Le petit État de l’Himalaya est en pleine crise identitaire, alors que la Chine et l’Inde y ont trouvé un nouveau terrain d’affrontement.
C’est un combat anachronique qui se joue actuellement au Népal. Il y a trois semaines, face aux pressions exercées dans la rue par les royalistes qui réclament le retour du roi Gyanendra Shah sur son trône et aux divisions internes qui minent son gouvernement, le Premier ministre marxiste Khagda Prasad Sharma Oli a annoncé la dissolution du parlement et des élections anticipées prévues pour le 30 avril prochain.
Dans cet Etat de l’Himalaya en pleine crise identitaire, les Népalais appellent désormais au retour de la monarchie renversée en 2008. Tapies dans l’ombre, Chine et Inde jouent une impitoyable partie d’échecs afin de préserver leur sphère d’influence dans cette partie de l’Asie.
Un pays troublé
Depuis plusieurs jours, le Népal vit aux rythmes des manifestations en faveur du retour de la monarchie. Par dizaines de milliers, les rues des principales villes du pays, dont la capitale Katmandou, se sont couvertes de drapeaux de l’ancienne monarchie défunte et de portraits du roi Gyanendra Shah. Monté sur le trône en 2001, après un parricide particulièrement sauvage, le dernier monarque du Népal a été contraint à l’abdication après sept ans de règne marqué par une tentative de restauration de l’absolutisme qui a précipité sa chute. Exilé de l’intérieur et bénéficiant de larges privilèges, que la coalition marxiste au pouvoir depuis 2017 a tenté vainement de faire retirer, le souverain reste une voix critique.
Il n’a pas hésité à remettre publiquement en question l’adoption de la laïcité et la fédéralisation du pays qui ont mis à mal l’unité du pays forgée sous le sceau du roi Prithivî Nârâyan Shâh au cours du XVIIIème siècle. Lorsqu’ils ont pu se hisser au pouvoir après une longue rébellion d’une décennie et avec la complicité du Congrès népalais, pourtant soutien à la royauté des Bir Bikram Shah, les communistes et marxistes-léninistes ont été porteurs d’espoirs. Rattrapés par la réalité des affaires, le Népal connaît aujourd’hui une grave crise économico-sociale que la crise du Covid-19 a achevé de plonger dans une instabilité politique chronique. Aujourd’hui les partis de gauche sont à couteaux tirés et les monarchistes se sont engouffrés dans les multiples brèches ouvertes par le gouvernement.
Kamal Thapa fédère les monarchistes
Le Rashtriya Prajatantra Party est ainsi une épine dans le pied d’argile de la République fédérale. Ultra-monarchiste et hindouiste convaincu, Kamal Thapa a réussi à fusionner sous le nom de son mouvement toutes les composantes royalistes du pays. À la tête de la première force politique extra-parlementaire, l’ancien (deux fois) vice-premier ministre tire actuellement à boulets rouges sur les marxistes, les Chrétiens qui essaiment et menacent l’identité religieuse du pays selon lui ou encore contre la Chine et l’Inde qui se disputent le contrôle du Népal. New Delhi ne fait pas mystère de son soutien public au roi Gyanendra Shah, l’Inde l’a rencontré à de nombreuses reprises. Au grand dam de Pékin qui a récemment dépêché une délégation afin d’imposer sa médiation dans le conflit opposant les maoïstes dissidents et les marxistes-léninistes et empêcher le retour à l’ancien régime qui s’est acheté une bonne conduite aux yeux des Népalais. Un souverain qui vient justement de débarquer dans l’Est du pays et devrait rencontrer les différents leaders royalistes du pays afin de discuter de la situation du pays. Le Népal va-t-il retrouver sa monarchie ? Le Congrès népalais, principal parti d’opposition, reste encore très frileux quant à cette perspective et rejette toute proposition de référendum en ce sens. «La monarchie ne reviendra pas au Népal. Les manifestations pour son rétablissement se poursuivent en raison de l’incompétence du gouvernement Oli à gouverner », croit savoir Sher Bahadur Deuba, ancien Premier ministre, qui minimise la portée de ces rassemblements dont le principal slogan est « Roi, reviens nous sauver ». « Notre nation doit retrouver évidemment sa monarchie et son statut d’état hindou. Tant que nous n’atteindrons pas notre objectif, nous nous battrons pour cela » lui ont répondu en cœur les monarchistes, le 27 décembre dernier.
Il manquait une rubrique scientifique dans Causeur. Peggy Sastre vient combler cette lacune. À vous les labos!
L’humain est ainsi fait qu’il lui est difficile de faire le mal sans raison et, surtout, sans raison qui ne lui donne l’impression de ne pas le faire. S’il peut y avoir 1 ou 2 % d’authentiques psychopathes dans une population, 98 à 99 % des gens devront toujours se trouver au préalable une excuse, un prétexte, un récit pour parvenir à nuire à leurs congénères en étant persuadés de la justesse, voire de la bienveillance de leur dessein. Une logique qui reste la même quelle que soit l’envergure du dommage. C’est celle du voisin qui déverse sa poubelle dans votre boîte aux lettres parce qu’il trouve que vous avez été trop bruyant en rentrant hier soir. Ou du taliban qui vide son chargeur dans la tête d’un écolier de Peshawar pour le punir d’être le fils d’un soldat d’une armée qu’il combat depuis des lustres. Dans les deux cas, l’envie de cruauté n’est pas suffisante pour motiver le passage à l’acte, il est nécessaire d’en faire un terreau moral où les racines du mal seront invariablement et a priori plantées chez son adversaire désigné – « c’est pas moi qu’ai commencé ».
Justification morale
Un tel processus de « justification morale », comme l’a conceptualisé le psychologue canado-américain Albert Bandura, est une formidable baguette magique. Grâce à elle, des actions intrinsèquement destructrices se voient transformées en démarches individuellement et collectivement acceptables, si ce n’est recommandables. Et plus les causes qu’on s’imagine servir sont grandioses, plus durs et nombreux seront les coups permis, la bonne conscience enflant à mesure que l’ineptie des premières le dispute à la violence des seconds. « Certainement qui est en droit de vous rendre absurde est en droit de vous rendre injuste », écrit Voltaire. Les humains ont cette propension à tuer « pour des idées fumeuses plus férocement que d’autres créatures tuent pour manger », ajoute cent soixante-dix-huit ans plus tard l’anthropologue américain Loren Eiseley. En nous dotant d’un système de valeurs qui nous attribuera forcément le plus beau rôle, la morale occulte par la même occasion toutes les effusions de sang requises pour que nos si fameuses « meilleures intentions du monde » en viennent à se concrétiser.
Plus précisément, lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui nous semble moralement bon ou mauvais, nous formons des croyances qui ne sont pas comme les autres, notamment en ce qu’une fois intégrées, elles résistent beaucoup mieux à l’autorité. En outre, les humains ont tendance à être objectivistes dans leurs croyances morales : ils ne les jugent pas comme de simples préférences, au bout du compte toujours relatives, mais y voient des manifestations du vrai ou du faux. Ce qui fait qu’ils ont toutes les difficultés du monde à ne pas considérer comme déviants les comportements de leurs congénères qui y contreviennent et n’ont que peu de velléités de compromis. Les convictions morales sont ainsi considérées comme des prescriptions universelles, régissant ce que chacun « doit » ou « devrait » faire. Que d’autres personnes enfreignent ces attentes et contestent leurs opinions peut susciter de fortes réactions émotionnelles susceptibles d’aller jusqu’à la violence. En termes cognitifs, c’est la face noire de la morale. Scott Philip Roeder, qui décida le 31 mai 2009 d’abattre en pleine messe le Dr George Tiller parce qu’il dirigeait une clinique d’IVG dans le Kansas était animé par de profondes convictions morales qui lui ont fait percevoir son geste comme un impératif. Idem pour tous les extrémistes, qu’importe la diversité de leurs obédiences : la force de leurs valeurs morales fait qu’ils sont plus disposés à accepter la violence lorsqu’ils la voient servir leur cause.
La face noire de la morale au cœur de notre cerveau
Publiée le 16 novembre dans la revue American Journal of Bioethics Neuroscience, une étude menée par des chercheurs de l’université de Chicago dirigés par Jean Decety, docteur en neurobiologie et professeur de psychologie et de psychiatrie, éclaire ce tableau d’un peu de physiologie et cible la face noire de la morale au cœur de notre cervelle. En l’espèce, ce travail identifie les mécanismes cognitifs et neuronaux spécifiquement associés à la justification de la violence sociopolitique et montre que leur activation est fonction de la force des convictions morales portées par les individus concernés.
Pour ce faire, les chercheurs ont passé des annonces dans la région métropolitaine de Chicago où ils ont recruté 32 personnes se définissant comme de gauche (18 femmes et 14 hommes âgés en moyenne de 23 ans, l’échantillon allant de 18 à 38 ans) qu’ils ont ensuite interrogés sur des sujets caractéristiques du clivage progressiste/conservateur (avortement, immigration illégale, aide extérieure, taux d’imposition, limitation du pouvoir de l’État, etc.). Lors de l’expérience à proprement parler, les cobayes devaient regarder des photos de récentes manifestations ayant tourné à l’émeute qui, sans qu’il soit possible d’en déterminer les enjeux véritables, étaient censées défendre les causes qui leur étaient plus ou moins chères. Consigne : en trois secondes, indiquez sur une échelle de 1 à 7 si ces violences vous paraissent ou non justifiées. Pendant ce temps, les scientifiques surveillaient leur cerveau par IRM fonctionnelle, histoire de voir quels circuits étaient en train de s’activer. Decety et ses collègues avaient émis deux hypothèses : soit l’effet des convictions morales allait être d’atténuer le processus normal d’inhibition des pulsions antisociales, soit elles devaient augmenter la valeur subjective que les participants pouvaient accorder aux actions violentes qui leur étaient présentées.
Les résultats penchent vers la seconde option car ce sont le striatum et le cortex préfrontal ventromédian, régions impliquées dans le circuit de la récompense, du plaisir et de la prise de décision, qui s’activent avec une intensité proportionnelle à la force des convictions morales. À l’inverse, ces zones du cerveau sont restées relativement silencieuses quand les participants n’approuvaient pas les violences qui leur étaient présentées. En résumé, selon que la flambée de violence semblait ou non aller de pair avec leurs convictions sociopolitiques personnelles, les participants ne la peignaient pas de la même couleur morale – ils la voyaient en bien s’ils pensaient qu’elle servait une cause qui leur plaisait, mais en mal dans le cas contraire. Ce qui indique bien que la force d’une conviction morale est capable de contrecarrer l’aversion naturelle que ressent presque tout un chacun rpour le mal infligé à autrui.
Seul, terriblement seul. Donald Trump n’est plus l’homme le plus puissant du monde. Battu, humilié, définitivement acculé face au vide vertigineux de la perte du pouvoir; le grand enfant facétieux qui séduisit tant de laissés pour compte s’est fait tyran immature, starlette de la télé-réalité refusant d’admettre qu’elle devait quitter le loft rempli de caméras qu’a été la Maison blanche pendant ces quatre dernières années.
Tel Néron assistant au grand incendie de Rome depuis ses appartements, Donald Trump a dû se résigner à voir ses partisans lancer l’assaut contre le Capitole, symbole d’une première démocratie du monde devenue première farce mondiale. Pis, il n’a même pas eu le courage d’assumer ses responsabilités, agitant des fraudes qu’il n’a jamais pu prouver concrètement. Quatre de ses supporters sont en effet morts pour lui, convaincus que l’élection avait été truquée et qu’ils étaient les derniers remparts des institutions étasuniennes. Ils ont reçu pour prix de leur dévouement l’honneur suprême d’être traités de « losers », vocable favori du président sortant. Des belles âmes qui hurlaient leur indignation contre les violences policières, ils ne recevront que le mépris ou l’indifférence.
Donald Trump n’avait pourtant pas à rougir, ni de son bilan, ni de son résultat à l’élection présidentielle de novembre dernier. Il avait ainsi annoncé avant tous les autres, sous les railleries des médias officiels et de ses adversaires, qu’il y aurait un vaccin contre le « virus chinois » qui nous permettrait peut-être de reprendre une vie normale avant la fin de l’année 2020. Il ne s’était pas trompé, mais le monde l’a su avec une semaine de retard. Les laboratoires ont-ils volontairement caché cette information pour ne pas donner raison à ce président honni ? Nous ne le saurons jamais, au fond, cela n’importe que peu. Nous ne saurons pas non plus si cela aurait changé le cours de cette élection. En 2016, Donald Trump avait gagné à la surprise générale, bénéficiant d’un élan de sympathie venu du cœur de l’Amérique, d’une Amérique oubliée en passe d’être définitivement reléguée au second plan.
Une petite partie de cette Amérique l’a soutenu jusqu’au bout, jusqu’au fanatisme ; les plus ardents de ces hommes et de ces femmes étaient d’ailleurs réunis devant le Capitole, prêts à faire basculer le pays dans une révolution, une nouvelle guerre de Sécession. De fait, sécession il y a. Les États-Unis ne forment plus une nation homogène ; les tensions entre les territoires les plus prospères, entre les populations les plus diverses, entre les modes de vie et les systèmes de valeur se font de plus en plus intenses chaque jour. Si Donald Trump est responsable d’avoir fait penser à ceux qui le soutenaient qu’il allait se maintenir pour un second mandat, l’intelligentsia médiatique, numérique et politique est coupable d’avoir jeté de l’huile sur le feu pendant quatre ans. Coupable d’avoir criminalisé les opinions d’une moitié de l’Amérique. Coupable d’avoir invisibilisé les souffrances de ceux qui n’ont pas le droit de souffrir, white trashs ridiculisées par Hollywood. Coupable d’avoir organisé une véritable insurrection dans toute l’Amérique à la suite de la mort de George Floyd.
Parades de freaks
En tout état de cause, il n’était pas illogique qu’il perde en novembre. Avec 74 millions de voix, Donald Trump n’a pas démérité, bien qu’il ait failli dans les États de cols bleus arrachés au forceps à Hillary Clinton la dernière fois. Misant parfois plus sur le show que sur la sincérité, l’ancien président a perdu chez ces travailleurs modestes les quelques voix qui auraient pu lui éviter cette sortie déshonorante. Oui, son mandat a été saboté, c’est le jeu de la politique. Lui-même n’a jamais fait dans la demi-mesure pour évincer ses adversaires dans les affaires ou en politique, ne reculant pas plus devant la violence que devant l’outrance. Une outrance partagée par les plus radicaux des progressistes comme les plus radicaux de ce qui était, usons volontairement du passé, le trumpisme. Des conspirationnistes de Q-Anon aux mémoricides d’Evergreen, nous voyons de grandes parades de freaks que l’Amérique produit de manière industrielle. Pour preuve, le personnage excentrique de Q-Shaman, vêtu tel un David Crockett mutant aux tatouages vikings et indiens qui s’est emparé du micro de la salle du Congrès, avant de se prendre en photo dans les couloirs.
Que voulaient ces gens ? S’agissait-il de fascistes disciplinés à la détermination sans faille, désireux de provoquer un coup d’État comme l’avait voulu le colonel Tejero en février 1981 en Espagne ? Non, il y avait chez ces pauvres hères, embarqués dans un monde parallèle de croyances irrationnelles, que Donald Trump a exploités avec le plus grand cynisme, une touchante naïveté. Ils sont, de la même manière que ces monômes progressistes, les victimes d’un Occident décadent désormais dépourvu de toute verticalité. Un Occident qui, faute de trouver un principe supérieur organisateur, préfère s’abandonner aux bras de Satrapes qu’on croyait autrefois exclusivement orientaux.
