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Tant d’humoristes pour si peu d’esprit

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Les humoristes professionnels se multiplient et on n’a jamais moins ri. Faut-il croire que notre modernité se piquant d’être drôle manque tout le temps sa cible?


Parce qu’elle confond les genres et mêle des dispositions et des exercices qui n’ont rien à voir les uns avec les autres ? Parce qu’elle sous-estime les qualités qui permettent à des professionnels du spectacle de vraiment faire rire ? Parce qu’aujourd’hui n’importe qui peut se lancer dans l’espace artistique en étant pourtant largement privé de la culture, de l’oralité et de l’intelligence nécessaires à l’expression d’un authentique esprit ?

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Chamfort a répondu à quelqu’un affirmant qu’il « courait après l’esprit », qu’il « pariait pour l’esprit ». J’ai l’impression qu’il pressentait tout ce que l’actualité nous inflige comme prétendus « rigolos » qui sont aux antipodes de la libération d’un rire spontané et admiratif. Parce qu’il n’est pas facile de faire sortir notre humanité, dans ses composantes si contradictoires, de son sérieux, de sa gravité, même de ses angoisses.

André Bercoff, dans « Bercoff dans tous ses états » a consacré une émission passionnante le 18 décembre à l’humour et à la répartie. L’auditeur percevait d’emblée la difficulté, qui crée la confusion, voire l’escroquerie d’aujourd’hui, tenant à la dénaturation de certaines notions. La dérision, la causticité, la polémique, la répartie, la méchanceté ou la partialité se mettent dans la mouvance de l’esprit pour bénéficier de son aura mais échouent souvent lamentablement à en respecter les exigences. Parce qu’elles imposent des vertus qui ne sont pas communément partagées.

Il faut d’abord si bien maîtriser le langage dont on peut, usant de lui comme d’un instrument, faire surgir les effets de style, les paradoxes heureux, les traits étincelants, les pensées singulières qui en quelques secondes, en plusieurs minutes, en une heure enchantent. Parce qu’ils ne relèvent pas de banalités s’acharnant en vain à faire s’esclaffer mais d’une approche révélant à la fois la qualité souriante du propos et l’élégance de celui qui le profère.

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Ensuite, l’esprit n’a pas pour vocation de se faire rire, soi, il n’est pas destiné à obtenir les suffrages automatiques de ceux qui feignent une hilarité désaccordée d’avec la drôlerie prétendue proposée: qu’on songe, par exemple, dans l’émission de Nagui La Bande originale (France Inter), au caractère douloureux de l’écoute d’un Daniel Morin ostensiblement applaudi par la claque des autres chroniqueurs, puis aux brillantes variations d’un Tanguy Pastureau, qui se suffisent à elles-mêmes. Sans passer sous silence, sur cette même radio publique décidément spécialisée dans de choquants clivages, les interventions aigres d’un Guillaume Meurice incarnation d’un genre qui fait du mépris son ressort fondamental.

Pour diffuser un esprit suscitant un consensus – qui par exemple discuterait celui d’un Sacha Guitry, d’un Jean Poiret, d’un Woody Allen, d’un Edouard Baer ? -, il convient de se garder comme de la peste du péché mignon de se croire indispensable au débat public, de se hausser sur la pointe de la réflexion, mais malheureusement sans résultat. Bien au contraire.

Qu’il est affligeant de percevoir des efforts qui ne pourront jamais être couronnés de succès parce que faire rire n’est pas une mince affaire et qu’il ne suffit pas de cracher vulgairement sur les uns pour plaire aux autres. Le risque est de s’aliéner les deux camps.

Alors pourquoi tant d’humoristes et si peu d’esprit ?

Parce que je ne suis pas loin de considérer que l’humour est une denrée, une richesse, trop précieuse pour être confiée à des professionnels et que rien ne vaut son irrigation dans la quotidienneté et la manière dont chacun, presque sans le savoir, offre à l’autre l’immédiateté de ses pointes, de ses saillies. S’efforcer de délivrer de la drôlerie, par obligation, est au fond la pire des méthodes pour tenter de démontrer qu’on en est capable.

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L’esprit est liberté, spontanéité, jeu du langage, jeu sur le langage, volonté de s’inscrire dans l’universel en ne s’abandonnant pas à la facilité du partisan ou de l’idéologie – ils sont tous à gauche, nos humoristes d’aujourd’hui – ou de la dérision qui n’est que le travestissement mesquin d’une vision privée de souffle. On tente de moquer ce qu’on est incapable d’atteindre, d’égaler.

Il me semble que la controverse est vite tranchée qui interroge sur le point de savoir avec qui on a le droit de rire. Pierre Desproges refusait de le partager avec n’importe qui. Et s’il convenait d’en faire bénéficier tout le monde mais à condition que ce soit drôle ? C’est dorénavant le principal obstacle !

Au fond, et en forçant à peine le trait, les humoristes sont légion, et l’industrie de l’humour prospère, tous sexes confondus, parce que précisément l’esprit est rare.

Fernand Trignol, styliste de Pantruche

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Une jeune maison d’édition parisienne ressort les Mémoires d’un truand datant de 1946


Dans l’argot comme dans les lettres françaises, il y a les parvenus et les faubouriens, les faiseurs et les fleurs de pavés, les truqueurs et les enfants de Marie. Déjà, en leur temps, Alphonse Boudard et Albert Simonin avaient théorisé à l’usage des agrégés ignorants, cette langue verte et vache, indisciplinée et musicale, qui fait culbuter la phrase, lui redonne son souffle vindicatif et son amertume originelle. Albert Paraz se moquait de « l’argot de cheftaines, de journalistes, de mondains, qui est le contraire de l’argot. C’est celui qui a toujours été parlé par les médiocres, celui d’Eugène Sue, alors que celui de Stendhal reste vivant. Plus on est argotier, plus on doit être puriste ».

L’argot ne se regarde pas écrire

A trop vouloir singer l’argot, on passe vite pour un cave. L’argot ne s’apprend pas dans les colloques, il a quelque chose de vif comme un coup de surin dans la nuit froide, de spontané qui confine à la brutalité jouissive, il est imbibé de ce désespoir atavique qui ne psychologise pas les situations. L’argot ne se regarde pas écrire, il est profondément réactionnaire. Il n’y a pas de place chez lui pour les bons sentiments, il est de ces plaies d’enfance dont on ne guérit jamais vraiment. Il peut être drôle, imagé, tonique, salace ou guinchant, il demeure l’expression de la rue, celle de l’homme misérable qui accepte son destin.

Une toute jeune maison d’édition, Les Lapidaires, lancée cette année, en plein Covid, c’est dire l’audace et la dinguerie d’une opération aussi aventureuse, ressort un livre paru en 1946. Double peine assurée : faillite du papier, l’objet livre a du plomb dans l’estomac et excavation d’un Paris glandilleux. Messieurs, les progressistes ne vous disent pas merci. Pantruche ou les mémoires d’un truand écrit par un certain Fernand Trignol (1896-1957) dont la trace avait presque disparu nous ramène dans un Paris populeux des années 1930, entre marlous et courses hippiques, entre la fête permanente des Six-Jours et le cinéma de Duvivier ; Gabin était fringant, Carco poétisait la mouise et le vélo excitait les foules. Les Lapidaires expliquent le choix de cette reparution par le style : « un bijou d’esprit à la française ». Le mot honteux est lâché.  Qu’ils en soient ici félicités !

Quand Fernand Trignol conseillait Gabin

La fiction contemporaine fait la chasse au style depuis un quart de siècle, elle ne reconnait en son sein que les écritures blanches et les romans à thèses. Chez ces gens-là, les mots sont froids comme les viandes. Que sait-on du dénommé Trignol ? La base de données de la BNF indique seulement son lieu de naissance à Neuilly-sur-Marne, sa mort à Paris dans le XIIème arrondissement et deux livres publiés : Vaisselle de fouille aux éditions de la Seine en 1955 et Pantruche, réédité aujourd’hui dans une belle finition (couverture à rabat, illustration par trop tartre et grammage correct pour une bonne prise en pogne).

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Cette mince fiche anthropologique mérite que l’on s’intéresse à son matricule. Trignol n’était pas homme à échafauder des plans de carrière dès l’école communale ou à hypothéquer son avenir dans une carrière oisive de fonctionnaire émérite. L’incertitude était son quotidien. Il voyageait donc léger, sans diplômes, sans papiers parfois, mais avec cette forme d’intelligence suprême qui l’amènera à rencontrer des personnages hors-normes. Notre monde moderne désincarné n’aligne que des stéréotypes, il n’y a plus de gueules, ni de caractères. Les figures ont été effacées de notre imaginaire. Notre société crève de son insipidité sentencieuse. Trignol n’avait que des passions saines dans la vie : les filles, le Vel d’Hiv, les chevaux et les acteurs. C’est bath les acteurs ! Il va donc exercer divers métiers, toujours à la lisière de la légalité. Bistrotier louche ou parieur-grugeur sont des professions très convenables pour ce tricheur-né. Il connaîtra la célébrité en côtoyant notamment le Dabe au poste sur-mesure de « conseiller technique du milieu et conseiller argotique pour les dialogues » dans des productions telles que La Bandera, Pépé le Moko ou Paris-Béguin. Cet expert en truanderie avait le sens de l’amitié.

De Chaplin à Trotski

Dans l’avant-propos reproduit tel quel, Gabin parlait de son « vieux Fernand » comme d’un homme d’honneur : « Personne comme toi n’a assisté aussi souvent à ma mort et n’a été témoin de mes crimes ». Ce livre de souvenirs a une saveur inimitable, les formules fusent, les mauvais garçons ne sont pas en toc, les belles gosses font des ravages, on y croise Chaplin et Trotski, Fernandel et Tristan Bernard, et même Courteline dans ses dernières années. Suivons les conseils de Carco qui l’introduisit dans le cinéma avec cette missive : « Je vous recommande mon ami Trignol. Il est pauvre, mais malhonnête. C’est exactement le type qu’il nous faut ».

Pantruche ou les mémoires d’un truand de Fernand Trignol – (Les Lapidaires)

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Rome: le Rubicon et les biftons


À Rome, dans les dernières années de la République, la corruption règne à tous les étages, l’argent sale est un outil électoral et l’obtention d’avantages ou de faveurs, un système. On n’a plus l’idée de cela !… Petite leçon de démocratie à la mode latine. 


On sait combien les hommes de la Révolution française ont idéalisé la vertu incarnée par la République romaine. Leur guide, c’est Jean-Jacques (Rousseau), le législateur des âmes et l’adversaire de tous les vices ; leur bréviaire, les Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque – le destin de Brutus qui pousse le bouchon jusqu’à assassiner Jules César, son père adoptif, pour sauver la patrie leur tirait des larmes.
Aussi eussent-ils frémi d’horreur, eux qui voulaient purger l’Europe de ses tyrans et régénérer le genre humain – Marat l’intransigeant, le justicier furibond poignardé dans sa baignoire, ou Robespierre l’incorruptible, malade de pureté et fanatiquement honnête –, s’ils avaient su à quel degré la corruption sévissait à Rome dans les ultimes décennies de la République.
Tous étaient fils de Brutus dans leur rêve.
Oublions Mirabeau, stipendié en douce par le roi Louis XVI, et Danton, plus indulgent, c’est-à-dire un brin vénal –et prévaricateur !
Quand on relit les auteurs latins Salluste et Cicéron, deux indignés de l’époque, vantés pour leur éloquence – mais eux non plus n’étaient pas blancs comme neige –, on doit se rendre à l’évidence : la concussion, les scandales financiers et les affaires ont été au cœur de la vie démocratique à Rome.
Tous pourris ?

Nous sommes au Ier siècle avant J.-C.
Rome, toujours hantée par la guerre civile, vit des heures troubles. Le frêle équilibre des institutions que la République avait su maintenir à ses débuts menace de se briser. Les mœurs des élites ont changé, le souci du bien commun s’est perdu.
De l’idéal austère du patriciat ancien ne subsiste qu’une faible et glorieuse empreinte.
Les valeurs civiques – peut-être n’ont-elles été dès l’origine que les ressorts d’une illusion passionnée – s’effacent devant les prétentions d’une caste sénatoriale qui s’arroge tous les droits et ne défend plus que ses intérêts.
Le fier emblème de la République, SPQR (Senatus Populus que Romanus), qui figure au fronton des temples et des édifices publics et qui symbolise l’unité de la nation, c’est une blague ! À moins d’être aveugle – la plupart des citoyens le sont tout en éprouvant confusément un malaise –, on ne peut que constater la fracture entre le peuple et les élites.
Au sommet de l’État, on se croit tout permis ; on se dépêche d’être riche et puissant – on l’était déjà par la naissance, ben quoi ?…on fait fructifier ce qu’on a reçu ! On s’affaire, on se déprave, on se hisse.On privatise. Le pouvoir, les dignités, les places – consuls, préteurs (magistrats), questeurs (comptables du Trésor public), édiles. On prend tout, on veut tout. Et vite.

La République se met au service d’une oligarchie avide qui cumule le pouvoir et l’argent.Autrefois, s’engager au service de l’État, c’était obéir à un devoir moral et patriotique. « De nos jours, se récrie Salluste, les hommes nouveaux s’efforcent de conquérir commandements et honneurs non par le mérite, mais par le brigandage[tooltips content= »Cette chronique doit beaucoup aux travaux de l’historienne Cristina Rosillo Lopez, auteur de La Corruption à la fin de la République romaine, IIe-Ier siècle avant J.-C., Franz Steiner Verlag, 2010. »](1)[/tooltips] » ! En latin, rapina, ça dit bien ce que ça veut dire : « Vol ou pillage commis avec violence par des malfaiteurs généralement en bande[tooltips content= »On songe à la subtile pudeur de Jaurès parlant du gouvernement révolutionnaire de la Ire République : « Le brigandage du négoce, qu’il faut bien distinguer du commerce », dit-il… Ah ! ces socialistes – ils sont impayables ! »](2)[/tooltips]. »
Oui, je sais, je vous parle ici d’un pays lointain, et d’une époque révolue, nous vivons en France sous le régime d’un président ennemi de la fraude et partisan d’une république irréprochable. Nous sommes français grâce à Dieu, gouvernés par des personnes qui nous aiment et qui nous protègent.

