Organisation du travail. Même les plus hauts profils professionnels, comme les cadres supérieurs, semblent condamnés à devenir les accessoires à peu près conscients des machines.
Le propre d’une civilisation, écrivait Maurras dans ses Idées politiques, c’est la « disproportion qu’il faut appeler infinie » entre la valeur du legs, matériel et moral, que le nouveau-né en reçoit ; et l’addition personnelle qu’il est susceptible d’y faire, par son travail et ses découvertes nouvelles, le temps de son existence limitée. Rapporté aux richesses et aux connaissances accumulées par la stratification millénaire des générations, toute contribution individuelle pèse comme rien ; dans « le simple soc, incurvé, d’une charrue […], l’obéissance d’un animal de course ou de trait », nous dit encore le Martégal, réside un « capital démesuré » qu’aucun être humain isolé ne pourra jamais rembourser.
Et cette insolvabilité, précisons-le, n’est pas vouée à se réduire, mais à s’accroître encore ; avec chaque nouvelle addition au grand legs de l’humanité, la suivante devient en effet tout à la fois plus difficile et plus dérisoire, car le trésor a grossi entre temps. Bientôt, la thésaurisation est telle qu’elle ne laisse plus guère à quiconque, hormis quelques génies, l’espoir d’y participer sous une forme autre qu’atomistique. Les progrès ne s’interrompent pas ; mais leur sophistication, en même temps qu’elle exige la contribution d’un nombre grandissant d’êtres, appelle aussi l’anonymisation et la dépersonnalisation croissante de leur concours. Le « jeu » laissé à chacun, admissible antérieurement, doit alors être réduit d’autant que les entreprises se compliquent ; comme le doigté organisationnel requis augmente, chaque cheville ouvrière est ainsi confinée plus étroitement dans sa partie.
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Cantonné à son activité microscopique par la division à l’extrême des tâches, privé d’une véritable vue d’ensemble, l’individu devient alors étranger au processus même dont il participe, tant la place personnelle qu’il y tient est parcellaire et ténue. Il ne parvient tout simplement plus à s’en approprier les résultats. Il n’est, mesure-t-il, qu’une insignifiante goutte d’eau, une molécule anecdotique dans un immense océan d’intervenants. Sa valeur ne vient pas de ce qu’il porte en propre ; mais au contraire de sa capacité à être pixel dans l’image, ou pierre dans l’édifice, c’est-à-dire de son aptitude à s’oublier pour se fondre dans l’immense écheveau collectif. Sa première qualité, pourrait-on dire, c’est de savoir disparaître derrière son quantum d’œuvre.
La vastitude de l’entreprise commande cette substituabilité de chacun : comment, en effet, considérant sa portée, jaugeant les moyens requis par sa mise en œuvre, pourrait-on accepter d’en faire reposer l’issue – le succès ou l’échec – sur quelque chose d’aussi fragile et versatile que l’humain ? La mitigation rationnelle des risques, au contraire, impose précisément de l’en rendre aussi indépendante que possible. L’humain, avait déjà mesuré Taylor, n’est pas un facteur à privilégier ou à développer ; mais une source inépuisable de défectuosités et de retards, à neutraliser autant que faire se peut. En ce qu’il [l’humain] échappe, résiste, voire vicie le calcul optimisateur, il est le principal obstacle à l’organisation scientifique du travail, et du monde par-delà ; sa raison première de déperdition d’efficacité. La singularité de la personne humaine, dans cette optique, est comme la résistance linéique du câble qui dissipe par effet Joule une partie de l’énergie électrique qu’il transporte : un écart à l’idéalité, cause d’une diminution du rendement. Autrement dit, une déperdition dont l’ingénieur ne saurait se satisfaire ; vouée, dès lors, à faire elle-même l’objet d’une optimisation méthodique et continue.
