Un homme armé a mené jeudi une attaque terroriste près d’une synagogue de Manchester, le jour de Yom Kippour, tuant deux personnes et en blessant grièvement quatre autres avant d’être abattu par la police. L’attentat, commis par Jihad al-Shami, un citoyen d’origine syrienne de 35 ans, était inévitable dans le contexte politico-médiatique britannique actuel, analyse Jeremy Stubbs.
Manchester est un des grands centres de la vie juive au Royaume Uni. Certes, il y a les quartiers historiques londoniens. D’abord, l’Est de la ville (l’« East End »), où se logeaient et travaillaient les immigrés pauvres, dont beaucoup de tailleurs qui, à leur manière, ont contribué à la mode et à l’élégance britanniques. Ensuite des quartiers plus huppés dans le nord de Londres, surtout le légendaire Golders Green, dont la population, selon le recensement de 2021, était juive à 49,9%.
Plus importante communauté juive du Royaume après la capitale
Pourquoi la deuxième plus grande communauté se situe-t-elle à Manchester? Les Juifs qui, à la fin du XIXe siècle, fuyaient les pogroms en Russie pour une nouvelle vie en Amérique arrivaient par bateau sur la côte nord-est de l’Angleterre, traversaient le pays et embarquaient à l’ouest, au grand port de Liverpool, sur les bateaux partant pour New York. Certains ont décidé d’arrêter leur voyage et de rester dans le nord-ouest anglais, surtout à Manchester. Déjà, à la suite de la Révolution industrielle, quand la croissance explosait dans cette ville, la famille Rothschild était présente. Mais c’est la grande vague migratoire vers l’ouest qui a créé la deuxième communauté juive après Londres, dont l’épicentre se trouve à Prestwich, aujourd’hui un quartier nord de Manchester. C’est juste à l’est de cette banlieue, à Crumpsall, qu’a eu lieu l’attaque de la synagogue hier.
La presse britannique affiche le tueur à la une des journaux.DR.
Tout a dû être soigneusement calculé. L’attentat a frappé les Juifs anglais au cœur d’un centre historique et le jour de la plus grande fête juive de l’année. Le message est clair : vous n’êtes en sécurité nulle part et la haine vous poursuivra indéfiniment. Le fait que cet acte intervienne à un moment où un processus de paix pourrait peut-être aboutir n’est pas anodin : quoi qu’il arrive, vous n’aurez pas la paix. Enfin : la démocratie et l’Etat de droit ne peuvent pas vous protéger, car vos ennemis font fi de ce qu’ils considèrent comme des Tigres de papier…
Faut-il renforcer la sécurité autour des synagogues et des autres centres de la vie juive? Mais elle est déjà renforcée et depuis longtemps ! Des mesures ont été prises bien avant le 7-Octobre. C’est justement ce qui a sauvé la synagogue dite de Heaton Park située à Crumpsall. L’action héroïque des gardiens et des fidèles a fermé les lieux à l’assassin armé d’un couteau et portant un engin explosif qui s’est révélé plus tard être factice.
À l’heure où j’écris ces lignes, le mobile de l’assassin, tué par des policiers armés sept minutes après le début de son attaque, n’a pas encore été déterminé. Mais les autorités ont immédiatement déclaré qu’il s’agissait d’un acte terroriste. L’identité de l’homme, Jihad Al-Shami, un citoyen britannique de 35 ans arrivé enfant de sa Syrie natale, suggère qu’il ne s’agit pas d’un complot d’extrême-droite. Il n’était apparemment pas connu des agents antiterroristes. Agissait-il seul, ou avait-il des complices? Trois personnes demeurant dans la localité ont été arrêtées. S’agit-il d’un acte isolé ou est-ce le prélude à une vague d’attentats? On attend toujours les réponses à ces questions.
Atmosphère lourde
Selon le grand rabbin du Royaume Uni, Sir Ephraim Mirvis, les Juifs du pays espéraient qu’un tel événement n’arriverait jamais mais savaient, au fond d’eux-mêmes, qu’il était inévitable. Et il faut dire que l’atmosphère – au sens de Gilles Kepel – était malheureusement propice. Juste après minuit, le 2 octobre, à Londres, une manifestation spontanée a réuni une centaine de militants propalestiniens qui ont marché jusqu’à la résidence du Premier ministre au 10 Downing Street, en scandant des slogans comme « Il n’y a qu’une seule solution : intifada, révolution! » Ils brandissaient des drapeaux palestiniens et au moins une bannière accusant Keir Starmer d’être un « criminel de guerre ». Les forces de l’ordre, si promptes et efficaces à Manchester, après qu’un attentat a commencé, n’ont rien fait à Londres. Et quelques heures après l’horreur de Manchester, les manifestants étaient de nouveau devant Downing Street, l’un d’entre eux criant: « Je me moque de la communauté juive en ce moment! » (L’original en anglais était beaucoup plus grossier).
Faut-il énumérer tous les cas où les autorités ont fait preuve de complaisance envers les militants propalestiniens au langage le plus violent ou d’inefficacité dans la poursuite judiciaire des infractions ? Au mois de février, un homme a brûlé un Coran devant le consulat turc à Londres. Il a été condamné à une amende presque comme s’il était coupable d’un délit de blasphème. On vient d’apprendre que l’homme qui est sorti du consulat pour le tabasser en le menaçant d’un couteau n’a écopé d’une courte peine de prison avec sursis… Au mois d’août, le chanteur du groupe nord-irlandais Kneecap a échappé à un procès pour apologie de terrorisme à cause d’un vice de forme. Le duo « punk-rap » Bob Vylan continue impunément à scander sur scène des slogans comme « Mort à Tsahal » et même « F** the fascists! F** the Zionists! Go find them on the streets! » – c’est-à-dire, « allez les trouver dans les rues ».
Aujourd’hui, trois citoyens britanniques se trouvent à l’hôpital dans un état grave, et deux autres, Adrian Daulby, 53 ans, et Melvin Cravitz, 66 ans, ont payé de leur vie cette « atmosphère ».
Où l’on apprend, à la fin du livre, grâce aux remerciements, qu’Agnès Desarthe, qui a beaucoup écrit pour les enfants mais pour les adultes aussi – et je me souviens avec émotion de L’année de leur chance – fait partie d’un orchestre d’harmonie pour lequel elle a écrit ce roman qui s’en inspire…
« C’est un hiver où rien ni personne ne doit mourir. Les rosiers continuent de porter des fleurs, plus chétives qu’au printemps, moins parfumées qu’en été, aux pétales décolorés presque transparents. Les framboisiers laissent pendre leurs petits visages rouges, comme honteux, sous les feuilles recourbées. »
J’avais déjà lu ce paragraphe lorsque je le retrouvais quelques pages plus loin. Je crus à une erreur de typographie, puis je compris que ce passage, augmenté d’un autre paragraphe, reviendrait telle une scansion musicale, autant de fois qu’il le faudrait pour introduire tous les personnages. Mais avant cela (et c’est ce qui explique la première phrase), le narrateur nous invite à un conseil municipal cocasse où le maire se désole car le cimetière est plein comme un œuf, comme dirait Georges Brassens, et on ne peut plus y enterrer personne. Certes, on peut regrouper les os, mais on peut aussi s’abstenir de mourir, ou, plus exactement, revenir à la vie.
Fil rouge
Et c’est ce que feront tous les personnages de ce conte qui emprunte moins au merveilleux qu’à la Providence ; comme si un fil rouge les reliait tous, afin que chaque rencontre soit l’occasion d’une résurrection. Ici, nul prince ni bergère ; nous sommes plutôt dans la France rurale ou dite périphérique d’aujourd’hui, et les personnages sont tous passablement cabossés et acquis aux besognes les plus humbles. Fossoyeur, maçon, dame qui s’occupe des petits à la garderie, dame qui fait le ménage à l’école etc.
Le fil rouge et le centre de gravité : l’orchestre d’harmonie, qui regroupe gens du village et du voisinage. Tous ne connaissent pas forcément le solfège, mais tous y participent à leur manière. Y compris Matis, le gosse insupportable : « Avant, quand sa mère l’emmenait écouter l’harmonie, il se bouchait les oreilles parce qu’il y avait trop de notes qui fonçaient sur lui de partout. » Heureusement, il y a un instrument qui trouve grâce à ses oreilles et qui sauvera la vie de celui qui en joue lorsque Matis saura en restituer le son au moment opportun. Et Raoul, qui allait se pendre, se retrouve avec un môme qu’il tient par la main, Raoul dont la mère était soi-disant grosse, d’après les gens, alors que lui ne la voyait pas comme ça. « Et ce n’était pas seulement son visage qui était beau, son corps aussi, qui était comme un bloc, tellement énorme qu’on avait l’impression que le tissu de la robe allait craquer. Les autres mamans n’étaient pas comme la sienne. On voyait leurs os en bas du cou, et aux poignets et aussi aux chevilles. Sa mère, c’est comme si elle n’avait pas eu d’os. Tout était courbe et ça tenait en place, c’était solide. Pas besoin de squelette. Les fleurs de la robe étaient étirées au maximum et ça aussi, c’était beau. »
Agnès Desarthe nous fait entendre une langue d’enfance où l’ironie méchamment apprise n’est plus de mise. On retourne en arrière, on apprend à regarder avec des yeux plus élogieux. On retrouve aussi les grandes amitiés des jeunes années : « Lorsque Goneril était avec Madeline, elle était emplie de miel. Elle était plus belle et plus intelligente. Elle était spirituelle et raffinée. Ensemble, elles choisissaient un endroit, dans leur quartier, derrière le collège, dans la forêt où les familles allaient pique-niquer le dimanche, et elles inventaient leur vie, leur vie future, à partir de là, c’est à dire à partir de rien. Il leur fallait d’abord construire une maison, puis ouvrir une boutique (les jours où elles s’imaginaient vendant des savons artisanaux), un restaurant (quand elles se voyaient cuisinières), une ferme (quand elles décidaient de devenir éleveuses)… A deux, elles pouvaient tout inventer et elles pouvaient tout vivre. Leurs phrases commençaient souvent par : « Et là, il y aurait… » »
On aurait dit que…
Fabuleux conditionnel de l’enfance avec son « on aurait dit que… » L’acuité à la langue et aux sons, on l’aura compris, est absolument primordiale. Et il arrive que parfois la langue sonne faux et que l’enfant l’entende particulièrement : « Tout ce qu’elle dit, ça m’énerve. Je ne sais pas ce qu’elle trafique avec sa voix, mais même quand j’ai mon casque sur mes oreilles et la musique à fond, je l’entends me parler. Sa voix est comme un serpent qui se faufile partout. » En revanche, la phrase heureuse délivre de l’humeur mauvaise en une seconde : « C’était comme si, pour la première fois, j’entendais une parole juste. »
Cette langue ne dit pas que l’enfance, elle dit aussi les rencontres amoureuses, l’intensité, l’exaltation, la vie augmentée avant que les ennuis commencent ; mais qu’à cela ne tienne, elles feront retour des années plus tard pour renaître autrement. Ainsi, de boucle en boucle, tous les personnages voient la vie refluer vers eux et leur donner une seconde chance. Avec, toujours au centre, l’orchestre d’harmonie qui porte merveilleusement son nom puisqu’il permet à chacun de trouver sa note enfin juste et ce faisant, sa juste place.
L’oreille absolue d’Agnès Desarthe, éditions de l’Olivier, 2025 144 pages.
Etam : une belle réussite française et le retour en grâce du glamour
À la lecture du programme TV de ce mardi 30 septembre, j’ai su immédiatement que celui-ci n’allait déclencher aucun débat, ni en mon for intérieur, ni avec mon conjoint. Regarder la présentatrice Elise Lucet s’acharner sur l’entreprise Peugeot dans un nouveau numéro de Cash Investigation ou suivre l’édition 2025 du défilé de lingerie Etam au Palais Brongniart: mon choix fut vite fait. Il faut dire que je n’ai jamais aimé ceux qui ne faisaient pas dans la dentelle.
Frou-frou, frou-frou, par son jupon la femme…
Au-delà de l’image de lingerie accessible et populaire que nous en avons, rappelons que le groupe Etam est avant tout une belle réussite à la française : une implantation dans 57 pays, 1 391 points de vente et 5 656 collaborateurs pour un chiffre d’affaires de 891M € en 2024, le tout au sein d’une entreprise familiale. Autant dire que, dans le milieu de la lingerie internationale, si Etam ne fait pas les tendances, il en est souvent à l’avant-garde. Le spectacle d’une vingtaine de minutes marquait la 18e participation de la marque à la Fashion Week parisienne. Sa diffusion télévisuelle en direct contribue à l’image d’accessibilité que le groupe cultive, bien loin du milieu de la haute couture dont il emprunte pourtant les codes pendant cet événement.
Une voix sensuelle digne du Crazy Horse annonce le début du show. La salle se teinte de rose avant l’arrivée millimétrée des mannequins, grandes, minces, aux jambes interminables. Dès le début, le ton est donné. Du rouge, du rose, des talons aiguilles, des froufrous, de la dentelle, des porte-jarretelles, de la transparence : les non-initiés n’y verront que les marqueurs traditionnels d’un défilé de lingerie. Et pourtant. Tout cela avait disparu des podiums depuis plus de cinq ans, bannis par le néo-féminisme, sacrifiés sur l’autel de la diversité et de l’inclusivité. On faisait alors l’éloge de la lingerie dite « confortable » et des corps différents, quitte à frôler parfois l’apologie de l’obésité. Il était question de no-bra : les jeunes femmes reléguaient leur soutien-gorge, vil objet d’oppression patriarcale, au fond du placard, faute d’oser le brûler à l’instar de leurs grand-mères dans les années 60. La marque américaine Victoria’s Secret, connue dans le monde entier pour ses anges (mannequins ailées), avait ainsi renoncé aux défilés dès 2019 suite à de trop vives critiques sur le manque de diversité. Au-delà des tendances lingerie, c’est donc le reflet de la société actuelle et de ses récentes évolutions qui nous sont donnés à voir lors de ses événements.
Musique: peut mieux faire !
Plus qu’un défilé, c’est un véritable show que nous a offert Etam avec une scénographie soignée, des jeux de lumières et des prestations d’artistes en direct, notamment la rappeuse française Théodora qui semble s’inscrire dans la lignée d’Aya Nakamura. Je regrette de n’avoir rien compris aux paroles de sa chanson tant sa participation à cet événement semblait galvaniser les foules. Une brève apparition de la Tiktokeuse française Léa Elui défilant dans une magnifique guêpière a enflammé les réseaux sociaux. Pour ma part, je découvre son existence et son audience de plus de 10 millions de personnes sur Instagram. Depuis toujours, la marque cible les jeunes générations.
Tout occupée à me pâmer d’admiration devant un bustier aux seins coniques, je me suis tout de même résolue à aller voir les réactions sur X. En voici un florilège : « Des femmes en sous-poids forcées par l’industrie de la mode à le rester et les sous-vêtements inconfortables, on arrête de les célébrer, non ?»,« Un comeback du sexisme »,ou encore« Est-on vraiment en 2025 ? ». Le retour en grâce du glamour et de la séduction ne fera pas que des heureuses. Aux États-Unis, les anges de Victoria’s Secret feront également leur retour dans quelques semaines pour un gigantesque show.
La pluie de pétales de roses, qui marque la fin du défilé, semble définitivement enterrer le mouvement body positive. Certaines avaient à l’époque hurlé à la révolution. Ce n’était finalement même pas une révolte, tout au plus un effet de mode dont le défilé Etam vient de sonner le glas.
Moins de 200 000 manifestants recensés en France le 2 octobre par les autorités: une mobilisation presque confidentielle pour un mouvement national. Les professeurs en particulier ont préféré «sécher» la grève. Cette corporation, qui vote massivement à gauche depuis des décennies, ne savait visiblement pas très bien pour quelle noble cause battre le pavé cette fois-ci.
Dans le Parisien d’hier matin[1], une professeur des écoles dit ne pas vouloir faire grève car les raisons avancées sont trop vastes, voire trop vagues et qu’elle n’y retrouve pas les nécessités de son métier.
Elle voudrait donc qu’on circonscrive les revendications à des objectifs plus spécifiquement scolaires, pense-t-on. Eh bien non ! Elle déplore qu’on ne parle pas et qu’on ne manifeste pas pour « l’inclusion ». Comme si ce terme désignait quelque chose de plus précis d’une part, et comme s’il désignait un problème typiquement scolaire d’autre part !
Il s’avère que deux histoires me furent racontées dernièrement au sujet de la dite inclusion. D’abord, et comme le souligne à maintes reprises Jean-Claude Michéa, il faut savoir que la plupart des réformes sociétales cachent une décision économique qui ne va pas de soi. Ici, le budget rétréci pour les hôpitaux de jour ayant vocation à accueillir des enfants en difficulté psychique. On supprime des moyens d’un côté, et on trouve la solution en demandant à des professeurs n’ayant aucune formation dans ce domaine, et n’ayant pas a priori à en avoir puisque leur métier ne consiste pas à s’occuper de ces enfants-là, de les accueillir dans leurs classes.
Un professeur d’histoire-géographie m’a raconté son expérience sur deux ans. Ne sachant absolument pas quoi faire de l’élève qui lui fut confié, il fit cours aux autres comme il avait l’habitude et le devoir de le faire, et l’élève resta en rade sur sa chaise l’année durant. Deux fois de suite, il connut cette situation absurde qui culmina dans la proposition que fit un collègue qu’on manifestât pour plus de moyens… pour l’inclusion. Pour le coup, l’intersectionnalité ici aurait eu du bon si elle avait inspiré une toute autre manifestation ; à savoir celle qui aurait accompagné le corps hospitalier pour qu’il récupère les moyens de s’occuper des enfants dont il avait la charge jusqu’à présent. Mais je suppose que cela l’aurait fichu mal, qu’on aurait crié à la discrimination, comment ça, sont contre l’inclusion, sale engeance etc.
La deuxième histoire concerne mon petit-fils aîné qui fait sa scolarité au fin fond de la Bretagne et qui a connu lui aussi deux années de suite les effets de l’inclusion à marche forcée. Nous sommes en primaire et deux enfants en difficulté psychique accompagnés chacun d’un AESH (accompagnateur d’enfant en situation de handicap) n’écoutent ni le professeur ni l’AESH, perturbent le cours à longueur de journée, infligeant aux autres enfants un bruit et une fatigue dont personne ne veut entendre parler. C’est toujours cette préférence pour la minorité dont la majorité fait les frais qu’on privilégie. En outre, on peut se demander en quoi le coût d’un AESH par enfant revient moins cher qu’un budget conséquent pour des professionnels en hôpital de jour…
Était-il si difficile d’imaginer l’inclusion autrement ? Etait-il à ce point difficile de penser à des activités communes, à des sorties communes, à des rencontres sur certains thèmes ou durant des voyages ? Afin que des enfants ne pouvant suivre la scolarité habituelle puissent rencontrer leurs congénères et nouer des liens avec eux. Ainsi, chacun aurait pu bénéficier de l’enseignement qui lui convient tout en profitant de moments partagés. Il est étonnant de s’apercevoir que le mantra qui, de nos jours, fait de la différence la valeur absolue soit noyé dans une inclusion qui veut l’effacer à tout prix…
Dans son essai That book is dangerous !, Adam Szetela analyse comment, aux États-Unis, la littérature jeunesse est de plus en plus soumise aux pressions de la « sensiblerie », où diversité, sensitivity readers et panique morale transforment l’écriture et l’édition. La censure alimente et renforce les stéréotypes identitaires qu’elle pense combattre.
Le journaliste Adam Szetela a obtenu son doctorat de littérature anglaise à Cornell University. Son livre porte en exergue cette citation de Ray Bradbury dans Farenheit 451 : « Il y a plus d’une façon de brûler un livre. Et le monde est plein de personnes se précipitant pour le faire, une allumette à la main ». Il se fonde sur des entretiens avec des auteurs, des éditeurs (the Big Five), des agents littéraires, des patrons de librairies et des sensivity readers, pour la plupart sous garantie d’anonymat. Des professionnels consacrés aussi bien que des débutants. Il examine avec eux ce qu’est devenue la littérature aux États-Unis, tout particulièrement celle destinée aux enfants et aux jeunes adultes (13-18 ans), à l’ère de la sensiblerie (ma traduction de « Sensitivity Era »).
Les idées à l’ère de la sensiblerie
La diversité : Avec l’émergence de Twitter (X aujourd’hui) en 2006, la question de la diversité a envahi les échanges sur la littérature pour enfants et jeunes adultes. C’est en partie dû à l’apparition de mouvements tels que #BlackLivesMatter et #YesAllWomen. Certains hashtags comme #WeNeedDiverseBooks, apparu en 2014, sont devenus viraux. Les éditeurs ont alors pris conscience de l’existence d’un marché pour ces livres. L’appel à la diversité concerne aussi bien les auteurs que leurs personnages. #OwnVoices met l’accent sur la nécessité de disposer d’auteurs de même identité[1] que leurs personnages.
La sensiblerie : À l’ère de la sensiblerie, on recrute des sensitivity readers qui ont eux aussi leur hashtag, lequel a eu pour effet de générer des entreprises fournissant des sensitivity readers chargés d’évacuer tout ce qui pourrait heurter le lecteur, sur toutes sortes de sujets. À Riptide Publishing, on exige des auteurs mettant en scène des caractères d’une autre identité que la leur qu’ils aient consulté un sensitivity reader avant de jeter un œil sur leur texte.
L’essentialisme : Le sensitivity reader se voit comme une sorte d’ambassadeur culturel de sa race, sa sexualité… En fait, il perpétue l’idée qu’il y aurait des façons authentiques d’être noir, gay, trans… Le sensitivity reader est payé pour faire entrer des personnages fictifs dans des catégories fictives de la race qui pérennisent ainsi l’exotisation et les stéréotypes. Pour l’historien Touré F. Reed, c’est une manière de conforter les stéréotypes racistes. Finalement, pour être libérés de cette obsession, les auteurs auraient intérêt à raconter des histoires sur des mâles blancs hétéros. Si l’on se réfère au Smithsonian National Museum of African American History and Culture, la culture blanche serait caractérisée par des qualités (pensée rationnelle et objective, relations de cause à effet, politesse, horaires rigides…) absentes chez les noirs ! Cet essentialisme se propage au nom de l’authenticité. Ainsi, JK Rowling aurait-elle écrit un livre sur des filles dans des corps masculins. D’où le succès d’Harry Potter auprès des filles.
Le présentisme : Il réduit l’univers des auteurs non seulement à leur identité, mais aussi à leur époque. D’où l’épuration des auteurs anciens dans les programmes et les bibliothèques publiques. Pour Adam Szetela, les enseignants qui veulent voir Shakespeare éjecté des programmes ne diffèrent guère des enseignants chinois maoïstes. Lorsque les auteurs anciens sont maintenus, leur lecture devient un jeu de repérage des stéréotypes de leur époque. Comme l’écrit Adam Szetela, c’est comme dire d’Einstein qu’il avait deux jambes. Ironiquement, ces critiques sur le canon occidental sont… occidentales. Il y a une certaine condescendance à juger qu’un étudiant né dans une famille pauvre serait heurté par la littérature classique. Ce genre de condescendance rend les enseignants plus protecteurs et les jeunes plus fragiles. Les cibles de l’éviction d’auteurs anciens sont « typiquement des auteurs morts qui ont accompli ce dont les autres écrivains ne peuvent que rêver ». Alors que beaucoup d’écrivains célèbrent leurs prédécesseurs, « c’est eux-mêmes que les prophètes du présentisme célèbrent ». En 2023, Penguin Random House annonça qu’il allait ajouter des centaines de changements supplémentaires à Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl, par rapport à ceux de 1988. « Il n’y a pas d’interrupteur pour arrêter le tapis roulant du présentisme ».
