En parallèle du manga narrant les rencontres nocturnes au sein d’une cantine de Tokyo, les recettes de la fameuse gargote sont réunies dans un beau livre…
Le patron de la gargote parle peu. Il écoute ses clients, qui viennent déverser leur solitude chez lui, entre 10 heures du soir et 6 heures du matin. De temps en temps, son attention se manifeste dans un laconique « Je vois » — en japonais, Sōdesu ka, ou, moins formel, sokka. Comme le dessin de Yarō Abe est un peu hiératique, son visage n’exprime qu’un assentiment poli — qui dans cette civilisation peut tout dire, y compris son contraire. De lui-même il ne confie jamais rien, l’autofiction n’est pas son fort. Où a-t-il récolté la cicatrice verticale qui part de son front, passe sur l’œil gauche et finit sur sa pommette ? Nous ne le saurons jamais, au fil des huit volumes (publiées en France, au Japon il y en a bien davantage) narrant par saynètes de quelques pages l’arrivée, forcément très tardive ou très matinale, de clients empressés de goûter sa soupe miso au porc — et bien d’autres merveilles, puisqu’au-delà du menu fixe, il peut vous cuisiner à peu près tout ce que vous voulez, pourvu que ce soit de saison et qu’il ait les ingrédients.
Le Livre de cuisine de la Cantine de minuit, par Yarō Abe et Nami Iijima — « styliste culinaire » —, publié parallèlement au seinen manga (plus exactement, il faut parler de gekiga, récit réaliste par opposition au pur manga qui est littéralement un dessin non abouti, qui déborde volontiers de son cadre et privilégie l’action et les onomatopées stylisées, Lichtenstein n’a rien inventé) vous dit tout sur les recettes des plats évoqués dans la série. Ici, le dessin est sobre, on ne pousse pas des cris hystériques en partant à l’assaut, les personnages n’ont pas des yeux larges comme des soucoupes ni des cheveux hirsutes, ils ne se battent pas à grand coup de katana ou de sabre-laser : ils échangent des propos mesurés, se jaugent, se donnent des conseils, se lancent des vannes — bref, ils font société, comme on dit désormais.
Tout un peuple de la nuit réuni dans le quartier le plus chaud de Tokyo
Le cuisinier, qui n’a pas de nom, écoute donc les histoires que lui racontent ses clients — prostituées lasses, hôtesses et masseuses — et leurs clients —, stripteaseuses, truands rentrant de la tournée de leurs gagneuses, boulimiques entre deux cures d’amaigrissement, amoureux éconduits, nymphomanes et don juans, tout un peuple de la nuit hantant Kabukichō, le quartier le plus chaud de la capitale japonaise. Tous rassemblés en ce point unique, papillons de nuit venus se frotter à la lumière et avaler un bol de riz arrosé de thé. Ou une salade de vermicelles. Ou un ragoût de taro aux calamars. Ou un nikajaga. La cuisine de cette cantine, si proche des réalités culinaires du Japon moderne, est aux antipodes de ce que l’on nous sert dans les restaurants japonais d’Europe. En fait, au sortir de la lecture, on n’a qu’une envie, celle de les boycotter.
L’histoire peut se dérouler en une heure ou en plusieurs mois, mais elle va toujours vers sa fin : ce sont des scènes théâtralisées, faciles à jouer avec des moyens réduits. Une série sur Netflix reprend l’essentiel de ces histoires, j’ai du mal à comprendre qu’un réalisateur français n’ait pas eu l’idée de transposer dans l’univers d’un bistro parisien ces rencontres de hasard guidées par l’appétit, la gourmandise ou le désespoir — ingrédients qui améliorent notablement la qualité des plats, comme chacun sait.
Au début, j’ai pensé à des performances du théâtre d’improvisation. Prenez un plat (des Wiener rouges — non, je ne vous dirai pas de quoi il s’agit), ajoutez-y un yakusa nocturne pourvu, en pleine nuit, de lunettes noires et d’un garde du corps, un cuisinier laconique, le genre Corto Maltese revenu de tout et d’Abyssinie et reconverti en pizzaiolo, vous avez trois minutes pour improviser la scène et cinq minutes pour la jouer avec intensité… En télévision, on peut pousser jusqu’au quart d’heure : à côté, Caméra Café semblerait un bavardage inconséquent et longuet. Et cela nous consolerait, nous qui pleurons déjà la faillite de nos bouis-bouis préférés.
Yarō Abe a commencé la série en 2006, il a reçu pour la Cantine de minuit le Prix Shōgakukan en 2009 (dans la Catégorie Shōnen, mangas réalistes pour adultes), la traduction française a commencé (aux éditions Le Lézard noir, belle raison sociale) en 2017. Huit volumes sont actuellement parus — un beau cadeau pour les fêtes, afin de consoler tous ceux qui sont condamnés par le gouvernement à se passer d’agapes familiales ou conviviales : la Cantine de minuit est, en creux, une étude terrible de la solitude en milieu urbain.
Dans la combinatoire manga et art culinaire, comment ne pas conseiller aussi le Gourmet solitaire (Casterman, 2016), signé de Jirō Taniguchi, dont j’ai vanté jadis l’Homme qui marche, et Masayuki Kusumi ? Un plaisir de l’œil et du palais, où chaque chapitre s’organise autour d’un plat (allez donc résister aux « beignets de poulpe takoyaki » à Nakatsu, arrondissement de Kita, Osaka). Et comme la Cuisine de minuit, l’œuvre a été adaptée par la télévision japonaise, plus réactive que la nôtre, qui se contente de filmer des cuisiniers, au lieu de les mettre en scène avec leurs clients. Pff…
Avec les urgences des gestions de la crise sanitaire, l’exécutif en a fini avec les dernières traditions de la démocratie libérale à la française. Le Parlement déjà atrophié sous la Vème République, est écarté, l’équilibre des pouvoirs est piétiné et les décisions prises par un « conseil de défense » pleuvent en forme de décrets sur un pays infantilisé.
L’un des effets les plus spectaculaires de la crise du Covid-19 est l’émergence d’un mode d’exercice du pouvoir qui déroge aux principes traditionnels de la démocratie libérale et parlementaire. Sans doute n’est-il pas apparu ex nihilo. Il est l’aboutissement d’une évolution, à l’œuvre depuis des années ou des décennies, qui pousse à la verticalité, la concentration de l’autorité politique et la déconnexion entre la nation et ses dirigeants. L’accélération de ce mouvement s’explique par l’emprise de la peur sur le pays. Ses habitants ont peur de l’épidémie et ses dirigeants ont peur de voir leur responsabilité dans l’hécatombe – 45 000 morts – engagée devant les tribunaux. Cette atmosphère engendre une tolérance à la contrainte qui n’a guère de précédent dans les temps modernes. Elle se traduit par le recul de l’esprit critique, une préférence pour l’obéissance qui se diffuse par capillarité depuis le sommet jusqu’aux ultimes ramifications de la puissance publique sur le terrain.
Treize experts
La nouvelle gouvernance issue du Covid-19 enterre les modes classiques, en démocratie libérale, de conception des politiques. Elle efface les partis, abolit le monde associatif, les clubs de pensée, les relais de la société civile, en tant que source d’inspiration des choix de société. La mission de définir une ligne incombe désormais à un conseil scientifique, composé de 13 experts désignés par le pouvoir, dont trois médecins, deux « infectiologues », un virologue, un épidémiologiste, un anthropologue, un sociologue, etc. Cette instance non élue, composée d’inconnus du grand public, désignés en dehors de critères transparents, est directement à l’origine des orientations de la gestion du Covid-19 : port du masque, couvre-feu, confinements, etc. Ainsi, la logique démocratique fondée sur la souveraineté du suffrage universel se voit supplantée par l’autorité d’un collège scientifique ou reconnu comme tel.
La prise de décision, la conduite de la politique, fondée principalement sur cette source d’inspiration, procède de l’état de « guerre », proclamé par le président de la République le 16 mars 2020. Le pouvoir politique est ramassé entre les mains d’une poignée de dirigeants qui se réunissent à l’Élysée en conseil de défense : chef de l’État, Premier ministre, une demi-douzaine de ministres et hauts fonctionnaires. La méthode n’est certes pas nouvelle : les réunions de quelques ministres et de leurs collaborateurs autour du chef de l’État, au « Salon vert » du Palais, s’imposent depuis plusieurs décennies comme l’instance privilégiée de discussion des orientations du pays. Mais jusqu’à présent, elles n’étaient qu’une étape dans l’élaboration d’un projet, suivie de travaux administratifs et parlementaires. À travers la prorogation indéfinie de l’état d’urgence sanitaire, cette pratique a changé de nature : l’exécutif est habilité à prendre par décret des décisions affectant les libertés publiques en dehors d’un contrôle et de contre-pouvoirs. Les fondements mêmes de la démocratie libérale traditionnelle sont dès lors suspendus. Le Parlement, seul habilité selon l’article 34 de la Constitution à encadrer les libertés sous le contrôle du Conseil constitutionnel, se voit marginalisé dans le processus de décision. Le suffrage universel dont il procède est mis entre parenthèses en tant que source de toute légitimité à définir les règles d’une société.
Le corollaire de cette nouvelle gouvernance est l’effacement de la responsabilité politique. Les inspirateurs des choix de société – le conseil scientifique –, comme les décideurs du conseil de défense bénéficient, du fait de l’affaiblissement du Parlement comme instance de contrôle de l’exécutif, d’une immunité qui les protège, en tout cas à court terme, de la sanction politique. Les erreurs ou les volte-face n’ont pas d’incidence pour leurs auteurs à l’abri des murailles de l’irresponsabilité politique.
Les élus de la nation abandonnent le pouvoir au conseil scientifique
L’idéologie qui est à l’œuvre derrière ce dispositif est celle du principe de précaution poussé à sa quintessence. Les élus de la nation ont abandonné le pouvoir, non pas aux technocrates, hauts fonctionnaires de la République, mais au pouvoir médical, constitué d’une poignée de médecins de connivence avec le pouvoir politico-médiatique, qui s’incarne dans le conseil scientifique. « Vous êtes rétives aux remèdes ; mais nous saurons vous soumettre à la raison ! » déclare Sganarelle à Jacqueline dans la célèbre pièce de Molière, comme le médecin politico-médiatique menace la France de ses foudres. Légitimé par le climat de peur lié à l’épidémie, le médecin politico-médiatique impose son diagnostic, à l’image du président du comité scientifique qui après avoir préconisé le confinement dans son rapport du 26 octobre, s’extasiait sur France Inter du choix élyséen de l’avoir imposé : « Une décision rapide, ajustée à la situation sanitaire actuelle. »
Ainsi, la France, prise en main par un pouvoir médical de circonstance, n’est plus vraiment gouvernée au sens traditionnel du mot, mais elle est traitée, soignée. Le patient s’est substitué au citoyen. Face au médecin, détenteur d’une vérité scientifique, le malade est en situation d’infériorité. Il n’est pas en position de discuter : il doit suivre la prescription. L’émergence du pouvoir médical en France se traduit ainsi par l’écrasement de l’esprit critique : chaque Française ou Français, individuellement et collectivement en tant que peuple, est désormais considéré comme un malade potentiel qui n’a pas vocation à penser, ni réfléchir, ni évidemment discuter, mais doit suivre le chemin tracé pour lui par les médecins-dirigeants.
Le médical ne sait pas tout
Or, le pouvoir médical reposant sur la science du corps humain est par définition dépourvu de champ de vision. Il ignore l’économie, l’histoire, la considération d’intérêt général ou de destin collectif. Le 26 octobre 2020, le rapport au gouvernement du conseil scientifique préconisait, entre autres mesures, de « préserver l’économie, même partiellement. » De tels propos reflètent la pauvreté d’une réflexion polarisée sur les seuls enjeux sanitaires en occultant tout le reste. Le « même partiellement » invite le pouvoir politique à accepter le sacrifice d’une partie de l’économie. Il manifeste une vertigineuse incompréhension d’une économie moderne dont tous les aspects sont interdépendants, mais aussi un étrange aveuglement sur les conséquences de leur raisonnement qui revient à jeter des millions de Français dans l’enfer du chômage de masse et du désœuvrement. Or ces propositions ne sont pas des paroles en l’air. Elles se retrouvent dans la politique du conseil de défense qu’elles inspirent, par exemple l’asphyxie des petits commerçants et artisans résultant de leur fermeture obligatoire, au cœur du dispositif.
À travers cette option resurgit d’ailleurs, sous des formes nouvelles, l’idéologie socialiste dont les principaux représentants de ce pouvoir sanitaire ont été nourris. Le petit commerçant ou artisan incarne une survivance de l’entrepreneur individualiste résistant aux grands mouvements de la globalisation. Son image se confond, aux yeux de l’idéologie dominante, avec les notions de poujadisme, ou de populisme. C’est oublier que derrière la figure mal-aimée du petit commerçant ou artisan se profile des femmes et des hommes, souvent jeunes et de toutes les origines, qui ont investi leur épargne et consacré des années de leur vie à la création de leur entreprise.
L’autorité de l’État de retour grâce au Covid-19?
La nouvelle gouvernance issue de la crise du Covid-19 a-t-elle ressuscité l’autorité de l’État ? Sous la menace de lourdes amendes, les Français ont accepté dans leur immense majorité de se soumettre aux ordres et aux contre-ordres venus du pouvoir politique : assignation à domicile, sorties conditionnées à la présentation d’un laissez-passer, port du masque imposé même aux enfants dès six ans, fermeture des commerces et des églises, etc.
De fait, la contrainte fonctionne envers une majorité silencieuse établie et docile par définition : familles, personnes âgées, salariés… Cette soumission ne préjuge pas de la capacité de la puissance publique à faire respecter la règle et l’ordre publics dans les espaces de non-droit en rupture de la légalité : réseaux mafieux, délinquance financière, passeurs esclavagistes, trafiquants de drogue. Elle ne prouve pas son aptitude, sur le long terme, à assurer l’unité nationale contre le communautarisme et sa dérive djihadiste ni à défendre la cohésion de la société française. De la crise du Covid-19 renaît une autorité à deux vitesses, qui soumet des franges de la société déjà soumises sans pour autant parvenir à traiter les véritables formes du chaos.
L’affaiblissement des instances de protection des libertés
Dernier aspect de cette nouvelle configuration politique de la France du Covid-19 : l’affaiblissement, sous l’impact de la peur, des instances de protection des libertés. Depuis un demi-siècle, les hautes juridictions de la République, en particulier le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, ont élaboré de monumentales jurisprudences, dont les principes fondamentaux tiennent en plusieurs dizaines de volumes, destinées à protéger les droits des personnes en vertu des grands principes républicains. Chaque loi, chaque décret est passé au tamis de cette jurisprudence qui vise à faire respecter les principes de liberté et l’égalité. La moitié des lois sont partiellement censurées sur cette base, ainsi que d’innombrables décrets et décisions quotidiennes de l’administration. Ce phénomène a pris une telle ampleur que certains juristes y ont vu l’émergence d’un gouvernement des juges et une source de paralysie du pouvoir politique.