Le populisme de Trump est malsain
L’appel au calme lancé par the Donald, dans lequel il a conspué ceux-là mêmes qui l’avaient porté au pinacle, a montré l’aspect le plus pathétique de cet homme. Il semble n’avoir toujours pas compris qu’il n’a été que le véhicule, le porte-voix d’un moment historique pour un peuple américain tenant des traditions des premiers colons qui refusait de mourir. Du césarisme, il n’a gardé que le goût du décorum. Tout ce qu’il a fait sera effacé, définitivement oublié. Pour une raison très simple ; le culte de la personnalité réclame des qualités extraordinaires dont il était dépourvu. Son énergie, sa détermination, son charisme et ses aptitudes au commandement n’ont pas pu combler son déficit culturel et son manque cruel de sensibilité.
Un populisme sain se doit non seulement de répondre aux attentes matérielles d’un peuple mais aussi, peut-être plus encore, à ses aspirations spirituelles. Le populisme bien pensé est émancipateur. Il ne doit pas niveler par le bas ; il ne doit pas flatter les instincts les plus triviaux. Face à un système organisant une révolution permanente articulée autour d’un discours millénariste puissant, l’alliance contre-nature du conservatisme légaliste et d’une forme de populisme populacier échouera toujours à terme. Il est nécessaire de trouver une dialectique commune qui puisse traduire intelligiblement le cri du cœur lancé par les victimes du totalitarisme soft de la globalisation. Non pas en mariant de force les contraires, mais en leur donnant un but commun.
Il est à craindre que le show à l’américaine du président Trump n’ait durablement freiné le processus. Pour s’en convaincre, il suffit de constater qu’Emmanuel Macron a jugé bon s’adresser à la nation à trois heures du matin, dans un « franglish » ridicule que surlignait la présence d’un drapeau américain en arrière-plan, en prenant des airs d’acteur de film catastrophe à petit budget, commentant tel un gouverneur de la Californie un évènement qui était manifestement voué à l’échec. Il a fait cela par goût personnel du spectacle comme par intérêts politiques, comprenant bien que ces échauffourées diffusées en mondovision allaient lui servir d’argument sur le plan domestique.
Twitter relègue Trump au rang de vulgaire troll
Agiter le spectre Trump mettra désormais un terme définitif à toutes les discussions politiques sérieuses, remplaçant l’archaïque point Godwin par un exemple beaucoup plus récent et connu de tous. Dans les mémoires, Donald Trump prendra la place de Dionysus de Syracuse qui chassait les Pythagoriciens. Lui ne chassait pas grand-chose, pas même les progressistes. Il avait au moins le bon goût de ne pas déclencher ces guerres si chères aux faucons de George Bush junior ; souvent d’anciens gauchistes devenus les plus sûrs défenseurs du marché libre, éclairé, dominateur et aveugle. Un marché qui aura le petit doigt sur la couture du pantalon face à Kamala Harris et ses sbires. Un marché qui a bien compris que la « diversité » générait autant d’affrontements que de clients potentiels.
Les géants du numérique et les médias officiels avaient malgré eux bien aidé Donald Trump il y a quatre ans. Ils ont retenu les enseignements de 2016. Ils se sont arrogés des pouvoirs considérables, censurant sans vergogne le président Trump – relégué au rang de vulgaire troll –. Les géants du web sont maintenant les maîtres du monde alors qu’ils ne sont que des prestataires de services… publics et nécessaires. Cette tyrannie numérique aux allures de dystopie cyberpunk se renforcera dans les années à venir puisque ces opérateurs privés détiennent un monopole que nul ne leur conteste, hors la Russie ou la Chine. Il est d’ailleurs possible qu’ils décident d’éliminer Donald Trump de Facebook, Instagram et Twitter à vie. De quoi remettre une pièce dans la machine conspirationniste. On peut d’ailleurs se demander pourquoi aucun État ne semble vouloir régler sérieusement cette question et en finir avec ces Compagnies des Indes aux visées idéologiques manifestes. Comment se fait-il qu’un petit réseau créé pour noter le physique des filles d’une université américaine soit désormais plus puissant que de nombreux États ? S’ils sont capables de se moquer ainsi d’un ancien président, vous pouvez deviner ce qu’ils peuvent faire aux autres… Cette fois-ci, c’est Donald Trump qui a été leur idiot utile. Cruel renversement.
Au fond, nul ne veut de véritable changement : pas plus les antisystèmes issus du système comme Donald Trump que les défenseurs officiels du progrès à tout crin. Le monde tel qu’il est organisé présentement sied fort bien à ces élites consanguines, déracinées et avides, d’où qu’elles viennent. Plus personne ne croit en rien. Jamais dans l’histoire de l’Humanité, les dirigeants de l’Occident n’avaient été aussi puissants et éloignés des intérêts des peuples. La Chine, elle, a conscience de son passé et se projette avec confiance dans le futur. Ce sursaut provoqué par Donald Trump, qui ne fut pas sans quelques éclats dignes d’intérêt, en appellera d’autres. Il faudra toutefois ne pas oublier la leçon. Ne soyons pas des enfants en recherche d’un père tout-puissant qui se montrera toujours défaillant. Ne tombons pas dans le culte de la personnalité. Soyons enfin des acteurs et non des spectateurs.
Sous le pseudonyme du Chouan des villes, un dandy érudit livre une philosophie du chic, avec exemples à l’appui.
Comme chacun sait, l’élégance masculine classique doit l’essentiel d’elle-même à l’Angleterre et la plupart de ses codes au sport, à l’exploration et à la guerre, la coupe et la finition d’un vêtement devant permettre une identification immédiate tout en permettant des mouvements parfois violents. Élégance et héroïsme se marient ainsi dans l’imaginaire du tailleur et de ses clients, qui, de manière subliminale, désirent ressembler à l’archétype de l’officier.
Le dandysme, ce classicisme intégral
Cet idéal, celui de l’homme classique ou du gentleman – à juste titre préféré à celui, ô combien équivoque, du dandy – Le Chouan des Villes, pseudonyme d’un énigmatique Nantais, l’illustre dans sa vie depuis à peu près quarante ans et le défend depuis une quinzaine d’années sur la toile par le biais d’un blog célèbre. Naguère, j’ai eu l’occasion de dialoguer avec cet érudit qui est avant tout un homme de goût, entre autres pour un numéro de la revue littéraire Livr’Arbitres sur le dandysme. Le Chouan des Villes prône, sur le plan du vêtement mais aussi du savoir-vivre, les deux étant pour lui liés, un classicisme intégral, mode avoué – revendiqué même – de résistance à une modernité décadente. Notre Chouan se dit disciple de Pascal et de Baudelaire, de Barbey d’Aurevilly et de Toulet – un raffiné révulsé par l’uniformité et la monotonie d’une époque de moins en moins tolérante, car la beauté est devenue suspecte, presque coupable. La grisaille, la manie de l’égalité, telles sont ses – nos – mortelles ennemies !
Le Chouan des Villes est une sorte d’officier perdu qui mène un combat où « le réarmement civilisationnel passe par une réappropriation des codes vestimentaires ». Comme il le proclame non sans panache, « la nuit des inversions et des déconstructions n’a que trop duré ». Il n’est pas le seul : avant lui, sans bien entendu remonter à Barbey, l’Honorable James Darwen, avec son extraordinaire Chic anglais ; Tatiana Tolstoï, avec le précieux De l’Elégance masculine ; G.Bruce Boyer avec True Style ont marqué les esprits. Plus près de nous, le tailleur Julien Scavini, architecte de formation et dessinateur dans le style de la ligne claire (Blake et Mortimer ne sont pas loin), a publié deux jolis essais d’inspiration classique.
Le Chouan des Villes s’inscrit bien dans une tradition pour qui l’habit est tout à la fois signe de contradiction et marque de respect pour soi-même comme pour autrui.
Contre la tyrannie du sweat à capuche
Son essai constitue l’examen minutieux, d’une rare cohérence, de la garde-robe classique d’aujourd’hui, de la robe de chambre chère à Diderot au nœud papillon. A la tyrannie des sweat à capuche, jeans troués et godasses en plastique, s’oppose le règne du costume trois pièces, du chesterfield et des boutons de manchettes. Eloge de la cravate et des gants, de la veste autrichienne (portée avec un foulard) et du richelieu (« oxfords not brogues », comme dit le héros du film Kingsman), courageuse défense du chapeau, ce livre bienvenu comblera tous ceux qui, comme l’auteur, poursuivent le rêve « d’une silhouette parfaite en ombre chinoise ».
L’Homme classique. Secrets d’élégance, par Le Chouan des Villes, préface et illustrations de Julien Scavini, AlterPublishing.
Léon Mazzella capture quelques fragments du monde pour en saisir toute la volatilité sensuelle
Le choix de la première chronique littéraire de l’année s’apparente à la cueillette des champignons, dans un sous-bois, à l’automne, quand la feuille morte rythme le pas, quand l’incertitude guide la main du critique. La pluie grise les sentiments, la nature protège et isole; le critique hésite, il tâtonne, il se rétracte parfois, puis il se lance, il a enfin trouvé le livre qui correspond à son souffle intérieur, à son émotion du moment, à sa volonté de ne pas ensorceler le monde. En 2021, l’esprit ne sera ni à la querelle incestueuse, ni à la légèreté béate, plutôt à la beauté qui s’efface peu à peu, elle s’échappe, nous le sentons charnellement, et pourtant, il faut la retenir, s’incliner une dernière fois devant elle, la remercier encore et toujours. Se rappeler que sans elle, nous sommes des êtres désarticulés, surnuméraires fantômes. Cette beauté fugace n’est pas grandiloquente, elle ne bombe pas le torse, elle ne nous fait pas du gringue au coin d’une rue ou à la lecture d’un paragraphe trop étincelant; discrète, elle sait tenir ses distances.
Mazella caresse le désenchantement
Elle s’apprivoise difficilement. L’écrivain Léon Mazzella, styliste des terres basques, grand spécialiste du vin, part à sa recherche dans Le Bruissement du monde aux éditions Passiflore. Il est de ces explorateurs esthètes qui ne surjouent pas la surprise ou l’émerveillement. Ce gracquien sème la chronique au vent, sans charger sa phrase d’un affect débordant, elle garde sa pureté originelle tout en susurrant son pouvoir d’abstraction. Là, réside le charme vivifiant de ce recueil buissonnier qui promène son bonheur de vivre entre fragments, souvenirs d’enfance, nostalgie du cœur, sens de la transmission et plaisir du palais. Mazzella nous touche car, avouons-le, il caresse notre vieux monde, il cajole notre désenchantement, il ouvre la volière de notre mémoire. Ne vous méprenez pas sur son dessein, il ne panthéonise pas le passé, ce n’est pas un embaumeur, plutôt un exhausteur de goût. Son toucher de plume lifte l’existence, lui donne du rebond. Nous avons les mêmes codes d’entrée, les mêmes marottes, les Renault Floride et les chevauchées landaises de Christine de Rivoyre.
Avec ce compagnon hussard, on se rappelle d’un texte lu à l’adolescence qui a fait chavirer notre suffisance, on se met alors à dessiner des volutes de Havane dans le ciel laiteux de la province française, à rêver aux seins obuesques de Silvana Mangano dans « Riz amer » ou à la bouche désirable de l’impénétrable Monica Vitti. À nous extraire simplement de notre quotidien par le talent des autres, voilà un résumé de ce que fut notre jeunesse. Pour nous, garçons ahuris, bouffis de caractères d’imprimerie et de cinéphilie, la réalité passe souvent par le tamis de la fiction. Mazzella est un merveilleux brouilleur de météo, il détraque toutes les horloges. Avec lui, la chronologie s’émancipe des dates. On le suit avec gourmandise dans cette belle littérature, giboyeuse et sauvage des Trente Glorieuses puis, le texte suivant, il nous ramène au présent, dans le spectacle chantant d’une bergeronnette grise ou la pesanteur ensoleillée d’un champ de maïs. Tantôt mélodiste d’antan, tantôt aquarelliste du paysage en mouvement, sa mélancolie sous-jacente n’est ancrée dans aucun port d’attache. Elle est libre, elle se moque des convenances, elle cabote sur des côtes intimes. C’est pourquoi nous prenons autant de plaisir à le lire, surtout quand il écrit: « Je suis Claude Sautet » ou qu’il fait l’éloge du stylo à plume: « Bonheur de retrouver le glissement de l’encre, sa fluidité, et le crissement sur le papier vergé ivoire, cette teinte bleu nuit qui forme les lettres, les mots qui naissent, le mouvement du poignet, le sang qui afflue sur la dernière phalange de l’index comme si nous labourions ». Mazzella sait, par instinct, qu’un bon livre ne ressemble pas à une autoroute rectiligne, il doit cahoter, ne jamais utiliser le même instrument de musique, de la variété naît l’harmonie. Mazzella ose passer de Gracq au Bricomarché, sublime impertinence et poésie de l’infiniment petit, de Calet à Anouk Aimée, de Larbaud à une libellule indisciplinée, de Gómez de la Serna au croquant du chipiron. Vive 2021 !
Le Bruissement du monde de Léon Mazzella – éditions Passiflore.
Paris est la ville qui dégage la plus forte sensualité: les rencontres y sont aisées et les affaires vite conclues. Sans ce climat érotique, elle perdrait beaucoup de son attrait et on ne reculerait pas frileusement devant la mort. L’espoir d’une amourette dont on ignore quel tour elle prendra, est un élixir divin. On respire à Paris l’air de la liberté. Si j’étais honnête, j’écrirais: on y respirait l’air de la liberté. Avec la dictature hygiénique qui s’est instaurée et dont chacun pressent qu’elle n’est que le prélude à un asservissement général, Paris a des allures de vieille rombière. Le désir s’est éclipsé.
L’homme est l’ensemble des relations qu’il entretient avec ses semblables, disait Karl Marx. Lorsque les liens s’effilochent, autant prendre la fuite. Lausanne, à cet égard, est une ville idéale. On n’y est par pourchassé par le fisc – le seul ami qui ne vous abandonnera jamais – et la possibilité d’y mourir en douceur face à un des plus beaux paysages du monde vous est accordée avec une simplicité toute helvétique. Les stars hollywoodiennes ne s’y sont pas trompées quand elles se sont installées sur les rives lémaniques. J’aspire à en faire autant. J’ai connu le meilleur à Paris. Un dernier coup de chapeau à Lausanne, la ville qui m’a vu naître et où je ne désespère pas de mourir. Mais je n’oublie jamais pour autant que l’avenir est assis sur le genou des dieux. « Quel avenir à quatre-vingt ans ? », m’a demandé en ricanant cette sauvageonne de vingt ans. La sagesse des jeunes filles s’accorde parfaitement avec la folie des vieillards. Évitons donc les femmes de notre âge, les seules hélas qui nous sont encore aisément accessibles.
Lausanne Image: Sophie ML / Pixabay
Ce 31 / 12 / 2020
Certains jours, on se demande pourquoi tenir un journal: si peu de choses à dire et si banales de surcroît. Une année s’achève (encore une, mais quand donc cette mauvaise farce s’arrêtera –t-elle ?) et la seule chose qui me vient à l’esprit en cette période de suspens pandémique, c’est une réflexion de Luis Buñuel (« La fièvre monte à El Pao ») que je cite de mémoire. Au nom du serment d’Hippocrate, qui place par-dessus tout le respect de la vie humaine, les médecins ont créé la forme la plus raffinée des tortures modernes: la survie. Nous vivons une étrange période où les foules se précipitent pour les applaudir. Nous sommes passés d’une démocratie libérale à une biocratie totalitaire. Je suis toujours surpris que les gens y voient un immense progrès et réclament un tour de vis supplémentaire.
Deux jeunes filles m’expliquaient hier qu’elles se sentaient enfin protégées. Elles avaient vu comme moi un reportage à la télévision sur la Corée du Nord et n’étaient pas loin de penser que c’était un régime idéal. J’ai préféré ne pas entrer en matière, moi le vieux mâle blanc à l’agonie. J’ai songé : « Vivre ? À quoi bon ? Pour pleurer ta jeunesse dans un monde qui n’est plus le tien ? »
Ce 1 / 01 / 2021
J’ai passé la nuit du Réveillon avec deux amis viennois : Karl Kraus et Thomas Bernhard. Le premier m’a dit : « Avant même de ressentir tout ce que la vie nous infligera, on devrait se faire euthanasier. » Comme nous évoquions un ami psychanalyste, il a ricané : « La psychologie est aussi inutile qu’un mode d’emploi contre un poison. »
D’ailleurs, a-t-ajouté, les psychologues devinent très vite le vide intérieur de leurs patients. Ils n’en sont pas moins fiers du baratin qu’ils nous servent sur la profondeur de leurs analyses.
