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Polanski : itinéraire d’un enfant peu gâté

et d'un homme libre


Polanski : itinéraire d’un enfant peu gâté
Roman Polanski, décembre 1981. © Philippe Wojazer / AFP

Que ce soit dans le ghetto de Cracovie, la Californie des sixties ou le monde post-Weinstein d’aujourd’hui, Roman Polanski a toujours été présumé coupable. Retour sur la vie d’un homme libre.


Cornichons malossol

Il y a dans Le Pianiste ce plan prenant où Adrian Brody, pourchassé dans le ghetto par les nazis, survit grave à une boîte de cornichons malossol périmés, qu’il dévore, faute de mieux.

Cette scène ne vient pas de nulle part, mais d’une semblable conserve ramassée par la mère de Roman Polanski dans le ghetto. Le jeune Romek en avait fait ses délices, avant de se tordre en deux peu après, son estomac quasi vide ayant mal supporté la saumure.

Le ghetto de Cracovie ! Il faut imaginer le jeune Romek, huit ans, malingre, y cavaler et vivre d’expédients. Bientôt, sa mère part à Auschwitz, comme sa sœur ; son père disparaît. Devenu vagabond, Roman est hébergé de-ci, de-là, ne survit souvent que grâce au marché noir, au cache-cache journalier avec les Allemands qui le traquent. Mais déjà, le cinéma le fascine. Pourtant, les projections sont rares dans les salles où il s’introduit en douce. Grâce à un projecteur à manivelle rudimentaire, il découvre les frères Lumière et Abel Gance. Films de propagande, navets de cape et d’épée, westerns et péplums, il avale tout ce qui est à sa portée. Le cinéma est mal vu, pourtant, en ce monde entre Hitler et Staline. « Seuls les porcs vont au cinéma », clament des graffitis.

Absolute beginner

Dans la Pologne d’après-guerre, il se reconstruit tant bien que mal, sans son père, revenu de Mauthausen, mais remarié à une Wanda qui ne le supporte guère.

Le joug allemand s’est desserré, mais reste le communisme, celui d’avant Khrouchtchev et la détente. Le jeune Roman rate sa maturité (le baccalauréat local), se fait virer des beaux-arts, mais arrive à s’incruster dans des programmes de radio, joue même dans une bêtise de propagande, Le Fils du régiment. Enfin, grâce a l’amitié d’Andrzej Wajda, alors débutant, qui le fait tourner dans son Génération, il est finalement reçu à l’unique école de cinéma de Lodz. Nous sommes en 1955.

Roman Polanski est un rebelle. Fou de films, donc, mais aussi de jazz et de culture occidentale ou américaine, de tout ce qui peut lui permettre d’échapper à la chape de plomb stalinienne qui pèse alors sur la Pologne. Bientôt, il est un « faisan », l’équivalent local des zazous ou des « Teddy Boys » : longs cheveux graissés en banane et « queue de canard », pantalon serré et tout le tremblement.

Dès lors, animé par la double détestation du nazisme et du communisme, il ne rêve plus que de Paris ou Londres. Du monde libre. Il veut vivre comme dans les films et livres occidentaux, traduits au compte-gouttes. Licence sexuelle, alcool, liberté, jazz… Les années 1950 arrivent, et avec elle, la contre-culture. Beatniks, existentialistes, mods et rockers. De tout cela, Polanski est un absolute beginner.

Après plusieurs aventures, il épouse Barbara Lass, la « Sophia Loren polonaise », rencontrée au temps des premiers courts-métrages d’étudiants et avec laquelle Polanski a partagé ses premiers voyages à Paris. Elle le quittera juste avant la célébrité internationale. À Londres, que bouleversent alors Beatles, David Bailey et Mary Quant, il tourne ses Répulsion et Cul-de-sac, ses premiers chefs-d’œuvre transcendés par Deneuve et Dorléac. On cite Hitchcock. Il est lancé.