Genèse du sentiment surnuméraire
L’inintelligibilité de sa tâche et l’évidence de sa substituabilité ne sont donc pas des phénomènes inédits: l’ouvrier, au XIXème siècle, éprouve déjà leur douloureuse réalité. Dans la généalogie de Marx, le sentiment surnuméraire des travailleurs naît le premier, dès le stade coopératif, alors qu’ils sont réunis en grand nombre pour fabriquer les mêmes objets, bien qu’ils les réalisent encore intégralement. La perte de sens, quant à elle, intervient chez l’ouvrier avec la division du travail, autrement dit au stade suivant de la manufacture, bien qu’aucune machine n’ait encore été introduite à ce moment-là. En fragmentant la production du bien, en effet, « ce n’est pas seulement le travail qui est […] subdivisé et réparti entre individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé », « estropié », en étant cantonné à une aliénante virtuosité de détail. Bientôt d’ailleurs, cette habileté manuelle de l’ouvrier, qui donnait son nom à la manufacture, est transférée à la machine, qui inaugure ainsi le stade de la fabrique, puis de l’usine. Alors l’ouvrier, de maître d’un outil devient proprement l’« accessoire conscient d’une machine », un auxiliaire que la répétitivité mécanique et l’inintérêt de sa tâche tendront promptement à rabougrir intellectuellement.
A cet égard, la première, puis la seconde révolution industrielle (celle du pétrole et de l’électricité) ont établi avec netteté la condition de l’ouvrier comme serviteur de la machine, comme sous-automate[1]. Cette configuration inédite, plaçant l’homme sous la machine, et l’envisageant sous cette seule perspective, restait toutefois circonscrite aux classes sociales les plus basses, et à des pans limités de la vie sociale : dans bien des fonctions, le concours compréhensif des individus demeurait nécessaire ; et chacun, dans nombre d’interactions quotidiennes, pouvait vérifier, sinon son indispensabilité personnelle, du moins son irremplaçabilité complète par des cylindres et des pistons.

L’approfondissement de l’exode rural, d’une part ; la naissance et le développement de l’État social, d’autre part, vont parallèlement fragiliser cette expérience ordinaire que l’individu pouvait faire de son irremplaçabilité locale. Chacune de ces évolutions, en même temps qu’elle aura son lot d’avantages et de commodités, va entamer chez lui le sentiment ce qu’on pourrait appeler « la nécessité de sa présence dans le monde » ; sentiment qui naît de l’hypothèse de sa disparition, et des conséquences, dommageables, sensibles, qu’il lui imagine avoir sur le cours usuel des choses. Or, précisément, l’incorporation massive à la ville, où nul n’existe sans son double, d’une part ; la mise en place d’une solidarité anonyme, détachée des anciens liens inter-personnels, et appelée à une omnipotence croissante d’autre part ; ne vont avoir de cesse de rendre cette conjecture plus acceptable, parce que préparée pour être socialement plus indifférente. Dans le proche même, comme à l’usine, les configurations de présence ou d’absence d’un être doivent devenir moins discernables ; avec le développement de l’État social et l’urbanisation de la population, on s’emploie à ce que ce soit le cas économiquement, mais aussi affectivement, en dissolvant les liens de l’individu avec sa famille « clanique » (repli sur la famille « nucléaire ») et avec son milieu originel.
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Chacune de ces transformations consacre une réduction de la dépendance à l’hasardeuse variable humaine, un « progrès » tayloriste, en somme, vers une plus grande homéostasie du corps social. L’individu lui-même n’est pas sans gagner à ce nouveau régime de relations incognito : en se massifiant, donc en perdant toute familiarité – en renonçant à s’incarner dans des visages –, la solidarité économique se fait aussi moins aléatoire, moins contingente, moins astreignante relationnellement parlant ; quant à la vie en ville – outre qu’elle est naturellement plus « brillante », plus animée, plus « kaléidoscopique » que l’existence à la campagne -, en ce qu’elle dissimule la personne dans l’anonymat des foules, elle lui est aussi plus permissive et plus libérale. Dans chaque cas, une forme d’affranchissement personnel, en même temps que d’« efficacité supérieure », est atteinte, par la grande agrégation des risques et la mutualisation partielle des ressources, d’un côté ; la concentration urbaine des hommes et des activités, de l’autre.