Or, ces mécanismes ont été comme suspendus par la crise du Covid-19. Sous l’effet de la grande peur de l’épidémie, les autorités du pays ont pu sans résistance institutionnelle suspendre la liberté en assignant tout un peuple à résidence pendant plus d’un mois au printemps, puis de nouveau à l’automne, en imposant un couvre-feu et en généralisant l’obligation de détenir un laissez-passer pour sortir de chez soi. De même, le principe d’égalité s’est trouvé mis en cause par le régime discriminant établi entre les commerces essentiels et non essentiels. Dans une démocratie libérale, l’État n’a aucune légitimité à imposer son point de vue sur le caractère essentiel ou non d’un bien, ce choix relevant du droit à la liberté et à la vie privée. Résultat de cette dérive kafkaïenne : en France, au mois de novembre 2020, il est permis de s’acheter du tabac, mais non un livre en librairie. Aucun mécanisme juridictionnel n’a été en mesure de faire respecter les principes constitutionnels d’égalité, de liberté du commerce et du respect de la vie privée. Dans les circonstances liées au Covid-19, les institutions de l’État de droit, écartelées entre leurs principes fondamentaux et la pression de la peur, ont perdu leurs propres repères, manifestant ainsi la fragilité de la démocratie libérale.
Le gouvernement nous enjoint de respecter une jauge de six personnes pour Noël. Nous vous proposons donc six CD pour ce Noël en comité restreint! À consommer… sans modération!
Avec les mesures sanitaires drastiques actuelles, il s’agit de la jouer pianissimo pour un bon déroulé de la soirée du réveillon, sans stress, sans infraction à la loi. Car à six personnes maximum autorisées, il ne faudrait pas que le huis-clos de l’année tourne au drame. Imaginons : si papy et mamie, du fond de leur cuisine, réclament – en plus de la moitié de la bûche – du Jack Lantier… que faire ? D’autant que votre Jack à vous, c’est Jack Daniel’s ! Pour que la distanciation sociale ne se transforme en fracture sociale, il faudra accéder aux souhaits de tous, à l’ère du « en même temps ». Mais veillez à bien fermer la porte de la cuisine avant de déballer les cadeaux musicaux (choisis parmi les disques sortis cette année) !
Retrouvez à petit prix la première période Barclay de Ferré en 16 CD, d’une réussite artistique écrasante – grâce notamment aux arrangements de Jean-Michel Defaye – avant que le futur exilé anarchiste ne déconstruise tous les codes de son art majeur, à partir de la mort de sa guenon adorée Pépée, survenue en 1968. Ce coffret est frappé du sceau de la poésie jetée à la rue, comme une idée fixe. C’est d’abord celle d’Aragon qui brille d’un éclat féerique sur la partition et dans la voix du maître, puis les fameux doubles inégalés : Verlaine et Rimbaud (l’éternité de Ferré, c’est l’enfer de Rimbaud allé avec l’âme saturnienne de Verlaine) et Léo Ferré chante Baudelaire, spleenesque au possible. Sans compter les innombrables moments de grâce de sa poésie à lui, majestueuse de beauté vraie. « Ferré années 60, c’est ce qu’on a fait de mieux dans la chanson française, avec Gainsbourg même époque ou, mieux encore, Trénet années 37-50. Un temps de fécondité sidérante où tout est là, l’élégance suprême mêlée à cet art de la prise de parole que Ferré, seul, a su maîtriser et qu’il saura porter à son point d’incandescence, de lyrisme moderne, d’écriture déstructurée dans les années 70 », approuvait le critique Thierry Jousse en 1996.
I Am Not a Dog on a Chain de Morrissey
« Emmanuelà la guillotine / Parce que les gens comme toi me fatiguent tant / Quand mourras-tu ? / Les gens comme toi me font sentir si vieux / Meurs s’il te plaît »…
Un chanteur populaire français pourrait-il vocaliser sur disque et sur scène de telles paroles, présentant ce texte comme le rêve du bon peuple ? Assurément non. Mais remplacez Emmanuel par Margaret, et vous obtenez « Margaret on the Guillotine », morceau publié par Morrissey sur son premier album solo en 1988, quand Thatcher occupait encore le 10 Downing Street. Morrissey n’était alors pas à proprement parler un obscur punk sur le retour mais le chanteur des Smiths, groupe vénéré au royaume de Sa Gracieuse Majesté (le deuxième album du combo, Meat is Murder, s’est classé numéro un des ventes là-bas en 1985).
Pour mémoire, Margaret Thatcher était surnommée « la Dame de fer » pendant son long mandat… Voilà donc un artiste que le courage n’étouffe pas. Ça nous change des saltimbanques français qui s’excusent au bout de dix jours après leur « mouvement d’humeur » contre le gouvernement ou qui effacent discrètement leurs posts anti-Macron publiés sur les réseaux sociaux dans un moment d’égarement, sans parler de ceux qui ont retourné leur Gilet jaune quand ils se sont souvenus que la doublure était en vison…
N’est pas Balavoine qui veut. Et si un seul ose sortir du bois dormant sans complexe, il est cloué au pilori par la confrérie. « Chaque dictature fonde ses bases sur la création d’un homme nouveau, la mise en place d’un parti unique, un culte forcené de la personnalité, une exaltation de la force et bien sûr un contrôle policier. Pour arriver à ses fins, la dictature a besoin des artistes pour illustrer sa propagande, par des œuvres d’art, par des affiches, mais à sa botte », nous préviennent Brigitte et Jean-Jacques Evrard dans un article, « Être artiste sous la dictature », publié sur Partages.art. À bon entendeur… Morrissey, lui, clame haut et fort qu’il n’est pas un chien en laisse. Il est aujourd’hui plus en forme et populaire que jamais, comme l’atteste son nouvel album sorti en début d’année, dont nous avons fait la recension ici. Le disque (chef-d’œuvre !) s’est classé N°3 au Royaume-Uni (N°1 des albums indépendants), N°7 en Espagne, N°12 au Portugal, N°13 en Allemagne et a même obtenu une honorable 44ème place dans le Billboard américain.
Année 2020, année de la lose, sauf pour le « Moz », dont l’ultime clip résonne à merveille avec cette période covidienne de tous les loupés, de tous les ratés, comme un hommage subliminal :
The Slow Rush de Tame Impala
Puisque nous avons collectivement basculé dans la quatrième dimension cette année, autant écouter une musique venue de l’espace, avec le dernier album de l’australien Tame Impala, sorti en février. Sur des boucles électro-funk, un univers sonore anti-anxiogène se déploie par couches toutes plus oniriques les unes que les autres. Il y a tant de choses à entendre dans ces chansons qui redonnent leurs titres de noblesse à la dance music et au groove kitschissime, agrémentées d’une touche psychédélique du meilleur effet, reléguant la « French touch » au rayon des vieilles bricoles honteuses. Une grâce innée enveloppe les compositions de Kevin Parker (le concepteur du projet), héritier brillant de Giorgio Moroder.
Il est temps de pousser les tables et de faire revenir papy et mamie de la cuisine, pour une valse cosmique à deux mètres du sol, en respectant les règles de distinction sociale, les seules qui vaillent pour vivre dans une société guérie de ses névroses.
En bref, trois autres idées cadeaux musique pour les fêtes :
Serpentine Prison de Matt Berninger. Il s’agit du premier album solo du chanteur de The National. Ouaté, velouté, distingué, comme un bon disque de… The National.
Music to Be Murdered By de Eminem. Un rappeur qui s’en réfère à Hitchcock pour habiller et ambiancer son album ne peut pas être mauvais. Alfred aurait approuvé cette exquise attention venue du serial killer musical le plus célèbre de la planète. Une livraison parmi les meilleures de l’artiste, renouant avec l’esprit à la fois percutant et mélodieux de ses débuts. Éminemment culte, déjà.
Rough and Rowdy Ways de Bob Dylan. Notre griot des temps modernes à la voix éraillée par trop de concerts et d’excès (seul le Covid aura eu raison du Never Ending Tour) nous revient avec un album au souffle long et au charme délicieusement suranné. On entendrait presque le bois craquer dans ces flocons d’éternité.
Entretien avec le journaliste Louis Hausalter, auteur de Marion Maréchal, le fantasme de la droite aux Editions du Rocher.
Causeur. Marion Maréchal est une figure singulière, suscitant à la fois adhésion et curiosité. Entre ceux qui l’attendent ou ceux qui la surveillent, ça fait du monde! Votre essai est sorti en septembre, est-ce un succès d’édition?
Louis Hausalter. Sur les ventes, pardon pour la langue de bois, je laisse à mon éditeur le soin de communiquer ! Ce que je peux vous dire, c’est que le démarrage n’est pas mauvais, surtout dans ce contexte très difficile pour les librairies et le monde de l’édition. Le défi, c’est que Marion Maréchal ne s’inscrit dans l’actualité qu’en pointillés, avec des apparitions médiatiques occasionnelles, et qu’elle ne prend pas part à la vie partisane. Mais elle reste une ombre portée sur la politique française et ne se ferme aucune porte pour l’avenir, comme je le raconte dans mon livre.
Vous avez mené 50 entretiens pour votre enquête. L’entourage de Marion Maréchal parle-t-il aisément?
Globalement oui, même s’il faut se méfier des bavards : ce sont rarement les mieux informés. Si certains de ses proches n’hésitent pas à soigner leurs relations avec la presse, c’est aussi pour entretenir une flamme, eux qui espèrent son retour. Ils tentent de tisser un récit, parfois contre son gré. Il existe aussi de sévères rivalités dans son entourage, où la jalousie a vite fait d’apparaître. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on peut imaginer, il n’y a aucun dispositif rodé dans sa communication. Depuis qu’elle n’est plus députée, Marion Maréchal n’a pas d’attaché de presse, elle gère elle-même les demandes des journalistes, et ses apparitions plus ou moins régulières ne laissent pas entrevoir une stratégie de long terme.
Retirée de la vie politique, Marion Maréchal se consacre en effet à son école l’ISSEP, dont vous dévoilez toutes les coulisses. L’ancienne députée du Vaucluse a-t-elle réussi son pari entrepreneurial?
Il est trop tôt pour le dire. Le démarrage de l’Issep est assez poussif et la crise sanitaire n’a pas aidé. C’est pour l’instant une petite école qui tourne, comme j’ai pu m’en rendre compte sur place. Mais au-delà de la pérennité budgétaire, qui est un sacré défi, la réussite de l’Issep sera jugée en fonction de l’avenir de ses pensionnaires. Quelles carrières feront-ils demain ? Quels postes occuperont-ils ? Si le but est réellement de former l’élite de demain, ça ne sera pas pour tout de suite : je vois mal des administrations ou des grands groupes recruter des jeunes professionnels dont le CV est marqué du sceau « marioniste », indépendamment de leurs talents…
Vous dites que Marion Maréchal est un fantasme, la droite de la droite voit en elle un recours rêvé. Son entrée en politique et son succès soudains sont-ils un hasard? Marion Maréchal n’est-elle pas parfois elle-même dépassée par l’espoir qu’elle suscite?
Il y a plusieurs éléments. J’évacue d’abord son physique : elle correspond plus aux canons de beauté que Bruno Mégret, je pense que lui-même en conviendra. Son émergence rapide tient d’abord au fait que les journalistes se sont très vite emparés d’elle comme d’un objet médiatique. Pensez donc, la petite-fille de Jean-Marie Le Pen élue députée du jour au lendemain, c’est déjà un sacré épisode à raconter. Et si en plus des bisbilles apparaissent avec sa tante, on peut vendre plusieurs saisons croustillantes ! Marion Maréchal a donc très vite vu son image lui échapper, mais elle a évité le danger qui la guettait : celui d’exploser en vol sous la pression. Elle s’est soigneusement entourée, a rattrapé les lacunes de sa formation idéologique et calibré sa parole. De cette façon, elle a pu développer une ligne politique, ce qui lui a permis d’être peu à peu remarquée pour ses idées, et pas seulement pour ses cheveux blonds.
La nièce de Marine Le Pen n’est-elle pas sincère quand elle dit qu’elle ne veut pas faire d’ombre à sa tante, même si le récit médiatique prétend le contraire ?
Si. Après avoir lu mon enquête, on comprend que Marion Maréchal candidate, ce n’est pas pour 2022. Même si le problème est moins l’ombre qu’elle lui ferait que l’évitement du conflit politico-familial. Je ne suis pas friand de la psychologisation à outrance de la vie politique, mais la relation affective entre Marion et Marine – qui l’a vue naître, pour ainsi dire – est un élément essentiel pour comprendre cela : la nièce ne veut pas affronter sa tante en place publique. Pour l’instant, elle reste donc dans son couloir, même si elle n’en pense pas moins : pour elle, le RN n’est pas du tout armé pour l’emporter en 2022. Et il était intéressant de l’entendre dire sur BFMTV, à la rentrée, qu’elle ne comptait se mettre au service de personne pour la présidentielle. L’air de rien, c’est une vraie marque de distance vis-à-vis de Marine Le Pen.
La Marion dont vous dressez le portrait est de droite assumée. Elle est libérale économiquement, travailleuse, opposée au mariage homosexuel et séduite par le conservatisme d’un Bellamy. C’est ce qu’on appelle « le RN du Sud » et c’est, en creux, tout ce qui manque à Marine Le Pen pour certains militants de la droite nationale. Pourtant, vous expliquez que Patrick Buisson – dont les idées sont plutôt proches de celles de Marion Maréchal – soutient Marine Le Pen plutôt que sa nièce. Pourquoi ?
Buisson ne soutient pas particulièrement Marine Le Pen : il estime que son nom est un repoussoir pour un trop grand nombre de Français, et il le lui a d’ailleurs dit en face. Il fait d’ailleurs la même analyse dans le cas de Marion Maréchal. Mais il est vrai que ses relations sont encore plus mauvaises avec la nièce qu’avec la tante ! Je raconte dans mon livre un dîner entre eux, en juin 2019, qui s’est terminé en queue de poisson. Sur le fond idéologique, en effet, Buisson partageait avec Marion Maréchal l’idée de l’union des droites, ce qu’il appelait dans une formule efficace l’alliance de la France de Johnny et de la Manif pour tous. Mais il a changé d’avis après les 8% de Bellamy aux européennes de 2019, en estimant qu’il fallait plutôt unir les anti-libéraux, ce qui ressemble plus au projet de Marine Le Pen. Tous ces débats stratégiques sont passionnants, mais à vrai dire, je pense que le sujet est surtout relationnel. Certains proches de Marion Maréchal estiment que Buisson est vexé parce que Marion Maréchal n’en a pas fait un conseiller influent à ses côtés. Et vous savez que les divergences personnelles sont souvent plus fortes que les convergences d’idées.
La nouvelle comparution d’Éric Zemmour n’est pas anodine et nous alerte sur le remplacement du débat d’idées par les tribunaux. Une poignée d’associations fait son miel de cette judiciarisation quotidienne.
N’ayons pas peur des mots : plus les jours passent, plus la police de la pensée fait des ravages. Dernier épisode en date, la comparution d’Éric Zemmour le mercredi 9 décembre devant le tribunal correctionnel. Son délit ? Avoir soutenu lors d’un débat télévisé que le maréchal Pétain aurait joué un rôle dans le (relatif) sauvetage des juifs de nationalité française. Ce faisant, il se serait rendu coupable de contestation de crime contre l’humanité.