Thomas Bernhard ne manqua pas d’ajouter « Chacun vit jusqu’à ce qu’il meure? » Il aurait pu ajouter qu’entre-temps, il se passe beaucoup de choses. Mais pour les autres, c’est rarement intéressant. Le plus souvent, ce n’est intéressant que pour celui qui fait ces expériences. En vérité, chacun ne s’intéresse qu’à lui-même. Toute autre chose n’est que rentabilité indirecte. C’est partout pareil. Les bonnes œuvres, le Sahel, la faim dans le monde ou les épidémies.
Ce Monsieur Macron fait, lui aussi, du cinéma, exactement comme ce Monsieur Trump, quelle que soit la perspective qu’on adopte. L’homme ne fait que ce qui va l’avancer à quelque chose, lui permettre de rester dans le coup, croit-il. Même si vous entrez en religion, vous n’avez rien d’autre dans la tête, vous n’avez pas le choix de toute manière. Si vous voulez vous mettre au service des autres, cela ne signifie rien d’autre que vous êtes particulièrement méchant et misanthrope. Je crois qu’il en est ainsi de la foi et de toutes croyances. Voilà.
Avant de m’endormir, ragaillardi par ces spécimens d’humour viennois, j’ai regardé sur mon iPhone les photos « osées » que m’envoie toutes les nuits une certaine Charlène que je n’ai jamais rencontrée, mais qui prend un plaisir insolite à m’allumer. Elle y parvient parfois. Mais d’ici à la voir en chair et en os… Thomas Bernhard s’en détournerait et Karl Kraus se montrerait d’une cruauté facétieuse. Je n’ai pas d’autre choix, à supposer qu’elle débarque impromptu rue Oudinot. Je m’efforcerai de ne pas oublier le mot de Karl Kraus : « Chez la femme, rien n’est impénétrable, sauf sa superficialité. » Et puis, le plaisir érotique ne consiste-t-il pas à multiplier les péripéties ? Il serait dommage de s’en priver, même si j’arrive à un âge où la lassitude l’emporte sur la volupté. Raczymov parlerait des travaux forcés de la sexualité, les derniers à nous assurer que nous sommes encore vivants. Mais est-il bien nécessaire de l’être, sinon pour prouver aux autres qu’on est encore dans le coup ?
De nombreuses figures et personnalités de l’Histoire nous montrent que d’autres voies que l’école publique sont possibles pour produire de grands hommes. Par exemple le maréchal Leclerc.
Il a beaucoup été question, en 2020, du général de Gaulle. On n’a rarement – voire pas du tout – évoqué le fait que ses parents, faibles admirateurs des lois scolaires d’alors, avaient envoyé l’adolescent Charles en Belgique, à la suite de ses professeurs jésuites qui s’étaient retrouvés chassés du territoire français. Le cas de Georges Bidault, en quelque sorte le pendant civil du Général dans la Résistance et à la Libération, n’est pas moins engagé : c’est dès la sixième qu’il fut exilé en Italie !
Le maréchal Leclerc chez les jésuites d’Amiens…
L’exemple de Philippe de Hauteclocque est différent. L’un de ses plus proches collaborateurs militaires, le général Vézinet, publia tôt une biographie : Le Général Leclerc. Évidemment, l’essentiel se concentre sur la carrière militaire et, surtout, sur la seconde guerre mondiale. Les premiers chapitres nous retracent néanmoins l’enfance et la jeunesse de celui qui devait donner son nom à tant de rues, boulevards, avenues et places de France. On y apprend notamment que le futur maréchal Leclerc de Hauteclocque est né chez lui, avant d’être instruit de longues années par ses parents : « Conformément à la tradition des siens, le jeune Philippe commence son éducation à Belloy même. Sage, bien doué […] Dans une imprégnation rurale complète et une ambiance familiale toute de quiétude, l’enfant grandit, plus particulièrement sous l’influence de son père, de sa mère et de sa sœur aînée. »
Un père « méprisant la République », « bon mais strict, [qui] lui inculque le goût de l’effort et la fierté du devoir en même temps qu’il lui apprend à se passer du superflu et parfois du nécessaire. De cet enseignement, il restera profondément marqué. » Sa mère lui prodigue « une première formation religieuse déterminante pour la foi qui l’animera sa vie durant », tandis que Françoise sa sœur « exalte son esprit par des récits imagés sur nos gloires nationales, et lui fait découvrir les secrets de destinées exceptionnelles. »
Ce n’est qu’en 1915 que Philippe de Hautecloque intègre un établissement scolaire, en classe de quatrième, où il brille par ses qualités académiques aussi bien qu’humaines: celui des jésuites à Amiens, dans un contexte où la première guerre mondiale a apaisé les lois anticléricales et l’exil des congrégations.
… comme Emmanuel Macron !
Emmanuel Macron devait lui aussi, plus tard, passer par ces mêmes bancs, alors vidés de leur âme.
Peut-être n’y avait-il même pas appris l’histoire du maréchal Leclerc: l’instruction que ce dernier a reçue dans son enfance relèverait selon les nouveaux gardiens de la Patrie de « manifestations de séparatismes sociologiques » ou « de séparatisme social » (sans même évoquer les opinions antirépublicaines de la famille concernée), et devrait en tant que telle être pourfendue…
Qui était Ashli Babbitt? Quelles étaient ses convictions?
Dans la nuit du 6 au 7 janvier, Emmanuel Macron enregistre une vidéo, tweetée à 2h51 du matin, pour assurer les États-Unis du soutien de la France dans l’épreuve subie au Capitole, et sans doute aussi afin de courtiser le futur président, Joe Biden. Adoptant son ton de voix le plus habituel, hautain et donneur de leçons, il dénonce les insurgés présumés avant d’ajouter, en prenant son autre ton tout aussi usuel mais susurrant: « Une femme a été tuée. » Qui est cette femme et pourquoi est-elle morte? Déjà un pion fugitif dans le jeu politique international, cette sympathisante jusqu’au-boutiste de Donald Trump était néanmoins une personne. Découvrons cette vie humaine avant que les joutes idéologiques ne l’enterrent ou que le vent de l’oubli n’efface son souvenir.
Une patriote entêtée
Elle s’appelait Ashli Babbitt. Âgée de 35 ans, elle avait fait le voyage jusqu’à Washington depuis San Diego en Californie pour protester contre ce qu’elle, comme beaucoup de supporteurs de Donald Trump, considérait comme une élection volée. Ayant pénétré avec d’autres manifestants ou insurgés – chacun choisira son terme – à l’intérieur de ce que le président français a nommé pompeusement « le temple séculaire de la démocratie américaine », elle tentait avec ses camarades de franchir des portes vitrées devant une salle dénommée le « lobby du président de chambre », contiguë à la Chambre elle-même où se trouvaient encore des Représentants. Les vitres de ces portes étant cassées, des policiers s’étaient barricadés de l’autre côté quand la jeune femme, vêtue d’un jean, de moon boots et d’un drapeau trumpiste qu’elle portait comme une cape, a demandé à deux collègues de la hisser en l’air pour qu’elle puisse grimper à travers une embrasure ouverte. Au moment où elle apparaît dans l’encadrement, un policier en civil tire une seule balle et elle tombe en arrière. Saignant du cou et de la bouche, elle est transportée d’urgence à l’hôpital où elle meurt.
Trois autres manifestants sont morts ce jour-là : Kevin Greeson, 55 ans, qui a eu une crise cardiaque devant le Capitole, ainsi que Rosanne Boyland, 34 ans, et Benjamin Phillips, 50 ans, qui ont également succombé de manière similaire. Un policier, Brian Sicknick, est mort des blessures reçues lors des affrontements avec les assaillants. Au total, 56 policiers ont été blessés et 68 manifestants arrêtés. Le chef de la police du Capitole et le sergent d’armes ont annoncé leur démission.
Celle dont le décès a inspiré le verbe présidentiel français était une vétérante de l’Armée de l’air américaine et de l’Air National Guard où elle avait servi pendant 14 ans. Elle avait été déployée en Afghanistan, en Iraq, au Koweït et au Qatar. Elle exerçait ses fonctions dans la sécurité. C’est là la grande ironie: cette femme, qui avait longtemps gardé les bases et installations de son gouvernement, a été tuée par un officier de sécurité. Quittant le service militaire trop tôt pour bénéficier de la retraite, elle a travaillé pendant deux ans comme garde d’une centrale nucléaire dans le Maryland. C’est là qu’elle a rencontré son deuxième mari. Le couple est parti ensuite s’installer en Californie où elle a acheté une entreprise de piscines avec d’autres membres de sa famille. Elle n’a pas trouvé la vie de femme d’affaires très facile, s’endettant à un taux d’intérêt prohibitif. C’est peut-être cela qui a alimenté son ressentiment contre l’establishment. D’un naturel franc et direct, elle affichait des convictions entières qu’elle n’hésitait pas à exprimer avec une verve pittoresque. Dans des vidéos postées sur les médias sociaux en 2018, elle s’est livrée à des diatribes accusant les politiciens démocrates de la Californie – y compris Kamala Harris – de mettre les intérêts de leur parti avant ceux de leur pays. Celle qui avait consacré tant d’années au service de sa patrie ne supportait pas cet opportunisme apparent des élus du peuple. Tout son entourage savait qu’elle était devenue une inconditionnelle de Trump. Elle a fait le voyage jusqu’à Washington seule, sans son mari. Interrogée par les médias, sa belle-mère a avoué ne pas vraiment comprendre pourquoi Ashli y était allée. On ne peut que spéculer: c’était sans doute le coup de tête d’une patriote aussi excitée qu’indignée.
Ayez confiance dans le plan!
Oui, une inconditionnelle de Trump. Tous ses posts sur Twitter, jusqu’au jour fatidique, le montrent. À l’instar de son idole, d’esprit libertaire, elle faisait preuve d’impatience face aux restrictions imposées par la pandémie. Un écriteau sur la porte de son entreprise annonçait: «Zone autonome sans masques – autrement dit, l’Amérique»!
Image: Twitter
À l’instar de Trump, elle croyait dur comme fer que la victoire de Joe Biden était la conséquence d’une fraude électorale à une échelle massive. Lisant entre les lignes des discours présidentiels, elle endossait même les thèses conspirationnistes de la mouvance QAnon. Le 7 septembre, elle a tweeté une photo d’elle à une manifestation, la « Trump Boat Parade », arborant un débardeur avec l’emblème « We are Q », et la légende « WWG1WGA », l’acronyme de « Where we go one, we go all », le slogan des zélotes de cette théorie du complot. Donald Trump serait engagé dans une lutte à mort contre « l’État profond », un groupe de pédophiles satanistes haut placés dans le gouvernement et l’industrie ayant pour objectif de réduire tous les autres citoyens à l’état d’esclavage. Dans cette guerre secrète fantasmée, Donald Trump serait le maître du jeu: chacun de ses gestes ferait partie d’une stratégie infaillible pour contrecarrer les intrigues de ses adversaires diaboliques.
Ultra parmi les ultras, Ashli avait retweeté, avant la prise d’assaut du Capitole, une déclaration de Lin Wood, avocat trumpiste appelant à la démission et la mise en accusation pour trahison du vice-président Mike Pence (lequel avait refusé de rejeter les résultats des élections). La veille du grand jour, elle a posté ce message : « Rien ne nous arrêtera…. Ils peuvent essayer de le faire mais l’orage est ici et il s’abattra sur Washington DC dans moins de 24 heures… De l’ombre à la lumière ! » Au milieu de cette proclamation aux allures presqu’apocalyptiques, « orage » est un mot de code. Dans le langage QAnon, il évoque un grand règlement de comptes, où tous les méchants manipulateurs de l’État profond seront arrêtés en masse. Son origine réside dans une de ces paroles désinvoltes de Donald Trump que les QAnonistes aiment traiter comme porteuses d’un sens caché. Le 5 octobre 2017, avant un dîner officiel, Trump qualifie celui-ci comme « le calme avant l’orage. » « Quel orage ? » lui lance un journaliste. « Vous verrez ! » rétorque le Président. C’est dans cet univers de symboles et de présages qu’évoluait Ashli. C’est peut-être cette atmosphère de châtiment imminent, d’origine quasi-divine, qui l’a poussée à agir comme elle l’a fait: en voulant enfoncer cette porte, elle incarnait l’orage.
Ashli Babbitt died as a radicalized domestic terrorist violently assaulting our Capitol as part of a lawless mob intent on harming members of Congress.
Aux yeux des partisans de Joe Biden, elle n’était qu’une « terroriste nationale engagée dans une attaque violente contre notre Capitole. » Pourtant, elle n’a tué personne, ne portait aucune arme et, surchauffée par la rhétorique QAnon, n’a sûrement prémédité aucune action précise. Après son décès, elle est devenue elle-même un signe dans cet univers délirant. Sur Parler, ce média social où se sont réfugiés les conspirationnistes rejetés par Twitter, certains internautes prétendent que la mort d’Ashli Babbitt est une mise en scène habile organisée par l’État profond afin de discréditer les manifestants. Quand Donald Trump s’est finalement déclaré « scandalisé » par « la violence, l’illégalité et l’anarchie » de l’assaut contre le Capitole et a annoncé que les émeutiers devront répondre de leurs actes, certains théoriciens du grand complot ont manifesté leur déception: leur héros les aurait abandonnés. Mais d’autres, plus fidèles à la logique QAnon, ont vu dans son discours un autre sens, y trouvant des indices qui suggèrent que tout cela, ce n’est qu’un stratagème de plus dans le jeu du maître qui continue à déjouer les ruses machiavéliques de l’État profond, ruses que nous autres ne voyons pas. Ils répètent cette formule traditionnelle, « trust the plan », « ayez confiance dans le plan », tout finira bien. Finalement, Ashli Babbitt n’était ni une terroriste ni une martyre. Elle avait trop confiance dans le plan, un plan qui n’existe pas.
NB :Twitter a effacé les derniers tweets d’Ashli Babbitt.
Rappelons-nous : le 21 octobre 2019 BFMTV, consacrait un reportage à Boris Johnson intitulé « Boris Johnson : le manipulateur », au cours duquel le journaliste rendait visite au père du Premier Ministre britannique (je redonne ici le lien vers l’article que j’avais rédigé au sujet de cette émission).
L’attitude de dédain suspicieux adoptée par le journaliste à l’encontre de Stanley Johnson se traduisait dans les commentaires ajoutés en voix off et, de manière globale, dans le traitement réservé à la parole de ce personnage.
« Au préalable, il a tenu à nous transmettre l’arbre généalogique de sa famille sur sept générations », précisait-on avec un brin de sarcasme mal dissimulé envers l’éthos d’aristocrate que Stanley Johnson semblait vouloir se façonner. Toutefois, quelques instants plus tard, on comprenait pourquoi le père de Boris Johnson avait envoyé cet arbre généalogique au journaliste de BFMTV. Il voulait montrer qu’« il y a[vait] des liens importants pour [lui] avec la famille française ». Le journaliste n’avait pas jugé bon de signaler cet aspect des choses et réduisait l’arbre généalogique à une démonstration de pure vanité.
L’entretien lui-même était réduit à quelques lambeaux d’échanges, le journaliste entendant construire à sa guise l’image de la famille Johnson. De Stanley Johnson, on nous expliquera qu’il est un égocentrique ramenant toutes les questions à sa propre carrière. Autrement dit, l’approche choisie par BFMTV à l’époque, comme par d’autres médias, consistait à utiliser le père comme pièce explicative, à charge, des idées et postures du fils. En passant, on nous indiquait que le père de Boris Johnson avait été « haut fonctionnaire puis député européen ». Mais plutôt que de creuser le sujet des éventuelles divergences de vues entre le père et le fils sur la question européenne, on préférait insister sur des similitudes relevant de la psychologie et du caractère, là encore, à charge: « en plus de la ressemblance physique, Stanley Johnson partage avec son fils une réputation d’excentrique légèrement mégalomane ». Le journaliste gardait pour la fin du reportage l’évocation de cette désapprobation : « personnellement, [Stanley Johnson] était contre le Brexit ».
