La « cancel culture » a fait une victime posthume au sein du Planning familial américain.
Féministe de la première heure, l’Américaine Margaret Sanger est largement considérée comme une militante pionnière de la liberté de disposer de son corps. Cette infirmière a ouvert dès 1916 la première clinique de contrôle des naissances (terme qu’elle fut également la première à utiliser) aux États-Unis. Tout le monde reconnaît le rôle majeur qu’elle a joué dans l’accès au contrôle des naissances des femmes à faible revenu, des minorités et des immigrantes. C’est pourquoi après sa mort en 1966, la fédération du Planning familial (Planned Parenthood) de la région de New York a donné son nom à son QG de Manhattan.
L’eugénisme malvenu
Or, ce qui était un motif de fierté dans les années 1960 est aujourd’hui devenu une source d’embarras pour le camp féministe et progressiste. Il y a encore cinq ans, la logique politique était respectée : un groupe de conservateurs et de militants anti-avortement avait demandé le retrait d’un buste de Sanger de la National Portrait Gallery de Washington.
Aujourd’hui, la pensée, l’action et la personnalité de cette femme complexe font resurgir sa part d’ombre. Car Margaret Sanger a également participé au mouvement eugéniste qui militait pour l’amélioration de la « race » humaine par une sélection basée sur les traits génétiques. Comme d’autres partisans de l’eugénisme – très nombreux à l’époque – Sanger croyait en effet souhaitable de travailler pour créer, biologiquement, une meilleure « race » humaine. Ainsi, elle prônait la stérilisation de certains handicapés mentaux et croyait que si une femme donnait naissance à plusieurs enfants, les plus jeunes de la fratrie seraient nécessairement faibles. Pour ne rien arranger, Sanger avait même entretenu des relations avec le Ku Klux Klan…
Après la Seconde Guerre mondiale, l’enthousiasme pour l’eugénisme s’est modéré dans de nombreux pays occidentaux. Depuis, des notions qui faisaient partie de la culture générale et de l’évidence scientifique il y a un siècle nous semblent aussi atroces qu’infondées. Les défenseurs contemporains de Margaret Sanger rappellent qu’elle défendait l’accès à la contraception de toutes les femmes, aussi bien noires que blanches.
Avorter les noirs ?
Ils expliquent aussi que, tellement concentrée sur son unique grande idée – la liberté de choix pour les femmes dans le domaine de la procréation -, elle n’a pas été très regardante sur l’identité de ses interlocuteurs et alliés potentiels. Sanger était prête à s’allier avec n’importe qui pour faire avancer ses projets. Cette histoire est donc particulièrement complexe. D’une part, il n’y a aucun doute sur la contribution de Margaret Sanger à l’une des plus grandes luttes féministes du XXe siècle : le droit de contrôler sa sexualité. D’autre part, on ne peut ignorer ses thèses eugénistes et racistes…
Mais les-anti Sanger vont plus loin. Dans un avis rendu l’année dernière, le juge de la Cour suprême Clarence Thomas a établi le lien entre les idées eugénistes de Sanger et le fait qu’elle avait ouvert une clinique de contrôle des naissances dans le quartier de Harlem, à l’époque majoritairement noir. Cela laisse entendre qu’elle cherchait à limiter la croissance démographique de la communauté noire. Ben Carson, secrétaire américain au logement et au développement urbain, a fait des déclarations similaires. Or selon de nombreux universitaires, cette interprétation – diffusée par des mouvements contre l’avortement – est malhonnête et trompeuse. Ainsi, selon l’historienne Esther Katz de l’université de New York, « Margaret Sanger n’essayait pas d’éliminer la race afro-américaine de ce pays ».
Mi-juillet, la section new-yorkaise du Planning familial a choisi son camp en débaptisant son QG. Sa présidente Karen Seltzer a expliqué que « la contribution de Margaret Sanger à la santé reproductive des femmes sont clairement indiscutées et clairement documentées, mais son héritage raciste l’est tout autant ». Par conséquent, « le retrait de son nom de notre bâtiment est à la fois nécessaire et attendu pour prendre en compte notre héritage et reconnaître les contributions de Planned Parenthood aux préjudices causées aux communautés de couleur ». Et ce n’est pas tout. La section new-yorkaise du Planning a également annoncé qu’elle entamait les démarches nécessaires pour également débaptiser le square « Margaret Sanger » de Manhattan soit lui aussi rebaptisé. Au sein de l’association, cette position radicale est tout à fait nouvelle.
Panique au Planning
L’organisation, qui ne vient pas de découvrir la complexité de la pensée et de l’action de sa fondatrice, avait auparavant engagé une démarche plus nuancée. En 2016, pour célébrer son centième anniversaire, Planned Parenthood avait publié un long texte exposant les idées de Margaret Sanger sur l’eugénisme, qualifiant sa pensée de « stratifiée et complexe » et trouvant malgré tout son bilan globalement positif. Pourquoi un tel changement de ligne ? L’exacerbation des tensions au sein de la société américaine y est certainement pour quelque chose, mais selon le Washington Post des tensions d’un autre genre ont également joué.
Un mois avant les « débaptêmes », Laura McQuade, directrice générale de la section, a été licencié après que 350 employés – anciens et actuels – ont signé des lettres publiques accusant cette femme blanche de comportement abusif et d’incapacité à traiter les doléances pour racisme, inégalité salariale et manque de promotion des employés noirs. Certains ont même dénoncé une direction « trumpiste ». Laura McQuade a nié ces accusation sans parvenir à convaincre les directeurs de l’organisation.
Du saint au démon
Toute cette histoire s’inscrit dans l’actuel mouvement global d’épuration des lieux de mémoire. Cette lame de fond n’est pas nouvelle mais ses manifestations se sont intensifiées depuis la mort de George Floyd et la résurgence du mouvement Black Lives Matter. Comme dans le cas de Margaret Sanger, les croisades morales déboulonnent des idoles qui passent subitement du saint au démon. Plus on s’éloigne de nos héros – choisis et mis en avant par les mécanismes médiatiques, administratifs, politiques et économiques qui façonnent la mémoire collective – plus on risque de se heurter aux abîmes qui séparent leurs visions du monde des nôtres.
Plus que séculaire, Planned Parenthood a ainsi le malheur d’avoir été fondé et dirigé par des personnes nées et éduquée à la fin du XIXe et au début du XXe siècles.
Olivier Minne raconte le mythique Château de Marmont, palace de tous les excès, dans Un château pour Hollywood.
C’est l’été. Les cigales sont revenues. Sous le ciel coruscant, dans une ville où je regarde, chaque soir, la maison familiale d’André Gide, j’achève la lecture d’un livre épatant et tonique sur l’histoire du Château de Marmont, hôtel de luxe où les stars d’Hollywood s’adonnaient à tous les excès. Ce roman, signé Olivier Minne, animateur de télévision, journaliste et producteur, auteur d’une bio inspirée de l’acteur Louis Jourdan, nous offre un voyage dans la grande période du cinéma américain.
A la recherche d’Abigail Fairchild
On suit l’étrange destin d’Abigail Fairchild, ancienne patronne de la mythique demeure baroque, située 8221, Sunset Boulevard, à une époque où les coyotes s’aventuraient dans la ville des plaisirs infinis. Abigail est une ancienne star du cinéma muet. Elle quitta les studios en 1923 pour « convenances personnelles ». En fait, elle était enceinte sans être mariée. Ce qui ne pardonnait pas dans la capitale du vice, faussement puritaine. Il y avait aussi la concurrence âpre des Mary Pickford, Greta Garbo ou de la nouvelle recrue de la MGN, Joan Crawford. Elle prit la direction de l’hôtel en 1931. Elle décida qu’au Château, « les Noirs, les putes, les paumés et les pédés seront toujours les bienvenus. » Le ton était donné.
Le roman nous permet de suivre la réapparition d’Abigail en 1958, après une longue retraite solitaire. Elle hante à nouveau les couloirs du Château. Elle marche avec l’aide d’une canne à tête de raton laveur, fume-cigarette tendu à la main, boit des margaritas sans sel sur trois blocs de glace, se nourrit d’une granny-smith râpée, un yaourt et une tasse de café. Le décor est planté. Il suffit d’y ajouter le jeune Wayne Cornwall, beau vagabond surgi des collines de Hollywood, personnage complexe et plus ambitieux que son air réservé ne le laisse penser, et nous voici plongés dans une passionnante histoire, dont la chute réserve une émouvante surprise.
La cité du cinéma reste une pièce essentielle. Minne résume : « Mais à Hollywood comme nulle part ailleurs, les hommes jouent la comédie. Et si chaque époque a une ville qui la représente au monde, pour le meilleur ou pour le pire, alors Hollywood était l’incarnation de ce que le mensonge coule dans les rues et dans les films comme dans les veines du genre humain. » Il en rajoute dans le cynisme : « Une femme est une spécialiste du mariage, l’homme un simple généraliste. » Ou encore : « On est acteur parce qu’on n’arrive pas à faire autrement. » Une phrase que n’aurait pas reniée Marlon Brando.
A propos de Cecil B. DeMille, l’auteur fait dire à Abigail : « Ce type était un monstre. Un de plus. Hollywood en est tellement rempli. Comment pourrait-il en être autrement, dans cette immense fabrique à fric où aucune parole donnée n’est respectée, où le mensonge rémunère mieux que la vérité et où les crimes sont commis au nom de l’amour de l’art ? »
Envers du décor et névroses célèbres
Les célébrités ne sont pas épargnées. L’envers du décor pue le sexe, la drogue et l’alcool. La névrose inguérissable aussi. Howard Hugues, milliardaire, producteur, réalisateur et aviateur, mate, du penthouse 54, les nymphettes au bord de la piscine, surnommée le « suppositoire ». Chaque jour, il en repère une ou deux qu’il invite dans sa chambre. Une carrière peut tenir à une ficelle de string.
Toujours au bord de la piscine du Château, le réalisateur George Cukor fait le plein de garçons pour la nuit. David Niven, Humphrey Bogart, Errol Flynn, William Holden ou encore Glenn Ford trouvent en cet hôtel un refuge inespéré pour le désordre des sens. Et tant d’autres. Alla Nazimova peut vivre pleinement ses amours saphiques. F. Scott Fitzgerald se désespère devant sa machine à écrire. Duke Ellington reprend des forces après une tournée triomphale en Europe. Anthony Perkins s’envoie en l’air avec le magnifique Blond, Tab Hunter, bourreau des cœurs de toutes les adolescences. Natalie Wood, seize ans, rejoint Nicolas Ray dans son bungalow. Le rendez-vous est concluant : Natalie sera Judy dans La fureur de vivre, avec les deux frères ennemis, James Dean et Dennis Hopper.
Il y a encore la Platinum Blonde, Jean Harlow, morte, à vingt-six ans, d’une insuffisance rénale due aux coups donnés, cinq ans plus tôt, par son mari Paul Bern. Jean Harlow avait, quant à elle, tué Bern d’une balle dans la tête. Un crime maquillé en suicide.
Un univers impitoyable pour oublier nos mornes saisons.
Olivier Minne, Un château pour Hollywood, Éditions Séguier.
La gauche, dont les Verts sont le nouveau centre de gravité, incarne la conviction d’incarner le Bien, le Beau et le Vrai. Qui oserait en douter ?
« J’adorerais être de gauche, c’est un souhait. Mais je trouve que c’est tellement élevé comme vertu que j’y ai renoncé […] Quand t’es de gauche, c’est l’excellence : le génie moral, le génie de l’entraide. C’est trop de boulot. »
Une fois lue cette émouvante déclaration de Fabrice Luchini, on se prend nous aussi à regretter de n’avoir pu nous hisser à ces hauteurs vertigineuses. Mais très heureusement, cela ne dure que le temps de faire un tour d’horizon de ce qu’est, de nos jours, la gauche.
La gauche, c’est d’abord le PS, non ?
Oui. Enfin, c’était. Car de nos jours, le Parti socialiste, c’est Olivier Faure. Alors, vous allez me demander qui est Olivier Faure, et vous aurez raison. D’ailleurs, même lui se le demande. C’est un gars modeste, le camarade Olivier. Le genre effacé, au point de s’évanouir de votre mémoire au moment même où il disparaît de l’écran de votre télé. C’est dire s’il incarne à merveille le Parti Socialiste. De fait, la transparence lui est tellement naturelle qu’il est prêt à s’effacer devant tous ses petits camarades des autres gauches en 2022, juste pour permettre à la gauche de figurer au second tour, histoire de prolonger une agonie pourtant devenue bien embarrassante.
Il y a aussi La France Insoumise !
Absolument. La gauche de combat. Quel combat, me direz-vous ? Eh bien, ce n’est pas clair. LFI prétend se battre pour la République, mais foule aux pieds à peu près toutes les valeurs républicaines, qu’il s’agisse de laïcité, d’égalité ou d’universalisme. LFI réclame la parole, mais uniquement pour exiger qu’on vous l’enlève. LFI, au fond, c’est la synthèse de tous les totalitarismes d’extrême-gauche, l’antisémitisme inclus. Des chemises rouges en raison des hasards du calendrier, mais qui auraient aussi bien pu être noires.
LFI prétend vouloir le pouvoir, et peut-être est-ce vraiment le but de certains de ses cadres, mais nul observateur n’en est sûr. En revanche, ils s’entendent tous pour mener un combat plus discret, qui ne concerne qu’eux, celui qui consiste à sauver leurs fesses de bourgeois installés, en négociant des strapontins si d’aventure la raclée qui s’annonce pour 2022 devait avoir lieu. Car s’ils prétendent défendre les masses laborieuses, ils ne voudraient surtout pas devoir un jour en faire partie. En attendant, ils naviguent à vue tout en appliquant cette maxime chère aux anarcho-autonomes : « pourquoi être inutile quand on peut être nuisible ? »
Et EELV, alors ? C’est bien, l’écologie !
En effet. C’est vert, c’est beau, ça attire les âmes d’enfants comme la lumière attire le papillon, et l’argent le percepteur. On comprend pourquoi l’électeur naïf peut choisir, dans le marasme actuel, de voter pour préserver l’écosystème dans lequel nous vivons.
Mais qui vous dit qu’EELV a un rapport quelconque avec l’écologie, malheureux ? L’écologie est une science complexe aux paramètres innombrables, et comme souvent en biologie, une certitude en remplace vite une autre. Or, il se trouve qu’il n’y a aucun scientifique digne de ce nom à la tête d’EELV, et de Jadot à Bayou, tous deux diplômés en commerce international, en passant par tous les autres cadres du parti, vous ne trouverez que des gens qui communiquent, enseignent, ou peignent, mais jamais, au grand jamais, un scientifique digne de ce nom. Et pour cause, l’écologie politique n’est pas une science, mais un ensemble de croyances tournant autour d’un axe majeur : la conviction d’incarner le Bien, le Beau et le Vrai.
Du coup, une fois qu’il a réussi à obliger les autres à brouter des algues, faire du vélo et renoncer à disposer d’une électricité bon marché en continu, l’élu EELV estime qu’il a fait l’essentiel en matière d’écologie, et peut se concentrer à sa vraie mission : le progrès de l’Humanité. En quoi cela consiste-t-il ? C’est très simple : faire disparaître tout ce qui a permis d’amener l’espèce humaine au 21ème siècle.
Le progrès technologique nous a conduits jusqu’ici ? Il faut nécessairement le mettre à bas, se remettre à marcher, si possible à ramper, et peut-être à grimper aux arbres. Avec un iphone à l’oreille, car il y a des limites à tout. L’Histoire a été faite par les mâles blancs hétérosexuels ? Il faut idéalement promouvoir une femme, si possible lesbienne et noire, pour qui on exigera davantage de droits que pour n’importe qui d’autre. Notre civilisation est judéo-chrétienne ? On proteste contre les crèches de Noël, et on hurle à l’islamophobie en défilant avec les islamistes.
Le parti de l’Autre
Car chez EELV, on déteste les phobes. On phile, toujours, en toutes circonstances. S’il pouvait choisir d’être hémophile, le militant EELV le serait, quitte à se vider de son sang. Il est d’ailleurs prêt à laisser l’Autre nous vider du nôtre.
Car plus que tout, EELV aime l’Autre, le Différent, le lointain, l’a-normal. L’anormalité, c’est le summum du progressisme, puisque c’est l’instabilité, que tout ce qui était disparaît et que rien ne peut durer, ce qui contraindra à un nouveau déséquilibre, que l’on pourra appeler « nouveau progrès ». Avec l’anormalité, c’est formidable : le progrès s’entretient de lui-même, et fait table rase du passé en même temps qu’il nous propulse vers un avenir totalement inconnu mais forcément meilleur, puisqu’il ne ressemblera à rien de connu. Tout vaut mieux que ce qui existait avant l’avènement d’EELV : les nouvelles religions n’aiment pas la concurrence.
Alors la gauche c’est fini ?
Mais bien sûr que non ! La gauche, c’est le progrès ! La gauche se réinvente ! Et en l’occurrence, la gauche réinventée, c’est le Printemps Républicain, une de ces merveilles conceptuelles dont la gauche éternelle a le secret. Et ce Printemps républicain, je vous en parlerai une prochaine fois. En attendant, évitez de voter EELV, sinon nous devrons imprimer le prochain article à la presse manuelle.
Il y a cinquante ans, le cyclomoteur motorisait la jeunesse française.
Dans ma jeunesse berrichonne, au pays de la sorcellerie, j’ai vu des choses étranges et fascinantes. Sur ces terres abandonnées, des ruraux-mécanos trafiquaient leurs mobylettes avec un art quasi-divinatoire. S’ils avaient mis autant de ferveur dans leurs études supérieures que dans le réglage de leurs meules, ils dirigeraient aujourd’hui la France. Je me souviens de l’un d’entre eux, ne comptant pas ses heures, enfermé dans le garage de ses parents, ce Huggy-les-bons-tuyaux du Boischaut avait transformé un banal 103 de série bleu pâlot en un objet hallucinogène aux reflets argentés.