@ Soleil
@ Soleil

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Petite leçon d’économie antique !
Un peu d’histoire – car tout est vrai, tout recommence.
À l’époque, l’annexion des régions conquises par la république impériale alimente un flux considérable de richesses vers Rome. Tandis que les paysans sont livrés aux spéculations des grands domaines agricoles, le commerce s’enfle des capitaux étrangers qui circulent d’un rivage à l’autre du monde romain.
La mondialisation heureuse, déjà ?
Des hommes ambitieux et habiles bâtissent leur puissance en contrôlant de vastes réseaux financiers. Des fortunes immenses s’amassent en peu de temps. Les pauvres sont de plus en plus pauvres, et les riches de plus en plus riches. Les inégalités deviennent colossales. La colère monte. On l’ignore ou on la réprime.
Ça ne peut pas durer.
Dans les dernières décennies de la République, la concurrence entre les partis politiques – et au sein même des partis– devient féroce. Pour gagner les élections, il faut dépasser ses rivaux en faste et en prodigalités.
La corruption règne à tous les étages.
Car à Rome, l’argent sale est un outil électoral. Et l’obtention d’avantages et de faveurs, la brigue (en latin : l’ambitus), un système.
On n’a plus l’idée de cela – pardon, je suis taquin !
On distingue alors deux types de délit : le péculat, le vol d’argent public, et la res repetunda, à savoir l’acceptation illicite de dons, de (rétro)commissions, de cadeaux, bref, l’enrichissement personnel lié à une charge publique.
Dès le milieu du IIe siècle (avant J.-C.), ces infractions relèvent d’un tribunal permanent, mais les pots-de-vin offerts par les ambassadeurs étrangers, les conflits d’intérêts et les malversations les plus flagrantes sont rarement condamnés, faute de preuves.
Les signes extérieurs de richesse, quand on est déjà riche, et qu’on fréquente des riches, qu’est-ce que ça prouve, hein ? Une villa à Capri, un yacht à Ostie, un palais à Syracuse (ou un riad à Marrakech), et alors ?
D’ailleurs, la corruption, quel vilain mot ! C’est du lien social, une solidarité de clan, une forme d’amitié entre égaux. On dirait aujourd’hui : du copinage, parce qu’on adore simplifier.
Car dans notre appréhension de la chose publique romaine, nous peinons à séparer trois pratiques distinctes : la corruption, le clientélisme, soit un lien d’allégeance personnelle entre un patron et son protégé, et ce qu’on appelle à Rome l’évergétisme. Une coutume locale qui consiste pour un notable fortuné à faire bénéficier la collectivité de ses largesses.
On offre au peuple des fêtes, des banquets, des stades, des amphithéâtres. Une bibliothèque ? À quoi bon puisque la plèbe est analphabète ? Des grandes vacances ? Non, on n’est pas à Levallois-Perret ! Ce qu’ils réclament: « Du pain et des jeux. »
En français d’aujourd’hui : « Le foot et le loto » !

Les Romains n’ont pas songé à se doter d’une loi hypocrite visant à réguler le financement des campagnes électorales et des partis politiques.Un sénateur avisé doit donc compter sur son patrimoine, sur celui de sa famille et de ses alliés les plus fortunés.
Un peu comme aux États-Unis aujourd’hui ?… Lors de la dernière élection présidentielle, en novembre 2020, les frais de campagne ont atteint 456 millions de dollars pour Trump et 484 pour Biden.
À Rome aussi, les prêts sont contractés auprès d’amis sûrs, ce qui vaut mieux que de s’adresser à des gens peu recommandables, des barbares sans honneur, des parvenus, des métèques chamarrés d’or et d’infâmes superstitions – Égyptiens, Syriens ou Scythes qui rêvent d’acheter en sous-main les gladiateurs du Colisée, de faire rôtir les oies sacrées du Capitole et vas-y ! de transformer le Forum en bazar.

Le côté sombre du Forum romain. © ImageBroker/Leemage
Le côté sombre du Forum romain. © ImageBroker/Leemage

Ces transactions occultes sont-elles légales ? Pas vraiment. Que fait la justice ? Pas grand-chose.
Les élus crapuleux sont naturellement assez riches pour acheter les juges. Et quand par miracle ils sont condamnés, ils parviennent le plus souvent à s’enfuir dans un exil doré ; ils échappent à l’amende : 40 millions de sesterces dans le cas du sinistre Verrès, le propréteur (gouverneur) de la Sicile – un mixte entre Göring et Cahuzac. Un précurseur ?… Accusé de fraude et de parjure par Cicéron, esthète et scélérat – il a dérobé les œuvres d’art de toute la province –, il devra se réfugier… à Marseille.
Bref, à Rome, un homme pauvre, isolé et sans relations ne peut s’élever sur la scène publique.
Si l’on veut conquérir le pouvoir, il faut au préalable avoir tissé autour de soi un vaste réseau d’obligés, de clients, d’affidés, qui en échange de services rendus vous apporteront leur soutien – en espèces sonnantes et trébuchantes – au moment des grands rendez-vous électoraux. Les prêteurs seront récompensés plus tard.
Tous ces traficotages ne font que s’amplifier pendant les élections, mais les mandats des magistrats étant annuels, la Ville est en permanence en période électorale !

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Ce qui mine le dernier siècle de la République, et ce qui va précipiter sa chute (entre la mort de Jules César en -44 et l’avènement d’Auguste qui met fin à plusieurs années de guerre civile, en -27), c’est la compétition stérile entre les deux partis dominants : les Populares et les Optimates. La gauche et la droite ? Pas tout à fait, encore que.
D’un côté, on a les conservateurs qui s’appuient sur la tradition et l’autorité des anciens. De l’autre, les tribuns de la plèbe, faux démocrates et vrais démagogues, qui convoquent les suffrages de la rue et manipulent habilement l’opinion pour assouvir leurs ambitions personnelles. Les premiers se drapent avec emphase dans les valeurs sacrées de la République tout en agitant le chiffon rouge du populisme. Les seconds ameutent la foule, appellent à la « convergence des luttes » et fédèrent les mécontents.
Étrange pays.
On mentionne dans les annales les agissements d’un certain Lucius Melenchonus, qui par ses diatribes contre le système, ne cessa de susciter de fausses espérances dans le cœur des gens.
Le peuple est le spectateur las des rivalités entre ces deux factions qui semblent uniquement guidées par la soif de pouvoir et l’appât du gain. Aussi Salluste qui feint de s’en étonner sonne l’alarme :
« Mais qui sont ces hommes qui se sont emparés de la République ? Des gens d’une cupidité sans bornes pour qui tout ce qui est vertu ou vice est une occasion de profits. Plus ils sont coupables, plus ils sont à l’abri ! La crainte que devraient leur inspirer leurs crimes, c’est à vous qu’ils l’inspirent, par votre lâcheté. Si vous aviez autant souci de la liberté qu’ils ont de rage pour la domination, la République ne serait pas livrée au pillage, et vos bienfaits iraient aux meilleurs, non aux plus effrontés ! »
Il a un petit côté Gilet jaune, Salluste, dans ses exagérations et dans ses refus – mais sa valeureuse tirade, hélas, resta sans effet, Rome s’enfonça toujours plus dans le lucre et dans la décadence.
Et nous alors ?
Plusieurs sondages montrent qu’aujourd’hui environ 70 % des Français estiment que leurs dirigeants politiques sont « plutôt corrompus ». En 2019, la France était classée au 23e rang en matière de corruption avec un IPC (indice de perception de la corruption) de 69/100 selon Transparency International[tooltips content= »0 correspondant à un pays extrêmement corrompu et 100 à un pays sans corruption. »](3)[/tooltips] – loin derrière la Suisse et juste après les Émirats arabes unis !
Pas de quoi se vanter.
La corruption – Cioran, dans son essai De la France, y voyait l’apanage d’une civilisation molle et faisandée –, c’est d’abord une mauvaise odeur qu’on décèle, avant d’être un délit qu’on doit constater et punir.
Mais comment font-ils à Transparency International pour calculer ça ?… Je l’ignore.

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La décapitation de Samuel Paty: crime d’un fou ou tendances fanatiques internes à l’islam?

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Une tribune de Stéphane Valter, professeur à l’Université de Lyon 2, auteur de Fâtwas et politique Les sociétés musulmanes contemporaines aux prismes de la religion et de l’idéologie, Paris, Éd. du CNRS, 2020


La décapitation de Samuel Paty, ancien étudiant de Lyon 2, est une infamie révélatrice de graves tensions socio-idéologiques. Si on ne peut faire d’aveugles amalgames, comment nier la dangerosité d’une idéologie exclusive ? (On pourrait être de plein droit, à ce propos, islamophobe, si l’on entend par là la condamnation des manifestations malsaines d’une idéologie, mais non, bien sûr, le rejet d’individus en tant que tels).

Le Coran fut révélé au gré des circonstances historiques, et le message diffère donc parfois, en dépit des constantes. Quant à la tradition (en large partie apocryphe), elle reflète aussi des réponses variées à des situations diverses. On trouve dans le Coran des versets qui appellent à la dilection envers l’Autre comme à la marginalisation des juifs et des chrétiens, plus au massacre des infidèles (qu’est-ce d’ailleurs qu’un infidèle ?). On peut ainsi lire ce texte soi-disant sacré (car seule la vie est sacrée) de différentes manières. L’individu compréhensif et bienveillant y trouvera des exemples d’humanité, pour l’édification de son âme et le bonheur des autres, alors que la personne déséquilibrée et sectaire n’y verra que des injonctions comminatoires à condamner et réprimer, voire exécuter, pour plaire à une divinité assoiffée de sang, qui ignore le pardon.

A lire aussi: Quelles défenses spirituelles face à l’islamisme?

Manifestations contre la France à Dhaka, Bangladesh, le 28 octobre 2020 © Suvra Kanti Das/Shutterstock/SIPA Numéro de reportage: Shutterstock40801396_000040.
Manifestations contre la France à Dhaka, Bangladesh, le 28 octobre 2020 © Suvra Kanti Das/Shutterstock/SIPA Numéro de reportage: Shutterstock40801396_000040.

Les pétrodollars dépensés pour financer l’idéologie wahhâbite

La majorité des musulmans ne se distinguent pas des autres hommes, pour le meilleur et le pire, et la perception de la norme divine (qui n’existe que dans l’imagination) dépend in fine de la psychologie de chacun. Ceci dit, la perception rigide de cette prétendue norme islamique (inférant un ordre social) existe bel et bien. L’intolérance islamique s’est renforcée après la guerre de 1973 : les pétrodollars reçus par l’Arabie saoudite ont été dépensés par centaines de milliards pour financer l’idéologie wahhâbite islamo-fasciste de par le monde. Résultat de ces dépenses colossales : des millions d’individus ont été formatés dans le moule réactionnaire d’une vision étriquée de la religion, où quasiment tout est prohibé, et tout débordement puni par le sabre. Que l’on se rappelle les quelque 150 000 victimes – musulmanes – du fanatisme religieux lors de la récente guerre civile algérienne.

Même s’il a admis que la décapitation était « un acte criminel odieux », le grand cheikh de l’université-mosquée cairote d’al-Azhar – une référence religieuse « modérée » dans le monde musulman sunnite – a déclaré qu’insulter les religions au nom de la liberté d’expression constitue « un appel à la haine »

La dérision envers le prophète – totalement sacralisé – est considérée comme un blasphème. Le prophète lui-même était en général tolérant, sauf avec ceux qui se moquaient de sa vocation prophétique : il fit ainsi assassiner quelques personnes, hommes et femmes, pour venger son honneur outragé qui avait été persiflé en vers. Si on conjugue le rejet total de toute raillerie envers le prophète à l’idée suprémaciste que l’islam est supérieur aux autres religions, même monothéistes, on comprend comment un individu déséquilibré, fanatisé par l’idéologie wahhâbite anathématisante, a pu commettre une telle monstruosité.

Le terreau fertile à l’assassinat de Samuel Paty

Un paradoxe est que le texte coranique, malgré son caractère souvent impérieux, n’est en fait pas réellement normatif : une minorité de versets édictent des normes juridiques, mais tout le reste demeure à portée générale. C’est la loi chariatique – œuvre humaine – qui a ensuite conféré un caractère juridique marqué aux questions soulevées dans le Coran, en particulier via l’expertise des jurisconsultes, émetteurs d’avis (et non d’injonctions) juridiques, les fameuses fatwâs. Mais pour les esprits étroits, l’avis est une injonction légale obligatoire, dont l’accomplissement constitue un devoir religieux, quelles qu’en soient les conséquences. Que le commanditaire du meurtre ait donné son ordre sous la forme d’une fatwâ (sans qu’il eût la légitimité technique pour le faire) ou non, l’assassin a bien cru que décapiter un fonctionnaire de l’Éducation nationale était une obligation fondamentale de sa vision – déformée – de l’islam, et que Dieu lui demandait une prompte justice, en débarrassant au plus tôt la terre d’un coupable qui la souillait.

Quelques voix s’étaient élevées, avant le meurtre, pour condamner toute dérision vis-à-vis du prophète. Le terreau était donc fertile pour le passage à l’acte, avec un lien indubitable entre une idée fétide et un acte répugnant. Après la décapitation, d’autres voix ont lâchement justifié cet acte… 

Encore bien du chemin à parcourir

Déclarations antirépublicaines, actes anti-chrétiens et anti-juifs, immondes attentats, meurtrissent depuis des décennies une société ouverte et tolérante. Le remède ne se trouve qu’entre pédagogie exigeante et répression implacable.

A lire aussi: Islam: enfin une analyse historico-critique du Coran en langue française

Malheureusement, même s’il a admis que la décapitation était « un acte criminel odieux », le grand cheikh de l’université-mosquée cairote d’al-Azhar – une référence religieuse « modérée » dans le monde musulman sunnite – a déclaré qu’insulter les religions au nom de la liberté d’expression constitue « un appel à la haine ». Le grand cheikh se doit de rester en phase avec ses millions d’ouailles conservatrices s’il veut continuer à jouir de quelque crédit… Expurger de l’islam les enseignements intolérants et les normes liberticides, mettre en valeur le seul côté humaniste en neutralisant les scories doctrinales d’un passé révolu, refuser que le sacré soit utilisé à de basses fins politiques, communautaristes, et même criminelles, travailler pour que la piété l’emporte sur l’autoritarisme d’une foi sans cœur, voici les défis à relever.

Nahdlatul Ulama, la plus grande organisation musulmane d’Indonésie, même si elle a encore du chemin à parcourir, a vu des milliers de ses savants religieux promulguer une fatwâ éliminant la notion d’infidèles. Il appartient aux représentants de l’islam en France de ne tolérer aucune dérive raciste, aucune position sectaire, afin de montrer que l’islam n’est pas l’image déformée qu’en donnent les terroristes.

Fatwâs et politique

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Le legs de Donald Trump au Moyen-Orient: les accords d’Abraham

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Géopolitique. Les enthousiastes voient dans les accords d’Abraham l’aube d’un nouveau Moyen-Orient. Analyse.


Après le vote des grands électeurs pour Joe Biden, les récriminations de Donald Trump contre le scrutin présidentiel de novembre dernier devraient bientôt être inaudibles. L’heure du bilan a sonné, mitigé sur le plan diplomatique. La considération des affaires moyen-orientales invite pourtant à la nuance. Si le « deal du siècle » promis à l’Autorité palestinienne n’a pas obtenu de franc succès, la diplomatie familiale de Jared Kushner, gendre et conseiller spécial du président, porte par ailleurs ses fruits. Expression et vecteur d’un réalignement géopolitique dans le Grand Moyen-Orient, du Maghreb au golfe arabo-persique, les accords d’Abraham, référence évidente au patriarche biblique, doivent être portés au crédit de la présidence Trump.

