est-il structuré ?

On sur-vote pour elle dans la France active (25-65 ans), les catégories populaires et une partie des classes moyennes. Chez les cadres, elle réalise au premier tour un score de 14 %, très inférieur à sa moyenne, et Macron de 34 %. En revanche, elle obtient 34 % dans les catégories populaires. C’est un vote indexé sur une double variable sociologique. Avec un diplôme au-dessus du bac, on vote très peu Marine Le Pen ; en dessous du bac, on vote fortement Le Pen. C’est également un vote lié au revenu : à moins de 1 500 euros, on vote Le Pen très fortement ; au-dessus, on vote très peu pour elle.

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La France des propriétaires vote Macron ; la France des locataires vote Le Pen et Mélenchon. Cette segmentation est nouvelle. On a un vote antagoniste superposable, à l’exception d’une zone de frottement (le salariat), mais ce salariat est lui-même coupé en deux entre un salariat qui vit bien, qui arrive à finir chaque mois, qui est propriétaire et qui choisit Macron, et un salariat plus précaire, plus touché par les petits boulots, qui n’est pas systématiquement en CDI et qui va chez Le Pen.

Débat entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, Saint-Denis, 20 avril 2022 © LUDOVIC MARIN-POOL/SIPA

Cependant, c’est la première fois que Le Pen arrive globalement en tête dans le salariat français, ce même salariat qui avait voté Sarkozy en 2007 (« travailler plus pour gagner plus »), Hollande en 2012 (contre Sarkozy), Macron en 2017 (déception et dégagisme).

Comment ce vote se structure-t-il du point de vue de la répartition territoriale ?

Macron a réussi spatialement à bénéficier d’un vote attrape-tout ! Il est à 28 % dans les communes rurales, 27 % dans les grandes agglomérations. Le Pen fait des scores supérieurs à sa moyenne dans les communes rurales et surtout dans les villes de 2 000 à 20 000 habitants. Elle est à 30 % dans les petites villes et Macron à 22 %. Ce sont également des villes où il existe un constat de déclin, fondé sur le ressenti d’un désengagement de l’État, où l’on trouve de moins en moins de services publics, d’agences bancaires avec distributeurs automatiques de billets. Macron, qui s’en sort bien dans les zones rurales, est particulièrement faible dans ces petites villes.

Entre 2017 et 2022, la stratégie de Marine Le Pen a changé. Elle a mené une campagne « populiste de gauche », axée sur le pouvoir d’achat et les retraites, sans délaisser complètement la marque Le Pen traditionnelle sur les thèmes identitaires et régaliens…

Dans l’électorat Le Pen de premier tour, se sont clairement fait jour une rupture et une continuité. Continuité sur les motivations les plus fortes : Le Pen dresse les bons constats, elle nous a dit avant tout le monde ce qui est en train de se passer dans le pays. Un rôle de Cassandre un peu volé par Zemmour jusqu’à son effondrement avec la crise ukrainienne. Et bien sûr, on a voté Le Pen pour le diptyque immigration-insécurité.

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En revanche, il y a deux éléments de rupture par rapport à 2017. D’abord, l’incarnation de Le Pen a fortement progressé. Elle a réussi à susciter une proximité identificatoire, notamment dans l’électorat féminin où elle a atteint 24 %, quasiment à égalité avec Macron à 26 %. Cette Marine Le Pen presque « chiraquisée » incarne une forme de résilience calme. Ensuite, pour la première fois dans l’électorat lepéniste, le pouvoir d’achat comptait plus que le couple immigration-insécurité, ce que Le Pen a compris dès septembre.

Le résultat du vote permet-il de penser que les inquiétudes identitaires ont disparu de la tête des électeurs ?

Non. La question de l’immigration a constitué le premier déterminant du vote en faveur d’Éric Zemmour et à un degré moindre du vote Le Pen. Cependant, ces thématiques ont été reléguées derrière les enjeux socioéconomiques et notamment le pouvoir d’achat. La crainte du grand déclassement a éclipsé celle d’un grand remplacement.

Dans les grandes villes et dans les banlieues, on retrouve aussi Mélenchon.

Mélenchon n’est pas en concurrence avec Le Pen dans les villes de 2 000 à 20 000 habitants. Il réalise ses meilleurs scores dans les grandes agglomérations, surtout l’agglomération parisienne où il y a eu un double phénomène : le vote d’une jeunesse populaire, qui a délaissé Macron, et le vote utile, consistant à passer du vote Macron au vote Mélenchon, alors que les deux sont très différents, pour faire barrage à Le Pen dès le 1er tour, voire faire qualifier l’Insoumis au second tour.

Vous parlez pudiquement de « jeunesse populaire » pour ne pas dire que les musulmans ont massivement voté Mélenchon – à près de 70 %, semble-t-il…

Selon notre enquête, Macron était autour de 15-20 % chez les jeunes électeurs de gauche avant le vote et il est descendu à 11 % le jour du vote. Un électorat plus populaire, surreprésenté dans la jeunesse musulmane, a voté très fortement alors qu’il était potentiellement abstentionniste. C’était clairement pour faire barrage à Le Pen. Les DOM aussi ont voté pour Mélenchon à un niveau exceptionnel.

Ce qui est certain, c’est que l’électorat de Macron est nettement plus âgé que les autres (43 % de retraités contre 24 % pour Le Pen). Quelle conséquence peut avoir cette fracture générationnelle ?

Cette césure générationnelle n’est pas nouvelle. Depuis l’élection présidentielle de 1981, marquée par l’avance de Giscard d’Estaing sur Mitterrand auprès des personnes âgées de plus de 65 ans, le vainqueur est toujours – sauf l’exception de 2012 – majoritaire dans cet électorat. Ce socle électoral spécifique ne peut pas être sans conséquence sur l’action qui sera menée au cours de ce quinquennat. L’enclenchement rapide d’une réforme des retraites avec l’allongement de la durée de cotisation constitue un puissant facteur de réassurance dans l’électorat senior qui n’est pas concerné par les nouveaux efforts demandés aux actifs. La « sainte alliance » entre sympathisants LR et LREM, observée tout au long du quinquennat écoulé sur ce type de réformes, reposait sur cette base générationnelle !

Quelles projections peut-on faire pour les législatives ?

Cette présidentielle va sans doute ouvrir une nouvelle ère politique après le Big Bang de 2017 quand, pour la première fois, LR et le PS avaient été en même temps écartés. Désormais, la marginalisation nationale des deux ex-partis de gouvernement est irréversible. Certains au PS disent que ce serait formidable d’obtenir le même nombre de sièges qu’en 1993, alors que c’était déjà un cru catastrophique. En 2017, ils n’étaient qu’une trentaine. La centaine de députés LR sont des survivants du naufrage de 2017 et il est probable que 2022 soit pire.

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Ces partis vont-ils de plus en plus s’apparenter à des syndicats de fief, des associations de maires, conseillers départementaux ou régionaux bien ancrés dans des territoires et pesant plus que leurs étiquettes ? C’est une option réelle.

Quant à la gauche mélenchoniste, j’ai du mal à croire qu’elle soit capable d’imposer à Macron une cohabitation. Même Marine Le Pen avec son score du second tour subira une démobilisation post-présidentielle. Macron va profiter de son statut de bloc central pour picorer à gauche et à droite. Tout cela n’est pas stable. Les schémas passés n’existent plus, mais les nouveaux ne se sont pas encore imposés.

Quel rôle a joué l’interdiction du cumul des mandats ?

Il a agi comme un poison lent. Au début, pour les Français, c’était un poison délicieux, ce sentiment que les élus devaient se consacrer à plein temps à leur mandat. Le poison lent, c’est que les habitants des villes et villages voient de plus en plus les limites d’un édile enkysté localement et éprouvant des difficultés à défendre les intérêts de sa commune à l’échelle nationale. Nous avons trouvé un décalage entre l’adhésion de principe à la fin du cumul des mandats et le cas spécifique des administrés dans une commune donnée. À la question « Votre maire a été député par le passé. Est-ce une bonne chose pour défendre les intérêts de la commune ? », une forte majorité a donné des réponses positives. Il y a eu une prise de conscience non pas nationale, mais locale des effets pervers du non-cumul des mandats. Cette mesure a sans doute amplifié la segmentation du champ politique.

Justement, est-ce que LREM pourrait s’imposer dans les municipalités ?

Malgré l’effacement national des deux partis de gouvernement, et son corollaire, ce sont eux qui dominent le champ local dont En Marche est absent. Le cycle électoral 2017-2022 a renforcé cette segmentation du champ politique. Nous avons désormais deux systèmes parallèles, un local et un national, ce dernier étant écrasé par LREM et le RN avec en plus ce bloc Mélenchon issu du scrutin présidentiel. Dans ce contexte, le macronisme n’est aujourd’hui en mesure de percer à l’échelle municipale qu’à travers une logique de ralliement de grands édiles à la majorité présidentielle, souvent via le « sas » d’Horizons : Christian Estrosi à Nice, Hubert Falco à Toulon, Karl Olive à Poissy, Caroline Cayeux à Beauvais….

LREM imposerait-il le modèle d’un parti dont l’unique fonction est d’assurer et d’encadrer une majorité présidentielle ?

En quelque sorte. Les nouveaux partis auront probablement des structures plus lâches. Les militants des partis traditionnels adhéraient, car ils voulaient être un jour élus mais aussi, et plus souvent, pour pouvoir désigner leur candidat à la présidentielle. Ces partis à bout de souffle ont cherché une légitimation par les primaires. Mais ces primaires ont détruit le PS et LR. Les trois premiers de la présidentielle, Macron, Le Pen et Mélenchon, sont à la tête de partis qui n’ont pas organisé de primaires.

Vous oubliez aussi le (pas si) petit dernier : malgré l’échec d’Éric Zemmour à la présidentielle, Reconquête ! dispose de 120 000 adhérents sans doute plus motivés que les autres. Comment ce parti, qui n’aura sans doute pas d’élus au Parlement, peut-il exister ?

Il ne faut en effet pas oublier le candidat qui a incarné jusqu’à la guerre en Ukraine une nouveauté et une radicalité qui ont séduit jusqu’à 16,5 % des électeurs. La pérennité de Reconquête ! dans le champ politique ne se pose pas, compte tenu de sa force militante et de l’incarnation Zemmour. Je pense en effet que l’échec probable de cette formation aux législatives – c’est-à-dire la faible probabilité qu’elle obtienne un groupe parlementaire – n’empêchera pas Reconquête ! de peser dans la recomposition politique à l’œuvre à droite.

Guerre en Ukraine: qui est le maître des horloges?

Sur le front, les Ukrainiens exploitent chaque faiblesse de l’armée russe.