La 103 métamorphosée
Á la mode Easy rider, ce choper des campagnes possédait un guidon étroit et haut, il n’avait plus rien à voir avec le 49,9 cm3 d’origine aux performances anémiées. Conquis et un peu effaré, je le voyais passer devant chez moi, à des vitesses inimaginables. Si Peugeot avait su qu’un gamin bricoleur pouvait ainsi exploiter le moteur dans ses derniers retranchements, il l’aurait embauché sur le champ à la direction technique.
Ce fier destrier affolait la maréchaussée bien incapable de le pourchasser au volant d’une Estafette en fin de vie. Je reste persuadé que, sur le lac salé de Bonneville dans l’Utah, cette 103 métamorphosée aurait battu à la loyale des Corvette et Mustang surgonflées. La République des bons élèves n’a jamais su reconnaitre, à leur juste valeur, les talents d’ingénieur et de metteur au point de tous ces garçons n’entrant pas dans le cadre. Notre vieille nation industrielle ne s’est pas remise de cet abandon-là.
Avant l’avènement du vélo-roi et la sacralisation de la marche à pied, le cyclomoteur aura été un indispensable instrument de liberté. Liberté de sortir, de draguer, de travailler et d’échapper à la surveillance familiale. La mob n’était pas seulement ce moyen de déplacement peu coûteux et facile d’entretien, elle était le socle, le creuset des espoirs pour des milliers d’adolescents en voie d’émancipation. Sans elle, la neurasthénie aurait gagné assurément la population.
La mob des seventies, attribut culturel
Cette mob avait des vertus pacificatrices et égalitaires car elle s’immisçait dans tous les milieux sociaux, chez les prolos et les bourgeois, les immigrés et les curés, les beaux quartiers et les terrils. On ne pouvait échapper à son attraction. Elle permettait à nos grands constructeurs de se livrer une belle bataille commerciale. Chacun y allant de sa nouveauté, saison après saison. Depuis la fin des années 1960, le cyclomoteur a envahi l’espace public, on l’utilise pour se rendre à l’usine, à la faculté, au foot ou à la plage. Son œcuménisme est un nouvel existentialisme. Il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses, l’académique Vélosolex à galet résiste aux assauts des modernes, Motobécane et sa « Bleue » jouent la sécurité et le confort, de l’usine de Saint-Quentin, le Cady voit le jour, Peugeot réplique en dévoilant son économique 102. Et puis, les Italiens et les Japonais vont, sans cesse, au cours des années 1970, inventer de nouvelles formes de mobilité comme dirait un technocrate de la Mairie de Paris. Piaggio nous divertit avec son fluet Ciao ; Honda élève les standards de qualité avec son modèle Cub que l’on retrouvera sur tous les continents, tout en s’aventurant dans la minimoto, la très attachante Dax continue d’émouvoir les quinquas ; Yamaha invente le Chappy, nous lui disons chapeau ! Plus tard, l’opposition entre « 103 » et « 51 » laissera autant de traces dans les mémoires que les affrontements entre les pro et anti-Maastricht. Il était temps de choisir son camp.
La mob était notre « Jean » à nous, c’est-à-dire un attribut culturel, peut-être, l’illustration d’une véritable identité européenne. Au lieu de chercher des valeurs et manier des concepts vides, la mob incarnait notre fond commun. Moins chère qu’un scooter, bénéficiant d’une législation peu tatillonne, cette mob n’est désormais plus qu’un rêve des Trente Glorieuses. En ville, la trottinette l’a tuée.
Une humanité rieuse
Ailleurs, elle s’accroche avant qu’on ne l’interdise pour un prétexte fallacieux, mais quel plaisir d’apercevoir encore aujourd’hui un pépé tirant une remorque avec son antique « Orange » ou une belle fille faire voltiger sa robe à fleurs, sur une route des Landes. Tati, Hitchcock, BB, les hippies, les ouvriers ou les lycéennes de Victor-Duruy, tous ont adopté la pétrolette. Cette humanité-là, rieuse et folle, désuète et sentimentale était notre bien le plus précieux.
Les meilleurs films de Roman Polanski, de « Rosemary’s Baby » au « Pianiste », brouillent désespérément la frontière entre le réel et l’imaginaire. Ils ne conduisent pas à la solution d’une énigme, mais nous enfoncent au cœur de cette énigme. Là se trouve la clé de son cinéma, comme celle de son existence.
C’est par un court-métrage, Deux hommes et une armoire (1958) que Polanski a été repéré en France, d’abord par les cinéphiles. On aima ici son esprit d’absurdité troublante : deux hommes portant une armoire sortent des flots de ce qui pourrait être la Baltique. Ils errent ensuite dans une ville où ils croisent des voyous, des tueurs de petits chats, des exemplaires d’humanité capables du pire.
Depuis, Polanski n’a pas cessé de nous inquiéter. Il se méfie de la réalité, mais n’en prend sans doute pas assez soin, car elle n’a cessé de se venger. Polanski est un survivant. Durant la soirée des Césars (plus vulgaire et navrante que d’habitude[tooltips content= »Dans son hommage rendu aux morts de l’année, l’académie césarienne a oublié volontairement le nom de Jean-Claude Brisseau, auteur d’une œuvre très au-dessus de la majorité des films français de ces dix dernières années. Nul, dans la salle, n’a manifesté au moins son étonnement sinon sa réprobation. Doit-on s’étonner de cette preuve supplémentaire de bassesse morale, d’incompétence et de lâcheté de groupe ? »]1[/tooltips]), quelques manifestantes, aveuglées par les lacrymogènes et la colère intersectionnelle consécutive ont protesté : « C’est Polanski qu’il faut gazer ! » Les nazis y auraient pensé avant elles, si par malheur le petit Roman était tombé entre leurs mains…
Le Pianiste : fenêtre sur mur
Né à Paris de parents polonais, en 1933, il suit sa famille dans le pays de ses origines trois ans plus tard (voir l’article de Patrick Eudeline). Il aime les « salles obscures » du cinématographe : « J’adorais le rectangle lumineux de l’écran, le faisceau qui perçait l’obscurité depuis la cabine du projectionniste, la synchronisation miraculeuse du son et de l’image [tooltips content= »Roman Polanski, Roman par Polanski (trad. Jean-Pierre Carasso), Robert Laffont, 1984 (rééd. Fayard, 2016). »]2[/tooltips] […]. » Mais les nazis, qui envahissent la Pologne le 1er septembre 1939, ont d’autres projets pour lui, et pour les juifs en général…
La mémoire ancienne est imprécise, mais elle fixe des moments forts. Pour l’enfant du ghetto, la persistance rétinienne fait surgir un mur de briques, annonciateur des calamités. Ce mur, qui ferme brutalement une rue, dans Le Pianiste (2002), Polanski l’évoquait parmi d’autres souvenirs sauvés du temps et de l’oubli dans son autobiographie, et dans un entretien accordé à Catherine Bernstein [tooltips content= »Dans la collection « Grands entretiens, mémoires de la Shoah », disponible sur le site de l’INA. »]3[/tooltips] : « Nos fenêtres donnaient l’une sur une église, l’autre sur une petite rue. Un jour, ma sœur m’appelle, je me penche à la fenêtre : “Regarde”. J’ai vu qu’ils construisaient un mur, fermant ainsi la rue d’un bout à l’autre. J’ai compris qu’on nous emmurait. Je me souviens très bien de ce moment ; ma sœur et moi, nous avons pleuré. C’était vraiment le ghetto. »
Rosemary’s Baby(1968) appartient à la première catégorie. Une jeune mariée (Mia Farrow), et son mari (John Cassavetes) emménagent dans un appartement new-yorkais. Le quartier est plaisant, l’immeuble [tooltips content= »Le « Dakota Building », à Manhattan. C’est devant son porche que fut assassiné John Lennon, qui y habitait, le 8 décembre 1980. »]4[/tooltips] a vue sur Central Park, mais son architecture énorme et la manière dont il est filmé en font un décor angoissant. Nous assistons à la lente montée de l’effroi chez une femme environnée de présences inquiétantes. Est-elle la cible d’un complot fomenté par des adorateurs de Satan, et va-t-elle accoucher des œuvres de celui-ci ? Ou bien toute cette histoire trouve-t-elle sa résolution dans un épisode paranoïaque de la future maman ? Et nous, spectateurs tourmentés, avons-nous vu l’effrayante scène d’accouplement entre la gracieuse épouse et le formidable démon ? De qui sommes-nous les dupes ? De Polanski assurément, maître de l’illusion et de l’onirisme, qui réussit un tour de force cinématographique. Il prend un « malin » plaisir à nous égarer : « Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la frontière entre le réel et l’imaginaire a toujours été désespérément brouillée. Il m’aura fallu presque une vie pour comprendre que c’était là la clef de mon existence même. »
L’huissier du diable
Polanski l’agnostique ne croit pas à l’existence du diable, pas plus qu’à la présence des vampires. Ces figures redoutables du cauchemar sont la face noire du monde, la faille cachée sous l’édifice de la civilisation, le ricanement hypercritique des partisans de la négation. Mais elles stimulent la création. Polanski n’est pas seulement un cinéaste pour ciné-clubs, il est à sa façon un maître du cinéma « de genre ». Il veut séduire, « embobiner » le spectateur. La plupart du temps, il l’entraîne dans un récit affolant, gouverné par les principes de l’angoisse, du mystère, de la surprise épicée d’ironie cruelle. Ainsi La Neuvième Porte (1999) suit un magistral parcours dans un labyrinthe ésotérique. Un jeune et hitchcockien pourvoyeur de livres rares, incarné par Johnny Depp, se met en quête d’un volume, auquel le diable en personne aurait collaboré : au terme d’un voyage initiatique, ce Tintin sans Milou, mais pourvu d’un ange gardien amusé (Emmanuelle Seigner), pousse lui-même la neuvième porte. Même si la fin est quelque peu bâclée, on suit en frémissant le périple de l’huissier faussement ingénu du royaume des ténèbres. Quelle peur Polanski veut-il conjurer en la partageant avec nous ?
« Frantic » (1988) entre également dans la colonne des films de genre de grande facture. Richard Walker (Harrison Ford) est un cardiologue américain présent à Paris avec sa femme, Sondra (Betty Buckley), à l’occasion d’un congrès. Sondra disparaît dans des conditions mystérieuses, irréelles. Autour de lui, il ne trouve que scepticisme : l’épouse est sans doute avec son amant… La ville de Paris lui est inconnue, elle lui devient hostile. Rien ne tient durablement, les pistes se perdent, se brouillent. Mais on sent dans la progression de cet homme perdu un faisceau de menaces. Le dénouement, c’est la fatalité qui trouve en Michelle (Emmanuelle Seigner) une victime expiatoire. Comment être sûr des apparences alors qu’elles s’effacent quand on va les saisir (ou les comprendre) ? Polanski est à son aise dans les signes d’une piste qui mène à l’énigme plutôt qu’à sa solution. Que sait-on vraiment, que reconnaît-on que l’on croyait connaître : « On dirait que mon histoire a été écrite par quelqu’un d’autre, quelqu’un, de surcroît, que j’ai à peine connu. »
Prenez garde au vampire !
Au contraire de Rosemary’s Baby, de Répulsion (1965) et du Locataire (1976) – démonstrations réussies d’un savoir-faire jamais pris en défaut –, et malgré sa parfaite maîtrise technique et la valeur de ses décors, « Le Bal des vampires »(1967) n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Polanski et Gérard Brach, son coscénariste, ont semé leur récit de blagues et de gags simplets (à quelques exceptions près, telle la scène du vampire juif aucunement impressionné par la croix chrétienne qu’on lui oppose), de clins d’œil ironiques, qui plaisent peut-être encore au lectorat et aux critiques de L’Obs et de Télérama, mais signalent surtout une parodie ratée. Le parti pris de distance sarcastique avec le genre « film de vampires », qui procura au public du cinéma MidiMinuit, à Paris, d’adorables sueurs froides, a creusé les rides de ce long-métrage qu’un peu d’humilité artistique lui aurait épargnées. Persifler n’est pas jouer : quand on moque une « manière », il convient de se hisser à sa hauteur.
Dracula résiste à Polanski
Fort heureusement, Dracula – imaginé par le romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912) – disposait de réserves de sang frais. Les films dont il fut le héros, avec Christopher Lee dans le rôle-titre, réalisés principalement par Terence Fischer pour le compte de la compagnie Hammer, ont mieux résisté aux outrages du temps que l’œuvre qui prétendait les ridiculiser. En 1992, Francis Ford Coppola démontra que les nombreuses et anciennes apparitions de l’hématophage blafard, si habile à forer la veine la plus fine du cou le plus gracile, n’avaient pas épuisé notre capacité d’éblouissement : son Dracula est à ce jour la plus parfaite représentation du suceur de sang des jeunes filles séduites et abandonnées. En face de lui, l’infortuné professeur Abronsius du « Bal » (Jacky MacGowran) et Alfred (Polanski lui-même), son tremblant assistant, tous deux minables chasseurs de vampires, font pâle figure. Leur valeur comique n’est pas suffisante pour lutter contre le prestige du Transylvanien. Le ridicule se retourne contre eux, et contre le film. Pris entre le goût de la farce et la tentation de l’épouvante, « Le Bal des vampires » trahit l’un et l’autre, même s’il apporte la preuve du tempérament « fantastique » de son auteur, servi par son réalisme.
Macbeth ne souffre pas de l’encombrant esprit de dérision néfaste, selon nous, au Bal des vampires.
« La vie n’est qu’une ombre errante […]. C’est une histoire Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, Et qui ne signifie rien. » (Macbeth, V, 5)
Au cinéma, Roman Polanski n’a adapté qu’une seule pièce de William Shakespeare, « Macbeth » (1971), soit deux ans après l’assassinat de Sharon Tate, son épouse enceinte, dans la nuit du 8 au 9 août 1969 par quatre personnes qui agissaient sur l’ordre d’un certain Charles Manson. Le film maintient son rythme haletant jusqu’à la fin et réserve des surprises spectaculaires.
Bernard Pivot : « La vie de Roman Polanski est un scénario extraordinaire qu’il faudrait filmer. »
On imagine aisément quel était son état intérieur, lorsque Polanski entreprit la réalisation de « Macbeth ». L’ambiance crépusculaire de la pièce initiale, par instant saturée de peur et de violence, peuplée des créatures que suscitaient la démonologie médiévale, hantée par la figure de Macbeth, soldat valeureux, mais époux faible à la raison vacillante, poussé au régicide par sa femme, Lady Macbeth, produit à l’écran de superbes images. Mais est-ce un hasard si Polanski a choisi cette tragédie à ce moment précis de son existence ?
« Première sorcière : Où as-tu été, sœur ? Deuxième sorcière : Tuer les cochons. » (Macbeth, I, 3)
Macbeth est fondé sur une impeccable mécanique de terreur sacrée. On y voit s’unir des forces obscures, des créatures démoniaques, des êtres humains dévorés d’ambition, prêts à perpétrer le crime le plus odieux. On y assiste au grand spectacle du Mal…
Charles Manson (1934-2017) connut une enfance de tumulte et de misère, puis la délinquance et la prison. Son bagage scolaire était mince, mais lorsque ce garçon chétif au regard perçant prenait la parole, on l’écoutait. Un cercle se forma autour de lui, qui s’agrandit, jusqu’à constituer une « famille ». Catherine Share, qui en fut membre, déclarera plus tard : « Il donnait aux femmes ce dont elles avaient besoin et, de maintes façons, ce qu’elles désiraient. »
L’expédition punitive lancée par Manson dans la résidence où séjournaient Sharon Tate et ses amis comptait trois femmes, Susan Atkins, Patricia Krewinkel, Linda Kasabian (elle fit le guet, à l’extérieur) et un homme, Tex Watson. Krewinkel et Atkins maniaient le couteau, sans précision, mais férocement. Susan Atkins écrivit avec le sang de Sharon Tate le mot « Pig » (cochon) sur la porte d’entrée de cette belle propriété, construite pour Michèle Morgan pendant son séjour hollywoodien.
Jon Finch dans « Macbeth » (1971), de Roman Polanski, adapté de la tragédie de William Shakespeare (c) Everett/Bridgeman images
L’un des policiers déclara qu’il se dégageait de la scène une atmosphère de crime rituel… « La vie de Roman Polanski est un scénario extraordinaire qu’il faudrait filmer. » (Bernard Pivot, « Apostrophes »)
Des individus malfaisants prétendront que Sharon Tate et ses amis se livraient à des orgies, se droguaient, qu’ils attiraient une population interlope : finalement, leur sort funeste était une punition méritée ! Mensonge et calomnie : « Sharon était plus qu’un visage adorable et une silhouette séduisante. Elle m’enchantait par sa perpétuelle bonne humeur, sa nature enjouée et généreuse, l’amour qu’elle vouait aux hommes et aux animaux – à la vie elle-même. »
La vie de Roman Polanski deviendra peut-être un jour un biopic au cinéma. En attendant, nous avons ses films, témoignages et héritages d’une vie à grand spectacle
Alors que les fortes chaleurs s’emparent de la France, revivrons-nous l’hécatombe de l’été 2003 qui avait provoqué 19 000 morts ? Les Ehpad sont-ils prêts à affronter la canicule tout en protégeant leurs pensionnaires contre le Covid ? Les réponses de Joachim Tavares, ancien directeur d’Ehpad et fondateur de l’entreprise Papyhappy[tooltips content= »Pappyhappy est à la fois un site de conseils et une agence immobilière spécialisée dans le logement senior. »]1[/tooltips], sorte de Tripadvisor du logement senior. Il trace des perspectives d’avenir pour notre société vieillissante confrontée au défi de la dépendance. Entretien.
Daoud Boughezala. La canicule de l’été 2003 a provoqué un pic de surmortalité chez les séniors, avec 19 000 victimes. Comment expliquez-vous cette hécatombe ?
Joachim Tavares. A l’été 2003, la France a subi des fortes chaleurs qu’elle n’avait jusqu’alors jamais connues pendant une aussi longue période. Les établissements pour personnes âgées n’étaient pas prêts à gérer cette canicule, faute de protocoles et de plan bleu pour affronter la crise (tels qu’il existe aujourd’hui un plan bleu pour la grippe, le plan bleu pour le Covid et le plan bleu pour la canicule). Le personnel n’était tout simplement pas prêt à gérer ces situations.
