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Agnès Desarthe: conte providentiel

L’écrivain publie « L’oreille absolue » (L’Olivier, 2025)


Agnès Desarthe: conte providentiel
L'écrivaine française Agnès Desarthe photographiée en 2009 © Kazam Media / Rex Featu/REX/SIPA

Où l’on apprend, à la fin du livre, grâce aux remerciements, qu’Agnès Desarthe, qui a beaucoup écrit pour les enfants mais pour les adultes aussi – et je me souviens avec émotion de L’année de leur chance –  fait partie d’un orchestre d’harmonie pour lequel elle a écrit ce roman qui s’en inspire…


« C’est un hiver où rien ni personne ne doit mourir. Les rosiers continuent de porter des fleurs, plus chétives qu’au printemps, moins parfumées qu’en été, aux pétales décolorés presque transparents. Les framboisiers laissent pendre leurs petits visages rouges, comme honteux, sous les feuilles recourbées. »

J’avais déjà lu ce paragraphe lorsque je le retrouvais quelques pages plus loin. Je crus à une erreur de typographie, puis je compris que ce passage, augmenté d’un autre paragraphe, reviendrait telle une scansion musicale, autant de fois qu’il le faudrait pour introduire tous les personnages. Mais avant cela (et c’est ce qui explique la première phrase), le narrateur nous invite à un conseil municipal cocasse où le maire se désole car le cimetière est plein comme un œuf, comme dirait Georges Brassens, et on ne peut plus y enterrer personne. Certes, on peut regrouper les os, mais on peut aussi s’abstenir de mourir, ou, plus exactement, revenir à la vie.

Fil rouge

Et c’est ce que feront tous les personnages de ce conte qui emprunte moins au merveilleux qu’à la Providence ; comme si un fil rouge les reliait tous, afin que chaque rencontre soit l’occasion d’une résurrection. Ici, nul prince ni bergère ; nous sommes plutôt dans la France rurale ou dite périphérique d’aujourd’hui, et les personnages sont tous passablement cabossés et acquis aux besognes les plus humbles. Fossoyeur, maçon, dame qui s’occupe des petits à la garderie, dame qui fait le ménage à l’école etc.

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Le fil rouge et le centre de gravité : l’orchestre d’harmonie, qui regroupe gens du village et du voisinage. Tous ne connaissent pas forcément le solfège, mais tous y participent à leur manière. Y compris Matis, le gosse insupportable : « Avant, quand sa mère l’emmenait écouter l’harmonie, il se bouchait les oreilles parce qu’il y avait trop de notes qui fonçaient sur lui de partout. » Heureusement, il y a un instrument qui trouve grâce à ses oreilles et qui sauvera la vie de celui qui en joue lorsque Matis saura en restituer le son au moment opportun. Et Raoul, qui allait se pendre, se retrouve avec un môme qu’il tient par la main, Raoul dont la mère était soi-disant grosse, d’après les gens, alors que lui ne la voyait pas comme ça. « Et ce n’était pas seulement son visage qui était beau, son corps aussi, qui était comme un bloc, tellement énorme qu’on avait l’impression que le tissu de la robe allait craquer. Les autres mamans n’étaient pas comme la sienne. On voyait leurs os en bas du cou, et aux poignets et aussi aux chevilles. Sa mère, c’est comme si elle n’avait pas eu d’os. Tout était courbe et ça tenait en place, c’était solide. Pas besoin de squelette. Les fleurs de la robe étaient étirées au maximum et ça aussi, c’était beau. »

Agnès Desarthe nous fait entendre une langue d’enfance où l’ironie méchamment apprise n’est plus de mise. On retourne en arrière, on apprend à regarder avec des yeux plus élogieux. On retrouve aussi les grandes amitiés des jeunes années : « Lorsque Goneril était avec Madeline, elle était emplie de miel. Elle était plus belle et plus intelligente. Elle était spirituelle et raffinée. Ensemble, elles choisissaient un endroit, dans leur quartier, derrière le collège, dans la forêt où les familles allaient pique-niquer le dimanche, et elles inventaient leur vie, leur vie future, à partir de là, c’est à dire à partir de rien. Il leur fallait d’abord construire une maison, puis ouvrir une boutique (les jours où elles s’imaginaient vendant des savons artisanaux), un restaurant (quand elles se voyaient cuisinières), une ferme (quand elles décidaient de devenir éleveuses)…  A deux, elles pouvaient tout inventer et elles pouvaient tout vivre. Leurs phrases commençaient souvent par : « Et là, il y aurait… » »

On aurait dit que…

Fabuleux conditionnel de l’enfance avec son « on aurait dit que… » L’acuité à la langue et aux sons, on l’aura compris, est absolument primordiale. Et il arrive que parfois la langue sonne faux et que l’enfant l’entende particulièrement : « Tout ce qu’elle dit, ça m’énerve. Je ne sais pas ce qu’elle trafique avec sa voix, mais même quand j’ai mon casque sur mes oreilles et la musique à fond, je l’entends me parler. Sa voix est comme un serpent qui se faufile partout. » En revanche, la phrase heureuse délivre de l’humeur mauvaise en une seconde : « C’était comme si, pour la première fois, j’entendais une parole juste. »

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Cette langue ne dit pas que l’enfance, elle dit aussi les rencontres amoureuses, l’intensité, l’exaltation, la vie augmentée avant que les ennuis commencent ; mais qu’à cela ne tienne, elles feront retour des années plus tard pour renaître autrement. Ainsi, de boucle en boucle, tous les personnages voient la vie refluer vers eux et leur donner une seconde chance. Avec, toujours au centre, l’orchestre d’harmonie qui porte merveilleusement son nom puisqu’il permet à chacun de trouver sa note enfin juste et ce faisant, sa juste place.

L’oreille absolue d’Agnès Desarthe, éditions de l’Olivier, 2025 144 pages.

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Professeur de lettres modernes à la retraite, ayant enseigné dans le 93.

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