Mais voilà qu’aujourd’hui Stanley Johnson demande la nationalité française et soudain, il devient quelqu’un d’intéressant (cf. un article intitulé « Qui est le père du Boris Johnson, qui demande la nationalité française? »). Soudain, on joue le père contre le fils. Il n’est plus seulement un élément explicatif à charge, il devient un argument de discrédit (autrement dit: même son père est contre lui).
Il fut l’un des premiers fonctionnaires européens venus du Royaume-Uni. Avocat de profession, il fut fonctionnaire à la Commission européenne, mais aussi durant six ans député européen. Avec un tel CV, difficile de vouloir couper les ponts avec l’Union européenne. [RTL]
Quitte à tordre le bras à la réalité pour accentuer l’opposition :
Si le Premier ministre britannique Boris Johnson a toujours été un partisan du Brexit, ce n’est pas le cas de son père, Stanley Johnson. [RTL]
On sait que Boris Johnson était initialement peu favorable au Brexit; c’est d’ailleurs le type de revirement qui constituait une preuve de son opportunisme sans conviction, selon BFMTV.
Libé nous apprend que la sœur de Boris Johnson est également opposée au Brexit:
Stanley Johnson vient donc confirmer cette information révélée au départ par le Times en mars dernier après lecture du livre Rake’s Progress: My Political Midlife Crisis, écrit par Rachel Johnson, la soeur du Premier ministre, elle aussi farouchement anti-Brexit. Elle indiquait que sa grand-mère était née à Versailles et son arrière-grand-mère à Paris. «C’est une bonne nouvelle, je pourrai devenir française aussi», précisait-elle, tandis que son frère menait bataille pour quitter l’UE. Bonne ambiance chez les Johnson.
Il y a, bien entendu, deux lectures possibles de ce drame familial dont se repaît la grande presse: on peut dire « voyez, preuve qu’il a tort, tout le monde est contre lui, même sa famille la plus proche ». Ou bien on peut dire: il a tenu bon, alors qu’il avait tout le monde contre lui, même sa famille la plus proche… Et la presse.
Maîtriser le français pour devenir français: la France s’entête à ignorer ce principe de bon sens. En détruisant le projet « Français langue d’intégration », les idéologues du multiculturalisme ont privé la France du premier vecteur de l’intégration et de l’assimilation, et encouragé le développement de ghettos linguistiques. par Michel Aubouin[tooltips content= »Préfet, inspecteur général de l’administration, Michel Auboin a exercé entre 2009 et 2013 les fonctions de directeur du ministère de l’Intérieur en charge de l’intégration des étrangers et des naturalisations. Spécialiste des questions d’immigration, il a rendu en 2016 au Premier ministre Manuel Valls un audit général des politiques publiques à Grigny. Michel Auboin est l’auteur de biographies de Brissot et de Madame de Staël ainsi que d’une Histoire de la police qu’il a signée avec Jean Tulard. »]*[/tooltips]
Je conserve de mes années d’enseignement la conviction que l’usage de la langue française est le préalable à l’apprentissage de toutes les autres disciplines. Puis, par une longue fréquentation des guichets de préfecture, j’ai compris que le français était aussi le préalable à l’intégration, parce que la langue n’est pas seulement un vecteur d’échanges, elle est aussi l’unique moyen d’aborder ce grand continent des références qui fait le savoir partagé : une certaine façon de raisonner, de voir le monde, de comprendre les constructions juridiques. Bref, la langue n’est pas un simple outil, mais une porte d’entrée vers l’intimité d’un peuple.
En 2009, ayant été nommé en Conseil des ministres directeur de l’intégration des étrangers en France, j’ai rejoint mon poste nanti de cette conviction de bon sens. Je n’imaginais pas qu’elle allait m’attirer autant de déconvenues ! Les instances européennes ont conçu une grille d’appréciation du niveau de langue divisée en six niveaux, notés A1, A2, B1, B2, C1, C2. Le niveau A1 est le plus faible (c’est celui d’un touriste qui vient de passer quelques semaines dans un pays étranger), le niveau C2 est le plus élevé ; il correspond au niveau de langue d’un locuteur ayant appris à la parler et à l’écrire pendant l’enfance (ce que l’on appelle la « langue maternelle »). Un étranger installé en France pour y rester, avec l’ambition de devenir français, ne peut ignorer la langue française. Un niveau C1 ou C2 paraît requis. Un étranger qui vient d’arriver ne peut demeurer longtemps sans avoir un niveau moyen (B). Un étudiant ou un travailleur qui demande à venir en France devrait parler le français avant de présenter son dossier.
La plupart des autres pays d’immigration procèdent de cette manière, et pour ceux qui ignorent la langue du pays, des dispositifs d’enseignement sont mis en place. La France, pourtant si fière de sa langue, ne fait pas ainsi. Elle considère que l’apprentissage de la langue est un processus naturel, qui s’effectue au contact des Français. Elle ignore qu’une partie des migrants venant d’un pays dit francophone ne parlent pas le français, que les campagnes d’arabisation conduites dans les pays du Maghreb ont fait reculer l’usage de la langue dite « de la colonisation », que nombre de migrants (de femmes en particulier) n’ont jamais été scolarisés, que beaucoup de ceux qui viennent de continents lointains utilisent des systèmes linguistiques totalement antinomiques avec l’apprentissage du français écrit.
À mon arrivée en 2009, l’enseignement du français aux migrants était dispensé par des structures associatives, avec des moyens limités. La bonne volonté des bénévoles ne compensait pas toujours les défaillances de leurs méthodes, les ateliers étaient surtout fréquentés par des femmes et l’Éducation nationale n’avait aucunement l’intention de s’en mêler.
L’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), placé sous ma tutelle, dispensait quelques heures d’enseignement qui se traduisaient par un niveau tellement faible qu’il a fallu créer pour le définir un échelon A1.1, inférieur au premier échelon de la grille européenne. Les formateurs, faute de mieux, utilisaient la méthode du « français langue étrangère » (FLE), enseignée à l’université pour un public d’étudiants. Les élites politico-administratives, impressionnées par le niveau de langue des écrivains étrangers de langue française, n’avaient pas vu ce qui se déroulait dans le même temps dans les grandes surfaces où ils ne faisaient pas leurs courses et dans le RER qu’ils n’empruntaient pas. L’usage du français reculait partout, le processus d’intégration ne fonctionnait plus et les communautés se formaient autour d’unités linguistiques, avant même de se structurer autour de lieux de culte.
Dans la plupart des cas, les élèves étrangers des écoles publiques (majoritaires dans beaucoup d’établissements) n’entendaient pas parler le français chez eux, surtout lorsque le modèle culturel de la famille n’autorisait pas les femmes à occuper un emploi (Maghreb, Turquie, Pakistan, Afghanistan…). Certes, les pères de famille pouvaient être amenés à côtoyer le français dans leurs contacts professionnels (c’est rarement le cas dans le bâtiment), mais ils ne l’imposaient pas chez eux. Les commerçants du quartier étaient issus de la communauté et, parfois même, le médecin. On regardait, le soir, les chaînes des pays d’origine, en ignorant totalement l’actualité de celui où l’on faisait sa vie. Résultat : les collégiens, les lycéens pratiquaient en classe une langue étrangère. Les meilleurs s’en sortaient très bien, car les professeurs savent qu’ils sont souvent meilleurs en orthographe que les élèves dont le français est la langue maternelle, surtout quand son usage à la maison est par trop malmené. Mais tous les autres, la grande majorité, étaient à la peine.
Ainsi, le français restait inaccessible quand, dans le même temps, la langue maternelle, plus souvent un parler dialectal qu’une langue académique, s’appauvrissait. Le champ sémantique devenait trop étroit pour exprimer des idées complexes ou des sentiments. Or, tous les spécialistes de l’enfance savent que la violence se nourrit de la difficulté à s’exprimer et qu’elle s’exacerbe lorsque l’adolescent baigne dans l’incertitude. Quant à l’institution, elle s’en contentait, acceptant qu’un étranger devienne français, par la naturalisation, sans maîtriser la langue française.
Mes contacts dans le reste de l’Europe (la plupart de nos programmes étaient financés par un fonds européen) m’ont appris que nous étions les seuls à pratiquer ainsi. Les autres pays avaient mis en place des dispositifs d’enseignement efficaces, qui permettaient d’arriver en quelques semaines à un niveau B2 voire C1. Des langues aussi difficiles que le néerlandais ou le danois n’échappaient pas à la règle. J’ai assez vite compris que ma priorité devait être de rehausser le niveau de notre enseignement de français et, pendant quatre ans, je me suis appliqué à la mettre en œuvre. La première question était celle de la méthode : le FLE était de toute évidence inadapté à un public composé d’adultes peu scolarisés, ou qui l’avaient été dans un système linguistique très différent du groupe des langues latines auquel le français appartient (avec l’italien, l’espagnol ou le portugais).
Un cercle de linguistes, dont des universitaires, m’a prêté son concours et proposé une méthode fondée sur l’oralité. C’était l’occasion de faire d’une pierre deux coups : enseigner à la fois l’usage d’un français du quotidien et les valeurs qui permettent le « vivre-ensemble », règles de politesse comprises. Avec le concours de la très sérieuse délégation générale à la langue française, nous avons publié un référentiel. Plusieurs universités, dont celle de Nanterre, s’en sont emparées pour demander la création d’un diplôme. Le FLI (« français langue d’intégration ») devenait une nouvelle branche de l’enseignement, à la fois complémentaire et distincte du FLE « historique ». Les pétitions se sont répandues aussitôt, animées par les adversaires de l’intégration, que j’ai découverts à cette occasion : ceux qui pensent que les étrangers n’ont pas à s’adapter aux modes de vie du pays d’accueil et les pédagogues du FLE, ébranlés dans leur savoir.
La deuxième question était celle des structures d’enseignement. Les établissements scolaires demeurant fermés aux adultes, les ateliers d’alphabétisation, installés dans des locaux inadaptés, parfois sordides, survivaient difficilement. Seuls les AEFTI (association pour l’enseignement et la formation des travailleurs immigrés), issus des milieux syndicaux, tiraient leur épingle du jeu, en animant en leur sein une équipe de linguistes chevronnés. Les financements publics, remis en cause chaque année, laissaient les formateurs professionnels dans une situation de grande précarité. Il aurait fallu être fier de notre langue et montrer l’importance que nous lui accordions. En organisant des cours dans des sous-sols de cités HLM, nous faisions l’inverse. Mais le plus difficile, pour qui voulait apprendre la langue française en France, était d’abord de trouver un lieu où cette langue s’enseignait. À Paris, où de nombreuses officines proposent des cours d’anglais à grand renfort de publicité dans le métro, le seul lieu digne de ce nom était l’Alliance française installée boulevard Raspail, dans le 6e arrondissement de Paris, à proximité du Lutetia et du Bon Marché… On fait mieux comme insertion dans le milieu des apprenants ! Il fallait donc aider les entreprises et les associations engagées dans la démarche à s’organiser et, surtout, à devenir économiquement viables. Nous avons créé à cet effet un label FLI, fondé sur un cahier des charges contraignant.
Comme directeur en charge de la naturalisation, mon principal levier était le niveau exigé pour accéder à la nationalité française qui, jusque-là, n’était pas normé, mais tout simplement apprécié lors d’un entretien conduit par un fonctionnaire de préfecture. L’édifice que j’ai contribué à édifier a été calé par un décret en Conseil d’État. La normalisation obligeait le postulant à détenir un diplôme ou un certificat prouvant un niveau B1 (ce devait être une première étape). Nous avons ainsi créé un marché de l’enseignement en rendant obligatoire l’accès à des niveaux plus élevés. Or, en France, notre modèle est fondé sur la gratuité et le bénévolat. Cela n’est pas justifié. La personne qui veut passer le permis paye ses cours. Il n’y a pas de raison qu’une personne engagée dans un processus d’apprentissage ne participe pas à son financement, d’autant que les collectivités locales contribuent à aider les plus modestes et que les employeurs développent des cours à l’usage de leurs employés. Avec le décret déjà mentionné, le diplôme FLI devenait un justificatif. Une centaine d’entreprises (privées ou associatives) se créèrent. Le mouvement engendra de nouveaux cris d’orfraie. Imposer un niveau de langue indisposait nos opposants, refusant par principe tout type de sélection.
En mai 2012, je n’étais pas inquiet du retour de la gauche. Je pensais ma construction suffisamment solide pour résister aux coups de boutoir de ses adversaires. C’était sans compter avec les tenants de la société inclusive, opposés à toute tentative d’intégration des étrangers. Leur vision de la société avait été développée dans un rapport de Terra Nova, écrit par quelques membres du Conseil d’État, si éloigné de mes propres convictions que j’avais été incapable de la comprendre. Ces gens-là étaient fermement opposés au modèle de l’assimilation. Ils prônaient la juxtaposition des langues, des cultures, des modes de vie et la dilution d’une identité nationale considérée comme dangereuse. Le Premier ministre nomma l’un d’eux, M. Tuot, à la tête d’une commission chargée de redéfinir les contours de notre politique. Un autre fut nommé à la tête du secrétariat général coiffant les deux directions de l’intégration et de l’immigration (alors dirigée par François Lucas, un proche de Jean-Pierre Chevènement). Logiquement, j’aurais dû quitter mon poste mais, sans doute protégé par Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, je suis resté une année de plus pour assister au lent démantèlement de tout ce que j’avais mis en place. J’ai fait de la résistance, en vain. Un soir, Didier Lallement, alors secrétaire général du ministère, me signifiait mon exil dans la préfecture la plus éloignée de la métropole, celle de Wallis-et-Futuna. L’année suivante, une grande partie des structures d’enseignement du français disparaissaient. Les AEFTI, pourtant bien implantées en Seine-Saint-Denis, étaient prises dans la tourmente. La directrice qui me remplaçait mettait fin aux processus de certification FLI des entreprises. Le ministère, englué dans la question des « réfugiés », réorientait tous ses crédits.
Cependant, le coup de grâce n’a été donné qu’en 2018, quand le Conseil d’État a validé la disparition du décret que je pensais pourtant inattaquable. Avec l’aide de Jean-Michel Blanquer, alors directeur général de l’enseignement scolaire, nous avions déployé un dispositif intitulé « École ouverte aux parents ». Les professeurs des collèges volontaires enseignaient le français aux parents, entre deux cours à leurs enfants. L’opération donnait de très bons résultats et produisait des effets bénéfiques pour les enfants des parents scolarisés. Mais l’Éducation nationale, qui adore les expérimentations en ignorant trop souvent la manière de les généraliser, n’a pas poursuivi. Dix ans plus tard, il ne reste de tout cela qu’un immense champ de ruines et la propagation des phénomènes de communautarisation.
Quand les idéologues s’en prennent aux mesures de bon sens, le résultat est à la hauteur de leur ignorance. Nous étions les plus mauvais élèves de l’Europe. Il ne nous restera bientôt que nos yeux pour pleurer. À moins que l’Université ne nous sauve. Car le FLI est encore enseigné à Nanterre, Nancy, Pau ou Cergy-Pontoise. Les étudiants peuvent y obtenir un master dans cette spécialité. La recherche se poursuit. Le gouvernement l’ignore. L’intégration ne fait plus partie de ses priorités. Les crédits ont été réduits à la portion congrue. On s’inquiète de phénomènes sociologiques en œuvre depuis des décennies sans jamais comprendre que le facteur linguistique en constitue pourtant l’élément essentiel.
Le petit État de l’Himalaya est en pleine crise identitaire, alors que la Chine et l’Inde y ont trouvé un nouveau terrain d’affrontement.