On se frotte les yeux. On se pince. Car Zemmour ne fait que reprendre – de manière certes abrupte, lapidaire et caricaturale dans la forme – ce qu’ont soutenu et soutiennent encore, non sans raisons, quantités d’historiens, dont, entre autres, Léon Poliakov dans le Bréviaire de la haine (1951), Raul Hilberg, dans sa monumentale somme LaDestruction des juifs d’Europe, l’académicien français Robert Aron dans son Histoire de Vichy et, plus récemment, le chercheur franco-israélien Alain Michel dans son livre Vichy et la Shoah (2014).
Instrumentalisation liberticide
Mais là n’est pas le sujet, pas plus que ne l’est la personnalité (très) controversée de Zemmour. Le sujet est le suivant : la liberté d’expression existe-t-elle encore en France ? Pour quelles étranges raisons, les propos de Zemmour contreviendraient-ils à la loi ? À les supposer contestables, en quoi nieraient-ils la réalité de la Shoah ? En quoi discuter du rôle de Pétain reviendrait-il à remettre en cause l’existence des chambres à gaz ? Il y a là un détournement de la loi, une instrumentalisation liberticide de la justice par des associations (SOS Racisme, Licra, MRAP) qui cherchent à interdire tout débat historique. Cela est extrêmement grave. Le parquet a requis 10 000 euros d’amende. Mais quelle est la légitimité du parquet pour réclamer une telle peine ? Que connaît-il du sujet ? Les tribunaux sont manifestement incompétents, à tous les sens du terme, pour juger la complexité des débats historiques.
On aurait pourtant pu croire la question réglée depuis longtemps. Le 13 juillet 1984, LeMonde assura la publicité d’un texte dont Jacques Isorni, l’avocat historique de Pétain, était l’auteur. Ce texte, intitulé : « Français, vous avez la mémoire courte », résumait en quelques points la défense du maréchal. Avant sa publication, il avait été soumis pour avis à André Laurens, le directeur du Monde, et à Jacques Fauvet, son prédécesseur, qui n’avaient ni l’un ni l’autre émis la moindre réserve, estimant que leur journal se devait « de permettre des débats sur des sujets de société ». Rien de ce qui était écrit n’était en effet nouveau. Les arguments utilisés l’avaient été mille fois par tous les défenseurs de Pétain depuis quarante ans. Le texte évoquait « les atrocités et les persécutions nazies », sans autre précision, et le rôle prétendu « protecteur » de Pétain face à cette « barbarie ».
Plainte avait alors été déposée par l’Association nationale des anciens combattants de la Résistance (ANACR) et le Comité d’Action de la Résistance (CAR) pour apologie des crimes de collaboration contre Le Monde et Isorni.
Philippe Bilger contre l’histoire officielle
Au mois de juin 1986, le siège du parquet était occupé par le jeune substitut Philippe Bilger qui, avec sagesse, requit la relaxe. Qualifiant le débat « d’extraordinairement difficile », Bilger se demanda s’il n’y aurait pas de la part des plaignants « les prémisses d’un petit totalitarisme, d’une volonté de régenter l’information au nom d’une morale qui justifierait tout, y compris une presse moins libre au risque d’entériner une histoire officielle que l’on ne pourrait plus remettre en cause ». Une semaine plus tard, le tribunal rendit son jugement. Tous les prévenus furent relaxés. Les associations résistantes firent appel. Considérant que le manifeste litigieux contenait « implicitement et nécessairement » l’apologie des crimes de collaboration, quand bien même y étaient évoquées les atrocités et persécutions nazies, Isorni fut condamné à verser un franc de dommages et intérêts. La Cour de cassation confirma cette décision. Isorni saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme. Le 23 septembre 1998 – trois ans après la mort d’Isorni – les juges européens condamnèrent la France à verser 100 000 francs de dommages et intérêts à ses héritiers de manière à compenser le préjudice né de sa condamnation, jugée « disproportionnée dans une société démocratique ». La Cour constatait qu’Isorni n’avait jamais tenu de propos négationnistes, ni voulu minimiser l’Holocauste. Que seuls de tels propos étaient sanctionnables. Que pour le reste, il n’appartenait pas aux États d’arbitrer des débats d’historiens. Que si les autorités nationales pouvaient sanctionner des paroles racistes ou négationnistes émises lors de tels débats, elles ne pouvaient pas purement et simplement interdire le débat. Heureux temps. Quelle régression !
Gilles Antonowicz, avocat, historien François Garçon, historien, enseignant-chercheur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Limore Yagil, historienne, professeur d’Histoire contemporaine HDR Paris IV-Sorbonne
Amoureux des subtilités du français, Etienne Kern raconte la vie moderne à travers la dialectique entre le tutoiement et le vousoiement.
Les délicieuses complexités de la langue française demeurent un charme incompris des étrangers et, de plus en plus, des Français eux-mêmes. Ainsi en est-il de l’usage du tu et du vous, deux pronoms synonymes de subtilités historiques, sociales et culturelles, avec lesquelles chacun est encore prié de s’accommoder, à défaut de les maîtriser.
Étienne Kern cite ainsi une étude montrant que, dans le monde de l’entreprise, 70% des hommes tutoient leur chef, mais seulement 49 % des femmes
Dans un livre savoureux, Le tu et le vous : l’art français de compliquer les choses (Flammarion), Étienne Kern décline ces situations aux enjeux modestes, mais où la peur de mal faire est bien réelle : première rencontre avec son supérieur hiérarchique, avec ses futurs beaux-parents, avec un ancien camarade de classe devenu personnalité publique… Et puis ces règles induites qui veulent que deux hommes politiques, même de bords opposés, se tutoient à la buvette, mais se vousoient dans l’hémicycle. « Proximité d’un côté, éloignement de l’autre : les principes ont l’air clair », affirme l’auteur, tout en reconnaissant qu’il y a peut-être plus d’éloignement dans un « Casse-toi pov’con » que dans un « Comment allez-vous ? »
Ce livre ne recense pas les usages et ne cherche pas à les conceptualiser. Étienne Kern pose son regard de professeur de français qui « essaie d’être aussi sensible que possible aux nuances de la langue et à ce qui se dit sous les mots ». Il cite ainsi une étude montrant que, dans le monde de l’entreprise, 70 % des hommes tutoient leur chef, mais seulement 49 % des femmes. « Ce déséquilibre pronominal atteste à sa manière, écrit-il, comme les écarts salariaux, les inégalités dont les femmes sont victimes : il en est l’enregistrement, la preuve par la langue. » Il reprend aussi la formule de Michelle Perrot : la conception des rapports familiaux est « révolutionnée par la Révolution ». On aspire à davantage de fraternité et d’égalité entre générations… et voilà comment les petits-enfants sont autorisés à tutoyer leurs grands-parents.
Le vousoiement marque la distance
La vague digitale qui a déferlé sur nos sociétés est évidemment évoquée, et avec elle son langage particulier, reflet d’un « discours libertaire cyber-utopiste de style californien, hérité de la contre-culture des années 1960 », révélateur des différences générationnelles aussi. En juillet 2011, Laurent Joffrin est malgré lui à l’origine d’un embrasement de la twittosphère, après avoir répondu à un journaliste, par tweets interposés : « Qui vous autorise à me tutoyer ? »
Si le vousoiement marque la distance que l’on doit à un inconnu, une personne âgée ou détentrice de l’autorité, Étienne Kern se demande pourquoi, alors, est-il permis de tutoyer Dieu. Un prêtre lui répond : « Ce qui compte, c’est que Dieu entende la majuscule. Il ne faut jamais dire tu, mais Tu. Il ne faut jamais dire vous, mais Vous. Après, Tu ou Vous, c’est pareil. L’important, c’est de comprendre que Dieu n’est pas un “il” ou un “cela” : c’est quelqu’un à qui on peut parler. » Preuve que les voies du Seigneur ne sont pas les seules impénétrables, cette confidence de Bernadette Chirac : « Quand Jacques veut me mettre de mauvaise humeur, il me tutoie. »
Après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine et l’assassinat ignoble de Samuel Paty le 16 octobre 2020, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a décidé de dissoudre les associations qui auraient des liens avec l’islamisme radical. Cette procédure est-elle nouvelle ? Et peut-on apporter des limites à ces associations au sein d’un État de droit ?
Quelques heures après l’attentat contre le professeur Samuel Paty, Gérald Darmanin avait annoncé que « 51 structures associatives verront toute la semaine un certain nombre de visites des services de l’État et plusieurs d’entre elles, sur ma proposition, se verront dissoudre en Conseil des ministres ». Qu’en est-il dans la réalité ?
Un lent processus de dissolution engagé depuis 2012
Un processus (certes lent) de dissolution des associations liées au radicalisme islamiste a commencé depuis 2012. Le premier groupement de fait dissous (par le décret 2012-292 du 1er mars 292) fut « Forsane Alliza », appelant à l’instauration du califat et incitant les musulmans à s’unir en vue de participer à une guerre civile présentée comme très probable, et en préparant ses membres au combat et à la lutte armée.
Trois associations furent ensuite dissoutes le 24 janvier 2016: « Retour aux sources », « Le retour aux sources musulmanes », et l’« Association des musulmans de Lagny-sur-Marne » (bel et bien dissoute après un recours devant le juge administratif)[tooltips content= »Décret du 6 mai 2016 portant dissolution d’une association. »](1)[/tooltips]. Puis, ce fut au tour de l’association « Fraternité musulmane Sanâbil (Les Épis) » le 24 novembre 2016, de l’« Association des musulmans du boulevard National » (AMN Assouna), le 31 août 2018, ou encore de l’association « Killuminateam – Les soldats dans le sentier d’Allah » le 26 février 2020.
Plus proche de nous et à la suite de l’attentat de Conflans Sainte-Honorine, le 21 octobre 2020, l’État a dissous le collectif « Cheikh Yassine » (du nom de Cheikh Ahmad Yassine, cofondateur du Hamas, le mouvement islamiste palestinien).
« Cheikh Yassine »: un collectif proche du Hamas
L’homme qui accompagna le parent d’élève venu se plaindre du professeur Samuel Paty, n’était autre qu’Abdelhakim Sefrioui, président du collectif « Cheikh Yassine ». Actuellement objet d’une enquête pour « complicité d’assassinat terroriste » en lien avec l’assassinat du professeur à Conflans-Sainte-Honorine, cet homme n’est pas inconnu des services de renseignement, car visé par une fiche S depuis plusieurs années.
Dès sa création en 2004, ce collectif s’est positionné en faveur de la branche armée du Hamas, inscrite sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne. C’est aussi grâce à ce collectif que son dirigeant a pu rencontrer de nombreux individus connus pour leur appartenance à des groupes islamistes radicaux, pour leur participation à des projets d’attentats terroristes ou encore à des filières d’acheminement de djihadistes en zone irako-syrienne. Plus encore, le dirigeant du collectif est entré en contact à de nombreuses reprises, dont en dernier lieu au printemps 2020, avec la veuve de l’un des deux auteurs de l’attentat perpétré contre le journal Charlie Hebdo.
Une semaine après la dissolution du Collectif « Cheikh Yassine », l’association Barakacity fut dissoute par un décret du 28 octobre 2020. Dans le viseur du gouvernement, son fondateur Driss Yemmou, dit Idriss Sihamedi, est soupçonné d’avoir lancé des campagnes de cyberharcèlement contre une ex-journaliste de Charlie Hebdo et une chroniqueuse de RMC, toutes deux engagées dans la lutte contre l’islamisme, et s’est aussi rendu personnellement en Syrie, en zone occupée par l’État islamique en septembre 2018.
Le CCIF accusé d’être une «officine islamiste œuvrant contre la République»
La dissolution du Collectif « Cheikh Yassine » est fondée sur les nombreuses relations que cette association entretient au sein de la mouvance islamiste radicale et soutient par l’intermédiaire de ses publications des référents religieux connus pour leur légitimation du djihad armé et leur ralliement à l’idéologie d’Al-Qaeda. Plus encore, le président de cette association entretient des relations avec d’autres associations appartenant à la mouvance islamiste radicale, qu’il s’agisse de structures islamistes en Europe ou de groupes djihadistes, et avec d’ex-membres d’associations aujourd’hui dissoutes pour leur implication dans cette mouvance (comme le président de l’association elle aussi dissoute Sanabil).
Cette association a aussi bénéficié de dons de personnes impliquées dans des faits de terrorisme, dont notamment l’auteur de l’attentat contre deux policiers à Magnanville commis le 13 juin 2016.
Enfin, le gouvernement a engagé la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), le 2 décembre 2020, accusé d’être une « officine islamiste œuvrant contre la République ». Cette association a préféré s’auto-dissoudre pour éviter de subir une telle mesure, en prenant bien soin de transférer ses actifs à l’étranger, « à des associations partenaires qui se chargeront de prendre le relais de la lutte contre l’islamophobie à l’échelle européenne ». C’est la raison pour laquelle l’État a voulu aller plus loin, en dissolvant le collectif en tant que groupement de fait, puisque cette auto-dissolution est « intervenue pour faire échec au projet de dissolution envisagé par le gouvernement, n’est que de pure façade, l’association continuant désormais ses agissements sous la forme d’un groupement de fait qu’il y a lieu de dissoudre pour les mêmes motifs »[tooltips content= »Décret du 2 décembre 2020 portant dissolution d’un groupement de fait. »](2)[/tooltips].
L’État de droit, un paravent pour d’autres objectifs ?
L’État de droit permet aux associations visées de défendre leur point de vue en affichant officiellement une position de promotion des droits et libertés et de lutte contre l’islamophobie. Mais dans la pratique, il en va différemment.
Pour exemple, l’association Barakacity, a pour objet officiel « la création, la…
La pluie ça mouille et le froid ça pince. Il n’y a donc plus grand monde pour faire du vélo dans les grandes villes, l’hiver venu. Il y a en revanche de plus en plus d’habitants, épuisés par les problèmes de circulation, qui envisagent de quitter les mégalopoles…
L’hiver, les vélos c’est comme les feuilles mortes. Il en reste bien quelques-uns à errer sur les pistes cyclables, mais ils ressemblent à ces blocs feuillus, épars, qui font de la résistance au bout des arbres dans le vent glacé, agités comme des manchons de pom-pom girl. Faut s’y faire, la plupart des véhicules à pédales ont disparu. Oh bien sûr, il reste quelques rares talibans du boyau et de la roue bandée pour continuer à faire glisser leur biclou sur les patinoires réservées, comme des pingouins désœuvrés sur la glace. Mais les stations Vélib ressemblent désormais aux garages parisiens qui osent encore vendre des 4×4, elles sont pleines à craquer.
Emmerder la majorité
Alors, de jour comme de nuit, on assiste à cette nouvelle curiosité citadine où d’immenses queues d’embouteillages automobiles se forment sur des voies uniques, alors qu’à quelques mètres de là, des kilomètres de pistes cyclables à double-sens restent aussi désertes et disponibles qu’une salle de réunion un jour de pot de départ en flex-work-télé-travail-covidé. C’est comme ça, il faut s’y habituer. Et puis, ça n’est finalement pas si étonnant: tout est fait aujourd’hui pour satisfaire les minorités. En particulier surtout lorsqu’il est question d’emmerder la majorité, donc le plus grand nombre.
Comme s’il était impératif d’accabler encore les millions de voitures qui galèrent chaque jour à essayer de traverser Paris. De fatiguer davantage les forçats qui cherchent une place à huit euros les deux heures. D’user définitivement les salauds qui s’agglutinent boulevard Saint-Germain pour aller Gare de Lyon, parce que les voies express sont désormais condamnées, donc elles aussi désertes.
