Notre chroniqueur décrit pour nous ici ceux qui ont réinventé la haine au nom de l’amour, le racisme au nom de l’antiracisme et l’exclusion au nom de l’inclusion. Ils se rêvent résistants et ne voient pas qu’ils préparent peut-être le terrain d’une nouvelle barbarie.
Depuis plusieurs mois, en Europe et dans le monde occidental, se multiplient des manifestations contre des artistes, des musiciens et des athlètes israéliens. À Paris, des militants ont tenté d’empêcher le concert de l’Orchestre philharmonique d’Israël à la Philharmonie, au nom d’un boycott culturel. À Londres, le Royal Albert Hall a été pris d’assaut par des protestataires avant une représentation du même orchestre. À Berlin, des chanteurs israéliens ont reçu des menaces, certains festivals ont cédé aux pressions militantes et annulé leurs invitations. À Madrid, une nageuse israélienne a été huée lors d’une compétition internationale ; à Melbourne, un joueur de tennis a dû renoncer à un tournoi pour « raisons de sécurité ».
Contagion
On croyait pourtant que la musique, l’art, le sport avaient échappé à la contagion des haines politiques. Que les salles de concert, les stades, les théâtres demeuraient ces lieux où la beauté suspend un instant la brutalité du monde. Et pourtant, voici qu’on manifeste contre un orchestre un peu comme jadis on huait des Juifs sur les places d’Europe. Des pancartes s’élèvent, des cris accusent, des drapeaux s’interposent entre la musique et ceux qui voudraient simplement l’écouter. Ce ne sont plus des dictatures qui censurent, mais des foules démocratiques qui sifflent. Ce ne sont plus des ordres venus d’en haut, mais des émotions fabriquées dans les réseaux, amplifiées par des consciences sûres de leur pureté.
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Sous couvert de solidarité avec un peuple lointain, on rejoue les vieux scénarios de l’exclusion. On croit défendre la paix en désignant l’ennemi. On croit protéger les victimes en en inventant d’autres. Ce ne sont pas des chars, cette fois, qui encerclent un peuple, mais des slogans, des hashtags, des boycotts culturels. La civilisation qui se vantait d’avoir aboli la barbarie la réinvente sous forme de vertu.
Ces manifestations n’ont rien d’anodin : elles marquent le basculement d’un humanisme malade de lui-même. Elles ne visent pas des politiques, mais des êtres ; elles ne s’attaquent pas à des décisions, mais à des identités. Et dans le silence gêné des institutions culturelles, dans la complaisance molle des médias, on entend déjà résonner la vieille musique de la désignation. L’artiste israélien est redevenu le Juif d’autrefois : symbole commode de la faute originelle, cible idéale de la colère morale.
C’est ainsi que tout recommence, toujours : non par la guerre, mais par le refus d’écouter. Par la haine qui s’avance sous le masque du bien. Par l’indignation qui croit sauver et ne fait que condamner.
Amnésie
Il est temps d’ouvrir les yeux — non plus ceux du confort moral ou de la compassion mécanique, mais ceux, brûlants, que la lucidité arrache aux ténèbres. Nous vivons dans une époque d’amnésie volontaire où l’homme postmoderne, sûr de sa vertu et de son innocence, croit avoir aboli la barbarie par décret humanitaire. Il ne sait pas — ou ne veut pas savoir — que la barbarie sommeille dans chaque phrase de son indignation, dans chaque slogan qu’il répète, dans chaque certitude morale dont il se couronne pour échapper à la honte de vivre.
Je songe à ces terres de l’Est — Biélorussie, Ukraine, Lituanie, Russie — où, durant la Seconde Guerre mondiale, des hommes instruits, raffinés, diplômés, ont dirigé les Einsatzgruppen, ces unités de sécurité préventive chargées, disait-on, d’« assainir » le front. L’expression avait la froideur administrative des mots qui précèdent la tuerie. Ces hommes n’étaient pas des brutes incultes : c’étaient des docteurs en philosophie, des professeurs d’université, des juristes, des poètes parfois. Ils parlaient Goethe et Schiller, lisaient Kant le soir dans leurs baraquements, citaient Nietzsche en latin pour justifier leurs ordres. Ils savaient la musique, l’histoire, la grammaire des civilisations. Et pourtant, ils ont enseigné à d’autres hommes — simples soldats, paysans arrachés à leurs campagnes — l’art méthodique d’exterminer femmes et enfants.