C’est un combat anachronique qui se joue actuellement au Népal. Il y a trois semaines, face aux pressions exercées dans la rue par les royalistes qui réclament le retour du roi Gyanendra Shah sur son trône et aux divisions internes qui minent son gouvernement, le Premier ministre marxiste Khagda Prasad Sharma Oli a annoncé la dissolution du parlement et des élections anticipées prévues pour le 30 avril prochain.
Dans cet Etat de l’Himalaya en pleine crise identitaire, les Népalais appellent désormais au retour de la monarchie renversée en 2008. Tapies dans l’ombre, Chine et Inde jouent une impitoyable partie d’échecs afin de préserver leur sphère d’influence dans cette partie de l’Asie.
Un pays troublé
Depuis plusieurs jours, le Népal vit aux rythmes des manifestations en faveur du retour de la monarchie. Par dizaines de milliers, les rues des principales villes du pays, dont la capitale Katmandou, se sont couvertes de drapeaux de l’ancienne monarchie défunte et de portraits du roi Gyanendra Shah. Monté sur le trône en 2001, après un parricide particulièrement sauvage, le dernier monarque du Népal a été contraint à l’abdication après sept ans de règne marqué par une tentative de restauration de l’absolutisme qui a précipité sa chute. Exilé de l’intérieur et bénéficiant de larges privilèges, que la coalition marxiste au pouvoir depuis 2017 a tenté vainement de faire retirer, le souverain reste une voix critique.
Il n’a pas hésité à remettre publiquement en question l’adoption de la laïcité et la fédéralisation du pays qui ont mis à mal l’unité du pays forgée sous le sceau du roi Prithivî Nârâyan Shâh au cours du XVIIIème siècle. Lorsqu’ils ont pu se hisser au pouvoir après une longue rébellion d’une décennie et avec la complicité du Congrès népalais, pourtant soutien à la royauté des Bir Bikram Shah, les communistes et marxistes-léninistes ont été porteurs d’espoirs. Rattrapés par la réalité des affaires, le Népal connaît aujourd’hui une grave crise économico-sociale que la crise du Covid-19 a achevé de plonger dans une instabilité politique chronique. Aujourd’hui les partis de gauche sont à couteaux tirés et les monarchistes se sont engouffrés dans les multiples brèches ouvertes par le gouvernement.
Kamal Thapa fédère les monarchistes
Le Rashtriya Prajatantra Party est ainsi une épine dans le pied d’argile de la République fédérale. Ultra-monarchiste et hindouiste convaincu, Kamal Thapa a réussi à fusionner sous le nom de son mouvement toutes les composantes royalistes du pays. À la tête de la première force politique extra-parlementaire, l’ancien (deux fois) vice-premier ministre tire actuellement à boulets rouges sur les marxistes, les Chrétiens qui essaiment et menacent l’identité religieuse du pays selon lui ou encore contre la Chine et l’Inde qui se disputent le contrôle du Népal. New Delhi ne fait pas mystère de son soutien public au roi Gyanendra Shah, l’Inde l’a rencontré à de nombreuses reprises. Au grand dam de Pékin qui a récemment dépêché une délégation afin d’imposer sa médiation dans le conflit opposant les maoïstes dissidents et les marxistes-léninistes et empêcher le retour à l’ancien régime qui s’est acheté une bonne conduite aux yeux des Népalais. Un souverain qui vient justement de débarquer dans l’Est du pays et devrait rencontrer les différents leaders royalistes du pays afin de discuter de la situation du pays. Le Népal va-t-il retrouver sa monarchie ? Le Congrès népalais, principal parti d’opposition, reste encore très frileux quant à cette perspective et rejette toute proposition de référendum en ce sens. «La monarchie ne reviendra pas au Népal. Les manifestations pour son rétablissement se poursuivent en raison de l’incompétence du gouvernement Oli à gouverner », croit savoir Sher Bahadur Deuba, ancien Premier ministre, qui minimise la portée de ces rassemblements dont le principal slogan est « Roi, reviens nous sauver ». « Notre nation doit retrouver évidemment sa monarchie et son statut d’état hindou. Tant que nous n’atteindrons pas notre objectif, nous nous battrons pour cela » lui ont répondu en cœur les monarchistes, le 27 décembre dernier.
Il manquait une rubrique scientifique dans Causeur. Peggy Sastre vient combler cette lacune. À vous les labos!
L’humain est ainsi fait qu’il lui est difficile de faire le mal sans raison et, surtout, sans raison qui ne lui donne l’impression de ne pas le faire. S’il peut y avoir 1 ou 2 % d’authentiques psychopathes dans une population, 98 à 99 % des gens devront toujours se trouver au préalable une excuse, un prétexte, un récit pour parvenir à nuire à leurs congénères en étant persuadés de la justesse, voire de la bienveillance de leur dessein. Une logique qui reste la même quelle que soit l’envergure du dommage. C’est celle du voisin qui déverse sa poubelle dans votre boîte aux lettres parce qu’il trouve que vous avez été trop bruyant en rentrant hier soir. Ou du taliban qui vide son chargeur dans la tête d’un écolier de Peshawar pour le punir d’être le fils d’un soldat d’une armée qu’il combat depuis des lustres. Dans les deux cas, l’envie de cruauté n’est pas suffisante pour motiver le passage à l’acte, il est nécessaire d’en faire un terreau moral où les racines du mal seront invariablement et a priori plantées chez son adversaire désigné – « c’est pas moi qu’ai commencé ».
Justification morale
Un tel processus de « justification morale », comme l’a conceptualisé le psychologue canado-américain Albert Bandura, est une formidable baguette magique. Grâce à elle, des actions intrinsèquement destructrices se voient transformées en démarches individuellement et collectivement acceptables, si ce n’est recommandables. Et plus les causes qu’on s’imagine servir sont grandioses, plus durs et nombreux seront les coups permis, la bonne conscience enflant à mesure que l’ineptie des premières le dispute à la violence des seconds. « Certainement qui est en droit de vous rendre absurde est en droit de vous rendre injuste », écrit Voltaire. Les humains ont cette propension à tuer « pour des idées fumeuses plus férocement que d’autres créatures tuent pour manger », ajoute cent soixante-dix-huit ans plus tard l’anthropologue américain Loren Eiseley. En nous dotant d’un système de valeurs qui nous attribuera forcément le plus beau rôle, la morale occulte par la même occasion toutes les effusions de sang requises pour que nos si fameuses « meilleures intentions du monde » en viennent à se concrétiser.
Plus précisément, lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui nous semble moralement bon ou mauvais, nous formons des croyances qui ne sont pas comme les autres, notamment en ce qu’une fois intégrées, elles résistent beaucoup mieux à l’autorité. En outre, les humains ont tendance à être objectivistes dans leurs croyances morales : ils ne les jugent pas comme de simples préférences, au bout du compte toujours relatives, mais y voient des manifestations du vrai ou du faux. Ce qui fait qu’ils ont toutes les difficultés du monde à ne pas considérer comme déviants les comportements de leurs congénères qui y contreviennent et n’ont que peu de velléités de compromis. Les convictions morales sont ainsi considérées comme des prescriptions universelles, régissant ce que chacun « doit » ou « devrait » faire. Que d’autres personnes enfreignent ces attentes et contestent leurs opinions peut susciter de fortes réactions émotionnelles susceptibles d’aller jusqu’à la violence. En termes cognitifs, c’est la face noire de la morale. Scott Philip Roeder, qui décida le 31 mai 2009 d’abattre en pleine messe le Dr George Tiller parce qu’il dirigeait une clinique d’IVG dans le Kansas était animé par de profondes convictions morales qui lui ont fait percevoir son geste comme un impératif. Idem pour tous les extrémistes, qu’importe la diversité de leurs obédiences : la force de leurs valeurs morales fait qu’ils sont plus disposés à accepter la violence lorsqu’ils la voient servir leur cause.
La face noire de la morale au cœur de notre cerveau
Publiée le 16 novembre dans la revue American Journal of Bioethics Neuroscience, une étude menée par des chercheurs de l’université de Chicago dirigés par Jean Decety, docteur en neurobiologie et professeur de psychologie et de psychiatrie, éclaire ce tableau d’un peu de physiologie et cible la face noire de la morale au cœur de notre cervelle. En l’espèce, ce travail identifie les mécanismes cognitifs et neuronaux spécifiquement associés à la justification de la violence sociopolitique et montre que leur activation est fonction de la force des convictions morales portées par les individus concernés.
Pour ce faire, les chercheurs ont passé des annonces dans la région métropolitaine de Chicago où ils ont recruté 32 personnes se définissant comme de gauche (18 femmes et 14 hommes âgés en moyenne de 23 ans, l’échantillon allant de 18 à 38 ans) qu’ils ont ensuite interrogés sur des sujets caractéristiques du clivage progressiste/conservateur (avortement, immigration illégale, aide extérieure, taux d’imposition, limitation du pouvoir de l’État, etc.). Lors de l’expérience à proprement parler, les cobayes devaient regarder des photos de récentes manifestations ayant tourné à l’émeute qui, sans qu’il soit possible d’en déterminer les enjeux véritables, étaient censées défendre les causes qui leur étaient plus ou moins chères. Consigne : en trois secondes, indiquez sur une échelle de 1 à 7 si ces violences vous paraissent ou non justifiées. Pendant ce temps, les scientifiques surveillaient leur cerveau par IRM fonctionnelle, histoire de voir quels circuits étaient en train de s’activer. Decety et ses collègues avaient émis deux hypothèses : soit l’effet des convictions morales allait être d’atténuer le processus normal d’inhibition des pulsions antisociales, soit elles devaient augmenter la valeur subjective que les participants pouvaient accorder aux actions violentes qui leur étaient présentées.
Les résultats penchent vers la seconde option car ce sont le striatum et le cortex préfrontal ventromédian, régions impliquées dans le circuit de la récompense, du plaisir et de la prise de décision, qui s’activent avec une intensité proportionnelle à la force des convictions morales. À l’inverse, ces zones du cerveau sont restées relativement silencieuses quand les participants n’approuvaient pas les violences qui leur étaient présentées. En résumé, selon que la flambée de violence semblait ou non aller de pair avec leurs convictions sociopolitiques personnelles, les participants ne la peignaient pas de la même couleur morale – ils la voyaient en bien s’ils pensaient qu’elle servait une cause qui leur plaisait, mais en mal dans le cas contraire. Ce qui indique bien que la force d’une conviction morale est capable de contrecarrer l’aversion naturelle que ressent presque tout un chacun rpour le mal infligé à autrui.
Seul, terriblement seul. Donald Trump n’est plus l’homme le plus puissant du monde. Battu, humilié, définitivement acculé face au vide vertigineux de la perte du pouvoir; le grand enfant facétieux qui séduisit tant de laissés pour compte s’est fait tyran immature, starlette de la télé-réalité refusant d’admettre qu’elle devait quitter le loft rempli de caméras qu’a été la Maison blanche pendant ces quatre dernières années.
Tel Néron assistant au grand incendie de Rome depuis ses appartements, Donald Trump a dû se résigner à voir ses partisans lancer l’assaut contre le Capitole, symbole d’une première démocratie du monde devenue première farce mondiale. Pis, il n’a même pas eu le courage d’assumer ses responsabilités, agitant des fraudes qu’il n’a jamais pu prouver concrètement. Quatre de ses supporters sont en effet morts pour lui, convaincus que l’élection avait été truquée et qu’ils étaient les derniers remparts des institutions étasuniennes. Ils ont reçu pour prix de leur dévouement l’honneur suprême d’être traités de « losers », vocable favori du président sortant. Des belles âmes qui hurlaient leur indignation contre les violences policières, ils ne recevront que le mépris ou l’indifférence.
Donald Trump n’avait pourtant pas à rougir, ni de son bilan, ni de son résultat à l’élection présidentielle de novembre dernier. Il avait ainsi annoncé avant tous les autres, sous les railleries des médias officiels et de ses adversaires, qu’il y aurait un vaccin contre le « virus chinois » qui nous permettrait peut-être de reprendre une vie normale avant la fin de l’année 2020. Il ne s’était pas trompé, mais le monde l’a su avec une semaine de retard. Les laboratoires ont-ils volontairement caché cette information pour ne pas donner raison à ce président honni ? Nous ne le saurons jamais, au fond, cela n’importe que peu. Nous ne saurons pas non plus si cela aurait changé le cours de cette élection. En 2016, Donald Trump avait gagné à la surprise générale, bénéficiant d’un élan de sympathie venu du cœur de l’Amérique, d’une Amérique oubliée en passe d’être définitivement reléguée au second plan.
Une petite partie de cette Amérique l’a soutenu jusqu’au bout, jusqu’au fanatisme ; les plus ardents de ces hommes et de ces femmes étaient d’ailleurs réunis devant le Capitole, prêts à faire basculer le pays dans une révolution, une nouvelle guerre de Sécession. De fait, sécession il y a. Les États-Unis ne forment plus une nation homogène ; les tensions entre les territoires les plus prospères, entre les populations les plus diverses, entre les modes de vie et les systèmes de valeur se font de plus en plus intenses chaque jour. Si Donald Trump est responsable d’avoir fait penser à ceux qui le soutenaient qu’il allait se maintenir pour un second mandat, l’intelligentsia médiatique, numérique et politique est coupable d’avoir jeté de l’huile sur le feu pendant quatre ans. Coupable d’avoir criminalisé les opinions d’une moitié de l’Amérique. Coupable d’avoir invisibilisé les souffrances de ceux qui n’ont pas le droit de souffrir, white trashs ridiculisées par Hollywood. Coupable d’avoir organisé une véritable insurrection dans toute l’Amérique à la suite de la mort de George Floyd.
Parades de freaks
En tout état de cause, il n’était pas illogique qu’il perde en novembre. Avec 74 millions de voix, Donald Trump n’a pas démérité, bien qu’il ait failli dans les États de cols bleus arrachés au forceps à Hillary Clinton la dernière fois. Misant parfois plus sur le show que sur la sincérité, l’ancien président a perdu chez ces travailleurs modestes les quelques voix qui auraient pu lui éviter cette sortie déshonorante. Oui, son mandat a été saboté, c’est le jeu de la politique. Lui-même n’a jamais fait dans la demi-mesure pour évincer ses adversaires dans les affaires ou en politique, ne reculant pas plus devant la violence que devant l’outrance. Une outrance partagée par les plus radicaux des progressistes comme les plus radicaux de ce qui était, usons volontairement du passé, le trumpisme. Des conspirationnistes de Q-Anon aux mémoricides d’Evergreen, nous voyons de grandes parades de freaks que l’Amérique produit de manière industrielle. Pour preuve, le personnage excentrique de Q-Shaman, vêtu tel un David Crockett mutant aux tatouages vikings et indiens qui s’est emparé du micro de la salle du Congrès, avant de se prendre en photo dans les couloirs.
Que voulaient ces gens ? S’agissait-il de fascistes disciplinés à la détermination sans faille, désireux de provoquer un coup d’État comme l’avait voulu le colonel Tejero en février 1981 en Espagne ? Non, il y avait chez ces pauvres hères, embarqués dans un monde parallèle de croyances irrationnelles, que Donald Trump a exploités avec le plus grand cynisme, une touchante naïveté. Ils sont, de la même manière que ces monômes progressistes, les victimes d’un Occident décadent désormais dépourvu de toute verticalité. Un Occident qui, faute de trouver un principe supérieur organisateur, préfère s’abandonner aux bras de Satrapes qu’on croyait autrefois exclusivement orientaux.
Le populisme de Trump est malsain
L’appel au calme lancé par the Donald, dans lequel il a conspué ceux-là mêmes qui l’avaient porté au pinacle, a montré l’aspect le plus pathétique de cet homme. Il semble n’avoir toujours pas compris qu’il n’a été que le véhicule, le porte-voix d’un moment historique pour un peuple américain tenant des traditions des premiers colons qui refusait de mourir. Du césarisme, il n’a gardé que le goût du décorum. Tout ce qu’il a fait sera effacé, définitivement oublié. Pour une raison très simple ; le culte de la personnalité réclame des qualités extraordinaires dont il était dépourvu. Son énergie, sa détermination, son charisme et ses aptitudes au commandement n’ont pas pu combler son déficit culturel et son manque cruel de sensibilité.