75 jours après l’invasion russe de l’Ukraine et trois semaines depuis le lancement de la deuxième phase de l’« opération spéciale », les deux belligérants sont engagés dans ce qu’on peut qualifier, faute de mieux, « une guerre lente ». C’est une guerre ni statique ni de basse intensité, où on ne voit pas non plus se déployer de grandes manœuvres ni d’enveloppement ni de percée. Regardons les choses de plus près en allant à partir de Kiev (Nord) dans le sens des aiguilles d’une montre. 

Kharkiv : les Russes repoussés vers la frontière

Le premier front actif est celui de Kharkiv, deuxième ville du pays. Dans ce secteur, les forces ukrainiennes ont mené une série de contre-offensives vers le nord et le nord-est et, selon les informations OSINT (open source intelligence) qui ont fait leur preuve ces derniers mois, ont poussé les forces russes vers la frontière, dans la direction Belgorod (la ville russe la plus proche, et un centre logistique russe important). Les objectifs de cet effort sont d’éloigner l’artillerie russe du centre-ville et faire peser une menace potentielle sur les lignes de communication des forces russes à Donetsk (de Belgorod vers le sud-est). Mais ce front semble être secondaire pour les Russes dont les efforts se concentrent autour du saillant ukrainien pointant vers Donetsk et plus exactement la ville de Severodonetsk. Dans ce saillant en forme de triangle allant de cette ville vers Izyum (130 km) d’un côté et vers Donetsk (170 km) de l’autre se concentre l’essentiel de l’armée ukrainienne.   

Depuis le début de la guerre l’idée, évidente, d’une grande manœuvre enveloppante est dans l’air : un bras monterait de la Crimée et un autre descendrait de Kharkiv-Izyum pour se joindre vers Dniepro, coupant ainsi les lignes de communications et de ravitaillement des forces ukrainiennes avec leurs arrières. Cependant les forces russes du Sud ne sont arrivées à s’emparer ni de Mykolaiv ni de Zaporizhzhia, et les forces du front de Kharkiv n’ont pas fait mieux. Ainsi la possibilité (si jamais elle été à l’ordre du jour russe) d’un grand encerclement coupant le triangle ukrainien à la base n’existe plus. 

Cependant, les Ruses peuvent tenter un manœuvre visant à couper le triangle plus près du sommet. C’est effectivement dans la région au sud d’Izyum (où, début mai, le chef d’état major russe Valeri Guerassimov a passé quelques jours dans un poste de commandement avancé), autour de Kramatorsk, que les efforts russes se concentrent. Les combats les plus intenses se déroulent dans et autour de ce secteur où les forces russes avancent très lentement face à des forces ukrainiennes qui échangent du terrain méthodiquement contre du sang et du temps. 

Marioupol, une bataille hautement symbolique

A Marioupol, il n’y a pas de doutes sur l’issue tactique de la bataille mais les forces ukrainiennes retranchées sous l’aciérie Azovstal ont réussi – et c’est d’autant plus important autour du 9 mai et la guerre de la mémoire – à créer la version 100% ukrainienne de la mythique usine de Tracteurs « Octobre Rouge » de Stalingrad. Avec les quelques milliers de soldats russes fixés sur place quand même, la dimension symbolique et l’exemple donnés à tous les Ukrainiens, cette bataille pèse beaucoup au niveau stratégique. 

Enfin, autour de Kherson, les Russes se retranchent et se préparent à une longue occupation voire à une annexion, mais pour le moment, aucun mouvement important vers Odessa (et donc vers Moldova non plus) n’a été lancé.

Sur la mer et dans les airs, la supériorité des Russes est relative

Quant aux autres dimensions de la manœuvre – débarquement par la mer ou troupes aéroportées – il n’y pas de signes d’initiative russe de ce côté non plus. Les unités aéroportées russes ont souffert des pertes importantes pendant les premiers jours de la guerre quand l’assaut sur Kiev a échoué et durant les combats qui s’en sont suivis. Mais, plus important encore, il n’est pas sûr que les forces aériennes russes soient capables d’assurer la supériorité nécessaire pour soutenir une importante opération aéro/héliportée. 

Pour ce qui concerne la marine russe, ses forces terrestres ont été engagées dans les combats de Marioupol et sa région, et ses unités maritimes ne semblent pas avoir les moyens et les capacités nécessaires pour mener un débarquement. 

Nous sommes donc face à une situation où chaque côté attend l’erreur ou la défaite tactique de l’adversaire épuisé afin de percer ses lignes, déstabiliser son dispositif et dans le cas d’un succès important, frapper dans les profondeurs, loin du front. Dans ce jeu, il n’est pas sûr de savoir qui est le plus fort. La Russie a un potentiel humain, technologique et économique largement supérieur mais il n’est pas facile de le traduire dans un délai raisonnable en unités entrainées, équipées et prêtes à affronter l’ennemi. Certaines faiblesses – empreinte électromagnétique trop importante, notamment des postes de commandement,  grandes difficultés dans le déploiement d’un véritable combat interarmes – sont toujours présentes et les ambitions opérationnelles extrêmement modestes qu’expriment les mouvements russes sur le terrain suggèrent que l’état major en est conscient. 

Côté ukrainien, la situation n’est pas brillante. Même si on en parle moins, les forces ukrainiennes ont essuyé de lourdes pertes en hommes et en matériel et, faute de supériorité aérienne, leurs lignes de communication et leurs bases-arrières sont attaquées par l’aviation et les missiles russes. Néanmoins, l’arrivée sur le front de nouveaux systèmes peut changer les choses. Il s’agit notamment des moyens d’artillerie capables d’annuler la supériorité russe dans le domaine. Depuis plusieurs jours, des témoignages concernant de nouvelles capacités ukrainiennes se multiplient et suggèrent que Kiev est capable de déployer sur le champ des canons longue portée avec des munitions de précision et des moyens de gestion de feu et d’acquisition des cibles dont l’effet d’ensemble serait d’émousser l’avantage russe en artillerie. Il n’est pas sûr que l’Ukraine puisse déployer ces capacités de manière à créer une masse critique capable d’obtenir de succès tactiques exploitables, mais la lenteur et la prédictibilité des opérations russes lui laissent le temps nécessaire pour le faire.     

Dans cet état des choses, la Russie ne semble pas avoir les moyens d’encercler le gros de l’armée ukrainienne de l’Est. En revanche, les forces russes peuvent prendre l’intégralité du territoire des deux Républiques, Logansk et Donetsk, et garder Kherson et Marioupol. Les Ukrainiens parlent d’une contre-offensive importante mais il est difficile d’en dire quoi que ce soit. Kiev dispose d’excellents renseignements et avec les nouveaux moyens intégrés par ses unités combattantes, on ne peut pas exclure une exploitation rapide d’un point faible russe. 

Présidentielle 2022: la rentrée des classes

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Cérémonie d'investiture d'Emmanuel Macron, 7 mai 2022, à Paris © JACOVIDES-pool/SIPA

L’ère « postpolitique » dans laquelle nous sommes entrés ne permet plus d’organiser les mécontentements. En disqualifiant toute revendication populaire, le maccarthysme moral empêche la civilisation des conflits propre à toute société. L’idée même d’un horizon commun disparaît.


On ne sait pas si c’est hilarant ou glaçant. Sans doute un peu des deux. Depuis le 24 avril à 20 heures, les bons esprits de toutes couleurs politiques expliquent qu’il faut réconcilier les Français. Ce qui est drôle, c’est que les mêmes avaient passé les deux semaines précédentes à sonner le tocsin, affirmant que, si Marine Le Pen arrivait au pouvoir, on assisterait au retour des heures-les-plus-sombres. Dans ses poulaillers d’acajou, la volaille qui fait l’opinion (Souchon) s’était avantageusement dandinée, promettant de faire barrage à la peste brune relookée en blonde. En réalité, l’ensemble du gotha politique, médiatique, économique, artistique et sportif français voulait surtout faire savoir au monde que lui ne mangeait pas de ce pain noir. Mais réjouissons-nous : entre l’invasion de l’Ukraine, où on a brandi le spectre de Munich, et la quinzaine anti-Le Pen, sur laquelle a plané l’ombre de la Solution finale (pour les immigrés), nous aurons eu droit à quelques semaines sans Hitler. Le temps pour nos grandes consciences de réorienter leur traque des déviants. De même que des candidats avaient été sommés, lors d’une émission de télévision, de proclamer que Poutine était un dictateur, chacun a été prié de psalmodier que Marine Le Pen était d’extrême droite. Même notre cher Marcel Gauchet a eu les honneurs de cette brigade des mœurs politiques pour avoir déclaré sur Europe 1 qu’elle incarnait « quelque chose de très différent de ce qu’a été l’extrême droite du passé et qu’on gagnerait à le reconnaître ». Je ne résiste pas au plaisir de citer le billet de Libération : « Et c’est ainsi que sur l’antenne reprise d’une main de fer par le milliardaire ultra-conservateur Vincent Bolloré, le directeur d’études émérite à l’EHESS, ancien rédacteur en chef du Débat et auteur de nombreux ouvrages sur la démocratie s’est laissé aller à une curieuse digression sur la nature de la candidature de la leader du RN [1]. » Le nazisme était à nos portes et ce salaud se souciait de précisions, de distinctions et de nuances. Un brin désenchanté, l’intéressé ne peut que constater l’effondrement intellectuel de notre société, révélé en pleine lumière par ce nouveau carnaval antifa. « La droite a peut-être gagné la bataille des idées, conclut-il, mais elle a clairement perdu celle des affects. »

Emmanuel Macron célèbre sa réélection, Paris, 24 avril 2022 © Thomas COEX / AFP

Je l’avoue, convaincue que l’antifascisme ne passerait pas, je n’avais nullement anticipé l’éternel retour d’un « front républicain », érigé par des gens qui ont consciencieusement détruit la République à coups d’accommodements déraisonnables avec l’islam radical, d’encouragements aux communautarismes et de complaisance avec le wokisme.

Je n’ai nul besoin de la bienveillance du président

Après tout, on ne va pas reprocher au vainqueur les armes qu’il a employées. Désormais, Emmanuel Macron est notre président à toutes-et-tous.

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Il faut être mauvais perdant et mauvais démocrate pour affirmer, comme Jean-Luc Mélenchon, que Macron a été mal élu. Certes, il a gagné à la déloyale, en surfant sur une peur sans objet. En réalité, beaucoup de Français considèrent que Marine Le Pen aurait été une moins bonne présidente que lui, et il faut reconnaître que, lors du fastidieux débat, elle n’a pas convaincu qu’elle saurait, a minima, gérer la boutique.