Dégoûter les millions de clampins banlieusards qui luttent encore quotidiennement pour aller bosser (mais pour combien de temps) ? Étriller les centaines de milliers de propriétaires de deux-roues à moteur à qui il ne restait plus que la moto pour aller vite en ville et qui vont découvrir bientôt le stationnement payant ?
Les vieux ne comptent pas!
Ils sont autant de « clients » non-électeurs dont les maires de Paris, de Grenoble, Lyon ou Bordeaux n’ont cure. De toute façon, les édiles de la « gauchécolo » sont en mission divine. Au nom de leurs croyances, ils préfèrent privilégier un transport qui ne s’adresse finalement qu’à une minorité de personnes. Même si les abonnements Vélib ont doublé, faisant progresser de 30% avec eux le nombre des accidents. Ce sont les 20–50 ans qui poussent la pédale ou chevauchent les patinettes. Pour aller bosser de Paris à Paris. Les autres font de la marche à pied ou se farcissent le métro et le RER.
Quant aux vieux, on s’en fout bien. Ils sont condamnés à rester chez eux, à se faire livrer, ou à prendre des taxis, puisque les mairies n’ont pas autre chose à faire que « reconquérir » les places de stationnement qu’ils utilisaient, pour y faire pousser de jolis pots de fleurs en végétalisation participative. On est là pour révolutionner. Pour marquer son temps aussi, en suivant une idéologie dogmatique. Pas pour caresser les travailleurs et les vieux dans le sens du poil.
Le pire, c’est que ces modes de déplacement “doux” sont aussi efficaces que les éoliennes un jour de calme plat. Ils sont alternatifs comme le vent et ne fonctionnent que six ou sept mois par an, d’avril à septembre. Et encore on a battu le record d’ensoleillement à Paris depuis 1959 !
Une écologie punitive
Les mairies vertes – ou assimilées – auraient pu avoir envie d’aider les victimes de la relégation périurbaine, en facilitant leurs déplacements automobiles pendant l’épidémie, afin d’éviter qu’elles ne s’infectent en se serrant dans les transports en commun. Elles ont préféré dépenser des centaines de milliers d’euros pour zébrer le sol de bandes jaunes, de quilles en plastique et de blocs de béton afin de délimiter ainsi les « coronapistes », ces allées cyclables provisoires (donc définitives) instaurées, imposées et baptisées par notre « drame de Paris » lors de la première vague Covid. Elles sont aujourd’hui totalement désertes et le resteront jusqu’au printemps.
Qu’importe si l’écologie des élus citadins est punitive ! Qu’importe qu’elle transforme nos cités en musées remplis de magasins de grandes marques, seules capables de payer les loyers en centre-ville. Pas grave si elle tue au passage les artisans incapables de se déplacer et de travailler à causes des PV. Rien n’est trop beau pour les bobos et les bénéficiaires des logements sociaux. Et surtout, pas grand-chose ne nous privera du généreux progrès qui consiste à pédaler pour se déplacer. Même si le vélo est finalement le transport le plus égocentriste, rétrograde et crevant qu’on ait jamais osé inventer depuis l’avènement des sorties de grotte…
Les restrictions de circulation emmerdent ceux qui ont besoin de leur voiture mais sont assumées: tous ces réacs de la bagnole qui fument et qui puent le diesel, tous ces cons de beaufs qu’on a chassés des centres-villes depuis les années 70 à grands coups de mètres carrés inaccessibles ont été remplacés par une tripotée de bohèmes qui cultivent leurs radis en roof top, dans les espaces de végétalisation coconstruites et autogérés, en se délectant de tartares de quinoa. Madame Hidalgo et ses coreligionnaires ont réussi à faire fermer Fessenheim par pure dogme et rallumer les centrales à charbon. Il faut bien lutter contre le réchauffement climatique, la montée des océans et les pesticides. Mais elle restera dans l’histoire de Lutèce comme la reine qui a fait fuir les Parisiens dépités qui plient les gaules jour après jour.
Le projet de vente par la Région Bourgogne Franche-Comté de l’abbaye de Pontigny dans le département de l’Yonne a provoqué un début de polémique. Fallait-il privilégier le projet de la fondation François Schneider prévoyant, en plus d’activités touristiques et culturelles, un complexe hôtelier haut de gamme (finalement choisi) aux dépens du projet de la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre?
N’ayant pas eu accès aux dossiers, nous ne réglerons pas la question, mais cet événement est l’occasion de revenir sur une question qui fait l’actualité depuis plusieurs mois: la restauration du patrimoine. Nous avons interrogé Guillaume Ull, architecte du patrimoine qui travaille depuis de nombreuses années dans la restauration du patrimoine historique et qui, en 2019, a racheté avec son compagnon l’Abbaye de Chéhéry dans les Ardennes.
Causeur. La région Bourgogne Franche-Comté vient de valider la vente du domaine de l’abbaye de Pontigny à la fondation Schneider pour la somme de 1,8 million d’euros. On a appris à cette occasion que l’entretien du monument par la collectivité coûtait 200 000 euros par an! Finalement vendre de tels monuments historiques au privé n’est-il pas, au vu des charges pesant déjà sur les comptes publics, le meilleur moyen de les sauvegarder ?
Guillaume ULL. C’est une question de société : aujourd’hui le ministère de la Culture consacre trois cents millions d’euros par an à la restauration du patrimoine sur les trois milliards d’euros de son budget (hors plan de relance qui consacre un budget supplémentaire sans précédent pour l’année 2021). La protection d’un bâtiment au titre des Monuments historiques est une décision émanant de l’État qui implique des investissements de sa part. Mais avec un tel budget, il n’est pas toujours en mesure d’assumer les contraintes financières qu’il s’est pourtant lui-même créées.
Guillaume Ull, Administrateur de l’abbaye de Chéhéry.
Cela dit, l’État ne peut pas tout et ne sait pas tout faire et on ne peut pas considérer que cette politique ne fonctionne pas, car chaque année de nombreuses opérations de restaurations se montent partout sur le territoire. Cette politique n’est juste pas suffisante. L’initiative privée a tout à fait sa place dans le processus, étant plus à même de mener des projets dont l’aspect économique est primordial au regard des coûts d’entretien très importants et des investissements nécessaires.
Dans le cadre d’un projet de restauration et de valorisation d’une telle abbaye cistercienne, quelles seraient, selon vous, les actions à mener, les écueils à éviter?
L’objectif de tout projet de restauration est la conservation des bâtiments afin de garantir leur pérennité dans le temps et de les transmettre aux générations futures dans de bonnes conditions. Le parc des Monuments Historiques français est immense et très varié, chaque bâtiment appelle donc une réflexion spécifique, en fonction de sa nature, aussi bien en termes de restauration que de valorisation.
Un programme hôtelier peut être une réponse économique pour garantir le bon entretien et donc la pérennité du monument dans le temps
Par exemple, une église paroissiale reste encore aujourd’hui dans la plupart des cas un édifice cultuel et est restaurée comme telle. Tout programme doit être construit en tenant compte de la nature, de l’histoire, des espaces, de la fonction d’origine du monument (entre autres). Il n’y aurait rien de pire que de chercher à faire rentrer une fonction prédéfinie dans un monument sans réflexion profonde de ce type. Ce serait sa dénaturation à coup sûr. En résumé c’est le programme qui doit s’adapter au monument et non le monument qui doit s’adapter au programme.
Au-delà de la question du programme, le patrimoine fait partie de notre bien commun. Il doit donc, selon moi, être ouvert le plus largement au public, ce qui ne s’oppose pas à un développement économique. C’est une question d’équilibre à trouver. Si de nombreux monuments publics sont souvent des musées ou développent des programmes à visée culturelle, c’est parce que les institutions les financent. L’aspect économique n’est pas primordial dans ce cas. Cela donne simplement l’avantage d’être très ouvert et éducatif. Cependant, certains aspects du monument ne seront pas mis en avant, aspects que des propriétaires privés seront plus susceptibles d’assumer parce qu’ils poursuivent, en autre, une certaine rentabilité économique. Ainsi, dans le cas d’une abbaye, un projet économique tourné autour de la production, comme on essaye de le faire à l’Abbaye de Chéhéry, est très cohérent car ces édifices cultuels étaient aussi d’immenses domaines de production qui assuraient d’importants revenus aux communautés. Les enjeux de notre époque sur l’origine et la qualité des produits alimentaires sont devenus centraux. Quoi donc de mieux que de redonner à une abbaye une de ses fonctions premières, et de la présenter ainsi telle qu’elle fonctionnait à l’origine ?
Enfin, pour les programmes culturels qui restent très fréquents, là aussi la créativité doit rester de mise. Pour ma part je milite pour des activités et manifestations très variées de manière à ne pas exclusivement toucher un public d’initiés. Le patrimoine appartient d’une certaine manière à tout le monde. C’est encore une fois une question de cohérence et d’équilibre à trouver.
Le projet retenu pour l’instant par la région est centré sur un complexe hôtelier. Finalement, le fait que le monument soit classé au titre des monuments historiques ne garantit-il pas à lui seul, du fait des règles qui s’imposent aux propriétaires, que le projet soit respectueux du monument et de son histoire ?
Le classement au titre des Monuments Historiques est un statut particulier qui interdit la démolition de tout ou partie du monument. Il soumet également un propriétaire au droit de regard des institutions culturelles qui évaluent le projet afin que celui-ci soit respectueux des bâtiments. Cela ne veut pas dire qu’aucun aménagement, transformation, voire extension n’est possible mais il devra se soumettre à l’avis des institutions, être conçu et évalué en partenariat avec elles. Si certains projets sont très réussis, d’autres sont préjudiciables à l’authenticité du monument, et ce malgré ces garde-fous. Un système n’est jamais parfait, mais il fonctionne globalement plutôt bien dans notre pays. Si nous avons tous en tête certaines destructions traumatisantes ou certains monuments très transformés, c’est aussi une question d’époque. Ces mutilations, sans dire qu’elles n’existent plus, se font de plus en plus rares aujourd’hui.
Pour complètement répondre à la question, un programme hôtelier est très courant dans ce genre d’édifice. Il peut être une réponse économique pour garantir le bon entretien et donc la pérennité du monument dans le temps. Il est ensuite difficile de préjuger du résultat. Un programme d’hôtellerie est très lourd en termes de normes, très formaté selon qu’on vise telle ou telle clientèle. Il peut donc s’avérer très destructif pour l’authenticité d’un bâtiment. Même si l’aspect final est très qualitatif, c’est souvent au prix de lourdes interventions et d’éléments refaits à l’identique.
Dans la mesure où la France rurale rencontre de grandes difficultés économiques et semble s’éloigner de la France des métropoles, n’a-t-elle pas finalement besoin de grands projets économiquement ambitieux pour remonter la pente ? Et dans ce cadre, ne peut-on pas un peu « violer l’histoire (ou le patrimoine) pour faire de beaux enfants » ?
La chance avec le patrimoine c’est qu’il est présent partout, dans les villes comme dans les campagnes voire dans des lieux extrêmement isolés. C’est donc un formidable vecteur de projets. Il y a là encore un véritable potentiel de développement économique rural de toutes les échelles. Ces monuments appartiennent en grande majorité à des privés, ils tiennent donc une partie de ce potentiel entre leurs mains, d’autant que les possibilités et aides de la part des institutions sont parfois très importantes aussi bien pour les travaux de conservation et de restauration que pour les investissements nécessaires au montage d’un projet économique. Beaucoup de projets se développent depuis quelques années et l’on voit fleurir de plus en plus de projets intéressants, multiples et variés.
Rien ne nécessite donc d’être violé, car comme je l’expliquais, un monument est une chose complexe et tout programme est envisageable mais cela dépendra de son caractère, de la qualité du projet et de sa mise en œuvre.
Mardi 15 décembre midi, le monde de la « culture » manifeste place de la Bastille ! On y voit des pancartes « Culture en danger !». Ah tiens ! Enfin, ils s’en rendent compte ?
Moi aussi je pense que la culture est en danger depuis un sacré bout de temps, mais je me dis plutôt « Les salles sont fermées ? Tellement de mauvais spectacles qui ne se joueront pas, tellement de classiques revisités, modernisés et déchiquetés qui sont annulés, c’est toujours ça de gagné. Molière et Racine vont enfin pouvoir reposer en paix ! » Oui, je suis mauvais camarade, c’est vrai, mais que voulez-vous…
Pour qui tombe en plein dans ce rassemblement sans en être informé, impossible de savoir à première vue pour quoi on manifeste. Ecriture inclusive sur les pancartes : proteste-t-on contre les violences faites aux femmes ? Deux marionnettes géantes dont une noire qui danse à l’africaine : Marche-t-on une nouvelle fois contre le racisme ?
Le stéréotype de la manifestation
Non, c’est plutôt un mélange de tout cela. On vient défendre son petit beefsteak culturel, mais comme on est « artiste », on rappelle qu’on est gentil, qu’on a des jolis petits sentiments et des larmes prêtes à couler, qu’on n’est pas raciste, pas sexiste, enfin qu’on n’est pas des fachos ! Bienvenue à la fête de l’Huma ! Dans cette manif, tout le monde semblait savoir jouer du djembé et des percussions en tout genre, mais pas sûr qu’on aurait pu trouver quelqu’un sachant dire l’alexandrin. Le boucan des tam-tams aurait-il fait fuir Racine ?
Mais pour que le cliché soit complet, Assa Traoré ainsi que quelques odeurs de saucisses grillées se mêlant à la foule manquaient un peu. Enfin bref, tout ce joyeux petit monde cultureux était là, mobilisé, plein de ferveur, même s’il est probable qu’une simple averse aurait suffi à faire rentrer tout le monde à la maison. Je peux évidemment comprendre qu’ils réclament la réouverture des salles, je n’attends moi-même que de pouvoir remonter sur les planches. Mais qu’on ne me fasse pas croire que c’est pour sauver la culture. Qu’ils soient au moins honnêtes, et qu’ils l’avouent : c’est pour leur fric qu’ils manifestent !
Commerçants du spectacle
On ne voit personne manifester contre le Conservatoire national d’art dramatique de Paris qui n’apprend plus à ses élèves à déclamer l’alexandrin et qui préfère donner des cours de Tai-chi ou former de bons petits militants de gauche (comment pourrait-on être un bon citoyen de droite ?)
Martine Chevallier, la plus grande tragédienne française, a été mise à la porte de la Comédie française il y a peu de temps : où étaient les gardiens de la culture et leurs pancartes ? On ne les voit pas non plus manifester contre la Comédie-Française qui, de conservatoire du théâtre français, est passé destructeur de répertoire ! S’ils se réunissent place de la République, ce n’est évidemment pas pour la culture, encore moins pour l’art, c’est pour leur sécurité. Alors, un peu d’humilité et d’honnêteté.
Oubliez le mot “Culture” comme vous avez oublié le mot Art, et assumez le statut de commerçant du spectacle, qui n’est certes pas très joli, mais plus réaliste, et dans ce domaine-là vous avez toute ma confiance. Allez, musique! Musique! Boum, boum, Tam, tam, en avant les djembés!