D’abord les Emirats et Bahreïn

La dynamique est amorcée voici deux mois. Le 15 septembre 2020, les ministres des Affaires étrangères des Emirats arabes unis et de Bahreïn se trouvaient à Washington, afin de signer avec Benyamin Netanyahou les accords d’Abraham. Ils consistent en l’instauration de relations bilatérales officielles – diplomatiques, économiques et techniques – entre les deux émirats du golfe arabo-persique et Israël. Un accord trilatéral renforce ces liens bilatéraux, leur donnant ainsi plus de substance. On notera le rôle moteur des Emirats arabes unis dans cette percée diplomatique, puissance agile et pointe avancée des monarchies sunnites. 

Les accords d’Abraham ont pour toile de fond la montée en puissance de Téhéran, un inquiétant programme balistico-nucléaire et une politique de déstabilisation de la région manifestant l’intention hostile du régime iranien. Tout en jetant un « pont terrestre » chiite, du golfe arabo-persique à la Méditerranée, Téhéran a poussé son avantage au Yémen, au sud de la péninsule Arabique, voire au débouché de la mer Rouge. Les enthousiastes voient dans ces accords l’aube d’un « nouveau Moyen-Orient ». Disons plus simplement que l’enjeu est de contrebalancer l’Iran, et de compenser l’appel d’air causé par la volonté américaine de se placer en « second rideau ».

Des accords qui ne sont pas un “cadeau” pour Israël

Du fait de cette prise de distance, la Russie, la Turquie et, plus discrètement, la Chine populaire, avancent leurs pions au Moyen-Orient. En conséquence, les Etats-Unis entendent sous-traiter la sécurité régionale à Israël, à l’Arabie Saoudite ainsi qu’aux Emirats arabes unis. Il ne s’agit donc pas d’un « cadeau » géopolitique à  Jérusalem. D’une part, les signataires arabes des accords d’Abraham réitèrent leurs positions en faveur d’une solution à deux Etats. D’autre part, l’Etat hébreu s’engage dans la sécurité du golfe arabo-persique, contractant ainsi d’exigeantes obligations diplomatico-militaires. Il lui faudra se préparer à de possibles opérations dans la région, et ce alors même que le territoire israélien ne serait directement et immédiatement menacé.

Soulignons par ailleurs que l’Arabie Saoudite, malgré les inclinations du prince héritier, Mohammed Ben Salman, n’a pas encore rallié cette initiative. « Protecteur des lieux saints de l’Islam », le roi Salman se montre prudent. Peut-être entend-il conserver cette option pour négocier avec l’administration Biden. Toujours est-il que les convergences israélo-saoudiennes sont effectives, avec de discrètes coopérations en matière de renseignement et de sécurité. Depuis plusieurs années, un axe géostratégique entre Israël et les Etats du Golfe a pris forme. 

Le Soudan puis le Maroc

Dans les semaines qui suivirent les accords d’Abraham, le Soudan annonçait à son tour la normalisation de ses relations avec Israël (25 octobre 2020). La nouvelle vint après un arrangement avec les Etats-Unis sur l’indemnisation de victimes d’attentats terroristes, planifiés par Al-Qaida depuis le territoire soudanais (1998). En guise de récompense, Washington vient de retirer ce pays de la liste des Etats terroristes, condition sine qua non pour réintégrer la communauté internationale. Au vrai, la situation à Khartoum demeure incertaine : des faiblesses à l’égard de Moscou ou d’Ankara le montrent. Au regard des intérêts de sécurité occidentaux, ce pays n’est qu’à demi sûr. 

La mairie de Tel Aviv (Israël) éclairée aux couleurs du drapeau des Émirats arabes unis, août 2020 pour célébrer le rapprochement historique entre les deux pays © Oded Balilty/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22483490_000001
La mairie de Tel Aviv (Israël) éclairée aux couleurs du drapeau des Émirats arabes unis, août 2020 pour célébrer le rapprochement historique entre les deux pays © Oded Balilty/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22483490_000001

En revanche, le fait que le Maroc normalise ses relations avec l’Etat hébreu est important. Pour la France et l’Europe, il serait impossible d’ignorer la situation stratégique de ce pays, à la croisée du Maghreb, du Sahara et de l’Afrique de l’Ouest, En contrepartie, le Maroc obtient des Etats-Unis la reconnaissance de sa souveraineté sur les « Provinces du Sud », i.e. le Sahara occidental (10 décembre 2020). Et les Marocains de se réjouir de cette avancée diplomatique majeure. Au vrai, Rabat ne manque pas d’arguments solides pour justifier sa position, qu’il s’agisse de l’histoire longue de la monarchie chérifienne, des investissements réalisés sur place ou du programme d’autonomie proposé à ses provinces méridionales. 

Biden doit poursuivre cette stratégie

En somme, les accords d’Abraham et leurs prolongements constituent un succès diplomatique inattendu au regard du caractère incertain, voire erratique, des efforts déployés par Donald Trump dans d’autres champs. À ce propos, il faut admettre que la « pression maximale » exercée sur l’Iran n’a pas totalement convaincu, le président américain ayant renoncé à agir au moment propice. Joe Biden et ses alliés européens, complaisants à l’égard de Téhéran, pourront-ils surseoir à l’épreuve de force ? La toute récente exécution d’un dissident iranien, réfugié en France puis enlevé en Irak, rappelle quelle est la réalité politique du régime en place. 

Il est vrai enfin que les accords d’Abraham ne garantissent pas un résultat définitif des Etats-Unis au Moyen-Orient ; ils préparent le terrain pour une reconfiguration géopolitique plus large. Aussi faut-il espérer que l’administration Biden s’appuiera sur ce socle pour conduire une grande stratégie moyen-orientale qui combinera la consolidation des positions acquises et le « partage du fardeau », en vue d’objectifs politiques clairs et circonscrits, définis et partagés avec les alliés des Etats-Unis. Il ne saurait être question de passer par pertes et profits cette région éminemment stratégique.

Bertrand Blier, ou le malentendu

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Un essai de Vincent Roussel analyse l’œuvre d’un cinéaste aussi controversé que nécessaire à qui l’époque ne pardonne plus son art de la transgression.


Bertrand Blier nous manque. C’est la première idée qui nous vient à l’esprit après la lecture de l’essai documenté, fin et sensible de Vincent Roussel, Bertrand Blier, cruelle beauté. Le constat de l’auteur est sans appel : « A l’heure où j’écris, nul ne peut prévoir si Bertrand Blier aura les moyens et la force de réaliser un nouveau long métrage. » Il est vrai que Blier a connu un échec commercial et critique avec Convoi exceptionnel en 2019 malgré Depardieu et Clavier à l’affiche. Et que ce film, lui-même, n’arrivait que neuf ans après Le bruit des glaçons avec Jean Dujardin, écrivain en panne, alcoolique, soudain confronté à son cancer personnifié par Albert Dupontel.

Réduit au silence ?

Vincent Roussel répond avec clarté aux raisons de cette défaveur qui réduit de fait au silence un des cinéastes les plus atypiques de ces cinquante dernières années. On peut tout de même se demander s’il n’y a pas là une question d’époque et si le néopuritanisme ambiant allié à la timidité des producteurs qui hésitent toujours plus à apporter des picaillons à des projets autres que des comédies aseptisées, sympathiques et morales, n’y sont pas pour quelque chose.

Il est vrai que si l’on tombe sur Calmos (1976) qui passe actuellement sur les chaines de cinéma de Canal, le film a de quoi scandaliser les vertus outragées du post-féminisme : on y voit Paul, un gynécologue (le regretté Jean-Pierre Marielle) en compagnie d’Albert (le tout aussi regretté Jean Rochefort) fuir les femmes pour se réfugier dans une ferme à la campagne et se livrer aux plaisirs de la bonne bouffe, loin des emmerdeuses.

Cette sécession qui finit dans un maquis dirigé par Claude Piéplu après la rencontre d’un prêtre en soutane au teint rubicond joué par le père du cinéaste qui fut aussi son acteur fétiche, est évidemment une métaphore rabelaisienne de la guerre des sexes. Elle fut déjà, en son temps, plutôt mal accueillie par la critique qui y voyait un machisme vulgaire et une phallocratie poussée au niveau du grand art. C’est pour cela qu’il faut un certain courage à Vincent Roussel pour nous inviter à redécouvrir le film et à indiquer que son excès est plutôt le masque d’une angoisse et d’une tristesse qui ont toujours été le carburant d’un Bertrand Blier, cinéaste dont la cohérence de l’œuvre nous est rappelée par l’auteur qui analyse brillamment chacun des films en soulignant les thèmes récurrents et les correspondances.

La séance de 14 heures

On a tous, selon les générations, le souvenir de notre premier Blier sur grand écran. Pour Roussel, ce fut Merci la vie ! (1991) avec Anouk Grinberg et Charlotte Gainsbourg embarquées dans un road movie où elles prennent toutes les initiatives sexuelles alors que le sida exerce ses ravages. Pour votre serviteur, ce fut dix ans plus tôt, en 1982, Les Valseuses (1974) présentées dans la programmation d’été d’un cinéma rouennais. J’étais allé le voir, à dix-sept ans, pour fêter mon bac et j’y avais même emmené ma sœur de deux ans plus jeune que moi.

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Si je donne ces précisions, c’est que je m’aperçus, seulement devant la caisse, que le film était interdit aux moins de dix-huit ans. Mais c’était une séance de 14h et le caissier, sans doute en phase postprandiale, nous donna les tickets sans faire d’histoire. Et c’est ainsi que je découvris ce que j’ai toujours aimé dans le cinéma, quelque chose qui ne peut pas être dit autrement que par un film, quand bien même le film serait adapté d’un des romans de Blier qui en a tout de même publié quatre.

Je n’oublierai jamais cette espèce de joie désespérée qui est celle de Depardieu et Dewaere, deux petits voleurs de voiture accompagnés d’une Miou-Miou coiffeuse frigide et leur voyage picaresque dans une France des années soixante-dix dont les dessous ne sont pas si nets (il est d’ailleurs beaucoup question de petites culottes dans le film…). Aujourd’hui encore, le rire provoqué chez moi par Les Valseuses n’est jamais forcément loin des larmes ou de la colère. Cet ascenseur émotionnel, combiné à la sensation de vivre dans un univers légèrement divergent du nôtre où le réalisme n’est pas nié mais détourné jusqu’à l’absurde, reste la marque de fabrique de la plupart des fils de Blier. Comme dans ces rêves où les ellipses, une des figures de style préférée du cinéaste, nous amènent à une sensation « d’inquiétante étrangeté » comme disait Freud.

Un cauchemar français

Il existe d’ailleurs, dans le cinéma de Blier, comme le montre Vincent Roussel, une tentative de fuir un certain « cauchemar français » à base de conformisme, de rigidités sociales mais aussi d’une déshumanisation et d’un désenchantement toujours plus grands de nos décors quotidiens, comme les tours désertes de la Défense dans Buffet froid (1979) qui annonçait la nouvelle glaciation des années 80. Ce cauchemar français de même que la guerre des sexes existent toujours. Ils se sont sans doute même aggravés dans leurs métamorphoses successives. Pourtant, les films de Blier dont certains ont été de grands succès, souvent malgré la critique, prouvaient par leur existence même que la France était encore assez adulte pour pouvoir les regarder en face, pour en rire ou pour s’en indigner.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, on ne supporte plus notre reflet dans le miroir et voilà pourquoi Bertrand Blier est muet.

Bertrand Blier, cruelle beauté de Vincent Roussel (Marest éditeur)

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Donner du pain aux canards

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Le billet du vaurien


Le pire avec la vieillesse, c’est qu’on reste jeunes. L’horizon s’assombrit, notre vue baisse, nous entrons dans un tunnel dont nous ne verrons plus l’issue. Nos amis nous y ont précédés et, comme Beckett, ils nous ont laissé ce dernier message : « Je vois ma lumière qui meurt ».

Le lac Léman et Nabokov

Les plus lucides savent que la vieillesse est la punition pour avoir vécu. Ils ne doutent pas qu’on peut qualifier une vie d’heureuse quand elle commence par l’ambition et finit par n’avoir d’autres rêves que celui de donner du pain aux canards. Ou, comme Nabokov, d’aller à la chasse aux papillons. C’est encore à ma portée. En contemplant le lac Léman qui s’étale sous mes yeux, m’offrant une palette de couleurs qu’aucun artiste n’égalera, je songe au petit garçon qui partait chaque matin à la pêche et revenait tard dans la nuit.

Il avait aboli le temps. Je songe à ces traversées du lac à l’aube pour aller skier là-bas, en Savoie, avec des amis.

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Eux aussi ont vu la lumière qui meurt. Parfois, j’accompagnais mes parents à Évian. Mon père jouait au casino, ma mère faisait du shopping. Et moi je m’installais dans un cinéma interdit aux moins de seize ans : les contrôles y étaient moins sévères qu’à Lausanne.

C’était presque aussi excitant que la pêche à la gambe et, sans doute, du même ordre.

Le dernier film vu en famille

Parfois, nous dînions dans le fastueux restaurant du Casino d’Évian avant de prendre le dernier bateau de la Compagnie Générale de Navigation pour Lausanne. L’ambiance y était bon enfant. Je n’imaginais pas encore que viendrait le temps où je verrai ma lumière décliner et s’éteindre. Mes parents étaient mon rempart contre la mort. Ils m’emmenaient souvent au cinéma. Je me souviens de Maurice Chevalier dans « J’avais sept filles ». Moi aussi, je voulais sept filles. Le dernier film que j’ai vu en famille était aussi le premier film en Cinémascope: La Tunique d’Henri Koster. J’avais beaucoup pleuré. Ensuite, ce furent des escapades périlleuses avec des potes dans des cinémas mal famés, comme le Bio. On y projetait des chefs d’œuvre dont personne ne se doutait que bien des années plus tard ils seraient considérés comme tels. Je songe notamment à Kiss me deadly de Robert Aldrich.

Le temps aussi y était aboli, suite à une apocalypse nucléaire. « Ce peu profond ruisseau, la mort » selon la belle définition de Mallarmé, devenait un tsunami auquel personne n’échapperait. Puis mon père s’est suicidé : il voyait sa lumière qui mourait. Et maintenant je vois la mienne qui décline. Ne me reste-t-il plus qu’à donner du pain aux canards ?

CEDH : le ver est déjà dans notre droit


Certes, la Cour de Strasbourg laisse aux pays membres de l’UE une marge d’appréciation nationale tenant compte de leur histoire. Mais sa conception du droit, imprégnée de culture progressiste gauchiste et de multiculturalisme à l’anglo-saxonne a déjà contaminé la magistrature française – surtout en matière d’immigration. 