L’expertise : L’expérience personnelle est élevée au-dessus de l’expertise professionnelle. Mais un Noir, par exemple, s’il est conservateur ou seulement modéré, ne sera pas forcément considéré comme un expert. Au pire il sera accusé de racisme intériorisé. Cette vision de l’identité comme gage d’expertise force des auteurs, contre leur gré, à s’identifier d’une certaine manière et amène à des « outings » gênants.
Les comportements à l’ère de la sensiblerie
Paniques morales du passé : Dans les années 1940-50, les bandes dessinées suscitèrent une peur et une hostilité disproportionnées par rapport à la menace. Après que le Sénat américain eut constitué un sous-comité sur la délinquance juvénile, les éditeurs s’imposèrent des normes en fondant une Comics Code Authority. Il y allait du bien-être des enfants. En 1954-56, plus de la moitié des BD en kiosque disparurent. La croisade morale se déplaça ensuite sur la TV.
Paniques morales d’aujourd’hui : Avec Twitter (2006) et GoodReads (2007), une nouvelle croisade morale entreprit de purifier les livres pour enfants et jeunes adultes du racisme, du sexisme, de l’islamophobie… Ainsi, A place of Wolves sur la guerre au Kosovo (2019), dans lequel le vilain était un musulman albanais conduisit son auteur Kosoko Jackson à s’excuser sur Twitter. Il arrive que des campagnes de dénigrement soient lancées sur des livres que personne n’a encore lu. Mais il n’y a pas de pardon, même après la confession et les excuses de l’auteur. En fait, la question morale ainsi soulevée ne tient qu’aux centaines de like et retweets. Certains disent détester des livres qu’ils n’ont pas lus et mettent des notes si basses qu’elles dissuadent de les lire. Une censure de la part d’Amazon, vu sa taille sur le marché, équivaut à rendre un livre inaccessible. Éditeurs et auteurs sont obligés de s’incliner devant Amazon, entreprise qui, elle, devra s’incliner devant ceux qui déclenchent des paniques morales. Farenheit 451 publié en 1953 fut réécrit par l’éditeur en 1956, à l’insu de Ray Bradbury, par « peur de contaminer la jeunesse ». Ce fut la seule version imprimée en poche disponible jusqu’à ce que l’auteur en soit averti par des étudiants six ans plus tard.
Structure de la panique morale : Une panique morale survient quand les gens perçoivent une menace sur la société. Avec la BD, ce fut la hausse des arrestations de mineurs, relayée par la presse. Aujourd’hui, c’est la menace qui pèserait sur les minorités. La panique morale s’en prend à des cibles qui ne sont pas responsables des menaces détectées. Ainsi, la littérature jeunesse développerait l’intolérance et les traces d’intolérance qu’elle contient sont prises comme des éléments de preuve. « Les critiques littéraires prétendent être des psychologues capables de diagnostiquer ce qui se cache dans l’esprit des auteurs, des lecteurs et même des personnages de fiction » observe Adam Szetela ! Pourquoi cette fixation sur les livres quand les réseaux sociaux ou la filmographie sont des supports de rechange ?
La panique morale recourt au concept de contagion morale. Les agents littéraires eux-mêmes sont inquiets d’être contaminés par association. Des éditeurs en sont réduits à inclure des clauses morales dans leur contrat les protégeant en cas de découverte, après publication, d’un comportement répréhensible de l’auteur. La panique morale réduit la littérature à un outil didactique. Si l’ère de la sensiblerie persiste, ce sont les livres didactiques qui ont les meilleures chances de survivre à l’abattage. Lequel s’applique aussi aux livres pour adultes. Mettre en scène un raciste sans être catalogué raciste devient difficile. Les acteurs des croisades morales s’identifient à des Diversity Jedi. La métaphore du Jedi dit bien la lutte sans merci qu’ils engagent dans leurs combats et qui peut aller jusqu’au retrait du livre. En effet, le succès d’un livre a une composante sociale.
Les premières critiques de personnes influentes sont déterminantes et ont un effet boule de neige. L’internalisation de la possibilité d’une punition publique peut amener les auteurs à appliquer des normes auxquelles ils sont opposés. Comme tout guerrier d’une croisade morale le sait, le nombre fait la force. La croisade peut commencer avec des commentaires de lanceurs tout à fait ordinaires qui, lorsqu’ils sont repris par des personnes d’importance et connues, mettent le feu.
La « novocaïne linguistique[2] » : Une escalade verbale dans la sensiblerie peut frapper un écrivain de la « diversité » lui-même jugé pas assez « divers ». Par exemple s’il raconte une histoire de gays en oubliant la présence de trans. C’est en punissant ceux qui sont déclarés immoraux que l’on affiche sa haute moralité avec un risque d’autoradicalisation, caractéristique du comportement grégaire. Il y a toujours, sur les réseaux sociaux, des personnes extérieures à l’enjeu d’une querelle mais en manque de reconnaissance qui vont s’immiscer et en rajouter.
Bien que faisant partie des écrivains de langue anglaise les plus populaires, JK Rowling, accusée de tous les travers à la mode, est devenue le punching-ball de la croisade morale en littérature. On a même brûlé ses livres. Si elle peut ignorer les brûleurs de livres, ce n’est pas le cas des auteurs débutants.
L’économie politique de la sensiblerie
L’aveuglement aux différences sociales : Les âmes sensibles d’aujourd’hui privilégient les identités aux inégalités économiques. Ces dernières ne semblent pertinentes que si elles relèvent de différences identitaires. Un enfant noir est censé s’identifier à un Noir plutôt qu’à un Blanc de même classe sociale.
Comme l’écrit Adam Szetela, cet engouement pour la diversité chez les intellectuels leur permet de parler de justice sociale sans parler des (et aux) pauvres et sans avoir à évoquer leur avantage financier. Il est plus facile d’exclure la classe sociale en laissant croire que tout finira par s’arranger lorsque les biais auront disparu grâce aux séminaires de redressement moral et aux confessions publiques. Les Blancs qui dominent chez les éditeurs et les agents littéraires et qui dénoncent le privilège blanc ne se précipitent pas pour céder leur place à un candidat de la « diversité »…
Ceux qui définissent les usages linguistiques sont aussi ceux qui ont les moyens et font la leçon aux autres. Ainsi « sans-abri », jugé offensant, est remplacé par « logement précaire ». L’humoriste John Laster a proposé, lui, « poignée de porte déficiente ». Ce n’est pas qu’une question de livres mais aussi de présentation de soi.
Les entrepreneurs de morale de la gauche : Ce sont, d’après la définition de Howard Becker, des gens qui ont la possibilité d’améliorer leur statut après avoir conduit une croisade morale. On a tendance à supposer que le succès d’une poignée de « représentants de la diversité » va ruisseler. Pourtant, ce qui reste important est de savoir qui a une place à la table où sont signés les contrats lucratifs. D’après Adam Szetela, la meilleure chose qui soit arrivée à Ibram X. Kendi est la mort de Georges Floyd. « Kendi devrait intituler son prochain livre Comment devenir un capitaliste », après avoir écrit Comment devenir antiraciste. En 2024, pour assister à sa conférence à Boston sur « How to Raise an Antiracist », il fallait payer au moins 61$ (premier prix du billet). Penser que seuls des adultes noirs pourraient écrire des livres sur les enfants noirs, c’est croire à une cognition séparée.
Certains universitaires indiquent leur nombre d’abonnés Twitter dans leur CV, ce qu’exigent aussi certains éditeurs lors d’une proposition de livre. Plus des écrivains sont humiliés publiquement, plus le recours aux sensitivity readers se généralise et plus les éditeurs chercheront à se montrer vertueux en allongeant les biographies éloquentes sur les couvertures.
Les entrepreneurs de morale de la droite : Après l’arrêt de la publication de six livres « dangereux » du Dr Seuss et leur retrait en librairie, des conservateurs sont entrés dans la bataille. On a ainsi vu Kevin Mc Carthy, alors président de la chambre des représentants, diffuser une vidéo de lui en train de lire l’un de ces livres. Alors que les entrepreneurs de morale de gauche expliquent que la cancel culture est une invention de suprémacistes blancs, les conservateurs cherchent à répondre aux électeurs qui veulent être libérés des contraintes du politiquement correct. Politiquement correct, qui, en dépit de ses mésusages, apporte aux gens le langage pour mettre en lumière un problème social. Si Philippe Nel a cherché à redéfinir la censure – la cancel culture ne serait, en fait qu’une healing culture – l’enquête du Morning Consult en juillet 2021 a montré qu’une majorité d’Américains en avaient une vision négative, même chez les plus jeunes (59% chez les 13-16 ans). Il n’est pas étonnant que les Républicains aient saisi cette opportunité. Adam Szetela y voit la possibilité d’un retour de flamme évoqué par Timur Kuran : l’opinion privée, cantonnée à la clandestinité, se durcit et trouve des porte-parole éloquents. C’est le cas d’Andrew Doyle, qui s’est fabriqué un double woke sur Twitter – Titiana McGrath – et qui compte 700 000 abonnés. Si les conservateurs, motivés par la nostalgie, se battent aussi pour faire censurer les livres qu’ils n’aiment pas, la droite dévore rarement les siens. Ses actions n’ont pas fait plier les éditeurs. Cependant, comme l’a prouvé le succès de Jordan Peterson, « les grands éditeurs ne sont pas prêts à sacrifier des bénéfices gargantuesques » et il arrive que les manœuvres hostiles à la publication d’un livre se retournent en opération publicitaire.
Les campus, épicentre du développement de la sensiblerie
C’est là que sont formés la plupart des écrivains.
La fragilité et les sentiments projetés sur les gens de couleur et formulés dans le langage du soin règlementent ce qu’ils peuvent faire et dire. L’alliance des Blancs et des Noirs des années 1960 a évolué vers une institutionnalisation de névroses, avec des Blancs qui volent au secours des Noirs en les faisant passer pour des faibles et des idiots et demandent à ces derniers de s’en délecter. C’est une forme de « racism of low expectations » (John McWorter). La prolifération de guides visant à protéger contre tout risque d’être heurté dans n’importe quel segment de la population a conduit les éditeurs à trouver refuge dans une littérature « anodine ». Cette croisade morale dans la littérature a traversé l’Atlantique en raison de « l’impérialisme culturel » des États-Unis.
Parce que les croisés de la morale ont tendance à voir, dans les livres qui leur déplaisent, une violence comparable à la violence physique, ils considèrent cette dernière comme une réponse appropriée à ces livres.
Comment en sortir ?
Parmi les croisés de la morale qui sévissent sur les réseaux sociaux certains ne supporteraient pas que l’on brutalise ainsi un de leurs proches. Philippe Rochat parle d’« acrobatie morale » pour décrire cette aptitude à changer de codes moraux selon les situations. Par ailleurs, une étude menée à Yale a montré que les gens sont plus sensibles aux arguments d’experts qui partagent leurs valeurs.
C’est pourquoi, ce sont ceux qui ont les « bonnes identités » qui sont les mieux placés pour mettre fin à la panique morale actuelle. Pour que le mouvement pour une littérature plus diversifiée et plus sensible perdure, il devra cesser d’exclure les personnes qui veulent écrire ou lire les livres qui dérangent ses affiliés…
The MIT Press, 288 p., août 2025 Cet article a été publié sur le blog de Michèle Tribalat.
Le décès à Paris, le 21 septembre 2025, de Sergueï Khodorovitch, l’un des derniers dissidents soviétiques réfugiés en France pendant la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991), ravive à la fois le souvenir des immenses espoirs de liberté surgis à la chute de l’Union soviétique, et celui des désillusions cuisantes qui s’en sont ensuivies.
« En fin de compte, qu’est-ce que l’existence ? On meurt plus tôt, on meurt plus tard, de toutes façons, la différence n’est pas grande. Essayer d’échapper aux dangers dans cette vie, cela n’en vaut pas la peine. Si on vit selon les commandements de Dieu, ce qui va nous arriver, eh bien, de toutes façons à la fin, on meurt… » Sergueï Khodorovitch lors d’un entretien avec le journaliste Nicolas Miletitch pour le documentaire « Au succès de notre cause désespérée ».
Sergueï Khodorovitch (1940-2025), rescapé du Goulag et ancien administrateur du Fonds Soljénitsyne d’aide aux prisonniers politiques et à leurs familles[1], fut le témoin de l’histoire effroyable de la Russie soviétique, puis, dans son exil parisien, à partir de 1987, le spectateur perplexe de l’évolution de l’Occident triomphant.
Une enfance sous la férule du « Père des Peuples »
Né à Stalingrad en 1940, l’année précédant le déclenchement de l’opération Barbarossa, lancée, en juin 1941, par l’Allemagne nazie contre les Soviétiques, Sergueï Khodorovitch est évacué vers Barnaoul, capitale de l’Altaï au cœur de la Sibérie, dans le cadre du grand exode de 16 millions de civils soviétiques, décidé par Staline. Dans l’après-guerre, sa famille est déplacée vers la Crimée. En effet, en 1944, Staline – le « Père des peuples » (otets narodov) – et son acolyte sanguinaire Beria ont déporté des centaines de milliers de Tatars de la péninsule criméenne vers l’Asie centrale, les accusant de collaboration avec les Nazis pendant l’occupation allemande (1941-1944)[2]. Des Russes et des Ukrainiens sont transférés vers la Crimée, dans les années qui suivent, en vue de repeupler la péninsule largement vidée de ses habitants. Dès les années 1960, habitant à Maly Mayak, un village de la mer Noire près de Yalta, Sergueï Khodorovitch prend conscience de l’injustice du régime soviétique et se met à refuser de voter aux élections. L’abstentionnisme est à l’époque un acte de défiance vis-à-vis de l’État soviétique susceptible d’entraîner de graves ennuis aux citoyens récalcitrants.
Les prémices de la lutte clandestine
Staline est mort en 1953. Le camarade Krouchtchev qui lui a succédé à la tête du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), laisse se produire un relatif dégel au sein de la société sur fond de « déstalinisation ». Au mitan des années soixante, Léonid Brejnev va se charger de verrouiller à nouveau le système. Sur fond d’athéisme d’État écrasant, de persécution des Chrétiens et de muselage insoutenable de toute parole non conforme, Sergueï Khodorovitch, arrivé de Crimée à Moscou dans les années 1970, est rapidement influencé par l’action militante de sa cousine Tatiana Khodorovitch (1921-2015), au sein du Mouvement pour la défense des droits de l’homme en Union soviétique,aux côtés des dissidents Sergueï Kovalev (1930-2021) et Tatiana Velikanova (1932-2002), qui participent à la publication de la Chronique des événements en cours relatant les arrestations et les condamnations d’opposants antisoviétiques. Cet activisme vaut à Kovalev et à Velikanova, d’être arrêtés et condamnés au titre de l’article 70 du code pénal qui punissait la propagande et l’agitation antisoviétiques, considérées comme crimes contre l’Etat. En 1974, Kovalev écope d’une peine de 10 ans de Goulag. En 1980, Velikanova est condamnée à quatre ans de camp suivis de cinq ans de relégation en Asie centrale. Arrêtée en 1974, Tatiana Khodorovitch, jugée indésirable en Union soviétique, est forcée par les autorités de quitter le pays. Elle part en exil à Paris.
Kovalev, qui fut un proche collaborateur du physicien Andreï Sakharov (1921-1989), au sein du Mouvement de défense des droits de l’homme en Union soviétique, contribuera à fonder avec lui l’association « Memorial », dédiée principalement à la réhabilitation des victimes de la répression soviétique (association malheureusement dissoute par décision de la Cour suprême russe en 2021), puis il sera nommé président de la Commission des droits humains auprès du président de Russie Boris Eltsine.
Le fonds Soljénitsyne
En 1973, c’est en France que le manuscrit de L’Archipel du Goulag, l’œuvre majeure d’Alexandre Soljénitsyne (1918-2008), Prix Nobel de littérature en 1970, est publié pour la première fois, grâce notamment à l’aide de mon ancien professeur, l’éminent slaviste Nikita Struve (1931-2016), aux éditions YMCA-Presse/Centre culturel Alexandre Soljénitsyne, sises rue de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris Vème. Les droits d’auteur issus de la publication de ce témoignage inédit sur la funeste réalité du régime soviétique, seront reversés clandestinement au Fonds d’aide aux prisonniers politiques et aux victimes de la répression. Le fonds, créé en 1974 par Soljénitsyne, est géré par le dissident Alexandre Guinzbourg (1936-2002). Journaliste, Guinzbourg est dans le collimateur des autorités pour avoir publié un ouvrage clandestin sur le premier grand procès politique après la mort de Staline : celui des dissidents Andreï Siniavski et Youli Daniel (1966).En 1977, il est condamné à une peine de huit années de colonie pénitentiaire en Mordovie, puis expulsé avec quatre autres dissidents aux États-Unis en 1979, dans le cadre d’un échange américano-soviétique de prisonniers[3]. À partir de novembre 1977, Sergueï Khodorovitch prend la succession d’Alexandre Guinzbourg comme administrateur du Fonds Soljénitsyne, qu’il co-dirige avec Arina Guinzbourg. Tatiana Khodorovitch, Malva Landa et Kronid Lioubarsky, qui ont également dirigé le Fonds, ont été contraints à l’exil.
L’arrestation
Arrêté le 7 avril 1983, Sergueï Khodorovitch est accusé de « diffusion systématique d’inventions mensongères calomniant le système soviétique » – les « fake news » en termes plus contemporains ! Il est détenu à la sinistre prison de la Boutyrka (Moscou), dont les murs ont vu passer, en d’autres temps, des prisonniers célèbres, tels que le chef des émeutes paysannes Emelian Pougatchev au 18ème siècle, les écrivains Ossip Mandelstam et Alexandre Soljénitsyne lui-même.
Le KGB veut briser Sergueï Khodorovitch et lui soutirer des aveux. Des prisonniers de droit commun viennent le rouer de coups et lui fracasser le crâne, mais il ne fléchira pas[4]. Il est condamné à trois ans de camp à régime sévère et emprisonné de 1983 à 1987, au camp de Norilsk en Sibérie, dans des conditions dantesques. Dans cette ville située au nord du cercle polaire arctique (la ville la plus septentrionale du monde), Staline a fondé en 1935, le goulag de Norilsk : le « Norillag ». Cette institution carcérale concentrationnaire a officiellement pris fin en 1956, mais le dernier camp soviétique fermera en 1991. Le Français Jacques Rossi, ancien communiste, auteur du Manuel du Goulag[5], y purgea une partie de sa peine, qui dura 24 ans.
Sur ses années d’incarcération à Norilsk, Sergueï Khodorovitch a confié au journaliste Nicolas Miletitch, le témoignage suivant : « J’ai passé une fois 87 jours d’affilée au cachot, dont 45 jours tout seul, dans le froid en permanence. On m’a mis dans un tel état que j’avais les jambes qui gonflaient, je perdais connaissance et j’ai attrapé la tuberculose »[6].
A la veille de sa libération, en avril 1986, il voit sa peine renouvelée pour trois années supplémentaires « par décision administrative d’un tribunal tenu en prison », cruelle invention datant de l’ère Brejnev[7]. Il est condamné à une nouvelle peine de trois ans et passe 45 jours dans un cachot sans fenêtre et sans chauffage[8]. Il est libéré, à l’époque de la Perestroïka, le 18 mars 1987, après des tractations entre Reagan et Gorbatchev et un nouvel échange de prisonniers. Extrêmement malade, il est expulsé d’Union soviétique. Contraint d’émigrer, il se retrouve, avec son épouse Tatiana et son fils Igor, âgé de 14 ans, en transit à Vienne puis en exil à Paris. « Sergueï était un homme d’honneur, de devoir et de courage incomparable », a résumé Natalia Soljénitsyne, la veuve du grand écrivain qui fut la présidente du Fonds Soljénitsyne à l’étranger.
Sans illusions
À partir de la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, l’espoir d’une libération imminente des peuples restés captifs de l’autre côté du Rideau de fer (selon l’expression churchillienne), anime les dissidents en exil. Mais après l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991, le chaos qui s’installe en Russie provoque leur désarroi. Nombre d’entre eux commencent à comprendre que l’émergence d’une société post-communiste se fera sans eux[9]. Un sentiment de désillusion s’installe durablement.
Entre 1991 et 2000, souvent conseillés par les mêmes Occidentaux qui avaient œuvré pour la chute du soviétisme, les nouveaux oligarques post-soviétiques trompent et spolient les peuples déboussolés de l’ex-URSS, en s’accaparant impitoyablement les immenses ressources qui étaient autrefois la propriété de l’État soviétique, tandis que les mafias les plus sanguinaires torturent, assassinent et s’enrichissent de manière révoltante. Après le piteux retour au pays des troupes soviétiques stationnées dans les pays du Pacte de Varsovie, un profond sentiment d’humiliation et de honte ravage le moral des ex-citoyens soviétiques, y compris les exilés en Occident.
Les grands écrivains dissidents que furent Alexandre Soljénitsyne et Alexandre Zinoviev (1922-2006) – vivant en exil respectivement aux États-Unis et en Allemagne – tirent alors la sonnette d’alarme et ne cachent pas leur amertume et leur mécontentement face à l’attitude arrogante de l’Occident victorieux. Ils reviennent en Russie. Pour les militants des droits de l’homme que furent Sergueï Khodorovitch et quelques autres, l’exil va se poursuivre jusqu’à la mort, dans le chagrin et la mélancolie. Maigre consolation pour nombre d’entre eux, la liberté religieuse totale que permet l’Occident.
L’arrivée au pouvoir de Poutine, ancien du KGB, à compter de 1999/2000, consterne les dissidents, car ceux-ci ont été traumatisés à vie par les perquisitions, les arrestations, les tortures, la détention pendant plusieurs années en hôpital psychiatrique ou au Goulag. Les arrestations et les assassinats d’opposants à Poutine, la réhabilitation de Staline par Poutine, la situation effroyable en Tchétchénie, l’intervention russe en Syrie en 2015, la guerre fratricide sanglante en Ukraine, achèveront de les désespérer.
Ces dissidents incarnaient la lutte contre le totalitarisme soviétique[10]. Ils avaient trouvé en France une terre d’accueil. Désormais, ils ont tous disparu : avant Sergueï Khodorovitch, il y eut aussi Victor Fainberg (1931-2023), Arina Guinzbourg (1937-2021), Tatiana Khodorovitch (1921-2015), Leonid Pliouchtch (1939-2015), Natalia Gorbanevskaya (1936-2013), Alexandre Guinzbourg (1936-2002), Andreï Siniavski (1925-1997), Vladimir Maximov (1930-1995). Tous ont œuvré au péril de leur vie pour notre liberté, mais force est de constater qu’ils furent malgré eux instrumentalisés par l’Occident, puis abandonnés à leur sort. Ce même Occident se fourvoie aujourd’hui dans une dérive mondialiste déshumanisante et supprime sans vergogne les libertés individuelles, libertés autrefois brandies comme un étendard dans la lutte contre la férule du communisme, tandis que la Russie, embourbée dans des guerres de plus en plus sanglantes, terrifie le reste du monde et s’enfonce dans la répression sordide de toute opposition politique.
Le combat de Sergueï Khodorovitch était nécessaire, mais il ne doit jamais être invisibilisé et relégué aux oubliettes de l’histoire. Face au spectre de la surveillance de masse qui se profile sur l’ensemble de la planète avec, en toile de fond, l’instauration de l’identité et de la monnaie numériques, du crédit social, de la censure des réseaux sociaux, du muselage de la parole et de l’invisibilisation et de la criminalisation des oppositions politiques – ces inventions perverses des leaders mondialistes du Forum de Davos – son exemple de courage extraordinaire servira certainement de modèle aux futurs citoyens récalcitrants qui, par nature, n’accepteront jamais, au sein de nos « démocraties occidentales », la survenue d’un Goulag nouvelle mouture : le Goulag numérique globalisé…
[1] Русский фонд помощи политзаключенным и их семьям
[2] Cette tragédie restera dans l’histoire sous le nom « Sürgünlik » : l’Exil.