Concrètement, qu’est-ce qui a changé depuis dans la gestion de la canicule ?
Un ensemble de protocoles est entré dans les mœurs. Auparavant, les établissements n’étaient pas équipés de climatiseurs ni de ventilateurs. Aujourd’hui, ils se sont équipés, certains ont pu climatiser un local commun – souvent la salle de restauration ou d’animation. Des ventilateurs ont été installés dans les chambres des pensionnaires, soit par la structure soit par le résident. Des mesures supplémentaires ont été adoptées : alléger les menus pour l’été (fruits, soupes froides, gaspachos…), ventiler les chambres… Pour les pensionnaires les plus dépendants, incapables de manger seuls, les employés préparent des gelées afin les alimenter et de les hydrater.
Gardons en tête un fait très important : les personnes âgées ne ressentent pas la chaleur comme nous. Certains petits vieux portent une doudoune en plein mois d’août ! Dès le matin, le personnel des structures spécialisées doit donc penser à les habiller de manière estivale. Puis les solliciter tout le long de la journée pour les faire boire, les mettre à l’ombre, dehors s’il y a un parc, etc. Bref, on a appris des erreurs de 2003.
Cette année, les Ehpads affrontent à la fois la canicule et l’épidémie de Covid, particulièrement meurtrière chez nos aînés. Comment relever ces deux défis simultanément ?
Les protocoles ont été modifiés en fonction de ces deux impératifs. Par exemple, si le ventilateur est autorisé dans les chambres, lorsqu’un résident reçoit de la famille, des amis ou même un voisin de chambre, il doit l’éteindre pour éviter la dispersion des aérosols. Il en va de même dans certaines salles climatisées – des climatisateurs avec filtres sont sans danger mais les plus anciens sont allumés puis éteints à l’arrivée des gens. C’est une question de bon sens.
Cette année, dix mille de nos aînés sont morts du Covid en Ehpad. S’agit-il des plus fragiles éliminés sous l’effet de la sélection naturelle ?
Absolument. Je pense même que lorsqu’on fera le compte du nombre de morts en Ehpad sur l’ensemble de l’année 2020, il n’y aura pas de pic de mortalité car les plus faibles sont déjà partis. Les gens qui entrent en Ehpad sont de plus en plus âgés et de plus en plus dépendants. Or, les morts du Covid en Ehpad étaient déjà fragiles et n’avaient malheureusement pas une grande espérance de vie devant eux. Pourtant, pendant le pic de l’épidémie de Covid, les directeurs d’Ehpad ont fait de leur mieux, isolant les pensionnaires pour les préserver comme ils l’auraient fait face à une grippe ou une gastro. Avec le manque de protection (masques, lunettes, surblouses), si les établissements n’avaient pas mis en place cet isolement, cela aurait été un carnage.
Comme l’ancienne ministre Michèle Delaunay, jugez-vous les Ehpad inadaptés car vecteurs d’isolement social pour les plus vieux ?
Pas du tout. Loin d’être désuet, l’Ehpad est un modèle en mutation. Il est en train de glisser vers nos anciennes maisons de convalescence pour gens âgés et fatigués qui avaient besoin de répit. Depuis quelques années, le profil des pensionnaires accueillis en Ehpad a changé. Il y a encore quinze ou vingt ans, les résidents y arrivaient en pleine forme avec leur conjoint. Ils conduisaient, allaient se balader seuls. Or, à mesure que la société vieillit, l’Ehpad accueillant des gens de plus en plus âgés et dépendants, il change de vocation. Son centre de gravité se déplace vers le soin. Quand je visite un Ehpad avec mon entreprise Pappyhappy, je me rends compte combien les gens y ont besoin de présence et de soins.
J’ajoute que l’Ehpad offre aussi une vie sociale à ses résidents. Autour du siège de mon entreprise, dans l’Yonne, les papys et mamies qui vivent à la campagne ne voient personne. Souvent, la seule personne qu’ils voient de la semaine est le facteur.
Sur un plan quantitatif, si des polémiques politiques se développent sur le ratio de personnel en Ehpad par rapport au nombre de résidents, c’est qu’il a y un besoin croissant d’employés.
A cause de l’arrivée des papy-boomers ?
Oui. Il y a désormais des strates dans le public des Ehpad : jeunes vieux, moyens vieux, plus vieux. D’où l’intérêt d’avoir plusieurs formes de logement à leur proposer. Quelqu’un qui part à la retraite vers 60-65 ans peut encore vivre au moins trente ans. L’Ehpad ne peut pas coller à ces trente ans mais au moment de la vie où on a besoin de soins et d’une présence. Les plus fragiles n’ont pas d’autre possibilité que d’aller en Ehpad. Aujourd’hui même, une dame est venue dans mon bureau pour me parler de sa mère de 78 ans qui ne peut plus marcher, refuse de dormir dans son lit et dort donc depuis trois ans dans son fauteuil, chute, ne se fait plus à manger, a un chien dont elle ne s’occupe plus… Dans ces cas-là, il n’y a que deux choix possibles : soit vous placez quelqu’un à ses côtés toute l’année 24h/24 et sept jours sur sept ; soit vous l’orientez vers des logements collectifs de type Ehpad. A partir d’un niveau de dépendance élevé conjugué à un besoin de soins important, si l’infirmière doit passer deux ou trois fois par jour, l’Ehpad offre une sécurité inégalable. Ni le domicile ni d’autres types de logements avec de l’aide ne peuvent se substituer à un établissement quasi-médicalisé avec des infirmières et aide-soignantes présentes toute la journée et de plus en plus la nuit.
Malgré tout, y-a-t-il des alternatives à l’Ehpad adaptées aux moins dépendants ?
Les solutions alternatives montent en puissance : familles d’accueil, colocations, béguinages… Cette dernière forme de logement très ancien vient de Belgique où des bonnes sœurs l’ont instituée. Il s’agit de partager un logement, un immeuble ou une maison, selon les principes de l’entraide chrétienne. Dans le béguinage, les résidents vivent séparément mais s’aident mutuellement. Ce modèle, qui était en train de mourir, repart aujourd’hui en force.
A la mi-juillet, un nouvel hashtag #JewishPrivilege (« privilège juif »), est apparu sur Twitter, repris par plus de 122 000 messages antisémites en 24 heures. Cette thématique des Juifs qui seraient des privilégiés, des profiteurs, des exploiteurs, des suppôts du capitalisme, n’est pas nouvelle. Elle est la matrice de l’antisémitisme « de gauche », ce qu’August Bebel appelait « le socialisme des imbéciles », mais on la retrouve aussi dans une partie de l’extrême droite, celle que l’on qualifie parfois de fascisme social-révolutionnaire (présente notamment au sein des SA en Allemagne dans les années 20-30-40).
L’hostilité envers les Juifs peut apparaître en effet sous différentes formes à toutes les époques et en tout lieu, de la plus haute antiquité à nos jours, de l’Orient à l’Occident, et de gauche à droite dans le spectre politique. A son origine, l’antisémitisme est à la fois religieux, antijudaïsme chrétien puis musulman, et « national », c’est-à-dire antagoniste à la nation juive enracinée dans sa terre. La pax romana a ainsi effacé le nom du territoire des vaincus, la Judée. Plus tard face à la permanence du yichow (persistance et retours récurrents des Juifs sur leur terre), les empires musulmans (califal et ottoman), on réinvesti, par l’instauration de la dhimma, l’interdiction faite aux Juifs d’avoir un territoire national.
« Pureté du sang » espagnol
D’autres formes d’antisémitisme viendront ensuite s’ajouter à ces deux versions originelles, en fonction des époques et des groupes qui s’en nourrissent et le diffusent. L’antisémitisme raciste apparaît ainsi avec la ley de pureza de sangre espagnole (« loi de la pureté du sang ») dès 1449 pour interdire l’accès à certaines fonctions rémunératrices et postes de prestige aux « nouveaux chrétiens » (les Juifs convertis sincèrement au catholicisme, contrairement aux « marranes », terme péjoratif désignant les Juifs formellement convertis mais qui judaïsent en secret). Cet antisémitisme prendra bien sûr toute son ampleur avec les théories racistes du 19ème siècle, et sa forme la plus terrible avec la doctrine nazie et son passage à l’acte génocidaire. Au XIXme sièclen, se formalise également un autre type d’antisémitisme : anticapitaliste, dans ses versions marxistes et proudhoniennes.
Aujourd’hui, c’est essentiellement l’articulation entre un antisémitisme anticapitaliste et plus largement anti-élites, et un antisémitisme de la nation, dit « antisionisme » (de fait opposé à l’existence de l’Etat d’Israël) qui est le plus répandu et le plus pernicieux. La diffusion du slogan « privilège Juif » sous la forme moderne du tweet, syncrétise cette détestation des Juifs comme groupe privilégié à tous les sens du terme. La thématique du Juif et de l’argent y est en bonne place, mais un nouvel élément vient s’y ajouter sur le mode du favoritisme : les Juifs bénéficieraient d’un traitement de faveur dans la concurrence victimaire. Les Juifs sont en effet accusés de « profiter » de la Shoah pour se faire plaindre au-delà du raisonnable et tirer des avantages de tous ordres y compris financiers évidemment.
Contre Israël
Une variante de cet antisémitisme du privilège peut aller jusqu’aux thèses négationnistes : les Juifs feraient plus qu’instrumentaliser la Shoah, ils l’auraient inventée ! Dans cette perspective délirante, les antisémites du privilège Juif, peuvent développer également le syllogisme selon lequel un coupable ne pouvant être victime (et réciproquement), les Juifs sont les bourreaux des Palestiniens, et non seulement donc ne sont victimes de rien, mais sont coupables de tout. Articulé étroitement à la défense de la « cause palestinienne », l’antisémitisme du privilège construit ainsi une chaîne d’identifications, du Palestinien à l’Arabe, au musulman, à l’immigré, à l’ex-colonisé prétendument néo-colonisé.
Et plus récemment, cet antisémitisme anti-israélien articule antisémitisme et racisme anti-blanc : le Juif étant considéré comme un agent de l’impérialisme américain, un colonialiste, ancien supplétif des colons français, nouveau « colon » des « territoires occupés », capitaliste, mondialiste. Les Juifs sont alors définis en quelque sorte comme des « super-blancs ». Les « métèques », les « sangs mêlés » de l’antisémitisme raciste des XIXème et XXème siècles, sont devenus les « Blancs » les plus honnis dans la vision « racisée » d’un monde où s’affrontent à nouveau radicalement les races.
Des mots aux morts
Comme souvent, les Juifs sont alors ici comme le marqueur qui signale un danger global, une idéologie mortifère qui menace la société toute entière. L’antisémitisme est le signal d’une dérive vers le pire : l’antijudaïsme chrétien annonçait les bûchers de l’Inquisition et les guerres de religions, l’antijudaïsme musulman se prolonge par la détestation meurtrière également des chrétiens, des apostats, des athées (ne lit-on pas dans les hadiths « Vous combattrez les juifs », « Périssent les juifs et les chrétiens. Il n’y aura pas deux religions en Arabie »). Les persécutions antisémites staliniennes accompagnaient les massacres de masses de populations les plus diverses, russes y compris, et l’antisémitisme hitlérien, s’il était certes au cœur de la doctrine nazie, n’en était pas moins étroitement articulé à une vision planétaire raciste et à une frénésie exterminatrice qui alla au-delà des seules populations juives.
Haine de l’Occident
Les Juifs ont donc « le privilège » d’être les premiers visés, les premiers attaqués et assassinés, et ceux systématiquement, mais d’autres victimes leur font cohorte. Aujourd’hui les Juifs sont une fois encore cette malheureuse « avant-garde » des victimes des totalitarismes de tout poil et notamment aujourd’hui de l’islamisme volontiers allié à « l’indigénisme » des « racisés ». Ce n’est donc pas anecdotique que l’on ait entendu des slogans antisémites dans les manifestations racialistes anti-Blancs en relation avec la mort de George Floyd et celle d’Adama Traoré. La figure du Juif redevient « l’ennemi du peuple », de tous les peuples en lutte contre la « domination », prétendue domination « blanche et occidentale » en l’occurrence.
Bardot et Marilyn ne sont pas seulement les deux plus grands sex-symbols du XXème siècle. Elles ont aussi tâté du micro avec succès, offrant à la musique populaire des airs d’insouciance juvénile parfois épicés, toujours effrontés.
Descartes, qui voyait en l’animal « une machine animée », s’est trompé. Les animaux ressentent la douleur, sont sensibles et réceptifs à la musique, pas mal pour des mécaniques sur pattes, non ? La question est de savoir si Descartes avait une âme, lui, le cartésien au doute sélectif. Concernant l’animal Bardot, la question ne se pose pas. En effet, pour rappel, son dernier livre en date, Larmes de combat (2018), s’achève par cette phrase testamentaire : « Mon âme est animale ». Mais pour beaucoup, philosophes comme grands clercs, l’âme est insaisissable.
Joli rossignol
Heureusement, en 1956, Dieu créa la femme, longtemps après la bêtise humaine. La face du monde, ainsi que le sort des animaux, en furent – un peu – changés. L’histoire ne dit pas si les animaux, sensibles et réceptifs à la musique le sont à celle de Brigitte Bardot. Pendant une dizaine d’années (1962-1973), ce joli rossignol à la démarche de canard propre aux danseuses a chanté l’insouciance et la beauté du monde, avant de renoncer à siffler dans la nature face à la folie et la cruauté des hommes. Et avant surtout que l’avancée magique des Trente Glorieuses ne s’effiloche. Sur des airs concoctés par Gainsbourg et quelques autres dont Gérard Bourgeois et Eddie Barclay, l’actrice a renforcé son succès par voie de chansons espiègles et chaloupées comme les rivages de Saint-Tropez. Les désormais classiques « La Madrague », « Je t’aime… moi non plus », « Bonnie and Clyde » ou encore « Harley Davidson » ont conforté sans peine le règne de l’insoutenable légèreté de l’être Bardot dans le cœur des Français. Comme au cinéma, elle pouvait changer de registre au gré des microsillons, passant des rengaines yéyés aux déhanchés plus intimistes :
En 1982, elle lancera une dernière bouteille à la mer, un single dédié aux animaux (« Toutes les bêtes sont à aimer »), avec en Face B un plaidoyer anti-chasse. Le cerf brame, le cheval hennit, le corbeau croasse et les admirateurs de Bardot ronronnent de plaisir à chaque sortie médiatique de notre Marianne internationale : ses estocades contre les ennemis des bêtes et de la France sont à chaque fois une boucherie.
Il a fallu qu’une femme d’exception fasse de la cause animale le combat de sa vie pour que les animaux ne soient plus tout à fait considérées comme des objets dans ce pays. Le 28 janvier 2015, l’Assemblée nationale a voté en lecture définitive un projet de loi selon lequel l’animal est désormais reconnu comme un « être vivant doué de sensibilité » dans le Code civil et n’est plus considéré comme un « bien meuble »… La confirmation que la terre est ronde en quelque sorte. Et encore, ce n’est qu’une infime bataille remportée en quarante ans de luttes, mais la guerre est loin d’être gagnée. Trop de traditions barbares, trop de lobbies, trop de folies veulent encore la peau de l’animal. Surtout celle de l’intrépide Bardot, toujours en 2020. Il est temps que l’humanité se dote d’une âme animale, car un humanisme sans animalisme a la consistance d’une chimère estropiée.
Marylin Monroe : les sirènes peuvent se rhabiller
En parlant d’âme animale, une autre créature échappe à toute tentative d’embrigadement. Par-delà la mort même, depuis près de soixante ans…
Comme Brigitte, Marilyn possédait un bel organe, capable d’envoûter les hommes au premier trémolo. A côté de ses décolletés vocaux, les sirènes de l’Odyssée peuvent se rhabiller :
Cette grande admiratrice d’Ella Fitzgerald et de Frank Sinatra a, mine de rien, poussé la chansonnette dans nombre de films, où les scènes de cabaret et de music-hall relèvent de la performance érotico-ésotérique grâce à son joli brin de voix (et c’est un euphémisme).
Par ailleurs, a-t-on déjà chanté « Happy Birthday » avec autant de dévotion irréelle que Marilyn souhaitant un joyeux anniversaire à JFK, dans une robe conçue sur mesure en train de craquer sous toutes les coutures (alors qu’elle tournait son dernier film resté inachevé, le bien nommé Quelque chose va craquer…) ? Personne ne peut plus atteindre cette quintessence tragico-glamour, sans parler de sa reprise transcendante du voluptueux « I Wanna Be Loved By You », interprété à l’origine par Helen Kane.
Mais l’icône avait à son actif beaucoup d’autres standards taillés dans l’étoffe des étoiles. Enfiler l’intégrale de ses titres torrides, c’est un peu comme savourer une compilation des B.O. de James Bond, car les diamants, en plus d’être les meilleurs amis des femmes, sont éternels.
Il existe encore un point commun d’importance entre Bardot et Monroe. Les deux baby dolls au souffle chaud ont fait l’objet de nombreux hommages discographiques, par des figures elles-mêmes populaires : « Brigitte Bardot » (Dario Moreno), « Initials BB » (Gainsbourg), « Chanson pour Marilyn » (Nougaro), « Norma Jean Baker » (Jane Birkin), etc. Qui peut en dire autant ?
Voix graciles et sourires extatiques
Traquées comme des bêtes sauvages par les paparazzis, Brigitte et Marilyn demeurent insaisissables, et surtout irrécupérables, au sens désormais noble du terme. Trop libres, trop vivantes, trop vibrantes. Car en plus d’avoir été des sex-symbols, affront ultime, elles tiennent toujours le haut du pavé de nos rêves interdits… et enchantés.
Depuis qu’elles ont disparu des affiches de cinéma, comme les neiges d’antan sur l’écran noir de nos nuits blanches, le charme demeure, de leurs prestations ingénues. Et leurs voix graciles passent le cap des saisons de l’éternel féminin, dans un sourire extatique.
Que ce soit dans le ghetto de Cracovie, la Californie des sixties ou le monde post-Weinstein d’aujourd’hui, Roman Polanski a toujours été présumé coupable. Retour sur la vie d’un homme libre.
