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Mort d’un dissident

Disparition du dissident soviétique Sergueï Khodorovitch (1940-2025)


Mort d’un dissident
Serguei Khodorovitch. DR.

Le décès à Paris, le 21 septembre 2025, de Sergueï Khodorovitch, l’un des derniers dissidents soviétiques réfugiés en France pendant la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991), ravive à la fois le souvenir des immenses espoirs de liberté surgis à la chute de l’Union soviétique, et celui des désillusions cuisantes qui s’en sont ensuivies.


« En fin de compte, qu’est-ce que l’existence ? On meurt plus tôt, on meurt plus tard, de toutes façons, la différence n’est pas grande. Essayer d’échapper aux dangers dans cette vie, cela n’en vaut pas la peine. Si on vit selon les commandements de Dieu, ce qui va nous arriver, eh bien, de toutes façons à la fin, on meurt »
Sergueï Khodorovitch lors d’un entretien avec le journaliste Nicolas Miletitch pour le documentaire « Au succès de notre cause désespérée ».


Sergueï Khodorovitch (1940-2025), rescapé du Goulag et ancien administrateur du Fonds Soljénitsyne d’aide aux prisonniers politiques et à leurs familles[1], fut le témoin de l’histoire effroyable de la Russie soviétique, puis, dans son exil parisien, à partir de 1987, le spectateur perplexe de l’évolution de l’Occident triomphant.

Une enfance sous la férule du « Père des Peuples »

Né à Stalingrad en 1940, l’année précédant le déclenchement de l’opération Barbarossa, lancée, en juin 1941, par l’Allemagne nazie contre les Soviétiques, Sergueï Khodorovitch est évacué vers Barnaoul, capitale de l’Altaï au cœur de la Sibérie, dans le cadre du grand exode de 16 millions de civils soviétiques, décidé par Staline. Dans l’après-guerre, sa famille est déplacée vers la Crimée. En effet, en 1944, Staline – le « Père des peuples » (otets narodov) – et son acolyte sanguinaire Beria ont déporté des centaines de milliers de Tatars de la péninsule criméenne vers l’Asie centrale, les accusant de collaboration avec les Nazis pendant l’occupation allemande (1941-1944)[2]. Des Russes et des Ukrainiens sont transférés vers la Crimée, dans les années qui suivent, en vue de repeupler la péninsule largement vidée de ses habitants. Dès les années 1960, habitant à Maly Mayak, un village de la mer Noire près de Yalta, Sergueï Khodorovitch prend conscience de l’injustice du régime soviétique et se met à refuser de voter aux élections. L’abstentionnisme est à l’époque un acte de défiance vis-à-vis de l’État soviétique susceptible d’entraîner de graves ennuis aux citoyens récalcitrants.

Les prémices de la lutte clandestine

Staline est mort en 1953. Le camarade Krouchtchev qui lui a succédé à la tête du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), laisse se produire un relatif dégel au sein de la société sur fond de « déstalinisation ». Au mitan des années soixante, Léonid Brejnev va se charger de verrouiller à nouveau le système. Sur fond d’athéisme d’État écrasant, de persécution des Chrétiens et de muselage insoutenable de toute parole non conforme, Sergueï Khodorovitch, arrivé de Crimée à Moscou dans les années 1970, est rapidement influencé par l’action militante de sa cousine Tatiana Khodorovitch (1921-2015), au sein du Mouvement pour la défense des droits de l’homme en Union soviétique,aux côtés des dissidents Sergueï Kovalev (1930-2021) et Tatiana Velikanova (1932-2002), qui participent à la publication de la Chronique des événements en cours relatant les arrestations et les condamnations d’opposants antisoviétiques. Cet activisme vaut à Kovalev et à Velikanova, d’être arrêtés et condamnés au titre de l’article 70 du code pénal qui punissait la propagande et l’agitation antisoviétiques, considérées comme crimes contre l’Etat. En 1974, Kovalev écope d’une peine de 10 ans de Goulag. En 1980, Velikanova est condamnée à quatre ans de camp suivis de cinq ans de relégation en Asie centrale. Arrêtée en 1974, Tatiana Khodorovitch, jugée indésirable en Union soviétique, est forcée par les autorités de quitter le pays. Elle part en exil à Paris.

Kovalev, qui fut un proche collaborateur du physicien Andreï Sakharov (1921-1989), au sein du Mouvement de défense des droits de l’homme en Union soviétique, contribuera à fonder avec lui l’association « Memorial », dédiée principalement à la réhabilitation des victimes de la répression soviétique (association malheureusement dissoute par décision de la Cour suprême russe en 2021), puis il sera nommé président de la Commission des droits humains auprès du président de Russie Boris Eltsine.

