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Le roman de Polanski

Une vie qu'il faudrait filmer


Le roman de Polanski
Roman Polanski et Mia Farrow sur le tournage de "Rosemary's Baby", 1968 (c) DILTZ / Bridgeman images

 


Les meilleurs films de Roman Polanski, de « Rosemary’s Baby » au « Pianiste », brouillent désespérément la frontière entre le réel et l’imaginaire. Ils ne conduisent pas à la solution d’une énigme, mais nous enfoncent au cœur de cette énigme. Là se trouve la clé de son cinéma, comme celle de son existence.


 

C’est par un court-métrage, Deux hommes et une armoire (1958) que Polanski a été repéré en France, d’abord par les cinéphiles. On aima ici son esprit d’absurdité troublante : deux hommes portant une armoire sortent des flots de ce qui pourrait être la Baltique. Ils errent ensuite dans une ville où ils croisent des voyous, des tueurs de petits chats, des exemplaires d’humanité capables du pire.

Depuis, Polanski n’a pas cessé de nous inquiéter. Il se méfie de la réalité, mais n’en prend sans doute pas assez soin, car elle n’a cessé de se venger. Polanski est un survivant. Durant la soirée des Césars (plus vulgaire et navrante que d’habitude[tooltips content= »Dans son hommage rendu aux morts de l’année, l’académie césarienne a oublié volontairement le nom de Jean-Claude Brisseau, auteur d’une œuvre très au-dessus de la majorité des films français de ces dix dernières années. Nul, dans la salle, n’a manifesté au moins son étonnement sinon sa réprobation. Doit-on s’étonner de cette preuve supplémentaire de bassesse morale, d’incompétence et de lâcheté de groupe ? »]1[/tooltips]), quelques manifestantes, aveuglées par les lacrymogènes et la colère intersectionnelle consécutive ont protesté : « C’est Polanski qu’il faut gazer ! » Les nazis y auraient pensé avant elles, si par malheur le petit Roman était tombé entre leurs mains…

Le Pianiste : fenêtre sur mur

Né à Paris de parents polonais, en 1933, il suit sa famille dans le pays de ses origines trois ans plus tard (voir l’article de Patrick Eudeline). Il aime les « salles obscures » du cinématographe : « J’adorais le rectangle lumineux de l’écran, le faisceau qui perçait l’obscurité depuis la cabine du projectionniste, la synchronisation miraculeuse du son et de l’image [tooltips content= »Roman Polanski, Roman par Polanski (trad. Jean-Pierre Carasso), Robert Laffont, 1984 (rééd. Fayard, 2016). »]2[/tooltips] […]. » Mais les nazis, qui envahissent la Pologne le 1er septembre 1939, ont d’autres projets pour lui, et pour les juifs en général…

La mémoire ancienne est imprécise, mais elle fixe des moments forts. Pour l’enfant du ghetto, la persistance rétinienne fait surgir un mur de briques, annonciateur des calamités. Ce mur, qui ferme brutalement une rue, dans Le Pianiste (2002), Polanski l’évoquait parmi d’autres souvenirs sauvés du temps et de l’oubli dans son autobiographie, et dans un entretien accordé à Catherine Bernstein [tooltips content= »Dans la collection « Grands entretiens, mémoires de la Shoah », disponible sur le site de l’INA. »]3[/tooltips] : « Nos fenêtres donnaient l’une sur une église, l’autre sur une petite rue. Un jour, ma sœur m’appelle, je me penche à la fenêtre : “Regarde”. J’ai vu qu’ils construisaient un mur, fermant ainsi la rue d’un bout à l’autre. J’ai compris qu’on nous emmurait. Je me souviens très bien de ce moment ; ma sœur et moi, nous avons pleuré. C’était vraiment le ghetto. »

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En retrouvant ce mur dans Le Pianiste, l’on éprouve l’accablement de l’enfant Polanski.

Ainsi, si la vraie vie n’a pas ménagé Polanski, il en a fait du cinéma !

« Je vivais dans un monde à part… »

Roman Polanski est un esprit rationnel. Lorsqu’il convoque le surnaturel, c’est pour démontrer qu’il n’existe que par notre consentement, notre faiblesse émotive, parce que nous l’autorisons à gouverner nos peurs. Dans son œuvre, cela donne le meilleur et… le moins bon.

