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Patrice Jean: «Je ne défends jamais d’idées réactionnaires»

Entretien avec l’écrivain qui publie « La fin du monde avait pourtant bien commencé » (Cherche-Midi 2025)


Patrice Jean: «Je ne défends jamais d’idées réactionnaires»
L'écrivain français Patrice Jean © François Grivelet

La France de Bernard, Les structures du mal et Revenir à Lisbonne, les trois premiers romans de Patrice Jean, publiés à l’origine aux éditions Rue Fromentin, sont désormais réédités en un seul volume, accompagnés de textes courts, d’aphorismes et d’articles inédits sous le titre La fin du monde avait pourtant bien commencé (Cherche-Midi 2025). Une occasion pour Causeur d’opérer avec Patrice Jean une petite mise au point sur sa vision du roman ainsi qu’un premier bilan de son œuvre littéraire…


Causeur. Avec le recul, quel regard portez-vous sur vos trois premiers romans ?

Patrice Jean. Ils ont paru entre 2013 et 2016, mais ils furent écrits avant, notamment La France de Bernard, commencé en 2007. De les relire suscite la même impression que de regarder des photos prises il y a quinze ou vingt ans. Je songe à l’époque où je les écrivais, où j’étais plus jeune, et où j’ignorais ce que seraient les années qui allaient suivre. Je connais la suite maintenant. Mais je n’arrive pas à les lire comme s’ils étaient ceux d’un autre que moi (c’est la même chose avec les photos : nous avons changé, et nous sommes les mêmes).

On vous renvoie souvent, avec votre roman L’homme surnuméraire, au rôle de pourfendeur des ridicules du progressisme contemporain. Même si cette veine est indéniablement présente dans votre œuvre, on voit avec ces trois livres que votre travail romanesque est varié. Pensez-vous être le romancier d’un seul livre, dont vous poursuivriez l’idéal à travers différents ouvrages, ou au contraire un écrivain qui s’essaie à des formes variées, avec des tentatives nouvelles à chaque ouvrage ? 

Tout écrivain écrit un seul livre, il ne peut pas faire autrement, ou alors il est un faiseur, un escroc. Un écrivain a des obsessions en nombre limité qu’il décline dans des romans, dans des aphorismes, des poèmes, etc. On ne peut pas reprocher à un romancier de creuser son sillon. Dostoïevski écrit toujours sur le Mal, le crime, le Christ, etc. Stendhal écrit toujours le même roman d’apprentissage (avec variations) ; Proust n’écrit que la Recherche.

Dans un de vos aphorismes, vous affirmez : « On reconnaît un vrai lecteur à ce qu’il n’affectionne pas que les romans. Lui plaisent aussi les pensées éparses, les journaux intimes et les autobiographies, les maximes, la poésie. » Est-ce aussi par la diversité des genres que l’on reconnaît les vrais écrivains et qu’apportent les aphorismes par rapport au genre romanesque ?  

Les « vrais écrivains » ne sont pas obligés de pratiquer différents genres littéraires. Dans cet aphorisme, je vise les lecteurs : un lecteur qui ne lit que des romans n’est pas, selon moi, un amoureux de la littérature. Quel manque de curiosité, quand même ! Quant aux aphorismes, ils sont plus faciles à écrire qu’un roman. Tout le monde peut en écrire. Ils sont le fruit d’un moment, ou bien la conclusion d’une réflexion, voire la réflexion elle-même. J’aime beaucoup ce genre littéraire, il est d’une lecture très facile, il n’oblige pas à se plonger des heures durant dans un roman, il ne se monte pas du col comme la poésie, il n’est pas aussi narcissique que l’autofiction et l’autobiographie. De Lichtenberg à Gomez Dàvila, en passant par Cioran, le fragment a acquis, je crois, ses lettres de noblesse. Au fond, les Pensées de Pascal en sont la réussite la plus éclatante.

Pierre Cormary me citait dernièrement Philippe Muray, lequel affirmait dans Exorcismes spirituels IV : « Tous les grands romans, d’une manière ou d’une autre, ont toujours été des infidélités par rapport au contrat social d’une époque donnée ». Ou encore : « Trahir le contrat social qui nous est imposé par les charlatans de l’heure est l’essence même de l’expérience romanesque actuelle ». Êtes-vous d’accord avec ces propos ?

Oui, je suis d’accord. À quoi bon écrire si c’est pour flatter le gros animal ? Si c’est pour illustrer les idées politiques et sociales qu’on entend partout, qu’elles soient de droite ou de gauche ? Comme le répétait Flaubert, la littérature est l’objet d’une haine universelle. Et à l’intérieur du monde littéraire, les haines prolifèrent : des écrivains en détestent d’autres (qu’ils accusent d’un succès immérité), des lecteurs haïssent des romanciers (qu’ils prétendent être des minables, indignes de leurs prédécesseurs illustres), tout le monde jalouse tout le monde. Comme me l’a dit un jour Alice Ferney : « la littérature rend fou. » Rien n’est plus vrai. Dès que j’ai publié mon premier roman, les ennuis ont commencé: des gens que je ne connaissais pas, des amis d’amis, des lecteurs lointains, ont trouvé qu’il était insupportable que j’existe et que je publie des romans. Et ils me l’ont fait savoir. Je me souviens d’un lecteur qui m’avait téléphoné, à mon numéro personnel, pour me dire de quel bois il se chauffait. Bref, le ressentiment à tous les étages. C’est l’un des points communs entre la politique et la littérature : l’enthousiasme et la haine en sont les deux sentiments dominants.