Le fonds Soljénitsyne

En 1973, c’est en France que le manuscrit de L’Archipel du Goulag, l’œuvre majeure d’Alexandre Soljénitsyne (1918-2008), Prix Nobel de littérature en 1970, est publié pour la première fois, grâce notamment à l’aide de mon ancien professeur, l’éminent slaviste Nikita Struve (1931-2016), aux éditions YMCA-Presse/Centre culturel Alexandre Soljénitsyne, sises rue de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris Vème. Les droits d’auteur issus de la publication de ce témoignage inédit sur la funeste réalité du régime soviétique, seront reversés clandestinement au Fonds d’aide aux prisonniers politiques et aux victimes de la répression. Le fonds, créé en 1974 par Soljénitsyne, est géré par le dissident Alexandre Guinzbourg (1936-2002). Journaliste, Guinzbourg est dans le collimateur des autorités pour avoir publié un ouvrage clandestin sur le premier grand procès politique après la mort de Staline : celui des dissidents Andreï Siniavski et Youli Daniel (1966).En 1977, il est condamné à une peine de huit années de colonie pénitentiaire en Mordovie, puis expulsé avec quatre autres dissidents aux États-Unis en 1979, dans le cadre d’un échange américano-soviétique de prisonniers[3]. À partir de novembre 1977, Sergueï Khodorovitch prend la succession d’Alexandre Guinzbourg comme administrateur du Fonds Soljénitsyne, qu’il co-dirige avec Arina Guinzbourg. Tatiana Khodorovitch, Malva Landa et Kronid Lioubarsky, qui ont également dirigé le Fonds, ont été contraints à l’exil.

L’arrestation

Arrêté le 7 avril 1983, Sergueï Khodorovitch est accusé de « diffusion systématique d’inventions mensongères calomniant le système soviétique » – les « fake news » en termes plus contemporains ! Il est détenu à la sinistre prison de la Boutyrka (Moscou), dont les murs ont vu passer, en d’autres temps, des prisonniers célèbres, tels que le chef des émeutes paysannes Emelian Pougatchev au 18ème siècle, les écrivains Ossip Mandelstam et Alexandre Soljénitsyne lui-même.

Le KGB veut briser Sergueï Khodorovitch et lui soutirer des aveux. Des prisonniers de droit commun viennent le rouer de coups et lui fracasser le crâne, mais il ne fléchira pas[4]. Il est condamné à trois ans de camp à régime sévère et emprisonné de 1983 à 1987, au camp de Norilsk en Sibérie, dans des conditions dantesques. Dans cette ville située au nord du cercle polaire arctique (la ville la plus septentrionale du monde), Staline a fondé en 1935, le goulag de Norilsk : le « Norillag ». Cette institution carcérale concentrationnaire a officiellement pris fin en 1956, mais le dernier camp soviétique fermera en 1991. Le Français Jacques Rossi, ancien communiste, auteur du Manuel du Goulag[5], y purgea une partie de sa peine, qui dura 24 ans.  

Sur ses années d’incarcération à Norilsk, Sergueï Khodorovitch a confié au journaliste Nicolas Miletitch, le témoignage suivant : « J’ai passé une fois 87 jours d’affilée au cachot, dont 45 jours tout seul, dans le froid en permanence. On m’a mis dans un tel état que j’avais les jambes qui gonflaient, je perdais connaissance et j’ai attrapé la tuberculose »[6]

A la veille de sa libération, en avril 1986, il voit sa peine renouvelée pour trois années supplémentaires « par décision administrative d’un tribunal tenu en prison », cruelle invention datant de l’ère Brejnev[7]. Il est condamné à une nouvelle peine de trois ans et passe 45 jours dans un cachot sans fenêtre et sans chauffage[8]. Il est libéré, à l’époque de la Perestroïka, le 18 mars 1987, après des tractations entre Reagan et Gorbatchev et un nouvel échange de prisonniers. Extrêmement malade, il est expulsé d’Union soviétique. Contraint d’émigrer, il se retrouve, avec son épouse Tatiana et son fils Igor, âgé de 14 ans, en transit à Vienne puis en exil à Paris. « Sergueï était un homme d’honneur, de devoir et de courage incomparable », a résumé Natalia Soljénitsyne, la veuve du grand écrivain qui fut la présidente du Fonds Soljénitsyne à l’étranger.

Sans illusions

À partir de la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, l’espoir d’une libération imminente des peuples restés captifs de l’autre côté du Rideau de fer (selon l’expression churchillienne), anime les dissidents en exil. Mais après l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991, le chaos qui s’installe en Russie provoque leur désarroi. Nombre d’entre eux commencent à comprendre que l’émergence d’une société post-communiste se fera sans eux[9]. Un sentiment de désillusion s’installe durablement.