Détail de la couverture du tome 3 du manga "la cantine de minuit", de Yaro Abe Image: Amazon
En parallèle du manga narrant les rencontres nocturnes au sein d’une cantine de Tokyo, les recettes de la fameuse gargote sont réunies dans un beau livre…
Le patron de la gargote parle peu. Il écoute ses clients, qui viennent déverser leur solitude chez lui, entre 10 heures du soir et 6 heures du matin. De temps en temps, son attention se manifeste dans un laconique « Je vois » — en japonais, Sōdesu ka, ou, moins formel, sokka. Comme le dessin de Yarō Abe est un peu hiératique, son visage n’exprime qu’un assentiment poli — qui dans cette civilisation peut tout dire, y compris son contraire. De lui-même il ne confie jamais rien, l’autofiction n’est pas son fort. Où a-t-il récolté la cicatrice verticale qui part de son front, passe sur l’œil gauche et finit sur sa pommette ? Nous ne le saurons jamais, au fil des huit volumes (publiées en France, au Japon il y en a bien davantage) narrant par saynètes de quelques pages l’arrivée, forcément très tardive ou très matinale, de clients empressés de goûter sa soupe miso au porc — et bien d’autres merveilles, puisqu’au-delà du menu fixe, il peut vous cuisiner à peu près tout ce que vous voulez, pourvu que ce soit de saison et qu’il ait les ingrédients.
Le Livre de cuisine de la Cantine de minuit, par Yarō Abe et Nami Iijima — « styliste culinaire » —, publié parallèlement au seinen manga (plus exactement, il faut parler de gekiga, récit réaliste par opposition au pur manga qui est littéralement un dessin non abouti, qui déborde volontiers de son cadre et privilégie l’action et les onomatopées stylisées, Lichtenstein n’a rien inventé) vous dit tout sur les recettes des plats évoqués dans la série. Ici, le dessin est sobre, on ne pousse pas des cris hystériques en partant à l’assaut, les personnages n’ont pas des yeux larges comme des soucoupes ni des cheveux hirsutes, ils ne se battent pas à grand coup de katana ou de sabre-laser : ils échangent des propos mesurés, se jaugent, se donnent des conseils, se lancent des vannes — bref, ils font société, comme on dit désormais.
Tout un peuple de la nuit réuni dans le quartier le plus chaud de Tokyo
Le cuisinier, qui n’a pas de nom, écoute donc les histoires que lui racontent ses clients — prostituées lasses, hôtesses et masseuses — et leurs clients —, stripteaseuses, truands rentrant de la tournée de leurs gagneuses, boulimiques entre deux cures d’amaigrissement, amoureux éconduits, nymphomanes et don juans, tout un peuple de la nuit hantant Kabukichō, le quartier le plus chaud de la capitale japonaise. Tous rassemblés en ce point unique, papillons de nuit venus se frotter à la lumière et avaler un bol de riz arrosé de thé. Ou une salade de vermicelles. Ou un ragoût de taro aux calamars. Ou un nikajaga. La cuisine de cette cantine, si proche des réalités culinaires du Japon moderne, est aux antipodes de ce que l’on nous sert dans les restaurants japonais d’Europe. En fait, au sortir de la lecture, on n’a qu’une envie, celle de les boycotter.
L’histoire peut se dérouler en une heure ou en plusieurs mois, mais elle va toujours vers sa fin : ce sont des scènes théâtralisées, faciles à jouer avec des moyens réduits. Une série sur Netflix reprend l’essentiel de ces histoires, j’ai du mal à comprendre qu’un réalisateur français n’ait pas eu l’idée de transposer dans l’univers d’un bistro parisien ces rencontres de hasard guidées par l’appétit, la gourmandise ou le désespoir — ingrédients qui améliorent notablement la qualité des plats, comme chacun sait.
Au début, j’ai pensé à des performances du théâtre d’improvisation. Prenez un plat (des Wiener rouges — non, je ne vous dirai pas de quoi il s’agit), ajoutez-y un yakusa nocturne pourvu, en pleine nuit, de lunettes noires et d’un garde du corps, un cuisinier laconique, le genre Corto Maltese revenu de tout et d’Abyssinie et reconverti en pizzaiolo, vous avez trois minutes pour improviser la scène et cinq minutes pour la jouer avec intensité… En télévision, on peut pousser jusqu’au quart d’heure : à côté, Caméra Café semblerait un bavardage inconséquent et longuet. Et cela nous consolerait, nous qui pleurons déjà la faillite de nos bouis-bouis préférés.
Yarō Abe a commencé la série en 2006, il a reçu pour la Cantine de minuit le Prix Shōgakukan en 2009 (dans la Catégorie Shōnen, mangas réalistes pour adultes), la traduction française a commencé (aux éditions Le Lézard noir, belle raison sociale) en 2017. Huit volumes sont actuellement parus — un beau cadeau pour les fêtes, afin de consoler tous ceux qui sont condamnés par le gouvernement à se passer d’agapes familiales ou conviviales : la Cantine de minuit est, en creux, une étude terrible de la solitude en milieu urbain.
Dans la combinatoire manga et art culinaire, comment ne pas conseiller aussi le Gourmet solitaire (Casterman, 2016), signé de Jirō Taniguchi, dont j’ai vanté jadis l’Homme qui marche, et Masayuki Kusumi ? Un plaisir de l’œil et du palais, où chaque chapitre s’organise autour d’un plat (allez donc résister aux « beignets de poulpe takoyaki » à Nakatsu, arrondissement de Kita, Osaka). Et comme la Cuisine de minuit, l’œuvre a été adaptée par la télévision japonaise, plus réactive que la nôtre, qui se contente de filmer des cuisiniers, au lieu de les mettre en scène avec leurs clients. Pff…
Avec les urgences des gestions de la crise sanitaire, l’exécutif en a fini avec les dernières traditions de la démocratie libérale à la française. Le Parlement déjà atrophié sous la Vème République, est écarté, l’équilibre des pouvoirs est piétiné et les décisions prises par un « conseil de défense » pleuvent en forme de décrets sur un pays infantilisé.
L’un des effets les plus spectaculaires de la crise du Covid-19 est l’émergence d’un mode d’exercice du pouvoir qui déroge aux principes traditionnels de la démocratie libérale et parlementaire. Sans doute n’est-il pas apparu ex nihilo. Il est l’aboutissement d’une évolution, à l’œuvre depuis des années ou des décennies, qui pousse à la verticalité, la concentration de l’autorité politique et la déconnexion entre la nation et ses dirigeants. L’accélération de ce mouvement s’explique par l’emprise de la peur sur le pays. Ses habitants ont peur de l’épidémie et ses dirigeants ont peur de voir leur responsabilité dans l’hécatombe – 45 000 morts – engagée devant les tribunaux. Cette atmosphère engendre une tolérance à la contrainte qui n’a guère de précédent dans les temps modernes. Elle se traduit par le recul de l’esprit critique, une préférence pour l’obéissance qui se diffuse par capillarité depuis le sommet jusqu’aux ultimes ramifications de la puissance publique sur le terrain.
Treize experts
La nouvelle gouvernance issue du Covid-19 enterre les modes classiques, en démocratie libérale, de conception des politiques. Elle efface les partis, abolit le monde associatif, les clubs de pensée, les relais de la société civile, en tant que source d’inspiration des choix de société. La mission de définir une ligne incombe désormais à un conseil scientifique, composé de 13 experts désignés par le pouvoir, dont trois médecins, deux « infectiologues », un virologue, un épidémiologiste, un anthropologue, un sociologue, etc. Cette instance non élue, composée d’inconnus du grand public, désignés en dehors de critères transparents, est directement à l’origine des orientations de la gestion du Covid-19 : port du masque, couvre-feu, confinements, etc. Ainsi, la logique démocratique fondée sur la souveraineté du suffrage universel se voit supplantée par l’autorité d’un collège scientifique ou reconnu comme tel.
La prise de décision, la conduite de la politique, fondée principalement sur cette source d’inspiration, procède de l’état de « guerre », proclamé par le président de la République le 16 mars 2020. Le pouvoir politique est ramassé entre les mains d’une poignée de dirigeants qui se réunissent à l’Élysée en conseil de défense : chef de l’État, Premier ministre, une demi-douzaine de ministres et hauts fonctionnaires. La méthode n’est certes pas nouvelle : les réunions de quelques ministres et de leurs collaborateurs autour du chef de l’État, au « Salon vert » du Palais, s’imposent depuis plusieurs décennies comme l’instance privilégiée de discussion des orientations du pays. Mais jusqu’à présent, elles n’étaient qu’une étape dans l’élaboration d’un projet, suivie de travaux administratifs et parlementaires. À travers la prorogation indéfinie de l’état d’urgence sanitaire, cette pratique a changé de nature : l’exécutif est habilité à prendre par décret des décisions affectant les libertés publiques en dehors d’un contrôle et de contre-pouvoirs. Les fondements mêmes de la démocratie libérale traditionnelle sont dès lors suspendus. Le Parlement, seul habilité selon l’article 34 de la Constitution à encadrer les libertés sous le contrôle du Conseil constitutionnel, se voit marginalisé dans le processus de décision. Le suffrage universel dont il procède est mis entre parenthèses en tant que source de toute légitimité à définir les règles d’une société.
Le corollaire de cette nouvelle gouvernance est l’effacement de la responsabilité politique. Les inspirateurs des choix de société – le conseil scientifique –, comme les décideurs du conseil de défense bénéficient, du fait de l’affaiblissement du Parlement comme instance de contrôle de l’exécutif, d’une immunité qui les protège, en tout cas à court terme, de la sanction politique. Les erreurs ou les volte-face n’ont pas d’incidence pour leurs auteurs à l’abri des murailles de l’irresponsabilité politique.
Les élus de la nation abandonnent le pouvoir au conseil scientifique
L’idéologie qui est à l’œuvre derrière ce dispositif est celle du principe de précaution poussé à sa quintessence. Les élus de la nation ont abandonné le pouvoir, non pas aux technocrates, hauts fonctionnaires de la République, mais au pouvoir médical, constitué d’une poignée de médecins de connivence avec le pouvoir politico-médiatique, qui s’incarne dans le conseil scientifique. « Vous êtes rétives aux remèdes ; mais nous saurons vous soumettre à la raison ! » déclare Sganarelle à Jacqueline dans la célèbre pièce de Molière, comme le médecin politico-médiatique menace la France de ses foudres. Légitimé par le climat de peur lié à l’épidémie, le médecin politico-médiatique impose son diagnostic, à l’image du président du comité scientifique qui après avoir préconisé le confinement dans son rapport du 26 octobre, s’extasiait sur France Inter du choix élyséen de l’avoir imposé : « Une décision rapide, ajustée à la situation sanitaire actuelle. »
Ainsi, la France, prise en main par un pouvoir médical de circonstance, n’est plus vraiment gouvernée au sens traditionnel du mot, mais elle est traitée, soignée. Le patient s’est substitué au citoyen. Face au médecin, détenteur d’une vérité scientifique, le malade est en situation d’infériorité. Il n’est pas en position de discuter : il doit suivre la prescription. L’émergence du pouvoir médical en France se traduit ainsi par l’écrasement de l’esprit critique : chaque Française ou Français, individuellement et collectivement en tant que peuple, est désormais considéré comme un malade potentiel qui n’a pas vocation à penser, ni réfléchir, ni évidemment discuter, mais doit suivre le chemin tracé pour lui par les médecins-dirigeants.
Le médical ne sait pas tout
Or, le pouvoir médical reposant sur la science du corps humain est par définition dépourvu de champ de vision. Il ignore l’économie, l’histoire, la considération d’intérêt général ou de destin collectif. Le 26 octobre 2020, le rapport au gouvernement du conseil scientifique préconisait, entre autres mesures, de « préserver l’économie, même partiellement. » De tels propos reflètent la pauvreté d’une réflexion polarisée sur les seuls enjeux sanitaires en occultant tout le reste. Le « même partiellement » invite le pouvoir politique à accepter le sacrifice d’une partie de l’économie. Il manifeste une vertigineuse incompréhension d’une économie moderne dont tous les aspects sont interdépendants, mais aussi un étrange aveuglement sur les conséquences de leur raisonnement qui revient à jeter des millions de Français dans l’enfer du chômage de masse et du désœuvrement. Or ces propositions ne sont pas des paroles en l’air. Elles se retrouvent dans la politique du conseil de défense qu’elles inspirent, par exemple l’asphyxie des petits commerçants et artisans résultant de leur fermeture obligatoire, au cœur du dispositif.
À travers cette option resurgit d’ailleurs, sous des formes nouvelles, l’idéologie socialiste dont les principaux représentants de ce pouvoir sanitaire ont été nourris. Le petit commerçant ou artisan incarne une survivance de l’entrepreneur individualiste résistant aux grands mouvements de la globalisation. Son image se confond, aux yeux de l’idéologie dominante, avec les notions de poujadisme, ou de populisme. C’est oublier que derrière la figure mal-aimée du petit commerçant ou artisan se profile des femmes et des hommes, souvent jeunes et de toutes les origines, qui ont investi leur épargne et consacré des années de leur vie à la création de leur entreprise.
L’autorité de l’État de retour grâce au Covid-19?
La nouvelle gouvernance issue de la crise du Covid-19 a-t-elle ressuscité l’autorité de l’État ? Sous la menace de lourdes amendes, les Français ont accepté dans leur immense majorité de se soumettre aux ordres et aux contre-ordres venus du pouvoir politique : assignation à domicile, sorties conditionnées à la présentation d’un laissez-passer, port du masque imposé même aux enfants dès six ans, fermeture des commerces et des églises, etc.
De fait, la contrainte fonctionne envers une majorité silencieuse établie et docile par définition : familles, personnes âgées, salariés… Cette soumission ne préjuge pas de la capacité de la puissance publique à faire respecter la règle et l’ordre publics dans les espaces de non-droit en rupture de la légalité : réseaux mafieux, délinquance financière, passeurs esclavagistes, trafiquants de drogue. Elle ne prouve pas son aptitude, sur le long terme, à assurer l’unité nationale contre le communautarisme et sa dérive djihadiste ni à défendre la cohésion de la société française. De la crise du Covid-19 renaît une autorité à deux vitesses, qui soumet des franges de la société déjà soumises sans pour autant parvenir à traiter les véritables formes du chaos.
L’affaiblissement des instances de protection des libertés
Dernier aspect de cette nouvelle configuration politique de la France du Covid-19 : l’affaiblissement, sous l’impact de la peur, des instances de protection des libertés. Depuis un demi-siècle, les hautes juridictions de la République, en particulier le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, ont élaboré de monumentales jurisprudences, dont les principes fondamentaux tiennent en plusieurs dizaines de volumes, destinées à protéger les droits des personnes en vertu des grands principes républicains. Chaque loi, chaque décret est passé au tamis de cette jurisprudence qui vise à faire respecter les principes de liberté et l’égalité. La moitié des lois sont partiellement censurées sur cette base, ainsi que d’innombrables décrets et décisions quotidiennes de l’administration. Ce phénomène a pris une telle ampleur que certains juristes y ont vu l’émergence d’un gouvernement des juges et une source de paralysie du pouvoir politique.
