Passée sous les radars du dernier Festival de Cannes, la nouvelle fiction du cinéaste ukrainien Sergeï Loznitsa domine incontestablement les sorties de novembre, même si par ailleurs Jodie Foster et Daniel Auteuil illuminent un remarquable polar français.
Glaçant
Deux procureurs, de Sergeï Loznitsa
Sortie le 5 novembre
Union soviétique, 1937. Des milliers de lettres de détenus accusés à tort par le régime sont brûlées dans une cellule de prison. Contre toute attente, l’une d’entre elles, subtilisée au dernier moment par le prisonnier chargé de les détruire, parvient à destination, sur le bureau du procureur local fraîchement nommé, Alexander Kornev. Ce dernier va se démener pour rencontrer le prisonnier qui a écrit cette lettre dans laquelle il se dit victime d’agents corrompus de la police secrète, la NKVD. Bolchevik chevronné et intègre, le jeune magistrat croit à un dysfonctionnement du système. Sa quête de justice le conduit jusqu’au bureau du procureur général, à Moscou. À l’heure des grandes purges staliniennes, c’est la plongée d’un homme dans un régime totalitaire qui ne dit pas son nom.
Telle est l’implacable trame du nouveau film de Sergeï Loznitsa, réalisateur ukrainien qui oscille sans cesse entre fictions (My Joy, Dans la brume, Donbass, entre autres) et documentaires (Maïdan, Babi Yar.Contexte, L’Invasion,notamment). Des œuvres fortes, âpres et rugueuses qui interrogent autant le passé que le présent. Avec Deux procureurs,il explore donc les arcanes du système judiciaire et carcéral d’une URSS cadenassée par Staline et son régime de terreur permanente. La totale réussite du film tient à la façon dont le cinéaste rend palpable le véritable parcours du combattant qui attend le petit juge : rien ne fonctionne comme ailleurs dans cet univers concentrationnaire conduit par une bureaucratie effrayante. Le temps d’abord y est suspendu : le directeur de la prison le fait attendre des heures et des heures, comme pour l’épuiser jusqu’à le faire renoncer à sa démarche. Quand enfin l’autorisation de visite lui est accordée, c’est un incroyable ballet de portes, de sas, de grilles, de couloirs glauques, de corridors sans fin, de clés bruyantes et de serrures énormes qui prend le relais. Comme si cette fois, il s’agissait de décourager l’obstiné fonctionnaire en le perdant dans un labyrinthe sombre et terrorisant. Un véritable dédale qui rend fou tant il est à la fois complexe et vide de toute logique spatiale. Ou comment démontrer avec un incroyable brio la machine stalinienne dans toute sa capacité à broyer chaque individu.
Incarné à la perfection par Alexandre Kouznetsov (découvert en 2008 dans Leto de Kirill Serebrennikov), l’imprudent juge devient une sorte de Christ aux outrages qui pour progresser doit subir toutes les humiliations générées par une mécanique redoutable, sous les sourires et les blagues de geôliers débonnaires. Inspiré d’un texte écrit clandestinement en 1969 par Gueorgui Demidov (1908-1987), physicien déporté en 1938 dans les camps de la Kolyma durant quatorze ans, le film colle au plus près du réel avec un soin presque documentaire. Il a d’ailleurs été tourné dans une véritable prison de l’Empire russe, à Riga, en Lettonie. Et pour accentuer la sensation d’enfermement, Loznitsa a choisi pour l’image un format carré, une réalisation en plans fixes et une palette de couleurs n’allant que du gris au marron, dans un décor dépouillé, froid, métallique, presque abstrait. Porté par ce formalisme dénué de tout artifice, le film déploie très habilement une narration proprement diabolique qui vise en permanence à manier le chaud et le froid, comme le font d’ailleurs les interlocuteurs successifs et interchangeables du petit juge. Jusqu’au bout, Deux procureurs maintient le spectateur dans un état d’intranquillité totale. C’est bien le moins quand on dépeint l’enfer sur terre.

Réchauffant
Vie privée, de Rebecca Zlotowski
Sortie le 26 novembre
Lilian Steiner est une psychiatre reconnue. Un jour, elle apprend la mort de l’une de ses patientes et se persuade qu’il s’agit d’un assassinat. Elle décide de mener l’enquête. Le nouveau film de la surdouée Rebecca Zlotowski passe la vitesse supérieure en se présentant comme un hommage assumé aux films d’Alfred Hitchcock et de Woody Allen, pour ne parler que de ces deux-là. Entre Une femme disparaît et Meurtre mystérieux à Manhattan, Vie privée a l’indéniable saveur des vrais-faux polars bâtis d’abord pour s’amuser entre auteurs (ici Anne Berest et la réalisatrice), puis nous distraire. Et un impeccable casting renforce ce plaisir simple, mais finalement pas si fréquent : Jodie Foster et Daniel Auteuil en tête, accompagnés par Virginie Efira, Mathieu Amalric et Vincent Lacoste notamment. Impossible de résister aux quiproquos, fausses pistes et autres joyeusetés scénaristiques d’un film qui ne se prend jamais au sérieux, sans pour autant mépriser son spectateur. On en redemande et sans réserve.

Refroidissant
Bugonia, de Yorgos Lanthimos
Sortie le 26 novembre
On pourrait parler d’une douche glacée, tant Bugonia, le nouveau film du cinéaste grec Yorgos Lanthimos joue une nouvelle fois (une fois de trop ?) avec nos limites en matière de Grand Guignol. Manifestement, son plaisir de réalisateur est de maltraiter la malheureuse actrice dénommée Emma Stone, ici dans le rôle d’une patronne enlevée par deux crétins convaincus qu’elle est une extraterrestre venue pour détruire la Terre. S’ensuit une série de sévices corporels et psychologiques censés sauver l’humanité en péril. C’est laid, c’est bête, et c’est long. On se demande ce qui peut pousser des acteurs non dénués de talent à accepter de tels rôles, et on s’interroge sur les intentions réelles du cinéaste. Puis on finit par baisser les bras devant ce cinéma poseur et boursouflé qui multiplie les images faussement provocantes et pleines de bassesse pour essayer de faire oublier qu’il n’a rien à dire.





