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France « tripolaire »: qu’est-ce que cela va donner aux législatives?

Entretien avec Frédéric Dabi, directeur général de l'IFOP


France « tripolaire »: qu’est-ce que cela va donner aux législatives?
Frédéric Dabi © Romuald Meigneux / SIPA

L’extrême gauche, l’extrême droite et l’extrême centre ne sont pas trois blocs sortis des urnes lors de cette présidentielle. Ils sont là depuis cinq ans. La nouveauté est la normalisation de Marine Le Pen, l’ancrage communautaire de Jean-Luc Mélenchon, et la confirmation que le clivage politique a laissé place au clivage social.


Causeur : Plus que ses idées et ses actes, c’est la personne Emmanuel Macron qui domine notre paysage politique. Dans quelle mesure le rejet de sa personne a-t-il joué un rôle dans cette élection ?

Frédéric Dabi. Je voudrais nuancer un peu votre observation. Selon nos études il a achevé son quinquennat mieux que ses trois prédécesseurs. Hollande avait même décidé ne pas se représenter… Macron entretient certes une relation très singulière avec la popularité. Après les Gilets jaunes, il a connu une période de trois ans bénits. Avec le « grand débat » puis la séquence électorale européenne, il gagne 15 points et, avec la crise sanitaire, sa popularité s’est stabilisée autour de 40 %, sans que rien ne vienne perturber cette performance, alors que Hollande et Sarkozy payaient cash chaque écart. Ainsi, l’indéniable rejet épidermique dont il fait l’objet est minoritaire quoiqu’amplifié par les réseaux sociaux. En revanche, contrairement à Sarkozy qui avait subi aussi un rejet terrible, Macron n’a pas de fans, de véritables soutiens passionnés. Certes, il suscite une certaine admiration ; il est jeune, il présente bien, il affronte les crises, mais il n’y a aucune adhésion charnelle. Si, pour Sarkozy, le rejet s’exprimait par une certaine moquerie, avec Macron, c’est plutôt une forme d’envie ou de jalousie par rapport à quelqu’un dont on pense qu’il n’a pas souffert et qui a tout pour lui.

Nous avons désormais deux systèmes parallèles, un local et un national

Jean-Luc Mélenchon a fait un énorme bond (de 4 à 7 millions de voix, + 75 %) entre 2012 et 2017, et en 2022 il a encore progressé de 10 % (700 000 voix de plus). Marine Le Pen, déjà haute en 2012 avec 6,4 millions de voix, a atteint, au premier tour, 7,6 millions de voix en 2017 et même 8,1 millions en 2022. Macron a également fait un grand bond entre 2017 et 2022, en gagnant 1,2 million de voix. Autrement dit, les trois blocs dont on parle depuis le 10 avril sont déjà là depuis au moins cinq ans…

Exactement. En 2017, on avait vu une France coupée en quatre. En 2022, le bloc Fillon a été disloqué : 40 % des fillonistes ont voté Macron et une partie équivalente est allée chez Zemmour et Le Pen. Pécresse n’a conservé qu’un électeur de Fillon sur cinq. Ce triple bloc est en croissance depuis 2017 : il fait presque 75 %, alors qu’en 2017, les quatre blocs faisaient un peu plus de 80 %. Cette progression traduit l’évolution du champ politique. Entre 2012 et 2017, c’est la fin de la bipolarisation. Déjà aux élections intermédiaires de 2014 ou 2015, l’opposition gauche/droite avait disparu. Si on met de côté Mélenchon, on voit à quel point le bloc Macron et le bloc Le Pen constituent deux électorats complètement antagonistes.

Comment ce face-à-face est-il structuré ?

On sur-vote pour elle dans la France active (25-65 ans), les catégories populaires et une partie des classes moyennes. Chez les cadres, elle réalise au premier tour un score de 14 %, très inférieur à sa moyenne, et Macron de 34 %. En revanche, elle obtient 34 % dans les catégories populaires. C’est un vote indexé sur une double variable sociologique. Avec un diplôme au-dessus du bac, on vote très peu Marine Le Pen ; en dessous du bac, on vote fortement Le Pen. C’est également un vote lié au revenu : à moins de 1 500 euros, on vote Le Pen très fortement ; au-dessus, on vote très peu pour elle.

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La France des propriétaires vote Macron ; la France des locataires vote Le Pen et Mélenchon. Cette segmentation est nouvelle. On a un vote antagoniste superposable, à l’exception d’une zone de frottement (le salariat), mais ce salariat est lui-même coupé en deux entre un salariat qui vit bien, qui arrive à finir chaque mois, qui est propriétaire et qui choisit Macron, et un salariat plus précaire, plus touché par les petits boulots, qui n’est pas systématiquement en CDI et qui va chez Le Pen.