Or, ces mécanismes ont été comme suspendus par la crise du Covid-19. Sous l’effet de la grande peur de l’épidémie, les autorités du pays ont pu sans résistance institutionnelle suspendre la liberté en assignant tout un peuple à résidence pendant plus d’un mois au printemps, puis de nouveau à l’automne, en imposant un couvre-feu et en généralisant l’obligation de détenir un laissez-passer pour sortir de chez soi. De même, le principe d’égalité s’est trouvé mis en cause par le régime discriminant établi entre les commerces essentiels et non essentiels. Dans une démocratie libérale, l’État n’a aucune légitimité à imposer son point de vue sur le caractère essentiel ou non d’un bien, ce choix relevant du droit à la liberté et à la vie privée. Résultat de cette dérive kafkaïenne : en France, au mois de novembre 2020, il est permis de s’acheter du tabac, mais non un livre en librairie. Aucun mécanisme juridictionnel n’a été en mesure de faire respecter les principes constitutionnels d’égalité, de liberté du commerce et du respect de la vie privée. Dans les circonstances liées au Covid-19, les institutions de l’État de droit, écartelées entre leurs principes fondamentaux et la pression de la peur, ont perdu leurs propres repères, manifestant ainsi la fragilité de la démocratie libérale.
Le gouvernement nous enjoint de respecter une jauge de six personnes pour Noël. Nous vous proposons donc six CD pour ce Noël en comité restreint! À consommer… sans modération!
Avec les mesures sanitaires drastiques actuelles, il s’agit de la jouer pianissimo pour un bon déroulé de la soirée du réveillon, sans stress, sans infraction à la loi. Car à six personnes maximum autorisées, il ne faudrait pas que le huis-clos de l’année tourne au drame. Imaginons : si papy et mamie, du fond de leur cuisine, réclament – en plus de la moitié de la bûche – du Jack Lantier… que faire ? D’autant que votre Jack à vous, c’est Jack Daniel’s ! Pour que la distanciation sociale ne se transforme en fracture sociale, il faudra accéder aux souhaits de tous, à l’ère du « en même temps ». Mais veillez à bien fermer la porte de la cuisine avant de déballer les cadeaux musicaux (choisis parmi les disques sortis cette année) !
Retrouvez à petit prix la première période Barclay de Ferré en 16 CD, d’une réussite artistique écrasante – grâce notamment aux arrangements de Jean-Michel Defaye – avant que le futur exilé anarchiste ne déconstruise tous les codes de son art majeur, à partir de la mort de sa guenon adorée Pépée, survenue en 1968. Ce coffret est frappé du sceau de la poésie jetée à la rue, comme une idée fixe. C’est d’abord celle d’Aragon qui brille d’un éclat féerique sur la partition et dans la voix du maître, puis les fameux doubles inégalés : Verlaine et Rimbaud (l’éternité de Ferré, c’est l’enfer de Rimbaud allé avec l’âme saturnienne de Verlaine) et Léo Ferré chante Baudelaire, spleenesque au possible. Sans compter les innombrables moments de grâce de sa poésie à lui, majestueuse de beauté vraie. « Ferré années 60, c’est ce qu’on a fait de mieux dans la chanson française, avec Gainsbourg même époque ou, mieux encore, Trénet années 37-50. Un temps de fécondité sidérante où tout est là, l’élégance suprême mêlée à cet art de la prise de parole que Ferré, seul, a su maîtriser et qu’il saura porter à son point d’incandescence, de lyrisme moderne, d’écriture déstructurée dans les années 70 », approuvait le critique Thierry Jousse en 1996.
I Am Not a Dog on a Chain de Morrissey
« Emmanuelà la guillotine / Parce que les gens comme toi me fatiguent tant / Quand mourras-tu ? / Les gens comme toi me font sentir si vieux / Meurs s’il te plaît »…
Un chanteur populaire français pourrait-il vocaliser sur disque et sur scène de telles paroles, présentant ce texte comme le rêve du bon peuple ? Assurément non. Mais remplacez Emmanuel par Margaret, et vous obtenez « Margaret on the Guillotine », morceau publié par Morrissey sur son premier album solo en 1988, quand Thatcher occupait encore le 10 Downing Street. Morrissey n’était alors pas à proprement parler un obscur punk sur le retour mais le chanteur des Smiths, groupe vénéré au royaume de Sa Gracieuse Majesté (le deuxième album du combo, Meat is Murder, s’est classé numéro un des ventes là-bas en 1985).
Pour mémoire, Margaret Thatcher était surnommée « la Dame de fer » pendant son long mandat… Voilà donc un artiste que le courage n’étouffe pas. Ça nous change des saltimbanques français qui s’excusent au bout de dix jours après leur « mouvement d’humeur » contre le gouvernement ou qui effacent discrètement leurs posts anti-Macron publiés sur les réseaux sociaux dans un moment d’égarement, sans parler de ceux qui ont retourné leur Gilet jaune quand ils se sont souvenus que la doublure était en vison…
N’est pas Balavoine qui veut. Et si un seul ose sortir du bois dormant sans complexe, il est cloué au pilori par la confrérie. « Chaque dictature fonde ses bases sur la création d’un homme nouveau, la mise en place d’un parti unique, un culte forcené de la personnalité, une exaltation de la force et bien sûr un contrôle policier. Pour arriver à ses fins, la dictature a besoin des artistes pour illustrer sa propagande, par des œuvres d’art, par des affiches, mais à sa botte », nous préviennent Brigitte et Jean-Jacques Evrard dans un article, « Être artiste sous la dictature », publié sur Partages.art. À bon entendeur… Morrissey, lui, clame haut et fort qu’il n’est pas un chien en laisse. Il est aujourd’hui plus en forme et populaire que jamais, comme l’atteste son nouvel album sorti en début d’année, dont nous avons fait la recension ici. Le disque (chef-d’œuvre !) s’est classé N°3 au Royaume-Uni (N°1 des albums indépendants), N°7 en Espagne, N°12 au Portugal, N°13 en Allemagne et a même obtenu une honorable 44ème place dans le Billboard américain.
Année 2020, année de la lose, sauf pour le « Moz », dont l’ultime clip résonne à merveille avec cette période covidienne de tous les loupés, de tous les ratés, comme un hommage subliminal :
The Slow Rush de Tame Impala
Puisque nous avons collectivement basculé dans la quatrième dimension cette année, autant écouter une musique venue de l’espace, avec le dernier album de l’australien Tame Impala, sorti en février. Sur des boucles électro-funk, un univers sonore anti-anxiogène se déploie par couches toutes plus oniriques les unes que les autres. Il y a tant de choses à entendre dans ces chansons qui redonnent leurs titres de noblesse à la dance music et au groove kitschissime, agrémentées d’une touche psychédélique du meilleur effet, reléguant la « French touch » au rayon des vieilles bricoles honteuses. Une grâce innée enveloppe les compositions de Kevin Parker (le concepteur du projet), héritier brillant de Giorgio Moroder.
Il est temps de pousser les tables et de faire revenir papy et mamie de la cuisine, pour une valse cosmique à deux mètres du sol, en respectant les règles de distinction sociale, les seules qui vaillent pour vivre dans une société guérie de ses névroses.
En bref, trois autres idées cadeaux musique pour les fêtes :
Serpentine Prison de Matt Berninger. Il s’agit du premier album solo du chanteur de The National. Ouaté, velouté, distingué, comme un bon disque de… The National.
Music to Be Murdered By de Eminem. Un rappeur qui s’en réfère à Hitchcock pour habiller et ambiancer son album ne peut pas être mauvais. Alfred aurait approuvé cette exquise attention venue du serial killer musical le plus célèbre de la planète. Une livraison parmi les meilleures de l’artiste, renouant avec l’esprit à la fois percutant et mélodieux de ses débuts. Éminemment culte, déjà.
Rough and Rowdy Ways de Bob Dylan. Notre griot des temps modernes à la voix éraillée par trop de concerts et d’excès (seul le Covid aura eu raison du Never Ending Tour) nous revient avec un album au souffle long et au charme délicieusement suranné. On entendrait presque le bois craquer dans ces flocons d’éternité.
Entretien avec le journaliste Louis Hausalter, auteur de Marion Maréchal, le fantasme de la droite aux Editions du Rocher.
Causeur. Marion Maréchal est une figure singulière, suscitant à la fois adhésion et curiosité. Entre ceux qui l’attendent ou ceux qui la surveillent, ça fait du monde! Votre essai est sorti en septembre, est-ce un succès d’édition?
Louis Hausalter. Sur les ventes, pardon pour la langue de bois, je laisse à mon éditeur le soin de communiquer ! Ce que je peux vous dire, c’est que le démarrage n’est pas mauvais, surtout dans ce contexte très difficile pour les librairies et le monde de l’édition. Le défi, c’est que Marion Maréchal ne s’inscrit dans l’actualité qu’en pointillés, avec des apparitions médiatiques occasionnelles, et qu’elle ne prend pas part à la vie partisane. Mais elle reste une ombre portée sur la politique française et ne se ferme aucune porte pour l’avenir, comme je le raconte dans mon livre.
Vous avez mené 50 entretiens pour votre enquête. L’entourage de Marion Maréchal parle-t-il aisément?
Globalement oui, même s’il faut se méfier des bavards : ce sont rarement les mieux informés. Si certains de ses proches n’hésitent pas à soigner leurs relations avec la presse, c’est aussi pour entretenir une flamme, eux qui espèrent son retour. Ils tentent de tisser un récit, parfois contre son gré. Il existe aussi de sévères rivalités dans son entourage, où la jalousie a vite fait d’apparaître. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on peut imaginer, il n’y a aucun dispositif rodé dans sa communication. Depuis qu’elle n’est plus députée, Marion Maréchal n’a pas d’attaché de presse, elle gère elle-même les demandes des journalistes, et ses apparitions plus ou moins régulières ne laissent pas entrevoir une stratégie de long terme.
Retirée de la vie politique, Marion Maréchal se consacre en effet à son école l’ISSEP, dont vous dévoilez toutes les coulisses. L’ancienne députée du Vaucluse a-t-elle réussi son pari entrepreneurial?
Il est trop tôt pour le dire. Le démarrage de l’Issep est assez poussif et la crise sanitaire n’a pas aidé. C’est pour l’instant une petite école qui tourne, comme j’ai pu m’en rendre compte sur place. Mais au-delà de la pérennité budgétaire, qui est un sacré défi, la réussite de l’Issep sera jugée en fonction de l’avenir de ses pensionnaires. Quelles carrières feront-ils demain ? Quels postes occuperont-ils ? Si le but est réellement de former l’élite de demain, ça ne sera pas pour tout de suite : je vois mal des administrations ou des grands groupes recruter des jeunes professionnels dont le CV est marqué du sceau « marioniste », indépendamment de leurs talents…
Vous dites que Marion Maréchal est un fantasme, la droite de la droite voit en elle un recours rêvé. Son entrée en politique et son succès soudains sont-ils un hasard? Marion Maréchal n’est-elle pas parfois elle-même dépassée par l’espoir qu’elle suscite?
Il y a plusieurs éléments. J’évacue d’abord son physique : elle correspond plus aux canons de beauté que Bruno Mégret, je pense que lui-même en conviendra. Son émergence rapide tient d’abord au fait que les journalistes se sont très vite emparés d’elle comme d’un objet médiatique. Pensez donc, la petite-fille de Jean-Marie Le Pen élue députée du jour au lendemain, c’est déjà un sacré épisode à raconter. Et si en plus des bisbilles apparaissent avec sa tante, on peut vendre plusieurs saisons croustillantes ! Marion Maréchal a donc très vite vu son image lui échapper, mais elle a évité le danger qui la guettait : celui d’exploser en vol sous la pression. Elle s’est soigneusement entourée, a rattrapé les lacunes de sa formation idéologique et calibré sa parole. De cette façon, elle a pu développer une ligne politique, ce qui lui a permis d’être peu à peu remarquée pour ses idées, et pas seulement pour ses cheveux blonds.
La nièce de Marine Le Pen n’est-elle pas sincère quand elle dit qu’elle ne veut pas faire d’ombre à sa tante, même si le récit médiatique prétend le contraire ?
Si. Après avoir lu mon enquête, on comprend que Marion Maréchal candidate, ce n’est pas pour 2022. Même si le problème est moins l’ombre qu’elle lui ferait que l’évitement du conflit politico-familial. Je ne suis pas friand de la psychologisation à outrance de la vie politique, mais la relation affective entre Marion et Marine – qui l’a vue naître, pour ainsi dire – est un élément essentiel pour comprendre cela : la nièce ne veut pas affronter sa tante en place publique. Pour l’instant, elle reste donc dans son couloir, même si elle n’en pense pas moins : pour elle, le RN n’est pas du tout armé pour l’emporter en 2022. Et il était intéressant de l’entendre dire sur BFMTV, à la rentrée, qu’elle ne comptait se mettre au service de personne pour la présidentielle. L’air de rien, c’est une vraie marque de distance vis-à-vis de Marine Le Pen.
La Marion dont vous dressez le portrait est de droite assumée. Elle est libérale économiquement, travailleuse, opposée au mariage homosexuel et séduite par le conservatisme d’un Bellamy. C’est ce qu’on appelle « le RN du Sud » et c’est, en creux, tout ce qui manque à Marine Le Pen pour certains militants de la droite nationale. Pourtant, vous expliquez que Patrick Buisson – dont les idées sont plutôt proches de celles de Marion Maréchal – soutient Marine Le Pen plutôt que sa nièce. Pourquoi ?
Buisson ne soutient pas particulièrement Marine Le Pen : il estime que son nom est un repoussoir pour un trop grand nombre de Français, et il le lui a d’ailleurs dit en face. Il fait d’ailleurs la même analyse dans le cas de Marion Maréchal. Mais il est vrai que ses relations sont encore plus mauvaises avec la nièce qu’avec la tante ! Je raconte dans mon livre un dîner entre eux, en juin 2019, qui s’est terminé en queue de poisson. Sur le fond idéologique, en effet, Buisson partageait avec Marion Maréchal l’idée de l’union des droites, ce qu’il appelait dans une formule efficace l’alliance de la France de Johnny et de la Manif pour tous. Mais il a changé d’avis après les 8% de Bellamy aux européennes de 2019, en estimant qu’il fallait plutôt unir les anti-libéraux, ce qui ressemble plus au projet de Marine Le Pen. Tous ces débats stratégiques sont passionnants, mais à vrai dire, je pense que le sujet est surtout relationnel. Certains proches de Marion Maréchal estiment que Buisson est vexé parce que Marion Maréchal n’en a pas fait un conseiller influent à ses côtés. Et vous savez que les divergences personnelles sont souvent plus fortes que les convergences d’idées.
La nouvelle comparution d’Éric Zemmour n’est pas anodine et nous alerte sur le remplacement du débat d’idées par les tribunaux. Une poignée d’associations fait son miel de cette judiciarisation quotidienne.
N’ayons pas peur des mots : plus les jours passent, plus la police de la pensée fait des ravages. Dernier épisode en date, la comparution d’Éric Zemmour le mercredi 9 décembre devant le tribunal correctionnel. Son délit ? Avoir soutenu lors d’un débat télévisé que le maréchal Pétain aurait joué un rôle dans le (relatif) sauvetage des juifs de nationalité française. Ce faisant, il se serait rendu coupable de contestation de crime contre l’humanité.
