Un chef-d’œuvre ! En salles demain.

Fares Fares, géant au nez de Cyrano et aux oreilles éléphantines, acteur fétiche du cinéaste suédois d’origine égyptienne Tarik Saleh, 53 ans, sert d’organe conducteur à l’extraordinaire trilogie entamée en 2017 avec Le Caire confidentiel, poursuivie en 2022 avec La Conspiration du Caire (deux joyaux incontournables du Septième art, qu’on peut par bonheur visionner l’un et l’autre actuellement sur Netflix) et dont Les Aigles de la République constitue à présent le dernier volet – très attendu – du triptyque. Trois imbroglios palpitants, trois scénarios sans continuité apparente, sinon les arrière-plans politiques dont leurs intrigues foisonnantes sont chargées, au cœur d’une capitale qui, sous l’œil implacable du cinéaste rebelle, demeure le siège des plus sordides intrigues de palais, l’épicentre de sanguinaires conflits politiques et confessionnels, la matrice d’une corruption généralisée, dans le chaudron d’ une société égyptienne toujours au bord de l’implosion, minée par les inégalités sociales vertigineuses… et poursuivie par l’hydre islamiste.
Un cinéma politique ?
Tarik Saleh est un cinéaste de l’exil ; il n’a pas remis les pieds en Egypte depuis près de dix ans. L’intrigue du Caire confidentiel se déroulait juste avant la révolution de 2011 contre le régime honni de Moubarak : ce fut un tournage à très haut risque. Fares Fares y incarnait un inspecteur de police chargé d’enquêter sur l’assassinat d’une jeune chanteuse, dont le principal suspect s’avérera un ami proche du fils du président… Hautement politique, son cinéma est une machine de guerre qui tire toujours dans le mille… Les Aigles de la République nous transporte au-delà du coup d’Etat militaire perpétré en 2013 contre le président islamiste Mohamed Morsi par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, l’actuel dictateur en poste ad vitam aeternam. Etant parvenu à réprimer l’engeance sinistre des Frères musulmans, il tient depuis lors le pays sous une férule pour le moins controversée.
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Dans Les Aigles de la République, Fares Fares tient, cette fois, le rôle de composition d’une star de cinéma fictive, du nom de George Fahmy, et que le peuple égyptien surnomme le « pharaon de l’écran »: richissime, adulé. Sous la contrainte, en dépit d’une absence totale de ressemblance physique avec son modèle, l’acteur vedette se résout à accepter de camper la figure idéalisée du président Sissi, dans un biopic à la gloire du satrape: collabo malgré lui, le voilà forcé de frayer avec les hautes sphères du régime. De compromission en compromission, de lâcheté en lâcheté, le comédien manipulé, par ailleurs père négligent, fieffé menteur, pétri de vanité et séducteur invétéré – trompant sa jeune épouse (dans le rôle, Donia Massoud, comédienne et chanteuse dissidente, désormais installée en France) avec la femme du ministre de la Défense, lequel supervise la production le copte (mais irréligieux) George Fahmy – se voit ainsi pris à son propre piège, et à celui que lui a tendu le pouvoir. Mais l’intrigue labyrinthique révélera que, éminence grise supposément chargée de veiller à ce que le script respecte scrupuleusement la ligne idéologique, le Dr Mansour (génialement interprété par le glacial et mutique Amr Waked) est, au rebours des apparences, un maître du double jeu, et le visage même de l’intégrité.
Puissante évocation
Outre que le film reconstitue de façon fascinante, par exemple, la présentation, devant un cénacle de courtisans, de la maquette géante dévoilant la future métropole mégalomane projetée (bien réellement) par Sissi au pied des Pyramides, ou bien encore, dans une mise en scène digne de Hollywood, ce défilé militaire grandiose, ou même, au dénouement, ce complot ourdi par les prétendants galonnés mais maté par les forces du régime, la stupéfiante puissance d’évocation des Aigles de la République se redouble du fait qu’on y voit, à l’image, l’authentique président Sissi, et ce pas seulement sur les affiches de propagande qui, de fait, inondent les artères du Caire tout comme son effigie envahit les écrans de télévision, mais également lui-même, Sissi, en chair en os, comme s’il était, dans Les Aigles de la République, le protagoniste bien vivant de certaines séquences plus vraies que nature. Avec l’efficacité d’un blockbuster américain, la fiction parcourt l’avenue spectaculaire d’un documentaire tourné in situ, doté de moyens illimités.
Si, captivant de bout en bout, le long métrage emprunte aux codes du film noir, c’est aussi un chef-d’œuvre d’humour… noir ! Parmi les scènes les plus désopilantes, ce dîner mondain où l’épouse du ministre de la Défense (Zineb Triki dans le rôle) raconte comment, dans son enfance, elle croyait dur comme fer que Shakespeare était arabe et musulman. Ou encore celle où, dissimulé sous des lunettes noires et croyant ainsi préserver candidement son incognito, Fahmy est illico reconnu par le pharmacien, ce crétin de mahométan grassouillet, « barbu » comme il se doit, qui tient la discrète officine : le comédien-star, affecté d’inavouables pannes érectiles, venait en toute discrétion y commander clandestinement ses doses de viagra, prétendument « pour un ami »… Le dialogue entre eux est un ravissement comique.
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La sobre partition d’Alexandre Desplat (génial compositeur, entre parenthèses également requis par Guillermo del Toro en ce moment même pour son Frankenstein diffusé sur Netflix depuis vendredi dernier, autre film inoubliable, à ne rater sous aucun prétexte – n’en déplaise au critique condescendant de Télérama) vient coiffer avec une discrète élégance cette satire au vitriol. Par son humour acide et son ironie corrosive, Les Aigles de la République résiste à l’écueil de la démonstration édifiante. Fares Fares s’y montre, tout simplement, prodigieux. C’est (encore) un chef-d’œuvre.
Les Aigles de la République. Film de Tarik Saleh. Avec Fares Fares, Lyna Khoudri, Zineb Triki, Amr Waked. Suède, France, Danemark, couleur, 2025.
Durée: 2h09
En salles le 12 novembre.
Disponible Netflix, à la demande : Le Caire confidentiel et La Conspiration du Caire, de Tarik Saleh. Avec Fares Fares dans les deux films. Indispensable !