Pour beaucoup de Français, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est une juridiction lointaine qui entrave l’action de la France, notamment en matière de lutte contre l’islamisme. La plupart ignorent qu’elle est chargée de vérifier que les autorités françaises respectent les obligations résultant de l’adhésion de la France à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En l’occurrence, on pense immédiatement à l’article 9 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion sur le fondement duquel on peut contester toute mesure mettant en cause non seulement la liberté de religion, mais aussi la « liberté de manifester sa religion », laquelle est entendue largement comme intégrant des pratiques ou l’accomplissement de rites, y compris dans l’espace public.

Les États ont une certaine marge d’appréciation

Pourtant, paradoxalement, cet article n’est sans doute pas, du moins en l’état actuel des choses, le plus susceptible de faire obstacle à une lutte résolue contre les dérives religieuses. En effet, la Cour de Strasbourg a fait preuve en la matière d’une appréciable réserve et concède aux États, plus facilement que dans d’autres domaines, une marge d’appréciation nationale tenant à leur histoire, à leurs traditions, y compris juridiques, et aussi à leur paysage religieux. Ainsi, elle a admis tant l’interdiction des signes religieux à l’école que celle des vêtements couvrant le visage, quand bien même il s’agissait de manifestation d’une pratique religieuse. Il paraît donc possible d’aller assez loin dans la prohibition de certains comportements dès lors que l’on saura présenter ces prohibitions comme étant, selon la formule rituelle, « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

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Cette position de la Cour est toutefois toujours susceptible d’évoluer, et pas nécessairement dans le bon sens, car elle tenait, dans une certaine mesure, à la volonté des institutions du Conseil de l’Europe de ne pas heurter une Turquie kémaliste pratiquant un laïcisme militant qui allait bien plus loin dans le contrôle des manifestations religieuses que notre laïcité française. Les choses ont, malheureusement, bien changé. Par ailleurs, le raisonnement, très contingent, tenu par la Cour pour admettre la conventionnalité de la loi française sur le voile intégral ne reflète pas une position définitivement assise. N’oublions pas que le débat devant la Cour de Strasbourg n’est pas purement juridique et que la volonté affirmée d’un État peut lui permettre d’obtenir une plus grande marge de manœuvre nationale. En conséquence, les autorités politiques doivent proclamer d’emblée, et sans esprit de recul, qu’elles tiennent extrêmement aux mesures concernées et insister sur le large accord national dont elles font l’objet. Ce qui suppose d’avoir au préalable convaincu l’opinion publique de leur bien-fondé.

La Convention considérée comme un « instrument vivant »

S’agissant de l’efficacité d’une répression de l’activisme islamiste, d’autres articles de la Convention et leur interprétation par la Cour nourrissent plus d’inquiétude. Ce sont au premier chef ses articles 3 et 8. L’article 3 prévoit que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains et dégradants » ; l’article 8 pose le principe d’un droit au respect de la vie privée et familiale et encadre les « ingérences » des autorités politiques dans l’exercice de ce droit. En effet, les catégories juridiques définies par ces deux articles ont connu une extension allant bien au-delà de ce qui avait été envisagé en 1950, époque où l’on avait encore une idée assez précise de ce que pouvait être la torture ou un traitement inhumain et dégradant, et où on ne voyait pas, a priori, dans toute mesure de police ayant des effets sur la vie familiale une « ingérence » indue dans cette vie.

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Ces catégories ont été redéfinies dans un jeu entre les juges nationaux et la Cour, laquelle a expressément développé une conception de la Convention comme étant un « instrument vivant », constamment réinterprété au regard des évolutions de nos sociétés démocratiques (dont les juges seraient les seuls légitimes interprètes). Or, mis en œuvre dans leurs actuelles acceptions extensives par nos juridictions nationales, ces articles 3 et 8 ont de redoutables effets : celui, particulièrement pervers, de diriger vers la France un flux spécifique de demandeurs d’asile, celui de faire obstacle à des refus de titre de séjour que la norme nationale impliquerait et celui de rendre si ce n’est impossibles, du moins très difficiles les expulsions et autres éloignements que l’intérêt général exigerait.

S’affranchir des contraintes de la CEDH n’est pas simple 

C’est donc avant tout cette ombre portée de la Convention sur l’ensemble de notre système juridique qui rend problématique toute lutte contre le radicalisme islamique, dès lors que celle-ci doit, à l’évidence, intégrer un contrôle de l’entrée et du séjour sur le territoire des individus venant nourrir le vivier islamiste et, surtout, une active politique d’éloignement de ceux qui se sont révélés comme potentiellement dangereux.

Constatant cette situation, doit-on envisager une dénonciation de la Convention ?

D’abord, il n’est pas certain, alors que l’approche par les « droits personnels de l’individu » a infusé dans l’esprit de nombre de magistrats au détriment de la norme et de l’intérêt général, que cela suffirait à mettre fin aux abus. Il faudrait que le législateur eût en outre l’audace de définir plus strictement le champ d’action des juges. Oserait-il ?

Surtout, si, à l’origine, le système CEDH était autonome, il est aujourd’hui très étroitement intriqué avec les institutions de l’Union européenne. La Charte des droits fondamentaux, qui reprend parfois purement et simplement les stipulations de la Convention, prévoit expressément à son article 52 que lorsque les droits qu’elle proclame correspondent à ceux de la Convention, leur sens et leur portée sont les mêmes. Et la CEDH est ainsi devenue une référence pour les institutions de l’Union et notamment pour la Cour de justice dans tout le champ de son contrôle ; contrôle qui a infiniment plus de portée que celui de la cour de Strasbourg et auquel est plus ou moins soumise aujourd’hui toute action publique. Il y aurait donc beaucoup de choses à détricoter si l’on souhaitait s’affranchir des contraintes de la CEDH.

On ne peut guère que former le vœu que ces contraintes ne serviront pas de prétexte à une inaction qui serait délétère en révélant que ce qui s’impose comme une nécessité pour l’État et la société, et qui bénéficie en outre d’un massif appui démocratique, doit néanmoins être d’emblée tenu pour « juridiquement » impossible…

Nous verrons.

À quoi sert la victimisation?

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 « Les joueurs noirs ne sont que des corps. Avant ils couraient pour éviter les coups de leurs maîtres dans les plantations, aujourd’hui ils courent pour éviter les tacles sur les terrains de foot« , Vikash Dhorassoo sur France Info en décembre 2020. 


À quoi sert la victimisation ? La diabolisation d’un oppresseur imaginaire ? Le deux poids deux mesures entre un racisme blanc et un racisme noir ou arabe, l’un étant légitime et témoignage d’une résistance, l’autre odieux et pervers ? Pourquoi faire croire qu’il existe des discriminations « raciales » ou plutôt une généralisation de ces discriminations, car si des discriminations existent réellement en fonction de la couleur de peau ou de l’origine, elles existent également pour l’âge ou les physiques disgracieux ou encore la classe sociale ? En réalité, si on doit reconnaître que de véritables discriminations à l’encontre de personnes de couleur ou de religion musulmane existent et qu’elles représentent une souffrance pour les personnes concernées, la discrimination dite positive égale ou dans certains cas surpasse une discrimination négative à l’encontre des minorités qui s’estiment toujours discriminées.

Dans une entreprise ou une institution d’État, une femme franco-maghrébine diplômée et « qui en veut » aura parfois le dessus sur d’autres personnes également qualifiées. Ce sera également le cas, de plus en plus souvent, pour des hommes diplômés et maîtrisant bien leur domaine de compétence.

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Si certaines discriminations sont malheureusement toujours présentes dans le logement, l’embauche ou encore dans les relations tumultueuses avec la police, elles s’expliquent d’une part par le comportement des personnes, leur façon de s’exprimer ou de se vêtir et d’autre part par une méfiance globalisante à l’encontre de groupes humains souvent auteurs de délits ou d’incivilités, ayant une adresse dans un quartier considéré comme dangereux ou simplement sensible. L’affaire du CV anonyme rapidement supprimé a montré les limites de l’affirmation que le prénom ou le nom suffisaient à exclure une candidature.

Le combat antiraciste plutôt que le combat social

La mise en avant des minorités par la publicité et une grande partie des médias semble démontrer qu’une classe sociale a fait sienne un combat antiraciste qui désormais remplace le combat social, pour des raisons parfois pas toujours avouables, en fonction de certains intérêts économiques et parfois pour des raisons sentimentales chez certaines personnes de bonne foi qui veulent faire preuve de tolérance et de générosité.

Alors à quoi sert donc la victimisation si ce n’est la diabolisation d’un oppresseur systémique ? À quoi servent les revendications identitaires qui cachent trop souvent un racisme, une haine de la population autochtone majoritaire ?

À conquérir le pouvoir, et à remplacer des élites par d’autres élites.

À l’affirmation identitaire « Nous sommes chez nous », la réponse en miroir de certains leaders autoproclamés des minorités est : « C’est nous qui désormais sommes les vrais Français. Si vous n’êtes pas contents de cet état de fait, vous pouvez partir ailleurs. » Les véritables victimes des inégalités sociales deviennent peu à peu la chair à canon d’activistes en mal de pouvoir qui promeuvent désormais une véritable guerre des races et des religions, qui ne peut, pensent-ils, que leur être profitable.

« Le Professeur »: un mélodrame austère et désespéré

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Quand Valerio Zurlini donnait son plus beau rôle à Delon. À voir et revoir sur Arte.


Je n’avais pas revu « Le Professeur » depuis sa sortie en salle sur les écrans en 1972. J’avais alors 19 ans et j’avais été profondément bouleversé par le désespoir profond qui irradie ce film aux splendides couleurs hivernales et par le talent de son acteur principal, Alain Delon, inoubliable en professeur de lettres en proie au spleen. Vêtu de son éternel pardessus beige, fatigué, blafard, mal rasé, il hante les rues et les quais de Rimini toujours filmée, par Zurlini et son chef-opérateur Dario di Palma, grise et défaite, sous la brume, les pluies diluviennes, la tempête. Une tempête qui ravage le cœur et l’âme de Daniele Dominici (Delonà) et de Vanina Abati (Sonia Petrovna), l’une de ses élèves dont il va s’éprendre éperdument.

Retrouver un cinéaste méconnu

Cinéaste sensible, partagé entre l’exaltation et le désespoir, Valerio Zurlini (1926-1982) reste de nos jours bien trop méconnu, comme éclipsé par la richesse du cinéma italien des années cinquante, soixante et soixante-dix. Son œuvre est traversée par deux grands courants, la guerre, son contexte politique et social et les accents intimistes, psychologiques, qui décrivent l’âme d’individus en perte de repères. Il est  l’auteur de nombreux très grands films à redécouvrir de toute urgence: Les Jeunes Filles de San Frediano (Le ragazze di San Frediano 1955), Été violent (Estate violenta 1959), La Fille à la valise (La ragazza con la valigia 1961), Journal intime (Cronaca familiare 1962), Le Professeur (La prima notte di quiete 1972), Le Désert des Tartares (Il deserto dei Tartari 1976).

Dans Le Professeur, Daniele Dominici arrive au lycée de Rimini en Émilie-Romagne comme remplaçant d’un enseignant malade. Peu inspiré par son métier, il fréquente le soir des parties de poker au cours desquelles il perd sans émotion son argent et se fait quelques amis louches. Il est de fait séparé de sa femme (Lea Massari) même s’il vit toujours avec elle. Riches, oisifs, contestataires de pacotille, ses élèves l’ennuient (ceux que détestait tant Pier Paolo Pasolini), exceptée Vanina, une jeune fille qui éveille son intérêt par sa beauté, son prénom rappelant le titre d’une nouvelle de Stendhal Vanina Vanini, et surtout par la faille qu’il décèle en elle.

Désœuvrement d’une bourgeoisie balnéaire

Plongés dans l’esprit des années soixante-dix et son absence de questionnement moral sur les pensées, paroles et actions que les êtres humains peuvent avoir, dire ou faire, Daniele et Vanina deux êtres rongés par les faits, comportements et blessures de leur passé vont se reconnaître et s’aimer. Malheureusement, il est déjà trop tard pour eux. Consommés par la mélancolie, le spleen et la souffrance, ils ne peuvent que subir la violence de la fange qui les entoure. Rimini est le théâtre de l’ennui existentiel et du désœuvrement d’une bourgeoisie de parvenus qui tente de conjurer ce mauvais sort grâce à divers divertissements de dépravés mêlant jeux d’argent, sexe, alcool, drogue et violence.

Entre nihilisme et rédemption

Les deux acteurs principaux, Alain Delon, épuisé, fragile, vulnérable, vivant dans l’inconsolable souvenir de sa cousine suicidée et Sonia Petrovna, poignante jeune fille dans le regard de laquelle se mêle virginité, innocence et une immense lassitude due aux flétrissures et bassesses de celle qui a trop vu et accepté d’être salie et maltraitée, sont formidables.

Nihiliste, armé d’une grande exigence spirituelle, Daniele essaye de résister et de sauver Vanina. Au cœur de ce film ténébreux où la circulation du mal et de l’argent salit les êtres, Valerio Zurlini allume les feux de la beauté qui pourrait sauver les âmes. Lors de cette séquence lumineuse tournée dans l’église Santa Maria di Momentana près de Monterchi, où Piero della Francesca peignit la Madonna del Parto, Daniele Dominici tente de chercher un espoir face au monde te qu’il ne va pas.

Une issue reste pourtant possible dans l’amour des livres, de la peinture de la création rédemptrice. Pour Zurlini, l’art et le cinéma sont un moyen de nous sauver de la souillure et du désespoir, de retrouver le chemin de la beauté et de la pureté perdues, de l’amour véritable. Cet amour qui arrive trop tard pour les deux amants brisés.

Le Professeur (La Prima notte di quiete) de Valerio Zurlini diffusion sur ARTE le mercredi 23 décembre et DVD copie restaurée édité par Pathé.

Italie/France – 1972 – 2h12

Tant d’humoristes pour si peu d’esprit

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L'humoriste Daniel Morin photographié à Radio France © Bruno Coutier / Bruno Coutier via AFP.

Les humoristes professionnels se multiplient et on n’a jamais moins ri. Faut-il croire que notre modernité se piquant d’être drôle manque tout le temps sa cible?


Parce qu’elle confond les genres et mêle des dispositions et des exercices qui n’ont rien à voir les uns avec les autres ? Parce qu’elle sous-estime les qualités qui permettent à des professionnels du spectacle de vraiment faire rire ? Parce qu’aujourd’hui n’importe qui peut se lancer dans l’espace artistique en étant pourtant largement privé de la culture, de l’oralité et de l’intelligence nécessaires à l’expression d’un authentique esprit ?