Satan chef d’orchestre

Tout cela le mène à Hollywood, pour Le Bal des vampires et, surtout Rosemary’s Baby. Une des périodes les plus importantes de sa vie commence. Ce sont les mid-sixties et le monde explose, il a rencontré Sharon Tate et un amour comme il n’en a jamais connu. Pour elle, il est quasi fidèle, dans un milieu et à une époque où cela n’est guère la norme. Pour elle, il achète le 10050 Cielo Drive.

Mais les médias rôdent : dépravé et noceur, Polanski serait de plus fasciné par Satan, ses films le prouvent. En réalité, il ne croit en rien. Marxisme et nazisme l’ont vacciné contre les idéologies et les religions, même s’il baigne dans cette Californie préhippie de tous les excès et tocades mystiques. Polanski est un homme libre, qui se méfie profondément des États et des doxas. Ce qu’on appelait jadis un anarchiste de droite ?

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L’assassinat de sa femme enceinte, en août 1969, par une secte néohippie, est une déflagration.  Polanski y gagne, au-delà de l’insondable peine, une culpabilité qui le ravage. Déjà, il n’était pas là pour la protéger. De plus, il se demande si Anton LaVey n’a pas voulu le punir en commanditant le meurtre. Grand-prêtre sataniste, conseiller sur le tournage de Rosemary’s Baby, il reprochait au cinéaste d’avoir manqué à sa promesse de lui attribuer le rôle du Diable. Et Susan Atkins, l’une des meurtrières, faisait partie de la Church of Satan créée par LaVey. De même, les membres de Led Zeppelin ont toujours cru que la mort de Karac, fils du chanteur Robert Plant, et celle du batteur John Bonham avaient été causées par le refus de Jimmy Page, le leader, de financer les projets de Kenneth Anger, cinéaste et sataniste.

Roman Polanski, au lendemain de l'assassinat de Sharon Tate, embarque depuis Londres dans un avion à destination de Los Angeles, 10 août 1969. © AP/SIPA
Roman Polanski, au lendemain de l’assassinat de Sharon Tate, embarque depuis Londres dans un avion à destination de Los Angeles, 10 août 1969.
© AP/SIPA

Avant même que l’on connaisse l’auteur des crimes (voir l’article de Patrick Mandon pages 76-78), la presse américaine, Newsweek et Time en tête, est tombée à bras raccourcis sur Polanski – drogué, hippie de luxe, partouzeur, sataniste pédophile, entouré de bizarres et de pervers. On prétend qu’il a tourné des snuff movies avec des mineurs. On insinue même que la mort de Sharon Tate était le prix à payer pour le succès, puisque c’est dans le scénario de Rosemary’s Baby – Guy, l’époux de Rosemary, joué par Cassavetes, accepte de se faire complice de sorciers en échange de la célébrité. Cela n’a pas de sens, mais la presse s’enivre de l’odeur de sang. Même quand la vérité se fait jour, on continue à penser qu’il l’a bien cherché.

Polanski est coupable. Coupable dans le ghetto d’être juif, coupable de vivre à fond les sixties. Coupable même d’avoir perdu sa femme assassinée.

Il part en Europe : l’Italie, Gstaad, la dépression, la bande d’amis sans laquelle il ne se déplace plus : Gérard Brach avec qui il écrit les films, le producteur Rassam, Warren Beatty. Ensemble, ils skient, boivent trop, sortent et traînent avec de trop jeunes filles. Faut-il préciser qu’il est courtisé, notamment par Nastassja Kinski, qu’il a découverte et avec laquelle il a une aventure qui lui sera lourdement reprochée : elle a 16 ans, lui approche la quarantaine.