Rosemary’s Baby(1968) appartient à la première catégorie. Une jeune mariée (Mia Farrow), et son mari (John Cassavetes) emménagent dans un appartement new-yorkais. Le quartier est plaisant, l’immeuble [tooltips content= »Le « Dakota Building », à Manhattan. C’est devant son porche que fut assassiné John Lennon, qui y habitait, le 8 décembre 1980. »]4[/tooltips] a vue sur Central Park, mais son architecture énorme et la manière dont il est filmé en font un décor angoissant. Nous assistons à la lente montée de l’effroi chez une femme environnée de présences inquiétantes. Est-elle la cible d’un complot fomenté par des adorateurs de Satan, et va-t-elle accoucher des œuvres de celui-ci ? Ou bien toute cette histoire trouve-t-elle sa résolution dans un épisode paranoïaque de la future maman ? Et nous, spectateurs tourmentés, avons-nous vu l’effrayante scène d’accouplement entre la gracieuse épouse et le formidable démon ? De qui sommes-nous les dupes ? De Polanski assurément, maître de l’illusion et de l’onirisme, qui réussit un tour de force cinématographique. Il prend un « malin » plaisir à nous égarer : « Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la frontière entre le réel et l’imaginaire a toujours été désespérément brouillée. Il m’aura fallu presque une vie pour comprendre que c’était là la clef de mon existence même. »

L’huissier du diable

Polanski l’agnostique ne croit pas à l’existence du diable, pas plus qu’à la présence des vampires. Ces figures redoutables du cauchemar sont la face noire du monde, la faille cachée sous l’édifice de la civilisation, le ricanement hypercritique des partisans de la négation. Mais elles stimulent la création. Polanski n’est pas seulement un cinéaste pour ciné-clubs, il est à sa façon un maître du cinéma « de genre ». Il veut séduire, « embobiner » le spectateur. La plupart du temps, il l’entraîne dans un récit affolant, gouverné par les principes de l’angoisse, du mystère, de la surprise épicée d’ironie cruelle. Ainsi La Neuvième Porte (1999) suit un magistral parcours dans un labyrinthe ésotérique. Un jeune et hitchcockien pourvoyeur de livres rares, incarné par Johnny Depp, se met en quête d’un volume, auquel le diable en personne aurait collaboré : au terme d’un voyage initiatique, ce Tintin sans Milou, mais pourvu d’un ange gardien amusé (Emmanuelle Seigner), pousse lui-même la neuvième porte. Même si la fin est quelque peu bâclée, on suit en frémissant le périple de l’huissier faussement ingénu du royaume des ténèbres. Quelle peur Polanski veut-il conjurer en la partageant avec nous ?

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« Frantic » (1988) entre également dans la colonne des films de genre de grande facture. Richard Walker (Harrison Ford) est un cardiologue américain présent à Paris avec sa femme, Sondra (Betty Buckley), à l’occasion d’un congrès. Sondra disparaît dans des conditions mystérieuses, irréelles. Autour de lui, il ne trouve que scepticisme : l’épouse est sans doute avec son amant… La ville de Paris lui est inconnue, elle lui devient hostile. Rien ne tient durablement, les pistes se perdent, se brouillent. Mais on sent dans la progression de cet homme perdu un faisceau de menaces. Le dénouement, c’est la fatalité qui trouve en Michelle (Emmanuelle Seigner) une victime expiatoire. Comment être sûr des apparences alors qu’elles s’effacent quand on va les saisir (ou les comprendre) ? Polanski est à son aise dans les signes d’une piste qui mène à l’énigme plutôt qu’à sa solution. Que sait-on vraiment, que reconnaît-on que l’on croyait connaître : « On dirait que mon histoire a été écrite par quelqu’un d’autre, quelqu’un, de surcroît, que j’ai à peine connu. »

Prenez garde au vampire !

Au contraire de Rosemary’s Baby, de Répulsion (1965) et du Locataire (1976) – démonstrations réussies d’un savoir-faire jamais pris en défaut –, et malgré sa parfaite maîtrise technique et la valeur de ses décors, « Le Bal des vampires »(1967) n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Polanski et Gérard Brach, son coscénariste, ont semé leur récit de blagues et de gags simplets (à quelques exceptions près, telle la scène du vampire juif aucunement impressionné par la croix chrétienne qu’on lui oppose), de clins d’œil ironiques, qui plaisent peut-être encore au lectorat et aux critiques de L’Obs et de Télérama, mais signalent surtout une parodie ratée. Le parti pris de distance sarcastique avec le genre « film de vampires », qui procura au public du cinéma MidiMinuit, à Paris, d’adorables sueurs froides, a creusé les rides de ce long-métrage qu’un peu d’humilité artistique lui aurait épargnées. Persifler n’est pas jouer  : quand on moque une «  manière  », il convient de se hisser à sa hauteur.