Dans les médias comme en économie, Alain Minc défend le système libéral. Mais il peine à trouver des solutions à la sérieuse crise identitaire que traverse la France. Très remonté contre Emmanuel Macron, il plaide pour l’union des modérés. Mais en cas d’un duel présidentiel entre LFI et le RN, il voterait pour ce dernier en se bouchant le nez.
Causeur. Le 31 août, vous avez été le tout premier invité de la nouvelle émission de Thomas Legrand sur France Inter. Et le dernier, puisque quelques jours après, le journaliste a dû démissionner, suite à la publication d’une vidéo dans laquelle il assure à des cadres socialistes qu’il « fait ce qu’il faut pour Dati ». Que vous a inspiré cette affaire ?
Alain Minc. Cette histoire est ridicule. Tout le monde sait que les journalistes et les hommes politiques nagent dans la même piscine. Là, nous avons vu une version de gauche, mais il existe mille autres versions de droite.
De nombreux contribuables trouvent tout de même fâcheux de payer pour un audiovisuel public à ce point militant…
Dans ce cas, il faut qu’ils exigent aussi de l’équanimité sur les antennes privées. Dans ma vision du capitalisme, le marché et la règle de droit doivent aller de pair. Or de ce point de vue, la régulation des ondes françaises est mollassonne. Et on se retrouve en fin de compte avec une chaîne comme CNews, aux positions très tranchées, d’ailleurs plus tranchées à droite que France Inter l’est à gauche.
Si le service public est soumis aux mêmes règles que le privé, s’il n’est pas astreint à une forme de neutralité, pourquoi financerait-on un secteur public de l’audiovisuel ?
Parce que l’absence de publicité après 20 heures permet d’être moins accroché à l’audimat. Et France Culture et France Musique demeurent un luxe assez unique en Europe.
De plus, vous semblez partager l’obsession de pas mal de monde sur CNews, mais ce n’est pas le seul média privé où s’expriment des opinions tranchées…
C’est vrai, pour une raison simple. En France, les médias dépendent trop des lubies des grandes fortunes qui les possèdent. Dans le monde anglo-saxon, ça ne se passe pas comme ça. Le New York Times, coté en bourse, est astreint à des règles de gouvernance très strictes ; le directeur de la rédaction de The Economist est nommé par un board of trustees. Et je ne parle pas des journaux allemands qui sont détenus par des fondations.
Vous avez écouté France Inter après le 7-Octobre ? Vous connaissez leur ritournelle progressiste, antifasciste…
Dans la presse actuelle, le vrai scandale n’est pas France Inter, mais Le Journal du dimanche, où un changement de ligne a été imposé par le repreneur Vincent Bolloré. Racheter un titre qui a une histoire, le vider de ses journalistes et y mettre d’autres journalistes pour opérer un basculement idéologique, cela me pose un problème. Si nous étions dans un authentique régime libéral, la loi donnerait aux rédacteurs un droit de veto, à la majorité des deux tiers, sur la nomination de leur directeur.
Alain Minc s’entretient avec Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques pour Causeur, septembre 2025. Photo: H. Assouline
Vous êtes un dangereux bolchevik ! Si on vous suit, il n’est nullement scandaleux que le contribuable finance une radio de gauche sous influence des syndicats, mais vous voulez interdire à un milliardaire de changer la ligne d’un journal qu’il a racheté ?
Si Bolloré avait injecté 200 millions dans Valeurs actuelles, cela ne m’aurait posé aucun problème. L’ADN d’un journal est un élément clé de la démocratie. Si Le Figaro basculait à gauche, cela me perturberait autant, mais le risque est faible !
En attendant, j’ai pris une décision, je ne fréquente plus aucun média du groupe Bolloré.
En somme, vous les (nous) traitez comme des ploucs…
Non. Je connais maints gens de qualité qui y travaillent, mais je n’aime pas ce Fox News français.
C’est très condescendant pour la France qui regarde CNews. Cette chaîne donne de la visibilité à des faits et points de vue qui étaient jusque-là censurés, vous auriez préféré que ça continue ?
Tout est affaire de mesure. Cnews est passé du statut de contrepoint, ce qui est sain, à un stade obsessionnel sur certains sujets.
C’est votre point de vue. Venons-en à l’état du pays. Comment le qualifiez-vous ? Déclin ? Crise ? Catastrophe ?
Je parlerais d’angoisse collective. Notre situation me fait penser à l’Italie de la partitocrazia. Et d’ailleurs la ressemblance va au-delà de la vie politique puisque dans le monde des affaires aussi, on voit les petits entrepreneurs de plus en plus indifférents à ce qui se passe à Paris, comme leurs homologues transalpins vis-à-vis de Rome. Dans les pays riches, il existe un indicateur de l’angoisse collective, c’est le taux d’épargne des ménages, et le nôtre est à 19 %. S’il descendait à 17 %, l’économie serait sauvée ! L’origine de cette angoisse, c’est que depuis 1958, ce pays avait l’habitude d’être gouverné et que, depuis le « crime » de la dissolution, il ne l’est plus.
Consulter le peuple, un crime, comme vous y allez…
Il y avait une équation politique assez stable, Macron avait une majorité relative, mais cela passait. S’il avait été un peu plus habile après sa réélection en 2022, il aurait acheté les républicains contre un plat de lentilles, comme les gaullistes achetaient les giscardiens, si bien qu’à l’heure actuelle, il présiderait paisiblement le pays. C’est son incapacité à faire de la politique qui a abouti au tripartisme. J’ai très peur que le système dysfonctionne durablement. Car rien ne garantit que le prochain occupant de l’Élysée ait une majorité à l’Assemblée.
Certes, mais la division de l’Assemblée reflète celle de l’opinion. N’est-il pas bon que des idées et sensibilités longtemps exclues du débat public siègent enfin au Parlement ?
Une démocratie doit être représentative, mais elle doit aussi fonctionner. En Angleterre, les travaillistes sont à 20 % dans les sondages et ils ont 200 députés d’avance à la Chambre. Et si Farage gagne les prochaines élections, ce qu’on ne peut pas exclure avec le scrutin uninominal à un tour, il aura tous les pouvoirs. Aux États-Unis, la fraction populiste gouverne avec une main très lourde en dépit de sa très faible majorité et personne ne le remet en cause. Et nous ne sommes pas non plus dans un de ces royaumes scandinaves où la culture du contrat social et du compromis fait que les populistes arrivent à être avalés par des gouvernements sociaux-démocrates. J’ai peur que tout cela finisse très mal.
C’est-à-dire par la victoire du RN ?
Pour être honnête, je suis encore plus épouvanté par le risque que l’AfD prenne le pouvoir en Allemagne. Le RN, à côté, ressemble à une troupe d’enfants de chœur. Mais le risque de sa victoire continue à me hérisser.
Il n’est pas sûr que l’angoisse que vous observez soit liée au bazar institutionnel. Elle est aussi générée par le sentiment d’humiliation d’un pays qui s’est longtemps complu dans le mythe de sa grandeur. Peut-être payons-nous le génie du Général qui, comme le dit Sloterdijk, a habillé notre défaite en victoire…
Nous aurons au moins ce point d’accord. Un pays battu s’est retrouvé dans le camp des vainqueurs. La géniale illusion gaulliste, perpétuée par François Mitterrand et Jacques Chirac, a faussé l’image que nous avions de nous-mêmes, de sorte que la France n’a jamais réglé son problème avec sa défaite et sa lâcheté de 1940. Et voilà que quatre-vingts ans plus tard, elle se finance plus mal que tous les pays du « Club Med » ! Peut-être que nous ne sommes pas assez humiliés.
Comment cela ?
Si on était vraiment humiliés, je veux dire si le Trésor avait du mal à trouver de l’argent sur les marchés, ce qui est loin d’être le cas, la France serait obligée par Bruxelles de faire des réformes.
Notre sentiment de grandeur nationale a partie liée avec notre rapport multiséculaire à l’État. Seulement le colbertisme fonctionnait tant que le souci de l’intérêt général prévalait. Aujourd’hui, les Français ne se demandent pas ce qu’ils peuvent faire pour leur pays, mais sont très soucieux de ce qu’il doit faire pour eux.
Je vous rejoins encore. La montée de l’individualisme et la mondialisation conduisent un peu partout en Occident à une baisse de la capacité d’action de l’État. Or, si l’Allemagne est un peuple-nation et l’Italie, une langue-nation, la France est, au sens le plus entier du terme, un État-nation, une nation crée par l’État. Résultat, on vit très mal cette destitution. Parce que nous perdons sur les deux tableaux : celui de l’État identitaire, régalien, et celui de l’État providence et des services publics.
Finalement, le problème n’est-il pas que nous ne savons plus ce qui fait de nous une communauté politique – une nation ? Admettez que ces scènes récurrentes d’émeutes, de pillages et de blocages ne sont pas l’expression d’un vivre-ensemble très apaisé…
Mais arrêtez de vous faire peur ! Ce sont les sociétés contemporaines. Jamais les gosses des quartiers ne sont allés dans le centre de Paris avec la même intensité qu’à Londres. À Stockholm, paradis de la social-démocratie égalitaire, les émeutes ont été pires qu’en France.
On voit que vous ne vivez pas à Châtelet !
Il y a une minorité d’anars d’ultra-gauche qui sont des casseurs, mais on ne peut pas dire que cela exprime un pays. Il y a eu des centaines de milliers de manifestants le 18 septembre, il y en avait trois millions dans les manifestations anti-retraites, et ce, de façon parfaitement paisible, alors oui, il y a des débordements en fin de cortège.
Le 18 septembre, il y avait aussi une guillotine sur laquelle on pouvait lire : « Bolloré, Arnault, Stérin : couic ». Il ne manquait que vous…
J’étais sur le « mur des cons ». J’attends d’être promu au stade de l’échafaud en pancarte !!
De plus, vous oubliez les émeutes qui ont suivi la mort de Nahel ou la victoire du PSG, ou les meutes qui, cet été, ont fait irruption sur des marchés ou dans des piscines. Allez-vous dire aux Français effarés que c’est la vie normale des sociétés occidentales ?
Bien sûr que la montée de cette violence est insupportable, mais c’est un problème occidental et pas exclusivement français. Pourquoi ? Le délitement des institutions, l’effacement des Églises, l’individualisme, les réseaux sociaux, l’anomie… Tout ceci est vrai à Berlin autant qu’à Barcelone ou à Paris.
Autre symptôme d’un mal collectif, l’installation au cœur de la vie publique d’un parti qui a fait de la conflictualité et de l’antisionisme son fonds de commerce.
Les black blocks, c’est un problème de maintien de l’ordre, LFI c’est un drame politique – et un danger pour la démocratie. Moi qui suis fils de communiste, je regrette le temps béni du PC qui était un facteur d’ordre. Soyez marxistes ! Il existait des classes sociales. Le cynisme de Mélenchon est épouvantable. Ce type qui était un jaurésien dur, plutôt franc-maçon et athée, autrement dit absorbable, fait ce pari totalement cynique sur le vote des banlieues et utilise, à ce titre, l’antisémitisme comme un aliment. Cela dit, si le PS n’avait pas fait preuve de mépris de classe à l’égard de ce garçon, il aurait été ministre d’État sous Hollande, car c’est le plus doué de la bande. Avec Mitterrand, qui se foutait de savoir d’où venaient les gens, Mélenchon n’en serait pas là, et nous non plus. Par exemple, sans LFI, l’onde de choc qui traverse les campus et le monde intellectuel, et interdit à mon amie Caroline Eliacheff de s’exprimer dans une université, n’aurait pas la même violence.
Comment jugez-vous plus globalement la manière dont les Français ont réagi au 7-Octobre ?
La société institutionnelle s’est, dans l’ensemble, bien comportée. Je me suis réjoui de la présence de Marine Le Pen, que je continue de qualifier d’extrême droite, à la manifestation contre l’antisémitisme. Si en 1938, l’Action française avait manifesté contre l’antisémitisme, 1940 n’aurait pas été 1940 de la même manière.
En revanche, l’absence d’Emmanuel Macron à cette manifestation est injustifiable, même s’il a raison de s’opposer à Netanyahou qui porte une immense responsabilité. Après le choc historique du premier vrai pogrom depuis 1945, la façon de faire la guerre de Netanyahou, à commencer par la famine dénoncée par l’ONU, a donné du grain aux antisémites latents du monde entier. L’opposition israélienne devrait promettre une loi d’amnistie si elle arrive au pouvoir, afin de nous débarrasser de l’angoisse de Netanyahou d’aller en taule et donc d’accélérer son départ.
L’antisémitisme ne s’est pas réveillé à partir des allégations de famine à Gaza, mais du 8 octobre. Et aujourd’hui, Guillaume Erner observe que beaucoup de juifs songent au départ, sinon pour eux, pour leurs enfants.
Je suis vraiment un très mauvais juif, parce que je ne raisonne pas ainsi. Aujourd’hui, tous les curés de la terre se portent en première ligne face à l’antisémitisme. Ce n’était pas le cas avant.
On ne saurait affirmer la même chose s’agissant de tous les imams…
Si vous voulez me faire dire que l’on déplore en France une hausse inquiétante de l’antisémitisme d’origine islamique, c’est incontestable. L’antisémitisme classique, celui de la bourgeoisie française, a complètement disparu. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Il y a de mauvaises raisons de ne pas être antisémite ?
Pour taper sur les musulmans, il n’y a rien de mieux qu’afficher son soutien à Israël et aux juifs.
Vous pointez à juste titre la responsabilité de Mélenchon, du wokisme universitaire dans la montée de l’islamisme et de l’antisémitisme. Mais le « cercle de la raison » n’y est-il pas aussi pour quelque chose ? Après tout, la société multiculturelle n’est-elle pas l’enfant de la mondialisation dont vous nous assuriez qu’elle rendrait la France plus apaisée ?
Je reconnais qu’au moment de l’affaire du foulard de Creil, en 1989, je me suis trompé. À l’époque, j’ai trouvé excessive la réaction d’Élisabeth Badinter et d’Alain Finkielkraut. Or ils avaient raison de prôner une laïcité dure, à laquelle j’adhère désormais. Quand je suis à Londres, cela ne me gêne pas du tout que la fille qui contrôle mes bagages soit voilée. Mais à Paris, cela me rendrait fou.
Pourquoi ?
Parce qu’il existe des identités nationales. Une policière voilée à Londres, c’est conforme au modèle britannique. Les Anglais traitent les minorités comme ils traitaient leurs colonies, c’est-à-dire sans vouloir les intégrer. Les Français, eux, avaient le projet d’assimiler.
Le modèle britannique est plutôt mal en point. En France, supposant que l’assimilation soit toujours notre projet, comment assimile-t-on des musulmans ?
Sur l’islam, le texte le plus intelligent que j’ai jamais lu est le discours de Ratisbonne, prononcé par le pape Benoît XVI en 2006. Il y explique que la laïcité a été inventée par le Christ, quand il a dit qu’il fallait rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César, alors que l’islam, qui confronte directement Dieu au croyant, n’envisage pas l’existence d’une société civile autre que religieuse. Autrement dit, l’idée de résister à l’islamisme en œuvrant à l’instauration de régimes démocratiques dans le monde arabe est vouée à l’échec. Dans les pays musulmans, les seules forces qui ont pu s’opposer aux intégristes ont été les dictatures militaires.
Certes, mais on ne va pas instaurer une junte chez nous. Alors que fait-on ?
On affirme une laïcité dure. Ma sœur, aujourd’hui à la retraite, était médecin dans un centre de santé à Gennevilliers. Elle m’a parlé d’une de ses patientes. Lorsque cette dame attendait son premier enfant, elle venait au centre en cheveux. À l’arrivée du deuxième enfant, elle a commencé à porter le voile. Et lorsqu’elle était enceinte du troisième, son mari a demandé à être présent aux rendez-vous, pour s’assurer que sa femme n’était pas examinée par un homme. À l’époque où la laïcité était encore prônée dans les banlieues, cela était inconcevable.
Giorgia Meloni dans l’émission « Porta a Porta », décembre 2022. Élue sur la promesse de maîtriser les frontières, elle a dû régulariser des centaines de milliers de migrants sous la pression du patronat. Photo: Stefano Carofei/SIPA
En attendant de convaincre cette dame de se libérer de l’emprise maritale ou de convertir son mari au féminisme, n’est-il pas urgent de réviser en profondeur notre politique migratoire ?
Vous soulevez un problème insoluble. D’un côté, nous avons besoin d’immigrés et de l’autre, les opinions publiques ne veulent pas d’immigrés. En Italie, Giorgia Meloni, élue sur la promesse de maîtriser les frontières, a régularisé 500 000 migrants sous la pression du patronat. Cette contradiction est la même dans tous les pays riches, et j’avoue ne pas savoir comment la résoudre.
Peut-être devrions-nous imiter Meloni qui est en même temps libérale et populiste.
Impossible. La tradition politique italienne est trop différente. Il existe chez eux une chose qui n’existe pas en France, et qui s’appelle le transformisme, c’est-à-dire la doctrine de la trahison sophistiquée.
Dans ce cas, les illibéraux tiennent la corde. Et pas seulement en raison de leur programme sur l’immigration, mais aussi de leur discours sur l’énergie et sur l’Europe, sujets sur lesquels ils disent des choses très sensées…
Sur le sabotage de la politique énergétique française, je l’admets, ils ont des arguments : la France a subi une dictature écolo et a empalé son nucléaire civil pour très longtemps. Mais sur le reste des questions économiques et sur l’Europe, le cercle de la raison ne s’est pas planté. Le pouvoir d’achat a augmenté, la richesse s’est accrue. S’il n’y avait pas eu l’euro, la France serait un fétu de paille bousculé par les événements, avec un niveau de vie au moins de 15 % inférieur. En revanche, je vous accorde que nous n’avons pas répondu aux pulsions identitaires des sociétés.
Ce que vous appelez « pulsions identitaires », comme s’il s’agissait d’affects irrationnels, c’est la volonté, parfaitement respectable, des populations historiques de ne pas devenir culturellement minoritaires chez elles. Et elles s’expliquent par le fait qu’une part non négligeable des immigrés présents dans notre pays ne veulent pas s’assimiler.
Oui, ce sont des « Français de papier », comme dit Bruno Retailleau. Une expression qui ne m’a pas choqué. Je suis d’accord avec vous sur ce constat. Seulement, je doute que les populistes y apportent de bonnes solutions.
Pourquoi ne pas essayer des gouvernants qui semblent mieux comprendre le peuple que vous ?
Parce qu’en matière économique, il n’y a toujours pas d’alternative. Certes, plus personne ne préconise le saut dans l’inconnu que serait la sortie de l’UE. De sorte que l’accession d’un RN non frexiteur au pouvoir est devenu le scénario alternatif le plus probable. Supposons que Marine Le Pen soit élue présidente. Supposons même qu’elle soit très compétente et que les élites la rallient. Économiquement, les faits resteraient plus forts qu’elle. Quant à l’immigration, elle ne la contrôlerait pas davantage. Tout cela au prix d’une mise en cause des institutions comme le font tous les pouvoirs populistes. Et donc avec le risque de voir attaqués les « checks and balances » comme aujourd’hui aux États-Unis.
En somme, on ne peut rien faire. Reste que les résultats des gens raisonnables ne sont pas franchement brillants. Comment la Macronie peut-elle encore tenir ?
D’ici la présidentielle, il faut que le bloc central signe un pacte de non-agression avec les socialistes. Mais pour cela, il devra payer une rançon : le maintien des mesures fiscales mises en place par Michel Barnier, à savoir le prélèvement sur les grandes entreprises de 8 milliards et le taux minimum de 20 % sur les plus hauts revenus, qui pénalise les riches vivant à crédit avec l’argent de leurs holdings intermédiaires. À la limite, on pourrait même le passer à 22 %.
Et la taxe Zucman ?
La taxe Zucman est une invention diabolique comme seuls les Français en ont le secret. Sous Giscard, un économiste, Alain Cotta, avait conçu un impôt sur l’investissement. Il fallait le faire, ça ! Eh bien, Zucman, c’est tout aussi loufoque !
Attendez, Gabriel Zucman n’est-il pas un brillant économiste ?
Sans aucun doute. Il a même été documentaliste pour moi quand il était jeune… Seulement, soyons raisonnables ! Si on appliquait sa taxe, les créateurs de start-up à succès qui ne dégagent aucun profit, comme la société Mistral AI, seraient obligés de vendre des actions pour payer l’impôt. Qu’à cela ne tienne, répond Zucman, l’État leur rachètera lesdites actions… Mais, mon garçon, tu n’as jamais rencontré un entrepreneur de ta vie ! Zucman est vraiment intelligent, sauf qu’avec lui on voit combien le monde académique peut être à des années-lumière de la réalité.
Et sur les retraites, faut-il faire aussi des concessions ?
Je ne pardonne pas au patronat français de ne pas avoir transigé sur la pénibilité lors des discussions du conclave. La CFDT était prête à accepter les 64 ans si on reconnaissait des exemptions dans les cas des métiers pénibles. Maintenant, le terrain est miné. Le conclave de François Bayrou, était une idée intelligente car il excluait l’État de la négociation. Son échec est désolant.
Vous êtes l’un des rares à penser du bien de Bayrou…
Quand il a dit aux Français qu’ils ne travaillaient pas assez, c’était courageux. Et j’ai été surpris de voir qu’il n’a pas été passé à tabac par l’opinion alors qu’il l’aurait été il y a dix ans. Je salue la maturation qu’il a rendue possible dans le pays.
Ses alertes de mise sous tutelle de notre économie par le FMI étaient-elles fondées ?
La probabilité que la BCE – pas le FMI – nous impose des réformes pour nous consentir une future ligne de crédit de secours n’est pas à exclure. C’est ainsi qu’ont été ont traités les pays du Club Med.
Ce serait une bonne chose ?
Ce serait désolant d’être obligé d’en passer par là mais au moins, cela ouvrirait les yeux de Macron, qui ne comprend pas qu’il arrive encore à tenir un tout petit peu sur la scène internationale, notamment depuis que les Allemands ont demandé de se placer sous notre protection nucléaire, uniquement parce qu’il a en main la force de dissuasion héritée du général de Gaulle.
Vous dites que Macron ne comprend pas tout. Mais vous, comprenez-vous Macron ?
J’ai compris une chose à son sujet : il est intelligent, il a surtout un aplomb extraordinaire, mais comme tous les narcissiques, il est victime d’un déni de réalité. Cela m’est apparu évident à la veille des élections européennes. Ce jour-là, il m’appelle et je lui dis : « Le RN fera 30, et le bloc central fera 15, et tout ceci n’a aucune importance si Deschamps nous conduit en finale de l’Euro. » Sa réponse est formidable : « Tu te trompes, ça ne sera pas 30-15, ça sera 26-22. » Là, j’ai compris qu’il vivait dans un univers fictif. Depuis, nous ne nous parlons plus.
Et Sébastien Lecornu ?
C’est une personne de qualité. Mais son problème est de passer pour un clone de Macron. Il devra donc faire plus de cadeaux au PS pour acheter du temps jusqu’à la présidentielle.
Vous lui voyez un destin élyséen ?
J’ignore qui sera le plus à même de défendre le camp des modérés en 2027. D’où ma proposition, que je répète inlassablement depuis deux ans : une primaire ouverte parmi les figures du bloc central, de Gabriel Attal à Bruno Retailleau. S’ils ont trois ou même deux candidats, Mélenchon est au deuxième tour.
Bravo la France, avec un duel Bardella-Mélenchon. Ce serait à pleurer.