Désormais, le mot d’ordre est « réconciliation ». On explique en boucle que la société n’a jamais été aussi divisée et qu’il faut y remédier à tout prix. C’est la promesse d’Emmanuel Macron, formulée au soir de son élection : « Il nous reviendra ensemble, d’œuvrer à l’unité nationale par laquelle seuls nous pourrons être plus heureux en France. » Pardon, que le président préside et qu’il me laisse m’occuper de mon bonheur. Nous ne sommes pas des enfants qui se chamaillent mais des citoyens adultes qui choisissent ceux à qui ils confient la conduite des affaires communes. Aussi l’invocation permanente de la « bienveillance » est-elle un brin agaçante. Je n’ai nul besoin de la bienveillance du président, j’ai besoin de sa compétence et surtout, de sa capacité à définir et à incarner le bien commun.

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Il est amusant de voir comment un mensonge (ou une imbécillité) répété des centaines de fois finit par passer pour une vérité profonde. Toutes les sociétés sont divisées et l’ont toujours été. Il y a des classes sociales, des urbains et des ruraux, des clivages idéologiques, intellectuels. Il est vrai que s’y ajoutent aujourd’hui des fractures ethniques, communautaires, religieuses plus problématiques pour la vie collective car elles ne s’inscrivent plus dans une culture commune. Cependant, même dans une société homogène culturellement, les gens ne vivent pas dans le même monde. Certes, l’hypermédiatisation rend ces fractures plus visibles et plus sensibles. Un chômeur corrézien sait comment vit un start-upper parisien. Reste que la controverse, le désaccord, la divergence sont l’état naturel des communautés humaines. Le conflit c’est la vie !

Aux ralliés rouges et verts du second tour, les mamours et les concessions

Reste à comprendre ce qui ne marche pas dans notre pays. C’est finalement assez simple : la fonction de la politique n’est pas de dissoudre les désaccords dans l’unanimité (ça, c’est l’ambition des régimes totalitaires), mais de civiliser, symboliser, prendre en charge les conflits, qu’il s’agisse d’intérêts ou d’opinions. D’après Raymond Aron, la démocratie n’est pas le régime de la concorde, c’est l’organisation des mécontentements [2], la mise en forme des colères. Or, à l’évidence, notre système politique ne parvient plus à assumer cette mission. Nous vivons sous l’empire de colères multiples et concurrentes qui, non seulement, ne se rencontrent plus, mais trouvent de moins en moins d’expressions pacifiques.

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Pour expliquer cette impasse, on ne saurait négliger le poids des facteurs institutionnels. Comme l’a brillamment analysé Gil Mihaely[3], les présidents de la Ve République peuvent appliquer un programme choisi par 25 % des électeurs, sans avoir à négocier le moindre compromis. Il est possible qu’Emmanuel Macron ait perçu le danger. Entre les deux tours, il s’est employé à câliner et à séduire l’électorat mélenchoniste dont il avait besoin pour gagner. Et que je t’annonce un Premier ministre chargé de la planification écologique et que je proclame qu’un autre monde est possible. Toutefois, on peut penser qu’il s’agit de drague sans lendemain et que, telle la fille qui rêvait de mariage après une nuit torride, le mélenchoniste énamouré connaîtra un réveil difficile – en l’occurrence, c’est peut-être préférable. Pourtant, le président semble bien décidé à élargir sa base politique. S’agit-il d’encourager les ralliements de la droite ou d’une véritable volonté de « gouverner autrement », l’avenir le dira. Du reste, peut-être les électeurs refuseront-ils de lui donner la majorité absolue qui lui permettrait de gouverner seul.

Cependant, l’obstacle le plus dirimant à la pacification des conflits par la politique est de nature idéologique.

Pour que le système politique intègre l’opposant, il faut considérer que celui-ci est légitime, que ses aspirations et réclamations sont au moins en partie fondées. Or, sous l’empire du maccarthysme moral que nous avons vu renaître, l’électeur lepéniste est au mieux un enfant qu’il faut rééduquer, au pire un facho qu’il faut bannir ou punir. Que voulez-vous faire d’autre avec ces gens qui parlent de « Grand Remplacement », un pur fantasme comme on sait.

Certes, Emmanuel Macron est le président de tous les Français. Mais en politique, comme en amour, il faut être deux. Or, après avoir préventivement exclu du champ républicain (avec bienveillance et respect bien sûr) les 13,3 millions d’électeurs qui ont choisi Marine Le Pen, il ne suffit pas de s’embrasser, Folleville !, pour que tout soit pardonné. D’ailleurs, dans son discours, ces mauvais coucheurs sont arrivés en dernière position. Aux ralliés rouges et verts du deuxième tour, les mamours et les concessions. Aux lepénistes, il dit qu’on veut bien les considérer comme des êtres humains. À condition qu’ils se la ferment. Comme le diagnostiquait Christophe Guilluy dans un de ses ouvrages, il ne s’agit même pas de gouverner contre eux, mais de gouverner sans eux.

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Il s’agit bien de poursuivre par d’autres moyens la brillante politique du « cordon sanitaire » qui a accompagné la progression de la protestation « nationale-populiste », passée en quarante ans de quelques points à 40 % des électeurs. On ne se demande pas si leurs inquiétudes sont fondées, on se bouche le nez. Ils ne se sentent plus chez eux ? On maudit ces esprits étriqués. C’est tellement chouette la créolisation et le vélo quand on vit à Paris, bien protégé par d’invisibles frontières sociales. On les engueule, parfois on les plaint mais on ne leur cause pas. Nul ne parle de leur tendre la main, et encore moins de satisfaire certaines de leurs demandes identitaires ou politiques.

Macron: 85% à Paris

Il faut dire qu’ils ont le bon goût d’être loin, de vivre dans cet intermonde que Guilluy a judicieusement baptisé « France périphérique ». En caricaturant un chouia, la France de Le Pen fume des clopes, roule au diesel et a un chef sur le dos, tandis que celle de Macron donne des ordres, se soucie du monde et arbitre les élégances morales. Ainsi, à Paris, Emmanuel Macron a obtenu 85 % des suffrages et Marine Le Pen 15 %. Jérôme Fourquet y voit « la preuve d’une coupure abyssale entre les milieux décideurs et le reste de la population française » : « Le lieu où s’élabore la politique est profondément déconnecté du reste du pays[4]. »

Marine Le Pen visite une cimenterie à Gennevilliers, 13 avril 2022 © Emmanuel Dunand / AFP

Nos élites paraissent souvent ne pas avoir la moindre idée de ce que vivent les gens ordinaires, comme en témoigne l’édito lunaire de Raphaël Enthoven dans Franc-Tireur avant le deuxième tour : « Comment un pays magnifique, dont la devise est un modèle, dont le chômage diminue, et dont la croissance repart, qui a brillamment surmonté la pandémie, qui a fermé des centrales à charbon, qui a converti les réfractaires à la vaccination, qui préside au réveil du continent européen […], qui est à l’avant-garde de la lutte contre l’islamisme (sic !), dont l’influence est dix fois supérieure à la taille, qui tient tête à Poutine, dont le système de santé protège tout le monde, dont la bouffe est si bonne et dont l’équipe de football est championne du monde peut-il envisager de se donner une présidente aussi lamentable, paresseuse, incompétente […] ? Pourquoi se tirer une balle dans la tête quand on se porte si bien[5]. » Sans doute ce brillant sujet ignore-t-il que nombre de ses compatriotes ne parviennent plus à vivre de leur travail – qu’il essaye donc de s’en sortir avec un salaire de 1 500 euros, d’envoyer ses enfants à l’école publique d’une ville de banlieue et il verra si les difficultés du quotidien sont solubles dans la certitude, par ailleurs totalement erronée, que l’influence de la France est dix fois supérieure à sa taille. En réalité, la France est en passe de devenir une province d’une Europe qui semble décidée à s’abriter jusqu’à la fin de l’Histoire sous les jupes de l’Amérique. Mais je m’égare.

Des consommateurs ont remplacé les citoyens

Derrière les sermons dispensés aux électeurs lepénistes, il y a une dimension évidente de mépris de classe. « Je ne combats pas les nazis, mais les nazes », disait encore Enthoven sur Sud Radio, avec l’assurance qui caractérise les surdiplômés bien nés. Ces ploucs ignorants antivax et poutinophiles ne voient pas leur chance d’avoir un tel président. Ils finiront par ouvrir les yeux.

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En attendant, nous voilà repartis pour nous empailler sur l’âge de la retraite ou l’indemnisation des chômeurs, sujets très importants mais qui ne sauraient résumer l’entièreté de l’existence collective. L’homme ne vit pas que de pain. Patrick Buisson remarque que « la plupart des candidats ne s’adressent plus à des citoyens mais à des consommateurs » : « Penser que l’électeur est si peu habité par l’idée du bien commun et de l’intérêt général qu’il faille renoncer à s’adresser à ce qui tire les individus au-delà d’eux-mêmes revient à réduire le vote à une simple transaction d’intérêts, dépourvue de la moindre transcendance collective[6]. » Peut-être que ce qui nous fait le plus cruellement défaut, c’est un horizon commun, un cadre symbolique partagé dans lequel nous serions d’accord pour être en désaccord. Autrement dit, avant de se quereller sur la façon de diriger la France, il faudrait vaguement s’entendre sur ce que signifie le mot France.


[1]. Simon Blin, « Marine Le Pen banalisée par l’intellectuel Marcel Gauchet », Libération, 15 avril 2022.

[2]. J’emprunte cette référence à l’excellent Guillaume Erner.

[3] « Sauvé par le virus, consacré par Poutine », Causeur n°100, avril 2022.

[4]. Jérôme Fourquet : « Ce nouveau mandat sera marqué par une décomposition politique avancée », propos recueillis par Eugénie Bastié, Le Figaro, 25 avril 2022.

[5] Raphaël Enthoven, « Le bateau ivre », Franc-Tireur, 13 avril 2022.

[6]. Patrick Buisson : « Le lepénisme est devenu un individualisme de masse », propos recueillis par Nathalie Schuck, Le Point, 20 avril 2022.

Nupes: peut-on faire lit commun et chambre à part?

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Là où à droite l’union avec l’extrême-droite est un tabou, l’union de l’ensemble des forces à la gauche de l’échiquier politique, y compris avec les extrêmes, fait l’objet d’une véritable mystique. 


Au point que l’on peut avoir l’impression que l’affichage de l’union suffit à contenter l’électeur, sans qu’il soit nécessaire que le chemin soit très clair, voire même en l’absence de projet commun. Pire, affublé du manteau de l’« union de la gauche », même l’accord le plus boiteux est présenté comme l’annonce d’une victoire qui ne saurait être empêchée que par un système injuste et dévoyé. C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon présente la NUPES, Nouvelle Union Populaire, Ecologique et Sociale comme le troisième tour de la présidentielle, celui censé doter la France d’un gouvernement effectif, et fait semblant d’être candidat au poste de Premier ministre, afin que même les législatives soient une ode à sa personne. Or, non seulement les institutions ne sont pas conçues dans ce but, mais le leader de LFI croit tellement peu à cette histoire qu’il ne fait même pas semblant d’avoir adossé cette soi-disant union de la gauche sur un quelconque programme commun.