Un populisme sain se doit non seulement de répondre aux attentes matérielles d’un peuple mais aussi, peut-être plus encore, à ses aspirations spirituelles. Le populisme bien pensé est émancipateur. Il ne doit pas niveler par le bas ; il ne doit pas flatter les instincts les plus triviaux. Face à un système organisant une révolution permanente articulée autour d’un discours millénariste puissant, l’alliance contre-nature du conservatisme légaliste et d’une forme de populisme populacier échouera toujours à terme. Il est nécessaire de trouver une dialectique commune qui puisse traduire intelligiblement le cri du cœur lancé par les victimes du totalitarisme soft de la globalisation. Non pas en mariant de force les contraires, mais en leur donnant un but commun.
Il est à craindre que le show à l’américaine du président Trump n’ait durablement freiné le processus. Pour s’en convaincre, il suffit de constater qu’Emmanuel Macron a jugé bon s’adresser à la nation à trois heures du matin, dans un « franglish » ridicule que surlignait la présence d’un drapeau américain en arrière-plan, en prenant des airs d’acteur de film catastrophe à petit budget, commentant tel un gouverneur de la Californie un évènement qui était manifestement voué à l’échec. Il a fait cela par goût personnel du spectacle comme par intérêts politiques, comprenant bien que ces échauffourées diffusées en mondovision allaient lui servir d’argument sur le plan domestique.
Twitter relègue Trump au rang de vulgaire troll
Agiter le spectre Trump mettra désormais un terme définitif à toutes les discussions politiques sérieuses, remplaçant l’archaïque point Godwin par un exemple beaucoup plus récent et connu de tous. Dans les mémoires, Donald Trump prendra la place de Dionysus de Syracuse qui chassait les Pythagoriciens. Lui ne chassait pas grand-chose, pas même les progressistes. Il avait au moins le bon goût de ne pas déclencher ces guerres si chères aux faucons de George Bush junior ; souvent d’anciens gauchistes devenus les plus sûrs défenseurs du marché libre, éclairé, dominateur et aveugle. Un marché qui aura le petit doigt sur la couture du pantalon face à Kamala Harris et ses sbires. Un marché qui a bien compris que la « diversité » générait autant d’affrontements que de clients potentiels.
Les géants du numérique et les médias officiels avaient malgré eux bien aidé Donald Trump il y a quatre ans. Ils ont retenu les enseignements de 2016. Ils se sont arrogés des pouvoirs considérables, censurant sans vergogne le président Trump – relégué au rang de vulgaire troll –. Les géants du web sont maintenant les maîtres du monde alors qu’ils ne sont que des prestataires de services… publics et nécessaires. Cette tyrannie numérique aux allures de dystopie cyberpunk se renforcera dans les années à venir puisque ces opérateurs privés détiennent un monopole que nul ne leur conteste, hors la Russie ou la Chine. Il est d’ailleurs possible qu’ils décident d’éliminer Donald Trump de Facebook, Instagram et Twitter à vie. De quoi remettre une pièce dans la machine conspirationniste. On peut d’ailleurs se demander pourquoi aucun État ne semble vouloir régler sérieusement cette question et en finir avec ces Compagnies des Indes aux visées idéologiques manifestes. Comment se fait-il qu’un petit réseau créé pour noter le physique des filles d’une université américaine soit désormais plus puissant que de nombreux États ? S’ils sont capables de se moquer ainsi d’un ancien président, vous pouvez deviner ce qu’ils peuvent faire aux autres… Cette fois-ci, c’est Donald Trump qui a été leur idiot utile. Cruel renversement.
Au fond, nul ne veut de véritable changement : pas plus les antisystèmes issus du système comme Donald Trump que les défenseurs officiels du progrès à tout crin. Le monde tel qu’il est organisé présentement sied fort bien à ces élites consanguines, déracinées et avides, d’où qu’elles viennent. Plus personne ne croit en rien. Jamais dans l’histoire de l’Humanité, les dirigeants de l’Occident n’avaient été aussi puissants et éloignés des intérêts des peuples. La Chine, elle, a conscience de son passé et se projette avec confiance dans le futur. Ce sursaut provoqué par Donald Trump, qui ne fut pas sans quelques éclats dignes d’intérêt, en appellera d’autres. Il faudra toutefois ne pas oublier la leçon. Ne soyons pas des enfants en recherche d’un père tout-puissant qui se montrera toujours défaillant. Ne tombons pas dans le culte de la personnalité. Soyons enfin des acteurs et non des spectateurs.
Détail de la couverture de l'ouvrage "L’Homme classique. Secrets d’élégance", par Le Chouan des Villes, préface et illustrations de Julien Scavini / AlterPublishing.
Sous le pseudonyme du Chouan des villes, un dandy érudit livre une philosophie du chic, avec exemples à l’appui.
Comme chacun sait, l’élégance masculine classique doit l’essentiel d’elle-même à l’Angleterre et la plupart de ses codes au sport, à l’exploration et à la guerre, la coupe et la finition d’un vêtement devant permettre une identification immédiate tout en permettant des mouvements parfois violents. Élégance et héroïsme se marient ainsi dans l’imaginaire du tailleur et de ses clients, qui, de manière subliminale, désirent ressembler à l’archétype de l’officier.
Le dandysme, ce classicisme intégral
Cet idéal, celui de l’homme classique ou du gentleman – à juste titre préféré à celui, ô combien équivoque, du dandy – Le Chouan des Villes, pseudonyme d’un énigmatique Nantais, l’illustre dans sa vie depuis à peu près quarante ans et le défend depuis une quinzaine d’années sur la toile par le biais d’un blog célèbre. Naguère, j’ai eu l’occasion de dialoguer avec cet érudit qui est avant tout un homme de goût, entre autres pour un numéro de la revue littéraire Livr’Arbitres sur le dandysme. Le Chouan des Villes prône, sur le plan du vêtement mais aussi du savoir-vivre, les deux étant pour lui liés, un classicisme intégral, mode avoué – revendiqué même – de résistance à une modernité décadente. Notre Chouan se dit disciple de Pascal et de Baudelaire, de Barbey d’Aurevilly et de Toulet – un raffiné révulsé par l’uniformité et la monotonie d’une époque de moins en moins tolérante, car la beauté est devenue suspecte, presque coupable. La grisaille, la manie de l’égalité, telles sont ses – nos – mortelles ennemies !
Le Chouan des Villes est une sorte d’officier perdu qui mène un combat où « le réarmement civilisationnel passe par une réappropriation des codes vestimentaires ». Comme il le proclame non sans panache, « la nuit des inversions et des déconstructions n’a que trop duré ». Il n’est pas le seul : avant lui, sans bien entendu remonter à Barbey, l’Honorable James Darwen, avec son extraordinaire Chic anglais ; Tatiana Tolstoï, avec le précieux De l’Elégance masculine ; G.Bruce Boyer avec True Style ont marqué les esprits. Plus près de nous, le tailleur Julien Scavini, architecte de formation et dessinateur dans le style de la ligne claire (Blake et Mortimer ne sont pas loin), a publié deux jolis essais d’inspiration classique.
Le Chouan des Villes s’inscrit bien dans une tradition pour qui l’habit est tout à la fois signe de contradiction et marque de respect pour soi-même comme pour autrui.
Contre la tyrannie du sweat à capuche
Son essai constitue l’examen minutieux, d’une rare cohérence, de la garde-robe classique d’aujourd’hui, de la robe de chambre chère à Diderot au nœud papillon. A la tyrannie des sweat à capuche, jeans troués et godasses en plastique, s’oppose le règne du costume trois pièces, du chesterfield et des boutons de manchettes. Eloge de la cravate et des gants, de la veste autrichienne (portée avec un foulard) et du richelieu (« oxfords not brogues », comme dit le héros du film Kingsman), courageuse défense du chapeau, ce livre bienvenu comblera tous ceux qui, comme l’auteur, poursuivent le rêve « d’une silhouette parfaite en ombre chinoise ».
L’Homme classique. Secrets d’élégance, par Le Chouan des Villes, préface et illustrations de Julien Scavini, AlterPublishing.
Léon Mazzella capture quelques fragments du monde pour en saisir toute la volatilité sensuelle
Le choix de la première chronique littéraire de l’année s’apparente à la cueillette des champignons, dans un sous-bois, à l’automne, quand la feuille morte rythme le pas, quand l’incertitude guide la main du critique. La pluie grise les sentiments, la nature protège et isole; le critique hésite, il tâtonne, il se rétracte parfois, puis il se lance, il a enfin trouvé le livre qui correspond à son souffle intérieur, à son émotion du moment, à sa volonté de ne pas ensorceler le monde. En 2021, l’esprit ne sera ni à la querelle incestueuse, ni à la légèreté béate, plutôt à la beauté qui s’efface peu à peu, elle s’échappe, nous le sentons charnellement, et pourtant, il faut la retenir, s’incliner une dernière fois devant elle, la remercier encore et toujours. Se rappeler que sans elle, nous sommes des êtres désarticulés, surnuméraires fantômes. Cette beauté fugace n’est pas grandiloquente, elle ne bombe pas le torse, elle ne nous fait pas du gringue au coin d’une rue ou à la lecture d’un paragraphe trop étincelant; discrète, elle sait tenir ses distances.
Mazella caresse le désenchantement
Elle s’apprivoise difficilement. L’écrivain Léon Mazzella, styliste des terres basques, grand spécialiste du vin, part à sa recherche dans Le Bruissement du monde aux éditions Passiflore. Il est de ces explorateurs esthètes qui ne surjouent pas la surprise ou l’émerveillement. Ce gracquien sème la chronique au vent, sans charger sa phrase d’un affect débordant, elle garde sa pureté originelle tout en susurrant son pouvoir d’abstraction. Là, réside le charme vivifiant de ce recueil buissonnier qui promène son bonheur de vivre entre fragments, souvenirs d’enfance, nostalgie du cœur, sens de la transmission et plaisir du palais. Mazzella nous touche car, avouons-le, il caresse notre vieux monde, il cajole notre désenchantement, il ouvre la volière de notre mémoire. Ne vous méprenez pas sur son dessein, il ne panthéonise pas le passé, ce n’est pas un embaumeur, plutôt un exhausteur de goût. Son toucher de plume lifte l’existence, lui donne du rebond. Nous avons les mêmes codes d’entrée, les mêmes marottes, les Renault Floride et les chevauchées landaises de Christine de Rivoyre.
Avec ce compagnon hussard, on se rappelle d’un texte lu à l’adolescence qui a fait chavirer notre suffisance, on se met alors à dessiner des volutes de Havane dans le ciel laiteux de la province française, à rêver aux seins obuesques de Silvana Mangano dans « Riz amer » ou à la bouche désirable de l’impénétrable Monica Vitti. À nous extraire simplement de notre quotidien par le talent des autres, voilà un résumé de ce que fut notre jeunesse. Pour nous, garçons ahuris, bouffis de caractères d’imprimerie et de cinéphilie, la réalité passe souvent par le tamis de la fiction. Mazzella est un merveilleux brouilleur de météo, il détraque toutes les horloges. Avec lui, la chronologie s’émancipe des dates. On le suit avec gourmandise dans cette belle littérature, giboyeuse et sauvage des Trente Glorieuses puis, le texte suivant, il nous ramène au présent, dans le spectacle chantant d’une bergeronnette grise ou la pesanteur ensoleillée d’un champ de maïs. Tantôt mélodiste d’antan, tantôt aquarelliste du paysage en mouvement, sa mélancolie sous-jacente n’est ancrée dans aucun port d’attache. Elle est libre, elle se moque des convenances, elle cabote sur des côtes intimes. C’est pourquoi nous prenons autant de plaisir à le lire, surtout quand il écrit: « Je suis Claude Sautet » ou qu’il fait l’éloge du stylo à plume: « Bonheur de retrouver le glissement de l’encre, sa fluidité, et le crissement sur le papier vergé ivoire, cette teinte bleu nuit qui forme les lettres, les mots qui naissent, le mouvement du poignet, le sang qui afflue sur la dernière phalange de l’index comme si nous labourions ». Mazzella sait, par instinct, qu’un bon livre ne ressemble pas à une autoroute rectiligne, il doit cahoter, ne jamais utiliser le même instrument de musique, de la variété naît l’harmonie. Mazzella ose passer de Gracq au Bricomarché, sublime impertinence et poésie de l’infiniment petit, de Calet à Anouk Aimée, de Larbaud à une libellule indisciplinée, de Gómez de la Serna au croquant du chipiron. Vive 2021 !
Le Bruissement du monde de Léon Mazzella – éditions Passiflore.
Paris est la ville qui dégage la plus forte sensualité: les rencontres y sont aisées et les affaires vite conclues. Sans ce climat érotique, elle perdrait beaucoup de son attrait et on ne reculerait pas frileusement devant la mort. L’espoir d’une amourette dont on ignore quel tour elle prendra, est un élixir divin. On respire à Paris l’air de la liberté. Si j’étais honnête, j’écrirais: on y respirait l’air de la liberté. Avec la dictature hygiénique qui s’est instaurée et dont chacun pressent qu’elle n’est que le prélude à un asservissement général, Paris a des allures de vieille rombière. Le désir s’est éclipsé.
L’homme est l’ensemble des relations qu’il entretient avec ses semblables, disait Karl Marx. Lorsque les liens s’effilochent, autant prendre la fuite. Lausanne, à cet égard, est une ville idéale. On n’y est par pourchassé par le fisc – le seul ami qui ne vous abandonnera jamais – et la possibilité d’y mourir en douceur face à un des plus beaux paysages du monde vous est accordée avec une simplicité toute helvétique. Les stars hollywoodiennes ne s’y sont pas trompées quand elles se sont installées sur les rives lémaniques. J’aspire à en faire autant. J’ai connu le meilleur à Paris. Un dernier coup de chapeau à Lausanne, la ville qui m’a vu naître et où je ne désespère pas de mourir. Mais je n’oublie jamais pour autant que l’avenir est assis sur le genou des dieux. « Quel avenir à quatre-vingt ans ? », m’a demandé en ricanant cette sauvageonne de vingt ans. La sagesse des jeunes filles s’accorde parfaitement avec la folie des vieillards. Évitons donc les femmes de notre âge, les seules hélas qui nous sont encore aisément accessibles.
Lausanne Image: Sophie ML / Pixabay
Ce 31 / 12 / 2020
Certains jours, on se demande pourquoi tenir un journal: si peu de choses à dire et si banales de surcroît. Une année s’achève (encore une, mais quand donc cette mauvaise farce s’arrêtera –t-elle ?) et la seule chose qui me vient à l’esprit en cette période de suspens pandémique, c’est une réflexion de Luis Buñuel (« La fièvre monte à El Pao ») que je cite de mémoire. Au nom du serment d’Hippocrate, qui place par-dessus tout le respect de la vie humaine, les médecins ont créé la forme la plus raffinée des tortures modernes: la survie. Nous vivons une étrange période où les foules se précipitent pour les applaudir. Nous sommes passés d’une démocratie libérale à une biocratie totalitaire. Je suis toujours surpris que les gens y voient un immense progrès et réclament un tour de vis supplémentaire.
Deux jeunes filles m’expliquaient hier qu’elles se sentaient enfin protégées. Elles avaient vu comme moi un reportage à la télévision sur la Corée du Nord et n’étaient pas loin de penser que c’était un régime idéal. J’ai préféré ne pas entrer en matière, moi le vieux mâle blanc à l’agonie. J’ai songé : « Vivre ? À quoi bon ? Pour pleurer ta jeunesse dans un monde qui n’est plus le tien ? »
Ce 1 / 01 / 2021
J’ai passé la nuit du Réveillon avec deux amis viennois : Karl Kraus et Thomas Bernhard. Le premier m’a dit : « Avant même de ressentir tout ce que la vie nous infligera, on devrait se faire euthanasier. » Comme nous évoquions un ami psychanalyste, il a ricané : « La psychologie est aussi inutile qu’un mode d’emploi contre un poison. »
D’ailleurs, a-t-ajouté, les psychologues devinent très vite le vide intérieur de leurs patients. Ils n’en sont pas moins fiers du baratin qu’ils nous servent sur la profondeur de leurs analyses.