Cornichons malossol
Il y a dans Le Pianiste ce plan prenant où Adrian Brody, pourchassé dans le ghetto par les nazis, survit grave à une boîte de cornichons malossol périmés, qu’il dévore, faute de mieux.
Cette scène ne vient pas de nulle part, mais d’une semblable conserve ramassée par la mère de Roman Polanski dans le ghetto. Le jeune Romek en avait fait ses délices, avant de se tordre en deux peu après, son estomac quasi vide ayant mal supporté la saumure.
Le ghetto de Cracovie ! Il faut imaginer le jeune Romek, huit ans, malingre, y cavaler et vivre d’expédients. Bientôt, sa mère part à Auschwitz, comme sa sœur ; son père disparaît. Devenu vagabond, Roman est hébergé de-ci, de-là, ne survit souvent que grâce au marché noir, au cache-cache journalier avec les Allemands qui le traquent. Mais déjà, le cinéma le fascine. Pourtant, les projections sont rares dans les salles où il s’introduit en douce. Grâce à un projecteur à manivelle rudimentaire, il découvre les frères Lumière et Abel Gance. Films de propagande, navets de cape et d’épée, westerns et péplums, il avale tout ce qui est à sa portée. Le cinéma est mal vu, pourtant, en ce monde entre Hitler et Staline. « Seuls les porcs vont au cinéma », clament des graffitis.
Absolute beginner
Dans la Pologne d’après-guerre, il se reconstruit tant bien que mal, sans son père, revenu de Mauthausen, mais remarié à une Wanda qui ne le supporte guère.
Le joug allemand s’est desserré, mais reste le communisme, celui d’avant Khrouchtchev et la détente. Le jeune Roman rate sa maturité (le baccalauréat local), se fait virer des beaux-arts, mais arrive à s’incruster dans des programmes de radio, joue même dans une bêtise de propagande, Le Fils du régiment. Enfin, grâce a l’amitié d’Andrzej Wajda, alors débutant, qui le fait tourner dans son Génération, il est finalement reçu à l’unique école de cinéma de Lodz. Nous sommes en 1955.
Roman Polanski est un rebelle. Fou de films, donc, mais aussi de jazz et de culture occidentale ou américaine, de tout ce qui peut lui permettre d’échapper à la chape de plomb stalinienne qui pèse alors sur la Pologne. Bientôt, il est un « faisan », l’équivalent local des zazous ou des « Teddy Boys » : longs cheveux graissés en banane et « queue de canard », pantalon serré et tout le tremblement.
Dès lors, animé par la double détestation du nazisme et du communisme, il ne rêve plus que de Paris ou Londres. Du monde libre. Il veut vivre comme dans les films et livres occidentaux, traduits au compte-gouttes. Licence sexuelle, alcool, liberté, jazz… Les années 1950 arrivent, et avec elle, la contre-culture. Beatniks, existentialistes, mods et rockers. De tout cela, Polanski est un absolute beginner.
Après plusieurs aventures, il épouse Barbara Lass, la « Sophia Loren polonaise », rencontrée au temps des premiers courts-métrages d’étudiants et avec laquelle Polanski a partagé ses premiers voyages à Paris. Elle le quittera juste avant la célébrité internationale. À Londres, que bouleversent alors Beatles, David Bailey et Mary Quant, il tourne ses Répulsion et Cul-de-sac, ses premiers chefs-d’œuvre transcendés par Deneuve et Dorléac. On cite Hitchcock. Il est lancé.
Satan chef d’orchestre
Tout cela le mène à Hollywood, pour Le Bal des vampires et, surtout Rosemary’s Baby. Une des périodes les plus importantes de sa vie commence. Ce sont les mid-sixties et le monde explose, il a rencontré Sharon Tate et un amour comme il n’en a jamais connu. Pour elle, il est quasi fidèle, dans un milieu et à une époque où cela n’est guère la norme. Pour elle, il achète le 10050 Cielo Drive.
Mais les médias rôdent : dépravé et noceur, Polanski serait de plus fasciné par Satan, ses films le prouvent. En réalité, il ne croit en rien. Marxisme et nazisme l’ont vacciné contre les idéologies et les religions, même s’il baigne dans cette Californie préhippie de tous les excès et tocades mystiques. Polanski est un homme libre, qui se méfie profondément des États et des doxas. Ce qu’on appelait jadis un anarchiste de droite ?
L’assassinat de sa femme enceinte, en août 1969, par une secte néohippie, est une déflagration. Polanski y gagne, au-delà de l’insondable peine, une culpabilité qui le ravage. Déjà, il n’était pas là pour la protéger. De plus, il se demande si Anton LaVey n’a pas voulu le punir en commanditant le meurtre. Grand-prêtre sataniste, conseiller sur le tournage de Rosemary’s Baby, il reprochait au cinéaste d’avoir manqué à sa promesse de lui attribuer le rôle du Diable. Et Susan Atkins, l’une des meurtrières, faisait partie de la Church of Satan créée par LaVey. De même, les membres de Led Zeppelin ont toujours cru que la mort de Karac, fils du chanteur Robert Plant, et celle du batteur John Bonham avaient été causées par le refus de Jimmy Page, le leader, de financer les projets de Kenneth Anger, cinéaste et sataniste.
Avant même que l’on connaisse l’auteur des crimes (voir l’article de Patrick Mandon pages 76-78), la presse américaine, Newsweek et Time en tête, est tombée à bras raccourcis sur Polanski – drogué, hippie de luxe, partouzeur, sataniste pédophile, entouré de bizarres et de pervers. On prétend qu’il a tourné des snuff movies avec des mineurs. On insinue même que la mort de Sharon Tate était le prix à payer pour le succès, puisque c’est dans le scénario de Rosemary’s Baby – Guy, l’époux de Rosemary, joué par Cassavetes, accepte de se faire complice de sorciers en échange de la célébrité. Cela n’a pas de sens, mais la presse s’enivre de l’odeur de sang. Même quand la vérité se fait jour, on continue à penser qu’il l’a bien cherché.
Polanski est coupable. Coupable dans le ghetto d’être juif, coupable de vivre à fond les sixties. Coupable même d’avoir perdu sa femme assassinée.
Il part en Europe : l’Italie, Gstaad, la dépression, la bande d’amis sans laquelle il ne se déplace plus : Gérard Brach avec qui il écrit les films, le producteur Rassam, Warren Beatty. Ensemble, ils skient, boivent trop, sortent et traînent avec de trop jeunes filles. Faut-il préciser qu’il est courtisé, notamment par Nastassja Kinski, qu’il a découverte et avec laquelle il a une aventure qui lui sera lourdement reprochée : elle a 16 ans, lui approche la quarantaine.
On voit dans son Macbeth, qui sort en 1970 une obsession pornocrate – Lady Macbeth, pensez !, s’y promène nue –, ainsi, encore une fois, qu’une fascination prétendue pour la violence et le meurtre, la magie noire et l’occultisme. Tout juste si on n’y voit pas un aveu de sa culpabilité. Alors, comme pour J’accuse, des années plus tard, on en conclut que Polanski parle de lui, qu’il cherche à se dédouaner. C’est dans ce contexte que Valentine Monnier prétendra, presque un demi-siècle plus tard, l’avoir rencontré. Polanski jure n’en avoir aucun souvenir.
Il obtient la naturalisation française. La France, où il est né avant de partir pour la Pologne, est l’un des rares pays à le laisser à peu près tranquille.
Suétone et hot pants satin
Mars 1977, Polanski est de retour à Hollywood pour préparer Tess. Il est engagé par Vogue comme rédacteur en chef d’un jour. On lui a suggéré notamment un portfolio « à la Hamilton ». Jane Gailey, aspirante actrice, lui présente sa fille, Samantha Geimer. Polanski la photographie plusieurs fois. Samantha, qui partage le rêve de célébrité de sa mère, en redemande. C’est une de ces groupies-gamines qui hantent les soirées d’Hollywood et les backstages des concerts de rock en hot pants satin, platform shoes vertigineuses et maquillage coulé agressif. Quel âge ont-elles ? On ne sait pas, on ne veut pas savoir, on en plaisante. Elles sont là de leur plein gré, parfois avec leur petit ami, voire leur mère qu’elles lâchent au gré des rencontres. Décadent comme du Suétone, certes, nous sommes entre Bowie et le punk rock. Le temps de tous les excès. Je sais, j’y étais. Il y a prescription, non ?
Dans un mauvais jour, Polanski partage avec elle une plaquette de Quaalude, mélangée au champagne qui coule à flots. La Quaalude est un sédatif, un downer qu’on appellera bientôt la « drogue du viol », avec le GHB, le Mandrax, la kétamine, le Rohypnol et même les opiacés. Tous ces produits ont un même effet : Inch Allah ! et advienne que pourra. Mandrax et Quaalude vous garantissent le confinement dans une boule cotonneuse.
Roman Polanski s’est toujours plus ou moins méfié des drogues. Mais en pleine parenthèse enchantée, les « produits » sont partout. Alors oui, acide, herbe, coke, évidemment, cela lui arrive. Et donc la Quaalude, dont raffole son ami et hôte de ce soir funeste, Jack Nicholson.
Les choses dérapent. Le témoignage de Samantha est flou. Elle était vierge ? Non. Polanski était brutal ? Non. Elle était consentante ? Oui et non. On ne saura jamais vraiment ce qui s’est passé alors entre Polanski et la jeune Samantha. Tous les deux sont trop défoncés pour en avoir un souvenir cohérent. Rappelons que Mackenzie Phillips, la fille du grand musicien John Phillips, raconte avoir, sous acide, couché « par erreur » avec son père lors d’une de ces soirées. La veille de son mariage. Le monde allait ainsi. À Hollywood en tout cas.
Rentrée chez elle, Samantha raconte tout à son petit ami, qui la rassure : tout cela n’est pas si grave. Mais sa sœur l’a entendue. Sa mère et elle appellent la police. Le lendemain, le 11 mars, Polanski est arrêté. Puis libéré sous caution. Viol ? Il tombe des nues. Il s’installe au Chateau Marmont, afin de fuir les paparazzis. Il est lâché par la Columbia et ses producteurs. Il veut fuir les États-Unis qui le harcèlent. La famille de Samantha souhaite un arrangement financier. Les deux experts psy nommés par la cour tranchent : « La victime n’était pas seulement physiquement mature, mais désireuse. » Néanmoins Polanski est condamné, il fait 42 jours de prison. Pire, le juge Rittenband, soucieux de son image dans la presse et dans le public, suggère une condamnation à durée indéterminée.
Polanski sent que ce petit juge veut sa peau, et le 31 janvier 1978, il fuit Los Angeles pour Paris. La France refuse l’extradition et aux États-Unis, même le procureur s’étonne de l’acharnement du juge.
C’est à cette période que je le rencontre. Chanteur punk – nous sommes à l’acmé du mouvement –, je fréquente assidûment une famille atypique qui vit dans un grand appartement HLM. Le père français, absent, est un avocat d’extrême droite, la mère anglaise, héritière déclassée d’Oscar Wilde, une hippie de luxe. Un des frères joue de la guitare avec moi, l’autre est mon dealer. Les trois sœurs travaillent dans l’agence de mannequins de Catherine Harlé, et « connaissent » Madame Claude qui, alors, se dépêtre avec la police.
Polanski est un habitué. Les filles, qu’il sort régulièrement, l’adorent. Roman a appelé ! Roman va passer! C’est là que je le croise. Petit, musclé, chain smoker et cheveux longs, intensément nerveux, un regard d’aigle qu’on n’oublie pas.
Livre de chevet
Polanski tourne Tess, en hommage à Sharon Tate : la dernière image qu’il garde d’elle, c’est le livre, sur sa table de chevet. Le film sort en 1979. Théâtre, opéra, Amadeus, les films et les projets s’enchaînent. Jusqu’au Pianiste, en 2002, Polanski collectionne les récompenses. Il rencontre Emmanuelle Seigner sur le tournage de Frantic, un thriller qui célèbre Paris. Avec elle, il s’apaise et s’assagit. Naîtront Morgane et Elvis (!).
Las, en 2009, il est rattrapé par l’affaire de 1977. Arrêté à Zurich, il fait de la prison, puis est assigné à résidence dans son chalet de Gstaad. En France, cependant, on parle peu encore de sa mauvaise réputation.
Backlash
Mais le xxie siècle arrive avec son retour de bâton moral. À partir de 2010, les accusations se multiplient, surgies d’un passé lointain. On se rappelle soudain que, selon Interpol, Polanski est un fugitif. Tout autre pays que la France, la Suisse, la Pologne lui est interdit.
Vient l’affaire Weinstein. Parmi les témoignages contre Polanski qui affluent, cinq ont été recueillis anonymement contre la promesse d’une récompense de 20 000 dollars sur le site imetpolanski.com, dirigé par un « militant féministe », Matan Uziel. Polanski lui intente un procès en diffamation, mais renonce, par peur des paparazzis, à apparaître en personne au procès. On en déduit bien sûr qu’il a le nez sale.
Parmi les accusatrices, il y a aussi Charlotte Lewis. L’ennui, c’est que, trois ans après les faits allégués, elle a tourné dans Pirates. À la sortie du film elle a raconté dans tous les tabloïds que, prostituée depuis l’âge de 14 ans, elle avait toujours voulu être la maîtresse de Polanski : même Libération finit par douter. Cependant, les plaintes s’accumulent : Robin M., Marianne Barnard, Renate Langer, toutes apprenties actrices. La douzième plaignante, qui tient à garder l’anonymat, se répand dans The Sun : alors qu’elle avait dix ans (!), Polanski l’aurait violée et pratiqué sur elle des rites sataniques. Rien que cela. La plus crédible est encore Valentine Monnier : deux de ses amis d’alors assurent en avoir entendu parler à l’époque. C’est mieux que rien.
Bilan : une flopée d’accusations, une presse déchaînée, des militantes exaltées, mais une seule plainte déposée, qui de plus n’a donné lieu à aucune poursuite. Le 8 mars 2020, 114 avocates, outrées par le cirque anti-Polanski de la soirée des Césars, publient une tribune publiée sur le site du Monde pour défendre la présomption d’innocence, et donc Polanski. Dans les médias, c’est silence radio.
Roman Polanski se repose à Gstaad, dans son fameux chalet. Dujardin est son invité.
Aujourd’hui réédité sous les auspices de Frédéric Schiffter, L’Ecclésiaste bâillonne d’emblée toute pensée et jette aux ordures aussi bien la morale que toute idée de progrès spirituel ou social.
S’il ne fallait garder qu’un livre dans ma bibliothèque, ce serait L’Ecclésiaste. Cela tombe bien : il vient de paraître dans une version revue et corrigée par l’ami Frédéric Schiffter aux éditions Louise Bottu. Nous nous demandions avec Frédéric pourquoi nos maîtres en nihilisme, à commencer par Cioran, mais aussi tous ceux qui ont un peu réfléchi sur la tyrannie de l’absurde et la vanité de l’existence, qu’ils n’ont fait en définitive que commenter et ressasser, s’y réfèrent si peu.
Sans doute, le radicalisme de l’Ecclésiaste n’y est-t-il pas pour rien : il bâillonne d’emblée toute pensée et jette aux ordures aussi bien la morale que toute idée de progrès spirituel ou social. Tout est vain pour lui, y compris le sentiment de vanité. Allons plus loin encore : tout est fumisterie. Il n’y a pas de différence pour lui entre le bonheur et le malheur, entre la sainteté et la crapulerie. Soit dit en passant, on peine à comprendre que ce message figure dans le canon des Écritures saintes du judaïsme et du christianisme. Et pourtant saint Augustin, Pascal, Spinoza et Luther en ont fait leur miel. Risquons l’hypothèse : ce nihilisme absolu serait la seule voie qui mène au Salut.
Le châtiment de vivre ensemble
Oui, pour paraphraser l’Ecclésiaste, depuis que le soleil se lève et se couche, depuis que les vents tournoient dans tous les sens, depuis que les fleuves vont à la mer sans jamais la remplir, le seul péché dont les hommes se rendent coupables, génération après génération, est celui de naître et leur châtiment celui de vivre ensemble – en familles, en cités, en nations – tout en s’adonnant sans repos, sous le regard impassible de Dieu, à l’assouvissement de leurs désirs incestueux, égoïstes, belliqueux, destructeurs. « J’ai loué les morts, écrit l’ecclésiaste, parce qu’ils ne sont plus de ce monde et plaint les vivants qui continuent d’y être. Celui qui n’a pas existé, je l’ai jugé plus chanceux que tous. »
Pour Cioran aussi, mieux vaut le néant que l’existence. « N’être pas né, ne cesse-t-il de répéter, rien que d’y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace ! » Certes, rétorque l’ecclésiaste, mais tout ce qui existe est à la fois néant et vanité, tout est passager, rien ne dure, tout s’évapore : l’être n’a pas de raison d’être. À quoi bon rechercher la sagesse, si ce n’est à se rendre un peu plus ridicule qu’on ne l’est déjà ? Il y a du taoïsme chez l’ecclésiaste. Conclusion : « Un même destin attend l’homme détrompé et le candide et, quand tous deux disparaîtront, tôt ou tard, il ne restera pas plus de souvenir de l’un que de l’autre. » C’est une pensée consolatrice qui me va comme un gant, d’autant plus que l’ecclésiaste n’a pas manqué de remarquer avec une ironie désabusée qu’il a trouvé dans ce monde quelque chose de plus amer encore que la mort. Quoi donc ? La femme dont le cœur est un piège et un filet, et dont les mains sont des liens. À celui qui veut se débarrasser de tout lien, l’ecclésiaste ouvre une voie, évidemment aussi vaine que toutes les autres.
Margaret Sanger. AP/SIPA. Numéro de reportage : AP22475216_000001
La « cancel culture » a fait une victime posthume au sein du Planning familial américain.
Féministe de la première heure, l’Américaine Margaret Sanger est largement considérée comme une militante pionnière de la liberté de disposer de son corps. Cette infirmière a ouvert dès 1916 la première clinique de contrôle des naissances (terme qu’elle fut également la première à utiliser) aux États-Unis. Tout le monde reconnaît le rôle majeur qu’elle a joué dans l’accès au contrôle des naissances des femmes à faible revenu, des minorités et des immigrantes. C’est pourquoi après sa mort en 1966, la fédération du Planning familial (Planned Parenthood) de la région de New York a donné son nom à son QG de Manhattan.