Les élus de gauche Benoit Hamon, Danielle Simonnet, Eric Coquerel et Clementine Autain, Paris, mars 2018 © LEWIS JOLY/SIPA

Intérêts bien compris…

Le problème c’est que cet accord d’appareil, bouclé à la va-vite, sur les seules bases de l’intérêt bien compris de sortants qui ne veulent pas perdre leur place, fait l’impasse sur tant de sujets de dissensions qu’il n’a pas fallu bien longtemps pour que ressorte, autour de candidatures symboliques, la poussière qui avait été mise sous le tapis. La candidature de Taha Bouhafs est devenue le révélateur gênant de la véritable nature de LFI et a mis les différents partis de gauche devant la vraie nature des leurs noces. Adrien Quatennens a beau jeu de parler des centaines de circonscriptions où les accords paraissent stables, pour essayer de faire passer le scandale autour de la candidature de Taha Bouhafs pour un épiphénomène. Elle est, au contraire, révélatrice des fractures réelles qui font de la NUPES une simple machine électorale et non un espoir politique.

Bouhafs n’est victime que de son comportement, et ce qui lui est reproché ce sont des faits, des actes, des écrits 

Taha Bouhafs est archétypal de la dérive islamogauchiste du parti de Jean-Luc Mélenchon, proche des islamistes du CCIF et de Barakacity, c’est un identitaire qui considère que l’appartenance raciale prime sur tout et doit déterminer les comportements. C’est ainsi qu’il avait traité la policière Linda Kebbab, d’ « arabe de service », car pour lui, servir l’Etat français c’est être littéralement traître à sa race, apporter sa caution à la « persécution des musulmans ». Taha Bouhafs, c’est aussi celui qui avait provoqué l’expulsion d’Henri Pena-Ruiz de LFI. Le philosophe, spécialiste de la laïcité, avait eu le malheur de rappeler, lors des universités d’été du mouvement, en 2019, qu’en France on avait le droit et la liberté de critiquer les religions. Il a été victime d’une véritable campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux et au sein du parti. Campagne orchestrée notamment par Taha Bouhafs. Car l’ancien candidat qui se victimise aujourd’hui est connu pour son agressivité sur les réseaux et les logiques de meute qu’il sait si bien orchestrer. Ce sont ces faits qui ont amené Fabien Roussel à s’interroger sur l’opportunité de présenter un tel personnage à la députation. “Je ne comprends pas que LFI puisse présenter sous ses couleurs quelqu’un qui a été condamné en première instance pour injure raciale”. Il n’était pas le seul à s’étonner et l’affaire Bouhafs a poursuivi tous les représentants de la LFI depuis que la candidature a été annoncée. D’Alexis Corbière à Adrien Quatennens, on ne compte plus les grands moments de solitude médiatique et les circonvolutions de langage déployées pour défendre l’indéfendable. Taha Bouhafs serait ainsi victime de calomnies ou de la haine de l’extrême-droite. Il serait harcelé parce que jeune, d’origine maghrébine et sans diplôme. Hélas, il n’est victime que de son comportement, et ce qui lui est reproché ce sont des faits, des actes, des écrits. Il est même comique d’entendre tous les leaders LFI interrogés expliquer qu’il n’a jamais été condamné pour « injure raciale » mais pour « injure publique » en oubliant que le vrai intitulé de la condamnation est « injure publique à raison de l’origine », ce qui est difficile à distinguer d’attaques racistes. La position était dure à tenir même pour des spécialistes de la malhonnêteté intellectuelle et Taha Bouhafs a été débranché pour éviter que l’on discute plus de l’islamogauchisme de la LFI que du retour de l’union de la gauche.

Mélenchon tient les banlieues communautarisées, et ne veut plus les lâcher

Sauf que la clientèle des quartiers, sensible au discours sur la « persécution des musulmans » sur lequel prospère en partie la boutique LFI, ne doit pas manquer à Jean-Luc Mélenchon s’il veut faire de ces législatives une démonstration de force. La solution est donc de lâcher Taha Bouhafs, pour préserver la mystique de l’union de la gauche et de faire porter le chapeau au PCF. Cela évite de cristalliser l’opinion sur un candidat qui illustre parfaitement la dérive racialiste et les proximités avec les islamistes de LFI d’un côté, tout en entonnant le grand air de la victimisation  et de la persécution d’un jeune militant musulman sur les réseaux. Et voilà Taha Bouhafs élevé au rang de voix de « ceux qui ne sont rien », dans le même temps que le retrait de sa candidature devrait rapidement calmer le jeu et permettre de réinstaller la campagne autour de la thématique de l’élection du Premier ministre. Le problème est qu’une partie des militants LFI ne se caractérisant ni par leur sens de la modération ni par leur adhésion à la discipline de parti, Fabien Roussel et le PCF subissent de telles attaques sur les réseaux sociaux que l’on se demande si la NUPES, à peine née, tiendra jusqu’aux élections.

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Et il n’y a pas que l’affaire Taha Bouhafs qui illustre la tension entre le PCF version Fabien Roussel et la LFI version islamisto-compatible ! Dans la 4ème circonscription de Seine Saint- Denis, le parti communiste refuse d’investir Azzedine Taïbi, le maire de Stains, un proche des Frères musulmans, alors que celui-ci est membre du PCF mais partage plutôt les positions communautaristes de la LFI. Là aussi les motifs de refus sont politiquement clairs.

Le maire (PCF) de Stains Azzedine Taibi en 2019 © BALEYDIER/SIPA

Autre partenaire, autres tensions. Dans le XXéme arrondissement, dimanche 8 mai, Lionel Jospin était venu soutenir la candidate PS Lamia El Aaraje face à Danielle Simonnet, la candidate investie par la NUPES. À cette occasion, il a obtenu le soutien d’Olivier Faure, alors que celui-ci est le principal artisan de l’accord avec la LFI. Une position difficile à comprendre alors que l’accord passe très mal au PS et a révélé une véritable fracture générationnelle, entraînant le départ d’un homme très respecté par les militants, Bernard Cazeneuve. Ce départ est d’autant plus révélateur qu’il a été argumenté de façon extrêmement limpide : « J’ai une conception nette et ferme de la laïcité, de la République qui interdit toute convergence avec ceux dont la pensée sur ces questions est plus qu’ambigüe. Et puis il y a cette cette hostilité ancienne de la LFI au projet européen auquel je ne saurai me résoudre. » On est malheureusement loin d’atteindre cette clarté dans l’expression chez Lionel Jospin et Olivier Faure. Pour eux, reconduire à son poste Mme El Aaraje est une « question de justice » mais on n’en saura guère plus et l’argumentation manque cruellement à la fois d’épaisseur et de profondeur. Au moins, dans le cas du PCF, ce sont des principes politiques qui ont été mis en avant. On ne peut en dire autant du PS.

Il n’en reste pas moins que ces tensions montrent à quel point la NUPES ne s’est pas forgée autour de représentations partagées ou d’une idée commune de ce que devrait être l’avenir de la France. Oui, cet outil n’est qu’une machine destinée à maximiser les gains de postes, elle ne pose ni les prémisses d’un travail en commun, encore moins les bases d’une quelconque reconstruction de la gauche. Faire lit commun et chambre à part est une impossibilité physique, les législatives nous diront si cela fonctionne comme attrape-gogos.

Le nucléaire, c’est dangereux

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L'été nucléaire, en salles aujourd'hui © Bathysphere Production

Le nucléaire, c’est dangereux. Et un film de genre français, en salles ce jour, est là pour vous le rappeler. Brain Magazine y voit «un film lanceur d’alerte», Causeur ajoute qu’il est sans originalité et assez insipide…


Le mot d’ordre venu du haut commandement du cinéma français, le CNC, a été relayé par la prestigieuse école du cinéma de la Fémis : il faut faire des films de genre.

Subventions et filières dédiées sont assurées pour les jeunes pousses qui décident de raconter des histoires de science-fiction, d’épouvante, d’horreur et autres genres cinématographiques adorés par le cinéma américain et les « jeunes » publics européens qu’il s’agit donc de séduire en priorité. Aucune raison en effet pour qu’on épargne au cinéma français les ravages du jeunisme.

Ce premier film s’est donc parfaitement coulé dans ce joli moule consensuel. Le danger nucléaire s’étale complaisamment durant la totalité du récit qui met aux prises des jeunes (tiens donc !) et seulement des jeunes avec les conséquences d’un accident nucléaire sur notre beau territoire. Et comme le prétexte nucléaire devient ici le seul texte du film, on se surprend à souhaiter l’augmentation de la radioactivité pour en finir au plus vite et quitter la salle en retrouvant l’air frais du dehors.


Kôji Fukada: «Je suis désolé»

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SUIS-MOI JE TE FUIS de Kôji Fukada © Art House Films

Dans un film en deux parties, en salle les 11 et 18 mai, le cinéaste japonais Kôji Fukada renouvelle la figure de la femme fatale.


Costume-cravate, chemise blanche, belle gueule: un garçon propre sur lui, au physique comme au moral. Employé modèle chez Onda, une entreprise de jouets et feux d’artifices, Tsuji est inlassablement courtisé, au turbin, par sa paire de collègues en classique rivalité féminine. Or, par hasard, une nuit, il sauve la vie de la fascinante inconnue qu’il vient juste de draguer dans un petit bazar de quartier. Coincée dans sa voiture qui a calé en plein passage à niveau alors qu’un train déboule à grande vitesse, la fille, grâce à lui, en réchappe.

Mais sa propension à la compassion et sa rectitude ne tardent pas à jouer des tours au secourable Tsuji : de fil en aiguille, le voilà amené, presque malgré lui, à prendre en charge les problèmes de cette demoiselle au psychisme indéchiffrable.

© Art House Films

Répétant indéfiniment, comme un mantra : « Je suis désolée », Ukiyo (c’est son prénom) asservit ainsi le valeureux prince charmant aux vertigineuses complications qu’elle ne cesse de provoquer à ses dépens, l’enfermant dans une relation toujours plus inextricable et périlleuse, dont il ne parvient jamais à se soustraire.

Inquiétantes péripéties

Menteuse, manipulatrice, alcoolique, mythomane, Ukiyo serait-elle l’incarnation de la Femme fatale, au sens le plus trivial de l’expression ? Un succube, à la malignité vernissée de candeur et de vulnérabilité ? Perverse ? Innocente ? Les inquiétantes péripéties de « Suis-moi, je te fuis » s’enchaînent selon une construction haletante et millimétrée, qui infuse thriller et film sociétal dans la romance. Renversant les points de vue, multipliant le nombre des comparses tandis que par ellipses se prolonge sur quatre années supplémentaires l’idylle décidément fort contrariée entre Tsuji et Ukiyo, « Fuis-moi, je te suis », le second volet du film, porte un regard délicieusement acide sur la double aliénation du travail et de la famille.