On se frotte les yeux. On se pince. Car Zemmour ne fait que reprendre – de manière certes abrupte, lapidaire et caricaturale dans la forme – ce qu’ont soutenu et soutiennent encore, non sans raisons, quantités d’historiens, dont, entre autres, Léon Poliakov dans le Bréviaire de la haine (1951), Raul Hilberg, dans sa monumentale somme LaDestruction des juifs d’Europe, l’académicien français Robert Aron dans son Histoire de Vichy et, plus récemment, le chercheur franco-israélien Alain Michel dans son livre Vichy et la Shoah (2014).
Instrumentalisation liberticide
Mais là n’est pas le sujet, pas plus que ne l’est la personnalité (très) controversée de Zemmour. Le sujet est le suivant : la liberté d’expression existe-t-elle encore en France ? Pour quelles étranges raisons, les propos de Zemmour contreviendraient-ils à la loi ? À les supposer contestables, en quoi nieraient-ils la réalité de la Shoah ? En quoi discuter du rôle de Pétain reviendrait-il à remettre en cause l’existence des chambres à gaz ? Il y a là un détournement de la loi, une instrumentalisation liberticide de la justice par des associations (SOS Racisme, Licra, MRAP) qui cherchent à interdire tout débat historique. Cela est extrêmement grave. Le parquet a requis 10 000 euros d’amende. Mais quelle est la légitimité du parquet pour réclamer une telle peine ? Que connaît-il du sujet ? Les tribunaux sont manifestement incompétents, à tous les sens du terme, pour juger la complexité des débats historiques.
On aurait pourtant pu croire la question réglée depuis longtemps. Le 13 juillet 1984, LeMonde assura la publicité d’un texte dont Jacques Isorni, l’avocat historique de Pétain, était l’auteur. Ce texte, intitulé : « Français, vous avez la mémoire courte », résumait en quelques points la défense du maréchal. Avant sa publication, il avait été soumis pour avis à André Laurens, le directeur du Monde, et à Jacques Fauvet, son prédécesseur, qui n’avaient ni l’un ni l’autre émis la moindre réserve, estimant que leur journal se devait « de permettre des débats sur des sujets de société ». Rien de ce qui était écrit n’était en effet nouveau. Les arguments utilisés l’avaient été mille fois par tous les défenseurs de Pétain depuis quarante ans. Le texte évoquait « les atrocités et les persécutions nazies », sans autre précision, et le rôle prétendu « protecteur » de Pétain face à cette « barbarie ».
Plainte avait alors été déposée par l’Association nationale des anciens combattants de la Résistance (ANACR) et le Comité d’Action de la Résistance (CAR) pour apologie des crimes de collaboration contre Le Monde et Isorni.
Philippe Bilger contre l’histoire officielle
Au mois de juin 1986, le siège du parquet était occupé par le jeune substitut Philippe Bilger qui, avec sagesse, requit la relaxe. Qualifiant le débat « d’extraordinairement difficile », Bilger se demanda s’il n’y aurait pas de la part des plaignants « les prémisses d’un petit totalitarisme, d’une volonté de régenter l’information au nom d’une morale qui justifierait tout, y compris une presse moins libre au risque d’entériner une histoire officielle que l’on ne pourrait plus remettre en cause ». Une semaine plus tard, le tribunal rendit son jugement. Tous les prévenus furent relaxés. Les associations résistantes firent appel. Considérant que le manifeste litigieux contenait « implicitement et nécessairement » l’apologie des crimes de collaboration, quand bien même y étaient évoquées les atrocités et persécutions nazies, Isorni fut condamné à verser un franc de dommages et intérêts. La Cour de cassation confirma cette décision. Isorni saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme. Le 23 septembre 1998 – trois ans après la mort d’Isorni – les juges européens condamnèrent la France à verser 100 000 francs de dommages et intérêts à ses héritiers de manière à compenser le préjudice né de sa condamnation, jugée « disproportionnée dans une société démocratique ». La Cour constatait qu’Isorni n’avait jamais tenu de propos négationnistes, ni voulu minimiser l’Holocauste. Que seuls de tels propos étaient sanctionnables. Que pour le reste, il n’appartenait pas aux États d’arbitrer des débats d’historiens. Que si les autorités nationales pouvaient sanctionner des paroles racistes ou négationnistes émises lors de tels débats, elles ne pouvaient pas purement et simplement interdire le débat. Heureux temps. Quelle régression !
Gilles Antonowicz, avocat, historien François Garçon, historien, enseignant-chercheur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Limore Yagil, historienne, professeur d’Histoire contemporaine HDR Paris IV-Sorbonne
Amoureux des subtilités du français, Etienne Kern raconte la vie moderne à travers la dialectique entre le tutoiement et le vousoiement.
Les délicieuses complexités de la langue française demeurent un charme incompris des étrangers et, de plus en plus, des Français eux-mêmes. Ainsi en est-il de l’usage du tu et du vous, deux pronoms synonymes de subtilités historiques, sociales et culturelles, avec lesquelles chacun est encore prié de s’accommoder, à défaut de les maîtriser.
Étienne Kern cite ainsi une étude montrant que, dans le monde de l’entreprise, 70% des hommes tutoient leur chef, mais seulement 49 % des femmes
Dans un livre savoureux, Le tu et le vous : l’art français de compliquer les choses (Flammarion), Étienne Kern décline ces situations aux enjeux modestes, mais où la peur de mal faire est bien réelle : première rencontre avec son supérieur hiérarchique, avec ses futurs beaux-parents, avec un ancien camarade de classe devenu personnalité publique… Et puis ces règles induites qui veulent que deux hommes politiques, même de bords opposés, se tutoient à la buvette, mais se vousoient dans l’hémicycle. « Proximité d’un côté, éloignement de l’autre : les principes ont l’air clair », affirme l’auteur, tout en reconnaissant qu’il y a peut-être plus d’éloignement dans un « Casse-toi pov’con » que dans un « Comment allez-vous ? »
Ce livre ne recense pas les usages et ne cherche pas à les conceptualiser. Étienne Kern pose son regard de professeur de français qui « essaie d’être aussi sensible que possible aux nuances de la langue et à ce qui se dit sous les mots ». Il cite ainsi une étude montrant que, dans le monde de l’entreprise, 70 % des hommes tutoient leur chef, mais seulement 49 % des femmes. « Ce déséquilibre pronominal atteste à sa manière, écrit-il, comme les écarts salariaux, les inégalités dont les femmes sont victimes : il en est l’enregistrement, la preuve par la langue. » Il reprend aussi la formule de Michelle Perrot : la conception des rapports familiaux est « révolutionnée par la Révolution ». On aspire à davantage de fraternité et d’égalité entre générations… et voilà comment les petits-enfants sont autorisés à tutoyer leurs grands-parents.
Le vousoiement marque la distance
La vague digitale qui a déferlé sur nos sociétés est évidemment évoquée, et avec elle son langage particulier, reflet d’un « discours libertaire cyber-utopiste de style californien, hérité de la contre-culture des années 1960 », révélateur des différences générationnelles aussi. En juillet 2011, Laurent Joffrin est malgré lui à l’origine d’un embrasement de la twittosphère, après avoir répondu à un journaliste, par tweets interposés : « Qui vous autorise à me tutoyer ? »
Si le vousoiement marque la distance que l’on doit à un inconnu, une personne âgée ou détentrice de l’autorité, Étienne Kern se demande pourquoi, alors, est-il permis de tutoyer Dieu. Un prêtre lui répond : « Ce qui compte, c’est que Dieu entende la majuscule. Il ne faut jamais dire tu, mais Tu. Il ne faut jamais dire vous, mais Vous. Après, Tu ou Vous, c’est pareil. L’important, c’est de comprendre que Dieu n’est pas un “il” ou un “cela” : c’est quelqu’un à qui on peut parler. » Preuve que les voies du Seigneur ne sont pas les seules impénétrables, cette confidence de Bernadette Chirac : « Quand Jacques veut me mettre de mauvaise humeur, il me tutoie. »
Après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine et l’assassinat ignoble de Samuel Paty le 16 octobre 2020, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a décidé de dissoudre les associations qui auraient des liens avec l’islamisme radical. Cette procédure est-elle nouvelle ? Et peut-on apporter des limites à ces associations au sein d’un État de droit ?
Quelques heures après l’attentat contre le professeur Samuel Paty, Gérald Darmanin avait annoncé que « 51 structures associatives verront toute la semaine un certain nombre de visites des services de l’État et plusieurs d’entre elles, sur ma proposition, se verront dissoudre en Conseil des ministres ». Qu’en est-il dans la réalité ?
Un lent processus de dissolution engagé depuis 2012
Un processus (certes lent) de dissolution des associations liées au radicalisme islamiste a commencé depuis 2012. Le premier groupement de fait dissous (par le décret 2012-292 du 1er mars 292) fut « Forsane Alliza », appelant à l’instauration du califat et incitant les musulmans à s’unir en vue de participer à une guerre civile présentée comme très probable, et en préparant ses membres au combat et à la lutte armée.
Trois associations furent ensuite dissoutes le 24 janvier 2016: « Retour aux sources », « Le retour aux sources musulmanes », et l’« Association des musulmans de Lagny-sur-Marne » (bel et bien dissoute après un recours devant le juge administratif)[tooltips content= »Décret du 6 mai 2016 portant dissolution d’une association. »](1)[/tooltips]. Puis, ce fut au tour de l’association « Fraternité musulmane Sanâbil (Les Épis) » le 24 novembre 2016, de l’« Association des musulmans du boulevard National » (AMN Assouna), le 31 août 2018, ou encore de l’association « Killuminateam – Les soldats dans le sentier d’Allah » le 26 février 2020.
Plus proche de nous et à la suite de l’attentat de Conflans Sainte-Honorine, le 21 octobre 2020, l’État a dissous le collectif « Cheikh Yassine » (du nom de Cheikh Ahmad Yassine, cofondateur du Hamas, le mouvement islamiste palestinien).
« Cheikh Yassine »: un collectif proche du Hamas
L’homme qui accompagna le parent d’élève venu se plaindre du professeur Samuel Paty, n’était autre qu’Abdelhakim Sefrioui, président du collectif « Cheikh Yassine ». Actuellement objet d’une enquête pour « complicité d’assassinat terroriste » en lien avec l’assassinat du professeur à Conflans-Sainte-Honorine, cet homme n’est pas inconnu des services de renseignement, car visé par une fiche S depuis plusieurs années.
Dès sa création en 2004, ce collectif s’est positionné en faveur de la branche armée du Hamas, inscrite sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne. C’est aussi grâce à ce collectif que son dirigeant a pu rencontrer de nombreux individus connus pour leur appartenance à des groupes islamistes radicaux, pour leur participation à des projets d’attentats terroristes ou encore à des filières d’acheminement de djihadistes en zone irako-syrienne. Plus encore, le dirigeant du collectif est entré en contact à de nombreuses reprises, dont en dernier lieu au printemps 2020, avec la veuve de l’un des deux auteurs de l’attentat perpétré contre le journal Charlie Hebdo.
Une semaine après la dissolution du Collectif « Cheikh Yassine », l’association Barakacity fut dissoute par un décret du 28 octobre 2020. Dans le viseur du gouvernement, son fondateur Driss Yemmou, dit Idriss Sihamedi, est soupçonné d’avoir lancé des campagnes de cyberharcèlement contre une ex-journaliste de Charlie Hebdo et une chroniqueuse de RMC, toutes deux engagées dans la lutte contre l’islamisme, et s’est aussi rendu personnellement en Syrie, en zone occupée par l’État islamique en septembre 2018.
Le CCIF accusé d’être une «officine islamiste œuvrant contre la République»
La dissolution du Collectif « Cheikh Yassine » est fondée sur les nombreuses relations que cette association entretient au sein de la mouvance islamiste radicale et soutient par l’intermédiaire de ses publications des référents religieux connus pour leur légitimation du djihad armé et leur ralliement à l’idéologie d’Al-Qaeda. Plus encore, le président de cette association entretient des relations avec d’autres associations appartenant à la mouvance islamiste radicale, qu’il s’agisse de structures islamistes en Europe ou de groupes djihadistes, et avec d’ex-membres d’associations aujourd’hui dissoutes pour leur implication dans cette mouvance (comme le président de l’association elle aussi dissoute Sanabil).
Cette association a aussi bénéficié de dons de personnes impliquées dans des faits de terrorisme, dont notamment l’auteur de l’attentat contre deux policiers à Magnanville commis le 13 juin 2016.
Enfin, le gouvernement a engagé la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), le 2 décembre 2020, accusé d’être une « officine islamiste œuvrant contre la République ». Cette association a préféré s’auto-dissoudre pour éviter de subir une telle mesure, en prenant bien soin de transférer ses actifs à l’étranger, « à des associations partenaires qui se chargeront de prendre le relais de la lutte contre l’islamophobie à l’échelle européenne ». C’est la raison pour laquelle l’État a voulu aller plus loin, en dissolvant le collectif en tant que groupement de fait, puisque cette auto-dissolution est « intervenue pour faire échec au projet de dissolution envisagé par le gouvernement, n’est que de pure façade, l’association continuant désormais ses agissements sous la forme d’un groupement de fait qu’il y a lieu de dissoudre pour les mêmes motifs »[tooltips content= »Décret du 2 décembre 2020 portant dissolution d’un groupement de fait. »](2)[/tooltips].
L’État de droit, un paravent pour d’autres objectifs ?
L’État de droit permet aux associations visées de défendre leur point de vue en affichant officiellement une position de promotion des droits et libertés et de lutte contre l’islamophobie. Mais dans la pratique, il en va différemment.
Pour exemple, l’association Barakacity, a pour objet officiel « la création, la…
La pluie ça mouille et le froid ça pince. Il n’y a donc plus grand monde pour faire du vélo dans les grandes villes, l’hiver venu. Il y a en revanche de plus en plus d’habitants, épuisés par les problèmes de circulation, qui envisagent de quitter les mégalopoles…
L’hiver, les vélos c’est comme les feuilles mortes. Il en reste bien quelques-uns à errer sur les pistes cyclables, mais ils ressemblent à ces blocs feuillus, épars, qui font de la résistance au bout des arbres dans le vent glacé, agités comme des manchons de pom-pom girl. Faut s’y faire, la plupart des véhicules à pédales ont disparu. Oh bien sûr, il reste quelques rares talibans du boyau et de la roue bandée pour continuer à faire glisser leur biclou sur les patinoires réservées, comme des pingouins désœuvrés sur la glace. Mais les stations Vélib ressemblent désormais aux garages parisiens qui osent encore vendre des 4×4, elles sont pleines à craquer.
Emmerder la majorité
Alors, de jour comme de nuit, on assiste à cette nouvelle curiosité citadine où d’immenses queues d’embouteillages automobiles se forment sur des voies uniques, alors qu’à quelques mètres de là, des kilomètres de pistes cyclables à double-sens restent aussi désertes et disponibles qu’une salle de réunion un jour de pot de départ en flex-work-télé-travail-covidé. C’est comme ça, il faut s’y habituer. Et puis, ça n’est finalement pas si étonnant: tout est fait aujourd’hui pour satisfaire les minorités. En particulier surtout lorsqu’il est question d’emmerder la majorité, donc le plus grand nombre.