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Chamfort a répondu à quelqu’un affirmant qu’il « courait après l’esprit », qu’il « pariait pour l’esprit ». J’ai l’impression qu’il pressentait tout ce que l’actualité nous inflige comme prétendus « rigolos » qui sont aux antipodes de la libération d’un rire spontané et admiratif. Parce qu’il n’est pas facile de faire sortir notre humanité, dans ses composantes si contradictoires, de son sérieux, de sa gravité, même de ses angoisses.

André Bercoff, dans « Bercoff dans tous ses états » a consacré une émission passionnante le 18 décembre à l’humour et à la répartie. L’auditeur percevait d’emblée la difficulté, qui crée la confusion, voire l’escroquerie d’aujourd’hui, tenant à la dénaturation de certaines notions. La dérision, la causticité, la polémique, la répartie, la méchanceté ou la partialité se mettent dans la mouvance de l’esprit pour bénéficier de son aura mais échouent souvent lamentablement à en respecter les exigences. Parce qu’elles imposent des vertus qui ne sont pas communément partagées.

Il faut d’abord si bien maîtriser le langage dont on peut, usant de lui comme d’un instrument, faire surgir les effets de style, les paradoxes heureux, les traits étincelants, les pensées singulières qui en quelques secondes, en plusieurs minutes, en une heure enchantent. Parce qu’ils ne relèvent pas de banalités s’acharnant en vain à faire s’esclaffer mais d’une approche révélant à la fois la qualité souriante du propos et l’élégance de celui qui le profère.

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Ensuite, l’esprit n’a pas pour vocation de se faire rire, soi, il n’est pas destiné à obtenir les suffrages automatiques de ceux qui feignent une hilarité désaccordée d’avec la drôlerie prétendue proposée: qu’on songe, par exemple, dans l’émission de Nagui La Bande originale (France Inter), au caractère douloureux de l’écoute d’un Daniel Morin ostensiblement applaudi par la claque des autres chroniqueurs, puis aux brillantes variations d’un Tanguy Pastureau, qui se suffisent à elles-mêmes. Sans passer sous silence, sur cette même radio publique décidément spécialisée dans de choquants clivages, les interventions aigres d’un Guillaume Meurice incarnation d’un genre qui fait du mépris son ressort fondamental.

Pour diffuser un esprit suscitant un consensus – qui par exemple discuterait celui d’un Sacha Guitry, d’un Jean Poiret, d’un Woody Allen, d’un Edouard Baer ? -, il convient de se garder comme de la peste du péché mignon de se croire indispensable au débat public, de se hausser sur la pointe de la réflexion, mais malheureusement sans résultat. Bien au contraire.

Qu’il est affligeant de percevoir des efforts qui ne pourront jamais être couronnés de succès parce que faire rire n’est pas une mince affaire et qu’il ne suffit pas de cracher vulgairement sur les uns pour plaire aux autres. Le risque est de s’aliéner les deux camps.

Alors pourquoi tant d’humoristes et si peu d’esprit ?

Parce que je ne suis pas loin de considérer que l’humour est une denrée, une richesse, trop précieuse pour être confiée à des professionnels et que rien ne vaut son irrigation dans la quotidienneté et la manière dont chacun, presque sans le savoir, offre à l’autre l’immédiateté de ses pointes, de ses saillies. S’efforcer de délivrer de la drôlerie, par obligation, est au fond la pire des méthodes pour tenter de démontrer qu’on en est capable.

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L’esprit est liberté, spontanéité, jeu du langage, jeu sur le langage, volonté de s’inscrire dans l’universel en ne s’abandonnant pas à la facilité du partisan ou de l’idéologie – ils sont tous à gauche, nos humoristes d’aujourd’hui – ou de la dérision qui n’est que le travestissement mesquin d’une vision privée de souffle. On tente de moquer ce qu’on est incapable d’atteindre, d’égaler.

Il me semble que la controverse est vite tranchée qui interroge sur le point de savoir avec qui on a le droit de rire. Pierre Desproges refusait de le partager avec n’importe qui. Et s’il convenait d’en faire bénéficier tout le monde mais à condition que ce soit drôle ? C’est dorénavant le principal obstacle !

Au fond, et en forçant à peine le trait, les humoristes sont légion, et l’industrie de l’humour prospère, tous sexes confondus, parce que précisément l’esprit est rare.

Fernand Trignol, styliste de Pantruche

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© Les Lapidaires

Une jeune maison d’édition parisienne ressort les Mémoires d’un truand datant de 1946


Dans l’argot comme dans les lettres françaises, il y a les parvenus et les faubouriens, les faiseurs et les fleurs de pavés, les truqueurs et les enfants de Marie. Déjà, en leur temps, Alphonse Boudard et Albert Simonin avaient théorisé à l’usage des agrégés ignorants, cette langue verte et vache, indisciplinée et musicale, qui fait culbuter la phrase, lui redonne son souffle vindicatif et son amertume originelle. Albert Paraz se moquait de « l’argot de cheftaines, de journalistes, de mondains, qui est le contraire de l’argot. C’est celui qui a toujours été parlé par les médiocres, celui d’Eugène Sue, alors que celui de Stendhal reste vivant. Plus on est argotier, plus on doit être puriste ».

L’argot ne se regarde pas écrire

A trop vouloir singer l’argot, on passe vite pour un cave. L’argot ne s’apprend pas dans les colloques, il a quelque chose de vif comme un coup de surin dans la nuit froide, de spontané qui confine à la brutalité jouissive, il est imbibé de ce désespoir atavique qui ne psychologise pas les situations. L’argot ne se regarde pas écrire, il est profondément réactionnaire. Il n’y a pas de place chez lui pour les bons sentiments, il est de ces plaies d’enfance dont on ne guérit jamais vraiment. Il peut être drôle, imagé, tonique, salace ou guinchant, il demeure l’expression de la rue, celle de l’homme misérable qui accepte son destin.

Une toute jeune maison d’édition, Les Lapidaires, lancée cette année, en plein Covid, c’est dire l’audace et la dinguerie d’une opération aussi aventureuse, ressort un livre paru en 1946. Double peine assurée : faillite du papier, l’objet livre a du plomb dans l’estomac et excavation d’un Paris glandilleux. Messieurs, les progressistes ne vous disent pas merci. Pantruche ou les mémoires d’un truand écrit par un certain Fernand Trignol (1896-1957) dont la trace avait presque disparu nous ramène dans un Paris populeux des années 1930, entre marlous et courses hippiques, entre la fête permanente des Six-Jours et le cinéma de Duvivier ; Gabin était fringant, Carco poétisait la mouise et le vélo excitait les foules. Les Lapidaires expliquent le choix de cette reparution par le style : « un bijou d’esprit à la française ». Le mot honteux est lâché.  Qu’ils en soient ici félicités !

Quand Fernand Trignol conseillait Gabin

La fiction contemporaine fait la chasse au style depuis un quart de siècle, elle ne reconnait en son sein que les écritures blanches et les romans à thèses. Chez ces gens-là, les mots sont froids comme les viandes. Que sait-on du dénommé Trignol ? La base de données de la BNF indique seulement son lieu de naissance à Neuilly-sur-Marne, sa mort à Paris dans le XIIème arrondissement et deux livres publiés : Vaisselle de fouille aux éditions de la Seine en 1955 et Pantruche, réédité aujourd’hui dans une belle finition (couverture à rabat, illustration par trop tartre et grammage correct pour une bonne prise en pogne).

A lire aussi, Jérôme Leroy: C’était écrit: à la recherche des bistrots perdus

Cette mince fiche anthropologique mérite que l’on s’intéresse à son matricule. Trignol n’était pas homme à échafauder des plans de carrière dès l’école communale ou à hypothéquer son avenir dans une carrière oisive de fonctionnaire émérite. L’incertitude était son quotidien. Il voyageait donc léger, sans diplômes, sans papiers parfois, mais avec cette forme d’intelligence suprême qui l’amènera à rencontrer des personnages hors-normes. Notre monde moderne désincarné n’aligne que des stéréotypes, il n’y a plus de gueules, ni de caractères. Les figures ont été effacées de notre imaginaire. Notre société crève de son insipidité sentencieuse. Trignol n’avait que des passions saines dans la vie : les filles, le Vel d’Hiv, les chevaux et les acteurs. C’est bath les acteurs ! Il va donc exercer divers métiers, toujours à la lisière de la légalité. Bistrotier louche ou parieur-grugeur sont des professions très convenables pour ce tricheur-né. Il connaîtra la célébrité en côtoyant notamment le Dabe au poste sur-mesure de « conseiller technique du milieu et conseiller argotique pour les dialogues » dans des productions telles que La Bandera, Pépé le Moko ou Paris-Béguin. Cet expert en truanderie avait le sens de l’amitié.

De Chaplin à Trotski

Dans l’avant-propos reproduit tel quel, Gabin parlait de son « vieux Fernand » comme d’un homme d’honneur : « Personne comme toi n’a assisté aussi souvent à ma mort et n’a été témoin de mes crimes ». Ce livre de souvenirs a une saveur inimitable, les formules fusent, les mauvais garçons ne sont pas en toc, les belles gosses font des ravages, on y croise Chaplin et Trotski, Fernandel et Tristan Bernard, et même Courteline dans ses dernières années. Suivons les conseils de Carco qui l’introduisit dans le cinéma avec cette missive : « Je vous recommande mon ami Trignol. Il est pauvre, mais malhonnête. C’est exactement le type qu’il nous faut ».

Pantruche ou les mémoires d’un truand de Fernand Trignol – (Les Lapidaires)

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Rome: le Rubicon et les biftons

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Frédéric Ferney. © Hannah ASSOULINE

À Rome, dans les dernières années de la République, la corruption règne à tous les étages, l’argent sale est un outil électoral et l’obtention d’avantages ou de faveurs, un système. On n’a plus l’idée de cela !… Petite leçon de démocratie à la mode latine. 


On sait combien les hommes de la Révolution française ont idéalisé la vertu incarnée par la République romaine. Leur guide, c’est Jean-Jacques (Rousseau), le législateur des âmes et l’adversaire de tous les vices ; leur bréviaire, les Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque – le destin de Brutus qui pousse le bouchon jusqu’à assassiner Jules César, son père adoptif, pour sauver la patrie leur tirait des larmes.
Aussi eussent-ils frémi d’horreur, eux qui voulaient purger l’Europe de ses tyrans et régénérer le genre humain – Marat l’intransigeant, le justicier furibond poignardé dans sa baignoire, ou Robespierre l’incorruptible, malade de pureté et fanatiquement honnête –, s’ils avaient su à quel degré la corruption sévissait à Rome dans les ultimes décennies de la République.
Tous étaient fils de Brutus dans leur rêve.
Oublions Mirabeau, stipendié en douce par le roi Louis XVI, et Danton, plus indulgent, c’est-à-dire un brin vénal –et prévaricateur !
Quand on relit les auteurs latins Salluste et Cicéron, deux indignés de l’époque, vantés pour leur éloquence – mais eux non plus n’étaient pas blancs comme neige –, on doit se rendre à l’évidence : la concussion, les scandales financiers et les affaires ont été au cœur de la vie démocratique à Rome.
Tous pourris ?

Nous sommes au Ier siècle avant J.-C.
Rome, toujours hantée par la guerre civile, vit des heures troubles. Le frêle équilibre des institutions que la République avait su maintenir à ses débuts menace de se briser. Les mœurs des élites ont changé, le souci du bien commun s’est perdu.
De l’idéal austère du patriciat ancien ne subsiste qu’une faible et glorieuse empreinte.
Les valeurs civiques – peut-être n’ont-elles été dès l’origine que les ressorts d’une illusion passionnée – s’effacent devant les prétentions d’une caste sénatoriale qui s’arroge tous les droits et ne défend plus que ses intérêts.
Le fier emblème de la République, SPQR (Senatus Populus que Romanus), qui figure au fronton des temples et des édifices publics et qui symbolise l’unité de la nation, c’est une blague ! À moins d’être aveugle – la plupart des citoyens le sont tout en éprouvant confusément un malaise –, on ne peut que constater la fracture entre le peuple et les élites.
Au sommet de l’État, on se croit tout permis ; on se dépêche d’être riche et puissant – on l’était déjà par la naissance, ben quoi ?…on fait fructifier ce qu’on a reçu ! On s’affaire, on se déprave, on se hisse.On privatise. Le pouvoir, les dignités, les places – consuls, préteurs (magistrats), questeurs (comptables du Trésor public), édiles. On prend tout, on veut tout. Et vite.

La République se met au service d’une oligarchie avide qui cumule le pouvoir et l’argent.Autrefois, s’engager au service de l’État, c’était obéir à un devoir moral et patriotique. « De nos jours, se récrie Salluste, les hommes nouveaux s’efforcent de conquérir commandements et honneurs non par le mérite, mais par le brigandage[tooltips content= »Cette chronique doit beaucoup aux travaux de l’historienne Cristina Rosillo Lopez, auteur de La Corruption à la fin de la République romaine, IIe-Ier siècle avant J.-C., Franz Steiner Verlag, 2010. »](1)[/tooltips] » ! En latin, rapina, ça dit bien ce que ça veut dire : « Vol ou pillage commis avec violence par des malfaiteurs généralement en bande[tooltips content= »On songe à la subtile pudeur de Jaurès parlant du gouvernement révolutionnaire de la Ire République : « Le brigandage du négoce, qu’il faut bien distinguer du commerce », dit-il… Ah ! ces socialistes – ils sont impayables ! »](2)[/tooltips]. »
Oui, je sais, je vous parle ici d’un pays lointain, et d’une époque révolue, nous vivons en France sous le régime d’un président ennemi de la fraude et partisan d’une république irréprochable. Nous sommes français grâce à Dieu, gouvernés par des personnes qui nous aiment et qui nous protègent.