Dans cet ultime opus du génial Kôji Fukada, on retrouve la même stupéfiante maîtrise scénaristique qui présidait à « Harmonium » (2016) puis à « L’Infirmière » (2019) – deux joyaux du cinéma nippon contemporain. Au départ, Suis-moi, je te fuis/ Fuis-moi, je te suis est une série télévisée en dix épisodes diffusée sur une chaîne locale japonaise, adaptation de The Real Thing, un vieux manga signé Mochiru Hoshisato. Fort de son succès d’audience, le réalisateur décide d’entreprendre le remontage de ladite série pour en faire, destiné cette fois au grand écran, un diptyque d’une durée totale de plus de quatre heures. Du feuilleton d’origine, ce très long métrage garde une qualité de tempo staccato magnifiquement articulé. Au spectateur ébloui, les dernières minutes de cette deuxième partie réservent, lyriquement nappé d’une bande-son symphonique exhumée de quelque vieil enregistrement 78 tours, un dénouement magique qui réunit nos deux héros. Sur les mêmes rails ?            

Suis-moi, je te fuis. Durée : 1h49. En salles le 11 mai. Fuis-moi, je te suis. Durée : 2h04. En salles le 18 mai.  Film en deux parties de Kôji Fukada. Avec Win Morisaki et Kaho Tsuchimura. Japon, couleur, 2020.

Tout est perdu, même l’honneur

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Unsplash

Notre chroniqueuse a de bien curieuses relations…


C’est l’histoire de deux miennes amies, jeunes septuagénaires pimpantes, vaccinées quatre doses, qui décident mi-avril de s’envoler pour le Sud de l’Europe. Location un brin spartiate très bien située, légumes et fruits donnés, autochtones adorables. Bref, un havre de sérénité particulièrement apprécié des deux copines, après tout le cirque covidique. Et puis patatras, quatre jours avant la date prévue pour le retour, fatigue, courbatures, fièvres et deux fois deux barres rouges bien nettes.
Question existentielle : allaient-elles prendre l’avion plombées ?
Autour d’elles :
– De toute façon, vous êtes vaccinées, vous avez votre passe en règle, où est le sujet ?
– Mais enfin, sauver des vies, protéger les autres, l’engagement collectif, le comportement citoyen, l’isolement, c’est fini tout ça ?
– Forcément que c’est fini. Réfléchissez un peu. Dans votre parcours de retour, avion, RER, métro, vous risquez effectivement de contaminer des gens. Mais, soit ils sont vaccinés et vous êtes tranquilles, ils ne développeront pas de formes graves, soit ils ne sont pas vaccinés et alors, c’est leur problème pas le vôtre.
– Et l’engagement sur l’honneur ?
– Vous rigolez là !
Elles n’en sont pas revenues les deux touristes. Mais, droites dans leurs chaussures de marche, elles ont prolongé leur séjour jusqu’au retour à la barre unique.

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Quand elles m’ont raconté leur aventure, je me suis dit qu’elles avaient rencontré de drôles de gens pendant leurs vacances. Pour me rendre compte finalement, quand j’en ai parlé autour de moi, que la réaction qu’elles me décrivaient était… tout à fait « normale ».

“Guerre”, ou la fabrique du génie

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Louis Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline en octobre 1914 © Wikimedia Commons

Le premier des trois inédits de Céline, Guerre, est publié chez Gallimard — et c’est un bonheur de lire enfin de la vraie littérature.


Ce qui distingue la vraie littérature du prêt-à-consommer / prêt-à-jeter empilés sur les tréteaux des libraires, c’est qu’une première lecture linéaire n’épuise pas le texte. Bien au contraire : derrière chaque ligne, chaque page de Flaubert, Proust ou Céline, le lecteur attentif flaire une autre ligne, une autre page, un sous-texte qui est, selon les cas, l’amont ou l’aval du texte imprimé, et parfois les deux à la fois.
Guerre est l’amont du Voyage — cette histoire de soldat convalescent pourrait être un chapitre supprimé, ou sous-entendu, des démêlés de Ferdinand avec 14-18. Mais c’est l’aval de Mort à crédit, ou de Casse-pipe, ou Guignol’s band. Aval et amont en même temps. Rejeton et matrice.

Et c’est la base de ce « métro émotif » dont il fera la théorie dans ses Entretiens avec le professeur Y en 1955 : non pas un style oral où l’on entend « oral » sans penser au « style » et à cet immense effort que demande le rendu, à l’écrit, d’une langue réinventée pour dire l’horreur ramenée au niveau des cloportes que nous sommes — Ferdinand et nous.

Bras en marmelade et tête explosée

La langue de Guerre est un bruit énorme, ce « boucan qui défonçait la tête, l’intérieur comme un train. » Le voilà, le métro brinquebalant d’émotions (pensez à ce que fut le métro parisien, ferraille sans cesse à deux doigts de se désintégrer, jusqu’à l’orée des années 1980), le bruit énorme de l’obus qui a anéanti toute une escouade — sauf le narrateur, qui a tout de même le bras en marmelade et la tête explosée. La guerre est « cette mélasse pleine d’obus » dans laquelle il faut bien arriver à dormir, cette bouillie sonore que l’on emporte à jamais avec soi : « J’ai toujours dormi ainsi dans le bruit atroce depuis décembre 14. J’ai attrapé la guerre dans ma tête. » Mais quelle tête ? Celle que la guerre s’est définitivement appropriée : « J’étais plus dans la tête qu’un courant d’air d’ouragans. »

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Et cela sert dans un premier temps d’ars poetica : « J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. »

Comment donc revenir à la vie — avant d’en arriver à la littérature ? Par le sexe, entre autres. Par cette infirmière, Agathe (ou Aline) L’Espinasse, qui soulage les soldats mutilés ou mourants — si vous doutez de la possibilité de la chose, rappelez-vous cette scène similaire, insoutenable, dans “Johnny got his gun”. Infirmière copiée peut-être sur Alice David, qui soigna Céline à Hazebrouck et fut sa maîtresse, pense-t-on. Mais peut-être inspirée par cette infirmière polonaise et quelque peu goule qui dans les Onze mille verges fait bander les soldats mutilés — et les tue. Guerre n’est pas une autobiographie : le livre réutilise des fragments autobiographiques — comme la guerre et la boue sont composées de fragments de soldats éparpillés — et en mélange les matières, fange, vomi, sang, un peu de merde, et du sperme quand on en a encore le loisir : « C’est encore plus atroce la vie quand on ne bande plus. À tort. », note Céline — et il faut beaucoup de distance à ce grand séducteur que fut Louis-Ferdinand pour arriver à vingt ans à une si cruelle vérité.

D’où la collusion de Ferdinand et de Bébert, dit Cascade, le souteneur tireur au flanc, mutilé volontaire, qui finira fusillé. Bébert, le nom que Céline donnera à son chat, parti avec son maître et l’indispensable Lucette à Sigmaringen en 1944. Bébert qui chante « Je sais que vous êtes jolie », la rengaine mise à la mode par Henri Poupon et Henri Christiné en 1912. Bébert qui fait venir sur ce terrain d’opérations où il y a des michés à essorer sa gagneuse parisienne : « Il ne m’avait pas menti, elle était bandatoire de naissance. Elle vous portait le feu dans la bite au premier regard, au premier geste. Ça allait même d’emblée bien plus profond, jusqu’au cœur pour ainsi dire, et même encore jusqu’au véritable chez lui qui n’est plus au fond du tout, puisqu’il est à peine séparé de la mort par trois pelures de vie tremblante, mais alors qui tremblent si bien, si intense et si fort qu’on ne s’empêche plus de dire oui, oui. »

Certains critiques se sont bouché le nez en parlant de texte pornographique… Probable qu’ils ne baisent qu’à l’imparfait du subjonctif, dirait Ferdinand.

Le texte enfante du texte

Angèle, on la retrouvera dans Londres (à paraître à l’automne) et dans Guignol’s band. Le texte enfante du texte. En attendant, Bébert l’a logée chez sa doublure (si l’argot des années 1900 en général et de la prostitution en particulier vous échappe, Gallimard met très obligeamment un lexique à l’usage des caves en fin de volume) — Destinée, qu’elle s’appelle, cette pauvre fille serveuse de bistro, et accessoirement gougnotte.

À la fin Ferdinand s’embarque pour l’Angleterre, un pays où l’on n’entend plus les obus exploser — sinon dans sa tête ; « C’était fini cette saloperie, elle avait répandu tout son fumier de paysage la terre de France, enfoui ses millions d’assassins purulents, ses bosquets, ses charognes, ses villes multichiots et ses fils infinis de frelons myriamerdes. »

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Céline a aimé les hommes — une faiblesse qui de temps en temps refait surface dans le Voyage ou Mort à crédit. Il a même aimé l’amour, le sentiment, les danseuses. Il a été celui qui chantonnait dans les tranchées :

« Je sais que vous êtes jolie
Que vos grands yeux pleins de douceur
Ont capturé mon cœur… »

Mais d’humain, il ne reste plus que le stylisticien — et encore. Il sait qu’il n’est plus qu’un cloporte comme les autres. Et que l’amour, comme il le dira dans le Voyage, « c’est l’infini à la portée des caniches — et j’ai ma dignité, moi ». Et pour s’arracher sa dernière part d’humanité, il écrira Bagatelles pour un massacre, deux ans plus tard. Mais en même temps il soignait gratis les Juifs pauvres de son quartier. Personne n’est simple, Céline encore moins qu’un autre.

Guerre est indispensable enfin pour une raison très contemporaine : il est bon de temps en temps, dans le fatras, dans le fracas de nullités dont se repaissent les critiques, de lire un grand texte, afin de tarer à nouveau la balance qui juge les vrais talents.

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Que raconte « Guerre », l’inédit de Louis-Ferdinand Céline?

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Le roman inédit de Céline raconte l’éprouvante errance, sur sept kilomètres, du soldat blessé à la recherche de son régiment. Le récit, très plaisant, a quand même un petit quelque chose d’inachevé.


Près de soixante-et-un ans après sa mort, Louis-Ferdinand Céline parvient encore à créer l’événement littéraire, avec la sortie en ce mois de mai chez Gallimard de Guerre, inédit qui avait été volé lors du départ de l’écrivain en catimini pour l’Allemagne en 1944 et retrouvé en juin 2020, parmi six milles autres feuillets, qui devraient à leur tour entraîner publications inédites dans les prochaines années.