Entre 1991 et 2000, souvent conseillés par les mêmes Occidentaux qui avaient œuvré pour la chute du soviétisme, les nouveaux oligarques post-soviétiques trompent et spolient les peuples déboussolés de l’ex-URSS, en s’accaparant impitoyablement les immenses ressources qui étaient autrefois la propriété de l’État soviétique, tandis que les mafias les plus sanguinaires torturent, assassinent et s’enrichissent de manière révoltante. Après le piteux retour au pays des troupes soviétiques stationnées dans les pays du Pacte de Varsovie, un profond sentiment d’humiliation et de honte ravage le moral des ex-citoyens soviétiques, y compris les exilés en Occident.

Les grands écrivains dissidents que furent Alexandre Soljénitsyne et Alexandre Zinoviev (1922-2006) – vivant en exil respectivement aux États-Unis et en Allemagne – tirent alors la sonnette d’alarme et ne cachent pas leur amertume et leur mécontentement face à l’attitude arrogante de l’Occident victorieux. Ils reviennent en Russie. Pour les militants des droits de l’homme que furent Sergueï Khodorovitch et quelques autres, l’exil va se poursuivre jusqu’à la mort, dans le chagrin et la mélancolie. Maigre consolation pour nombre d’entre eux, la liberté religieuse totale que permet l’Occident.

L’arrivée au pouvoir de Poutine, ancien du KGB, à compter de 1999/2000, consterne les dissidents, car ceux-ci ont été traumatisés à vie par les perquisitions, les arrestations, les tortures, la détention pendant plusieurs années en hôpital psychiatrique ou au Goulag. Les arrestations et les assassinats d’opposants à Poutine, la réhabilitation de Staline par Poutine, la situation effroyable en Tchétchénie, l’intervention russe en Syrie en 2015, la guerre fratricide sanglante en Ukraine, achèveront de les désespérer.

Ces dissidents incarnaient la lutte contre le totalitarisme soviétique[10]. Ils avaient trouvé en France une terre d’accueil. Désormais, ils ont tous disparu : avant Sergueï Khodorovitch, il y eut aussi Victor Fainberg (1931-2023), Arina Guinzbourg (1937-2021), Tatiana Khodorovitch (1921-2015), Leonid Pliouchtch (1939-2015), Natalia Gorbanevskaya (1936-2013), Alexandre Guinzbourg (1936-2002), Andreï Siniavski (1925-1997), Vladimir Maximov (1930-1995). Tous ont œuvré au péril de leur vie pour notre liberté, mais force est de constater qu’ils furent malgré eux instrumentalisés par l’Occident, puis abandonnés à leur sort. Ce même Occident se fourvoie aujourd’hui dans une dérive mondialiste déshumanisante et supprime sans vergogne les libertés individuelles, libertés autrefois brandies comme un étendard dans la lutte contre la férule du communisme, tandis que la Russie, embourbée dans des guerres de plus en plus sanglantes, terrifie le reste du monde et s’enfonce dans la répression sordide de toute opposition politique. 

Le combat de Sergueï Khodorovitch était nécessaire, mais il ne doit jamais être invisibilisé et relégué aux oubliettes de l’histoire. Face au spectre de la surveillance de masse qui se profile sur l’ensemble de la planète avec, en toile de fond, l’instauration de l’identité et de la monnaie numériques, du crédit social, de la censure des réseaux sociaux, du muselage de la parole et de l’invisibilisation et de la criminalisation des oppositions politiques – ces inventions perverses des leaders mondialistes du Forum de Davos – son exemple de courage extraordinaire servira certainement de modèle aux futurs citoyens récalcitrants qui, par nature, n’accepteront jamais, au sein de nos « démocraties occidentales », la survenue d’un Goulag nouvelle mouture : le Goulag numérique globalisé…


[1] Русский фонд помощи политзаключенным и их семьям

[2] Cette tragédie restera dans l’histoire sous le nom « Sürgünlik » : l’Exil.

[3] https://desk-russie.eu/2021/08/18/arina-ginzburg-une-femme-heroique.html

[4] https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1080/03064228408533674

[5] Jacques Rossi, Le Manuel du Goulag, Paris, Le Cherche Midi, 1997.

[6] https://desk-russie.eu/2025/09/28/serguei-etait-un-homme-dhonneur-de-devoir-et-dun-courage-incomparable.html

[7] Laure Mandeville, « De Brejnev à Poutine, la grande épopée des dissidents russes », Le Figaro, 11 mai 2024. [https://www.lefigaro.fr/international/de-brejnev-a-poutine-la-grande-epopee-des-dissidents-russes-20240511]

[8] https://memorial-france.org/au-succes-de-notre-cause-desesperee-rencontre-benjamin-nathans-le-20-mai-a-paris/

[9] Ana Pouvreau, Une Troisième voie pour la Russie, Paris, L’Harmattan, 1996.

[10] Cécile Vaissié, Pour votre liberté et pour la nôtre – Le combat des dissidents en Russie, Paris, Robert Laffont, 1999.



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Analyste géopolitique (Russie, Turquie), auteur et spécialiste en relations internationales et en études stratégiques.

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