L’eugénisme malvenu
Or, ce qui était un motif de fierté dans les années 1960 est aujourd’hui devenu une source d’embarras pour le camp féministe et progressiste. Il y a encore cinq ans, la logique politique était respectée : un groupe de conservateurs et de militants anti-avortement avait demandé le retrait d’un buste de Sanger de la National Portrait Gallery de Washington.
Aujourd’hui, la pensée, l’action et la personnalité de cette femme complexe font resurgir sa part d’ombre. Car Margaret Sanger a également participé au mouvement eugéniste qui militait pour l’amélioration de la « race » humaine par une sélection basée sur les traits génétiques. Comme d’autres partisans de l’eugénisme – très nombreux à l’époque – Sanger croyait en effet souhaitable de travailler pour créer, biologiquement, une meilleure « race » humaine. Ainsi, elle prônait la stérilisation de certains handicapés mentaux et croyait que si une femme donnait naissance à plusieurs enfants, les plus jeunes de la fratrie seraient nécessairement faibles. Pour ne rien arranger, Sanger avait même entretenu des relations avec le Ku Klux Klan…
Après la Seconde Guerre mondiale, l’enthousiasme pour l’eugénisme s’est modéré dans de nombreux pays occidentaux. Depuis, des notions qui faisaient partie de la culture générale et de l’évidence scientifique il y a un siècle nous semblent aussi atroces qu’infondées. Les défenseurs contemporains de Margaret Sanger rappellent qu’elle défendait l’accès à la contraception de toutes les femmes, aussi bien noires que blanches.
Avorter les noirs ?
Ils expliquent aussi que, tellement concentrée sur son unique grande idée – la liberté de choix pour les femmes dans le domaine de la procréation -, elle n’a pas été très regardante sur l’identité de ses interlocuteurs et alliés potentiels. Sanger était prête à s’allier avec n’importe qui pour faire avancer ses projets. Cette histoire est donc particulièrement complexe. D’une part, il n’y a aucun doute sur la contribution de Margaret Sanger à l’une des plus grandes luttes féministes du XXe siècle : le droit de contrôler sa sexualité. D’autre part, on ne peut ignorer ses thèses eugénistes et racistes…
Mais les-anti Sanger vont plus loin. Dans un avis rendu l’année dernière, le juge de la Cour suprême Clarence Thomas a établi le lien entre les idées eugénistes de Sanger et le fait qu’elle avait ouvert une clinique de contrôle des naissances dans le quartier de Harlem, à l’époque majoritairement noir. Cela laisse entendre qu’elle cherchait à limiter la croissance démographique de la communauté noire. Ben Carson, secrétaire américain au logement et au développement urbain, a fait des déclarations similaires. Or selon de nombreux universitaires, cette interprétation – diffusée par des mouvements contre l’avortement – est malhonnête et trompeuse. Ainsi, selon l’historienne Esther Katz de l’université de New York, « Margaret Sanger n’essayait pas d’éliminer la race afro-américaine de ce pays ».
Mi-juillet, la section new-yorkaise du Planning familial a choisi son camp en débaptisant son QG. Sa présidente Karen Seltzer a expliqué que « la contribution de Margaret Sanger à la santé reproductive des femmes sont clairement indiscutées et clairement documentées, mais son héritage raciste l’est tout autant ». Par conséquent, « le retrait de son nom de notre bâtiment est à la fois nécessaire et attendu pour prendre en compte notre héritage et reconnaître les contributions de Planned Parenthood aux préjudices causées aux communautés de couleur ». Et ce n’est pas tout. La section new-yorkaise du Planning a également annoncé qu’elle entamait les démarches nécessaires pour également débaptiser le square « Margaret Sanger » de Manhattan soit lui aussi rebaptisé. Au sein de l’association, cette position radicale est tout à fait nouvelle.
Panique au Planning
L’organisation, qui ne vient pas de découvrir la complexité de la pensée et de l’action de sa fondatrice, avait auparavant engagé une démarche plus nuancée. En 2016, pour célébrer son centième anniversaire, Planned Parenthood avait publié un long texte exposant les idées de Margaret Sanger sur l’eugénisme, qualifiant sa pensée de « stratifiée et complexe » et trouvant malgré tout son bilan globalement positif. Pourquoi un tel changement de ligne ? L’exacerbation des tensions au sein de la société américaine y est certainement pour quelque chose, mais selon le Washington Post des tensions d’un autre genre ont également joué.
Un mois avant les « débaptêmes », Laura McQuade, directrice générale de la section, a été licencié après que 350 employés – anciens et actuels – ont signé des lettres publiques accusant cette femme blanche de comportement abusif et d’incapacité à traiter les doléances pour racisme, inégalité salariale et manque de promotion des employés noirs. Certains ont même dénoncé une direction « trumpiste ». Laura McQuade a nié ces accusation sans parvenir à convaincre les directeurs de l’organisation.
Du saint au démon
Toute cette histoire s’inscrit dans l’actuel mouvement global d’épuration des lieux de mémoire. Cette lame de fond n’est pas nouvelle mais ses manifestations se sont intensifiées depuis la mort de George Floyd et la résurgence du mouvement Black Lives Matter. Comme dans le cas de Margaret Sanger, les croisades morales déboulonnent des idoles qui passent subitement du saint au démon. Plus on s’éloigne de nos héros – choisis et mis en avant par les mécanismes médiatiques, administratifs, politiques et économiques qui façonnent la mémoire collective – plus on risque de se heurter aux abîmes qui séparent leurs visions du monde des nôtres.
Plus que séculaire, Planned Parenthood a ainsi le malheur d’avoir été fondé et dirigé par des personnes nées et éduquée à la fin du XIXe et au début du XXe siècles.
Olivier Minne. SIPA/ PJB. Numéro de reportage : 00792641_000062
Olivier Minne raconte le mythique Château de Marmont, palace de tous les excès, dans Un château pour Hollywood.
C’est l’été. Les cigales sont revenues. Sous le ciel coruscant, dans une ville où je regarde, chaque soir, la maison familiale d’André Gide, j’achève la lecture d’un livre épatant et tonique sur l’histoire du Château de Marmont, hôtel de luxe où les stars d’Hollywood s’adonnaient à tous les excès. Ce roman, signé Olivier Minne, animateur de télévision, journaliste et producteur, auteur d’une bio inspirée de l’acteur Louis Jourdan, nous offre un voyage dans la grande période du cinéma américain.
A la recherche d’Abigail Fairchild
On suit l’étrange destin d’Abigail Fairchild, ancienne patronne de la mythique demeure baroque, située 8221, Sunset Boulevard, à une époque où les coyotes s’aventuraient dans la ville des plaisirs infinis. Abigail est une ancienne star du cinéma muet. Elle quitta les studios en 1923 pour « convenances personnelles ». En fait, elle était enceinte sans être mariée. Ce qui ne pardonnait pas dans la capitale du vice, faussement puritaine. Il y avait aussi la concurrence âpre des Mary Pickford, Greta Garbo ou de la nouvelle recrue de la MGN, Joan Crawford. Elle prit la direction de l’hôtel en 1931. Elle décida qu’au Château, « les Noirs, les putes, les paumés et les pédés seront toujours les bienvenus. » Le ton était donné.
Le roman nous permet de suivre la réapparition d’Abigail en 1958, après une longue retraite solitaire. Elle hante à nouveau les couloirs du Château. Elle marche avec l’aide d’une canne à tête de raton laveur, fume-cigarette tendu à la main, boit des margaritas sans sel sur trois blocs de glace, se nourrit d’une granny-smith râpée, un yaourt et une tasse de café. Le décor est planté. Il suffit d’y ajouter le jeune Wayne Cornwall, beau vagabond surgi des collines de Hollywood, personnage complexe et plus ambitieux que son air réservé ne le laisse penser, et nous voici plongés dans une passionnante histoire, dont la chute réserve une émouvante surprise.
La cité du cinéma reste une pièce essentielle. Minne résume : « Mais à Hollywood comme nulle part ailleurs, les hommes jouent la comédie. Et si chaque époque a une ville qui la représente au monde, pour le meilleur ou pour le pire, alors Hollywood était l’incarnation de ce que le mensonge coule dans les rues et dans les films comme dans les veines du genre humain. » Il en rajoute dans le cynisme : « Une femme est une spécialiste du mariage, l’homme un simple généraliste. » Ou encore : « On est acteur parce qu’on n’arrive pas à faire autrement. » Une phrase que n’aurait pas reniée Marlon Brando.
A propos de Cecil B. DeMille, l’auteur fait dire à Abigail : « Ce type était un monstre. Un de plus. Hollywood en est tellement rempli. Comment pourrait-il en être autrement, dans cette immense fabrique à fric où aucune parole donnée n’est respectée, où le mensonge rémunère mieux que la vérité et où les crimes sont commis au nom de l’amour de l’art ? »
Envers du décor et névroses célèbres
Les célébrités ne sont pas épargnées. L’envers du décor pue le sexe, la drogue et l’alcool. La névrose inguérissable aussi. Howard Hugues, milliardaire, producteur, réalisateur et aviateur, mate, du penthouse 54, les nymphettes au bord de la piscine, surnommée le « suppositoire ». Chaque jour, il en repère une ou deux qu’il invite dans sa chambre. Une carrière peut tenir à une ficelle de string.
Toujours au bord de la piscine du Château, le réalisateur George Cukor fait le plein de garçons pour la nuit. David Niven, Humphrey Bogart, Errol Flynn, William Holden ou encore Glenn Ford trouvent en cet hôtel un refuge inespéré pour le désordre des sens. Et tant d’autres. Alla Nazimova peut vivre pleinement ses amours saphiques. F. Scott Fitzgerald se désespère devant sa machine à écrire. Duke Ellington reprend des forces après une tournée triomphale en Europe. Anthony Perkins s’envoie en l’air avec le magnifique Blond, Tab Hunter, bourreau des cœurs de toutes les adolescences. Natalie Wood, seize ans, rejoint Nicolas Ray dans son bungalow. Le rendez-vous est concluant : Natalie sera Judy dans La fureur de vivre, avec les deux frères ennemis, James Dean et Dennis Hopper.
Il y a encore la Platinum Blonde, Jean Harlow, morte, à vingt-six ans, d’une insuffisance rénale due aux coups donnés, cinq ans plus tôt, par son mari Paul Bern. Jean Harlow avait, quant à elle, tué Bern d’une balle dans la tête. Un crime maquillé en suicide.
Un univers impitoyable pour oublier nos mornes saisons.
Olivier Minne, Un château pour Hollywood, Éditions Séguier.
Manifestation contre Christophe Giared, Paris, juillet 2020. Auteurs : ACCORSINI JEANNE/SIPA. Numéro de reportage : 00974069_000004
La gauche, dont les Verts sont le nouveau centre de gravité, incarne la conviction d’incarner le Bien, le Beau et le Vrai. Qui oserait en douter ?
« J’adorerais être de gauche, c’est un souhait. Mais je trouve que c’est tellement élevé comme vertu que j’y ai renoncé […] Quand t’es de gauche, c’est l’excellence : le génie moral, le génie de l’entraide. C’est trop de boulot. »
Une fois lue cette émouvante déclaration de Fabrice Luchini, on se prend nous aussi à regretter de n’avoir pu nous hisser à ces hauteurs vertigineuses. Mais très heureusement, cela ne dure que le temps de faire un tour d’horizon de ce qu’est, de nos jours, la gauche.
La gauche, c’est d’abord le PS, non ?
Oui. Enfin, c’était. Car de nos jours, le Parti socialiste, c’est Olivier Faure. Alors, vous allez me demander qui est Olivier Faure, et vous aurez raison. D’ailleurs, même lui se le demande. C’est un gars modeste, le camarade Olivier. Le genre effacé, au point de s’évanouir de votre mémoire au moment même où il disparaît de l’écran de votre télé. C’est dire s’il incarne à merveille le Parti Socialiste. De fait, la transparence lui est tellement naturelle qu’il est prêt à s’effacer devant tous ses petits camarades des autres gauches en 2022, juste pour permettre à la gauche de figurer au second tour, histoire de prolonger une agonie pourtant devenue bien embarrassante.
Il y a aussi La France Insoumise !
Absolument. La gauche de combat. Quel combat, me direz-vous ? Eh bien, ce n’est pas clair. LFI prétend se battre pour la République, mais foule aux pieds à peu près toutes les valeurs républicaines, qu’il s’agisse de laïcité, d’égalité ou d’universalisme. LFI réclame la parole, mais uniquement pour exiger qu’on vous l’enlève. LFI, au fond, c’est la synthèse de tous les totalitarismes d’extrême-gauche, l’antisémitisme inclus. Des chemises rouges en raison des hasards du calendrier, mais qui auraient aussi bien pu être noires.
LFI prétend vouloir le pouvoir, et peut-être est-ce vraiment le but de certains de ses cadres, mais nul observateur n’en est sûr. En revanche, ils s’entendent tous pour mener un combat plus discret, qui ne concerne qu’eux, celui qui consiste à sauver leurs fesses de bourgeois installés, en négociant des strapontins si d’aventure la raclée qui s’annonce pour 2022 devait avoir lieu. Car s’ils prétendent défendre les masses laborieuses, ils ne voudraient surtout pas devoir un jour en faire partie. En attendant, ils naviguent à vue tout en appliquant cette maxime chère aux anarcho-autonomes : « pourquoi être inutile quand on peut être nuisible ? »
Et EELV, alors ? C’est bien, l’écologie !
En effet. C’est vert, c’est beau, ça attire les âmes d’enfants comme la lumière attire le papillon, et l’argent le percepteur. On comprend pourquoi l’électeur naïf peut choisir, dans le marasme actuel, de voter pour préserver l’écosystème dans lequel nous vivons.
Mais qui vous dit qu’EELV a un rapport quelconque avec l’écologie, malheureux ? L’écologie est une science complexe aux paramètres innombrables, et comme souvent en biologie, une certitude en remplace vite une autre. Or, il se trouve qu’il n’y a aucun scientifique digne de ce nom à la tête d’EELV, et de Jadot à Bayou, tous deux diplômés en commerce international, en passant par tous les autres cadres du parti, vous ne trouverez que des gens qui communiquent, enseignent, ou peignent, mais jamais, au grand jamais, un scientifique digne de ce nom. Et pour cause, l’écologie politique n’est pas une science, mais un ensemble de croyances tournant autour d’un axe majeur : la conviction d’incarner le Bien, le Beau et le Vrai.
Du coup, une fois qu’il a réussi à obliger les autres à brouter des algues, faire du vélo et renoncer à disposer d’une électricité bon marché en continu, l’élu EELV estime qu’il a fait l’essentiel en matière d’écologie, et peut se concentrer à sa vraie mission : le progrès de l’Humanité. En quoi cela consiste-t-il ? C’est très simple : faire disparaître tout ce qui a permis d’amener l’espèce humaine au 21ème siècle.
Le progrès technologique nous a conduits jusqu’ici ? Il faut nécessairement le mettre à bas, se remettre à marcher, si possible à ramper, et peut-être à grimper aux arbres. Avec un iphone à l’oreille, car il y a des limites à tout. L’Histoire a été faite par les mâles blancs hétérosexuels ? Il faut idéalement promouvoir une femme, si possible lesbienne et noire, pour qui on exigera davantage de droits que pour n’importe qui d’autre. Notre civilisation est judéo-chrétienne ? On proteste contre les crèches de Noël, et on hurle à l’islamophobie en défilant avec les islamistes.
Le parti de l’Autre
Car chez EELV, on déteste les phobes. On phile, toujours, en toutes circonstances. S’il pouvait choisir d’être hémophile, le militant EELV le serait, quitte à se vider de son sang. Il est d’ailleurs prêt à laisser l’Autre nous vider du nôtre.
Car plus que tout, EELV aime l’Autre, le Différent, le lointain, l’a-normal. L’anormalité, c’est le summum du progressisme, puisque c’est l’instabilité, que tout ce qui était disparaît et que rien ne peut durer, ce qui contraindra à un nouveau déséquilibre, que l’on pourra appeler « nouveau progrès ». Avec l’anormalité, c’est formidable : le progrès s’entretient de lui-même, et fait table rase du passé en même temps qu’il nous propulse vers un avenir totalement inconnu mais forcément meilleur, puisqu’il ne ressemblera à rien de connu. Tout vaut mieux que ce qui existait avant l’avènement d’EELV : les nouvelles religions n’aiment pas la concurrence.
Alors la gauche c’est fini ?
Mais bien sûr que non ! La gauche, c’est le progrès ! La gauche se réinvente ! Et en l’occurrence, la gauche réinventée, c’est le Printemps Républicain, une de ces merveilles conceptuelles dont la gauche éternelle a le secret. Et ce Printemps républicain, je vous en parlerai une prochaine fois. En attendant, évitez de voter EELV, sinon nous devrons imprimer le prochain article à la presse manuelle.
"The singing man", un film de 1966. SIPA/Mary Evans. Numéro de reportage : 51387728_000001
Il y a cinquante ans, le cyclomoteur motorisait la jeunesse française.
Dans ma jeunesse berrichonne, au pays de la sorcellerie, j’ai vu des choses étranges et fascinantes. Sur ces terres abandonnées, des ruraux-mécanos trafiquaient leurs mobylettes avec un art quasi-divinatoire. S’ils avaient mis autant de ferveur dans leurs études supérieures que dans le réglage de leurs meules, ils dirigeraient aujourd’hui la France. Je me souviens de l’un d’entre eux, ne comptant pas ses heures, enfermé dans le garage de ses parents, ce Huggy-les-bons-tuyaux du Boischaut avait transformé un banal 103 de série bleu pâlot en un objet hallucinogène aux reflets argentés.
La 103 métamorphosée
Á la mode Easy rider, ce choper des campagnes possédait un guidon étroit et haut, il n’avait plus rien à voir avec le 49,9 cm3 d’origine aux performances anémiées. Conquis et un peu effaré, je le voyais passer devant chez moi, à des vitesses inimaginables. Si Peugeot avait su qu’un gamin bricoleur pouvait ainsi exploiter le moteur dans ses derniers retranchements, il l’aurait embauché sur le champ à la direction technique.