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Selon Le Monde, c’est un chef-d’œuvre [1]. Pour François Gibault, avocat et exécuteur testamentaire de Céline, le texte n’est pas abouti mais « il contient des pages très céliniennes ». La vérité est certainement entre les deux. Texte bref (moins de 130 pages), tandis que l’auteur avait habitué ses lecteurs à des ouvrages épais, Guerre semble être un premier jet qui aurait probablement été retravaillé à l’infini, mais dans lequel figurent quelques fulgurances.

Une blessure à la tête

Le texte est à mi-chemin entre un récit autobiographique et un roman. « Un récit qui, au fil des pages, devient de plus en plus romancé », d’après François Gibault, auteur d’un avant-propos. Dès les premières lignes, Louis-Ferdinand Céline nous plonge dans l’horreur de la guerre de 1914 : « J’ai bien dû rester là encore une partie de la nuit suivante. Toute l’oreille à gauche était collée par terre avec du sang, la bouche aussi ». C’est le début d’une expédition de sept kilomètres à pied pour retrouver son régiment, alors qu’il est blessé par une balle reçue dans le bras et probablement blessé à la tête en heurtant un arbre. Un épisode historiquement vraisemblable puisque Louis-Ferdinand Destouches a été décoré de la légion d’honneur des sous-officiers et hommes de troupe en novembre 1914, puis de la croix de guerre en avril 1915. Par ailleurs, le choc au crâne semble avoir été à l’origine de violentes migraines dont Céline s’est toujours plaint par la suite.
Bien amoché et bien sonné, la tête ensanglantée, Céline nous livre, vingt ans après (l’écrivain rédige ces lignes en 1934), ce qui lui passe par la tête pendant ces sept kilomètres.

Une pensée peut en cacher une autre

Il restitue ainsi le ralentissement de la pensée, provoqué par les blessures :
« de penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre ».
Le narrateur a l’oreille en sang et la vue altérée. Sa perception est déformée, l’effet, aussi, des quelques bouteilles de bordeaux attrapés sur les cadavres…

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« J’ai bien senti que je commençais à plus voir bien les choses à leur place. Je croyais voir un cheval dans le milieu du champ. Je voulais monter dessus et tout près c’était plus qu’une vache bien gonflée, crevée depuis trois jours. Ça me fatiguait en plus forcément. Bientôt aussi j’ai vu des pièces de batteries qui n’existaient sûrement pas. C’était plus pareil avec mon oreille ». On ne sait plus trop ce que la description des gueules cassées croisées ici et là (« [Cambelech] avait la gueule tout ouverte en deux, la mâchoire d’en bas qui pendait dans les lambeaux tout dégoûtants ») doit à un naturalisme précis ou bien à une déformation délirante des objets rencontrés.

Je voyais rouge par-dessus

Destouches décompose son corps en fonction des zones plus ou moins touchées: « Je voyais plus très clair mais je voyais rouge par-dessus. Je m’étais divisé en parties tout le corps. La partie mouillée, la partie qu’était saoule, la partie du bras qu’était atroce, la partie de l’oreille qu’était abominable, (…), la partie du genou qui s’en barrait comme au hasard ». Tout cela n’aurait pas été supportable sans un peu de rire de soi: « C’était plus même du malheur qu’on peut appeler ça, c’était drôle ».
Le soldat arrive enfin à l’hôpital militaire. Comateux, au milieu des caisses, Céline a la trouille qu’on le prenne pour mort et qu’on l’enferme dans l’une d’elles. Il remue du nez – et pas que du nez, quand l’infirmière tâtonne le pantalon. C’est risqué: « je voulais pas trop bander non plus qu’on m’aurait cru imposteur ». La suite du texte s’enlise un peu, entre lubricité et dialogues pour le moins crus des camarades d’hôpital.

Répulsion pour les gradés

Un beau jour, il reçoit la visite d’un gradé, inquiet du déroulement des faits lors de cette fameuse journée. « Un matin je vois entrer un général à quatre galons dans la salle, précédé par [l’infirmière] L’Espinasse précisément. À la façon de la gueule qu’ils avaient tous les deux, je sens le malheur qui fonce. Ferdinand, que je me dis, voilà l’ennemi, le vrai de vrai, celui de ta viande et de ton tout… regarde la gueule à ce général-là, si tu le loupes il te loupera pas, où que je me trouve, que je me dis pour moi tout seul ». C’est peu dire que le gradé n’inspire pas confiance au soldat Destouches: « J’avais connu forcément bien des gueules de gradés que même en train de fouiner, un rat y aurait réfléchi avant de mordre dedans. Mais le commandant Récumel ça dépassait mon expérience en répulsions ».
Pourtant, quelques temps plus tard, Destouches est donc médaillé pour ses exploits. Dans cette guerre de 14, entre le geste héroïque et l’acte de désobéissance, entre le poteau d’exécution et la médaille militaire, tout semble n’être qu’affaire d’interprétation.

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[1] https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/04/29/guerre-roman-inedit-de-celine-et-nouveau-chef-d-uvre-de-l-ecrivain_6124210_3260.html

J. D. Vance: un Éric Zemmour américain?

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Meeting de JD Vance et Donald Trump, Columbus (Ohio), 23 avril 2022 © USA TODAY NETWORK/Sipa USA/SIPA

Les Français ne le connaissent pas encore, mais c’est une étoile montante de la politique américaine. Parrainé par Trump, J.D. Vance pourrait bien devenir sénateur à la fin de l’année. Jusque-là, il s’était surtout fait connaitre des progressistes bien-pensants pour un essai quasiment « ethnographique » de l’Amérique de Trump…


Une apparence bonhomme, un parcours universitaire prestigieux, une origine prolétarienne et un bestseller remarqué. Nouvelle star du parti Républicain, J.D. Vance a beaucoup à offrir.

Candidat aux élections sénatoriales de l’Ohio, il vient d’être désigné par son parti et doit affronter les démocrates lors des midterms de novembre (élections législatives de mi-mandat) avec de sérieuses chances de l’emporter. Depuis les élections de 2020 et les huit points d’avance de Donald Trump sur Joe Biden, l’État de l’Ohio semble acquis aux Républicains alors qu’il était autrefois l’État le plus disputé d’Amérique. Au niveau national, les Républicains bénéficient d’une confortable avance, alors que la popularité de l’administration démocrate est grevée par l’inflation, les déconvenues géopolitiques et une certaine fatigue cognitive attribuée au président Joe Biden.


J.D. Vance revient de loin. Au début de sa campagne, il poirotait dans les 10% d’intentions de vote. Un peu en décalage avec la base républicaine, il fut longtemps « never Trump » – c’est-à-dire de ces irréductibles Républicains hostiles à l’ancien président. Avant la présidentielle de 2016, il expliquait carrément que Donald Trump était un démagogue qui menait la classe ouvrière blanche « vers des côtés obscurs ». Il a depuis mis un peu d’eau dans son vin. Collant au discours de Trump, il a repris à bon compte la dénonciation des élites libérales (la gauche américaine), de l’immigration et fustigé les entreprises qui délocalisaient leur production pour faire des profits. Avec 36% contre 24% pour son adversaire le plus proche, Vance fait mieux que coiffer au poteau ses rivaux alors que les sondages annonçaient un résultat très serré.

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Le soutien tardif de Donald Trump semble avoir été décisif –  confirmant ainsi l’emprise de l’ancien président sur le parti Républicain et ses électeurs.

Conversion au trumpisme

Son histoire personnelle avec Donald Trump ne s’arrête pas à cette volte-face. Essayiste à succès, J.D. Vance n’est pas un inconnu. Son bestseller très remarqué Hillbilly Elegy avait offert, avec ses souvenirs de jeune homme, un regard ethnographique sur l’Amérique dont il est issu – celle qui a permis l’élection de Trump en 2016. J.D. Vance a grandi à Middleton dans l’Ohio. Fils de la classe ouvrière blanche des Appalaches – les Hillbillys – il a connu la désindustrialisation, la pauvreté, la fin du rêve américain, des communautés en miettes, une société sans espoirs… En plus du carnage social, la famille de l’auteur est décrite comme gravement dysfonctionnelle. Son père fut globalement absent et sa mère portée sur la surconsommation d’amants et d’opioïdes. Lesquels opioïdes constituent un fléau sanitaire qui provoque plusieurs dizaines de milliers de décès par an aux États-Unis.

Par ses souvenirs, l’auteur pointe la déliquescence de tout un milieu social.

En 2016, la bourgeoisie cultivée américaine s’était jetée sur l’ouvrage pour y chercher quelques éléments d’explication – notamment au fait que les États ouvriers et syndicalistes du Midwest (Ohio, Pennsylvanie, Wisconsin), traditionnellement démocrates, aient brutalement basculé une nuit de novembre 2016 du côté républicain pour offrir à Donald Trump sa victoire surprise.

Sondages électoraux et statistiques sociales

La force de l’ouvrage est qu’il échappait à la démagogie ou à la victimisation comme à la satire sociale pour offrir un regard compatissant et critique. D’un côté, ses Hillbillies sont loyaux, ardents à la tâche, patriotes, portés sur la famille et sincères. De l’autre, ils manquent de volonté, sont enclins à l’abandon et à toutes les facilités – notamment celles de tenir le gouvernement ou autrui responsables de leur sort : « ils ont le sentiment d’avoir peu d’emprise sur leur vie, et ont tendance à blâmer tout le monde sauf eux ».

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Ce constat posé, J.D. Vance restait alors bien silencieux sur les solutions politiques, confiant ne pas croire à des programmes gouvernementaux miracles et moins encore aux aides sociales.

Des remarques de bon sens du type « secouez-vous un peu » servaient de conseils par lesquels il donnait ainsi en exemple son histoire personnelle. Ancien étudiant de Yale, il doit son salut et son ascension sociale à sa grand-mère « mawa » qui lui a offert le cadre éducatif qui lui manquait.

Révélation politique

Hillbilly Elegy enjoignait donc les Américains à cesser de tenir les politiques pour responsables de leur sort. Mais, n’est-ce pas Donald Trump qui se targue d’avoir révélé « la corruption politique ce pays comme personne d’autre auparavant » ? Pour gagner des voix, l’ancien essayiste, devenu candidat, a su ajuster son discours.

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Un peu comme un Eric Zemmour se forçant à évoquer le pouvoir d’achat pour élargir sa base électorale, J.D. Vance a appris dans ses discours à flatter son public. Finie l’introspection de la white working class, finies aussi les leçons de morale de l’essayiste… Pour le candidat, les Hillbillyes sont désormais victimes des hommes politiques, de la mondialisation, de l’immigration….