Le corollaire inévitable de ces évolutions, toutefois, c’est l’évidence croissante de sa « surnumérarité », pour parler comme Rilke ; plongé dans l’anonymat du nombre et une inédite apesanteur sociale, un sentiment nouveau envahit en effet l’individu : celui du caractère superflu, presque inutilement redondant, de sa propre existence. Son enracinement antérieur était certes un déterminisme, géographique, sociologique, tout ce qu’on voudra ; c’était, aussi, un déterminisme de sa présence dans le monde. Lemême réseau de causalités qui le vouait à être ceci plutôt que cela, le vouait encore à être, tout simplement ; son surgissement et sa persistance dans la vie n’avaient pas à être interrogés, parce que ces choses allaient de soi. Avec la rupture de cet emmaillotement, l’homme se voit brutalement confronté au caractère arbitraire de sa présence dans le monde, – économiquement surnuméraire, même, dans le cas du chômage -. S’il y a toujours place, c’est à titre statistique, non pas nominatif.
Généralisation du sentiment surnuméraire
La poursuite de la seconde révolution industrielle et l’avènement d’une troisième (celle de l’informatique et de l’information) vont approfondir et étendre encore cette « condition statistique », pour employer une formule de Valéry. L’organisation scientifique du travail, autrefois circonscrite aux fonctions les plus subalternes, frappe les cadres qui y avaient jusqu’alors été soustraits. Les tayloriseurs eux-mêmes commencent à être taylorisés. La description célinienne des « bâtiments trapus et vitrés » de l’usine Ford de Détroit, « sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s’ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible », rend certes compte, originellement, d’une expérience ouvrière ; à l’horizontalité près, je ne peux me défendre du sentiment que c’est la condition bureaucratique du col blanc moderne, parqué dans son box de verre, qu’on m’évoque aujourd’hui. Lui-aussi, désormais, dans son univers professionnel, s’éprouve plus comme matricule que comme individu. Cette diffusion du sentiment surnuméraire dans les classes sociales des pays développés est d’autant plus sensible qu’elle se combine à une évolution de la structure de l’emploi, ayant vu, depuis les années 50, la proportion de travailleurs indépendants chuter drastiquement dans les pays de l’OCDE[2], et donc la salarisation progresser d’autant[3],[4].
Sur l’échelle ouvrière, le cadre en est désormais au stade de la manufacture ; il lui reste donc encore à connaître celui de la fabrique et de l’usine. Mon hypothèse, c’est que ce sera le rôle de l’intelligence artificielle (IA) que de le faire basculer dans ce degré dernier de réification.
Vers un approfondissement de l’aliénation ?
Dans cette perspective, il me paraît, à terme, aussi naïf de croire que l’IA sera mise au service du travailleur, que de croire que la machine fut mise au service de l’ouvrier. L’informatique (ou le numérique) s’est apparenté, pour le travailleur immatériel, à un outil à son service (on pourrait en faire un « prolongement » de notre cerveau ou de notre pensée, comme l’outil était un « prolongement » de la main ouvrière). A ce titre déjà, il n’a cependant pas été sans provoquer des formes d’assujettissement en retour, ni sans rendre possible des organisations plus aliénantes de travail (centralisation accrue des décisions au détriment de l’autonomie du salarié, explosion bureaucratique du reporting lié au management par les indicateurs, etc.)[5]. Mais l’IA nous fera franchir un stade supérieur, analogue à celui concrétisé, pour l’ouvrier, par l’avènement des machines.