Débat entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, Saint-Denis, 20 avril 2022 © LUDOVIC MARIN-POOL/SIPA

Cependant, c’est la première fois que Le Pen arrive globalement en tête dans le salariat français, ce même salariat qui avait voté Sarkozy en 2007 (« travailler plus pour gagner plus »), Hollande en 2012 (contre Sarkozy), Macron en 2017 (déception et dégagisme).

Comment ce vote se structure-t-il du point de vue de la répartition territoriale ?

Macron a réussi spatialement à bénéficier d’un vote attrape-tout ! Il est à 28 % dans les communes rurales, 27 % dans les grandes agglomérations. Le Pen fait des scores supérieurs à sa moyenne dans les communes rurales et surtout dans les villes de 2 000 à 20 000 habitants. Elle est à 30 % dans les petites villes et Macron à 22 %. Ce sont également des villes où il existe un constat de déclin, fondé sur le ressenti d’un désengagement de l’État, où l’on trouve de moins en moins de services publics, d’agences bancaires avec distributeurs automatiques de billets. Macron, qui s’en sort bien dans les zones rurales, est particulièrement faible dans ces petites villes.

Entre 2017 et 2022, la stratégie de Marine Le Pen a changé. Elle a mené une campagne « populiste de gauche », axée sur le pouvoir d’achat et les retraites, sans délaisser complètement la marque Le Pen traditionnelle sur les thèmes identitaires et régaliens…

Dans l’électorat Le Pen de premier tour, se sont clairement fait jour une rupture et une continuité. Continuité sur les motivations les plus fortes : Le Pen dresse les bons constats, elle nous a dit avant tout le monde ce qui est en train de se passer dans le pays. Un rôle de Cassandre un peu volé par Zemmour jusqu’à son effondrement avec la crise ukrainienne. Et bien sûr, on a voté Le Pen pour le diptyque immigration-insécurité.

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En revanche, il y a deux éléments de rupture par rapport à 2017. D’abord, l’incarnation de Le Pen a fortement progressé. Elle a réussi à susciter une proximité identificatoire, notamment dans l’électorat féminin où elle a atteint 24 %, quasiment à égalité avec Macron à 26 %. Cette Marine Le Pen presque « chiraquisée » incarne une forme de résilience calme. Ensuite, pour la première fois dans l’électorat lepéniste, le pouvoir d’achat comptait plus que le couple immigration-insécurité, ce que Le Pen a compris dès septembre.

Le résultat du vote permet-il de penser que les inquiétudes identitaires ont disparu de la tête des électeurs ?

Non. La question de l’immigration a constitué le premier déterminant du vote en faveur d’Éric Zemmour et à un degré moindre du vote Le Pen. Cependant, ces thématiques ont été reléguées derrière les enjeux socioéconomiques et notamment le pouvoir d’achat. La crainte du grand déclassement a éclipsé celle d’un grand remplacement.

Dans les grandes villes et dans les banlieues, on retrouve aussi Mélenchon.

Mélenchon n’est pas en concurrence avec Le Pen dans les villes de 2 000 à 20 000 habitants. Il réalise ses meilleurs scores dans les grandes agglomérations, surtout l’agglomération parisienne où il y a eu un double phénomène : le vote d’une jeunesse populaire, qui a délaissé Macron, et le vote utile, consistant à passer du vote Macron au vote Mélenchon, alors que les deux sont très différents, pour faire barrage à Le Pen dès le 1er tour, voire faire qualifier l’Insoumis au second tour.

Vous parlez pudiquement de « jeunesse populaire » pour ne pas dire que les musulmans ont massivement voté Mélenchon – à près de 70 %, semble-t-il…

Selon notre enquête, Macron était autour de 15-20 % chez les jeunes électeurs de gauche avant le vote et il est descendu à 11 % le jour du vote. Un électorat plus populaire, surreprésenté dans la jeunesse musulmane, a voté très fortement alors qu’il était potentiellement abstentionniste. C’était clairement pour faire barrage à Le Pen. Les DOM aussi ont voté pour Mélenchon à un niveau exceptionnel.

Ce qui est certain, c’est que l’électorat de Macron est nettement plus âgé que les autres (43 % de retraités contre 24 % pour Le Pen). Quelle conséquence peut avoir cette fracture générationnelle ?

Cette césure générationnelle n’est pas nouvelle. Depuis l’élection présidentielle de 1981, marquée par l’avance de Giscard d’Estaing sur Mitterrand auprès des personnes âgées de plus de 65 ans, le vainqueur est toujours – sauf l’exception de 2012 – majoritaire dans cet électorat. Ce socle électoral spécifique ne peut pas être sans conséquence sur l’action qui sera menée au cours de ce quinquennat. L’enclenchement rapide d’une réforme des retraites avec l’allongement de la durée de cotisation constitue un puissant facteur de réassurance dans l’électorat senior qui n’est pas concerné par les nouveaux efforts demandés aux actifs. La « sainte alliance » entre sympathisants LR et LREM, observée tout au long du quinquennat écoulé sur ce type de réformes, reposait sur cette base générationnelle !