Mais Vance l’assure, ce reniement ne serait qu’apparent, et procéderait en réalité d’une lecture bien superficielle de son ouvrage. Par son ton moralisant, en expliquant aussi la misère par l’identité ethnique et culturelle et non par les conditions économiques et sociales, en donnant enfin à son récit une certaine suavité nostalgique, Vance ne dissimulait pourtant rien, dans ses souvenirs, du fond conservateur de sa pensée. Si ces derniers avaient offert à la bourgeoisie américaine une petite dose de compassion littéraire, ils semblent communiquer aujourd’hui à une autre Amérique – populaire et traditionnelle – un nouvel espoir, cette fois plus politique.

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France « tripolaire »: qu’est-ce que cela va donner aux législatives?

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Frédéric Dabi © Romuald Meigneux / SIPA

L’extrême gauche, l’extrême droite et l’extrême centre ne sont pas trois blocs sortis des urnes lors de cette présidentielle. Ils sont là depuis cinq ans. La nouveauté est la normalisation de Marine Le Pen, l’ancrage communautaire de Jean-Luc Mélenchon, et la confirmation que le clivage politique a laissé place au clivage social.


Causeur : Plus que ses idées et ses actes, c’est la personne Emmanuel Macron qui domine notre paysage politique. Dans quelle mesure le rejet de sa personne a-t-il joué un rôle dans cette élection ?

Frédéric Dabi. Je voudrais nuancer un peu votre observation. Selon nos études il a achevé son quinquennat mieux que ses trois prédécesseurs. Hollande avait même décidé ne pas se représenter… Macron entretient certes une relation très singulière avec la popularité. Après les Gilets jaunes, il a connu une période de trois ans bénits. Avec le « grand débat » puis la séquence électorale européenne, il gagne 15 points et, avec la crise sanitaire, sa popularité s’est stabilisée autour de 40 %, sans que rien ne vienne perturber cette performance, alors que Hollande et Sarkozy payaient cash chaque écart. Ainsi, l’indéniable rejet épidermique dont il fait l’objet est minoritaire quoiqu’amplifié par les réseaux sociaux. En revanche, contrairement à Sarkozy qui avait subi aussi un rejet terrible, Macron n’a pas de fans, de véritables soutiens passionnés. Certes, il suscite une certaine admiration ; il est jeune, il présente bien, il affronte les crises, mais il n’y a aucune adhésion charnelle. Si, pour Sarkozy, le rejet s’exprimait par une certaine moquerie, avec Macron, c’est plutôt une forme d’envie ou de jalousie par rapport à quelqu’un dont on pense qu’il n’a pas souffert et qui a tout pour lui.

Nous avons désormais deux systèmes parallèles, un local et un national

Jean-Luc Mélenchon a fait un énorme bond (de 4 à 7 millions de voix, + 75 %) entre 2012 et 2017, et en 2022 il a encore progressé de 10 % (700 000 voix de plus). Marine Le Pen, déjà haute en 2012 avec 6,4 millions de voix, a atteint, au premier tour, 7,6 millions de voix en 2017 et même 8,1 millions en 2022. Macron a également fait un grand bond entre 2017 et 2022, en gagnant 1,2 million de voix. Autrement dit, les trois blocs dont on parle depuis le 10 avril sont déjà là depuis au moins cinq ans…

Exactement. En 2017, on avait vu une France coupée en quatre. En 2022, le bloc Fillon a été disloqué : 40 % des fillonistes ont voté Macron et une partie équivalente est allée chez Zemmour et Le Pen. Pécresse n’a conservé qu’un électeur de Fillon sur cinq. Ce triple bloc est en croissance depuis 2017 : il fait presque 75 %, alors qu’en 2017, les quatre blocs faisaient un peu plus de 80 %. Cette progression traduit l’évolution du champ politique. Entre 2012 et 2017, c’est la fin de la bipolarisation. Déjà aux élections intermédiaires de 2014 ou 2015, l’opposition gauche/droite avait disparu. Si on met de côté Mélenchon, on voit à quel point le bloc Macron et le bloc Le Pen constituent deux électorats complètement antagonistes.

Comment ce face-à-face est-il structuré ?

On sur-vote pour elle dans la France active (25-65 ans), les catégories populaires et une partie des classes moyennes. Chez les cadres, elle réalise au premier tour un score de 14 %, très inférieur à sa moyenne, et Macron de 34 %. En revanche, elle obtient 34 % dans les catégories populaires. C’est un vote indexé sur une double variable sociologique. Avec un diplôme au-dessus du bac, on vote très peu Marine Le Pen ; en dessous du bac, on vote fortement Le Pen. C’est également un vote lié au revenu : à moins de 1 500 euros, on vote Le Pen très fortement ; au-dessus, on vote très peu pour elle.

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La France des propriétaires vote Macron ; la France des locataires vote Le Pen et Mélenchon. Cette segmentation est nouvelle. On a un vote antagoniste superposable, à l’exception d’une zone de frottement (le salariat), mais ce salariat est lui-même coupé en deux entre un salariat qui vit bien, qui arrive à finir chaque mois, qui est propriétaire et qui choisit Macron, et un salariat plus précaire, plus touché par les petits boulots, qui n’est pas systématiquement en CDI et qui va chez Le Pen.

Débat entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, Saint-Denis, 20 avril 2022 © LUDOVIC MARIN-POOL/SIPA

Cependant, c’est la première fois que Le Pen arrive globalement en tête dans le salariat français, ce même salariat qui avait voté Sarkozy en 2007 (« travailler plus pour gagner plus »), Hollande en 2012 (contre Sarkozy), Macron en 2017 (déception et dégagisme).

Comment ce vote se structure-t-il du point de vue de la répartition territoriale ?

Macron a réussi spatialement à bénéficier d’un vote attrape-tout ! Il est à 28 % dans les communes rurales, 27 % dans les grandes agglomérations. Le Pen fait des scores supérieurs à sa moyenne dans les communes rurales et surtout dans les villes de 2 000 à 20 000 habitants. Elle est à 30 % dans les petites villes et Macron à 22 %. Ce sont également des villes où il existe un constat de déclin, fondé sur le ressenti d’un désengagement de l’État, où l’on trouve de moins en moins de services publics, d’agences bancaires avec distributeurs automatiques de billets. Macron, qui s’en sort bien dans les zones rurales, est particulièrement faible dans ces petites villes.

Entre 2017 et 2022, la stratégie de Marine Le Pen a changé. Elle a mené une campagne « populiste de gauche », axée sur le pouvoir d’achat et les retraites, sans délaisser complètement la marque Le Pen traditionnelle sur les thèmes identitaires et régaliens…

Dans l’électorat Le Pen de premier tour, se sont clairement fait jour une rupture et une continuité. Continuité sur les motivations les plus fortes : Le Pen dresse les bons constats, elle nous a dit avant tout le monde ce qui est en train de se passer dans le pays. Un rôle de Cassandre un peu volé par Zemmour jusqu’à son effondrement avec la crise ukrainienne. Et bien sûr, on a voté Le Pen pour le diptyque immigration-insécurité.

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En revanche, il y a deux éléments de rupture par rapport à 2017. D’abord, l’incarnation de Le Pen a fortement progressé. Elle a réussi à susciter une proximité identificatoire, notamment dans l’électorat féminin où elle a atteint 24 %, quasiment à égalité avec Macron à 26 %. Cette Marine Le Pen presque « chiraquisée » incarne une forme de résilience calme. Ensuite, pour la première fois dans l’électorat lepéniste, le pouvoir d’achat comptait plus que le couple immigration-insécurité, ce que Le Pen a compris dès septembre.

Le résultat du vote permet-il de penser que les inquiétudes identitaires ont disparu de la tête des électeurs ?

Non. La question de l’immigration a constitué le premier déterminant du vote en faveur d’Éric Zemmour et à un degré moindre du vote Le Pen. Cependant, ces thématiques ont été reléguées derrière les enjeux socioéconomiques et notamment le pouvoir d’achat. La crainte du grand déclassement a éclipsé celle d’un grand remplacement.

Dans les grandes villes et dans les banlieues, on retrouve aussi Mélenchon.

Mélenchon n’est pas en concurrence avec Le Pen dans les villes de 2 000 à 20 000 habitants. Il réalise ses meilleurs scores dans les grandes agglomérations, surtout l’agglomération parisienne où il y a eu un double phénomène : le vote d’une jeunesse populaire, qui a délaissé Macron, et le vote utile, consistant à passer du vote Macron au vote Mélenchon, alors que les deux sont très différents, pour faire barrage à Le Pen dès le 1er tour, voire faire qualifier l’Insoumis au second tour.

Vous parlez pudiquement de « jeunesse populaire » pour ne pas dire que les musulmans ont massivement voté Mélenchon – à près de 70 %, semble-t-il…

Selon notre enquête, Macron était autour de 15-20 % chez les jeunes électeurs de gauche avant le vote et il est descendu à 11 % le jour du vote. Un électorat plus populaire, surreprésenté dans la jeunesse musulmane, a voté très fortement alors qu’il était potentiellement abstentionniste. C’était clairement pour faire barrage à Le Pen. Les DOM aussi ont voté pour Mélenchon à un niveau exceptionnel.

Ce qui est certain, c’est que l’électorat de Macron est nettement plus âgé que les autres (43 % de retraités contre 24 % pour Le Pen). Quelle conséquence peut avoir cette fracture générationnelle ?

Cette césure générationnelle n’est pas nouvelle. Depuis l’élection présidentielle de 1981, marquée par l’avance de Giscard d’Estaing sur Mitterrand auprès des personnes âgées de plus de 65 ans, le vainqueur est toujours – sauf l’exception de 2012 – majoritaire dans cet électorat. Ce socle électoral spécifique ne peut pas être sans conséquence sur l’action qui sera menée au cours de ce quinquennat. L’enclenchement rapide d’une réforme des retraites avec l’allongement de la durée de cotisation constitue un puissant facteur de réassurance dans l’électorat senior qui n’est pas concerné par les nouveaux efforts demandés aux actifs. La « sainte alliance » entre sympathisants LR et LREM, observée tout au long du quinquennat écoulé sur ce type de réformes, reposait sur cette base générationnelle !

Quelles projections peut-on faire pour les législatives ?

Cette présidentielle va sans doute ouvrir une nouvelle ère politique après le Big Bang de 2017 quand, pour la première fois, LR et le PS avaient été en même temps écartés. Désormais, la marginalisation nationale des deux ex-partis de gouvernement est irréversible. Certains au PS disent que ce serait formidable d’obtenir le même nombre de sièges qu’en 1993, alors que c’était déjà un cru catastrophique. En 2017, ils n’étaient qu’une trentaine. La centaine de députés LR sont des survivants du naufrage de 2017 et il est probable que 2022 soit pire.