Ce fier destrier affolait la maréchaussée bien incapable de le pourchasser au volant d’une Estafette en fin de vie. Je reste persuadé que, sur le lac salé de Bonneville dans l’Utah, cette 103 métamorphosée aurait battu à la loyale des Corvette et Mustang surgonflées. La République des bons élèves n’a jamais su reconnaitre, à leur juste valeur, les talents d’ingénieur et de metteur au point de tous ces garçons n’entrant pas dans le cadre. Notre vieille nation industrielle ne s’est pas remise de cet abandon-là.
Avant l’avènement du vélo-roi et la sacralisation de la marche à pied, le cyclomoteur aura été un indispensable instrument de liberté. Liberté de sortir, de draguer, de travailler et d’échapper à la surveillance familiale. La mob n’était pas seulement ce moyen de déplacement peu coûteux et facile d’entretien, elle était le socle, le creuset des espoirs pour des milliers d’adolescents en voie d’émancipation. Sans elle, la neurasthénie aurait gagné assurément la population.
La mob des seventies, attribut culturel
Cette mob avait des vertus pacificatrices et égalitaires car elle s’immisçait dans tous les milieux sociaux, chez les prolos et les bourgeois, les immigrés et les curés, les beaux quartiers et les terrils. On ne pouvait échapper à son attraction. Elle permettait à nos grands constructeurs de se livrer une belle bataille commerciale. Chacun y allant de sa nouveauté, saison après saison. Depuis la fin des années 1960, le cyclomoteur a envahi l’espace public, on l’utilise pour se rendre à l’usine, à la faculté, au foot ou à la plage. Son œcuménisme est un nouvel existentialisme. Il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses, l’académique Vélosolex à galet résiste aux assauts des modernes, Motobécane et sa « Bleue » jouent la sécurité et le confort, de l’usine de Saint-Quentin, le Cady voit le jour, Peugeot réplique en dévoilant son économique 102. Et puis, les Italiens et les Japonais vont, sans cesse, au cours des années 1970, inventer de nouvelles formes de mobilité comme dirait un technocrate de la Mairie de Paris. Piaggio nous divertit avec son fluet Ciao ; Honda élève les standards de qualité avec son modèle Cub que l’on retrouvera sur tous les continents, tout en s’aventurant dans la minimoto, la très attachante Dax continue d’émouvoir les quinquas ; Yamaha invente le Chappy, nous lui disons chapeau ! Plus tard, l’opposition entre « 103 » et « 51 » laissera autant de traces dans les mémoires que les affrontements entre les pro et anti-Maastricht. Il était temps de choisir son camp.
La mob était notre « Jean » à nous, c’est-à-dire un attribut culturel, peut-être, l’illustration d’une véritable identité européenne. Au lieu de chercher des valeurs et manier des concepts vides, la mob incarnait notre fond commun. Moins chère qu’un scooter, bénéficiant d’une législation peu tatillonne, cette mob n’est désormais plus qu’un rêve des Trente Glorieuses. En ville, la trottinette l’a tuée.
Une humanité rieuse
Ailleurs, elle s’accroche avant qu’on ne l’interdise pour un prétexte fallacieux, mais quel plaisir d’apercevoir encore aujourd’hui un pépé tirant une remorque avec son antique « Orange » ou une belle fille faire voltiger sa robe à fleurs, sur une route des Landes. Tati, Hitchcock, BB, les hippies, les ouvriers ou les lycéennes de Victor-Duruy, tous ont adopté la pétrolette. Cette humanité-là, rieuse et folle, désuète et sentimentale était notre bien le plus précieux.
Roman Polanski et Mia Farrow sur le tournage de "Rosemary's Baby", 1968 (c) DILTZ / Bridgeman images
Les meilleurs films de Roman Polanski, de « Rosemary’s Baby » au « Pianiste », brouillent désespérément la frontière entre le réel et l’imaginaire. Ils ne conduisent pas à la solution d’une énigme, mais nous enfoncent au cœur de cette énigme. Là se trouve la clé de son cinéma, comme celle de son existence.
C’est par un court-métrage, Deux hommes et une armoire (1958) que Polanski a été repéré en France, d’abord par les cinéphiles. On aima ici son esprit d’absurdité troublante : deux hommes portant une armoire sortent des flots de ce qui pourrait être la Baltique. Ils errent ensuite dans une ville où ils croisent des voyous, des tueurs de petits chats, des exemplaires d’humanité capables du pire.
Depuis, Polanski n’a pas cessé de nous inquiéter. Il se méfie de la réalité, mais n’en prend sans doute pas assez soin, car elle n’a cessé de se venger. Polanski est un survivant. Durant la soirée des Césars (plus vulgaire et navrante que d’habitude[tooltips content= »Dans son hommage rendu aux morts de l’année, l’académie césarienne a oublié volontairement le nom de Jean-Claude Brisseau, auteur d’une œuvre très au-dessus de la majorité des films français de ces dix dernières années. Nul, dans la salle, n’a manifesté au moins son étonnement sinon sa réprobation. Doit-on s’étonner de cette preuve supplémentaire de bassesse morale, d’incompétence et de lâcheté de groupe ? »]1[/tooltips]), quelques manifestantes, aveuglées par les lacrymogènes et la colère intersectionnelle consécutive ont protesté : « C’est Polanski qu’il faut gazer ! » Les nazis y auraient pensé avant elles, si par malheur le petit Roman était tombé entre leurs mains…
Le Pianiste : fenêtre sur mur
Né à Paris de parents polonais, en 1933, il suit sa famille dans le pays de ses origines trois ans plus tard (voir l’article de Patrick Eudeline). Il aime les « salles obscures » du cinématographe : « J’adorais le rectangle lumineux de l’écran, le faisceau qui perçait l’obscurité depuis la cabine du projectionniste, la synchronisation miraculeuse du son et de l’image [tooltips content= »Roman Polanski, Roman par Polanski (trad. Jean-Pierre Carasso), Robert Laffont, 1984 (rééd. Fayard, 2016). »]2[/tooltips] […]. » Mais les nazis, qui envahissent la Pologne le 1er septembre 1939, ont d’autres projets pour lui, et pour les juifs en général…
La mémoire ancienne est imprécise, mais elle fixe des moments forts. Pour l’enfant du ghetto, la persistance rétinienne fait surgir un mur de briques, annonciateur des calamités. Ce mur, qui ferme brutalement une rue, dans Le Pianiste (2002), Polanski l’évoquait parmi d’autres souvenirs sauvés du temps et de l’oubli dans son autobiographie, et dans un entretien accordé à Catherine Bernstein [tooltips content= »Dans la collection « Grands entretiens, mémoires de la Shoah », disponible sur le site de l’INA. »]3[/tooltips] : « Nos fenêtres donnaient l’une sur une église, l’autre sur une petite rue. Un jour, ma sœur m’appelle, je me penche à la fenêtre : “Regarde”. J’ai vu qu’ils construisaient un mur, fermant ainsi la rue d’un bout à l’autre. J’ai compris qu’on nous emmurait. Je me souviens très bien de ce moment ; ma sœur et moi, nous avons pleuré. C’était vraiment le ghetto. »
Rosemary’s Baby(1968) appartient à la première catégorie. Une jeune mariée (Mia Farrow), et son mari (John Cassavetes) emménagent dans un appartement new-yorkais. Le quartier est plaisant, l’immeuble [tooltips content= »Le « Dakota Building », à Manhattan. C’est devant son porche que fut assassiné John Lennon, qui y habitait, le 8 décembre 1980. »]4[/tooltips] a vue sur Central Park, mais son architecture énorme et la manière dont il est filmé en font un décor angoissant. Nous assistons à la lente montée de l’effroi chez une femme environnée de présences inquiétantes. Est-elle la cible d’un complot fomenté par des adorateurs de Satan, et va-t-elle accoucher des œuvres de celui-ci ? Ou bien toute cette histoire trouve-t-elle sa résolution dans un épisode paranoïaque de la future maman ? Et nous, spectateurs tourmentés, avons-nous vu l’effrayante scène d’accouplement entre la gracieuse épouse et le formidable démon ? De qui sommes-nous les dupes ? De Polanski assurément, maître de l’illusion et de l’onirisme, qui réussit un tour de force cinématographique. Il prend un « malin » plaisir à nous égarer : « Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la frontière entre le réel et l’imaginaire a toujours été désespérément brouillée. Il m’aura fallu presque une vie pour comprendre que c’était là la clef de mon existence même. »
L’huissier du diable
Polanski l’agnostique ne croit pas à l’existence du diable, pas plus qu’à la présence des vampires. Ces figures redoutables du cauchemar sont la face noire du monde, la faille cachée sous l’édifice de la civilisation, le ricanement hypercritique des partisans de la négation. Mais elles stimulent la création. Polanski n’est pas seulement un cinéaste pour ciné-clubs, il est à sa façon un maître du cinéma « de genre ». Il veut séduire, « embobiner » le spectateur. La plupart du temps, il l’entraîne dans un récit affolant, gouverné par les principes de l’angoisse, du mystère, de la surprise épicée d’ironie cruelle. Ainsi La Neuvième Porte (1999) suit un magistral parcours dans un labyrinthe ésotérique. Un jeune et hitchcockien pourvoyeur de livres rares, incarné par Johnny Depp, se met en quête d’un volume, auquel le diable en personne aurait collaboré : au terme d’un voyage initiatique, ce Tintin sans Milou, mais pourvu d’un ange gardien amusé (Emmanuelle Seigner), pousse lui-même la neuvième porte. Même si la fin est quelque peu bâclée, on suit en frémissant le périple de l’huissier faussement ingénu du royaume des ténèbres. Quelle peur Polanski veut-il conjurer en la partageant avec nous ?
« Frantic » (1988) entre également dans la colonne des films de genre de grande facture. Richard Walker (Harrison Ford) est un cardiologue américain présent à Paris avec sa femme, Sondra (Betty Buckley), à l’occasion d’un congrès. Sondra disparaît dans des conditions mystérieuses, irréelles. Autour de lui, il ne trouve que scepticisme : l’épouse est sans doute avec son amant… La ville de Paris lui est inconnue, elle lui devient hostile. Rien ne tient durablement, les pistes se perdent, se brouillent. Mais on sent dans la progression de cet homme perdu un faisceau de menaces. Le dénouement, c’est la fatalité qui trouve en Michelle (Emmanuelle Seigner) une victime expiatoire. Comment être sûr des apparences alors qu’elles s’effacent quand on va les saisir (ou les comprendre) ? Polanski est à son aise dans les signes d’une piste qui mène à l’énigme plutôt qu’à sa solution. Que sait-on vraiment, que reconnaît-on que l’on croyait connaître : « On dirait que mon histoire a été écrite par quelqu’un d’autre, quelqu’un, de surcroît, que j’ai à peine connu. »
Prenez garde au vampire !
Au contraire de Rosemary’s Baby, de Répulsion (1965) et du Locataire (1976) – démonstrations réussies d’un savoir-faire jamais pris en défaut –, et malgré sa parfaite maîtrise technique et la valeur de ses décors, « Le Bal des vampires »(1967) n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Polanski et Gérard Brach, son coscénariste, ont semé leur récit de blagues et de gags simplets (à quelques exceptions près, telle la scène du vampire juif aucunement impressionné par la croix chrétienne qu’on lui oppose), de clins d’œil ironiques, qui plaisent peut-être encore au lectorat et aux critiques de L’Obs et de Télérama, mais signalent surtout une parodie ratée. Le parti pris de distance sarcastique avec le genre « film de vampires », qui procura au public du cinéma MidiMinuit, à Paris, d’adorables sueurs froides, a creusé les rides de ce long-métrage qu’un peu d’humilité artistique lui aurait épargnées. Persifler n’est pas jouer : quand on moque une « manière », il convient de se hisser à sa hauteur.
Dracula résiste à Polanski
Fort heureusement, Dracula – imaginé par le romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912) – disposait de réserves de sang frais. Les films dont il fut le héros, avec Christopher Lee dans le rôle-titre, réalisés principalement par Terence Fischer pour le compte de la compagnie Hammer, ont mieux résisté aux outrages du temps que l’œuvre qui prétendait les ridiculiser. En 1992, Francis Ford Coppola démontra que les nombreuses et anciennes apparitions de l’hématophage blafard, si habile à forer la veine la plus fine du cou le plus gracile, n’avaient pas épuisé notre capacité d’éblouissement : son Dracula est à ce jour la plus parfaite représentation du suceur de sang des jeunes filles séduites et abandonnées. En face de lui, l’infortuné professeur Abronsius du « Bal » (Jacky MacGowran) et Alfred (Polanski lui-même), son tremblant assistant, tous deux minables chasseurs de vampires, font pâle figure. Leur valeur comique n’est pas suffisante pour lutter contre le prestige du Transylvanien. Le ridicule se retourne contre eux, et contre le film. Pris entre le goût de la farce et la tentation de l’épouvante, « Le Bal des vampires » trahit l’un et l’autre, même s’il apporte la preuve du tempérament « fantastique » de son auteur, servi par son réalisme.
Macbeth ne souffre pas de l’encombrant esprit de dérision néfaste, selon nous, au Bal des vampires.
« La vie n’est qu’une ombre errante […]. C’est une histoire Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, Et qui ne signifie rien. » (Macbeth, V, 5)
Au cinéma, Roman Polanski n’a adapté qu’une seule pièce de William Shakespeare, « Macbeth » (1971), soit deux ans après l’assassinat de Sharon Tate, son épouse enceinte, dans la nuit du 8 au 9 août 1969 par quatre personnes qui agissaient sur l’ordre d’un certain Charles Manson. Le film maintient son rythme haletant jusqu’à la fin et réserve des surprises spectaculaires.
Bernard Pivot : « La vie de Roman Polanski est un scénario extraordinaire qu’il faudrait filmer. »
On imagine aisément quel était son état intérieur, lorsque Polanski entreprit la réalisation de « Macbeth ». L’ambiance crépusculaire de la pièce initiale, par instant saturée de peur et de violence, peuplée des créatures que suscitaient la démonologie médiévale, hantée par la figure de Macbeth, soldat valeureux, mais époux faible à la raison vacillante, poussé au régicide par sa femme, Lady Macbeth, produit à l’écran de superbes images. Mais est-ce un hasard si Polanski a choisi cette tragédie à ce moment précis de son existence ?
« Première sorcière : Où as-tu été, sœur ? Deuxième sorcière : Tuer les cochons. » (Macbeth, I, 3)
Macbeth est fondé sur une impeccable mécanique de terreur sacrée. On y voit s’unir des forces obscures, des créatures démoniaques, des êtres humains dévorés d’ambition, prêts à perpétrer le crime le plus odieux. On y assiste au grand spectacle du Mal…
Charles Manson (1934-2017) connut une enfance de tumulte et de misère, puis la délinquance et la prison. Son bagage scolaire était mince, mais lorsque ce garçon chétif au regard perçant prenait la parole, on l’écoutait. Un cercle se forma autour de lui, qui s’agrandit, jusqu’à constituer une « famille ». Catherine Share, qui en fut membre, déclarera plus tard : « Il donnait aux femmes ce dont elles avaient besoin et, de maintes façons, ce qu’elles désiraient. »
L’expédition punitive lancée par Manson dans la résidence où séjournaient Sharon Tate et ses amis comptait trois femmes, Susan Atkins, Patricia Krewinkel, Linda Kasabian (elle fit le guet, à l’extérieur) et un homme, Tex Watson. Krewinkel et Atkins maniaient le couteau, sans précision, mais férocement. Susan Atkins écrivit avec le sang de Sharon Tate le mot « Pig » (cochon) sur la porte d’entrée de cette belle propriété, construite pour Michèle Morgan pendant son séjour hollywoodien.
Jon Finch dans « Macbeth » (1971), de Roman Polanski, adapté de la tragédie de William Shakespeare (c) Everett/Bridgeman images
L’un des policiers déclara qu’il se dégageait de la scène une atmosphère de crime rituel… « La vie de Roman Polanski est un scénario extraordinaire qu’il faudrait filmer. » (Bernard Pivot, « Apostrophes »)
Des individus malfaisants prétendront que Sharon Tate et ses amis se livraient à des orgies, se droguaient, qu’ils attiraient une population interlope : finalement, leur sort funeste était une punition méritée ! Mensonge et calomnie : « Sharon était plus qu’un visage adorable et une silhouette séduisante. Elle m’enchantait par sa perpétuelle bonne humeur, sa nature enjouée et généreuse, l’amour qu’elle vouait aux hommes et aux animaux – à la vie elle-même. »
La vie de Roman Polanski deviendra peut-être un jour un biopic au cinéma. En attendant, nous avons ses films, témoignages et héritages d’une vie à grand spectacle
Ehpad de Bourg-en-Bresse, juillet 2020. Auteurs : JEFF PACHOUD-POOL/SIPA. Numéro de reportage : 00974927_000017
Alors que les fortes chaleurs s’emparent de la France, revivrons-nous l’hécatombe de l’été 2003 qui avait provoqué 19 000 morts ? Les Ehpad sont-ils prêts à affronter la canicule tout en protégeant leurs pensionnaires contre le Covid ? Les réponses de Joachim Tavares, ancien directeur d’Ehpad et fondateur de l’entreprise Papyhappy[tooltips content= »Pappyhappy est à la fois un site de conseils et une agence immobilière spécialisée dans le logement senior. »]1[/tooltips], sorte de Tripadvisor du logement senior. Il trace des perspectives d’avenir pour notre société vieillissante confrontée au défi de la dépendance. Entretien.
Daoud Boughezala. La canicule de l’été 2003 a provoqué un pic de surmortalité chez les séniors, avec 19 000 victimes. Comment expliquez-vous cette hécatombe ?
Joachim Tavares. A l’été 2003, la France a subi des fortes chaleurs qu’elle n’avait jusqu’alors jamais connues pendant une aussi longue période. Les établissements pour personnes âgées n’étaient pas prêts à gérer cette canicule, faute de protocoles et de plan bleu pour affronter la crise (tels qu’il existe aujourd’hui un plan bleu pour la grippe, le plan bleu pour le Covid et le plan bleu pour la canicule). Le personnel n’était tout simplement pas prêt à gérer ces situations.