Que ferez-vous dans un deuxième tour RN-LFI ?
En 2017, dans une telle configuration, j’aurais voté Mélenchon. En 2022, je me serais abstenu. En 2027, si Mélenchon est à 49 % dans les sondages, je crains d’être conduit à un vote dont la seule idée me révulse encore.
Organisation du travail. Même les plus hauts profils professionnels, comme les cadres supérieurs, semblent condamnés à devenir les accessoires à peu près conscients des machines.
Le propre d’une civilisation, écrivait Maurras dans ses Idées politiques, c’est la « disproportion qu’il faut appeler infinie » entre la valeur du legs, matériel et moral, que le nouveau-né en reçoit ; et l’addition personnelle qu’il est susceptible d’y faire, par son travail et ses découvertes nouvelles, le temps de son existence limitée. Rapporté aux richesses et aux connaissances accumulées par la stratification millénaire des générations, toute contribution individuelle pèse comme rien ; dans « le simple soc, incurvé, d’une charrue […], l’obéissance d’un animal de course ou de trait », nous dit encore le Martégal, réside un « capital démesuré » qu’aucun être humain isolé ne pourra jamais rembourser.
Et cette insolvabilité, précisons-le, n’est pas vouée à se réduire, mais à s’accroître encore ; avec chaque nouvelle addition au grand legs de l’humanité, la suivante devient en effet tout à la fois plus difficile et plus dérisoire, car le trésor a grossi entre temps. Bientôt, la thésaurisation est telle qu’elle ne laisse plus guère à quiconque, hormis quelques génies, l’espoir d’y participer sous une forme autre qu’atomistique. Les progrès ne s’interrompent pas ; mais leur sophistication, en même temps qu’elle exige la contribution d’un nombre grandissant d’êtres, appelle aussi l’anonymisation et la dépersonnalisation croissante de leur concours. Le « jeu » laissé à chacun, admissible antérieurement, doit alors être réduit d’autant que les entreprises se compliquent ; comme le doigté organisationnel requis augmente, chaque cheville ouvrière est ainsi confinée plus étroitement dans sa partie.
Cantonné à son activité microscopique par la division à l’extrême des tâches, privé d’une véritable vue d’ensemble, l’individu devient alors étranger au processus même dont il participe, tant la place personnelle qu’il y tient est parcellaire et ténue. Il ne parvient tout simplement plus à s’en approprier les résultats. Il n’est, mesure-t-il, qu’une insignifiante goutte d’eau, une molécule anecdotique dans un immense océan d’intervenants. Sa valeur ne vient pas de ce qu’il porte en propre ; mais au contraire de sa capacité à être pixel dans l’image, ou pierre dans l’édifice, c’est-à-dire de son aptitude à s’oublier pour se fondre dans l’immense écheveau collectif. Sa première qualité, pourrait-on dire, c’est de savoir disparaître derrière son quantum d’œuvre.
La vastitude de l’entreprise commande cette substituabilité de chacun : comment, en effet, considérant sa portée, jaugeant les moyens requis par sa mise en œuvre, pourrait-on accepter d’en faire reposer l’issue – le succès ou l’échec – sur quelque chose d’aussi fragile et versatile que l’humain ? La mitigation rationnelle des risques, au contraire, impose précisément de l’en rendre aussi indépendante que possible. L’humain, avait déjà mesuré Taylor, n’est pas un facteur à privilégier ou à développer ; mais une source inépuisable de défectuosités et de retards, à neutraliser autant que faire se peut. En ce qu’il [l’humain] échappe, résiste, voire vicie le calcul optimisateur, il est le principal obstacle à l’organisation scientifique du travail, et du monde par-delà ; sa raison première de déperdition d’efficacité. La singularité de la personne humaine, dans cette optique, est comme la résistance linéique du câble qui dissipe par effet Joule une partie de l’énergie électrique qu’il transporte : un écart à l’idéalité, cause d’une diminution du rendement. Autrement dit, une déperdition dont l’ingénieur ne saurait se satisfaire ; vouée, dès lors, à faire elle-même l’objet d’une optimisation méthodique et continue.
Genèse du sentiment surnuméraire
L’inintelligibilité de sa tâche et l’évidence de sa substituabilité ne sont donc pas des phénomènes inédits: l’ouvrier, au XIXème siècle, éprouve déjà leur douloureuse réalité. Dans la généalogie de Marx, le sentiment surnuméraire des travailleurs naît le premier, dès le stade coopératif, alors qu’ils sont réunis en grand nombre pour fabriquer les mêmes objets, bien qu’ils les réalisent encore intégralement. La perte de sens, quant à elle, intervient chez l’ouvrier avec la division du travail, autrement dit au stade suivant de la manufacture, bien qu’aucune machine n’ait encore été introduite à ce moment-là. En fragmentant la production du bien, en effet, « ce n’est pas seulement le travail qui est […] subdivisé et réparti entre individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé », « estropié », en étant cantonné à une aliénante virtuosité de détail. Bientôt d’ailleurs, cette habileté manuelle de l’ouvrier, qui donnait son nom à la manufacture, est transférée à la machine, qui inaugure ainsi le stade de la fabrique, puis de l’usine. Alors l’ouvrier, de maître d’un outil devient proprement l’« accessoire conscient d’une machine », un auxiliaire que la répétitivité mécanique et l’inintérêt de sa tâche tendront promptement à rabougrir intellectuellement.
A cet égard, la première, puis la seconde révolution industrielle (celle du pétrole et de l’électricité) ont établi avec netteté la condition de l’ouvrier comme serviteur de la machine, comme sous-automate[1]. Cette configuration inédite, plaçant l’homme sous la machine, et l’envisageant sous cette seule perspective, restait toutefois circonscrite aux classes sociales les plus basses, et à des pans limités de la vie sociale : dans bien des fonctions, le concours compréhensif des individus demeurait nécessaire ; et chacun, dans nombre d’interactions quotidiennes, pouvait vérifier, sinon son indispensabilité personnelle, du moins son irremplaçabilité complète par des cylindres et des pistons.
Charlie Chaplin « Les Temps modernes », 1936. DR.
L’approfondissement de l’exode rural, d’une part ; la naissance et le développement de l’État social, d’autre part, vont parallèlement fragiliser cette expérience ordinaire que l’individu pouvait faire de son irremplaçabilité locale. Chacune de ces évolutions, en même temps qu’elle aura son lot d’avantages et de commodités, va entamer chez lui le sentiment ce qu’on pourrait appeler « la nécessité de sa présence dans le monde » ; sentiment qui naît de l’hypothèse de sa disparition, et des conséquences, dommageables, sensibles, qu’il lui imagine avoir sur le cours usuel des choses. Or, précisément, l’incorporation massive à la ville, où nul n’existe sans son double, d’une part ; la mise en place d’une solidarité anonyme, détachée des anciens liens inter-personnels, et appelée à une omnipotence croissante d’autre part ; ne vont avoir de cesse de rendre cette conjecture plus acceptable, parce que préparée pour être socialement plus indifférente. Dans le proche même, comme à l’usine, les configurations de présence ou d’absence d’un être doivent devenir moins discernables ; avec le développement de l’État social et l’urbanisation de la population, on s’emploie à ce que ce soit le cas économiquement, mais aussi affectivement, en dissolvant les liens de l’individu avec sa famille « clanique » (repli sur la famille « nucléaire ») et avec son milieu originel.
Chacune de ces transformations consacre une réduction de la dépendance à l’hasardeuse variable humaine, un « progrès » tayloriste, en somme, vers une plus grande homéostasie du corps social. L’individu lui-même n’est pas sans gagner à ce nouveau régime de relations incognito : en se massifiant, donc en perdant toute familiarité – en renonçant à s’incarner dans des visages –, la solidarité économique se fait aussi moins aléatoire, moins contingente, moins astreignante relationnellement parlant ; quant à la vie en ville – outre qu’elle est naturellement plus « brillante », plus animée, plus « kaléidoscopique » que l’existence à la campagne -, en ce qu’elle dissimule la personne dans l’anonymat des foules, elle lui est aussi plus permissive et plus libérale. Dans chaque cas, une forme d’affranchissement personnel, en même temps que d’« efficacité supérieure », est atteinte, par la grande agrégation des risques et la mutualisation partielle des ressources, d’un côté ; la concentration urbaine des hommes et des activités, de l’autre.
Le corollaire inévitable de ces évolutions, toutefois, c’est l’évidence croissante de sa « surnumérarité », pour parler comme Rilke ; plongé dans l’anonymat du nombre et une inédite apesanteur sociale, un sentiment nouveau envahit en effet l’individu : celui du caractère superflu, presque inutilement redondant, de sa propre existence. Son enracinement antérieur était certes un déterminisme, géographique, sociologique, tout ce qu’on voudra ; c’était, aussi, un déterminisme de sa présence dans le monde. Lemême réseau de causalités qui le vouait à être ceci plutôt que cela, le vouait encore à être, tout simplement ; son surgissement et sa persistance dans la vie n’avaient pas à être interrogés, parce que ces choses allaient de soi. Avec la rupture de cet emmaillotement, l’homme se voit brutalement confronté au caractère arbitraire de sa présence dans le monde, – économiquement surnuméraire, même, dans le cas du chômage -. S’il y a toujours place, c’est à titre statistique, non pas nominatif.
Généralisation du sentiment surnuméraire
La poursuite de la seconde révolution industrielle et l’avènement d’une troisième (celle de l’informatique et de l’information) vont approfondir et étendre encore cette « condition statistique », pour employer une formule de Valéry. L’organisation scientifique du travail, autrefois circonscrite aux fonctions les plus subalternes, frappe les cadres qui y avaient jusqu’alors été soustraits. Les tayloriseurs eux-mêmes commencent à être taylorisés. La description célinienne des « bâtiments trapus et vitrés » de l’usine Ford de Détroit, « sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s’ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible », rend certes compte, originellement, d’une expérience ouvrière ; à l’horizontalité près, je ne peux me défendre du sentiment que c’est la condition bureaucratique du col blanc moderne, parqué dans son box de verre, qu’on m’évoque aujourd’hui. Lui-aussi, désormais, dans son univers professionnel, s’éprouve plus comme matricule que comme individu. Cette diffusion du sentiment surnuméraire dans les classes sociales des pays développés est d’autant plus sensible qu’elle se combine à une évolution de la structure de l’emploi, ayant vu, depuis les années 50, la proportion de travailleurs indépendants chuter drastiquement dans les pays de l’OCDE[2], et donc la salarisation progresser d’autant[3],[4].
Sur l’échelle ouvrière, le cadre en est désormais au stade de la manufacture ; il lui reste donc encore à connaître celui de la fabrique et de l’usine. Mon hypothèse, c’est que ce sera le rôle de l’intelligence artificielle (IA) que de le faire basculer dans ce degré dernier de réification.
Vers un approfondissement de l’aliénation ?
Dans cette perspective, il me paraît, à terme, aussi naïf de croire que l’IA sera mise au service du travailleur, que de croire que la machine fut mise au service de l’ouvrier. L’informatique (ou le numérique) s’est apparenté, pour le travailleur immatériel, à un outil à son service (on pourrait en faire un « prolongement » de notre cerveau ou de notre pensée, comme l’outil était un « prolongement » de la main ouvrière). A ce titre déjà, il n’a cependant pas été sans provoquer des formes d’assujettissement en retour, ni sans rendre possible des organisations plus aliénantes de travail (centralisation accrue des décisions au détriment de l’autonomie du salarié, explosion bureaucratique du reporting lié au management par les indicateurs, etc.)[5]. Mais l’IA nous fera franchir un stade supérieur, analogue à celui concrétisé, pour l’ouvrier, par l’avènement des machines.
Ce rapprochement nous projette à cet égard dans un avenir où l’ex-travailleur intellectuel sera avant tout un opérateur, c’est-à-dire un serviteur (en l’occurrence, un interrogateur, ou un alimentateur, en données comme en questions) de la machine, avec les conséquences documentées par le passé : agilité mentale (analogue de l’habileté manuelle) du salarié rendue toujours moins nécessaire, donc moins sollicitée ; perte d’intérêt de la tâche qui, alors même qu’elle est simplifiée, devient paradoxalement plus fastidieuse ; déclin des facultés qu’on cesse de stimuler, entraînant une baisse globale du degré de qualification, etc.
Peut-être appartiendra-t-il ainsi à notre siècle, comme Alain Supiot en exprimait le vœu, de réinterroger l’organisation et la nature elles-mêmes du travail, plutôt que de cantonner la délibération sociale aux seules mesures visant à compenser « en temps ou en argent une réification du travail jugée nécessaire » ?
A défaut, on voit mal comment le sentiment d’aliénation au travail, dont la série Severance a proposé récemment une frappante déclinaison dystopique, ne pourrait pas encore s’aggraver.
[1] Il faut relire, à cet égard, les pages mémorables du Voyage relatant l’expérience fordiste de Bardamu, à l’usine de Détroit, et notamment ces phrases incroyables par lesquelles Céline le fait remettre à sa place, dès son arrivée, par le biais d’un médecin qui l’examine : « Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n’êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu’on vous commandera d’exécuter… Nous n’avons pas besoin d’imaginatifs dans notre usine. C’est de chimpanzés dont nous avons besoin… »
[3] Fait significatif : la volonté d’organiser rationnellement les faits sociaux transcende l’opposition constitutive de la Guerre Froide. Le socialisme du bloc de l’Est, en effet, n’entend pas être moins « scientifique » que le capitalisme de l’Ouest. Sur bien des plans – et d’abord l’usage statistique -, il le sera d’ailleurs davantage ; succès tayloriste, pourrait-on dire, dont le bonheur individuel, précisément, ne sera pas sans se ressentir. Mais l’expansion de la « condition statistique » ne s’est pas limitée aux pays communistes ; elle a suivi plus largement la fameuse « dissémination industrielle », désormais planétaire, dans laquelle Spengler, dès 1931, dénonçait une dilapidation suicidaire de l’avance technique occidentale.
[4] Il faudrait mettre en parallèle, aussi, les évolutions du cadre familial. La famille, sommée par la vie économique d’être plus « agile », plus « modulaire », s’est déjà repliée avec l’exode rural et le développement de l’État social, sur son noyau élémentaire : le père, la mère, et les enfants. Par rapport à l’ancien modèle « clanique », les parents, par le découplage de la vie familiale et de la vie professionnelle, ont perdu, vis-à-vis de leurs enfants, leurs rôles de maîtres d’apprentissage ; en revanche, ils ont conservé une grande responsabilité éducative à leur égard. Cette structure familiale tranche donc avec l’état toujours plus « liquide » de nos sociétés ; aussi l’étape suivante, toujours en cours, consistera-t-elle à « fissionner » ce modèle nucléaire. Deux grandes tendances de fond y travaillent : l’autonomisation des existences (qu’on peut résumer de manière un peu simplificatrice par l’injonction à vivre pour soi, avec son cortège de familles éclatées et recomposées), d’une part ; et l’abolition du « privilège parental » en matière d’éducation (de plus en plus présenté à la fois comme une source d’inégalité sociale et comme une charge, pour l’enfant qu’on déforme, et pour l’adulte qui y aliène une partie de son faible temps libre), d’autre part.
[5] L’aliénation se définit comme le fait de devenir étranger à soi-même. En l’occurrence, j’entends le sentiment, inédit me semble-t-il par son ampleur, notamment chez les jeunes travailleurs, « de perdre leur vie à la gagner », comme si leurs heures travaillées, précisément, étaient une non-vie voire une anti-vie.
Fantasque et facétieux, la blague en tire-bouchon, l’écrivain Philibert Humm nous revient en ce début d’automne avec Roman policier aux éditions des Équateurs (sortie le 8 octobre). C’est à n’y rien comprendre comme d’habitude – donc à conseiller fortement aux lecteurs oisifs qui en ont assez des déclarations impudiques
Quand il ne fait pas l’intéressant dans le poste de télé (hier soir, il était en représentation au théâtre de Trapenard), Philibert Humm, plus si jeune que ça, 35 ans maintenant, écrit des livres à vocation humoristique et touristique. Il trouve dans le voyage, la source de son inspiration vélocipédique et parodique. Chacun son snobisme. Il rechigne au sérieux et au pesant. Quel frimeur celui-là ! Pour l’instant, la critique ne lui en tient pas rigueur. Il navigue donc à contre-courant de la caste des littérateurs à succès. Car du succès, il en a. Son éditeur, grand seigneur, lui fournirait, dit-on, dans les coulisses de Saint-Germain-des-Prés, gracieusement, un Land Rover de fonction pour ses déplacements intramuros. Le veinard ! De ce même éditeur, j’eus beaucoup de mal à obtenir une Peugeot 103 SP de location passablement fatiguée lors de la rentrée littéraire précédente. Philibert a la carte. Partout où il passe, les libraires sont en extase.
Freluquet !
J’ai vu des files interminables à ses signatures de province, même son camarade escaladeur Sylvain Tesson, un poil jaloux de ce turbulent cadet, trouve que la blague a assez duré. Dans le Bourbonnais ou le Nivernais, des instructrices girondes à la retraite et des factrices émotives en alternance lui tendent maladroitement son livre, un sanglot de bonheur à l’œil, les mains moites, le regard enamouré. Mon salaud, c’est de la concurrence déloyale. Tu as pensé aux autres ? Aux laborieux auteurs que nous sommes, qui n’avons ni ton physique avantageux, genre grand escogriffe des Carpates, ni ta plume pince-sans-rire baguenaudant entre l’almanach Vermot et la blondeur blondinienne. Ce public défaille à ta vue comme si tu étais le sosie d’Harry Styles et la réincarnation de Charly Oleg.
Cette fois-ci, j’étais bien décidé à me rôtir ce freluquet, lui chercher des noises sur sa syntaxe désaxée, tancer ses pitreries de carabin et rabrouer son air satisfait à la Desproges. J’étais gonflé à bloc. Alors, j’ai entamé Roman policier, malgré sa dédicace de connivence, le stylo entre les dents, la rage au ventre, la couleur du sang sur la page blanche du chroniqueur allait couler. Cette fois-ci, tu ne m’auras pas ! Monsieur feuilletonne après Roman fleuve et Roman de gare; Monsieur laboure, je vais me charger de dessouder le soc de ta charrue. Tu ne mystifieras plus personne en Ile-de-France et même jusque dans les plaines de la Beauce.
Impitchable
Au fil des pages, cette histoire loufoque, déplorable et admirable de disparition de la lettre « U » des enseignes de la ville de Pau m’a d’abord agacé, puis amusé et franchement épaté par son côté derviche-tourneur. Tu démarres par le vol d’un anti-vol, ta filiation avec Marcel Aymé et par une publicité déguisée pour une chaîne de magasin de sports. Tu te permets une boutade sur Roger Gicquel et sa moue à la Droopy qui démoraliserait une famille progressiste. Souviens-toi cependant, on l’oublie, que ses lancements étaient admirablement écrits, on aurait dit du Anatole France, c’est royal pour le vocabulaire. Ton double de papier, plus proche de Jack Palmer de Pétillon que de Philippe Marlowe part enquêter sur les rives du Gave. Tu nous as habitué à ces démarrages en michelines ; tu es l’écrivain du cul-de-sac et de l’embrouillamini. Le chantre des branques. Le naturalisme t’emmerde. Les bons élèves te soulèvent le cœur. Tu préfères les ratés, les perdus, les dysfonctionnels, les poètes du quotidien aux sachants. Ce que l’on aime chez toi, ce sont tes dérivations, tu pourrais te contenter de tracer droit dans cette affaire de vol, mais tu fainéantes, tu divagues, tu persifles, tu soliloques, tu ralentis la course, tu ne recules devant aucun bon mot, tu mets de la littérature gaie dans le désordre ménager. Ce que j’admire, c’est ton obstination à la dinguerie, à dévisser la réalité, ton culot aussi ; il n’y a même pas de policier dans ton roman qui est inracontable et impitchable.
Tu es un enquêteur à la Clouseau et non à la Clouzot. Tu n’as pas perdu ton « jeu » de prose. Tu t’affubles cette fois-ci d’un acolyte et tu choisis Vincent Dedienne. Chez d’autres, on crierait à l’imposture, à la mascarade ; chez toi, on applaudit cette mise en scène. Dedienne mange des abats, roule en Scénic, se prend pour Champollion et terrorise les serveuses. C’est un régal de fumisterie. Le voleur, collectionneur ou fétichiste, est anecdotique, seule la quête foutraque t’anime. Dans ce roman délirant et divertissant, il y a tous les ingrédients du plaisir gamin, d’une échappée ratée, donc sublime. Et quand Alvarez, chasseur de trésor professionnel derrière son computeur vous rejoint, la triplette assure le spectacle à la Une de la République des Pyrénées. On est chez Blake Edwards et Robert Lamoureux à la fois. Tu es un merveilleux pare-feu aux auteurs boursouflés. Tu ne prodigues rien. Il y a même un basketteur d’1,55 m dans ton roman, c’est dire ton dilettantisme souverain.
Nos politiques toujours au bord de l’action. Nommé à Matignon depuis 23 jours, le Premier ministre n’a pas encore formé son gouvernement…
On dirait que la politique n’est plus qu’un discours de la méthode, un art du dialogue, une aptitude au compromis, une sainte horreur de l’autorité et une peur panique de la décision.
Les responsables politiques, les Premiers ministres successifs, semblent de plus en plus demeurer au bord de l’action. Comme s’ils hésitaient à sortir du flou et à entrer dans le dur, comme s’ils répugnaient à quitter les virtualités et les espérances pour s’engager sur le terrain des choix – donc des exclusions – et des actes.
François Bayrou comme Sébastien Lecornu ne sauraient être considérés comme des personnalités médiocres, bien au contraire. Ils n’ont pas eu le même parcours, ne se ressemblent pas et leur psychologie n’est pas la même.
Pourtant, à les écouter et à les lire, je ne peux m’empêcher de les trouver fidèles à une même conception de la politique d’aujourd’hui : on retarde plutôt qu’on avance, on tente d’inconcevables ententes au lieu de débroussailler avec vigueur le maquis du réel, quitte à faire mal, à faire de la peine à certaines causes et à en privilégier clairement d’autres. On ne peut plus, en politique, piétiner en attendant le moment favorable : il ne viendra pas, il ne viendra plus.
L’entretien éclairant qu’a donné le Premier ministre au Parisien était très révélateur de cet état d’esprit actuel. S’il contenait quelques pépites de refus sans équivoque et d’orientations assurées, l’essentiel tenait cependant à une maîtrise subtile du non-dit, de l’implicite délicat et de l’explicite prudent. Comme si l’on avait tellement vanté la technique supérieure du Premier ministre pour les arrangements, qu’il ne parvenait plus à s’en détacher ou qu’il pressentait le risque imminent s’il osait s’aventurer dans l’audace.
J’entends bien que, depuis la réélection du président de la République, et plus encore depuis la dissolution, des contraintes impérieuses, notamment parlementaires, pèsent sur la vie gouvernementale et la démocratie au quotidien.
Sans doute, aussi, cette focalisation sur la forme est-elle la conséquence d’un fond de la politique devenu de plus en plus insaisissable, parfois presque illisible et opaque.
Il n’empêche qu’au-delà de cette conjoncture éprouvante, un mouvement profond semble se dessiner : les responsables politiques, les titulaires du pouvoir, semblent préférer demeurer au bord de l’action plutôt que d’entreprendre avec courage et résolution. Le souci du dialogue donne bonne conscience pour ne rien accomplir. Le délai de réflexion masque l’impuissance et fait croire qu’on domine l’avenir, alors qu’on a peur de lui.
Il faudra que la politique, demain, de droite comme de gauche, réapprenne cette vigoureuse et exaltante qualité : accepter de décider, savoir trancher.