Dracula résiste à Polanski

Fort heureusement, Dracula – imaginé par le romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912) – disposait de réserves de sang frais. Les films dont il fut le héros, avec Christopher Lee dans le rôle-titre, réalisés principalement par Terence Fischer pour le compte de la compagnie Hammer, ont mieux résisté aux outrages du temps que l’œuvre qui prétendait les ridiculiser. En 1992, Francis Ford Coppola démontra que les nombreuses et anciennes apparitions de l’hématophage blafard, si habile à forer la veine la plus fine du cou le plus gracile, n’avaient pas épuisé notre capacité d’éblouissement  : son Dracula est à ce jour la plus parfaite représentation du suceur de sang des jeunes filles séduites et abandonnées. En face de lui, l’infortuné professeur Abronsius du « Bal » (Jacky MacGowran) et Alfred (Polanski lui-même), son tremblant assistant, tous deux minables chasseurs de vampires, font pâle figure. Leur valeur comique n’est pas suffisante pour lutter contre le prestige du Transylvanien. Le ridicule se retourne contre eux, et contre le film. Pris entre le goût de la farce et la tentation de l’épouvante, « Le Bal des vampires » trahit l’un et l’autre, même s’il apporte la preuve du tempérament « fantastique » de son auteur, servi par son réalisme.

Macbeth ne souffre pas de l’encombrant esprit de dérision néfaste, selon nous, au Bal des vampires.

« La vie n’est qu’une ombre errante […]. C’est une histoire Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, Et qui ne signifie rien. » (Macbeth, V, 5)

Au cinéma, Roman Polanski n’a adapté qu’une seule pièce de William Shakespeare, « Macbeth » (1971), soit deux ans après l’assassinat de Sharon Tate, son épouse enceinte, dans la nuit du 8 au 9 août 1969 par quatre personnes qui agissaient sur l’ordre d’un certain Charles Manson. Le film maintient son rythme haletant jusqu’à la fin et réserve des surprises spectaculaires.

Bernard Pivot : « La vie de Roman Polanski est un scénario extraordinaire qu’il faudrait filmer. »

On imagine aisément quel était son état intérieur, lorsque Polanski entreprit la réalisation de « Macbeth ». L’ambiance crépusculaire de la pièce initiale, par instant saturée de peur et de violence, peuplée des créatures que suscitaient la démonologie médiévale, hantée par la figure de Macbeth, soldat valeureux, mais époux faible à la raison vacillante, poussé au régicide par sa femme, Lady Macbeth, produit à l’écran de superbes images. Mais est-ce un hasard si Polanski a choisi cette tragédie à ce moment précis de son existence ?

« Première sorcière :  Où as-tu été, sœur ? Deuxième sorcière : Tuer les cochons. » (Macbeth, I, 3)

Macbeth est fondé sur une impeccable mécanique de terreur sacrée. On y voit s’unir des forces obscures, des créatures démoniaques, des êtres humains dévorés d’ambition, prêts à perpétrer le crime le plus odieux. On y assiste au grand spectacle du Mal…

Charles Manson (1934-2017) connut une enfance de tumulte et de misère, puis la délinquance et la prison. Son bagage scolaire était mince, mais lorsque ce garçon chétif au regard perçant prenait la parole, on l’écoutait. Un cercle se forma autour de lui, qui s’agrandit, jusqu’à constituer une « famille ». Catherine Share, qui en fut membre, déclarera plus tard : « Il donnait aux femmes ce dont elles avaient besoin et, de maintes façons, ce qu’elles désiraient. »

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L’expédition punitive lancée par Manson dans la résidence où séjournaient Sharon Tate et ses amis comptait trois femmes, Susan Atkins, Patricia Krewinkel, Linda Kasabian (elle fit le guet, à l’extérieur) et un homme, Tex Watson. Krewinkel et Atkins maniaient le couteau, sans précision, mais férocement. Susan Atkins écrivit avec le sang de Sharon Tate le mot « Pig » (cochon) sur la porte d’entrée de cette belle propriété, construite pour Michèle Morgan pendant son séjour hollywoodien.

Jon Finch dans "Macbeth" (1971), de Roman Polanski, adapté de la tragédie de William Shakespeare (c) Everett/Bridgeman images
Jon Finch dans « Macbeth » (1971), de Roman Polanski, adapté de la tragédie de William Shakespeare (c) Everett/Bridgeman images

L’un des policiers déclara qu’il se dégageait de la scène une atmosphère de crime rituel… « La vie de Roman Polanski est un scénario extraordinaire qu’il faudrait filmer. » (Bernard Pivot, « Apostrophes »)

Des individus malfaisants prétendront que Sharon Tate et ses amis se livraient à des orgies, se droguaient, qu’ils attiraient une population interlope  : finalement, leur sort funeste était une punition méritée ! Mensonge et calomnie : « Sharon était plus qu’un visage adorable et une silhouette séduisante. Elle m’enchantait par sa perpétuelle bonne humeur, sa nature enjouée et généreuse, l’amour qu’elle vouait aux hommes et aux animaux – à la vie elle-même. »

La vie de Roman Polanski deviendra peut-être un jour un biopic au cinéma. En attendant, nous avons ses films, témoignages et héritages d’une vie à grand spectacle

Été 2020 – Causeur #81

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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