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Ces partis vont-ils de plus en plus s’apparenter à des syndicats de fief, des associations de maires, conseillers départementaux ou régionaux bien ancrés dans des territoires et pesant plus que leurs étiquettes ? C’est une option réelle.

Quant à la gauche mélenchoniste, j’ai du mal à croire qu’elle soit capable d’imposer à Macron une cohabitation. Même Marine Le Pen avec son score du second tour subira une démobilisation post-présidentielle. Macron va profiter de son statut de bloc central pour picorer à gauche et à droite. Tout cela n’est pas stable. Les schémas passés n’existent plus, mais les nouveaux ne se sont pas encore imposés.

Quel rôle a joué l’interdiction du cumul des mandats ?

Il a agi comme un poison lent. Au début, pour les Français, c’était un poison délicieux, ce sentiment que les élus devaient se consacrer à plein temps à leur mandat. Le poison lent, c’est que les habitants des villes et villages voient de plus en plus les limites d’un édile enkysté localement et éprouvant des difficultés à défendre les intérêts de sa commune à l’échelle nationale. Nous avons trouvé un décalage entre l’adhésion de principe à la fin du cumul des mandats et le cas spécifique des administrés dans une commune donnée. À la question « Votre maire a été député par le passé. Est-ce une bonne chose pour défendre les intérêts de la commune ? », une forte majorité a donné des réponses positives. Il y a eu une prise de conscience non pas nationale, mais locale des effets pervers du non-cumul des mandats. Cette mesure a sans doute amplifié la segmentation du champ politique.

Justement, est-ce que LREM pourrait s’imposer dans les municipalités ?

Malgré l’effacement national des deux partis de gouvernement, et son corollaire, ce sont eux qui dominent le champ local dont En Marche est absent. Le cycle électoral 2017-2022 a renforcé cette segmentation du champ politique. Nous avons désormais deux systèmes parallèles, un local et un national, ce dernier étant écrasé par LREM et le RN avec en plus ce bloc Mélenchon issu du scrutin présidentiel. Dans ce contexte, le macronisme n’est aujourd’hui en mesure de percer à l’échelle municipale qu’à travers une logique de ralliement de grands édiles à la majorité présidentielle, souvent via le « sas » d’Horizons : Christian Estrosi à Nice, Hubert Falco à Toulon, Karl Olive à Poissy, Caroline Cayeux à Beauvais….

LREM imposerait-il le modèle d’un parti dont l’unique fonction est d’assurer et d’encadrer une majorité présidentielle ?

En quelque sorte. Les nouveaux partis auront probablement des structures plus lâches. Les militants des partis traditionnels adhéraient, car ils voulaient être un jour élus mais aussi, et plus souvent, pour pouvoir désigner leur candidat à la présidentielle. Ces partis à bout de souffle ont cherché une légitimation par les primaires. Mais ces primaires ont détruit le PS et LR. Les trois premiers de la présidentielle, Macron, Le Pen et Mélenchon, sont à la tête de partis qui n’ont pas organisé de primaires.

Vous oubliez aussi le (pas si) petit dernier : malgré l’échec d’Éric Zemmour à la présidentielle, Reconquête ! dispose de 120 000 adhérents sans doute plus motivés que les autres. Comment ce parti, qui n’aura sans doute pas d’élus au Parlement, peut-il exister ?

Il ne faut en effet pas oublier le candidat qui a incarné jusqu’à la guerre en Ukraine une nouveauté et une radicalité qui ont séduit jusqu’à 16,5 % des électeurs. La pérennité de Reconquête ! dans le champ politique ne se pose pas, compte tenu de sa force militante et de l’incarnation Zemmour. Je pense en effet que l’échec probable de cette formation aux législatives – c’est-à-dire la faible probabilité qu’elle obtienne un groupe parlementaire – n’empêchera pas Reconquête ! de peser dans la recomposition politique à l’œuvre à droite.

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Guerre en Ukraine: qui est le maître des horloges?

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Un tank T-72 russe à Bezimenne (est de Marioupol), 6 mai 2022, Ukraine © Alexey Kudenko/SPUTNIK/SIPA

Sur le front, les Ukrainiens exploitent chaque faiblesse de l’armée russe.


75 jours après l’invasion russe de l’Ukraine et trois semaines depuis le lancement de la deuxième phase de l’« opération spéciale », les deux belligérants sont engagés dans ce qu’on peut qualifier, faute de mieux, « une guerre lente ». C’est une guerre ni statique ni de basse intensité, où on ne voit pas non plus se déployer de grandes manœuvres ni d’enveloppement ni de percée. Regardons les choses de plus près en allant à partir de Kiev (Nord) dans le sens des aiguilles d’une montre. 

Kharkiv : les Russes repoussés vers la frontière

Le premier front actif est celui de Kharkiv, deuxième ville du pays. Dans ce secteur, les forces ukrainiennes ont mené une série de contre-offensives vers le nord et le nord-est et, selon les informations OSINT (open source intelligence) qui ont fait leur preuve ces derniers mois, ont poussé les forces russes vers la frontière, dans la direction Belgorod (la ville russe la plus proche, et un centre logistique russe important). Les objectifs de cet effort sont d’éloigner l’artillerie russe du centre-ville et faire peser une menace potentielle sur les lignes de communication des forces russes à Donetsk (de Belgorod vers le sud-est). Mais ce front semble être secondaire pour les Russes dont les efforts se concentrent autour du saillant ukrainien pointant vers Donetsk et plus exactement la ville de Severodonetsk. Dans ce saillant en forme de triangle allant de cette ville vers Izyum (130 km) d’un côté et vers Donetsk (170 km) de l’autre se concentre l’essentiel de l’armée ukrainienne.   

Depuis le début de la guerre l’idée, évidente, d’une grande manœuvre enveloppante est dans l’air : un bras monterait de la Crimée et un autre descendrait de Kharkiv-Izyum pour se joindre vers Dniepro, coupant ainsi les lignes de communications et de ravitaillement des forces ukrainiennes avec leurs arrières. Cependant les forces russes du Sud ne sont arrivées à s’emparer ni de Mykolaiv ni de Zaporizhzhia, et les forces du front de Kharkiv n’ont pas fait mieux. Ainsi la possibilité (si jamais elle été à l’ordre du jour russe) d’un grand encerclement coupant le triangle ukrainien à la base n’existe plus. 

Cependant, les Ruses peuvent tenter un manœuvre visant à couper le triangle plus près du sommet. C’est effectivement dans la région au sud d’Izyum (où, début mai, le chef d’état major russe Valeri Guerassimov a passé quelques jours dans un poste de commandement avancé), autour de Kramatorsk, que les efforts russes se concentrent. Les combats les plus intenses se déroulent dans et autour de ce secteur où les forces russes avancent très lentement face à des forces ukrainiennes qui échangent du terrain méthodiquement contre du sang et du temps. 

Marioupol, une bataille hautement symbolique

A Marioupol, il n’y a pas de doutes sur l’issue tactique de la bataille mais les forces ukrainiennes retranchées sous l’aciérie Azovstal ont réussi – et c’est d’autant plus important autour du 9 mai et la guerre de la mémoire – à créer la version 100% ukrainienne de la mythique usine de Tracteurs « Octobre Rouge » de Stalingrad. Avec les quelques milliers de soldats russes fixés sur place quand même, la dimension symbolique et l’exemple donnés à tous les Ukrainiens, cette bataille pèse beaucoup au niveau stratégique. 

Enfin, autour de Kherson, les Russes se retranchent et se préparent à une longue occupation voire à une annexion, mais pour le moment, aucun mouvement important vers Odessa (et donc vers Moldova non plus) n’a été lancé.

Sur la mer et dans les airs, la supériorité des Russes est relative

Quant aux autres dimensions de la manœuvre – débarquement par la mer ou troupes aéroportées – il n’y pas de signes d’initiative russe de ce côté non plus. Les unités aéroportées russes ont souffert des pertes importantes pendant les premiers jours de la guerre quand l’assaut sur Kiev a échoué et durant les combats qui s’en sont suivis. Mais, plus important encore, il n’est pas sûr que les forces aériennes russes soient capables d’assurer la supériorité nécessaire pour soutenir une importante opération aéro/héliportée. 

Pour ce qui concerne la marine russe, ses forces terrestres ont été engagées dans les combats de Marioupol et sa région, et ses unités maritimes ne semblent pas avoir les moyens et les capacités nécessaires pour mener un débarquement. 

Nous sommes donc face à une situation où chaque côté attend l’erreur ou la défaite tactique de l’adversaire épuisé afin de percer ses lignes, déstabiliser son dispositif et dans le cas d’un succès important, frapper dans les profondeurs, loin du front. Dans ce jeu, il n’est pas sûr de savoir qui est le plus fort. La Russie a un potentiel humain, technologique et économique largement supérieur mais il n’est pas facile de le traduire dans un délai raisonnable en unités entrainées, équipées et prêtes à affronter l’ennemi. Certaines faiblesses – empreinte électromagnétique trop importante, notamment des postes de commandement,  grandes difficultés dans le déploiement d’un véritable combat interarmes – sont toujours présentes et les ambitions opérationnelles extrêmement modestes qu’expriment les mouvements russes sur le terrain suggèrent que l’état major en est conscient. 

Côté ukrainien, la situation n’est pas brillante. Même si on en parle moins, les forces ukrainiennes ont essuyé de lourdes pertes en hommes et en matériel et, faute de supériorité aérienne, leurs lignes de communication et leurs bases-arrières sont attaquées par l’aviation et les missiles russes. Néanmoins, l’arrivée sur le front de nouveaux systèmes peut changer les choses. Il s’agit notamment des moyens d’artillerie capables d’annuler la supériorité russe dans le domaine. Depuis plusieurs jours, des témoignages concernant de nouvelles capacités ukrainiennes se multiplient et suggèrent que Kiev est capable de déployer sur le champ des canons longue portée avec des munitions de précision et des moyens de gestion de feu et d’acquisition des cibles dont l’effet d’ensemble serait d’émousser l’avantage russe en artillerie. Il n’est pas sûr que l’Ukraine puisse déployer ces capacités de manière à créer une masse critique capable d’obtenir de succès tactiques exploitables, mais la lenteur et la prédictibilité des opérations russes lui laissent le temps nécessaire pour le faire.     

Dans cet état des choses, la Russie ne semble pas avoir les moyens d’encercler le gros de l’armée ukrainienne de l’Est. En revanche, les forces russes peuvent prendre l’intégralité du territoire des deux Républiques, Logansk et Donetsk, et garder Kherson et Marioupol. Les Ukrainiens parlent d’une contre-offensive importante mais il est difficile d’en dire quoi que ce soit. Kiev dispose d’excellents renseignements et avec les nouveaux moyens intégrés par ses unités combattantes, on ne peut pas exclure une exploitation rapide d’un point faible russe.