Un homme armé a mené jeudi une attaque terroriste près d’une synagogue de Manchester, le jour de Yom Kippour, tuant deux personnes et en blessant grièvement quatre autres avant d’être abattu par la police. L’attentat, commis par Jihad al-Shami, un citoyen d’origine syrienne de 35 ans, était inévitable dans le contexte politico-médiatique britannique actuel, analyse Jeremy Stubbs.
Manchester est un des grands centres de la vie juive au Royaume Uni. Certes, il y a les quartiers historiques londoniens. D’abord, l’Est de la ville (l’« East End »), où se logeaient et travaillaient les immigrés pauvres, dont beaucoup de tailleurs qui, à leur manière, ont contribué à la mode et à l’élégance britanniques. Ensuite des quartiers plus huppés dans le nord de Londres, surtout le légendaire Golders Green, dont la population, selon le recensement de 2021, était juive à 49,9%.
Plus importante communauté juive du Royaume après la capitale
Pourquoi la deuxième plus grande communauté se situe-t-elle à Manchester? Les Juifs qui, à la fin du XIXe siècle, fuyaient les pogroms en Russie pour une nouvelle vie en Amérique arrivaient par bateau sur la côte nord-est de l’Angleterre, traversaient le pays et embarquaient à l’ouest, au grand port de Liverpool, sur les bateaux partant pour New York. Certains ont décidé d’arrêter leur voyage et de rester dans le nord-ouest anglais, surtout à Manchester. Déjà, à la suite de la Révolution industrielle, quand la croissance explosait dans cette ville, la famille Rothschild était présente. Mais c’est la grande vague migratoire vers l’ouest qui a créé la deuxième communauté juive après Londres, dont l’épicentre se trouve à Prestwich, aujourd’hui un quartier nord de Manchester. C’est juste à l’est de cette banlieue, à Crumpsall, qu’a eu lieu l’attaque de la synagogue hier.
La presse britannique affiche le tueur à la une des journaux.DR.
Tout a dû être soigneusement calculé. L’attentat a frappé les Juifs anglais au cœur d’un centre historique et le jour de la plus grande fête juive de l’année. Le message est clair : vous n’êtes en sécurité nulle part et la haine vous poursuivra indéfiniment. Le fait que cet acte intervienne à un moment où un processus de paix pourrait peut-être aboutir n’est pas anodin : quoi qu’il arrive, vous n’aurez pas la paix. Enfin : la démocratie et l’Etat de droit ne peuvent pas vous protéger, car vos ennemis font fi de ce qu’ils considèrent comme des Tigres de papier…
Faut-il renforcer la sécurité autour des synagogues et des autres centres de la vie juive? Mais elle est déjà renforcée et depuis longtemps ! Des mesures ont été prises bien avant le 7-Octobre. C’est justement ce qui a sauvé la synagogue dite de Heaton Park située à Crumpsall. L’action héroïque des gardiens et des fidèles a fermé les lieux à l’assassin armé d’un couteau et portant un engin explosif qui s’est révélé plus tard être factice.
À l’heure où j’écris ces lignes, le mobile de l’assassin, tué par des policiers armés sept minutes après le début de son attaque, n’a pas encore été déterminé. Mais les autorités ont immédiatement déclaré qu’il s’agissait d’un acte terroriste. L’identité de l’homme, Jihad Al-Shami, un citoyen britannique de 35 ans arrivé enfant de sa Syrie natale, suggère qu’il ne s’agit pas d’un complot d’extrême-droite. Il n’était apparemment pas connu des agents antiterroristes. Agissait-il seul, ou avait-il des complices? Trois personnes demeurant dans la localité ont été arrêtées. S’agit-il d’un acte isolé ou est-ce le prélude à une vague d’attentats? On attend toujours les réponses à ces questions.
Atmosphère lourde
Selon le grand rabbin du Royaume Uni, Sir Ephraim Mirvis, les Juifs du pays espéraient qu’un tel événement n’arriverait jamais mais savaient, au fond d’eux-mêmes, qu’il était inévitable. Et il faut dire que l’atmosphère – au sens de Gilles Kepel – était malheureusement propice. Juste après minuit, le 2 octobre, à Londres, une manifestation spontanée a réuni une centaine de militants propalestiniens qui ont marché jusqu’à la résidence du Premier ministre au 10 Downing Street, en scandant des slogans comme « Il n’y a qu’une seule solution : intifada, révolution! » Ils brandissaient des drapeaux palestiniens et au moins une bannière accusant Keir Starmer d’être un « criminel de guerre ». Les forces de l’ordre, si promptes et efficaces à Manchester, après qu’un attentat a commencé, n’ont rien fait à Londres. Et quelques heures après l’horreur de Manchester, les manifestants étaient de nouveau devant Downing Street, l’un d’entre eux criant: « Je me moque de la communauté juive en ce moment! » (L’original en anglais était beaucoup plus grossier).
Faut-il énumérer tous les cas où les autorités ont fait preuve de complaisance envers les militants propalestiniens au langage le plus violent ou d’inefficacité dans la poursuite judiciaire des infractions ? Au mois de février, un homme a brûlé un Coran devant le consulat turc à Londres. Il a été condamné à une amende presque comme s’il était coupable d’un délit de blasphème. On vient d’apprendre que l’homme qui est sorti du consulat pour le tabasser en le menaçant d’un couteau n’a écopé d’une courte peine de prison avec sursis… Au mois d’août, le chanteur du groupe nord-irlandais Kneecap a échappé à un procès pour apologie de terrorisme à cause d’un vice de forme. Le duo « punk-rap » Bob Vylan continue impunément à scander sur scène des slogans comme « Mort à Tsahal » et même « F** the fascists! F** the Zionists! Go find them on the streets! » – c’est-à-dire, « allez les trouver dans les rues ».
Aujourd’hui, trois citoyens britanniques se trouvent à l’hôpital dans un état grave, et deux autres, Adrian Daulby, 53 ans, et Melvin Cravitz, 66 ans, ont payé de leur vie cette « atmosphère ».
Où l’on apprend, à la fin du livre, grâce aux remerciements, qu’Agnès Desarthe, qui a beaucoup écrit pour les enfants mais pour les adultes aussi – et je me souviens avec émotion de L’année de leur chance – fait partie d’un orchestre d’harmonie pour lequel elle a écrit ce roman qui s’en inspire…
« C’est un hiver où rien ni personne ne doit mourir. Les rosiers continuent de porter des fleurs, plus chétives qu’au printemps, moins parfumées qu’en été, aux pétales décolorés presque transparents. Les framboisiers laissent pendre leurs petits visages rouges, comme honteux, sous les feuilles recourbées. »
J’avais déjà lu ce paragraphe lorsque je le retrouvais quelques pages plus loin. Je crus à une erreur de typographie, puis je compris que ce passage, augmenté d’un autre paragraphe, reviendrait telle une scansion musicale, autant de fois qu’il le faudrait pour introduire tous les personnages. Mais avant cela (et c’est ce qui explique la première phrase), le narrateur nous invite à un conseil municipal cocasse où le maire se désole car le cimetière est plein comme un œuf, comme dirait Georges Brassens, et on ne peut plus y enterrer personne. Certes, on peut regrouper les os, mais on peut aussi s’abstenir de mourir, ou, plus exactement, revenir à la vie.
Fil rouge
Et c’est ce que feront tous les personnages de ce conte qui emprunte moins au merveilleux qu’à la Providence ; comme si un fil rouge les reliait tous, afin que chaque rencontre soit l’occasion d’une résurrection. Ici, nul prince ni bergère ; nous sommes plutôt dans la France rurale ou dite périphérique d’aujourd’hui, et les personnages sont tous passablement cabossés et acquis aux besognes les plus humbles. Fossoyeur, maçon, dame qui s’occupe des petits à la garderie, dame qui fait le ménage à l’école etc.
Le fil rouge et le centre de gravité : l’orchestre d’harmonie, qui regroupe gens du village et du voisinage. Tous ne connaissent pas forcément le solfège, mais tous y participent à leur manière. Y compris Matis, le gosse insupportable : « Avant, quand sa mère l’emmenait écouter l’harmonie, il se bouchait les oreilles parce qu’il y avait trop de notes qui fonçaient sur lui de partout. » Heureusement, il y a un instrument qui trouve grâce à ses oreilles et qui sauvera la vie de celui qui en joue lorsque Matis saura en restituer le son au moment opportun. Et Raoul, qui allait se pendre, se retrouve avec un môme qu’il tient par la main, Raoul dont la mère était soi-disant grosse, d’après les gens, alors que lui ne la voyait pas comme ça. « Et ce n’était pas seulement son visage qui était beau, son corps aussi, qui était comme un bloc, tellement énorme qu’on avait l’impression que le tissu de la robe allait craquer. Les autres mamans n’étaient pas comme la sienne. On voyait leurs os en bas du cou, et aux poignets et aussi aux chevilles. Sa mère, c’est comme si elle n’avait pas eu d’os. Tout était courbe et ça tenait en place, c’était solide. Pas besoin de squelette. Les fleurs de la robe étaient étirées au maximum et ça aussi, c’était beau. »
Agnès Desarthe nous fait entendre une langue d’enfance où l’ironie méchamment apprise n’est plus de mise. On retourne en arrière, on apprend à regarder avec des yeux plus élogieux. On retrouve aussi les grandes amitiés des jeunes années : « Lorsque Goneril était avec Madeline, elle était emplie de miel. Elle était plus belle et plus intelligente. Elle était spirituelle et raffinée. Ensemble, elles choisissaient un endroit, dans leur quartier, derrière le collège, dans la forêt où les familles allaient pique-niquer le dimanche, et elles inventaient leur vie, leur vie future, à partir de là, c’est à dire à partir de rien. Il leur fallait d’abord construire une maison, puis ouvrir une boutique (les jours où elles s’imaginaient vendant des savons artisanaux), un restaurant (quand elles se voyaient cuisinières), une ferme (quand elles décidaient de devenir éleveuses)… A deux, elles pouvaient tout inventer et elles pouvaient tout vivre. Leurs phrases commençaient souvent par : « Et là, il y aurait… » »
On aurait dit que…
Fabuleux conditionnel de l’enfance avec son « on aurait dit que… » L’acuité à la langue et aux sons, on l’aura compris, est absolument primordiale. Et il arrive que parfois la langue sonne faux et que l’enfant l’entende particulièrement : « Tout ce qu’elle dit, ça m’énerve. Je ne sais pas ce qu’elle trafique avec sa voix, mais même quand j’ai mon casque sur mes oreilles et la musique à fond, je l’entends me parler. Sa voix est comme un serpent qui se faufile partout. » En revanche, la phrase heureuse délivre de l’humeur mauvaise en une seconde : « C’était comme si, pour la première fois, j’entendais une parole juste. »
Cette langue ne dit pas que l’enfance, elle dit aussi les rencontres amoureuses, l’intensité, l’exaltation, la vie augmentée avant que les ennuis commencent ; mais qu’à cela ne tienne, elles feront retour des années plus tard pour renaître autrement. Ainsi, de boucle en boucle, tous les personnages voient la vie refluer vers eux et leur donner une seconde chance. Avec, toujours au centre, l’orchestre d’harmonie qui porte merveilleusement son nom puisqu’il permet à chacun de trouver sa note enfin juste et ce faisant, sa juste place.
L’oreille absolue d’Agnès Desarthe, éditions de l’Olivier, 2025 144 pages.
Etam : une belle réussite française et le retour en grâce du glamour
À la lecture du programme TV de ce mardi 30 septembre, j’ai su immédiatement que celui-ci n’allait déclencher aucun débat, ni en mon for intérieur, ni avec mon conjoint. Regarder la présentatrice Elise Lucet s’acharner sur l’entreprise Peugeot dans un nouveau numéro de Cash Investigation ou suivre l’édition 2025 du défilé de lingerie Etam au Palais Brongniart: mon choix fut vite fait. Il faut dire que je n’ai jamais aimé ceux qui ne faisaient pas dans la dentelle.
Frou-frou, frou-frou, par son jupon la femme…
Au-delà de l’image de lingerie accessible et populaire que nous en avons, rappelons que le groupe Etam est avant tout une belle réussite à la française : une implantation dans 57 pays, 1 391 points de vente et 5 656 collaborateurs pour un chiffre d’affaires de 891M € en 2024, le tout au sein d’une entreprise familiale. Autant dire que, dans le milieu de la lingerie internationale, si Etam ne fait pas les tendances, il en est souvent à l’avant-garde. Le spectacle d’une vingtaine de minutes marquait la 18e participation de la marque à la Fashion Week parisienne. Sa diffusion télévisuelle en direct contribue à l’image d’accessibilité que le groupe cultive, bien loin du milieu de la haute couture dont il emprunte pourtant les codes pendant cet événement.
Une voix sensuelle digne du Crazy Horse annonce le début du show. La salle se teinte de rose avant l’arrivée millimétrée des mannequins, grandes, minces, aux jambes interminables. Dès le début, le ton est donné. Du rouge, du rose, des talons aiguilles, des froufrous, de la dentelle, des porte-jarretelles, de la transparence : les non-initiés n’y verront que les marqueurs traditionnels d’un défilé de lingerie. Et pourtant. Tout cela avait disparu des podiums depuis plus de cinq ans, bannis par le néo-féminisme, sacrifiés sur l’autel de la diversité et de l’inclusivité. On faisait alors l’éloge de la lingerie dite « confortable » et des corps différents, quitte à frôler parfois l’apologie de l’obésité. Il était question de no-bra : les jeunes femmes reléguaient leur soutien-gorge, vil objet d’oppression patriarcale, au fond du placard, faute d’oser le brûler à l’instar de leurs grand-mères dans les années 60. La marque américaine Victoria’s Secret, connue dans le monde entier pour ses anges (mannequins ailées), avait ainsi renoncé aux défilés dès 2019 suite à de trop vives critiques sur le manque de diversité. Au-delà des tendances lingerie, c’est donc le reflet de la société actuelle et de ses récentes évolutions qui nous sont donnés à voir lors de ses événements.
Musique: peut mieux faire !
Plus qu’un défilé, c’est un véritable show que nous a offert Etam avec une scénographie soignée, des jeux de lumières et des prestations d’artistes en direct, notamment la rappeuse française Théodora qui semble s’inscrire dans la lignée d’Aya Nakamura. Je regrette de n’avoir rien compris aux paroles de sa chanson tant sa participation à cet événement semblait galvaniser les foules. Une brève apparition de la Tiktokeuse française Léa Elui défilant dans une magnifique guêpière a enflammé les réseaux sociaux. Pour ma part, je découvre son existence et son audience de plus de 10 millions de personnes sur Instagram. Depuis toujours, la marque cible les jeunes générations.
Tout occupée à me pâmer d’admiration devant un bustier aux seins coniques, je me suis tout de même résolue à aller voir les réactions sur X. En voici un florilège : « Des femmes en sous-poids forcées par l’industrie de la mode à le rester et les sous-vêtements inconfortables, on arrête de les célébrer, non ?»,« Un comeback du sexisme »,ou encore« Est-on vraiment en 2025 ? ». Le retour en grâce du glamour et de la séduction ne fera pas que des heureuses. Aux États-Unis, les anges de Victoria’s Secret feront également leur retour dans quelques semaines pour un gigantesque show.
La pluie de pétales de roses, qui marque la fin du défilé, semble définitivement enterrer le mouvement body positive. Certaines avaient à l’époque hurlé à la révolution. Ce n’était finalement même pas une révolte, tout au plus un effet de mode dont le défilé Etam vient de sonner le glas.
Moins de 200 000 manifestants recensés en France le 2 octobre par les autorités: une mobilisation presque confidentielle pour un mouvement national. Les professeurs en particulier ont préféré «sécher» la grève. Cette corporation, qui vote massivement à gauche depuis des décennies, ne savait visiblement pas très bien pour quelle noble cause battre le pavé cette fois-ci.
Dans le Parisien d’hier matin[1], une professeur des écoles dit ne pas vouloir faire grève car les raisons avancées sont trop vastes, voire trop vagues et qu’elle n’y retrouve pas les nécessités de son métier.
Elle voudrait donc qu’on circonscrive les revendications à des objectifs plus spécifiquement scolaires, pense-t-on. Eh bien non ! Elle déplore qu’on ne parle pas et qu’on ne manifeste pas pour « l’inclusion ». Comme si ce terme désignait quelque chose de plus précis d’une part, et comme s’il désignait un problème typiquement scolaire d’autre part !
Il s’avère que deux histoires me furent racontées dernièrement au sujet de la dite inclusion. D’abord, et comme le souligne à maintes reprises Jean-Claude Michéa, il faut savoir que la plupart des réformes sociétales cachent une décision économique qui ne va pas de soi. Ici, le budget rétréci pour les hôpitaux de jour ayant vocation à accueillir des enfants en difficulté psychique. On supprime des moyens d’un côté, et on trouve la solution en demandant à des professeurs n’ayant aucune formation dans ce domaine, et n’ayant pas a priori à en avoir puisque leur métier ne consiste pas à s’occuper de ces enfants-là, de les accueillir dans leurs classes.
Un professeur d’histoire-géographie m’a raconté son expérience sur deux ans. Ne sachant absolument pas quoi faire de l’élève qui lui fut confié, il fit cours aux autres comme il avait l’habitude et le devoir de le faire, et l’élève resta en rade sur sa chaise l’année durant. Deux fois de suite, il connut cette situation absurde qui culmina dans la proposition que fit un collègue qu’on manifestât pour plus de moyens… pour l’inclusion. Pour le coup, l’intersectionnalité ici aurait eu du bon si elle avait inspiré une toute autre manifestation ; à savoir celle qui aurait accompagné le corps hospitalier pour qu’il récupère les moyens de s’occuper des enfants dont il avait la charge jusqu’à présent. Mais je suppose que cela l’aurait fichu mal, qu’on aurait crié à la discrimination, comment ça, sont contre l’inclusion, sale engeance etc.
La deuxième histoire concerne mon petit-fils aîné qui fait sa scolarité au fin fond de la Bretagne et qui a connu lui aussi deux années de suite les effets de l’inclusion à marche forcée. Nous sommes en primaire et deux enfants en difficulté psychique accompagnés chacun d’un AESH (accompagnateur d’enfant en situation de handicap) n’écoutent ni le professeur ni l’AESH, perturbent le cours à longueur de journée, infligeant aux autres enfants un bruit et une fatigue dont personne ne veut entendre parler. C’est toujours cette préférence pour la minorité dont la majorité fait les frais qu’on privilégie. En outre, on peut se demander en quoi le coût d’un AESH par enfant revient moins cher qu’un budget conséquent pour des professionnels en hôpital de jour…
Était-il si difficile d’imaginer l’inclusion autrement ? Etait-il à ce point difficile de penser à des activités communes, à des sorties communes, à des rencontres sur certains thèmes ou durant des voyages ? Afin que des enfants ne pouvant suivre la scolarité habituelle puissent rencontrer leurs congénères et nouer des liens avec eux. Ainsi, chacun aurait pu bénéficier de l’enseignement qui lui convient tout en profitant de moments partagés. Il est étonnant de s’apercevoir que le mantra qui, de nos jours, fait de la différence la valeur absolue soit noyé dans une inclusion qui veut l’effacer à tout prix…
L'essayiste américain Adam Szetela part en guerre contre la cancel culture. DR.
Dans son essai That book is dangerous !, Adam Szetela analyse comment, aux États-Unis, la littérature jeunesse est de plus en plus soumise aux pressions de la « sensiblerie », où diversité, sensitivity readers et panique morale transforment l’écriture et l’édition. La censure alimente et renforce les stéréotypes identitaires qu’elle pense combattre.
Le journaliste Adam Szetela a obtenu son doctorat de littérature anglaise à Cornell University. Son livre porte en exergue cette citation de Ray Bradbury dans Farenheit 451 : « Il y a plus d’une façon de brûler un livre. Et le monde est plein de personnes se précipitant pour le faire, une allumette à la main ». Il se fonde sur des entretiens avec des auteurs, des éditeurs (the Big Five), des agents littéraires, des patrons de librairies et des sensivity readers, pour la plupart sous garantie d’anonymat. Des professionnels consacrés aussi bien que des débutants. Il examine avec eux ce qu’est devenue la littérature aux États-Unis, tout particulièrement celle destinée aux enfants et aux jeunes adultes (13-18 ans), à l’ère de la sensiblerie (ma traduction de « Sensitivity Era »).
Les idées à l’ère de la sensiblerie
La diversité : Avec l’émergence de Twitter (X aujourd’hui) en 2006, la question de la diversité a envahi les échanges sur la littérature pour enfants et jeunes adultes. C’est en partie dû à l’apparition de mouvements tels que #BlackLivesMatter et #YesAllWomen. Certains hashtags comme #WeNeedDiverseBooks, apparu en 2014, sont devenus viraux. Les éditeurs ont alors pris conscience de l’existence d’un marché pour ces livres. L’appel à la diversité concerne aussi bien les auteurs que leurs personnages. #OwnVoices met l’accent sur la nécessité de disposer d’auteurs de même identité[1] que leurs personnages.
La sensiblerie : À l’ère de la sensiblerie, on recrute des sensitivity readers qui ont eux aussi leur hashtag, lequel a eu pour effet de générer des entreprises fournissant des sensitivity readers chargés d’évacuer tout ce qui pourrait heurter le lecteur, sur toutes sortes de sujets. À Riptide Publishing, on exige des auteurs mettant en scène des caractères d’une autre identité que la leur qu’ils aient consulté un sensitivity reader avant de jeter un œil sur leur texte.
L’essentialisme : Le sensitivity reader se voit comme une sorte d’ambassadeur culturel de sa race, sa sexualité… En fait, il perpétue l’idée qu’il y aurait des façons authentiques d’être noir, gay, trans… Le sensitivity reader est payé pour faire entrer des personnages fictifs dans des catégories fictives de la race qui pérennisent ainsi l’exotisation et les stéréotypes. Pour l’historien Touré F. Reed, c’est une manière de conforter les stéréotypes racistes. Finalement, pour être libérés de cette obsession, les auteurs auraient intérêt à raconter des histoires sur des mâles blancs hétéros. Si l’on se réfère au Smithsonian National Museum of African American History and Culture, la culture blanche serait caractérisée par des qualités (pensée rationnelle et objective, relations de cause à effet, politesse, horaires rigides…) absentes chez les noirs ! Cet essentialisme se propage au nom de l’authenticité. Ainsi, JK Rowling aurait-elle écrit un livre sur des filles dans des corps masculins. D’où le succès d’Harry Potter auprès des filles.
Le présentisme : Il réduit l’univers des auteurs non seulement à leur identité, mais aussi à leur époque. D’où l’épuration des auteurs anciens dans les programmes et les bibliothèques publiques. Pour Adam Szetela, les enseignants qui veulent voir Shakespeare éjecté des programmes ne diffèrent guère des enseignants chinois maoïstes. Lorsque les auteurs anciens sont maintenus, leur lecture devient un jeu de repérage des stéréotypes de leur époque. Comme l’écrit Adam Szetela, c’est comme dire d’Einstein qu’il avait deux jambes. Ironiquement, ces critiques sur le canon occidental sont… occidentales. Il y a une certaine condescendance à juger qu’un étudiant né dans une famille pauvre serait heurté par la littérature classique. Ce genre de condescendance rend les enseignants plus protecteurs et les jeunes plus fragiles. Les cibles de l’éviction d’auteurs anciens sont « typiquement des auteurs morts qui ont accompli ce dont les autres écrivains ne peuvent que rêver ». Alors que beaucoup d’écrivains célèbrent leurs prédécesseurs, « c’est eux-mêmes que les prophètes du présentisme célèbrent ». En 2023, Penguin Random House annonça qu’il allait ajouter des centaines de changements supplémentaires à Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl, par rapport à ceux de 1988. « Il n’y a pas d’interrupteur pour arrêter le tapis roulant du présentisme ».