Concrètement, qu’est-ce qui a changé depuis dans la gestion de la canicule ?
Un ensemble de protocoles est entré dans les mœurs. Auparavant, les établissements n’étaient pas équipés de climatiseurs ni de ventilateurs. Aujourd’hui, ils se sont équipés, certains ont pu climatiser un local commun – souvent la salle de restauration ou d’animation. Des ventilateurs ont été installés dans les chambres des pensionnaires, soit par la structure soit par le résident. Des mesures supplémentaires ont été adoptées : alléger les menus pour l’été (fruits, soupes froides, gaspachos…), ventiler les chambres… Pour les pensionnaires les plus dépendants, incapables de manger seuls, les employés préparent des gelées afin les alimenter et de les hydrater.
Gardons en tête un fait très important : les personnes âgées ne ressentent pas la chaleur comme nous. Certains petits vieux portent une doudoune en plein mois d’août ! Dès le matin, le personnel des structures spécialisées doit donc penser à les habiller de manière estivale. Puis les solliciter tout le long de la journée pour les faire boire, les mettre à l’ombre, dehors s’il y a un parc, etc. Bref, on a appris des erreurs de 2003.
Cette année, les Ehpads affrontent à la fois la canicule et l’épidémie de Covid, particulièrement meurtrière chez nos aînés. Comment relever ces deux défis simultanément ?
Les protocoles ont été modifiés en fonction de ces deux impératifs. Par exemple, si le ventilateur est autorisé dans les chambres, lorsqu’un résident reçoit de la famille, des amis ou même un voisin de chambre, il doit l’éteindre pour éviter la dispersion des aérosols. Il en va de même dans certaines salles climatisées – des climatisateurs avec filtres sont sans danger mais les plus anciens sont allumés puis éteints à l’arrivée des gens. C’est une question de bon sens.
Cette année, dix mille de nos aînés sont morts du Covid en Ehpad. S’agit-il des plus fragiles éliminés sous l’effet de la sélection naturelle ?
Absolument. Je pense même que lorsqu’on fera le compte du nombre de morts en Ehpad sur l’ensemble de l’année 2020, il n’y aura pas de pic de mortalité car les plus faibles sont déjà partis. Les gens qui entrent en Ehpad sont de plus en plus âgés et de plus en plus dépendants. Or, les morts du Covid en Ehpad étaient déjà fragiles et n’avaient malheureusement pas une grande espérance de vie devant eux. Pourtant, pendant le pic de l’épidémie de Covid, les directeurs d’Ehpad ont fait de leur mieux, isolant les pensionnaires pour les préserver comme ils l’auraient fait face à une grippe ou une gastro. Avec le manque de protection (masques, lunettes, surblouses), si les établissements n’avaient pas mis en place cet isolement, cela aurait été un carnage.
Comme l’ancienne ministre Michèle Delaunay, jugez-vous les Ehpad inadaptés car vecteurs d’isolement social pour les plus vieux ?
Pas du tout. Loin d’être désuet, l’Ehpad est un modèle en mutation. Il est en train de glisser vers nos anciennes maisons de convalescence pour gens âgés et fatigués qui avaient besoin de répit. Depuis quelques années, le profil des pensionnaires accueillis en Ehpad a changé. Il y a encore quinze ou vingt ans, les résidents y arrivaient en pleine forme avec leur conjoint. Ils conduisaient, allaient se balader seuls. Or, à mesure que la société vieillit, l’Ehpad accueillant des gens de plus en plus âgés et dépendants, il change de vocation. Son centre de gravité se déplace vers le soin. Quand je visite un Ehpad avec mon entreprise Pappyhappy, je me rends compte combien les gens y ont besoin de présence et de soins.
J’ajoute que l’Ehpad offre aussi une vie sociale à ses résidents. Autour du siège de mon entreprise, dans l’Yonne, les papys et mamies qui vivent à la campagne ne voient personne. Souvent, la seule personne qu’ils voient de la semaine est le facteur.
Sur un plan quantitatif, si des polémiques politiques se développent sur le ratio de personnel en Ehpad par rapport au nombre de résidents, c’est qu’il a y un besoin croissant d’employés.
A cause de l’arrivée des papy-boomers ?
Oui. Il y a désormais des strates dans le public des Ehpad : jeunes vieux, moyens vieux, plus vieux. D’où l’intérêt d’avoir plusieurs formes de logement à leur proposer. Quelqu’un qui part à la retraite vers 60-65 ans peut encore vivre au moins trente ans. L’Ehpad ne peut pas coller à ces trente ans mais au moment de la vie où on a besoin de soins et d’une présence. Les plus fragiles n’ont pas d’autre possibilité que d’aller en Ehpad. Aujourd’hui même, une dame est venue dans mon bureau pour me parler de sa mère de 78 ans qui ne peut plus marcher, refuse de dormir dans son lit et dort donc depuis trois ans dans son fauteuil, chute, ne se fait plus à manger, a un chien dont elle ne s’occupe plus… Dans ces cas-là, il n’y a que deux choix possibles : soit vous placez quelqu’un à ses côtés toute l’année 24h/24 et sept jours sur sept ; soit vous l’orientez vers des logements collectifs de type Ehpad. A partir d’un niveau de dépendance élevé conjugué à un besoin de soins important, si l’infirmière doit passer deux ou trois fois par jour, l’Ehpad offre une sécurité inégalable. Ni le domicile ni d’autres types de logements avec de l’aide ne peuvent se substituer à un établissement quasi-médicalisé avec des infirmières et aide-soignantes présentes toute la journée et de plus en plus la nuit.
Malgré tout, y-a-t-il des alternatives à l’Ehpad adaptées aux moins dépendants ?
Les solutions alternatives montent en puissance : familles d’accueil, colocations, béguinages… Cette dernière forme de logement très ancien vient de Belgique où des bonnes sœurs l’ont instituée. Il s’agit de partager un logement, un immeuble ou une maison, selon les principes de l’entraide chrétienne. Dans le béguinage, les résidents vivent séparément mais s’aident mutuellement. Ce modèle, qui était en train de mourir, repart aujourd’hui en force.
Marche contre l'antisémitisme, Paris, février 2019. Auteurs : Erez Lichtfeld/SIPA. Numéro de reportage : 00895581_000006
A la mi-juillet, un nouvel hashtag #JewishPrivilege (« privilège juif »), est apparu sur Twitter, repris par plus de 122 000 messages antisémites en 24 heures. Cette thématique des Juifs qui seraient des privilégiés, des profiteurs, des exploiteurs, des suppôts du capitalisme, n’est pas nouvelle. Elle est la matrice de l’antisémitisme « de gauche », ce qu’August Bebel appelait « le socialisme des imbéciles », mais on la retrouve aussi dans une partie de l’extrême droite, celle que l’on qualifie parfois de fascisme social-révolutionnaire (présente notamment au sein des SA en Allemagne dans les années 20-30-40).
L’hostilité envers les Juifs peut apparaître en effet sous différentes formes à toutes les époques et en tout lieu, de la plus haute antiquité à nos jours, de l’Orient à l’Occident, et de gauche à droite dans le spectre politique. A son origine, l’antisémitisme est à la fois religieux, antijudaïsme chrétien puis musulman, et « national », c’est-à-dire antagoniste à la nation juive enracinée dans sa terre. La pax romana a ainsi effacé le nom du territoire des vaincus, la Judée. Plus tard face à la permanence du yichow (persistance et retours récurrents des Juifs sur leur terre), les empires musulmans (califal et ottoman), on réinvesti, par l’instauration de la dhimma, l’interdiction faite aux Juifs d’avoir un territoire national.
« Pureté du sang » espagnol
D’autres formes d’antisémitisme viendront ensuite s’ajouter à ces deux versions originelles, en fonction des époques et des groupes qui s’en nourrissent et le diffusent. L’antisémitisme raciste apparaît ainsi avec la ley de pureza de sangre espagnole (« loi de la pureté du sang ») dès 1449 pour interdire l’accès à certaines fonctions rémunératrices et postes de prestige aux « nouveaux chrétiens » (les Juifs convertis sincèrement au catholicisme, contrairement aux « marranes », terme péjoratif désignant les Juifs formellement convertis mais qui judaïsent en secret). Cet antisémitisme prendra bien sûr toute son ampleur avec les théories racistes du 19ème siècle, et sa forme la plus terrible avec la doctrine nazie et son passage à l’acte génocidaire. Au XIXme sièclen, se formalise également un autre type d’antisémitisme : anticapitaliste, dans ses versions marxistes et proudhoniennes.
Aujourd’hui, c’est essentiellement l’articulation entre un antisémitisme anticapitaliste et plus largement anti-élites, et un antisémitisme de la nation, dit « antisionisme » (de fait opposé à l’existence de l’Etat d’Israël) qui est le plus répandu et le plus pernicieux. La diffusion du slogan « privilège Juif » sous la forme moderne du tweet, syncrétise cette détestation des Juifs comme groupe privilégié à tous les sens du terme. La thématique du Juif et de l’argent y est en bonne place, mais un nouvel élément vient s’y ajouter sur le mode du favoritisme : les Juifs bénéficieraient d’un traitement de faveur dans la concurrence victimaire. Les Juifs sont en effet accusés de « profiter » de la Shoah pour se faire plaindre au-delà du raisonnable et tirer des avantages de tous ordres y compris financiers évidemment.
Contre Israël
Une variante de cet antisémitisme du privilège peut aller jusqu’aux thèses négationnistes : les Juifs feraient plus qu’instrumentaliser la Shoah, ils l’auraient inventée ! Dans cette perspective délirante, les antisémites du privilège Juif, peuvent développer également le syllogisme selon lequel un coupable ne pouvant être victime (et réciproquement), les Juifs sont les bourreaux des Palestiniens, et non seulement donc ne sont victimes de rien, mais sont coupables de tout. Articulé étroitement à la défense de la « cause palestinienne », l’antisémitisme du privilège construit ainsi une chaîne d’identifications, du Palestinien à l’Arabe, au musulman, à l’immigré, à l’ex-colonisé prétendument néo-colonisé.
Et plus récemment, cet antisémitisme anti-israélien articule antisémitisme et racisme anti-blanc : le Juif étant considéré comme un agent de l’impérialisme américain, un colonialiste, ancien supplétif des colons français, nouveau « colon » des « territoires occupés », capitaliste, mondialiste. Les Juifs sont alors définis en quelque sorte comme des « super-blancs ». Les « métèques », les « sangs mêlés » de l’antisémitisme raciste des XIXème et XXème siècles, sont devenus les « Blancs » les plus honnis dans la vision « racisée » d’un monde où s’affrontent à nouveau radicalement les races.
Des mots aux morts
Comme souvent, les Juifs sont alors ici comme le marqueur qui signale un danger global, une idéologie mortifère qui menace la société toute entière. L’antisémitisme est le signal d’une dérive vers le pire : l’antijudaïsme chrétien annonçait les bûchers de l’Inquisition et les guerres de religions, l’antijudaïsme musulman se prolonge par la détestation meurtrière également des chrétiens, des apostats, des athées (ne lit-on pas dans les hadiths « Vous combattrez les juifs », « Périssent les juifs et les chrétiens. Il n’y aura pas deux religions en Arabie »). Les persécutions antisémites staliniennes accompagnaient les massacres de masses de populations les plus diverses, russes y compris, et l’antisémitisme hitlérien, s’il était certes au cœur de la doctrine nazie, n’en était pas moins étroitement articulé à une vision planétaire raciste et à une frénésie exterminatrice qui alla au-delà des seules populations juives.
Haine de l’Occident
Les Juifs ont donc « le privilège » d’être les premiers visés, les premiers attaqués et assassinés, et ceux systématiquement, mais d’autres victimes leur font cohorte. Aujourd’hui les Juifs sont une fois encore cette malheureuse « avant-garde » des victimes des totalitarismes de tout poil et notamment aujourd’hui de l’islamisme volontiers allié à « l’indigénisme » des « racisés ». Ce n’est donc pas anecdotique que l’on ait entendu des slogans antisémites dans les manifestations racialistes anti-Blancs en relation avec la mort de George Floyd et celle d’Adama Traoré. La figure du Juif redevient « l’ennemi du peuple », de tous les peuples en lutte contre la « domination », prétendue domination « blanche et occidentale » en l’occurrence.
Brigitte Bardot à La Madrague, 1984. BERTHOLUS/SIPA. Numéro de reportage : 00114006_000001
Bardot et Marilyn ne sont pas seulement les deux plus grands sex-symbols du XXème siècle. Elles ont aussi tâté du micro avec succès, offrant à la musique populaire des airs d’insouciance juvénile parfois épicés, toujours effrontés.
Descartes, qui voyait en l’animal « une machine animée », s’est trompé. Les animaux ressentent la douleur, sont sensibles et réceptifs à la musique, pas mal pour des mécaniques sur pattes, non ? La question est de savoir si Descartes avait une âme, lui, le cartésien au doute sélectif. Concernant l’animal Bardot, la question ne se pose pas. En effet, pour rappel, son dernier livre en date, Larmes de combat (2018), s’achève par cette phrase testamentaire : « Mon âme est animale ». Mais pour beaucoup, philosophes comme grands clercs, l’âme est insaisissable.
Joli rossignol
Heureusement, en 1956, Dieu créa la femme, longtemps après la bêtise humaine. La face du monde, ainsi que le sort des animaux, en furent – un peu – changés. L’histoire ne dit pas si les animaux, sensibles et réceptifs à la musique le sont à celle de Brigitte Bardot. Pendant une dizaine d’années (1962-1973), ce joli rossignol à la démarche de canard propre aux danseuses a chanté l’insouciance et la beauté du monde, avant de renoncer à siffler dans la nature face à la folie et la cruauté des hommes. Et avant surtout que l’avancée magique des Trente Glorieuses ne s’effiloche. Sur des airs concoctés par Gainsbourg et quelques autres dont Gérard Bourgeois et Eddie Barclay, l’actrice a renforcé son succès par voie de chansons espiègles et chaloupées comme les rivages de Saint-Tropez. Les désormais classiques « La Madrague », « Je t’aime… moi non plus », « Bonnie and Clyde » ou encore « Harley Davidson » ont conforté sans peine le règne de l’insoutenable légèreté de l’être Bardot dans le cœur des Français. Comme au cinéma, elle pouvait changer de registre au gré des microsillons, passant des rengaines yéyés aux déhanchés plus intimistes :
En 1982, elle lancera une dernière bouteille à la mer, un single dédié aux animaux (« Toutes les bêtes sont à aimer »), avec en Face B un plaidoyer anti-chasse. Le cerf brame, le cheval hennit, le corbeau croasse et les admirateurs de Bardot ronronnent de plaisir à chaque sortie médiatique de notre Marianne internationale : ses estocades contre les ennemis des bêtes et de la France sont à chaque fois une boucherie.
Il a fallu qu’une femme d’exception fasse de la cause animale le combat de sa vie pour que les animaux ne soient plus tout à fait considérées comme des objets dans ce pays. Le 28 janvier 2015, l’Assemblée nationale a voté en lecture définitive un projet de loi selon lequel l’animal est désormais reconnu comme un « être vivant doué de sensibilité » dans le Code civil et n’est plus considéré comme un « bien meuble »… La confirmation que la terre est ronde en quelque sorte. Et encore, ce n’est qu’une infime bataille remportée en quarante ans de luttes, mais la guerre est loin d’être gagnée. Trop de traditions barbares, trop de lobbies, trop de folies veulent encore la peau de l’animal. Surtout celle de l’intrépide Bardot, toujours en 2020. Il est temps que l’humanité se dote d’une âme animale, car un humanisme sans animalisme a la consistance d’une chimère estropiée.
Marylin Monroe : les sirènes peuvent se rhabiller
En parlant d’âme animale, une autre créature échappe à toute tentative d’embrigadement. Par-delà la mort même, depuis près de soixante ans…
Comme Brigitte, Marilyn possédait un bel organe, capable d’envoûter les hommes au premier trémolo. A côté de ses décolletés vocaux, les sirènes de l’Odyssée peuvent se rhabiller :
Cette grande admiratrice d’Ella Fitzgerald et de Frank Sinatra a, mine de rien, poussé la chansonnette dans nombre de films, où les scènes de cabaret et de music-hall relèvent de la performance érotico-ésotérique grâce à son joli brin de voix (et c’est un euphémisme).
Par ailleurs, a-t-on déjà chanté « Happy Birthday » avec autant de dévotion irréelle que Marilyn souhaitant un joyeux anniversaire à JFK, dans une robe conçue sur mesure en train de craquer sous toutes les coutures (alors qu’elle tournait son dernier film resté inachevé, le bien nommé Quelque chose va craquer…) ? Personne ne peut plus atteindre cette quintessence tragico-glamour, sans parler de sa reprise transcendante du voluptueux « I Wanna Be Loved By You », interprété à l’origine par Helen Kane.
Mais l’icône avait à son actif beaucoup d’autres standards taillés dans l’étoffe des étoiles. Enfiler l’intégrale de ses titres torrides, c’est un peu comme savourer une compilation des B.O. de James Bond, car les diamants, en plus d’être les meilleurs amis des femmes, sont éternels.
Il existe encore un point commun d’importance entre Bardot et Monroe. Les deux baby dolls au souffle chaud ont fait l’objet de nombreux hommages discographiques, par des figures elles-mêmes populaires : « Brigitte Bardot » (Dario Moreno), « Initials BB » (Gainsbourg), « Chanson pour Marilyn » (Nougaro), « Norma Jean Baker » (Jane Birkin), etc. Qui peut en dire autant ?
Voix graciles et sourires extatiques
Traquées comme des bêtes sauvages par les paparazzis, Brigitte et Marilyn demeurent insaisissables, et surtout irrécupérables, au sens désormais noble du terme. Trop libres, trop vivantes, trop vibrantes. Car en plus d’avoir été des sex-symbols, affront ultime, elles tiennent toujours le haut du pavé de nos rêves interdits… et enchantés.