On voit dans son Macbeth, qui sort en 1970 une obsession pornocrate – Lady Macbeth, pensez !, s’y promène nue –, ainsi, encore une fois, qu’une fascination prétendue pour la violence et le meurtre, la magie noire et l’occultisme. Tout juste si on n’y voit pas un aveu de sa culpabilité. Alors, comme pour J’accuse, des années plus tard, on en conclut que Polanski parle de lui, qu’il cherche à se dédouaner. C’est dans ce contexte que Valentine Monnier prétendra, presque un demi-siècle plus tard, l’avoir rencontré. Polanski jure n’en avoir aucun souvenir.

Il obtient la naturalisation française. La France, où il est né avant de partir pour la Pologne, est l’un des rares pays à le laisser à peu près tranquille.

Suétone et hot pants satin

Mars 1977, Polanski est de retour à Hollywood pour préparer Tess. Il est engagé par Vogue comme rédacteur en chef d’un jour. On lui a suggéré notamment un portfolio « à la Hamilton ». Jane Gailey, aspirante actrice, lui présente sa fille, Samantha Geimer. Polanski la photographie plusieurs fois. Samantha, qui partage le rêve de célébrité de sa mère, en redemande. C’est une de ces groupies-gamines qui hantent les soirées d’Hollywood et les backstages des concerts de rock en hot pants satin, platform shoes vertigineuses et maquillage coulé agressif. Quel âge ont-elles ? On ne sait pas, on ne veut pas savoir, on en plaisante. Elles sont là de leur plein gré, parfois avec leur petit ami, voire leur mère qu’elles lâchent au gré des rencontres. Décadent comme du Suétone, certes, nous sommes entre Bowie et le punk rock. Le temps de tous les excès. Je sais, j’y étais. Il y a prescription, non ?

Dans un mauvais jour, Polanski partage avec elle une plaquette de Quaalude, mélangée au champagne qui coule à flots. La Quaalude est un sédatif, un downer qu’on appellera bientôt la « drogue du viol », avec le GHB, le Mandrax, la kétamine, le Rohypnol et même les opiacés. Tous ces produits ont un même effet : Inch Allah ! et advienne que pourra. Mandrax et Quaalude vous garantissent le confinement dans une boule cotonneuse.

Roman Polanski s’est toujours plus ou moins méfié des drogues. Mais en pleine parenthèse enchantée, les « produits » sont partout. Alors oui, acide, herbe, coke, évidemment, cela lui arrive. Et donc la Quaalude, dont raffole son ami et hôte de ce soir funeste, Jack Nicholson.

Les choses dérapent. Le témoignage de Samantha est flou. Elle était vierge ? Non. Polanski était brutal ? Non. Elle était consentante ? Oui et non. On ne saura jamais vraiment ce qui s’est passé alors entre Polanski et la jeune Samantha. Tous les deux sont trop défoncés pour en avoir un souvenir cohérent. Rappelons que Mackenzie Phillips, la fille du grand musicien John Phillips, raconte avoir, sous acide, couché « par erreur » avec son père lors d’une de ces soirées. La veille de son mariage. Le monde allait ainsi. À Hollywood en tout cas.

Rentrée chez elle, Samantha raconte tout à son petit ami, qui la rassure : tout cela n’est pas si grave. Mais sa sœur l’a entendue. Sa mère et elle appellent la police. Le lendemain, le 11 mars, Polanski est arrêté. Puis libéré sous caution. Viol ? Il tombe des nues. Il s’installe au Chateau Marmont, afin de fuir les paparazzis. Il est lâché par la Columbia et ses producteurs. Il veut fuir les États-Unis qui le harcèlent. La famille de Samantha souhaite un arrangement financier. Les deux experts psy nommés par la cour tranchent : « La victime n’était pas seulement physiquement mature, mais désireuse. » Néanmoins Polanski est condamné, il fait 42 jours de prison. Pire, le juge Rittenband, soucieux de son image dans la presse et dans le public, suggère une condamnation à durée indéterminée.