L’expertise : L’expérience personnelle est élevée au-dessus de l’expertise professionnelle. Mais un Noir, par exemple, s’il est conservateur ou seulement modéré, ne sera pas forcément considéré comme un expert. Au pire il sera accusé de racisme intériorisé. Cette vision de l’identité comme gage d’expertise force des auteurs, contre leur gré, à s’identifier d’une certaine manière et amène à des « outings » gênants.
Les comportements à l’ère de la sensiblerie
Paniques morales du passé : Dans les années 1940-50, les bandes dessinées suscitèrent une peur et une hostilité disproportionnées par rapport à la menace. Après que le Sénat américain eut constitué un sous-comité sur la délinquance juvénile, les éditeurs s’imposèrent des normes en fondant une Comics Code Authority. Il y allait du bien-être des enfants. En 1954-56, plus de la moitié des BD en kiosque disparurent. La croisade morale se déplaça ensuite sur la TV.
Paniques morales d’aujourd’hui : Avec Twitter (2006) et GoodReads (2007), une nouvelle croisade morale entreprit de purifier les livres pour enfants et jeunes adultes du racisme, du sexisme, de l’islamophobie… Ainsi, A place of Wolves sur la guerre au Kosovo (2019), dans lequel le vilain était un musulman albanais conduisit son auteur Kosoko Jackson à s’excuser sur Twitter. Il arrive que des campagnes de dénigrement soient lancées sur des livres que personne n’a encore lu. Mais il n’y a pas de pardon, même après la confession et les excuses de l’auteur. En fait, la question morale ainsi soulevée ne tient qu’aux centaines de like et retweets. Certains disent détester des livres qu’ils n’ont pas lus et mettent des notes si basses qu’elles dissuadent de les lire. Une censure de la part d’Amazon, vu sa taille sur le marché, équivaut à rendre un livre inaccessible. Éditeurs et auteurs sont obligés de s’incliner devant Amazon, entreprise qui, elle, devra s’incliner devant ceux qui déclenchent des paniques morales. Farenheit 451 publié en 1953 fut réécrit par l’éditeur en 1956, à l’insu de Ray Bradbury, par « peur de contaminer la jeunesse ». Ce fut la seule version imprimée en poche disponible jusqu’à ce que l’auteur en soit averti par des étudiants six ans plus tard.
Structure de la panique morale : Une panique morale survient quand les gens perçoivent une menace sur la société. Avec la BD, ce fut la hausse des arrestations de mineurs, relayée par la presse. Aujourd’hui, c’est la menace qui pèserait sur les minorités. La panique morale s’en prend à des cibles qui ne sont pas responsables des menaces détectées. Ainsi, la littérature jeunesse développerait l’intolérance et les traces d’intolérance qu’elle contient sont prises comme des éléments de preuve. « Les critiques littéraires prétendent être des psychologues capables de diagnostiquer ce qui se cache dans l’esprit des auteurs, des lecteurs et même des personnages de fiction » observe Adam Szetela ! Pourquoi cette fixation sur les livres quand les réseaux sociaux ou la filmographie sont des supports de rechange ?
La panique morale recourt au concept de contagion morale. Les agents littéraires eux-mêmes sont inquiets d’être contaminés par association. Des éditeurs en sont réduits à inclure des clauses morales dans leur contrat les protégeant en cas de découverte, après publication, d’un comportement répréhensible de l’auteur. La panique morale réduit la littérature à un outil didactique. Si l’ère de la sensiblerie persiste, ce sont les livres didactiques qui ont les meilleures chances de survivre à l’abattage. Lequel s’applique aussi aux livres pour adultes. Mettre en scène un raciste sans être catalogué raciste devient difficile. Les acteurs des croisades morales s’identifient à des Diversity Jedi. La métaphore du Jedi dit bien la lutte sans merci qu’ils engagent dans leurs combats et qui peut aller jusqu’au retrait du livre. En effet, le succès d’un livre a une composante sociale.
Les premières critiques de personnes influentes sont déterminantes et ont un effet boule de neige. L’internalisation de la possibilité d’une punition publique peut amener les auteurs à appliquer des normes auxquelles ils sont opposés. Comme tout guerrier d’une croisade morale le sait, le nombre fait la force. La croisade peut commencer avec des commentaires de lanceurs tout à fait ordinaires qui, lorsqu’ils sont repris par des personnes d’importance et connues, mettent le feu.
La « novocaïne linguistique[2] » : Une escalade verbale dans la sensiblerie peut frapper un écrivain de la « diversité » lui-même jugé pas assez « divers ». Par exemple s’il raconte une histoire de gays en oubliant la présence de trans. C’est en punissant ceux qui sont déclarés immoraux que l’on affiche sa haute moralité avec un risque d’autoradicalisation, caractéristique du comportement grégaire. Il y a toujours, sur les réseaux sociaux, des personnes extérieures à l’enjeu d’une querelle mais en manque de reconnaissance qui vont s’immiscer et en rajouter.
Bien que faisant partie des écrivains de langue anglaise les plus populaires, JK Rowling, accusée de tous les travers à la mode, est devenue le punching-ball de la croisade morale en littérature. On a même brûlé ses livres. Si elle peut ignorer les brûleurs de livres, ce n’est pas le cas des auteurs débutants.
L’économie politique de la sensiblerie
L’aveuglement aux différences sociales : Les âmes sensibles d’aujourd’hui privilégient les identités aux inégalités économiques. Ces dernières ne semblent pertinentes que si elles relèvent de différences identitaires. Un enfant noir est censé s’identifier à un Noir plutôt qu’à un Blanc de même classe sociale.
Comme l’écrit Adam Szetela, cet engouement pour la diversité chez les intellectuels leur permet de parler de justice sociale sans parler des (et aux) pauvres et sans avoir à évoquer leur avantage financier. Il est plus facile d’exclure la classe sociale en laissant croire que tout finira par s’arranger lorsque les biais auront disparu grâce aux séminaires de redressement moral et aux confessions publiques. Les Blancs qui dominent chez les éditeurs et les agents littéraires et qui dénoncent le privilège blanc ne se précipitent pas pour céder leur place à un candidat de la « diversité »…
Ceux qui définissent les usages linguistiques sont aussi ceux qui ont les moyens et font la leçon aux autres. Ainsi « sans-abri », jugé offensant, est remplacé par « logement précaire ». L’humoriste John Laster a proposé, lui, « poignée de porte déficiente ». Ce n’est pas qu’une question de livres mais aussi de présentation de soi.
Les entrepreneurs de morale de la gauche : Ce sont, d’après la définition de Howard Becker, des gens qui ont la possibilité d’améliorer leur statut après avoir conduit une croisade morale. On a tendance à supposer que le succès d’une poignée de « représentants de la diversité » va ruisseler. Pourtant, ce qui reste important est de savoir qui a une place à la table où sont signés les contrats lucratifs. D’après Adam Szetela, la meilleure chose qui soit arrivée à Ibram X. Kendi est la mort de Georges Floyd. « Kendi devrait intituler son prochain livre Comment devenir un capitaliste », après avoir écrit Comment devenir antiraciste. En 2024, pour assister à sa conférence à Boston sur « How to Raise an Antiracist », il fallait payer au moins 61$ (premier prix du billet). Penser que seuls des adultes noirs pourraient écrire des livres sur les enfants noirs, c’est croire à une cognition séparée.
Certains universitaires indiquent leur nombre d’abonnés Twitter dans leur CV, ce qu’exigent aussi certains éditeurs lors d’une proposition de livre. Plus des écrivains sont humiliés publiquement, plus le recours aux sensitivity readers se généralise et plus les éditeurs chercheront à se montrer vertueux en allongeant les biographies éloquentes sur les couvertures.
Les entrepreneurs de morale de la droite : Après l’arrêt de la publication de six livres « dangereux » du Dr Seuss et leur retrait en librairie, des conservateurs sont entrés dans la bataille. On a ainsi vu Kevin Mc Carthy, alors président de la chambre des représentants, diffuser une vidéo de lui en train de lire l’un de ces livres. Alors que les entrepreneurs de morale de gauche expliquent que la cancel culture est une invention de suprémacistes blancs, les conservateurs cherchent à répondre aux électeurs qui veulent être libérés des contraintes du politiquement correct. Politiquement correct, qui, en dépit de ses mésusages, apporte aux gens le langage pour mettre en lumière un problème social. Si Philippe Nel a cherché à redéfinir la censure – la cancel culture ne serait, en fait qu’une healing culture – l’enquête du Morning Consult en juillet 2021 a montré qu’une majorité d’Américains en avaient une vision négative, même chez les plus jeunes (59% chez les 13-16 ans). Il n’est pas étonnant que les Républicains aient saisi cette opportunité. Adam Szetela y voit la possibilité d’un retour de flamme évoqué par Timur Kuran : l’opinion privée, cantonnée à la clandestinité, se durcit et trouve des porte-parole éloquents. C’est le cas d’Andrew Doyle, qui s’est fabriqué un double woke sur Twitter – Titiana McGrath – et qui compte 700 000 abonnés. Si les conservateurs, motivés par la nostalgie, se battent aussi pour faire censurer les livres qu’ils n’aiment pas, la droite dévore rarement les siens. Ses actions n’ont pas fait plier les éditeurs. Cependant, comme l’a prouvé le succès de Jordan Peterson, « les grands éditeurs ne sont pas prêts à sacrifier des bénéfices gargantuesques » et il arrive que les manœuvres hostiles à la publication d’un livre se retournent en opération publicitaire.
Les campus, épicentre du développement de la sensiblerie
C’est là que sont formés la plupart des écrivains.
La fragilité et les sentiments projetés sur les gens de couleur et formulés dans le langage du soin règlementent ce qu’ils peuvent faire et dire. L’alliance des Blancs et des Noirs des années 1960 a évolué vers une institutionnalisation de névroses, avec des Blancs qui volent au secours des Noirs en les faisant passer pour des faibles et des idiots et demandent à ces derniers de s’en délecter. C’est une forme de « racism of low expectations » (John McWorter). La prolifération de guides visant à protéger contre tout risque d’être heurté dans n’importe quel segment de la population a conduit les éditeurs à trouver refuge dans une littérature « anodine ». Cette croisade morale dans la littérature a traversé l’Atlantique en raison de « l’impérialisme culturel » des États-Unis.
Parce que les croisés de la morale ont tendance à voir, dans les livres qui leur déplaisent, une violence comparable à la violence physique, ils considèrent cette dernière comme une réponse appropriée à ces livres.
Comment en sortir ?
Parmi les croisés de la morale qui sévissent sur les réseaux sociaux certains ne supporteraient pas que l’on brutalise ainsi un de leurs proches. Philippe Rochat parle d’« acrobatie morale » pour décrire cette aptitude à changer de codes moraux selon les situations. Par ailleurs, une étude menée à Yale a montré que les gens sont plus sensibles aux arguments d’experts qui partagent leurs valeurs.
C’est pourquoi, ce sont ceux qui ont les « bonnes identités » qui sont les mieux placés pour mettre fin à la panique morale actuelle. Pour que le mouvement pour une littérature plus diversifiée et plus sensible perdure, il devra cesser d’exclure les personnes qui veulent écrire ou lire les livres qui dérangent ses affiliés…
The MIT Press, 288 p., août 2025 Cet article a été publié sur le blog de Michèle Tribalat.
Le décès à Paris, le 21 septembre 2025, de Sergueï Khodorovitch, l’un des derniers dissidents soviétiques réfugiés en France pendant la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991), ravive à la fois le souvenir des immenses espoirs de liberté surgis à la chute de l’Union soviétique, et celui des désillusions cuisantes qui s’en sont ensuivies.
« En fin de compte, qu’est-ce que l’existence ? On meurt plus tôt, on meurt plus tard, de toutes façons, la différence n’est pas grande. Essayer d’échapper aux dangers dans cette vie, cela n’en vaut pas la peine. Si on vit selon les commandements de Dieu, ce qui va nous arriver, eh bien, de toutes façons à la fin, on meurt… » Sergueï Khodorovitch lors d’un entretien avec le journaliste Nicolas Miletitch pour le documentaire « Au succès de notre cause désespérée ».
Sergueï Khodorovitch (1940-2025), rescapé du Goulag et ancien administrateur du Fonds Soljénitsyne d’aide aux prisonniers politiques et à leurs familles[1], fut le témoin de l’histoire effroyable de la Russie soviétique, puis, dans son exil parisien, à partir de 1987, le spectateur perplexe de l’évolution de l’Occident triomphant.
Une enfance sous la férule du « Père des Peuples »
Né à Stalingrad en 1940, l’année précédant le déclenchement de l’opération Barbarossa, lancée, en juin 1941, par l’Allemagne nazie contre les Soviétiques, Sergueï Khodorovitch est évacué vers Barnaoul, capitale de l’Altaï au cœur de la Sibérie, dans le cadre du grand exode de 16 millions de civils soviétiques, décidé par Staline. Dans l’après-guerre, sa famille est déplacée vers la Crimée. En effet, en 1944, Staline – le « Père des peuples » (otets narodov) – et son acolyte sanguinaire Beria ont déporté des centaines de milliers de Tatars de la péninsule criméenne vers l’Asie centrale, les accusant de collaboration avec les Nazis pendant l’occupation allemande (1941-1944)[2]. Des Russes et des Ukrainiens sont transférés vers la Crimée, dans les années qui suivent, en vue de repeupler la péninsule largement vidée de ses habitants. Dès les années 1960, habitant à Maly Mayak, un village de la mer Noire près de Yalta, Sergueï Khodorovitch prend conscience de l’injustice du régime soviétique et se met à refuser de voter aux élections. L’abstentionnisme est à l’époque un acte de défiance vis-à-vis de l’État soviétique susceptible d’entraîner de graves ennuis aux citoyens récalcitrants.
Les prémices de la lutte clandestine
Staline est mort en 1953. Le camarade Krouchtchev qui lui a succédé à la tête du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), laisse se produire un relatif dégel au sein de la société sur fond de « déstalinisation ». Au mitan des années soixante, Léonid Brejnev va se charger de verrouiller à nouveau le système. Sur fond d’athéisme d’État écrasant, de persécution des Chrétiens et de muselage insoutenable de toute parole non conforme, Sergueï Khodorovitch, arrivé de Crimée à Moscou dans les années 1970, est rapidement influencé par l’action militante de sa cousine Tatiana Khodorovitch (1921-2015), au sein du Mouvement pour la défense des droits de l’homme en Union soviétique,aux côtés des dissidents Sergueï Kovalev (1930-2021) et Tatiana Velikanova (1932-2002), qui participent à la publication de la Chronique des événements en cours relatant les arrestations et les condamnations d’opposants antisoviétiques. Cet activisme vaut à Kovalev et à Velikanova, d’être arrêtés et condamnés au titre de l’article 70 du code pénal qui punissait la propagande et l’agitation antisoviétiques, considérées comme crimes contre l’Etat. En 1974, Kovalev écope d’une peine de 10 ans de Goulag. En 1980, Velikanova est condamnée à quatre ans de camp suivis de cinq ans de relégation en Asie centrale. Arrêtée en 1974, Tatiana Khodorovitch, jugée indésirable en Union soviétique, est forcée par les autorités de quitter le pays. Elle part en exil à Paris.
Kovalev, qui fut un proche collaborateur du physicien Andreï Sakharov (1921-1989), au sein du Mouvement de défense des droits de l’homme en Union soviétique, contribuera à fonder avec lui l’association « Memorial », dédiée principalement à la réhabilitation des victimes de la répression soviétique (association malheureusement dissoute par décision de la Cour suprême russe en 2021), puis il sera nommé président de la Commission des droits humains auprès du président de Russie Boris Eltsine.
Le fonds Soljénitsyne
En 1973, c’est en France que le manuscrit de L’Archipel du Goulag, l’œuvre majeure d’Alexandre Soljénitsyne (1918-2008), Prix Nobel de littérature en 1970, est publié pour la première fois, grâce notamment à l’aide de mon ancien professeur, l’éminent slaviste Nikita Struve (1931-2016), aux éditions YMCA-Presse/Centre culturel Alexandre Soljénitsyne, sises rue de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris Vème. Les droits d’auteur issus de la publication de ce témoignage inédit sur la funeste réalité du régime soviétique, seront reversés clandestinement au Fonds d’aide aux prisonniers politiques et aux victimes de la répression. Le fonds, créé en 1974 par Soljénitsyne, est géré par le dissident Alexandre Guinzbourg (1936-2002). Journaliste, Guinzbourg est dans le collimateur des autorités pour avoir publié un ouvrage clandestin sur le premier grand procès politique après la mort de Staline : celui des dissidents Andreï Siniavski et Youli Daniel (1966).En 1977, il est condamné à une peine de huit années de colonie pénitentiaire en Mordovie, puis expulsé avec quatre autres dissidents aux États-Unis en 1979, dans le cadre d’un échange américano-soviétique de prisonniers[3]. À partir de novembre 1977, Sergueï Khodorovitch prend la succession d’Alexandre Guinzbourg comme administrateur du Fonds Soljénitsyne, qu’il co-dirige avec Arina Guinzbourg. Tatiana Khodorovitch, Malva Landa et Kronid Lioubarsky, qui ont également dirigé le Fonds, ont été contraints à l’exil.
L’arrestation
Arrêté le 7 avril 1983, Sergueï Khodorovitch est accusé de « diffusion systématique d’inventions mensongères calomniant le système soviétique » – les « fake news » en termes plus contemporains ! Il est détenu à la sinistre prison de la Boutyrka (Moscou), dont les murs ont vu passer, en d’autres temps, des prisonniers célèbres, tels que le chef des émeutes paysannes Emelian Pougatchev au 18ème siècle, les écrivains Ossip Mandelstam et Alexandre Soljénitsyne lui-même.
Le KGB veut briser Sergueï Khodorovitch et lui soutirer des aveux. Des prisonniers de droit commun viennent le rouer de coups et lui fracasser le crâne, mais il ne fléchira pas[4]. Il est condamné à trois ans de camp à régime sévère et emprisonné de 1983 à 1987, au camp de Norilsk en Sibérie, dans des conditions dantesques. Dans cette ville située au nord du cercle polaire arctique (la ville la plus septentrionale du monde), Staline a fondé en 1935, le goulag de Norilsk : le « Norillag ». Cette institution carcérale concentrationnaire a officiellement pris fin en 1956, mais le dernier camp soviétique fermera en 1991. Le Français Jacques Rossi, ancien communiste, auteur du Manuel du Goulag[5], y purgea une partie de sa peine, qui dura 24 ans.
Sur ses années d’incarcération à Norilsk, Sergueï Khodorovitch a confié au journaliste Nicolas Miletitch, le témoignage suivant : « J’ai passé une fois 87 jours d’affilée au cachot, dont 45 jours tout seul, dans le froid en permanence. On m’a mis dans un tel état que j’avais les jambes qui gonflaient, je perdais connaissance et j’ai attrapé la tuberculose »[6].
A la veille de sa libération, en avril 1986, il voit sa peine renouvelée pour trois années supplémentaires « par décision administrative d’un tribunal tenu en prison », cruelle invention datant de l’ère Brejnev[7]. Il est condamné à une nouvelle peine de trois ans et passe 45 jours dans un cachot sans fenêtre et sans chauffage[8]. Il est libéré, à l’époque de la Perestroïka, le 18 mars 1987, après des tractations entre Reagan et Gorbatchev et un nouvel échange de prisonniers. Extrêmement malade, il est expulsé d’Union soviétique. Contraint d’émigrer, il se retrouve, avec son épouse Tatiana et son fils Igor, âgé de 14 ans, en transit à Vienne puis en exil à Paris. « Sergueï était un homme d’honneur, de devoir et de courage incomparable », a résumé Natalia Soljénitsyne, la veuve du grand écrivain qui fut la présidente du Fonds Soljénitsyne à l’étranger.
Sans illusions
À partir de la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, l’espoir d’une libération imminente des peuples restés captifs de l’autre côté du Rideau de fer (selon l’expression churchillienne), anime les dissidents en exil. Mais après l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991, le chaos qui s’installe en Russie provoque leur désarroi. Nombre d’entre eux commencent à comprendre que l’émergence d’une société post-communiste se fera sans eux[9]. Un sentiment de désillusion s’installe durablement.
Entre 1991 et 2000, souvent conseillés par les mêmes Occidentaux qui avaient œuvré pour la chute du soviétisme, les nouveaux oligarques post-soviétiques trompent et spolient les peuples déboussolés de l’ex-URSS, en s’accaparant impitoyablement les immenses ressources qui étaient autrefois la propriété de l’État soviétique, tandis que les mafias les plus sanguinaires torturent, assassinent et s’enrichissent de manière révoltante. Après le piteux retour au pays des troupes soviétiques stationnées dans les pays du Pacte de Varsovie, un profond sentiment d’humiliation et de honte ravage le moral des ex-citoyens soviétiques, y compris les exilés en Occident.
Les grands écrivains dissidents que furent Alexandre Soljénitsyne et Alexandre Zinoviev (1922-2006) – vivant en exil respectivement aux États-Unis et en Allemagne – tirent alors la sonnette d’alarme et ne cachent pas leur amertume et leur mécontentement face à l’attitude arrogante de l’Occident victorieux. Ils reviennent en Russie. Pour les militants des droits de l’homme que furent Sergueï Khodorovitch et quelques autres, l’exil va se poursuivre jusqu’à la mort, dans le chagrin et la mélancolie. Maigre consolation pour nombre d’entre eux, la liberté religieuse totale que permet l’Occident.
L’arrivée au pouvoir de Poutine, ancien du KGB, à compter de 1999/2000, consterne les dissidents, car ceux-ci ont été traumatisés à vie par les perquisitions, les arrestations, les tortures, la détention pendant plusieurs années en hôpital psychiatrique ou au Goulag. Les arrestations et les assassinats d’opposants à Poutine, la réhabilitation de Staline par Poutine, la situation effroyable en Tchétchénie, l’intervention russe en Syrie en 2015, la guerre fratricide sanglante en Ukraine, achèveront de les désespérer.
Ces dissidents incarnaient la lutte contre le totalitarisme soviétique[10]. Ils avaient trouvé en France une terre d’accueil. Désormais, ils ont tous disparu : avant Sergueï Khodorovitch, il y eut aussi Victor Fainberg (1931-2023), Arina Guinzbourg (1937-2021), Tatiana Khodorovitch (1921-2015), Leonid Pliouchtch (1939-2015), Natalia Gorbanevskaya (1936-2013), Alexandre Guinzbourg (1936-2002), Andreï Siniavski (1925-1997), Vladimir Maximov (1930-1995). Tous ont œuvré au péril de leur vie pour notre liberté, mais force est de constater qu’ils furent malgré eux instrumentalisés par l’Occident, puis abandonnés à leur sort. Ce même Occident se fourvoie aujourd’hui dans une dérive mondialiste déshumanisante et supprime sans vergogne les libertés individuelles, libertés autrefois brandies comme un étendard dans la lutte contre la férule du communisme, tandis que la Russie, embourbée dans des guerres de plus en plus sanglantes, terrifie le reste du monde et s’enfonce dans la répression sordide de toute opposition politique.
Le combat de Sergueï Khodorovitch était nécessaire, mais il ne doit jamais être invisibilisé et relégué aux oubliettes de l’histoire. Face au spectre de la surveillance de masse qui se profile sur l’ensemble de la planète avec, en toile de fond, l’instauration de l’identité et de la monnaie numériques, du crédit social, de la censure des réseaux sociaux, du muselage de la parole et de l’invisibilisation et de la criminalisation des oppositions politiques – ces inventions perverses des leaders mondialistes du Forum de Davos – son exemple de courage extraordinaire servira certainement de modèle aux futurs citoyens récalcitrants qui, par nature, n’accepteront jamais, au sein de nos « démocraties occidentales », la survenue d’un Goulag nouvelle mouture : le Goulag numérique globalisé…
[1] Русский фонд помощи политзаключенным и их семьям
[2] Cette tragédie restera dans l’histoire sous le nom « Sürgünlik » : l’Exil.