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Ce rapprochement nous projette à cet égard dans un avenir où l’ex-travailleur intellectuel sera avant tout un opérateur, c’est-à-dire un serviteur (en l’occurrence, un interrogateur, ou un alimentateur, en données comme en questions) de la machine, avec les conséquences documentées par le passé : agilité mentale (analogue de l’habileté manuelle) du salarié rendue toujours moins nécessaire, donc moins sollicitée ; perte d’intérêt de la tâche qui, alors même qu’elle est simplifiée, devient paradoxalement plus fastidieuse ; déclin des facultés qu’on cesse de stimuler, entraînant une baisse globale du degré de qualification, etc.
Peut-être appartiendra-t-il ainsi à notre siècle, comme Alain Supiot en exprimait le vœu, de réinterroger l’organisation et la nature elles-mêmes du travail, plutôt que de cantonner la délibération sociale aux seules mesures visant à compenser « en temps ou en argent une réification du travail jugée nécessaire » ?
A défaut, on voit mal comment le sentiment d’aliénation au travail, dont la série Severance a proposé récemment une frappante déclinaison dystopique, ne pourrait pas encore s’aggraver.
[1] Il faut relire, à cet égard, les pages mémorables du Voyage relatant l’expérience fordiste de Bardamu, à l’usine de Détroit, et notamment ces phrases incroyables par lesquelles Céline le fait remettre à sa place, dès son arrivée, par le biais d’un médecin qui l’examine : « Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n’êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu’on vous commandera d’exécuter… Nous n’avons pas besoin d’imaginatifs dans notre usine. C’est de chimpanzés dont nous avons besoin… »
[2] https://data.oecd.org/fr/emp/taux-d-emploi-non-salarie.htm.
[3] Fait significatif : la volonté d’organiser rationnellement les faits sociaux transcende l’opposition constitutive de la Guerre Froide. Le socialisme du bloc de l’Est, en effet, n’entend pas être moins « scientifique » que le capitalisme de l’Ouest. Sur bien des plans – et d’abord l’usage statistique -, il le sera d’ailleurs davantage ; succès tayloriste, pourrait-on dire, dont le bonheur individuel, précisément, ne sera pas sans se ressentir. Mais l’expansion de la « condition statistique » ne s’est pas limitée aux pays communistes ; elle a suivi plus largement la fameuse « dissémination industrielle », désormais planétaire, dans laquelle Spengler, dès 1931, dénonçait une dilapidation suicidaire de l’avance technique occidentale.
[4] Il faudrait mettre en parallèle, aussi, les évolutions du cadre familial. La famille, sommée par la vie économique d’être plus « agile », plus « modulaire », s’est déjà repliée avec l’exode rural et le développement de l’État social, sur son noyau élémentaire : le père, la mère, et les enfants. Par rapport à l’ancien modèle « clanique », les parents, par le découplage de la vie familiale et de la vie professionnelle, ont perdu, vis-à-vis de leurs enfants, leurs rôles de maîtres d’apprentissage ; en revanche, ils ont conservé une grande responsabilité éducative à leur égard. Cette structure familiale tranche donc avec l’état toujours plus « liquide » de nos sociétés ; aussi l’étape suivante, toujours en cours, consistera-t-elle à « fissionner » ce modèle nucléaire. Deux grandes tendances de fond y travaillent : l’autonomisation des existences (qu’on peut résumer de manière un peu simplificatrice par l’injonction à vivre pour soi, avec son cortège de familles éclatées et recomposées), d’une part ; et l’abolition du « privilège parental » en matière d’éducation (de plus en plus présenté à la fois comme une source d’inégalité sociale et comme une charge, pour l’enfant qu’on déforme, et pour l’adulte qui y aliène une partie de son faible temps libre), d’autre part.
[5] L’aliénation se définit comme le fait de devenir étranger à soi-même. En l’occurrence, j’entends le sentiment, inédit me semble-t-il par son ampleur, notamment chez les jeunes travailleurs, « de perdre leur vie à la gagner », comme si leurs heures travaillées, précisément, étaient une non-vie voire une anti-vie.
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