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La quarantaine éclatante

Disparition de l’acteur Claude Brasseur à l’âge de 84 ans


La quarantaine éclatante
L'acteur Claude Brasseur en 2007 © IBO/SIPA Numéro de reportage : 00549348_000003

Brasseur laissait filtrer comme personne les sentiments, avec une retenue et une élégance qui nous élevaient…


Les professions libérales sont tristes ce soir. Elles viennent de perdre leur meilleur représentant au cinéma. Combien de futurs dentistes, vétérinaires ou pharmaciens ont entamé d’ennuyeuses études scientifiques dans l’espoir fou et réconfortant de ressembler à Claude Brasseur, à la quarantaine venue ? Ces bons élèves n’avaient pas le souhait de faire plaisir à leurs parents et de ramener des diplômes dorés sur tranches à la maison, seulement de conduire une imposante Jeep Cherokee Chief achetée chez le concessionnaire Jean Charles, entre Alma et Trocadéro, avec comme passagères d’un jour, Brigitte Fossey, Valérie Kaprisky, Mireille Darc ou Agostina Belli. Avec un chèche ou un stéthoscope autour du cou, Brasseur était le coup de sirocco de la décennie 1975-1985. Un peu gouailleur, un peu dragueur, avec cet air tendre qui pouvait virer à la colère noire, la voix grillée par des nuits trop courtes, il incarnait le quadra triomphant, cette forme d’assurance bourgeoise à la papa, un brin décorsetée et terriblement attachante. Un après-Mai 68 qui ne se vautre pas dans le héros souillon et sentencieux. Il était à cheval entre deux mondes, celui de son père, monstre hirsute et flamboyant, commandeur cabotin, figure un peu trop lourde à porter pour un fils qui avait choisi le même métier que lui et puis cette modernité ravageuse veule et transparente que nous subissons depuis près de trente ans. Entre ces deux bornes temporelles, nous n’avons pas vécu une parenthèse enchantée, nous avons seulement goûté à une certaine liberté d’aimer, de jouir, de rouler, d’embrasser et de bambocher. Sans honte et fausse pudeur. De jouer avec les limites, parfois. De ne rien prendre au tragique tout en conservant le sens des valeurs. Ce « en même temps-là » avait une sacrée gueule, classieux aurait dit Gainsbourg. Je me rends compte que cet étroit chemin est incompréhensible pour de nouvelles générations avides de liquider le passé et de juger. 

Nous, les enfants nés dans les années 1970, en recherche d’un modèle qui a du chien et du cran, rêvions de devenir, à l’âge adulte, la copie conforme de l’acteur. Un Brasseur épanoui qui s’autorise la cavalerie et la fantaisie, les pistes du Dakar et les bars de palaces, qui aime confusément les garces et les bêcheuses, les beaux garçons et les vieilles dames. Il y a des images qui marquent durablement une jeunesse provinciale, qui restent figées dans notre mémoire d’adolescent. Je revois l’acteur dans « Signes extérieurs de richesse » en proie à un délicat contrôle fiscal mené par une Josiane Balasko sensible au romantisme animalier et accompagné d’un expert en comptabilité guignolesque interprété par un Jean-Pierre Marielle d’anthologie. Et je suis heureux. Profondément heureux d’avoir été élevé, oui éduqué, par des hommes de ce calibre-là, qui refusaient le sérieux et le plombant, qui faisaient de la comédie populaire, un art de vivre, notre identité disparue. Ils avaient ce rire taquin en partage, ce magnétisme qui s’appelle le talent et surtout cette faculté à nous nourrir l’esprit sans affèterie et pesanteur. Ils étaient nos tuteurs, tellement légers et brillants à l’écran, que jamais le sentiment d’abandon n’a été aussi fort ce soir. La disparition de Brasseur, après celle de Noiret, Rochefort, Rich, Cremer et tant d’autres, nous laisse groggy. Même si nous nous estimons incroyablement chanceux d’avoir croisé leur route. 

Nous pleurons avec Vic Beretton, une époque pas si lointaine où les hommes roulaient en Matra Rancho, portaient des polo Lacoste durant tout l’été, s’engageaient dans des relations amoureuses acrobatiques avec des filles dont ils n’avaient même pas envie et puis, à la faveur d’un déménagement, s’apercevaient qu’ils étaient amoureux de leur femme comme dans le tube de Richard Anthony. Entre nous, il suffit de revoir la bande d’« Un éléphant » ou de « Nous irons tous au paradis » pour que l’émotion nous étreigne. Nous avons aimé le tennis, les AMC Pacer et les jupes qui virevoltent grâce à eux. C’étaient nos copains, c’était notre France. Brasseur laissait filtrer comme personne les sentiments, avec une retenue et une élégance qui nous élevaient. J’ai de nouveau envie d’avoir quarante ans.



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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