Dans les médias comme en économie, Alain Minc défend le système libéral. Mais il peine à trouver des solutions à la sérieuse crise identitaire que traverse la France. Très remonté contre Emmanuel Macron, il plaide pour l’union des modérés. Mais en cas d’un duel présidentiel entre LFI et le RN, il voterait pour ce dernier en se bouchant le nez.
Causeur. Le 31 août, vous avez été le tout premier invité de la nouvelle émission de Thomas Legrand sur France Inter. Et le dernier, puisque quelques jours après, le journaliste a dû démissionner, suite à la publication d’une vidéo dans laquelle il assure à des cadres socialistes qu’il « fait ce qu’il faut pour Dati ». Que vous a inspiré cette affaire ?
Alain Minc. Cette histoire est ridicule. Tout le monde sait que les journalistes et les hommes politiques nagent dans la même piscine. Là, nous avons vu une version de gauche, mais il existe mille autres versions de droite.
De nombreux contribuables trouvent tout de même fâcheux de payer pour un audiovisuel public à ce point militant…
Dans ce cas, il faut qu’ils exigent aussi de l’équanimité sur les antennes privées. Dans ma vision du capitalisme, le marché et la règle de droit doivent aller de pair. Or de ce point de vue, la régulation des ondes françaises est mollassonne. Et on se retrouve en fin de compte avec une chaîne comme CNews, aux positions très tranchées, d’ailleurs plus tranchées à droite que France Inter l’est à gauche.
Si le service public est soumis aux mêmes règles que le privé, s’il n’est pas astreint à une forme de neutralité, pourquoi financerait-on un secteur public de l’audiovisuel ?
Parce que l’absence de publicité après 20 heures permet d’être moins accroché à l’audimat. Et France Culture et France Musique demeurent un luxe assez unique en Europe.
De plus, vous semblez partager l’obsession de pas mal de monde sur CNews, mais ce n’est pas le seul média privé où s’expriment des opinions tranchées…
C’est vrai, pour une raison simple. En France, les médias dépendent trop des lubies des grandes fortunes qui les possèdent. Dans le monde anglo-saxon, ça ne se passe pas comme ça. Le New York Times, coté en bourse, est astreint à des règles de gouvernance très strictes ; le directeur de la rédaction de The Economist est nommé par un board of trustees. Et je ne parle pas des journaux allemands qui sont détenus par des fondations.
Vous avez écouté France Inter après le 7-Octobre ? Vous connaissez leur ritournelle progressiste, antifasciste…
Dans la presse actuelle, le vrai scandale n’est pas France Inter, mais Le Journal du dimanche, où un changement de ligne a été imposé par le repreneur Vincent Bolloré. Racheter un titre qui a une histoire, le vider de ses journalistes et y mettre d’autres journalistes pour opérer un basculement idéologique, cela me pose un problème. Si nous étions dans un authentique régime libéral, la loi donnerait aux rédacteurs un droit de veto, à la majorité des deux tiers, sur la nomination de leur directeur.
Alain Minc s’entretient avec Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques pour Causeur, septembre 2025. Photo: H. Assouline
Vous êtes un dangereux bolchevik ! Si on vous suit, il n’est nullement scandaleux que le contribuable finance une radio de gauche sous influence des syndicats, mais vous voulez interdire à un milliardaire de changer la ligne d’un journal qu’il a racheté ?
Si Bolloré avait injecté 200 millions dans Valeurs actuelles, cela ne m’aurait posé aucun problème. L’ADN d’un journal est un élément clé de la démocratie. Si Le Figaro basculait à gauche, cela me perturberait autant, mais le risque est faible !
En attendant, j’ai pris une décision, je ne fréquente plus aucun média du groupe Bolloré.
En somme, vous les (nous) traitez comme des ploucs…
Non. Je connais maints gens de qualité qui y travaillent, mais je n’aime pas ce Fox News français.
C’est très condescendant pour la France qui regarde CNews. Cette chaîne donne de la visibilité à des faits et points de vue qui étaient jusque-là censurés, vous auriez préféré que ça continue ?
Tout est affaire de mesure. Cnews est passé du statut de contrepoint, ce qui est sain, à un stade obsessionnel sur certains sujets.
C’est votre point de vue. Venons-en à l’état du pays. Comment le qualifiez-vous ? Déclin ? Crise ? Catastrophe ?
Je parlerais d’angoisse collective. Notre situation me fait penser à l’Italie de la partitocrazia. Et d’ailleurs la ressemblance va au-delà de la vie politique puisque dans le monde des affaires aussi, on voit les petits entrepreneurs de plus en plus indifférents à ce qui se passe à Paris, comme leurs homologues transalpins vis-à-vis de Rome. Dans les pays riches, il existe un indicateur de l’angoisse collective, c’est le taux d’épargne des ménages, et le nôtre est à 19 %. S’il descendait à 17 %, l’économie serait sauvée ! L’origine de cette angoisse, c’est que depuis 1958, ce pays avait l’habitude d’être gouverné et que, depuis le « crime » de la dissolution, il ne l’est plus.
Consulter le peuple, un crime, comme vous y allez…
Il y avait une équation politique assez stable, Macron avait une majorité relative, mais cela passait. S’il avait été un peu plus habile après sa réélection en 2022, il aurait acheté les républicains contre un plat de lentilles, comme les gaullistes achetaient les giscardiens, si bien qu’à l’heure actuelle, il présiderait paisiblement le pays. C’est son incapacité à faire de la politique qui a abouti au tripartisme. J’ai très peur que le système dysfonctionne durablement. Car rien ne garantit que le prochain occupant de l’Élysée ait une majorité à l’Assemblée.
Certes, mais la division de l’Assemblée reflète celle de l’opinion. N’est-il pas bon que des idées et sensibilités longtemps exclues du débat public siègent enfin au Parlement ?
Une démocratie doit être représentative, mais elle doit aussi fonctionner. En Angleterre, les travaillistes sont à 20 % dans les sondages et ils ont 200 députés d’avance à la Chambre. Et si Farage gagne les prochaines élections, ce qu’on ne peut pas exclure avec le scrutin uninominal à un tour, il aura tous les pouvoirs. Aux États-Unis, la fraction populiste gouverne avec une main très lourde en dépit de sa très faible majorité et personne ne le remet en cause. Et nous ne sommes pas non plus dans un de ces royaumes scandinaves où la culture du contrat social et du compromis fait que les populistes arrivent à être avalés par des gouvernements sociaux-démocrates. J’ai peur que tout cela finisse très mal.
C’est-à-dire par la victoire du RN ?
Pour être honnête, je suis encore plus épouvanté par le risque que l’AfD prenne le pouvoir en Allemagne. Le RN, à côté, ressemble à une troupe d’enfants de chœur. Mais le risque de sa victoire continue à me hérisser.
Il n’est pas sûr que l’angoisse que vous observez soit liée au bazar institutionnel. Elle est aussi générée par le sentiment d’humiliation d’un pays qui s’est longtemps complu dans le mythe de sa grandeur. Peut-être payons-nous le génie du Général qui, comme le dit Sloterdijk, a habillé notre défaite en victoire…
Nous aurons au moins ce point d’accord. Un pays battu s’est retrouvé dans le camp des vainqueurs. La géniale illusion gaulliste, perpétuée par François Mitterrand et Jacques Chirac, a faussé l’image que nous avions de nous-mêmes, de sorte que la France n’a jamais réglé son problème avec sa défaite et sa lâcheté de 1940. Et voilà que quatre-vingts ans plus tard, elle se finance plus mal que tous les pays du « Club Med » ! Peut-être que nous ne sommes pas assez humiliés.
Comment cela ?
Si on était vraiment humiliés, je veux dire si le Trésor avait du mal à trouver de l’argent sur les marchés, ce qui est loin d’être le cas, la France serait obligée par Bruxelles de faire des réformes.
Notre sentiment de grandeur nationale a partie liée avec notre rapport multiséculaire à l’État. Seulement le colbertisme fonctionnait tant que le souci de l’intérêt général prévalait. Aujourd’hui, les Français ne se demandent pas ce qu’ils peuvent faire pour leur pays, mais sont très soucieux de ce qu’il doit faire pour eux.
Je vous rejoins encore. La montée de l’individualisme et la mondialisation conduisent un peu partout en Occident à une baisse de la capacité d’action de l’État. Or, si l’Allemagne est un peuple-nation et l’Italie, une langue-nation, la France est, au sens le plus entier du terme, un État-nation, une nation crée par l’État. Résultat, on vit très mal cette destitution. Parce que nous perdons sur les deux tableaux : celui de l’État identitaire, régalien, et celui de l’État providence et des services publics.
Finalement, le problème n’est-il pas que nous ne savons plus ce qui fait de nous une communauté politique – une nation ? Admettez que ces scènes récurrentes d’émeutes, de pillages et de blocages ne sont pas l’expression d’un vivre-ensemble très apaisé…
Mais arrêtez de vous faire peur ! Ce sont les sociétés contemporaines. Jamais les gosses des quartiers ne sont allés dans le centre de Paris avec la même intensité qu’à Londres. À Stockholm, paradis de la social-démocratie égalitaire, les émeutes ont été pires qu’en France.
On voit que vous ne vivez pas à Châtelet !
Il y a une minorité d’anars d’ultra-gauche qui sont des casseurs, mais on ne peut pas dire que cela exprime un pays. Il y a eu des centaines de milliers de manifestants le 18 septembre, il y en avait trois millions dans les manifestations anti-retraites, et ce, de façon parfaitement paisible, alors oui, il y a des débordements en fin de cortège.
Le 18 septembre, il y avait aussi une guillotine sur laquelle on pouvait lire : « Bolloré, Arnault, Stérin : couic ». Il ne manquait que vous…
J’étais sur le « mur des cons ». J’attends d’être promu au stade de l’échafaud en pancarte !!
De plus, vous oubliez les émeutes qui ont suivi la mort de Nahel ou la victoire du PSG, ou les meutes qui, cet été, ont fait irruption sur des marchés ou dans des piscines. Allez-vous dire aux Français effarés que c’est la vie normale des sociétés occidentales ?
Bien sûr que la montée de cette violence est insupportable, mais c’est un problème occidental et pas exclusivement français. Pourquoi ? Le délitement des institutions, l’effacement des Églises, l’individualisme, les réseaux sociaux, l’anomie… Tout ceci est vrai à Berlin autant qu’à Barcelone ou à Paris.
Autre symptôme d’un mal collectif, l’installation au cœur de la vie publique d’un parti qui a fait de la conflictualité et de l’antisionisme son fonds de commerce.
Les black blocks, c’est un problème de maintien de l’ordre, LFI c’est un drame politique – et un danger pour la démocratie. Moi qui suis fils de communiste, je regrette le temps béni du PC qui était un facteur d’ordre. Soyez marxistes ! Il existait des classes sociales. Le cynisme de Mélenchon est épouvantable. Ce type qui était un jaurésien dur, plutôt franc-maçon et athée, autrement dit absorbable, fait ce pari totalement cynique sur le vote des banlieues et utilise, à ce titre, l’antisémitisme comme un aliment. Cela dit, si le PS n’avait pas fait preuve de mépris de classe à l’égard de ce garçon, il aurait été ministre d’État sous Hollande, car c’est le plus doué de la bande. Avec Mitterrand, qui se foutait de savoir d’où venaient les gens, Mélenchon n’en serait pas là, et nous non plus. Par exemple, sans LFI, l’onde de choc qui traverse les campus et le monde intellectuel, et interdit à mon amie Caroline Eliacheff de s’exprimer dans une université, n’aurait pas la même violence.
Comment jugez-vous plus globalement la manière dont les Français ont réagi au 7-Octobre ?
La société institutionnelle s’est, dans l’ensemble, bien comportée. Je me suis réjoui de la présence de Marine Le Pen, que je continue de qualifier d’extrême droite, à la manifestation contre l’antisémitisme. Si en 1938, l’Action française avait manifesté contre l’antisémitisme, 1940 n’aurait pas été 1940 de la même manière.
En revanche, l’absence d’Emmanuel Macron à cette manifestation est injustifiable, même s’il a raison de s’opposer à Netanyahou qui porte une immense responsabilité. Après le choc historique du premier vrai pogrom depuis 1945, la façon de faire la guerre de Netanyahou, à commencer par la famine dénoncée par l’ONU, a donné du grain aux antisémites latents du monde entier. L’opposition israélienne devrait promettre une loi d’amnistie si elle arrive au pouvoir, afin de nous débarrasser de l’angoisse de Netanyahou d’aller en taule et donc d’accélérer son départ.
L’antisémitisme ne s’est pas réveillé à partir des allégations de famine à Gaza, mais du 8 octobre. Et aujourd’hui, Guillaume Erner observe que beaucoup de juifs songent au départ, sinon pour eux, pour leurs enfants.
Je suis vraiment un très mauvais juif, parce que je ne raisonne pas ainsi. Aujourd’hui, tous les curés de la terre se portent en première ligne face à l’antisémitisme. Ce n’était pas le cas avant.
On ne saurait affirmer la même chose s’agissant de tous les imams…
Si vous voulez me faire dire que l’on déplore en France une hausse inquiétante de l’antisémitisme d’origine islamique, c’est incontestable. L’antisémitisme classique, celui de la bourgeoisie française, a complètement disparu. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Il y a de mauvaises raisons de ne pas être antisémite ?
Pour taper sur les musulmans, il n’y a rien de mieux qu’afficher son soutien à Israël et aux juifs.
Vous pointez à juste titre la responsabilité de Mélenchon, du wokisme universitaire dans la montée de l’islamisme et de l’antisémitisme. Mais le « cercle de la raison » n’y est-il pas aussi pour quelque chose ? Après tout, la société multiculturelle n’est-elle pas l’enfant de la mondialisation dont vous nous assuriez qu’elle rendrait la France plus apaisée ?
Je reconnais qu’au moment de l’affaire du foulard de Creil, en 1989, je me suis trompé. À l’époque, j’ai trouvé excessive la réaction d’Élisabeth Badinter et d’Alain Finkielkraut. Or ils avaient raison de prôner une laïcité dure, à laquelle j’adhère désormais. Quand je suis à Londres, cela ne me gêne pas du tout que la fille qui contrôle mes bagages soit voilée. Mais à Paris, cela me rendrait fou.
Pourquoi ?
Parce qu’il existe des identités nationales. Une policière voilée à Londres, c’est conforme au modèle britannique. Les Anglais traitent les minorités comme ils traitaient leurs colonies, c’est-à-dire sans vouloir les intégrer. Les Français, eux, avaient le projet d’assimiler.
Le modèle britannique est plutôt mal en point. En France, supposant que l’assimilation soit toujours notre projet, comment assimile-t-on des musulmans ?
Sur l’islam, le texte le plus intelligent que j’ai jamais lu est le discours de Ratisbonne, prononcé par le pape Benoît XVI en 2006. Il y explique que la laïcité a été inventée par le Christ, quand il a dit qu’il fallait rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César, alors que l’islam, qui confronte directement Dieu au croyant, n’envisage pas l’existence d’une société civile autre que religieuse. Autrement dit, l’idée de résister à l’islamisme en œuvrant à l’instauration de régimes démocratiques dans le monde arabe est vouée à l’échec. Dans les pays musulmans, les seules forces qui ont pu s’opposer aux intégristes ont été les dictatures militaires.
Certes, mais on ne va pas instaurer une junte chez nous. Alors que fait-on ?
On affirme une laïcité dure. Ma sœur, aujourd’hui à la retraite, était médecin dans un centre de santé à Gennevilliers. Elle m’a parlé d’une de ses patientes. Lorsque cette dame attendait son premier enfant, elle venait au centre en cheveux. À l’arrivée du deuxième enfant, elle a commencé à porter le voile. Et lorsqu’elle était enceinte du troisième, son mari a demandé à être présent aux rendez-vous, pour s’assurer que sa femme n’était pas examinée par un homme. À l’époque où la laïcité était encore prônée dans les banlieues, cela était inconcevable.
Giorgia Meloni dans l’émission « Porta a Porta », décembre 2022. Élue sur la promesse de maîtriser les frontières, elle a dû régulariser des centaines de milliers de migrants sous la pression du patronat. Photo: Stefano Carofei/SIPA
En attendant de convaincre cette dame de se libérer de l’emprise maritale ou de convertir son mari au féminisme, n’est-il pas urgent de réviser en profondeur notre politique migratoire ?
Vous soulevez un problème insoluble. D’un côté, nous avons besoin d’immigrés et de l’autre, les opinions publiques ne veulent pas d’immigrés. En Italie, Giorgia Meloni, élue sur la promesse de maîtriser les frontières, a régularisé 500 000 migrants sous la pression du patronat. Cette contradiction est la même dans tous les pays riches, et j’avoue ne pas savoir comment la résoudre.
Peut-être devrions-nous imiter Meloni qui est en même temps libérale et populiste.
Impossible. La tradition politique italienne est trop différente. Il existe chez eux une chose qui n’existe pas en France, et qui s’appelle le transformisme, c’est-à-dire la doctrine de la trahison sophistiquée.
Dans ce cas, les illibéraux tiennent la corde. Et pas seulement en raison de leur programme sur l’immigration, mais aussi de leur discours sur l’énergie et sur l’Europe, sujets sur lesquels ils disent des choses très sensées…
Sur le sabotage de la politique énergétique française, je l’admets, ils ont des arguments : la France a subi une dictature écolo et a empalé son nucléaire civil pour très longtemps. Mais sur le reste des questions économiques et sur l’Europe, le cercle de la raison ne s’est pas planté. Le pouvoir d’achat a augmenté, la richesse s’est accrue. S’il n’y avait pas eu l’euro, la France serait un fétu de paille bousculé par les événements, avec un niveau de vie au moins de 15 % inférieur. En revanche, je vous accorde que nous n’avons pas répondu aux pulsions identitaires des sociétés.
Ce que vous appelez « pulsions identitaires », comme s’il s’agissait d’affects irrationnels, c’est la volonté, parfaitement respectable, des populations historiques de ne pas devenir culturellement minoritaires chez elles. Et elles s’expliquent par le fait qu’une part non négligeable des immigrés présents dans notre pays ne veulent pas s’assimiler.
Oui, ce sont des « Français de papier », comme dit Bruno Retailleau. Une expression qui ne m’a pas choqué. Je suis d’accord avec vous sur ce constat. Seulement, je doute que les populistes y apportent de bonnes solutions.
Pourquoi ne pas essayer des gouvernants qui semblent mieux comprendre le peuple que vous ?
Parce qu’en matière économique, il n’y a toujours pas d’alternative. Certes, plus personne ne préconise le saut dans l’inconnu que serait la sortie de l’UE. De sorte que l’accession d’un RN non frexiteur au pouvoir est devenu le scénario alternatif le plus probable. Supposons que Marine Le Pen soit élue présidente. Supposons même qu’elle soit très compétente et que les élites la rallient. Économiquement, les faits resteraient plus forts qu’elle. Quant à l’immigration, elle ne la contrôlerait pas davantage. Tout cela au prix d’une mise en cause des institutions comme le font tous les pouvoirs populistes. Et donc avec le risque de voir attaqués les « checks and balances » comme aujourd’hui aux États-Unis.
En somme, on ne peut rien faire. Reste que les résultats des gens raisonnables ne sont pas franchement brillants. Comment la Macronie peut-elle encore tenir ?
D’ici la présidentielle, il faut que le bloc central signe un pacte de non-agression avec les socialistes. Mais pour cela, il devra payer une rançon : le maintien des mesures fiscales mises en place par Michel Barnier, à savoir le prélèvement sur les grandes entreprises de 8 milliards et le taux minimum de 20 % sur les plus hauts revenus, qui pénalise les riches vivant à crédit avec l’argent de leurs holdings intermédiaires. À la limite, on pourrait même le passer à 22 %.
Et la taxe Zucman ?
La taxe Zucman est une invention diabolique comme seuls les Français en ont le secret. Sous Giscard, un économiste, Alain Cotta, avait conçu un impôt sur l’investissement. Il fallait le faire, ça ! Eh bien, Zucman, c’est tout aussi loufoque !
Attendez, Gabriel Zucman n’est-il pas un brillant économiste ?
Sans aucun doute. Il a même été documentaliste pour moi quand il était jeune… Seulement, soyons raisonnables ! Si on appliquait sa taxe, les créateurs de start-up à succès qui ne dégagent aucun profit, comme la société Mistral AI, seraient obligés de vendre des actions pour payer l’impôt. Qu’à cela ne tienne, répond Zucman, l’État leur rachètera lesdites actions… Mais, mon garçon, tu n’as jamais rencontré un entrepreneur de ta vie ! Zucman est vraiment intelligent, sauf qu’avec lui on voit combien le monde académique peut être à des années-lumière de la réalité.
Et sur les retraites, faut-il faire aussi des concessions ?
Je ne pardonne pas au patronat français de ne pas avoir transigé sur la pénibilité lors des discussions du conclave. La CFDT était prête à accepter les 64 ans si on reconnaissait des exemptions dans les cas des métiers pénibles. Maintenant, le terrain est miné. Le conclave de François Bayrou, était une idée intelligente car il excluait l’État de la négociation. Son échec est désolant.
Vous êtes l’un des rares à penser du bien de Bayrou…
Quand il a dit aux Français qu’ils ne travaillaient pas assez, c’était courageux. Et j’ai été surpris de voir qu’il n’a pas été passé à tabac par l’opinion alors qu’il l’aurait été il y a dix ans. Je salue la maturation qu’il a rendue possible dans le pays.
Ses alertes de mise sous tutelle de notre économie par le FMI étaient-elles fondées ?
La probabilité que la BCE – pas le FMI – nous impose des réformes pour nous consentir une future ligne de crédit de secours n’est pas à exclure. C’est ainsi qu’ont été ont traités les pays du Club Med.
Ce serait une bonne chose ?
Ce serait désolant d’être obligé d’en passer par là mais au moins, cela ouvrirait les yeux de Macron, qui ne comprend pas qu’il arrive encore à tenir un tout petit peu sur la scène internationale, notamment depuis que les Allemands ont demandé de se placer sous notre protection nucléaire, uniquement parce qu’il a en main la force de dissuasion héritée du général de Gaulle.
Vous dites que Macron ne comprend pas tout. Mais vous, comprenez-vous Macron ?
J’ai compris une chose à son sujet : il est intelligent, il a surtout un aplomb extraordinaire, mais comme tous les narcissiques, il est victime d’un déni de réalité. Cela m’est apparu évident à la veille des élections européennes. Ce jour-là, il m’appelle et je lui dis : « Le RN fera 30, et le bloc central fera 15, et tout ceci n’a aucune importance si Deschamps nous conduit en finale de l’Euro. » Sa réponse est formidable : « Tu te trompes, ça ne sera pas 30-15, ça sera 26-22. » Là, j’ai compris qu’il vivait dans un univers fictif. Depuis, nous ne nous parlons plus.
Et Sébastien Lecornu ?
C’est une personne de qualité. Mais son problème est de passer pour un clone de Macron. Il devra donc faire plus de cadeaux au PS pour acheter du temps jusqu’à la présidentielle.
Vous lui voyez un destin élyséen ?
J’ignore qui sera le plus à même de défendre le camp des modérés en 2027. D’où ma proposition, que je répète inlassablement depuis deux ans : une primaire ouverte parmi les figures du bloc central, de Gabriel Attal à Bruno Retailleau. S’ils ont trois ou même deux candidats, Mélenchon est au deuxième tour.