Depuis qu’elles ont disparu des affiches de cinéma, comme les neiges d’antan sur l’écran noir de nos nuits blanches, le charme demeure, de leurs prestations ingénues. Et leurs voix graciles passent le cap des saisons de l’éternel féminin, dans un sourire extatique.
Que ce soit dans le ghetto de Cracovie, la Californie des sixties ou le monde post-Weinstein d’aujourd’hui, Roman Polanski a toujours été présumé coupable. Retour sur la vie d’un homme libre.
Cornichons malossol
Il y a dans Le Pianiste ce plan prenant où Adrian Brody, pourchassé dans le ghetto par les nazis, survit grave à une boîte de cornichons malossol périmés, qu’il dévore, faute de mieux.
Cette scène ne vient pas de nulle part, mais d’une semblable conserve ramassée par la mère de Roman Polanski dans le ghetto. Le jeune Romek en avait fait ses délices, avant de se tordre en deux peu après, son estomac quasi vide ayant mal supporté la saumure.
Le ghetto de Cracovie ! Il faut imaginer le jeune Romek, huit ans, malingre, y cavaler et vivre d’expédients. Bientôt, sa mère part à Auschwitz, comme sa sœur ; son père disparaît. Devenu vagabond, Roman est hébergé de-ci, de-là, ne survit souvent que grâce au marché noir, au cache-cache journalier avec les Allemands qui le traquent. Mais déjà, le cinéma le fascine. Pourtant, les projections sont rares dans les salles où il s’introduit en douce. Grâce à un projecteur à manivelle rudimentaire, il découvre les frères Lumière et Abel Gance. Films de propagande, navets de cape et d’épée, westerns et péplums, il avale tout ce qui est à sa portée. Le cinéma est mal vu, pourtant, en ce monde entre Hitler et Staline. « Seuls les porcs vont au cinéma », clament des graffitis.
Absolute beginner
Dans la Pologne d’après-guerre, il se reconstruit tant bien que mal, sans son père, revenu de Mauthausen, mais remarié à une Wanda qui ne le supporte guère.
Le joug allemand s’est desserré, mais reste le communisme, celui d’avant Khrouchtchev et la détente. Le jeune Roman rate sa maturité (le baccalauréat local), se fait virer des beaux-arts, mais arrive à s’incruster dans des programmes de radio, joue même dans une bêtise de propagande, Le Fils du régiment. Enfin, grâce a l’amitié d’Andrzej Wajda, alors débutant, qui le fait tourner dans son Génération, il est finalement reçu à l’unique école de cinéma de Lodz. Nous sommes en 1955.
Roman Polanski est un rebelle. Fou de films, donc, mais aussi de jazz et de culture occidentale ou américaine, de tout ce qui peut lui permettre d’échapper à la chape de plomb stalinienne qui pèse alors sur la Pologne. Bientôt, il est un « faisan », l’équivalent local des zazous ou des « Teddy Boys » : longs cheveux graissés en banane et « queue de canard », pantalon serré et tout le tremblement.
Dès lors, animé par la double détestation du nazisme et du communisme, il ne rêve plus que de Paris ou Londres. Du monde libre. Il veut vivre comme dans les films et livres occidentaux, traduits au compte-gouttes. Licence sexuelle, alcool, liberté, jazz… Les années 1950 arrivent, et avec elle, la contre-culture. Beatniks, existentialistes, mods et rockers. De tout cela, Polanski est un absolute beginner.
Après plusieurs aventures, il épouse Barbara Lass, la « Sophia Loren polonaise », rencontrée au temps des premiers courts-métrages d’étudiants et avec laquelle Polanski a partagé ses premiers voyages à Paris. Elle le quittera juste avant la célébrité internationale. À Londres, que bouleversent alors Beatles, David Bailey et Mary Quant, il tourne ses Répulsion et Cul-de-sac, ses premiers chefs-d’œuvre transcendés par Deneuve et Dorléac. On cite Hitchcock. Il est lancé.
Satan chef d’orchestre
Tout cela le mène à Hollywood, pour Le Bal des vampires et, surtout Rosemary’s Baby. Une des périodes les plus importantes de sa vie commence. Ce sont les mid-sixties et le monde explose, il a rencontré Sharon Tate et un amour comme il n’en a jamais connu. Pour elle, il est quasi fidèle, dans un milieu et à une époque où cela n’est guère la norme. Pour elle, il achète le 10050 Cielo Drive.
Mais les médias rôdent : dépravé et noceur, Polanski serait de plus fasciné par Satan, ses films le prouvent. En réalité, il ne croit en rien. Marxisme et nazisme l’ont vacciné contre les idéologies et les religions, même s’il baigne dans cette Californie préhippie de tous les excès et tocades mystiques. Polanski est un homme libre, qui se méfie profondément des États et des doxas. Ce qu’on appelait jadis un anarchiste de droite ?
L’assassinat de sa femme enceinte, en août 1969, par une secte néohippie, est une déflagration. Polanski y gagne, au-delà de l’insondable peine, une culpabilité qui le ravage. Déjà, il n’était pas là pour la protéger. De plus, il se demande si Anton LaVey n’a pas voulu le punir en commanditant le meurtre. Grand-prêtre sataniste, conseiller sur le tournage de Rosemary’s Baby, il reprochait au cinéaste d’avoir manqué à sa promesse de lui attribuer le rôle du Diable. Et Susan Atkins, l’une des meurtrières, faisait partie de la Church of Satan créée par LaVey. De même, les membres de Led Zeppelin ont toujours cru que la mort de Karac, fils du chanteur Robert Plant, et celle du batteur John Bonham avaient été causées par le refus de Jimmy Page, le leader, de financer les projets de Kenneth Anger, cinéaste et sataniste.
Avant même que l’on connaisse l’auteur des crimes (voir l’article de Patrick Mandon pages 76-78), la presse américaine, Newsweek et Time en tête, est tombée à bras raccourcis sur Polanski – drogué, hippie de luxe, partouzeur, sataniste pédophile, entouré de bizarres et de pervers. On prétend qu’il a tourné des snuff movies avec des mineurs. On insinue même que la mort de Sharon Tate était le prix à payer pour le succès, puisque c’est dans le scénario de Rosemary’s Baby – Guy, l’époux de Rosemary, joué par Cassavetes, accepte de se faire complice de sorciers en échange de la célébrité. Cela n’a pas de sens, mais la presse s’enivre de l’odeur de sang. Même quand la vérité se fait jour, on continue à penser qu’il l’a bien cherché.
Polanski est coupable. Coupable dans le ghetto d’être juif, coupable de vivre à fond les sixties. Coupable même d’avoir perdu sa femme assassinée.
Il part en Europe : l’Italie, Gstaad, la dépression, la bande d’amis sans laquelle il ne se déplace plus : Gérard Brach avec qui il écrit les films, le producteur Rassam, Warren Beatty. Ensemble, ils skient, boivent trop, sortent et traînent avec de trop jeunes filles. Faut-il préciser qu’il est courtisé, notamment par Nastassja Kinski, qu’il a découverte et avec laquelle il a une aventure qui lui sera lourdement reprochée : elle a 16 ans, lui approche la quarantaine.
On voit dans son Macbeth, qui sort en 1970 une obsession pornocrate – Lady Macbeth, pensez !, s’y promène nue –, ainsi, encore une fois, qu’une fascination prétendue pour la violence et le meurtre, la magie noire et l’occultisme. Tout juste si on n’y voit pas un aveu de sa culpabilité. Alors, comme pour J’accuse, des années plus tard, on en conclut que Polanski parle de lui, qu’il cherche à se dédouaner. C’est dans ce contexte que Valentine Monnier prétendra, presque un demi-siècle plus tard, l’avoir rencontré. Polanski jure n’en avoir aucun souvenir.
Il obtient la naturalisation française. La France, où il est né avant de partir pour la Pologne, est l’un des rares pays à le laisser à peu près tranquille.
Suétone et hot pants satin
Mars 1977, Polanski est de retour à Hollywood pour préparer Tess. Il est engagé par Vogue comme rédacteur en chef d’un jour. On lui a suggéré notamment un portfolio « à la Hamilton ». Jane Gailey, aspirante actrice, lui présente sa fille, Samantha Geimer. Polanski la photographie plusieurs fois. Samantha, qui partage le rêve de célébrité de sa mère, en redemande. C’est une de ces groupies-gamines qui hantent les soirées d’Hollywood et les backstages des concerts de rock en hot pants satin, platform shoes vertigineuses et maquillage coulé agressif. Quel âge ont-elles ? On ne sait pas, on ne veut pas savoir, on en plaisante. Elles sont là de leur plein gré, parfois avec leur petit ami, voire leur mère qu’elles lâchent au gré des rencontres. Décadent comme du Suétone, certes, nous sommes entre Bowie et le punk rock. Le temps de tous les excès. Je sais, j’y étais. Il y a prescription, non ?
Dans un mauvais jour, Polanski partage avec elle une plaquette de Quaalude, mélangée au champagne qui coule à flots. La Quaalude est un sédatif, un downer qu’on appellera bientôt la « drogue du viol », avec le GHB, le Mandrax, la kétamine, le Rohypnol et même les opiacés. Tous ces produits ont un même effet : Inch Allah ! et advienne que pourra. Mandrax et Quaalude vous garantissent le confinement dans une boule cotonneuse.
Roman Polanski s’est toujours plus ou moins méfié des drogues. Mais en pleine parenthèse enchantée, les « produits » sont partout. Alors oui, acide, herbe, coke, évidemment, cela lui arrive. Et donc la Quaalude, dont raffole son ami et hôte de ce soir funeste, Jack Nicholson.
Les choses dérapent. Le témoignage de Samantha est flou. Elle était vierge ? Non. Polanski était brutal ? Non. Elle était consentante ? Oui et non. On ne saura jamais vraiment ce qui s’est passé alors entre Polanski et la jeune Samantha. Tous les deux sont trop défoncés pour en avoir un souvenir cohérent. Rappelons que Mackenzie Phillips, la fille du grand musicien John Phillips, raconte avoir, sous acide, couché « par erreur » avec son père lors d’une de ces soirées. La veille de son mariage. Le monde allait ainsi. À Hollywood en tout cas.
Rentrée chez elle, Samantha raconte tout à son petit ami, qui la rassure : tout cela n’est pas si grave. Mais sa sœur l’a entendue. Sa mère et elle appellent la police. Le lendemain, le 11 mars, Polanski est arrêté. Puis libéré sous caution. Viol ? Il tombe des nues. Il s’installe au Chateau Marmont, afin de fuir les paparazzis. Il est lâché par la Columbia et ses producteurs. Il veut fuir les États-Unis qui le harcèlent. La famille de Samantha souhaite un arrangement financier. Les deux experts psy nommés par la cour tranchent : « La victime n’était pas seulement physiquement mature, mais désireuse. » Néanmoins Polanski est condamné, il fait 42 jours de prison. Pire, le juge Rittenband, soucieux de son image dans la presse et dans le public, suggère une condamnation à durée indéterminée.
Polanski sent que ce petit juge veut sa peau, et le 31 janvier 1978, il fuit Los Angeles pour Paris. La France refuse l’extradition et aux États-Unis, même le procureur s’étonne de l’acharnement du juge.
C’est à cette période que je le rencontre. Chanteur punk – nous sommes à l’acmé du mouvement –, je fréquente assidûment une famille atypique qui vit dans un grand appartement HLM. Le père français, absent, est un avocat d’extrême droite, la mère anglaise, héritière déclassée d’Oscar Wilde, une hippie de luxe. Un des frères joue de la guitare avec moi, l’autre est mon dealer. Les trois sœurs travaillent dans l’agence de mannequins de Catherine Harlé, et « connaissent » Madame Claude qui, alors, se dépêtre avec la police.
Polanski est un habitué. Les filles, qu’il sort régulièrement, l’adorent. Roman a appelé ! Roman va passer! C’est là que je le croise. Petit, musclé, chain smoker et cheveux longs, intensément nerveux, un regard d’aigle qu’on n’oublie pas.
Livre de chevet
Polanski tourne Tess, en hommage à Sharon Tate : la dernière image qu’il garde d’elle, c’est le livre, sur sa table de chevet. Le film sort en 1979. Théâtre, opéra, Amadeus, les films et les projets s’enchaînent. Jusqu’au Pianiste, en 2002, Polanski collectionne les récompenses. Il rencontre Emmanuelle Seigner sur le tournage de Frantic, un thriller qui célèbre Paris. Avec elle, il s’apaise et s’assagit. Naîtront Morgane et Elvis (!).
Las, en 2009, il est rattrapé par l’affaire de 1977. Arrêté à Zurich, il fait de la prison, puis est assigné à résidence dans son chalet de Gstaad. En France, cependant, on parle peu encore de sa mauvaise réputation.
Backlash
Mais le xxie siècle arrive avec son retour de bâton moral. À partir de 2010, les accusations se multiplient, surgies d’un passé lointain. On se rappelle soudain que, selon Interpol, Polanski est un fugitif. Tout autre pays que la France, la Suisse, la Pologne lui est interdit.
Vient l’affaire Weinstein. Parmi les témoignages contre Polanski qui affluent, cinq ont été recueillis anonymement contre la promesse d’une récompense de 20 000 dollars sur le site imetpolanski.com, dirigé par un « militant féministe », Matan Uziel. Polanski lui intente un procès en diffamation, mais renonce, par peur des paparazzis, à apparaître en personne au procès. On en déduit bien sûr qu’il a le nez sale.
Parmi les accusatrices, il y a aussi Charlotte Lewis. L’ennui, c’est que, trois ans après les faits allégués, elle a tourné dans Pirates. À la sortie du film elle a raconté dans tous les tabloïds que, prostituée depuis l’âge de 14 ans, elle avait toujours voulu être la maîtresse de Polanski : même Libération finit par douter. Cependant, les plaintes s’accumulent : Robin M., Marianne Barnard, Renate Langer, toutes apprenties actrices. La douzième plaignante, qui tient à garder l’anonymat, se répand dans The Sun : alors qu’elle avait dix ans (!), Polanski l’aurait violée et pratiqué sur elle des rites sataniques. Rien que cela. La plus crédible est encore Valentine Monnier : deux de ses amis d’alors assurent en avoir entendu parler à l’époque. C’est mieux que rien.
Bilan : une flopée d’accusations, une presse déchaînée, des militantes exaltées, mais une seule plainte déposée, qui de plus n’a donné lieu à aucune poursuite. Le 8 mars 2020, 114 avocates, outrées par le cirque anti-Polanski de la soirée des Césars, publient une tribune publiée sur le site du Monde pour défendre la présomption d’innocence, et donc Polanski. Dans les médias, c’est silence radio.
Roman Polanski se repose à Gstaad, dans son fameux chalet. Dujardin est son invité.
Livre de l'Ecclesiaste, Japon. Auteurs : Alex Segre / Rex Featur/REX/SIPA. Numéro de reportage : REX40163071_000024
Aujourd’hui réédité sous les auspices de Frédéric Schiffter, L’Ecclésiaste bâillonne d’emblée toute pensée et jette aux ordures aussi bien la morale que toute idée de progrès spirituel ou social.
S’il ne fallait garder qu’un livre dans ma bibliothèque, ce serait L’Ecclésiaste. Cela tombe bien : il vient de paraître dans une version revue et corrigée par l’ami Frédéric Schiffter aux éditions Louise Bottu. Nous nous demandions avec Frédéric pourquoi nos maîtres en nihilisme, à commencer par Cioran, mais aussi tous ceux qui ont un peu réfléchi sur la tyrannie de l’absurde et la vanité de l’existence, qu’ils n’ont fait en définitive que commenter et ressasser, s’y réfèrent si peu.
Sans doute, le radicalisme de l’Ecclésiaste n’y est-t-il pas pour rien : il bâillonne d’emblée toute pensée et jette aux ordures aussi bien la morale que toute idée de progrès spirituel ou social. Tout est vain pour lui, y compris le sentiment de vanité. Allons plus loin encore : tout est fumisterie. Il n’y a pas de différence pour lui entre le bonheur et le malheur, entre la sainteté et la crapulerie. Soit dit en passant, on peine à comprendre que ce message figure dans le canon des Écritures saintes du judaïsme et du christianisme. Et pourtant saint Augustin, Pascal, Spinoza et Luther en ont fait leur miel. Risquons l’hypothèse : ce nihilisme absolu serait la seule voie qui mène au Salut.
Le châtiment de vivre ensemble
Oui, pour paraphraser l’Ecclésiaste, depuis que le soleil se lève et se couche, depuis que les vents tournoient dans tous les sens, depuis que les fleuves vont à la mer sans jamais la remplir, le seul péché dont les hommes se rendent coupables, génération après génération, est celui de naître et leur châtiment celui de vivre ensemble – en familles, en cités, en nations – tout en s’adonnant sans repos, sous le regard impassible de Dieu, à l’assouvissement de leurs désirs incestueux, égoïstes, belliqueux, destructeurs. « J’ai loué les morts, écrit l’ecclésiaste, parce qu’ils ne sont plus de ce monde et plaint les vivants qui continuent d’y être. Celui qui n’a pas existé, je l’ai jugé plus chanceux que tous. »
Pour Cioran aussi, mieux vaut le néant que l’existence. « N’être pas né, ne cesse-t-il de répéter, rien que d’y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace ! » Certes, rétorque l’ecclésiaste, mais tout ce qui existe est à la fois néant et vanité, tout est passager, rien ne dure, tout s’évapore : l’être n’a pas de raison d’être. À quoi bon rechercher la sagesse, si ce n’est à se rendre un peu plus ridicule qu’on ne l’est déjà ? Il y a du taoïsme chez l’ecclésiaste. Conclusion : « Un même destin attend l’homme détrompé et le candide et, quand tous deux disparaîtront, tôt ou tard, il ne restera pas plus de souvenir de l’un que de l’autre. » C’est une pensée consolatrice qui me va comme un gant, d’autant plus que l’ecclésiaste n’a pas manqué de remarquer avec une ironie désabusée qu’il a trouvé dans ce monde quelque chose de plus amer encore que la mort. Quoi donc ? La femme dont le cœur est un piège et un filet, et dont les mains sont des liens. À celui qui veut se débarrasser de tout lien, l’ecclésiaste ouvre une voie, évidemment aussi vaine que toutes les autres.