La culture n’avait donc pas sauvé l’Europe. Elle avait servi à rationaliser la mort. Elle avait donné à la barbarie un vernis de raison, une syntaxe, un style. Il n’y eut pas de rupture entre le séminaire universitaire et le charnier : seulement une gradation dans la conviction. Car les intellectuels de ces temps-là avaient trouvé la justification suprême : ils croyaient défendre la civilisation contre la menace du chaos — le chaos des « judéo-bolcheviques », des partisans, des vaincus. Toujours, le meurtre collectif se pare des habits du salut.
Un mal transfiguré ?
On se tromperait lourdement en croyant que cette logique appartient au passé. Le même mal, transfiguré, circule aujourd’hui dans nos veines démocratiques. Il a changé de vocabulaire, non de nature. Hier, on parlait de purification ethnique ; aujourd’hui, on parle de justice historique. Hier, on nommait parasite celui qu’on voulait détruire ; aujourd’hui, on le dit oppresseur. Les mots sont polis, inclusifs, universitaires. Mais ils procèdent du même abîme moral.
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Il est temps d’ouvrir les yeux, dis-je, car les prochains massacreurs ne portent pas d’uniforme. Ils enseignent, ils tweetent, ils rééduquent. Ils habitent nos universités, nos médias, nos ONG. Ils parlent le langage du bien et de la tolérance, mais c’est une tolérance qui désigne ses ennemis à la vindicte. Ils ont inventé la haine au nom de l’amour, le racisme au nom de l’antiracisme, l’exclusion au nom de l’inclusion. Comme jadis les Einsatzgruppen, ils croient agir en légitime défense : défendre la pureté morale du monde contre les « dominants », les « sionistes », les « colonialistes », les « hommes blancs », les « héritiers du patriarcat ». Ils se rêvent résistants et ne voient pas qu’ils préparent le terrain d’une nouvelle barbarie morale.
Rien n’est plus dangereux que la haine justifiée par la vertu. Elle tue sans remords, elle massacre en chantant. C’est elle qui, au Rwanda, a fait des paysans hutus les exécuteurs d’un peuple voisin — au nom de la peur d’être exterminés. C’est elle qui, au Cambodge, a poussé les enfants de la paysannerie à abattre leurs professeurs. C’est elle, déjà, qui en Europe avait transformé la culture allemande en machine à détruire. Et c’est elle, encore, qui aujourd’hui, sous des noms nouveaux, sous des drapeaux arc-en-ciel ou des pancartes de campus, insinue dans les esprits le même poison : celui de la désignation, du ressentiment, du droit à haïr au nom du bien.
Déguisements
Nous sommes redevenus les spectateurs tranquilles du retour du mal. Il se déploie à visage découvert dans les réseaux sociaux, dans les cortèges, dans les universités américaines où l’on acclame des massacres, où l’on exulte devant des cadavres israéliens, où l’on nie le droit à l’existence d’un peuple au nom de la justice. La barbarie nouvelle est morale, sentimentale, compassionnelle. Elle s’enrobe de culpabilité occidentale, d’antisionisme déguisé en humanisme. Elle croit réparer les crimes de l’histoire en préparant ceux de demain.
Il est temps d’ouvrir les yeux, car l’histoire recommence toujours sous d’autres formes. Nous n’avons rien appris de nos ruines. Nous ne voulons pas savoir que les massacres naissent d’abord des mots, puis des silences. Que les crimes de masse commencent dans les universités, dans les tribunes, dans la presse, dans l’inversion tranquille du bien et du mal. Et que, lorsque la vérité sera enfin dite, il sera trop tard : il y aura déjà des morts, des charniers, des cris effacés par le vacarme des justifications.
Ce siècle qui se dit éclairé vit déjà dans la nuit du cœur. Le mensonge est devenu foi, la haine s’appelle amour, la lâcheté se nomme prudence. Il est temps d’ouvrir les yeux — non pour fuir, mais pour affronter. Car il n’y aura de paix qu’à condition de nommer le mal, fût-il dissimulé sous les apparences du progrès ou de la justice. Ce n’est pas le monde qu’il faut sauver, mais l’âme humaine — cette chose fragile, invisible, qui disparaît chaque fois qu’un homme croit avoir raison d’un autre au nom de la vertu.





