Bravo la France, avec un duel Bardella-Mélenchon. Ce serait à pleurer.
Que ferez-vous dans un deuxième tour RN-LFI ?
En 2017, dans une telle configuration, j’aurais voté Mélenchon. En 2022, je me serais abstenu. En 2027, si Mélenchon est à 49 % dans les sondages, je crains d’être conduit à un vote dont la seule idée me révulse encore.
Organisation du travail. Même les plus hauts profils professionnels, comme les cadres supérieurs, semblent condamnés à devenir les accessoires à peu près conscients des machines.
Le propre d’une civilisation, écrivait Maurras dans ses Idées politiques, c’est la « disproportion qu’il faut appeler infinie » entre la valeur du legs, matériel et moral, que le nouveau-né en reçoit ; et l’addition personnelle qu’il est susceptible d’y faire, par son travail et ses découvertes nouvelles, le temps de son existence limitée. Rapporté aux richesses et aux connaissances accumulées par la stratification millénaire des générations, toute contribution individuelle pèse comme rien ; dans « le simple soc, incurvé, d’une charrue […], l’obéissance d’un animal de course ou de trait », nous dit encore le Martégal, réside un « capital démesuré » qu’aucun être humain isolé ne pourra jamais rembourser.
Et cette insolvabilité, précisons-le, n’est pas vouée à se réduire, mais à s’accroître encore ; avec chaque nouvelle addition au grand legs de l’humanité, la suivante devient en effet tout à la fois plus difficile et plus dérisoire, car le trésor a grossi entre temps. Bientôt, la thésaurisation est telle qu’elle ne laisse plus guère à quiconque, hormis quelques génies, l’espoir d’y participer sous une forme autre qu’atomistique. Les progrès ne s’interrompent pas ; mais leur sophistication, en même temps qu’elle exige la contribution d’un nombre grandissant d’êtres, appelle aussi l’anonymisation et la dépersonnalisation croissante de leur concours. Le « jeu » laissé à chacun, admissible antérieurement, doit alors être réduit d’autant que les entreprises se compliquent ; comme le doigté organisationnel requis augmente, chaque cheville ouvrière est ainsi confinée plus étroitement dans sa partie.
Cantonné à son activité microscopique par la division à l’extrême des tâches, privé d’une véritable vue d’ensemble, l’individu devient alors étranger au processus même dont il participe, tant la place personnelle qu’il y tient est parcellaire et ténue. Il ne parvient tout simplement plus à s’en approprier les résultats. Il n’est, mesure-t-il, qu’une insignifiante goutte d’eau, une molécule anecdotique dans un immense océan d’intervenants. Sa valeur ne vient pas de ce qu’il porte en propre ; mais au contraire de sa capacité à être pixel dans l’image, ou pierre dans l’édifice, c’est-à-dire de son aptitude à s’oublier pour se fondre dans l’immense écheveau collectif. Sa première qualité, pourrait-on dire, c’est de savoir disparaître derrière son quantum d’œuvre.
La vastitude de l’entreprise commande cette substituabilité de chacun : comment, en effet, considérant sa portée, jaugeant les moyens requis par sa mise en œuvre, pourrait-on accepter d’en faire reposer l’issue – le succès ou l’échec – sur quelque chose d’aussi fragile et versatile que l’humain ? La mitigation rationnelle des risques, au contraire, impose précisément de l’en rendre aussi indépendante que possible. L’humain, avait déjà mesuré Taylor, n’est pas un facteur à privilégier ou à développer ; mais une source inépuisable de défectuosités et de retards, à neutraliser autant que faire se peut. En ce qu’il [l’humain] échappe, résiste, voire vicie le calcul optimisateur, il est le principal obstacle à l’organisation scientifique du travail, et du monde par-delà ; sa raison première de déperdition d’efficacité. La singularité de la personne humaine, dans cette optique, est comme la résistance linéique du câble qui dissipe par effet Joule une partie de l’énergie électrique qu’il transporte : un écart à l’idéalité, cause d’une diminution du rendement. Autrement dit, une déperdition dont l’ingénieur ne saurait se satisfaire ; vouée, dès lors, à faire elle-même l’objet d’une optimisation méthodique et continue.
Genèse du sentiment surnuméraire
L’inintelligibilité de sa tâche et l’évidence de sa substituabilité ne sont donc pas des phénomènes inédits: l’ouvrier, au XIXème siècle, éprouve déjà leur douloureuse réalité. Dans la généalogie de Marx, le sentiment surnuméraire des travailleurs naît le premier, dès le stade coopératif, alors qu’ils sont réunis en grand nombre pour fabriquer les mêmes objets, bien qu’ils les réalisent encore intégralement. La perte de sens, quant à elle, intervient chez l’ouvrier avec la division du travail, autrement dit au stade suivant de la manufacture, bien qu’aucune machine n’ait encore été introduite à ce moment-là. En fragmentant la production du bien, en effet, « ce n’est pas seulement le travail qui est […] subdivisé et réparti entre individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé », « estropié », en étant cantonné à une aliénante virtuosité de détail. Bientôt d’ailleurs, cette habileté manuelle de l’ouvrier, qui donnait son nom à la manufacture, est transférée à la machine, qui inaugure ainsi le stade de la fabrique, puis de l’usine. Alors l’ouvrier, de maître d’un outil devient proprement l’« accessoire conscient d’une machine », un auxiliaire que la répétitivité mécanique et l’inintérêt de sa tâche tendront promptement à rabougrir intellectuellement.
A cet égard, la première, puis la seconde révolution industrielle (celle du pétrole et de l’électricité) ont établi avec netteté la condition de l’ouvrier comme serviteur de la machine, comme sous-automate[1]. Cette configuration inédite, plaçant l’homme sous la machine, et l’envisageant sous cette seule perspective, restait toutefois circonscrite aux classes sociales les plus basses, et à des pans limités de la vie sociale : dans bien des fonctions, le concours compréhensif des individus demeurait nécessaire ; et chacun, dans nombre d’interactions quotidiennes, pouvait vérifier, sinon son indispensabilité personnelle, du moins son irremplaçabilité complète par des cylindres et des pistons.
Charlie Chaplin « Les Temps modernes », 1936. DR.
L’approfondissement de l’exode rural, d’une part ; la naissance et le développement de l’État social, d’autre part, vont parallèlement fragiliser cette expérience ordinaire que l’individu pouvait faire de son irremplaçabilité locale. Chacune de ces évolutions, en même temps qu’elle aura son lot d’avantages et de commodités, va entamer chez lui le sentiment ce qu’on pourrait appeler « la nécessité de sa présence dans le monde » ; sentiment qui naît de l’hypothèse de sa disparition, et des conséquences, dommageables, sensibles, qu’il lui imagine avoir sur le cours usuel des choses. Or, précisément, l’incorporation massive à la ville, où nul n’existe sans son double, d’une part ; la mise en place d’une solidarité anonyme, détachée des anciens liens inter-personnels, et appelée à une omnipotence croissante d’autre part ; ne vont avoir de cesse de rendre cette conjecture plus acceptable, parce que préparée pour être socialement plus indifférente. Dans le proche même, comme à l’usine, les configurations de présence ou d’absence d’un être doivent devenir moins discernables ; avec le développement de l’État social et l’urbanisation de la population, on s’emploie à ce que ce soit le cas économiquement, mais aussi affectivement, en dissolvant les liens de l’individu avec sa famille « clanique » (repli sur la famille « nucléaire ») et avec son milieu originel.
Chacune de ces transformations consacre une réduction de la dépendance à l’hasardeuse variable humaine, un « progrès » tayloriste, en somme, vers une plus grande homéostasie du corps social. L’individu lui-même n’est pas sans gagner à ce nouveau régime de relations incognito : en se massifiant, donc en perdant toute familiarité – en renonçant à s’incarner dans des visages –, la solidarité économique se fait aussi moins aléatoire, moins contingente, moins astreignante relationnellement parlant ; quant à la vie en ville – outre qu’elle est naturellement plus « brillante », plus animée, plus « kaléidoscopique » que l’existence à la campagne -, en ce qu’elle dissimule la personne dans l’anonymat des foules, elle lui est aussi plus permissive et plus libérale. Dans chaque cas, une forme d’affranchissement personnel, en même temps que d’« efficacité supérieure », est atteinte, par la grande agrégation des risques et la mutualisation partielle des ressources, d’un côté ; la concentration urbaine des hommes et des activités, de l’autre.
Le corollaire inévitable de ces évolutions, toutefois, c’est l’évidence croissante de sa « surnumérarité », pour parler comme Rilke ; plongé dans l’anonymat du nombre et une inédite apesanteur sociale, un sentiment nouveau envahit en effet l’individu : celui du caractère superflu, presque inutilement redondant, de sa propre existence. Son enracinement antérieur était certes un déterminisme, géographique, sociologique, tout ce qu’on voudra ; c’était, aussi, un déterminisme de sa présence dans le monde. Lemême réseau de causalités qui le vouait à être ceci plutôt que cela, le vouait encore à être, tout simplement ; son surgissement et sa persistance dans la vie n’avaient pas à être interrogés, parce que ces choses allaient de soi. Avec la rupture de cet emmaillotement, l’homme se voit brutalement confronté au caractère arbitraire de sa présence dans le monde, – économiquement surnuméraire, même, dans le cas du chômage -. S’il y a toujours place, c’est à titre statistique, non pas nominatif.
Généralisation du sentiment surnuméraire
La poursuite de la seconde révolution industrielle et l’avènement d’une troisième (celle de l’informatique et de l’information) vont approfondir et étendre encore cette « condition statistique », pour employer une formule de Valéry. L’organisation scientifique du travail, autrefois circonscrite aux fonctions les plus subalternes, frappe les cadres qui y avaient jusqu’alors été soustraits. Les tayloriseurs eux-mêmes commencent à être taylorisés. La description célinienne des « bâtiments trapus et vitrés » de l’usine Ford de Détroit, « sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s’ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible », rend certes compte, originellement, d’une expérience ouvrière ; à l’horizontalité près, je ne peux me défendre du sentiment que c’est la condition bureaucratique du col blanc moderne, parqué dans son box de verre, qu’on m’évoque aujourd’hui. Lui-aussi, désormais, dans son univers professionnel, s’éprouve plus comme matricule que comme individu. Cette diffusion du sentiment surnuméraire dans les classes sociales des pays développés est d’autant plus sensible qu’elle se combine à une évolution de la structure de l’emploi, ayant vu, depuis les années 50, la proportion de travailleurs indépendants chuter drastiquement dans les pays de l’OCDE[2], et donc la salarisation progresser d’autant[3],[4].
Sur l’échelle ouvrière, le cadre en est désormais au stade de la manufacture ; il lui reste donc encore à connaître celui de la fabrique et de l’usine. Mon hypothèse, c’est que ce sera le rôle de l’intelligence artificielle (IA) que de le faire basculer dans ce degré dernier de réification.
Vers un approfondissement de l’aliénation ?
Dans cette perspective, il me paraît, à terme, aussi naïf de croire que l’IA sera mise au service du travailleur, que de croire que la machine fut mise au service de l’ouvrier. L’informatique (ou le numérique) s’est apparenté, pour le travailleur immatériel, à un outil à son service (on pourrait en faire un « prolongement » de notre cerveau ou de notre pensée, comme l’outil était un « prolongement » de la main ouvrière). A ce titre déjà, il n’a cependant pas été sans provoquer des formes d’assujettissement en retour, ni sans rendre possible des organisations plus aliénantes de travail (centralisation accrue des décisions au détriment de l’autonomie du salarié, explosion bureaucratique du reporting lié au management par les indicateurs, etc.)[5]. Mais l’IA nous fera franchir un stade supérieur, analogue à celui concrétisé, pour l’ouvrier, par l’avènement des machines.
Ce rapprochement nous projette à cet égard dans un avenir où l’ex-travailleur intellectuel sera avant tout un opérateur, c’est-à-dire un serviteur (en l’occurrence, un interrogateur, ou un alimentateur, en données comme en questions) de la machine, avec les conséquences documentées par le passé : agilité mentale (analogue de l’habileté manuelle) du salarié rendue toujours moins nécessaire, donc moins sollicitée ; perte d’intérêt de la tâche qui, alors même qu’elle est simplifiée, devient paradoxalement plus fastidieuse ; déclin des facultés qu’on cesse de stimuler, entraînant une baisse globale du degré de qualification, etc.
Peut-être appartiendra-t-il ainsi à notre siècle, comme Alain Supiot en exprimait le vœu, de réinterroger l’organisation et la nature elles-mêmes du travail, plutôt que de cantonner la délibération sociale aux seules mesures visant à compenser « en temps ou en argent une réification du travail jugée nécessaire » ?
A défaut, on voit mal comment le sentiment d’aliénation au travail, dont la série Severance a proposé récemment une frappante déclinaison dystopique, ne pourrait pas encore s’aggraver.
[1] Il faut relire, à cet égard, les pages mémorables du Voyage relatant l’expérience fordiste de Bardamu, à l’usine de Détroit, et notamment ces phrases incroyables par lesquelles Céline le fait remettre à sa place, dès son arrivée, par le biais d’un médecin qui l’examine : « Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n’êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu’on vous commandera d’exécuter… Nous n’avons pas besoin d’imaginatifs dans notre usine. C’est de chimpanzés dont nous avons besoin… »
[3] Fait significatif : la volonté d’organiser rationnellement les faits sociaux transcende l’opposition constitutive de la Guerre Froide. Le socialisme du bloc de l’Est, en effet, n’entend pas être moins « scientifique » que le capitalisme de l’Ouest. Sur bien des plans – et d’abord l’usage statistique -, il le sera d’ailleurs davantage ; succès tayloriste, pourrait-on dire, dont le bonheur individuel, précisément, ne sera pas sans se ressentir. Mais l’expansion de la « condition statistique » ne s’est pas limitée aux pays communistes ; elle a suivi plus largement la fameuse « dissémination industrielle », désormais planétaire, dans laquelle Spengler, dès 1931, dénonçait une dilapidation suicidaire de l’avance technique occidentale.
[4] Il faudrait mettre en parallèle, aussi, les évolutions du cadre familial. La famille, sommée par la vie économique d’être plus « agile », plus « modulaire », s’est déjà repliée avec l’exode rural et le développement de l’État social, sur son noyau élémentaire : le père, la mère, et les enfants. Par rapport à l’ancien modèle « clanique », les parents, par le découplage de la vie familiale et de la vie professionnelle, ont perdu, vis-à-vis de leurs enfants, leurs rôles de maîtres d’apprentissage ; en revanche, ils ont conservé une grande responsabilité éducative à leur égard. Cette structure familiale tranche donc avec l’état toujours plus « liquide » de nos sociétés ; aussi l’étape suivante, toujours en cours, consistera-t-elle à « fissionner » ce modèle nucléaire. Deux grandes tendances de fond y travaillent : l’autonomisation des existences (qu’on peut résumer de manière un peu simplificatrice par l’injonction à vivre pour soi, avec son cortège de familles éclatées et recomposées), d’une part ; et l’abolition du « privilège parental » en matière d’éducation (de plus en plus présenté à la fois comme une source d’inégalité sociale et comme une charge, pour l’enfant qu’on déforme, et pour l’adulte qui y aliène une partie de son faible temps libre), d’autre part.
[5] L’aliénation se définit comme le fait de devenir étranger à soi-même. En l’occurrence, j’entends le sentiment, inédit me semble-t-il par son ampleur, notamment chez les jeunes travailleurs, « de perdre leur vie à la gagner », comme si leurs heures travaillées, précisément, étaient une non-vie voire une anti-vie.
Fantasque et facétieux, la blague en tire-bouchon, l’écrivain Philibert Humm nous revient en ce début d’automne avec Roman policier aux éditions des Équateurs (sortie le 8 octobre). C’est à n’y rien comprendre comme d’habitude – donc à conseiller fortement aux lecteurs oisifs qui en ont assez des déclarations impudiques
Quand il ne fait pas l’intéressant dans le poste de télé (hier soir, il était en représentation au théâtre de Trapenard), Philibert Humm, plus si jeune que ça, 35 ans maintenant, écrit des livres à vocation humoristique et touristique. Il trouve dans le voyage, la source de son inspiration vélocipédique et parodique. Chacun son snobisme. Il rechigne au sérieux et au pesant. Quel frimeur celui-là ! Pour l’instant, la critique ne lui en tient pas rigueur. Il navigue donc à contre-courant de la caste des littérateurs à succès. Car du succès, il en a. Son éditeur, grand seigneur, lui fournirait, dit-on, dans les coulisses de Saint-Germain-des-Prés, gracieusement, un Land Rover de fonction pour ses déplacements intramuros. Le veinard ! De ce même éditeur, j’eus beaucoup de mal à obtenir une Peugeot 103 SP de location passablement fatiguée lors de la rentrée littéraire précédente. Philibert a la carte. Partout où il passe, les libraires sont en extase.
Freluquet !
J’ai vu des files interminables à ses signatures de province, même son camarade escaladeur Sylvain Tesson, un poil jaloux de ce turbulent cadet, trouve que la blague a assez duré. Dans le Bourbonnais ou le Nivernais, des instructrices girondes à la retraite et des factrices émotives en alternance lui tendent maladroitement son livre, un sanglot de bonheur à l’œil, les mains moites, le regard enamouré. Mon salaud, c’est de la concurrence déloyale. Tu as pensé aux autres ? Aux laborieux auteurs que nous sommes, qui n’avons ni ton physique avantageux, genre grand escogriffe des Carpates, ni ta plume pince-sans-rire baguenaudant entre l’almanach Vermot et la blondeur blondinienne. Ce public défaille à ta vue comme si tu étais le sosie d’Harry Styles et la réincarnation de Charly Oleg.
Cette fois-ci, j’étais bien décidé à me rôtir ce freluquet, lui chercher des noises sur sa syntaxe désaxée, tancer ses pitreries de carabin et rabrouer son air satisfait à la Desproges. J’étais gonflé à bloc. Alors, j’ai entamé Roman policier, malgré sa dédicace de connivence, le stylo entre les dents, la rage au ventre, la couleur du sang sur la page blanche du chroniqueur allait couler. Cette fois-ci, tu ne m’auras pas ! Monsieur feuilletonne après Roman fleuve et Roman de gare; Monsieur laboure, je vais me charger de dessouder le soc de ta charrue. Tu ne mystifieras plus personne en Ile-de-France et même jusque dans les plaines de la Beauce.
Impitchable
Au fil des pages, cette histoire loufoque, déplorable et admirable de disparition de la lettre « U » des enseignes de la ville de Pau m’a d’abord agacé, puis amusé et franchement épaté par son côté derviche-tourneur. Tu démarres par le vol d’un anti-vol, ta filiation avec Marcel Aymé et par une publicité déguisée pour une chaîne de magasin de sports. Tu te permets une boutade sur Roger Gicquel et sa moue à la Droopy qui démoraliserait une famille progressiste. Souviens-toi cependant, on l’oublie, que ses lancements étaient admirablement écrits, on aurait dit du Anatole France, c’est royal pour le vocabulaire. Ton double de papier, plus proche de Jack Palmer de Pétillon que de Philippe Marlowe part enquêter sur les rives du Gave. Tu nous as habitué à ces démarrages en michelines ; tu es l’écrivain du cul-de-sac et de l’embrouillamini. Le chantre des branques. Le naturalisme t’emmerde. Les bons élèves te soulèvent le cœur. Tu préfères les ratés, les perdus, les dysfonctionnels, les poètes du quotidien aux sachants. Ce que l’on aime chez toi, ce sont tes dérivations, tu pourrais te contenter de tracer droit dans cette affaire de vol, mais tu fainéantes, tu divagues, tu persifles, tu soliloques, tu ralentis la course, tu ne recules devant aucun bon mot, tu mets de la littérature gaie dans le désordre ménager. Ce que j’admire, c’est ton obstination à la dinguerie, à dévisser la réalité, ton culot aussi ; il n’y a même pas de policier dans ton roman qui est inracontable et impitchable.
Tu es un enquêteur à la Clouseau et non à la Clouzot. Tu n’as pas perdu ton « jeu » de prose. Tu t’affubles cette fois-ci d’un acolyte et tu choisis Vincent Dedienne. Chez d’autres, on crierait à l’imposture, à la mascarade ; chez toi, on applaudit cette mise en scène. Dedienne mange des abats, roule en Scénic, se prend pour Champollion et terrorise les serveuses. C’est un régal de fumisterie. Le voleur, collectionneur ou fétichiste, est anecdotique, seule la quête foutraque t’anime. Dans ce roman délirant et divertissant, il y a tous les ingrédients du plaisir gamin, d’une échappée ratée, donc sublime. Et quand Alvarez, chasseur de trésor professionnel derrière son computeur vous rejoint, la triplette assure le spectacle à la Une de la République des Pyrénées. On est chez Blake Edwards et Robert Lamoureux à la fois. Tu es un merveilleux pare-feu aux auteurs boursouflés. Tu ne prodigues rien. Il y a même un basketteur d’1,55 m dans ton roman, c’est dire ton dilettantisme souverain.
Nos politiques toujours au bord de l’action. Nommé à Matignon depuis 23 jours, le Premier ministre n’a pas encore formé son gouvernement…
On dirait que la politique n’est plus qu’un discours de la méthode, un art du dialogue, une aptitude au compromis, une sainte horreur de l’autorité et une peur panique de la décision.
Les responsables politiques, les Premiers ministres successifs, semblent de plus en plus demeurer au bord de l’action. Comme s’ils hésitaient à sortir du flou et à entrer dans le dur, comme s’ils répugnaient à quitter les virtualités et les espérances pour s’engager sur le terrain des choix – donc des exclusions – et des actes.
François Bayrou comme Sébastien Lecornu ne sauraient être considérés comme des personnalités médiocres, bien au contraire. Ils n’ont pas eu le même parcours, ne se ressemblent pas et leur psychologie n’est pas la même.
Pourtant, à les écouter et à les lire, je ne peux m’empêcher de les trouver fidèles à une même conception de la politique d’aujourd’hui : on retarde plutôt qu’on avance, on tente d’inconcevables ententes au lieu de débroussailler avec vigueur le maquis du réel, quitte à faire mal, à faire de la peine à certaines causes et à en privilégier clairement d’autres. On ne peut plus, en politique, piétiner en attendant le moment favorable : il ne viendra pas, il ne viendra plus.
L’entretien éclairant qu’a donné le Premier ministre au Parisien était très révélateur de cet état d’esprit actuel. S’il contenait quelques pépites de refus sans équivoque et d’orientations assurées, l’essentiel tenait cependant à une maîtrise subtile du non-dit, de l’implicite délicat et de l’explicite prudent. Comme si l’on avait tellement vanté la technique supérieure du Premier ministre pour les arrangements, qu’il ne parvenait plus à s’en détacher ou qu’il pressentait le risque imminent s’il osait s’aventurer dans l’audace.
J’entends bien que, depuis la réélection du président de la République, et plus encore depuis la dissolution, des contraintes impérieuses, notamment parlementaires, pèsent sur la vie gouvernementale et la démocratie au quotidien.
Sans doute, aussi, cette focalisation sur la forme est-elle la conséquence d’un fond de la politique devenu de plus en plus insaisissable, parfois presque illisible et opaque.
Il n’empêche qu’au-delà de cette conjoncture éprouvante, un mouvement profond semble se dessiner : les responsables politiques, les titulaires du pouvoir, semblent préférer demeurer au bord de l’action plutôt que d’entreprendre avec courage et résolution. Le souci du dialogue donne bonne conscience pour ne rien accomplir. Le délai de réflexion masque l’impuissance et fait croire qu’on domine l’avenir, alors qu’on a peur de lui.
Il faudra que la politique, demain, de droite comme de gauche, réapprenne cette vigoureuse et exaltante qualité : accepter de décider, savoir trancher.