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Polanski sent que ce petit juge veut sa peau, et le 31 janvier 1978, il fuit Los Angeles pour Paris. La France refuse l’extradition et aux États-Unis, même le procureur s’étonne de l’acharnement du juge.

C’est à cette période que je le rencontre. Chanteur punk – nous sommes à l’acmé du mouvement –, je fréquente assidûment une famille atypique qui vit dans un grand appartement HLM. Le père français, absent, est un avocat d’extrême droite, la mère anglaise, héritière déclassée d’Oscar Wilde, une hippie de luxe. Un des frères joue de la guitare avec moi, l’autre est mon dealer. Les trois sœurs travaillent dans l’agence de mannequins de Catherine Harlé, et « connaissent » Madame Claude qui, alors, se dépêtre avec la police.

Polanski est un habitué. Les filles, qu’il sort régulièrement, l’adorent. Roman a appelé ! Roman va passer ! C’est là que je le croise. Petit, musclé, chain smoker et cheveux longs, intensément nerveux, un regard d’aigle qu’on n’oublie pas.

Livre de chevet

Polanski tourne Tess, en hommage à Sharon Tate : la dernière image qu’il garde d’elle, c’est le livre, sur sa table de chevet. Le film sort en 1979. Théâtre, opéra, Amadeus, les films et les projets s’enchaînent. Jusqu’au Pianiste, en 2002, Polanski collectionne les récompenses. Il rencontre Emmanuelle Seigner sur le tournage de Frantic, un thriller qui célèbre Paris. Avec elle, il s’apaise et s’assagit. Naîtront Morgane et Elvis (!).

Las, en 2009, il est rattrapé par l’affaire de 1977. Arrêté à Zurich, il fait de la prison, puis est assigné à résidence dans son chalet de Gstaad. En France, cependant, on parle peu encore de sa mauvaise réputation.

Backlash

Mais le xxie siècle arrive avec son retour de bâton moral. À partir de 2010, les accusations se multiplient, surgies d’un passé lointain. On se rappelle soudain que, selon Interpol, Polanski est un fugitif. Tout autre pays que la France, la Suisse, la Pologne lui est interdit.

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Vient l’affaire Weinstein. Parmi les témoignages contre Polanski qui affluent, cinq ont été recueillis anonymement contre la promesse d’une récompense de 20 000 dollars sur le site imetpolanski.com, dirigé par un « militant féministe », Matan Uziel. Polanski lui intente un procès en diffamation, mais renonce, par peur des paparazzis, à apparaître en personne au procès. On en déduit bien sûr qu’il a le nez sale.

Parmi les accusatrices, il y a aussi Charlotte Lewis. L’ennui, c’est que, trois ans après les faits allégués, elle a tourné dans Pirates. À la sortie du film elle a raconté dans tous les tabloïds que, prostituée depuis l’âge de 14 ans, elle avait toujours voulu être la maîtresse de Polanski : même Libération finit par douter. Cependant, les plaintes s’accumulent : Robin M., Marianne Barnard, Renate Langer, toutes apprenties actrices. La douzième plaignante, qui tient à garder l’anonymat, se répand dans The Sun : alors qu’elle avait dix ans (!), Polanski l’aurait violée et pratiqué sur elle des rites sataniques. Rien que cela. La plus crédible est encore Valentine Monnier : deux de ses amis d’alors assurent en avoir entendu parler à l’époque. C’est mieux que rien.

Bilan : une flopée d’accusations, une presse déchaînée, des militantes exaltées, mais une seule plainte déposée, qui de plus n’a donné lieu à aucune poursuite. Le 8 mars 2020, 114 avocates, outrées par le cirque anti-Polanski de la soirée des Césars, publient une tribune publiée sur le site du Monde pour défendre la présomption d’innocence, et donc Polanski. Dans les médias, c’est silence radio.

Roman Polanski se repose à Gstaad, dans son fameux chalet. Dujardin est son invité.

Été 2020 – Causeur #81

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain et musicien.

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