Thomas Bernhard ne manqua pas d’ajouter « Chacun vit jusqu’à ce qu’il meure? » Il aurait pu ajouter qu’entre-temps, il se passe beaucoup de choses. Mais pour les autres, c’est rarement intéressant. Le plus souvent, ce n’est intéressant que pour celui qui fait ces expériences. En vérité, chacun ne s’intéresse qu’à lui-même. Toute autre chose n’est que rentabilité indirecte. C’est partout pareil. Les bonnes œuvres, le Sahel, la faim dans le monde ou les épidémies.
Ce Monsieur Macron fait, lui aussi, du cinéma, exactement comme ce Monsieur Trump, quelle que soit la perspective qu’on adopte. L’homme ne fait que ce qui va l’avancer à quelque chose, lui permettre de rester dans le coup, croit-il. Même si vous entrez en religion, vous n’avez rien d’autre dans la tête, vous n’avez pas le choix de toute manière. Si vous voulez vous mettre au service des autres, cela ne signifie rien d’autre que vous êtes particulièrement méchant et misanthrope. Je crois qu’il en est ainsi de la foi et de toutes croyances. Voilà.
Avant de m’endormir, ragaillardi par ces spécimens d’humour viennois, j’ai regardé sur mon iPhone les photos « osées » que m’envoie toutes les nuits une certaine Charlène que je n’ai jamais rencontrée, mais qui prend un plaisir insolite à m’allumer. Elle y parvient parfois. Mais d’ici à la voir en chair et en os… Thomas Bernhard s’en détournerait et Karl Kraus se montrerait d’une cruauté facétieuse. Je n’ai pas d’autre choix, à supposer qu’elle débarque impromptu rue Oudinot. Je m’efforcerai de ne pas oublier le mot de Karl Kraus : « Chez la femme, rien n’est impénétrable, sauf sa superficialité. » Et puis, le plaisir érotique ne consiste-t-il pas à multiplier les péripéties ? Il serait dommage de s’en priver, même si j’arrive à un âge où la lassitude l’emporte sur la volupté. Raczymov parlerait des travaux forcés de la sexualité, les derniers à nous assurer que nous sommes encore vivants. Mais est-il bien nécessaire de l’être, sinon pour prouver aux autres qu’on est encore dans le coup ?
De nombreuses figures et personnalités de l’Histoire nous montrent que d’autres voies que l’école publique sont possibles pour produire de grands hommes. Par exemple le maréchal Leclerc.
Il a beaucoup été question, en 2020, du général de Gaulle. On n’a rarement – voire pas du tout – évoqué le fait que ses parents, faibles admirateurs des lois scolaires d’alors, avaient envoyé l’adolescent Charles en Belgique, à la suite de ses professeurs jésuites qui s’étaient retrouvés chassés du territoire français. Le cas de Georges Bidault, en quelque sorte le pendant civil du Général dans la Résistance et à la Libération, n’est pas moins engagé : c’est dès la sixième qu’il fut exilé en Italie !
Le maréchal Leclerc chez les jésuites d’Amiens…
L’exemple de Philippe de Hauteclocque est différent. L’un de ses plus proches collaborateurs militaires, le général Vézinet, publia tôt une biographie : Le Général Leclerc. Évidemment, l’essentiel se concentre sur la carrière militaire et, surtout, sur la seconde guerre mondiale. Les premiers chapitres nous retracent néanmoins l’enfance et la jeunesse de celui qui devait donner son nom à tant de rues, boulevards, avenues et places de France. On y apprend notamment que le futur maréchal Leclerc de Hauteclocque est né chez lui, avant d’être instruit de longues années par ses parents : « Conformément à la tradition des siens, le jeune Philippe commence son éducation à Belloy même. Sage, bien doué […] Dans une imprégnation rurale complète et une ambiance familiale toute de quiétude, l’enfant grandit, plus particulièrement sous l’influence de son père, de sa mère et de sa sœur aînée. »
Un père « méprisant la République », « bon mais strict, [qui] lui inculque le goût de l’effort et la fierté du devoir en même temps qu’il lui apprend à se passer du superflu et parfois du nécessaire. De cet enseignement, il restera profondément marqué. » Sa mère lui prodigue « une première formation religieuse déterminante pour la foi qui l’animera sa vie durant », tandis que Françoise sa sœur « exalte son esprit par des récits imagés sur nos gloires nationales, et lui fait découvrir les secrets de destinées exceptionnelles. »
Ce n’est qu’en 1915 que Philippe de Hautecloque intègre un établissement scolaire, en classe de quatrième, où il brille par ses qualités académiques aussi bien qu’humaines: celui des jésuites à Amiens, dans un contexte où la première guerre mondiale a apaisé les lois anticléricales et l’exil des congrégations.
… comme Emmanuel Macron !
Emmanuel Macron devait lui aussi, plus tard, passer par ces mêmes bancs, alors vidés de leur âme.
Peut-être n’y avait-il même pas appris l’histoire du maréchal Leclerc: l’instruction que ce dernier a reçue dans son enfance relèverait selon les nouveaux gardiens de la Patrie de « manifestations de séparatismes sociologiques » ou « de séparatisme social » (sans même évoquer les opinions antirépublicaines de la famille concernée), et devrait en tant que telle être pourfendue…
Qui était Ashli Babbitt? Quelles étaient ses convictions?
Dans la nuit du 6 au 7 janvier, Emmanuel Macron enregistre une vidéo, tweetée à 2h51 du matin, pour assurer les États-Unis du soutien de la France dans l’épreuve subie au Capitole, et sans doute aussi afin de courtiser le futur président, Joe Biden. Adoptant son ton de voix le plus habituel, hautain et donneur de leçons, il dénonce les insurgés présumés avant d’ajouter, en prenant son autre ton tout aussi usuel mais susurrant: « Une femme a été tuée. » Qui est cette femme et pourquoi est-elle morte? Déjà un pion fugitif dans le jeu politique international, cette sympathisante jusqu’au-boutiste de Donald Trump était néanmoins une personne. Découvrons cette vie humaine avant que les joutes idéologiques ne l’enterrent ou que le vent de l’oubli n’efface son souvenir.
Une patriote entêtée
Elle s’appelait Ashli Babbitt. Âgée de 35 ans, elle avait fait le voyage jusqu’à Washington depuis San Diego en Californie pour protester contre ce qu’elle, comme beaucoup de supporteurs de Donald Trump, considérait comme une élection volée. Ayant pénétré avec d’autres manifestants ou insurgés – chacun choisira son terme – à l’intérieur de ce que le président français a nommé pompeusement « le temple séculaire de la démocratie américaine », elle tentait avec ses camarades de franchir des portes vitrées devant une salle dénommée le « lobby du président de chambre », contiguë à la Chambre elle-même où se trouvaient encore des Représentants. Les vitres de ces portes étant cassées, des policiers s’étaient barricadés de l’autre côté quand la jeune femme, vêtue d’un jean, de moon boots et d’un drapeau trumpiste qu’elle portait comme une cape, a demandé à deux collègues de la hisser en l’air pour qu’elle puisse grimper à travers une embrasure ouverte. Au moment où elle apparaît dans l’encadrement, un policier en civil tire une seule balle et elle tombe en arrière. Saignant du cou et de la bouche, elle est transportée d’urgence à l’hôpital où elle meurt.
Trois autres manifestants sont morts ce jour-là : Kevin Greeson, 55 ans, qui a eu une crise cardiaque devant le Capitole, ainsi que Rosanne Boyland, 34 ans, et Benjamin Phillips, 50 ans, qui ont également succombé de manière similaire. Un policier, Brian Sicknick, est mort des blessures reçues lors des affrontements avec les assaillants. Au total, 56 policiers ont été blessés et 68 manifestants arrêtés. Le chef de la police du Capitole et le sergent d’armes ont annoncé leur démission.
Celle dont le décès a inspiré le verbe présidentiel français était une vétérante de l’Armée de l’air américaine et de l’Air National Guard où elle avait servi pendant 14 ans. Elle avait été déployée en Afghanistan, en Iraq, au Koweït et au Qatar. Elle exerçait ses fonctions dans la sécurité. C’est là la grande ironie: cette femme, qui avait longtemps gardé les bases et installations de son gouvernement, a été tuée par un officier de sécurité. Quittant le service militaire trop tôt pour bénéficier de la retraite, elle a travaillé pendant deux ans comme garde d’une centrale nucléaire dans le Maryland. C’est là qu’elle a rencontré son deuxième mari. Le couple est parti ensuite s’installer en Californie où elle a acheté une entreprise de piscines avec d’autres membres de sa famille. Elle n’a pas trouvé la vie de femme d’affaires très facile, s’endettant à un taux d’intérêt prohibitif. C’est peut-être cela qui a alimenté son ressentiment contre l’establishment. D’un naturel franc et direct, elle affichait des convictions entières qu’elle n’hésitait pas à exprimer avec une verve pittoresque. Dans des vidéos postées sur les médias sociaux en 2018, elle s’est livrée à des diatribes accusant les politiciens démocrates de la Californie – y compris Kamala Harris – de mettre les intérêts de leur parti avant ceux de leur pays. Celle qui avait consacré tant d’années au service de sa patrie ne supportait pas cet opportunisme apparent des élus du peuple. Tout son entourage savait qu’elle était devenue une inconditionnelle de Trump. Elle a fait le voyage jusqu’à Washington seule, sans son mari. Interrogée par les médias, sa belle-mère a avoué ne pas vraiment comprendre pourquoi Ashli y était allée. On ne peut que spéculer: c’était sans doute le coup de tête d’une patriote aussi excitée qu’indignée.
Ayez confiance dans le plan!
Oui, une inconditionnelle de Trump. Tous ses posts sur Twitter, jusqu’au jour fatidique, le montrent. À l’instar de son idole, d’esprit libertaire, elle faisait preuve d’impatience face aux restrictions imposées par la pandémie. Un écriteau sur la porte de son entreprise annonçait: «Zone autonome sans masques – autrement dit, l’Amérique»!
Image: Twitter
À l’instar de Trump, elle croyait dur comme fer que la victoire de Joe Biden était la conséquence d’une fraude électorale à une échelle massive. Lisant entre les lignes des discours présidentiels, elle endossait même les thèses conspirationnistes de la mouvance QAnon. Le 7 septembre, elle a tweeté une photo d’elle à une manifestation, la « Trump Boat Parade », arborant un débardeur avec l’emblème « We are Q », et la légende « WWG1WGA », l’acronyme de « Where we go one, we go all », le slogan des zélotes de cette théorie du complot. Donald Trump serait engagé dans une lutte à mort contre « l’État profond », un groupe de pédophiles satanistes haut placés dans le gouvernement et l’industrie ayant pour objectif de réduire tous les autres citoyens à l’état d’esclavage. Dans cette guerre secrète fantasmée, Donald Trump serait le maître du jeu: chacun de ses gestes ferait partie d’une stratégie infaillible pour contrecarrer les intrigues de ses adversaires diaboliques.
Ultra parmi les ultras, Ashli avait retweeté, avant la prise d’assaut du Capitole, une déclaration de Lin Wood, avocat trumpiste appelant à la démission et la mise en accusation pour trahison du vice-président Mike Pence (lequel avait refusé de rejeter les résultats des élections). La veille du grand jour, elle a posté ce message : « Rien ne nous arrêtera…. Ils peuvent essayer de le faire mais l’orage est ici et il s’abattra sur Washington DC dans moins de 24 heures… De l’ombre à la lumière ! » Au milieu de cette proclamation aux allures presqu’apocalyptiques, « orage » est un mot de code. Dans le langage QAnon, il évoque un grand règlement de comptes, où tous les méchants manipulateurs de l’État profond seront arrêtés en masse. Son origine réside dans une de ces paroles désinvoltes de Donald Trump que les QAnonistes aiment traiter comme porteuses d’un sens caché. Le 5 octobre 2017, avant un dîner officiel, Trump qualifie celui-ci comme « le calme avant l’orage. » « Quel orage ? » lui lance un journaliste. « Vous verrez ! » rétorque le Président. C’est dans cet univers de symboles et de présages qu’évoluait Ashli. C’est peut-être cette atmosphère de châtiment imminent, d’origine quasi-divine, qui l’a poussée à agir comme elle l’a fait: en voulant enfoncer cette porte, elle incarnait l’orage.
Ashli Babbitt died as a radicalized domestic terrorist violently assaulting our Capitol as part of a lawless mob intent on harming members of Congress.
Aux yeux des partisans de Joe Biden, elle n’était qu’une « terroriste nationale engagée dans une attaque violente contre notre Capitole. » Pourtant, elle n’a tué personne, ne portait aucune arme et, surchauffée par la rhétorique QAnon, n’a sûrement prémédité aucune action précise. Après son décès, elle est devenue elle-même un signe dans cet univers délirant. Sur Parler, ce média social où se sont réfugiés les conspirationnistes rejetés par Twitter, certains internautes prétendent que la mort d’Ashli Babbitt est une mise en scène habile organisée par l’État profond afin de discréditer les manifestants. Quand Donald Trump s’est finalement déclaré « scandalisé » par « la violence, l’illégalité et l’anarchie » de l’assaut contre le Capitole et a annoncé que les émeutiers devront répondre de leurs actes, certains théoriciens du grand complot ont manifesté leur déception: leur héros les aurait abandonnés. Mais d’autres, plus fidèles à la logique QAnon, ont vu dans son discours un autre sens, y trouvant des indices qui suggèrent que tout cela, ce n’est qu’un stratagème de plus dans le jeu du maître qui continue à déjouer les ruses machiavéliques de l’État profond, ruses que nous autres ne voyons pas. Ils répètent cette formule traditionnelle, « trust the plan », « ayez confiance dans le plan », tout finira bien. Finalement, Ashli Babbitt n’était ni une terroriste ni une martyre. Elle avait trop confiance dans le plan, un plan qui n’existe pas.
NB :Twitter a effacé les derniers tweets d’Ashli Babbitt.
Rappelons-nous : le 21 octobre 2019 BFMTV, consacrait un reportage à Boris Johnson intitulé « Boris Johnson : le manipulateur », au cours duquel le journaliste rendait visite au père du Premier Ministre britannique (je redonne ici le lien vers l’article que j’avais rédigé au sujet de cette émission).
L’attitude de dédain suspicieux adoptée par le journaliste à l’encontre de Stanley Johnson se traduisait dans les commentaires ajoutés en voix off et, de manière globale, dans le traitement réservé à la parole de ce personnage.
« Au préalable, il a tenu à nous transmettre l’arbre généalogique de sa famille sur sept générations », précisait-on avec un brin de sarcasme mal dissimulé envers l’éthos d’aristocrate que Stanley Johnson semblait vouloir se façonner. Toutefois, quelques instants plus tard, on comprenait pourquoi le père de Boris Johnson avait envoyé cet arbre généalogique au journaliste de BFMTV. Il voulait montrer qu’« il y a[vait] des liens importants pour [lui] avec la famille française ». Le journaliste n’avait pas jugé bon de signaler cet aspect des choses et réduisait l’arbre généalogique à une démonstration de pure vanité.