@ Soleil
@ Soleil

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Petite leçon d’économie antique !
Un peu d’histoire – car tout est vrai, tout recommence.
À l’époque, l’annexion des régions conquises par la république impériale alimente un flux considérable de richesses vers Rome. Tandis que les paysans sont livrés aux spéculations des grands domaines agricoles, le commerce s’enfle des capitaux étrangers qui circulent d’un rivage à l’autre du monde romain.
La mondialisation heureuse, déjà ?
Des hommes ambitieux et habiles bâtissent leur puissance en contrôlant de vastes réseaux financiers. Des fortunes immenses s’amassent en peu de temps. Les pauvres sont de plus en plus pauvres, et les riches de plus en plus riches. Les inégalités deviennent colossales. La colère monte. On l’ignore ou on la réprime.
Ça ne peut pas durer.
Dans les dernières décennies de la République, la concurrence entre les partis politiques – et au sein même des partis– devient féroce. Pour gagner les élections, il faut dépasser ses rivaux en faste et en prodigalités.
La corruption règne à tous les étages.
Car à Rome, l’argent sale est un outil électoral. Et l’obtention d’avantages et de faveurs, la brigue (en latin : l’ambitus), un système.
On n’a plus l’idée de cela – pardon, je suis taquin !
On distingue alors deux types de délit : le péculat, le vol d’argent public, et la res repetunda, à savoir l’acceptation illicite de dons, de (rétro)commissions, de cadeaux, bref, l’enrichissement personnel lié à une charge publique.
Dès le milieu du IIe siècle (avant J.-C.), ces infractions relèvent d’un tribunal permanent, mais les pots-de-vin offerts par les ambassadeurs étrangers, les conflits d’intérêts et les malversations les plus flagrantes sont rarement condamnés, faute de preuves.
Les signes extérieurs de richesse, quand on est déjà riche, et qu’on fréquente des riches, qu’est-ce que ça prouve, hein ? Une villa à Capri, un yacht à Ostie, un palais à Syracuse (ou un riad à Marrakech), et alors ?
D’ailleurs, la corruption, quel vilain mot ! C’est du lien social, une solidarité de clan, une forme d’amitié entre égaux. On dirait aujourd’hui : du copinage, parce qu’on adore simplifier.
Car dans notre appréhension de la chose publique romaine, nous peinons à séparer trois pratiques distinctes : la corruption, le clientélisme, soit un lien d’allégeance personnelle entre un patron et son protégé, et ce qu’on appelle à Rome l’évergétisme. Une coutume locale qui consiste pour un notable fortuné à faire bénéficier la collectivité de ses largesses.
On offre au peuple des fêtes, des banquets, des stades, des amphithéâtres. Une bibliothèque ? À quoi bon puisque la plèbe est analphabète ? Des grandes vacances ? Non, on n’est pas à Levallois-Perret ! Ce qu’ils réclament: « Du pain et des jeux. »
En français d’aujourd’hui : « Le foot et le loto » !

Les Romains n’ont pas songé à se doter d’une loi hypocrite visant à réguler le financement des campagnes électorales et des partis politiques.Un sénateur avisé doit donc compter sur son patrimoine, sur celui de sa famille et de ses alliés les plus fortunés.
Un peu comme aux États-Unis aujourd’hui ?… Lors de la dernière élection présidentielle, en novembre 2020, les frais de campagne ont atteint 456 millions de dollars pour Trump et 484 pour Biden.
À Rome aussi, les prêts sont contractés auprès d’amis sûrs, ce qui vaut mieux que de s’adresser à des gens peu recommandables, des barbares sans honneur, des parvenus, des métèques chamarrés d’or et d’infâmes superstitions – Égyptiens, Syriens ou Scythes qui rêvent d’acheter en sous-main les gladiateurs du Colisée, de faire rôtir les oies sacrées du Capitole et vas-y ! de transformer le Forum en bazar.

Le côté sombre du Forum romain. © ImageBroker/Leemage
Le côté sombre du Forum romain. © ImageBroker/Leemage

Ces transactions occultes sont-elles légales ? Pas vraiment. Que fait la justice ? Pas grand-chose.
Les élus crapuleux sont naturellement assez riches pour acheter les juges. Et quand par miracle ils sont condamnés, ils parviennent le plus souvent à s’enfuir dans un exil doré ; ils échappent à l’amende : 40 millions de sesterces dans le cas du sinistre Verrès, le propréteur (gouverneur) de la Sicile – un mixte entre Göring et Cahuzac. Un précurseur ?… Accusé de fraude et de parjure par Cicéron, esthète et scélérat – il a dérobé les œuvres d’art de toute la province –, il devra se réfugier… à Marseille.
Bref, à Rome, un homme pauvre, isolé et sans relations ne peut s’élever sur la scène publique.
Si l’on veut conquérir le pouvoir, il faut au préalable avoir tissé autour de soi un vaste réseau d’obligés, de clients, d’affidés, qui en échange de services rendus vous apporteront leur soutien – en espèces sonnantes et trébuchantes – au moment des grands rendez-vous électoraux. Les prêteurs seront récompensés plus tard.
Tous ces traficotages ne font que s’amplifier pendant les élections, mais les mandats des magistrats étant annuels, la Ville est en permanence en période électorale !

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Ce qui mine le dernier siècle de la République, et ce qui va précipiter sa chute (entre la mort de Jules César en -44 et l’avènement d’Auguste qui met fin à plusieurs années de guerre civile, en -27), c’est la compétition stérile entre les deux partis dominants : les Populares et les Optimates. La gauche et la droite ? Pas tout à fait, encore que.
D’un côté, on a les conservateurs qui s’appuient sur la tradition et l’autorité des anciens. De l’autre, les tribuns de la plèbe, faux démocrates et vrais démagogues, qui convoquent les suffrages de la rue et manipulent habilement l’opinion pour assouvir leurs ambitions personnelles. Les premiers se drapent avec emphase dans les valeurs sacrées de la République tout en agitant le chiffon rouge du populisme. Les seconds ameutent la foule, appellent à la « convergence des luttes » et fédèrent les mécontents.
Étrange pays.
On mentionne dans les annales les agissements d’un certain Lucius Melenchonus, qui par ses diatribes contre le système, ne cessa de susciter de fausses espérances dans le cœur des gens.
Le peuple est le spectateur las des rivalités entre ces deux factions qui semblent uniquement guidées par la soif de pouvoir et l’appât du gain. Aussi Salluste qui feint de s’en étonner sonne l’alarme :
« Mais qui sont ces hommes qui se sont emparés de la République ? Des gens d’une cupidité sans bornes pour qui tout ce qui est vertu ou vice est une occasion de profits. Plus ils sont coupables, plus ils sont à l’abri ! La crainte que devraient leur inspirer leurs crimes, c’est à vous qu’ils l’inspirent, par votre lâcheté. Si vous aviez autant souci de la liberté qu’ils ont de rage pour la domination, la République ne serait pas livrée au pillage, et vos bienfaits iraient aux meilleurs, non aux plus effrontés ! »
Il a un petit côté Gilet jaune, Salluste, dans ses exagérations et dans ses refus – mais sa valeureuse tirade, hélas, resta sans effet, Rome s’enfonça toujours plus dans le lucre et dans la décadence.
Et nous alors ?
Plusieurs sondages montrent qu’aujourd’hui environ 70 % des Français estiment que leurs dirigeants politiques sont « plutôt corrompus ». En 2019, la France était classée au 23e rang en matière de corruption avec un IPC (indice de perception de la corruption) de 69/100 selon Transparency International[tooltips content= »0 correspondant à un pays extrêmement corrompu et 100 à un pays sans corruption. »](3)[/tooltips] – loin derrière la Suisse et juste après les Émirats arabes unis !
Pas de quoi se vanter.
La corruption – Cioran, dans son essai De la France, y voyait l’apanage d’une civilisation molle et faisandée –, c’est d’abord une mauvaise odeur qu’on décèle, avant d’être un délit qu’on doit constater et punir.
Mais comment font-ils à Transparency International pour calculer ça ?… Je l’ignore.

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La décapitation de Samuel Paty: crime d’un fou ou tendances fanatiques internes à l’islam?

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Devant le collège de Samuel paty à Conflans Ste Honorine, octobre 2020 © ISA HARSIN/SIPA Numéro de reportage: 00986401_000005

Une tribune de Stéphane Valter, professeur à l’Université de Lyon 2, auteur de Fâtwas et politique Les sociétés musulmanes contemporaines aux prismes de la religion et de l’idéologie, Paris, Éd. du CNRS, 2020


La décapitation de Samuel Paty, ancien étudiant de Lyon 2, est une infamie révélatrice de graves tensions socio-idéologiques. Si on ne peut faire d’aveugles amalgames, comment nier la dangerosité d’une idéologie exclusive ? (On pourrait être de plein droit, à ce propos, islamophobe, si l’on entend par là la condamnation des manifestations malsaines d’une idéologie, mais non, bien sûr, le rejet d’individus en tant que tels).

Le Coran fut révélé au gré des circonstances historiques, et le message diffère donc parfois, en dépit des constantes. Quant à la tradition (en large partie apocryphe), elle reflète aussi des réponses variées à des situations diverses. On trouve dans le Coran des versets qui appellent à la dilection envers l’Autre comme à la marginalisation des juifs et des chrétiens, plus au massacre des infidèles (qu’est-ce d’ailleurs qu’un infidèle ?). On peut ainsi lire ce texte soi-disant sacré (car seule la vie est sacrée) de différentes manières. L’individu compréhensif et bienveillant y trouvera des exemples d’humanité, pour l’édification de son âme et le bonheur des autres, alors que la personne déséquilibrée et sectaire n’y verra que des injonctions comminatoires à condamner et réprimer, voire exécuter, pour plaire à une divinité assoiffée de sang, qui ignore le pardon.

A lire aussi: Quelles défenses spirituelles face à l’islamisme?

Manifestations contre la France à Dhaka, Bangladesh, le 28 octobre 2020 © Suvra Kanti Das/Shutterstock/SIPA Numéro de reportage: Shutterstock40801396_000040.
Manifestations contre la France à Dhaka, Bangladesh, le 28 octobre 2020 © Suvra Kanti Das/Shutterstock/SIPA Numéro de reportage: Shutterstock40801396_000040.

Les pétrodollars dépensés pour financer l’idéologie wahhâbite

La majorité des musulmans ne se distinguent pas des autres hommes, pour le meilleur et le pire, et la perception de la norme divine (qui n’existe que dans l’imagination) dépend in fine de la psychologie de chacun. Ceci dit, la perception rigide de cette prétendue norme islamique (inférant un ordre social) existe bel et bien. L’intolérance islamique s’est renforcée après la guerre de 1973 : les pétrodollars reçus par l’Arabie saoudite ont été dépensés par centaines de milliards pour financer l’idéologie wahhâbite islamo-fasciste de par le monde. Résultat de ces dépenses colossales : des millions d’individus ont été formatés dans le moule réactionnaire d’une vision étriquée de la religion, où quasiment tout est prohibé, et tout débordement puni par le sabre. Que l’on se rappelle les quelque 150 000 victimes – musulmanes – du fanatisme religieux lors de la récente guerre civile algérienne.

Même s’il a admis que la décapitation était « un acte criminel odieux », le grand cheikh de l’université-mosquée cairote d’al-Azhar – une référence religieuse « modérée » dans le monde musulman sunnite – a déclaré qu’insulter les religions au nom de la liberté d’expression constitue « un appel à la haine »

La dérision envers le prophète – totalement sacralisé – est considérée comme un blasphème. Le prophète lui-même était en général tolérant, sauf avec ceux qui se moquaient de sa vocation prophétique : il fit ainsi assassiner quelques personnes, hommes et femmes, pour venger son honneur outragé qui avait été persiflé en vers. Si on conjugue le rejet total de toute raillerie envers le prophète à l’idée suprémaciste que l’islam est supérieur aux autres religions, même monothéistes, on comprend comment un individu déséquilibré, fanatisé par l’idéologie wahhâbite anathématisante, a pu commettre une telle monstruosité.

Le terreau fertile à l’assassinat de Samuel Paty

Un paradoxe est que le texte coranique, malgré son caractère souvent impérieux, n’est en fait pas réellement normatif : une minorité de versets édictent des normes juridiques, mais tout le reste demeure à portée générale. C’est la loi chariatique – œuvre humaine – qui a ensuite conféré un caractère juridique marqué aux questions soulevées dans le Coran, en particulier via l’expertise des jurisconsultes, émetteurs d’avis (et non d’injonctions) juridiques, les fameuses fatwâs. Mais pour les esprits étroits, l’avis est une injonction légale obligatoire, dont l’accomplissement constitue un devoir religieux, quelles qu’en soient les conséquences. Que le commanditaire du meurtre ait donné son ordre sous la forme d’une fatwâ (sans qu’il eût la légitimité technique pour le faire) ou non, l’assassin a bien cru que décapiter un fonctionnaire de l’Éducation nationale était une obligation fondamentale de sa vision – déformée – de l’islam, et que Dieu lui demandait une prompte justice, en débarrassant au plus tôt la terre d’un coupable qui la souillait.

Quelques voix s’étaient élevées, avant le meurtre, pour condamner toute dérision vis-à-vis du prophète. Le terreau était donc fertile pour le passage à l’acte, avec un lien indubitable entre une idée fétide et un acte répugnant. Après la décapitation, d’autres voix ont lâchement justifié cet acte… 

Encore bien du chemin à parcourir

Déclarations antirépublicaines, actes anti-chrétiens et anti-juifs, immondes attentats, meurtrissent depuis des décennies une société ouverte et tolérante. Le remède ne se trouve qu’entre pédagogie exigeante et répression implacable.

A lire aussi: Islam: enfin une analyse historico-critique du Coran en langue française

Malheureusement, même s’il a admis que la décapitation était « un acte criminel odieux », le grand cheikh de l’université-mosquée cairote d’al-Azhar – une référence religieuse « modérée » dans le monde musulman sunnite – a déclaré qu’insulter les religions au nom de la liberté d’expression constitue « un appel à la haine ». Le grand cheikh se doit de rester en phase avec ses millions d’ouailles conservatrices s’il veut continuer à jouir de quelque crédit… Expurger de l’islam les enseignements intolérants et les normes liberticides, mettre en valeur le seul côté humaniste en neutralisant les scories doctrinales d’un passé révolu, refuser que le sacré soit utilisé à de basses fins politiques, communautaristes, et même criminelles, travailler pour que la piété l’emporte sur l’autoritarisme d’une foi sans cœur, voici les défis à relever.

Nahdlatul Ulama, la plus grande organisation musulmane d’Indonésie, même si elle a encore du chemin à parcourir, a vu des milliers de ses savants religieux promulguer une fatwâ éliminant la notion d’infidèles. Il appartient aux représentants de l’islam en France de ne tolérer aucune dérive raciste, aucune position sectaire, afin de montrer que l’islam n’est pas l’image déformée qu’en donnent les terroristes.

Fatwâs et politique

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Le legs de Donald Trump au Moyen-Orient: les accords d’Abraham

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Jared Kushner s'adresse aux journalistes dans l'avion le menant aux Emirats Arabes unis, août 2020 © NIR ELIAS-POOL/SIPA Numéro de reportage : 00979201_000006.

Géopolitique. Les enthousiastes voient dans les accords d’Abraham l’aube d’un nouveau Moyen-Orient. Analyse.


Après le vote des grands électeurs pour Joe Biden, les récriminations de Donald Trump contre le scrutin présidentiel de novembre dernier devraient bientôt être inaudibles. L’heure du bilan a sonné, mitigé sur le plan diplomatique. La considération des affaires moyen-orientales invite pourtant à la nuance. Si le « deal du siècle » promis à l’Autorité palestinienne n’a pas obtenu de franc succès, la diplomatie familiale de Jared Kushner, gendre et conseiller spécial du président, porte par ailleurs ses fruits. Expression et vecteur d’un réalignement géopolitique dans le Grand Moyen-Orient, du Maghreb au golfe arabo-persique, les accords d’Abraham, référence évidente au patriarche biblique, doivent être portés au crédit de la présidence Trump.