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Dans un article intitulé D’une épithète infamante : réactionnaire, vous expliquez qu’employer « un vocable politique pour critiquer une œuvre littéraire n’a pas plus de sens que d’user d’un terme esthétique pour parler de politique », avant de conclure que « Réactionnaire n’est pas un mot, c’est un sens interdit, une impasse, un crachat, la fleur de lys marquée au fer rouge sur l’épaule de Milady ». Mais en même temps, vous écrivez dans le présent volume, « Le roman, à mon sens, est consubstantiellement lié à l’idée et au social : l’individu face à l’idée-société, l’individu face à l’absurde (…)  Un roman qui n’a pas en vue plus qu’une histoire n’a pas d’intérêt ». Même si l’emploi du terme de réactionnaire est l’expression d’une paresse intellectuelle, la critique littéraire peut-elle faire pour autant l’impasse sur la dimension politique, au sens large, de vos livres?

Mes livres ont une dimension politique, mais ils ne se réduisent pas à des prises de position politique. Mes thèmes sont plus larges : le sens de l’existence, la passion, le désir, les faux-semblants, et, plus généralement, la vie intérieure, cette vie invisible qui est la nôtre et que la littérature et l’art ont pour mission d’exprimer. Si je me moque du progressisme, c’est qu’il y a là de la matière. Réduit-on Molière à la satire des progressistes de son époque : les Monsieur Jourdain, les femmes savantes, les Tartuffe ? Et puis, si un critique prétend qu’un romancier est réactionnaire, il doit faire son travail, autrement dit relever les idées réactionnaires qu’il regrette de trouver dans mes romans. Je ne défends jamais d’idées réactionnaires, c’est pourquoi cette épithète, adressée à mes livres, ne repose sur rien, ou plutôt seulement sur un point: l’ironie envers les progressistes. Je ne crois pas que ce soit suffisant. Je suis pour la liberté, l’humanisme, la tolérance, le féminisme, la justice. Comme tout le monde. Ou presque. Pas de quoi en faire un fromage.

Au sujet d’un livre d’Édouard Louis, vous expliquez, dans un de vos aphorismes « Voici donc un roman “à la manière de”, platement sociologique (au lieu de lutter contre elle !), répétitif, sans aucun humour, sans imagination, purement idéologique ». Est-ce qu’un roman idéologique peut être réussi et pourquoi, selon vous, la littérature doit lutter contre la sociologie ?

Edouard Louis © Hannah Assouline

Un roman idéologique peut être réussi, il doit y en avoir : 1984 ? Le Meilleur des mondes ? Fharenheit 451 ? Ce sont des livres contre l’idéologie totalitaire, contre l’écrasement de la personne ; en ce sens, ils sont réussis, bien qu’ils aient un aspect idéologique. Quant à la sociologie, je ne veux pas dire qu’il faut en soi lutter contre elle, mais qu’un romancier doit résister à la tentation de n’être qu’un illustrateur des thèses de Bourdieu ou de Durkheim, pour la raison que la sociologie vise le collectif et la répétition alors que la littérature, au-delà de l’insertion des personnages dans la société, exprime la sensibilité et le prisme partiels d’une personne. Le sociologue cherche le vrai interhumain, le romancier le vrai, l’émotion, le rire, les pleurs, le doute.

Comment qualifieriez-vous la vision du monde qui se dégage de vos livres, ainsi que le style qui est le vôtre ? 

Je ne peux pas vraiment qualifier la vision du monde qui se dégage de mes livres, sinon je ne les aurais pas écrits. J’ai ressenti, à un moment de ma vie, que seul le roman (pas la philosophie, pas la poésie, pas le fragment) pourrait rendre compte de ma perception du monde, et la faire comprendre aux quelques lecteurs qui auraient envie de me lire. Pour ce qui est de mon style, je n’ai qu’une exigence : la clarté. Nous vivons dans la nuit, et j’ai lu, très jeune, pour y voir plus clair. Je n’aime pas les écrivains incompréhensibles : s’ils avaient quelque chose d’important à transmettre, que n’ont-ils essayé d’être le plus clair possible ? Quand je corrige un manuscrit, et que je tombe sur une phrase dont la signification est obscure, je me préoccupe, d’abord, d’en clarifier le sens. Bien sûr, la littérature rôde près de zones ténébreuses qui obscurcissent son propos, et un grand livre échappe à la clarté absolue. Néanmoins, la défaite intervient après un rude et loyal combat contre l’obscurité.

784 pages

La fin du monde avait pourtant bien commencé...

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