Comme s’il était impératif d’accabler encore les millions de voitures qui galèrent chaque jour à essayer de traverser Paris. De fatiguer davantage les forçats qui cherchent une place à huit euros les deux heures. D’user définitivement les salauds qui s’agglutinent boulevard Saint-Germain pour aller Gare de Lyon, parce que les voies express sont désormais condamnées, donc elles aussi désertes.
Dégoûter les millions de clampins banlieusards qui luttent encore quotidiennement pour aller bosser (mais pour combien de temps) ? Étriller les centaines de milliers de propriétaires de deux-roues à moteur à qui il ne restait plus que la moto pour aller vite en ville et qui vont découvrir bientôt le stationnement payant ?
Les vieux ne comptent pas!
Ils sont autant de « clients » non-électeurs dont les maires de Paris, de Grenoble, Lyon ou Bordeaux n’ont cure. De toute façon, les édiles de la « gauchécolo » sont en mission divine. Au nom de leurs croyances, ils préfèrent privilégier un transport qui ne s’adresse finalement qu’à une minorité de personnes. Même si les abonnements Vélib ont doublé, faisant progresser de 30% avec eux le nombre des accidents. Ce sont les 20–50 ans qui poussent la pédale ou chevauchent les patinettes. Pour aller bosser de Paris à Paris. Les autres font de la marche à pied ou se farcissent le métro et le RER.
Quant aux vieux, on s’en fout bien. Ils sont condamnés à rester chez eux, à se faire livrer, ou à prendre des taxis, puisque les mairies n’ont pas autre chose à faire que « reconquérir » les places de stationnement qu’ils utilisaient, pour y faire pousser de jolis pots de fleurs en végétalisation participative. On est là pour révolutionner. Pour marquer son temps aussi, en suivant une idéologie dogmatique. Pas pour caresser les travailleurs et les vieux dans le sens du poil.
Le pire, c’est que ces modes de déplacement “doux” sont aussi efficaces que les éoliennes un jour de calme plat. Ils sont alternatifs comme le vent et ne fonctionnent que six ou sept mois par an, d’avril à septembre. Et encore on a battu le record d’ensoleillement à Paris depuis 1959 !
Une écologie punitive
Les mairies vertes – ou assimilées – auraient pu avoir envie d’aider les victimes de la relégation périurbaine, en facilitant leurs déplacements automobiles pendant l’épidémie, afin d’éviter qu’elles ne s’infectent en se serrant dans les transports en commun. Elles ont préféré dépenser des centaines de milliers d’euros pour zébrer le sol de bandes jaunes, de quilles en plastique et de blocs de béton afin de délimiter ainsi les « coronapistes », ces allées cyclables provisoires (donc définitives) instaurées, imposées et baptisées par notre « drame de Paris » lors de la première vague Covid. Elles sont aujourd’hui totalement désertes et le resteront jusqu’au printemps.
Qu’importe si l’écologie des élus citadins est punitive ! Qu’importe qu’elle transforme nos cités en musées remplis de magasins de grandes marques, seules capables de payer les loyers en centre-ville. Pas grave si elle tue au passage les artisans incapables de se déplacer et de travailler à causes des PV. Rien n’est trop beau pour les bobos et les bénéficiaires des logements sociaux. Et surtout, pas grand-chose ne nous privera du généreux progrès qui consiste à pédaler pour se déplacer. Même si le vélo est finalement le transport le plus égocentriste, rétrograde et crevant qu’on ait jamais osé inventer depuis l’avènement des sorties de grotte…
Les restrictions de circulation emmerdent ceux qui ont besoin de leur voiture mais sont assumées: tous ces réacs de la bagnole qui fument et qui puent le diesel, tous ces cons de beaufs qu’on a chassés des centres-villes depuis les années 70 à grands coups de mètres carrés inaccessibles ont été remplacés par une tripotée de bohèmes qui cultivent leurs radis en roof top, dans les espaces de végétalisation coconstruites et autogérés, en se délectant de tartares de quinoa. Madame Hidalgo et ses coreligionnaires ont réussi à faire fermer Fessenheim par pure dogme et rallumer les centrales à charbon. Il faut bien lutter contre le réchauffement climatique, la montée des océans et les pesticides. Mais elle restera dans l’histoire de Lutèce comme la reine qui a fait fuir les Parisiens dépités qui plient les gaules jour après jour.
Le projet de vente par la Région Bourgogne Franche-Comté de l’abbaye de Pontigny dans le département de l’Yonne a provoqué un début de polémique. Fallait-il privilégier le projet de la fondation François Schneider prévoyant, en plus d’activités touristiques et culturelles, un complexe hôtelier haut de gamme (finalement choisi) aux dépens du projet de la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre?
N’ayant pas eu accès aux dossiers, nous ne réglerons pas la question, mais cet événement est l’occasion de revenir sur une question qui fait l’actualité depuis plusieurs mois: la restauration du patrimoine. Nous avons interrogé Guillaume Ull, architecte du patrimoine qui travaille depuis de nombreuses années dans la restauration du patrimoine historique et qui, en 2019, a racheté avec son compagnon l’Abbaye de Chéhéry dans les Ardennes.
Causeur. La région Bourgogne Franche-Comté vient de valider la vente du domaine de l’abbaye de Pontigny à la fondation Schneider pour la somme de 1,8 million d’euros. On a appris à cette occasion que l’entretien du monument par la collectivité coûtait 200 000 euros par an! Finalement vendre de tels monuments historiques au privé n’est-il pas, au vu des charges pesant déjà sur les comptes publics, le meilleur moyen de les sauvegarder ?
Guillaume ULL. C’est une question de société : aujourd’hui le ministère de la Culture consacre trois cents millions d’euros par an à la restauration du patrimoine sur les trois milliards d’euros de son budget (hors plan de relance qui consacre un budget supplémentaire sans précédent pour l’année 2021). La protection d’un bâtiment au titre des Monuments historiques est une décision émanant de l’État qui implique des investissements de sa part. Mais avec un tel budget, il n’est pas toujours en mesure d’assumer les contraintes financières qu’il s’est pourtant lui-même créées.
Guillaume Ull, Administrateur de l’abbaye de Chéhéry.
Cela dit, l’État ne peut pas tout et ne sait pas tout faire et on ne peut pas considérer que cette politique ne fonctionne pas, car chaque année de nombreuses opérations de restaurations se montent partout sur le territoire. Cette politique n’est juste pas suffisante. L’initiative privée a tout à fait sa place dans le processus, étant plus à même de mener des projets dont l’aspect économique est primordial au regard des coûts d’entretien très importants et des investissements nécessaires.
Dans le cadre d’un projet de restauration et de valorisation d’une telle abbaye cistercienne, quelles seraient, selon vous, les actions à mener, les écueils à éviter?
L’objectif de tout projet de restauration est la conservation des bâtiments afin de garantir leur pérennité dans le temps et de les transmettre aux générations futures dans de bonnes conditions. Le parc des Monuments Historiques français est immense et très varié, chaque bâtiment appelle donc une réflexion spécifique, en fonction de sa nature, aussi bien en termes de restauration que de valorisation.
Un programme hôtelier peut être une réponse économique pour garantir le bon entretien et donc la pérennité du monument dans le temps
Par exemple, une église paroissiale reste encore aujourd’hui dans la plupart des cas un édifice cultuel et est restaurée comme telle. Tout programme doit être construit en tenant compte de la nature, de l’histoire, des espaces, de la fonction d’origine du monument (entre autres). Il n’y aurait rien de pire que de chercher à faire rentrer une fonction prédéfinie dans un monument sans réflexion profonde de ce type. Ce serait sa dénaturation à coup sûr. En résumé c’est le programme qui doit s’adapter au monument et non le monument qui doit s’adapter au programme.
Au-delà de la question du programme, le patrimoine fait partie de notre bien commun. Il doit donc, selon moi, être ouvert le plus largement au public, ce qui ne s’oppose pas à un développement économique. C’est une question d’équilibre à trouver. Si de nombreux monuments publics sont souvent des musées ou développent des programmes à visée culturelle, c’est parce que les institutions les financent. L’aspect économique n’est pas primordial dans ce cas. Cela donne simplement l’avantage d’être très ouvert et éducatif. Cependant, certains aspects du monument ne seront pas mis en avant, aspects que des propriétaires privés seront plus susceptibles d’assumer parce qu’ils poursuivent, en autre, une certaine rentabilité économique. Ainsi, dans le cas d’une abbaye, un projet économique tourné autour de la production, comme on essaye de le faire à l’Abbaye de Chéhéry, est très cohérent car ces édifices cultuels étaient aussi d’immenses domaines de production qui assuraient d’importants revenus aux communautés. Les enjeux de notre époque sur l’origine et la qualité des produits alimentaires sont devenus centraux. Quoi donc de mieux que de redonner à une abbaye une de ses fonctions premières, et de la présenter ainsi telle qu’elle fonctionnait à l’origine ?
Enfin, pour les programmes culturels qui restent très fréquents, là aussi la créativité doit rester de mise. Pour ma part je milite pour des activités et manifestations très variées de manière à ne pas exclusivement toucher un public d’initiés. Le patrimoine appartient d’une certaine manière à tout le monde. C’est encore une fois une question de cohérence et d’équilibre à trouver.
Le projet retenu pour l’instant par la région est centré sur un complexe hôtelier. Finalement, le fait que le monument soit classé au titre des monuments historiques ne garantit-il pas à lui seul, du fait des règles qui s’imposent aux propriétaires, que le projet soit respectueux du monument et de son histoire ?
Le classement au titre des Monuments Historiques est un statut particulier qui interdit la démolition de tout ou partie du monument. Il soumet également un propriétaire au droit de regard des institutions culturelles qui évaluent le projet afin que celui-ci soit respectueux des bâtiments. Cela ne veut pas dire qu’aucun aménagement, transformation, voire extension n’est possible mais il devra se soumettre à l’avis des institutions, être conçu et évalué en partenariat avec elles. Si certains projets sont très réussis, d’autres sont préjudiciables à l’authenticité du monument, et ce malgré ces garde-fous. Un système n’est jamais parfait, mais il fonctionne globalement plutôt bien dans notre pays. Si nous avons tous en tête certaines destructions traumatisantes ou certains monuments très transformés, c’est aussi une question d’époque. Ces mutilations, sans dire qu’elles n’existent plus, se font de plus en plus rares aujourd’hui.
Pour complètement répondre à la question, un programme hôtelier est très courant dans ce genre d’édifice. Il peut être une réponse économique pour garantir le bon entretien et donc la pérennité du monument dans le temps. Il est ensuite difficile de préjuger du résultat. Un programme d’hôtellerie est très lourd en termes de normes, très formaté selon qu’on vise telle ou telle clientèle. Il peut donc s’avérer très destructif pour l’authenticité d’un bâtiment. Même si l’aspect final est très qualitatif, c’est souvent au prix de lourdes interventions et d’éléments refaits à l’identique.
Dans la mesure où la France rurale rencontre de grandes difficultés économiques et semble s’éloigner de la France des métropoles, n’a-t-elle pas finalement besoin de grands projets économiquement ambitieux pour remonter la pente ? Et dans ce cadre, ne peut-on pas un peu « violer l’histoire (ou le patrimoine) pour faire de beaux enfants » ?
La chance avec le patrimoine c’est qu’il est présent partout, dans les villes comme dans les campagnes voire dans des lieux extrêmement isolés. C’est donc un formidable vecteur de projets. Il y a là encore un véritable potentiel de développement économique rural de toutes les échelles. Ces monuments appartiennent en grande majorité à des privés, ils tiennent donc une partie de ce potentiel entre leurs mains, d’autant que les possibilités et aides de la part des institutions sont parfois très importantes aussi bien pour les travaux de conservation et de restauration que pour les investissements nécessaires au montage d’un projet économique. Beaucoup de projets se développent depuis quelques années et l’on voit fleurir de plus en plus de projets intéressants, multiples et variés.
Rien ne nécessite donc d’être violé, car comme je l’expliquais, un monument est une chose complexe et tout programme est envisageable mais cela dépendra de son caractère, de la qualité du projet et de sa mise en œuvre.
Mardi 15 décembre midi, le monde de la « culture » manifeste place de la Bastille ! On y voit des pancartes « Culture en danger !». Ah tiens ! Enfin, ils s’en rendent compte ?
Moi aussi je pense que la culture est en danger depuis un sacré bout de temps, mais je me dis plutôt « Les salles sont fermées ? Tellement de mauvais spectacles qui ne se joueront pas, tellement de classiques revisités, modernisés et déchiquetés qui sont annulés, c’est toujours ça de gagné. Molière et Racine vont enfin pouvoir reposer en paix ! » Oui, je suis mauvais camarade, c’est vrai, mais que voulez-vous…
Pour qui tombe en plein dans ce rassemblement sans en être informé, impossible de savoir à première vue pour quoi on manifeste. Ecriture inclusive sur les pancartes : proteste-t-on contre les violences faites aux femmes ? Deux marionnettes géantes dont une noire qui danse à l’africaine : Marche-t-on une nouvelle fois contre le racisme ?
Le stéréotype de la manifestation
Non, c’est plutôt un mélange de tout cela. On vient défendre son petit beefsteak culturel, mais comme on est « artiste », on rappelle qu’on est gentil, qu’on a des jolis petits sentiments et des larmes prêtes à couler, qu’on n’est pas raciste, pas sexiste, enfin qu’on n’est pas des fachos ! Bienvenue à la fête de l’Huma ! Dans cette manif, tout le monde semblait savoir jouer du djembé et des percussions en tout genre, mais pas sûr qu’on aurait pu trouver quelqu’un sachant dire l’alexandrin. Le boucan des tam-tams aurait-il fait fuir Racine ?
Mais pour que le cliché soit complet, Assa Traoré ainsi que quelques odeurs de saucisses grillées se mêlant à la foule manquaient un peu. Enfin bref, tout ce joyeux petit monde cultureux était là, mobilisé, plein de ferveur, même s’il est probable qu’une simple averse aurait suffi à faire rentrer tout le monde à la maison. Je peux évidemment comprendre qu’ils réclament la réouverture des salles, je n’attends moi-même que de pouvoir remonter sur les planches. Mais qu’on ne me fasse pas croire que c’est pour sauver la culture. Qu’ils soient au moins honnêtes, et qu’ils l’avouent : c’est pour leur fric qu’ils manifestent !
Commerçants du spectacle
On ne voit personne manifester contre le Conservatoire national d’art dramatique de Paris qui n’apprend plus à ses élèves à déclamer l’alexandrin et qui préfère donner des cours de Tai-chi ou former de bons petits militants de gauche (comment pourrait-on être un bon citoyen de droite ?)
Martine Chevallier, la plus grande tragédienne française, a été mise à la porte de la Comédie française il y a peu de temps : où étaient les gardiens de la culture et leurs pancartes ? On ne les voit pas non plus manifester contre la Comédie-Française qui, de conservatoire du théâtre français, est passé destructeur de répertoire ! S’ils se réunissent place de la République, ce n’est évidemment pas pour la culture, encore moins pour l’art, c’est pour leur sécurité. Alors, un peu d’humilité et d’honnêteté.
Oubliez le mot “Culture” comme vous avez oublié le mot Art, et assumez le statut de commerçant du spectacle, qui n’est certes pas très joli, mais plus réaliste, et dans ce domaine-là vous avez toute ma confiance. Allez, musique! Musique! Boum, boum, Tam, tam, en avant les djembés!