D’abord les Emirats et Bahreïn

La dynamique est amorcée voici deux mois. Le 15 septembre 2020, les ministres des Affaires étrangères des Emirats arabes unis et de Bahreïn se trouvaient à Washington, afin de signer avec Benyamin Netanyahou les accords d’Abraham. Ils consistent en l’instauration de relations bilatérales officielles – diplomatiques, économiques et techniques – entre les deux émirats du golfe arabo-persique et Israël. Un accord trilatéral renforce ces liens bilatéraux, leur donnant ainsi plus de substance. On notera le rôle moteur des Emirats arabes unis dans cette percée diplomatique, puissance agile et pointe avancée des monarchies sunnites. 

Les accords d’Abraham ont pour toile de fond la montée en puissance de Téhéran, un inquiétant programme balistico-nucléaire et une politique de déstabilisation de la région manifestant l’intention hostile du régime iranien. Tout en jetant un « pont terrestre » chiite, du golfe arabo-persique à la Méditerranée, Téhéran a poussé son avantage au Yémen, au sud de la péninsule Arabique, voire au débouché de la mer Rouge. Les enthousiastes voient dans ces accords l’aube d’un « nouveau Moyen-Orient ». Disons plus simplement que l’enjeu est de contrebalancer l’Iran, et de compenser l’appel d’air causé par la volonté américaine de se placer en « second rideau ».

Des accords qui ne sont pas un “cadeau” pour Israël

Du fait de cette prise de distance, la Russie, la Turquie et, plus discrètement, la Chine populaire, avancent leurs pions au Moyen-Orient. En conséquence, les Etats-Unis entendent sous-traiter la sécurité régionale à Israël, à l’Arabie Saoudite ainsi qu’aux Emirats arabes unis. Il ne s’agit donc pas d’un « cadeau » géopolitique à  Jérusalem. D’une part, les signataires arabes des accords d’Abraham réitèrent leurs positions en faveur d’une solution à deux Etats. D’autre part, l’Etat hébreu s’engage dans la sécurité du golfe arabo-persique, contractant ainsi d’exigeantes obligations diplomatico-militaires. Il lui faudra se préparer à de possibles opérations dans la région, et ce alors même que le territoire israélien ne serait directement et immédiatement menacé.

Soulignons par ailleurs que l’Arabie Saoudite, malgré les inclinations du prince héritier, Mohammed Ben Salman, n’a pas encore rallié cette initiative. « Protecteur des lieux saints de l’Islam », le roi Salman se montre prudent. Peut-être entend-il conserver cette option pour négocier avec l’administration Biden. Toujours est-il que les convergences israélo-saoudiennes sont effectives, avec de discrètes coopérations en matière de renseignement et de sécurité. Depuis plusieurs années, un axe géostratégique entre Israël et les Etats du Golfe a pris forme. 

Le Soudan puis le Maroc

Dans les semaines qui suivirent les accords d’Abraham, le Soudan annonçait à son tour la normalisation de ses relations avec Israël (25 octobre 2020). La nouvelle vint après un arrangement avec les Etats-Unis sur l’indemnisation de victimes d’attentats terroristes, planifiés par Al-Qaida depuis le territoire soudanais (1998). En guise de récompense, Washington vient de retirer ce pays de la liste des Etats terroristes, condition sine qua non pour réintégrer la communauté internationale. Au vrai, la situation à Khartoum demeure incertaine : des faiblesses à l’égard de Moscou ou d’Ankara le montrent. Au regard des intérêts de sécurité occidentaux, ce pays n’est qu’à demi sûr. 

La mairie de Tel Aviv (Israël) éclairée aux couleurs du drapeau des Émirats arabes unis, août 2020 pour célébrer le rapprochement historique entre les deux pays © Oded Balilty/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22483490_000001
La mairie de Tel Aviv (Israël) éclairée aux couleurs du drapeau des Émirats arabes unis, août 2020 pour célébrer le rapprochement historique entre les deux pays © Oded Balilty/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22483490_000001

En revanche, le fait que le Maroc normalise ses relations avec l’Etat hébreu est important. Pour la France et l’Europe, il serait impossible d’ignorer la situation stratégique de ce pays, à la croisée du Maghreb, du Sahara et de l’Afrique de l’Ouest, En contrepartie, le Maroc obtient des Etats-Unis la reconnaissance de sa souveraineté sur les « Provinces du Sud », i.e. le Sahara occidental (10 décembre 2020). Et les Marocains de se réjouir de cette avancée diplomatique majeure. Au vrai, Rabat ne manque pas d’arguments solides pour justifier sa position, qu’il s’agisse de l’histoire longue de la monarchie chérifienne, des investissements réalisés sur place ou du programme d’autonomie proposé à ses provinces méridionales. 

Biden doit poursuivre cette stratégie

En somme, les accords d’Abraham et leurs prolongements constituent un succès diplomatique inattendu au regard du caractère incertain, voire erratique, des efforts déployés par Donald Trump dans d’autres champs. À ce propos, il faut admettre que la « pression maximale » exercée sur l’Iran n’a pas totalement convaincu, le président américain ayant renoncé à agir au moment propice. Joe Biden et ses alliés européens, complaisants à l’égard de Téhéran, pourront-ils surseoir à l’épreuve de force ? La toute récente exécution d’un dissident iranien, réfugié en France puis enlevé en Irak, rappelle quelle est la réalité politique du régime en place. 

Il est vrai enfin que les accords d’Abraham ne garantissent pas un résultat définitif des Etats-Unis au Moyen-Orient ; ils préparent le terrain pour une reconfiguration géopolitique plus large. Aussi faut-il espérer que l’administration Biden s’appuiera sur ce socle pour conduire une grande stratégie moyen-orientale qui combinera la consolidation des positions acquises et le « partage du fardeau », en vue d’objectifs politiques clairs et circonscrits, définis et partagés avec les alliés des Etats-Unis. Il ne saurait être question de passer par pertes et profits cette région éminemment stratégique.

Bertrand Blier, ou le malentendu

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Charlotte Gainsourg et Anouk Grinbert dans "MERCI LA VIE" film de Bertrand Blier 1991 © SIPA Numéro de reportage : 00328668_000002

Un essai de Vincent Roussel analyse l’œuvre d’un cinéaste aussi controversé que nécessaire à qui l’époque ne pardonne plus son art de la transgression.


Bertrand Blier nous manque. C’est la première idée qui nous vient à l’esprit après la lecture de l’essai documenté, fin et sensible de Vincent Roussel, Bertrand Blier, cruelle beauté. Le constat de l’auteur est sans appel : « A l’heure où j’écris, nul ne peut prévoir si Bertrand Blier aura les moyens et la force de réaliser un nouveau long métrage. » Il est vrai que Blier a connu un échec commercial et critique avec Convoi exceptionnel en 2019 malgré Depardieu et Clavier à l’affiche. Et que ce film, lui-même, n’arrivait que neuf ans après Le bruit des glaçons avec Jean Dujardin, écrivain en panne, alcoolique, soudain confronté à son cancer personnifié par Albert Dupontel.

Réduit au silence ?

Vincent Roussel répond avec clarté aux raisons de cette défaveur qui réduit de fait au silence un des cinéastes les plus atypiques de ces cinquante dernières années. On peut tout de même se demander s’il n’y a pas là une question d’époque et si le néopuritanisme ambiant allié à la timidité des producteurs qui hésitent toujours plus à apporter des picaillons à des projets autres que des comédies aseptisées, sympathiques et morales, n’y sont pas pour quelque chose.

Il est vrai que si l’on tombe sur Calmos (1976) qui passe actuellement sur les chaines de cinéma de Canal, le film a de quoi scandaliser les vertus outragées du post-féminisme : on y voit Paul, un gynécologue (le regretté Jean-Pierre Marielle) en compagnie d’Albert (le tout aussi regretté Jean Rochefort) fuir les femmes pour se réfugier dans une ferme à la campagne et se livrer aux plaisirs de la bonne bouffe, loin des emmerdeuses.

Cette sécession qui finit dans un maquis dirigé par Claude Piéplu après la rencontre d’un prêtre en soutane au teint rubicond joué par le père du cinéaste qui fut aussi son acteur fétiche, est évidemment une métaphore rabelaisienne de la guerre des sexes. Elle fut déjà, en son temps, plutôt mal accueillie par la critique qui y voyait un machisme vulgaire et une phallocratie poussée au niveau du grand art. C’est pour cela qu’il faut un certain courage à Vincent Roussel pour nous inviter à redécouvrir le film et à indiquer que son excès est plutôt le masque d’une angoisse et d’une tristesse qui ont toujours été le carburant d’un Bertrand Blier, cinéaste dont la cohérence de l’œuvre nous est rappelée par l’auteur qui analyse brillamment chacun des films en soulignant les thèmes récurrents et les correspondances.

La séance de 14 heures

On a tous, selon les générations, le souvenir de notre premier Blier sur grand écran. Pour Roussel, ce fut Merci la vie ! (1991) avec Anouk Grinberg et Charlotte Gainsbourg embarquées dans un road movie où elles prennent toutes les initiatives sexuelles alors que le sida exerce ses ravages. Pour votre serviteur, ce fut dix ans plus tôt, en 1982, Les Valseuses (1974) présentées dans la programmation d’été d’un cinéma rouennais. J’étais allé le voir, à dix-sept ans, pour fêter mon bac et j’y avais même emmené ma sœur de deux ans plus jeune que moi.

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Si je donne ces précisions, c’est que je m’aperçus, seulement devant la caisse, que le film était interdit aux moins de dix-huit ans. Mais c’était une séance de 14h et le caissier, sans doute en phase postprandiale, nous donna les tickets sans faire d’histoire. Et c’est ainsi que je découvris ce que j’ai toujours aimé dans le cinéma, quelque chose qui ne peut pas être dit autrement que par un film, quand bien même le film serait adapté d’un des romans de Blier qui en a tout de même publié quatre.

Je n’oublierai jamais cette espèce de joie désespérée qui est celle de Depardieu et Dewaere, deux petits voleurs de voiture accompagnés d’une Miou-Miou coiffeuse frigide et leur voyage picaresque dans une France des années soixante-dix dont les dessous ne sont pas si nets (il est d’ailleurs beaucoup question de petites culottes dans le film…). Aujourd’hui encore, le rire provoqué chez moi par Les Valseuses n’est jamais forcément loin des larmes ou de la colère. Cet ascenseur émotionnel, combiné à la sensation de vivre dans un univers légèrement divergent du nôtre où le réalisme n’est pas nié mais détourné jusqu’à l’absurde, reste la marque de fabrique de la plupart des fils de Blier. Comme dans ces rêves où les ellipses, une des figures de style préférée du cinéaste, nous amènent à une sensation « d’inquiétante étrangeté » comme disait Freud.

Un cauchemar français

Il existe d’ailleurs, dans le cinéma de Blier, comme le montre Vincent Roussel, une tentative de fuir un certain « cauchemar français » à base de conformisme, de rigidités sociales mais aussi d’une déshumanisation et d’un désenchantement toujours plus grands de nos décors quotidiens, comme les tours désertes de la Défense dans Buffet froid (1979) qui annonçait la nouvelle glaciation des années 80. Ce cauchemar français de même que la guerre des sexes existent toujours. Ils se sont sans doute même aggravés dans leurs métamorphoses successives. Pourtant, les films de Blier dont certains ont été de grands succès, souvent malgré la critique, prouvaient par leur existence même que la France était encore assez adulte pour pouvoir les regarder en face, pour en rire ou pour s’en indigner.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, on ne supporte plus notre reflet dans le miroir et voilà pourquoi Bertrand Blier est muet.

Bertrand Blier, cruelle beauté de Vincent Roussel (Marest éditeur)

Bertrand Blier, cruelle beauté

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Donner du pain aux canards

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Image d'illustration Robert Gramner / Unsplash.

Le billet du vaurien


Le pire avec la vieillesse, c’est qu’on reste jeunes. L’horizon s’assombrit, notre vue baisse, nous entrons dans un tunnel dont nous ne verrons plus l’issue. Nos amis nous y ont précédés et, comme Beckett, ils nous ont laissé ce dernier message : « Je vois ma lumière qui meurt ».

Le lac Léman et Nabokov

Les plus lucides savent que la vieillesse est la punition pour avoir vécu. Ils ne doutent pas qu’on peut qualifier une vie d’heureuse quand elle commence par l’ambition et finit par n’avoir d’autres rêves que celui de donner du pain aux canards. Ou, comme Nabokov, d’aller à la chasse aux papillons. C’est encore à ma portée. En contemplant le lac Léman qui s’étale sous mes yeux, m’offrant une palette de couleurs qu’aucun artiste n’égalera, je songe au petit garçon qui partait chaque matin à la pêche et revenait tard dans la nuit.

Il avait aboli le temps. Je songe à ces traversées du lac à l’aube pour aller skier là-bas, en Savoie, avec des amis.

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Eux aussi ont vu la lumière qui meurt. Parfois, j’accompagnais mes parents à Évian. Mon père jouait au casino, ma mère faisait du shopping. Et moi je m’installais dans un cinéma interdit aux moins de seize ans : les contrôles y étaient moins sévères qu’à Lausanne.

C’était presque aussi excitant que la pêche à la gambe et, sans doute, du même ordre.

Le dernier film vu en famille

Parfois, nous dînions dans le fastueux restaurant du Casino d’Évian avant de prendre le dernier bateau de la Compagnie Générale de Navigation pour Lausanne. L’ambiance y était bon enfant. Je n’imaginais pas encore que viendrait le temps où je verrai ma lumière décliner et s’éteindre. Mes parents étaient mon rempart contre la mort. Ils m’emmenaient souvent au cinéma. Je me souviens de Maurice Chevalier dans « J’avais sept filles ». Moi aussi, je voulais sept filles. Le dernier film que j’ai vu en famille était aussi le premier film en Cinémascope: La Tunique d’Henri Koster. J’avais beaucoup pleuré. Ensuite, ce furent des escapades périlleuses avec des potes dans des cinémas mal famés, comme le Bio. On y projetait des chefs d’œuvre dont personne ne se doutait que bien des années plus tard ils seraient considérés comme tels. Je songe notamment à Kiss me deadly de Robert Aldrich.

Le temps aussi y était aboli, suite à une apocalypse nucléaire. « Ce peu profond ruisseau, la mort » selon la belle définition de Mallarmé, devenait un tsunami auquel personne n’échapperait. Puis mon père s’est suicidé : il voyait sa lumière qui mourait. Et maintenant je vois la mienne qui décline. Ne me reste-t-il plus qu’à donner du pain aux canards ?

