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Guerre en Ukraine: qui est le maître des horloges?

L'analyse de Gil Mihaely au 75e jour de la guerre


Guerre en Ukraine: qui est le maître des horloges?
Un tank T-72 russe à Bezimenne (est de Marioupol), 6 mai 2022, Ukraine © Alexey Kudenko/SPUTNIK/SIPA

Sur le front, les Ukrainiens exploitent chaque faiblesse de l’armée russe.


75 jours après l’invasion russe de l’Ukraine et trois semaines depuis le lancement de la deuxième phase de l’« opération spéciale », les deux belligérants sont engagés dans ce qu’on peut qualifier, faute de mieux, « une guerre lente ». C’est une guerre ni statique ni de basse intensité, où on ne voit pas non plus se déployer de grandes manœuvres ni d’enveloppement ni de percée. Regardons les choses de plus près en allant à partir de Kiev (Nord) dans le sens des aiguilles d’une montre. 

Kharkiv : les Russes repoussés vers la frontière

Le premier front actif est celui de Kharkiv, deuxième ville du pays. Dans ce secteur, les forces ukrainiennes ont mené une série de contre-offensives vers le nord et le nord-est et, selon les informations OSINT (open source intelligence) qui ont fait leur preuve ces derniers mois, ont poussé les forces russes vers la frontière, dans la direction Belgorod (la ville russe la plus proche, et un centre logistique russe important). Les objectifs de cet effort sont d’éloigner l’artillerie russe du centre-ville et faire peser une menace potentielle sur les lignes de communication des forces russes à Donetsk (de Belgorod vers le sud-est). Mais ce front semble être secondaire pour les Russes dont les efforts se concentrent autour du saillant ukrainien pointant vers Donetsk et plus exactement la ville de Severodonetsk. Dans ce saillant en forme de triangle allant de cette ville vers Izyum (130 km) d’un côté et vers Donetsk (170 km) de l’autre se concentre l’essentiel de l’armée ukrainienne.   

Depuis le début de la guerre l’idée, évidente, d’une grande manœuvre enveloppante est dans l’air : un bras monterait de la Crimée et un autre descendrait de Kharkiv-Izyum pour se joindre vers Dniepro, coupant ainsi les lignes de communications et de ravitaillement des forces ukrainiennes avec leurs arrières. Cependant les forces russes du Sud ne sont arrivées à s’emparer ni de Mykolaiv ni de Zaporizhzhia, et les forces du front de Kharkiv n’ont pas fait mieux. Ainsi la possibilité (si jamais elle été à l’ordre du jour russe) d’un grand encerclement coupant le triangle ukrainien à la base n’existe plus. 

Cependant, les Ruses peuvent tenter un manœuvre visant à couper le triangle plus près du sommet. C’est effectivement dans la région au sud d’Izyum (où, début mai, le chef d’état major russe Valeri Guerassimov a passé quelques jours dans un poste de commandement avancé), autour de Kramatorsk, que les efforts russes se concentrent. Les combats les plus intenses se déroulent dans et autour de ce secteur où les forces russes avancent très lentement face à des forces ukrainiennes qui échangent du terrain méthodiquement contre du sang et du temps. 

Marioupol, une bataille hautement symbolique

A Marioupol, il n’y a pas de doutes sur l’issue tactique de la bataille mais les forces ukrainiennes retranchées sous l’aciérie Azovstal ont réussi – et c’est d’autant plus important autour du 9 mai et la guerre de la mémoire – à créer la version 100% ukrainienne de la mythique usine de Tracteurs « Octobre Rouge » de Stalingrad. Avec les quelques milliers de soldats russes fixés sur place quand même, la dimension symbolique et l’exemple donnés à tous les Ukrainiens, cette bataille pèse beaucoup au niveau stratégique. 

Enfin, autour de Kherson, les Russes se retranchent et se préparent à une longue occupation voire à une annexion, mais pour le moment, aucun mouvement important vers Odessa (et donc vers Moldova non plus) n’a été lancé.

Sur la mer et dans les airs, la supériorité des Russes est relative

Quant aux autres dimensions de la manœuvre – débarquement par la mer ou troupes aéroportées – il n’y pas de signes d’initiative russe de ce côté non plus. Les unités aéroportées russes ont souffert des pertes importantes pendant les premiers jours de la guerre quand l’assaut sur Kiev a échoué et durant les combats qui s’en sont suivis. Mais, plus important encore, il n’est pas sûr que les forces aériennes russes soient capables d’assurer la supériorité nécessaire pour soutenir une importante opération aéro/héliportée. 

Pour ce qui concerne la marine russe, ses forces terrestres ont été engagées dans les combats de Marioupol et sa région, et ses unités maritimes ne semblent pas avoir les moyens et les capacités nécessaires pour mener un débarquement. 

Nous sommes donc face à une situation où chaque côté attend l’erreur ou la défaite tactique de l’adversaire épuisé afin de percer ses lignes, déstabiliser son dispositif et dans le cas d’un succès important, frapper dans les profondeurs, loin du front. Dans ce jeu, il n’est pas sûr de savoir qui est le plus fort. La Russie a un potentiel humain, technologique et économique largement supérieur mais il n’est pas facile de le traduire dans un délai raisonnable en unités entrainées, équipées et prêtes à affronter l’ennemi. Certaines faiblesses – empreinte électromagnétique trop importante, notamment des postes de commandement,  grandes difficultés dans le déploiement d’un véritable combat interarmes – sont toujours présentes et les ambitions opérationnelles extrêmement modestes qu’expriment les mouvements russes sur le terrain suggèrent que l’état major en est conscient. 

Côté ukrainien, la situation n’est pas brillante. Même si on en parle moins, les forces ukrainiennes ont essuyé de lourdes pertes en hommes et en matériel et, faute de supériorité aérienne, leurs lignes de communication et leurs bases-arrières sont attaquées par l’aviation et les missiles russes. Néanmoins, l’arrivée sur le front de nouveaux systèmes peut changer les choses. Il s’agit notamment des moyens d’artillerie capables d’annuler la supériorité russe dans le domaine. Depuis plusieurs jours, des témoignages concernant de nouvelles capacités ukrainiennes se multiplient et suggèrent que Kiev est capable de déployer sur le champ des canons longue portée avec des munitions de précision et des moyens de gestion de feu et d’acquisition des cibles dont l’effet d’ensemble serait d’émousser l’avantage russe en artillerie. Il n’est pas sûr que l’Ukraine puisse déployer ces capacités de manière à créer une masse critique capable d’obtenir de succès tactiques exploitables, mais la lenteur et la prédictibilité des opérations russes lui laissent le temps nécessaire pour le faire.     

Dans cet état des choses, la Russie ne semble pas avoir les moyens d’encercler le gros de l’armée ukrainienne de l’Est. En revanche, les forces russes peuvent prendre l’intégralité du territoire des deux Républiques, Logansk et Donetsk, et garder Kherson et Marioupol. Les Ukrainiens parlent d’une contre-offensive importante mais il est difficile d’en dire quoi que ce soit. Kiev dispose d’excellents renseignements et avec les nouveaux moyens intégrés par ses unités combattantes, on ne peut pas exclure une exploitation rapide d’un point faible russe. 




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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