L’entretien lui-même était réduit à quelques lambeaux d’échanges, le journaliste entendant construire à sa guise l’image de la famille Johnson. De Stanley Johnson, on nous expliquera qu’il est un égocentrique ramenant toutes les questions à sa propre carrière. Autrement dit, l’approche choisie par BFMTV à l’époque, comme par d’autres médias, consistait à utiliser le père comme pièce explicative, à charge, des idées et postures du fils. En passant, on nous indiquait que le père de Boris Johnson avait été « haut fonctionnaire puis député européen ». Mais plutôt que de creuser le sujet des éventuelles divergences de vues entre le père et le fils sur la question européenne, on préférait insister sur des similitudes relevant de la psychologie et du caractère, là encore, à charge: « en plus de la ressemblance physique, Stanley Johnson partage avec son fils une réputation d’excentrique légèrement mégalomane ». Le journaliste gardait pour la fin du reportage l’évocation de cette désapprobation : « personnellement, [Stanley Johnson] était contre le Brexit ».
Mais voilà qu’aujourd’hui Stanley Johnson demande la nationalité française et soudain, il devient quelqu’un d’intéressant (cf. un article intitulé « Qui est le père du Boris Johnson, qui demande la nationalité française? »). Soudain, on joue le père contre le fils. Il n’est plus seulement un élément explicatif à charge, il devient un argument de discrédit (autrement dit: même son père est contre lui).
Il fut l’un des premiers fonctionnaires européens venus du Royaume-Uni. Avocat de profession, il fut fonctionnaire à la Commission européenne, mais aussi durant six ans député européen. Avec un tel CV, difficile de vouloir couper les ponts avec l’Union européenne. [RTL]
Quitte à tordre le bras à la réalité pour accentuer l’opposition :
Si le Premier ministre britannique Boris Johnson a toujours été un partisan du Brexit, ce n’est pas le cas de son père, Stanley Johnson. [RTL]
On sait que Boris Johnson était initialement peu favorable au Brexit; c’est d’ailleurs le type de revirement qui constituait une preuve de son opportunisme sans conviction, selon BFMTV.
Libé nous apprend que la sœur de Boris Johnson est également opposée au Brexit:
Stanley Johnson vient donc confirmer cette information révélée au départ par le Times en mars dernier après lecture du livre Rake’s Progress: My Political Midlife Crisis, écrit par Rachel Johnson, la soeur du Premier ministre, elle aussi farouchement anti-Brexit. Elle indiquait que sa grand-mère était née à Versailles et son arrière-grand-mère à Paris. «C’est une bonne nouvelle, je pourrai devenir française aussi», précisait-elle, tandis que son frère menait bataille pour quitter l’UE. Bonne ambiance chez les Johnson.
Il y a, bien entendu, deux lectures possibles de ce drame familial dont se repaît la grande presse: on peut dire « voyez, preuve qu’il a tort, tout le monde est contre lui, même sa famille la plus proche ». Ou bien on peut dire: il a tenu bon, alors qu’il avait tout le monde contre lui, même sa famille la plus proche… Et la presse.
Maîtriser le français pour devenir français: la France s’entête à ignorer ce principe de bon sens. En détruisant le projet « Français langue d’intégration », les idéologues du multiculturalisme ont privé la France du premier vecteur de l’intégration et de l’assimilation, et encouragé le développement de ghettos linguistiques. par Michel Aubouin[tooltips content= »Préfet, inspecteur général de l’administration, Michel Auboin a exercé entre 2009 et 2013 les fonctions de directeur du ministère de l’Intérieur en charge de l’intégration des étrangers et des naturalisations. Spécialiste des questions d’immigration, il a rendu en 2016 au Premier ministre Manuel Valls un audit général des politiques publiques à Grigny. Michel Auboin est l’auteur de biographies de Brissot et de Madame de Staël ainsi que d’une Histoire de la police qu’il a signée avec Jean Tulard. »]*[/tooltips]
Je conserve de mes années d’enseignement la conviction que l’usage de la langue française est le préalable à l’apprentissage de toutes les autres disciplines. Puis, par une longue fréquentation des guichets de préfecture, j’ai compris que le français était aussi le préalable à l’intégration, parce que la langue n’est pas seulement un vecteur d’échanges, elle est aussi l’unique moyen d’aborder ce grand continent des références qui fait le savoir partagé : une certaine façon de raisonner, de voir le monde, de comprendre les constructions juridiques. Bref, la langue n’est pas un simple outil, mais une porte d’entrée vers l’intimité d’un peuple.
En 2009, ayant été nommé en Conseil des ministres directeur de l’intégration des étrangers en France, j’ai rejoint mon poste nanti de cette conviction de bon sens. Je n’imaginais pas qu’elle allait m’attirer autant de déconvenues ! Les instances européennes ont conçu une grille d’appréciation du niveau de langue divisée en six niveaux, notés A1, A2, B1, B2, C1, C2. Le niveau A1 est le plus faible (c’est celui d’un touriste qui vient de passer quelques semaines dans un pays étranger), le niveau C2 est le plus élevé ; il correspond au niveau de langue d’un locuteur ayant appris à la parler et à l’écrire pendant l’enfance (ce que l’on appelle la « langue maternelle »). Un étranger installé en France pour y rester, avec l’ambition de devenir français, ne peut ignorer la langue française. Un niveau C1 ou C2 paraît requis. Un étranger qui vient d’arriver ne peut demeurer longtemps sans avoir un niveau moyen (B). Un étudiant ou un travailleur qui demande à venir en France devrait parler le français avant de présenter son dossier.
La plupart des autres pays d’immigration procèdent de cette manière, et pour ceux qui ignorent la langue du pays, des dispositifs d’enseignement sont mis en place. La France, pourtant si fière de sa langue, ne fait pas ainsi. Elle considère que l’apprentissage de la langue est un processus naturel, qui s’effectue au contact des Français. Elle ignore qu’une partie des migrants venant d’un pays dit francophone ne parlent pas le français, que les campagnes d’arabisation conduites dans les pays du Maghreb ont fait reculer l’usage de la langue dite « de la colonisation », que nombre de migrants (de femmes en particulier) n’ont jamais été scolarisés, que beaucoup de ceux qui viennent de continents lointains utilisent des systèmes linguistiques totalement antinomiques avec l’apprentissage du français écrit.
À mon arrivée en 2009, l’enseignement du français aux migrants était dispensé par des structures associatives, avec des moyens limités. La bonne volonté des bénévoles ne compensait pas toujours les défaillances de leurs méthodes, les ateliers étaient surtout fréquentés par des femmes et l’Éducation nationale n’avait aucunement l’intention de s’en mêler.
L’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), placé sous ma tutelle, dispensait quelques heures d’enseignement qui se traduisaient par un niveau tellement faible qu’il a fallu créer pour le définir un échelon A1.1, inférieur au premier échelon de la grille européenne. Les formateurs, faute de mieux, utilisaient la méthode du « français langue étrangère » (FLE), enseignée à l’université pour un public d’étudiants. Les élites politico-administratives, impressionnées par le niveau de langue des écrivains étrangers de langue française, n’avaient pas vu ce qui se déroulait dans le même temps dans les grandes surfaces où ils ne faisaient pas leurs courses et dans le RER qu’ils n’empruntaient pas. L’usage du français reculait partout, le processus d’intégration ne fonctionnait plus et les communautés se formaient autour d’unités linguistiques, avant même de se structurer autour de lieux de culte.
Dans la plupart des cas, les élèves étrangers des écoles publiques (majoritaires dans beaucoup d’établissements) n’entendaient pas parler le français chez eux, surtout lorsque le modèle culturel de la famille n’autorisait pas les femmes à occuper un emploi (Maghreb, Turquie, Pakistan, Afghanistan…). Certes, les pères de famille pouvaient être amenés à côtoyer le français dans leurs contacts professionnels (c’est rarement le cas dans le bâtiment), mais ils ne l’imposaient pas chez eux. Les commerçants du quartier étaient issus de la communauté et, parfois même, le médecin. On regardait, le soir, les chaînes des pays d’origine, en ignorant totalement l’actualité de celui où l’on faisait sa vie. Résultat : les collégiens, les lycéens pratiquaient en classe une langue étrangère. Les meilleurs s’en sortaient très bien, car les professeurs savent qu’ils sont souvent meilleurs en orthographe que les élèves dont le français est la langue maternelle, surtout quand son usage à la maison est par trop malmené. Mais tous les autres, la grande majorité, étaient à la peine.
Ainsi, le français restait inaccessible quand, dans le même temps, la langue maternelle, plus souvent un parler dialectal qu’une langue académique, s’appauvrissait. Le champ sémantique devenait trop étroit pour exprimer des idées complexes ou des sentiments. Or, tous les spécialistes de l’enfance savent que la violence se nourrit de la difficulté à s’exprimer et qu’elle s’exacerbe lorsque l’adolescent baigne dans l’incertitude. Quant à l’institution, elle s’en contentait, acceptant qu’un étranger devienne français, par la naturalisation, sans maîtriser la langue française.
Mes contacts dans le reste de l’Europe (la plupart de nos programmes étaient financés par un fonds européen) m’ont appris que nous étions les seuls à pratiquer ainsi. Les autres pays avaient mis en place des dispositifs d’enseignement efficaces, qui permettaient d’arriver en quelques semaines à un niveau B2 voire C1. Des langues aussi difficiles que le néerlandais ou le danois n’échappaient pas à la règle. J’ai assez vite compris que ma priorité devait être de rehausser le niveau de notre enseignement de français et, pendant quatre ans, je me suis appliqué à la mettre en œuvre. La première question était celle de la méthode : le FLE était de toute évidence inadapté à un public composé d’adultes peu scolarisés, ou qui l’avaient été dans un système linguistique très différent du groupe des langues latines auquel le français appartient (avec l’italien, l’espagnol ou le portugais).
Un cercle de linguistes, dont des universitaires, m’a prêté son concours et proposé une méthode fondée sur l’oralité. C’était l’occasion de faire d’une pierre deux coups : enseigner à la fois l’usage d’un français du quotidien et les valeurs qui permettent le « vivre-ensemble », règles de politesse comprises. Avec le concours de la très sérieuse délégation générale à la langue française, nous avons publié un référentiel. Plusieurs universités, dont celle de Nanterre, s’en sont emparées pour demander la création d’un diplôme. Le FLI (« français langue d’intégration ») devenait une nouvelle branche de l’enseignement, à la fois complémentaire et distincte du FLE « historique ». Les pétitions se sont répandues aussitôt, animées par les adversaires de l’intégration, que j’ai découverts à cette occasion : ceux qui pensent que les étrangers n’ont pas à s’adapter aux modes de vie du pays d’accueil et les pédagogues du FLE, ébranlés dans leur savoir.
La deuxième question était celle des structures d’enseignement. Les établissements scolaires demeurant fermés aux adultes, les ateliers d’alphabétisation, installés dans des locaux inadaptés, parfois sordides, survivaient difficilement. Seuls les AEFTI (association pour l’enseignement et la formation des travailleurs immigrés), issus des milieux syndicaux, tiraient leur épingle du jeu, en animant en leur sein une équipe de linguistes chevronnés. Les financements publics, remis en cause chaque année, laissaient les formateurs professionnels dans une situation de grande précarité. Il aurait fallu être fier de notre langue et montrer l’importance que nous lui accordions. En organisant des cours dans des sous-sols de cités HLM, nous faisions l’inverse. Mais le plus difficile, pour qui voulait apprendre la langue française en France, était d’abord de trouver un lieu où cette langue s’enseignait. À Paris, où de nombreuses officines proposent des cours d’anglais à grand renfort de publicité dans le métro, le seul lieu digne de ce nom était l’Alliance française installée boulevard Raspail, dans le 6e arrondissement de Paris, à proximité du Lutetia et du Bon Marché… On fait mieux comme insertion dans le milieu des apprenants ! Il fallait donc aider les entreprises et les associations engagées dans la démarche à s’organiser et, surtout, à devenir économiquement viables. Nous avons créé à cet effet un label FLI, fondé sur un cahier des charges contraignant.
Comme directeur en charge de la naturalisation, mon principal levier était le niveau exigé pour accéder à la nationalité française qui, jusque-là, n’était pas normé, mais tout simplement apprécié lors d’un entretien conduit par un fonctionnaire de préfecture. L’édifice que j’ai contribué à édifier a été calé par un décret en Conseil d’État. La normalisation obligeait le postulant à détenir un diplôme ou un certificat prouvant un niveau B1 (ce devait être une première étape). Nous avons ainsi créé un marché de l’enseignement en rendant obligatoire l’accès à des niveaux plus élevés. Or, en France, notre modèle est fondé sur la gratuité et le bénévolat. Cela n’est pas justifié. La personne qui veut passer le permis paye ses cours. Il n’y a pas de raison qu’une personne engagée dans un processus d’apprentissage ne participe pas à son financement, d’autant que les collectivités locales contribuent à aider les plus modestes et que les employeurs développent des cours à l’usage de leurs employés. Avec le décret déjà mentionné, le diplôme FLI devenait un justificatif. Une centaine d’entreprises (privées ou associatives) se créèrent. Le mouvement engendra de nouveaux cris d’orfraie. Imposer un niveau de langue indisposait nos opposants, refusant par principe tout type de sélection.
En mai 2012, je n’étais pas inquiet du retour de la gauche. Je pensais ma construction suffisamment solide pour résister aux coups de boutoir de ses adversaires. C’était sans compter avec les tenants de la société inclusive, opposés à toute tentative d’intégration des étrangers. Leur vision de la société avait été développée dans un rapport de Terra Nova, écrit par quelques membres du Conseil d’État, si éloigné de mes propres convictions que j’avais été incapable de la comprendre. Ces gens-là étaient fermement opposés au modèle de l’assimilation. Ils prônaient la juxtaposition des langues, des cultures, des modes de vie et la dilution d’une identité nationale considérée comme dangereuse. Le Premier ministre nomma l’un d’eux, M. Tuot, à la tête d’une commission chargée de redéfinir les contours de notre politique. Un autre fut nommé à la tête du secrétariat général coiffant les deux directions de l’intégration et de l’immigration (alors dirigée par François Lucas, un proche de Jean-Pierre Chevènement). Logiquement, j’aurais dû quitter mon poste mais, sans doute protégé par Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, je suis resté une année de plus pour assister au lent démantèlement de tout ce que j’avais mis en place. J’ai fait de la résistance, en vain. Un soir, Didier Lallement, alors secrétaire général du ministère, me signifiait mon exil dans la préfecture la plus éloignée de la métropole, celle de Wallis-et-Futuna. L’année suivante, une grande partie des structures d’enseignement du français disparaissaient. Les AEFTI, pourtant bien implantées en Seine-Saint-Denis, étaient prises dans la tourmente. La directrice qui me remplaçait mettait fin aux processus de certification FLI des entreprises. Le ministère, englué dans la question des « réfugiés », réorientait tous ses crédits.
Cependant, le coup de grâce n’a été donné qu’en 2018, quand le Conseil d’État a validé la disparition du décret que je pensais pourtant inattaquable. Avec l’aide de Jean-Michel Blanquer, alors directeur général de l’enseignement scolaire, nous avions déployé un dispositif intitulé « École ouverte aux parents ». Les professeurs des collèges volontaires enseignaient le français aux parents, entre deux cours à leurs enfants. L’opération donnait de très bons résultats et produisait des effets bénéfiques pour les enfants des parents scolarisés. Mais l’Éducation nationale, qui adore les expérimentations en ignorant trop souvent la manière de les généraliser, n’a pas poursuivi. Dix ans plus tard, il ne reste de tout cela qu’un immense champ de ruines et la propagation des phénomènes de communautarisation.
Quand les idéologues s’en prennent aux mesures de bon sens, le résultat est à la hauteur de leur ignorance. Nous étions les plus mauvais élèves de l’Europe. Il ne nous restera bientôt que nos yeux pour pleurer. À moins que l’Université ne nous sauve. Car le FLI est encore enseigné à Nanterre, Nancy, Pau ou Cergy-Pontoise. Les étudiants peuvent y obtenir un master dans cette spécialité. La recherche se poursuit. Le gouvernement l’ignore. L’intégration ne fait plus partie de ses priorités. Les crédits ont été réduits à la portion congrue. On s’inquiète de phénomènes sociologiques en œuvre depuis des décennies sans jamais comprendre que le facteur linguistique en constitue pourtant l’élément essentiel.