CEDH : le ver est déjà dans notre droit

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Discours d'Emmanuel Macron devant les juges de la Cour européenne des droits de l'homme, Strasbourg, 31 octobre 2017. © Jean-François Badias-POOL/SIPA 00830055_000009

Certes, la Cour de Strasbourg laisse aux pays membres de l’UE une marge d’appréciation nationale tenant compte de leur histoire. Mais sa conception du droit, imprégnée de culture progressiste gauchiste et de multiculturalisme à l’anglo-saxonne a déjà contaminé la magistrature française – surtout en matière d’immigration. 


Pour beaucoup de Français, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est une juridiction lointaine qui entrave l’action de la France, notamment en matière de lutte contre l’islamisme. La plupart ignorent qu’elle est chargée de vérifier que les autorités françaises respectent les obligations résultant de l’adhésion de la France à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En l’occurrence, on pense immédiatement à l’article 9 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion sur le fondement duquel on peut contester toute mesure mettant en cause non seulement la liberté de religion, mais aussi la « liberté de manifester sa religion », laquelle est entendue largement comme intégrant des pratiques ou l’accomplissement de rites, y compris dans l’espace public.

Les États ont une certaine marge d’appréciation

Pourtant, paradoxalement, cet article n’est sans doute pas, du moins en l’état actuel des choses, le plus susceptible de faire obstacle à une lutte résolue contre les dérives religieuses. En effet, la Cour de Strasbourg a fait preuve en la matière d’une appréciable réserve et concède aux États, plus facilement que dans d’autres domaines, une marge d’appréciation nationale tenant à leur histoire, à leurs traditions, y compris juridiques, et aussi à leur paysage religieux. Ainsi, elle a admis tant l’interdiction des signes religieux à l’école que celle des vêtements couvrant le visage, quand bien même il s’agissait de manifestation d’une pratique religieuse. Il paraît donc possible d’aller assez loin dans la prohibition de certains comportements dès lors que l’on saura présenter ces prohibitions comme étant, selon la formule rituelle, « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

À lire aussi, Aurélien Marq : La Cour européenne des droits de l’homme doit-elle servir la « paix religieuse »?

Cette position de la Cour est toutefois toujours susceptible d’évoluer, et pas nécessairement dans le bon sens, car elle tenait, dans une certaine mesure, à la volonté des institutions du Conseil de l’Europe de ne pas heurter une Turquie kémaliste pratiquant un laïcisme militant qui allait bien plus loin dans le contrôle des manifestations religieuses que notre laïcité française. Les choses ont, malheureusement, bien changé. Par ailleurs, le raisonnement, très contingent, tenu par la Cour pour admettre la conventionnalité de la loi française sur le voile intégral ne reflète pas une position définitivement assise. N’oublions pas que le débat devant la Cour de Strasbourg n’est pas purement juridique et que la volonté affirmée d’un État peut lui permettre d’obtenir une plus grande marge de manœuvre nationale. En conséquence, les autorités politiques doivent proclamer d’emblée, et sans esprit de recul, qu’elles tiennent extrêmement aux mesures concernées et insister sur le large accord national dont elles font l’objet. Ce qui suppose d’avoir au préalable convaincu l’opinion publique de leur bien-fondé.

La Convention considérée comme un « instrument vivant »

S’agissant de l’efficacité d’une répression de l’activisme islamiste, d’autres articles de la Convention et leur interprétation par la Cour nourrissent plus d’inquiétude. Ce sont au premier chef ses articles 3 et 8. L’article 3 prévoit que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains et dégradants » ; l’article 8 pose le principe d’un droit au respect de la vie privée et familiale et encadre les « ingérences » des autorités politiques dans l’exercice de ce droit. En effet, les catégories juridiques définies par ces deux articles ont connu une extension allant bien au-delà de ce qui avait été envisagé en 1950, époque où l’on avait encore une idée assez précise de ce que pouvait être la torture ou un traitement inhumain et dégradant, et où on ne voyait pas, a priori, dans toute mesure de police ayant des effets sur la vie familiale une « ingérence » indue dans cette vie.

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Ces catégories ont été redéfinies dans un jeu entre les juges nationaux et la Cour, laquelle a expressément développé une conception de la Convention comme étant un « instrument vivant », constamment réinterprété au regard des évolutions de nos sociétés démocratiques (dont les juges seraient les seuls légitimes interprètes). Or, mis en œuvre dans leurs actuelles acceptions extensives par nos juridictions nationales, ces articles 3 et 8 ont de redoutables effets : celui, particulièrement pervers, de diriger vers la France un flux spécifique de demandeurs d’asile, celui de faire obstacle à des refus de titre de séjour que la norme nationale impliquerait et celui de rendre si ce n’est impossibles, du moins très difficiles les expulsions et autres éloignements que l’intérêt général exigerait.

S’affranchir des contraintes de la CEDH n’est pas simple 

C’est donc avant tout cette ombre portée de la Convention sur l’ensemble de notre système juridique qui rend problématique toute lutte contre le radicalisme islamique, dès lors que celle-ci doit, à l’évidence, intégrer un contrôle de l’entrée et du séjour sur le territoire des individus venant nourrir le vivier islamiste et, surtout, une active politique d’éloignement de ceux qui se sont révélés comme potentiellement dangereux.

Constatant cette situation, doit-on envisager une dénonciation de la Convention ?

D’abord, il n’est pas certain, alors que l’approche par les « droits personnels de l’individu » a infusé dans l’esprit de nombre de magistrats au détriment de la norme et de l’intérêt général, que cela suffirait à mettre fin aux abus. Il faudrait que le législateur eût en outre l’audace de définir plus strictement le champ d’action des juges. Oserait-il ?

Surtout, si, à l’origine, le système CEDH était autonome, il est aujourd’hui très étroitement intriqué avec les institutions de l’Union européenne. La Charte des droits fondamentaux, qui reprend parfois purement et simplement les stipulations de la Convention, prévoit expressément à son article 52 que lorsque les droits qu’elle proclame correspondent à ceux de la Convention, leur sens et leur portée sont les mêmes. Et la CEDH est ainsi devenue une référence pour les institutions de l’Union et notamment pour la Cour de justice dans tout le champ de son contrôle ; contrôle qui a infiniment plus de portée que celui de la cour de Strasbourg et auquel est plus ou moins soumise aujourd’hui toute action publique. Il y aurait donc beaucoup de choses à détricoter si l’on souhaitait s’affranchir des contraintes de la CEDH.

On ne peut guère que former le vœu que ces contraintes ne serviront pas de prétexte à une inaction qui serait délétère en révélant que ce qui s’impose comme une nécessité pour l’État et la société, et qui bénéficie en outre d’un massif appui démocratique, doit néanmoins être d’emblée tenu pour « juridiquement » impossible…

Nous verrons.

À quoi sert la victimisation?

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Lilian Thuram lors d'une interview le 2 décembre dans laquelle il parle du racisme, Paris.© CHRISTOPHE SAIDI/SIPA Numéro de reportage : 00995993_000015

 « Les joueurs noirs ne sont que des corps. Avant ils couraient pour éviter les coups de leurs maîtres dans les plantations, aujourd’hui ils courent pour éviter les tacles sur les terrains de foot« , Vikash Dhorassoo sur France Info en décembre 2020. 


À quoi sert la victimisation ? La diabolisation d’un oppresseur imaginaire ? Le deux poids deux mesures entre un racisme blanc et un racisme noir ou arabe, l’un étant légitime et témoignage d’une résistance, l’autre odieux et pervers ? Pourquoi faire croire qu’il existe des discriminations « raciales » ou plutôt une généralisation de ces discriminations, car si des discriminations existent réellement en fonction de la couleur de peau ou de l’origine, elles existent également pour l’âge ou les physiques disgracieux ou encore la classe sociale ? En réalité, si on doit reconnaître que de véritables discriminations à l’encontre de personnes de couleur ou de religion musulmane existent et qu’elles représentent une souffrance pour les personnes concernées, la discrimination dite positive égale ou dans certains cas surpasse une discrimination négative à l’encontre des minorités qui s’estiment toujours discriminées.

Dans une entreprise ou une institution d’État, une femme franco-maghrébine diplômée et « qui en veut » aura parfois le dessus sur d’autres personnes également qualifiées. Ce sera également le cas, de plus en plus souvent, pour des hommes diplômés et maîtrisant bien leur domaine de compétence.

À lire aussi, Nadia Geerts: Le safe space ou la fabrique victimaire

Si certaines discriminations sont malheureusement toujours présentes dans le logement, l’embauche ou encore dans les relations tumultueuses avec la police, elles s’expliquent d’une part par le comportement des personnes, leur façon de s’exprimer ou de se vêtir et d’autre part par une méfiance globalisante à l’encontre de groupes humains souvent auteurs de délits ou d’incivilités, ayant une adresse dans un quartier considéré comme dangereux ou simplement sensible. L’affaire du CV anonyme rapidement supprimé a montré les limites de l’affirmation que le prénom ou le nom suffisaient à exclure une candidature.

Le combat antiraciste plutôt que le combat social

La mise en avant des minorités par la publicité et une grande partie des médias semble démontrer qu’une classe sociale a fait sienne un combat antiraciste qui désormais remplace le combat social, pour des raisons parfois pas toujours avouables, en fonction de certains intérêts économiques et parfois pour des raisons sentimentales chez certaines personnes de bonne foi qui veulent faire preuve de tolérance et de générosité.

Alors à quoi sert donc la victimisation si ce n’est la diabolisation d’un oppresseur systémique ? À quoi servent les revendications identitaires qui cachent trop souvent un racisme, une haine de la population autochtone majoritaire ?

À conquérir le pouvoir, et à remplacer des élites par d’autres élites.

À l’affirmation identitaire « Nous sommes chez nous », la réponse en miroir de certains leaders autoproclamés des minorités est : « C’est nous qui désormais sommes les vrais Français. Si vous n’êtes pas contents de cet état de fait, vous pouvez partir ailleurs. » Les véritables victimes des inégalités sociales deviennent peu à peu la chair à canon d’activistes en mal de pouvoir qui promeuvent désormais une véritable guerre des races et des religions, qui ne peut, pensent-ils, que leur être profitable.

« Le Professeur »: un mélodrame austère et désespéré

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"Le Professeur" de Valerio Zurlini Prima notte di quiete 1972 - Alain Delon, Sonia Petrova © Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP.

Quand Valerio Zurlini donnait son plus beau rôle à Delon. À voir et revoir sur Arte.


Je n’avais pas revu « Le Professeur » depuis sa sortie en salle sur les écrans en 1972. J’avais alors 19 ans et j’avais été profondément bouleversé par le désespoir profond qui irradie ce film aux splendides couleurs hivernales et par le talent de son acteur principal, Alain Delon, inoubliable en professeur de lettres en proie au spleen. Vêtu de son éternel pardessus beige, fatigué, blafard, mal rasé, il hante les rues et les quais de Rimini toujours filmée, par Zurlini et son chef-opérateur Dario di Palma, grise et défaite, sous la brume, les pluies diluviennes, la tempête. Une tempête qui ravage le cœur et l’âme de Daniele Dominici (Delonà) et de Vanina Abati (Sonia Petrovna), l’une de ses élèves dont il va s’éprendre éperdument.

Retrouver un cinéaste méconnu

Cinéaste sensible, partagé entre l’exaltation et le désespoir, Valerio Zurlini (1926-1982) reste de nos jours bien trop méconnu, comme éclipsé par la richesse du cinéma italien des années cinquante, soixante et soixante-dix. Son œuvre est traversée par deux grands courants, la guerre, son contexte politique et social et les accents intimistes, psychologiques, qui décrivent l’âme d’individus en perte de repères. Il est  l’auteur de nombreux très grands films à redécouvrir de toute urgence: Les Jeunes Filles de San Frediano (Le ragazze di San Frediano 1955), Été violent (Estate violenta 1959), La Fille à la valise (La ragazza con la valigia 1961), Journal intime (Cronaca familiare 1962), Le Professeur (La prima notte di quiete 1972), Le Désert des Tartares (Il deserto dei Tartari 1976).

Dans Le Professeur, Daniele Dominici arrive au lycée de Rimini en Émilie-Romagne comme remplaçant d’un enseignant malade. Peu inspiré par son métier, il fréquente le soir des parties de poker au cours desquelles il perd sans émotion son argent et se fait quelques amis louches. Il est de fait séparé de sa femme (Lea Massari) même s’il vit toujours avec elle. Riches, oisifs, contestataires de pacotille, ses élèves l’ennuient (ceux que détestait tant Pier Paolo Pasolini), exceptée Vanina, une jeune fille qui éveille son intérêt par sa beauté, son prénom rappelant le titre d’une nouvelle de Stendhal Vanina Vanini, et surtout par la faille qu’il décèle en elle.

Désœuvrement d’une bourgeoisie balnéaire

Plongés dans l’esprit des années soixante-dix et son absence de questionnement moral sur les pensées, paroles et actions que les êtres humains peuvent avoir, dire ou faire, Daniele et Vanina deux êtres rongés par les faits, comportements et blessures de leur passé vont se reconnaître et s’aimer. Malheureusement, il est déjà trop tard pour eux. Consommés par la mélancolie, le spleen et la souffrance, ils ne peuvent que subir la violence de la fange qui les entoure. Rimini est le théâtre de l’ennui existentiel et du désœuvrement d’une bourgeoisie de parvenus qui tente de conjurer ce mauvais sort grâce à divers divertissements de dépravés mêlant jeux d’argent, sexe, alcool, drogue et violence.

Entre nihilisme et rédemption

Les deux acteurs principaux, Alain Delon, épuisé, fragile, vulnérable, vivant dans l’inconsolable souvenir de sa cousine suicidée et Sonia Petrovna, poignante jeune fille dans le regard de laquelle se mêle virginité, innocence et une immense lassitude due aux flétrissures et bassesses de celle qui a trop vu et accepté d’être salie et maltraitée, sont formidables.

Nihiliste, armé d’une grande exigence spirituelle, Daniele essaye de résister et de sauver Vanina. Au cœur de ce film ténébreux où la circulation du mal et de l’argent salit les êtres, Valerio Zurlini allume les feux de la beauté qui pourrait sauver les âmes. Lors de cette séquence lumineuse tournée dans l’église Santa Maria di Momentana près de Monterchi, où Piero della Francesca peignit la Madonna del Parto, Daniele Dominici tente de chercher un espoir face au monde te qu’il ne va pas.

Une issue reste pourtant possible dans l’amour des livres, de la peinture de la création rédemptrice. Pour Zurlini, l’art et le cinéma sont un moyen de nous sauver de la souillure et du désespoir, de retrouver le chemin de la beauté et de la pureté perdues, de l’amour véritable. Cet amour qui arrive trop tard pour les deux amants brisés.

Le Professeur (La Prima notte di quiete) de Valerio Zurlini diffusion sur ARTE le mercredi 23 décembre et DVD copie restaurée édité par Pathé.

Italie/France – 1972 – 2h12