Quelles projections peut-on faire pour les législatives ?

Cette présidentielle va sans doute ouvrir une nouvelle ère politique après le Big Bang de 2017 quand, pour la première fois, LR et le PS avaient été en même temps écartés. Désormais, la marginalisation nationale des deux ex-partis de gouvernement est irréversible. Certains au PS disent que ce serait formidable d’obtenir le même nombre de sièges qu’en 1993, alors que c’était déjà un cru catastrophique. En 2017, ils n’étaient qu’une trentaine. La centaine de députés LR sont des survivants du naufrage de 2017 et il est probable que 2022 soit pire.

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Ces partis vont-ils de plus en plus s’apparenter à des syndicats de fief, des associations de maires, conseillers départementaux ou régionaux bien ancrés dans des territoires et pesant plus que leurs étiquettes ? C’est une option réelle.

Quant à la gauche mélenchoniste, j’ai du mal à croire qu’elle soit capable d’imposer à Macron une cohabitation. Même Marine Le Pen avec son score du second tour subira une démobilisation post-présidentielle. Macron va profiter de son statut de bloc central pour picorer à gauche et à droite. Tout cela n’est pas stable. Les schémas passés n’existent plus, mais les nouveaux ne se sont pas encore imposés.

Quel rôle a joué l’interdiction du cumul des mandats ?

Il a agi comme un poison lent. Au début, pour les Français, c’était un poison délicieux, ce sentiment que les élus devaient se consacrer à plein temps à leur mandat. Le poison lent, c’est que les habitants des villes et villages voient de plus en plus les limites d’un édile enkysté localement et éprouvant des difficultés à défendre les intérêts de sa commune à l’échelle nationale. Nous avons trouvé un décalage entre l’adhésion de principe à la fin du cumul des mandats et le cas spécifique des administrés dans une commune donnée. À la question « Votre maire a été député par le passé. Est-ce une bonne chose pour défendre les intérêts de la commune ? », une forte majorité a donné des réponses positives. Il y a eu une prise de conscience non pas nationale, mais locale des effets pervers du non-cumul des mandats. Cette mesure a sans doute amplifié la segmentation du champ politique.

Justement, est-ce que LREM pourrait s’imposer dans les municipalités ?

Malgré l’effacement national des deux partis de gouvernement, et son corollaire, ce sont eux qui dominent le champ local dont En Marche est absent. Le cycle électoral 2017-2022 a renforcé cette segmentation du champ politique. Nous avons désormais deux systèmes parallèles, un local et un national, ce dernier étant écrasé par LREM et le RN avec en plus ce bloc Mélenchon issu du scrutin présidentiel. Dans ce contexte, le macronisme n’est aujourd’hui en mesure de percer à l’échelle municipale qu’à travers une logique de ralliement de grands édiles à la majorité présidentielle, souvent via le « sas » d’Horizons : Christian Estrosi à Nice, Hubert Falco à Toulon, Karl Olive à Poissy, Caroline Cayeux à Beauvais….

LREM imposerait-il le modèle d’un parti dont l’unique fonction est d’assurer et d’encadrer une majorité présidentielle ?

En quelque sorte. Les nouveaux partis auront probablement des structures plus lâches. Les militants des partis traditionnels adhéraient, car ils voulaient être un jour élus mais aussi, et plus souvent, pour pouvoir désigner leur candidat à la présidentielle. Ces partis à bout de souffle ont cherché une légitimation par les primaires. Mais ces primaires ont détruit le PS et LR. Les trois premiers de la présidentielle, Macron, Le Pen et Mélenchon, sont à la tête de partis qui n’ont pas organisé de primaires.

Vous oubliez aussi le (pas si) petit dernier : malgré l’échec d’Éric Zemmour à la présidentielle, Reconquête ! dispose de 120 000 adhérents sans doute plus motivés que les autres. Comment ce parti, qui n’aura sans doute pas d’élus au Parlement, peut-il exister ?

Il ne faut en effet pas oublier le candidat qui a incarné jusqu’à la guerre en Ukraine une nouveauté et une radicalité qui ont séduit jusqu’à 16,5 % des électeurs. La pérennité de Reconquête ! dans le champ politique ne se pose pas, compte tenu de sa force militante et de l’incarnation Zemmour. Je pense en effet que l’échec probable de cette formation aux législatives – c’est-à-dire la faible probabilité qu’elle obtienne un groupe parlementaire – n’empêchera pas Reconquête ! de peser dans la recomposition politique à l’œuvre à droite.

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Mai 2022 - Causeur #101

Article extrait du Magazine Causeur