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Pierre Vermeren: «L’État de droit est en train d’asphyxier la démocratie»


Le modèle conçu par les hommes de la IIIème République était une machine à assimiler, destinée à transformer les paysans français en citoyens. Si cette mécanique ne fonctionne plus, c’est parce qu’elle a été démantelée par les élites qui avaient la charge de l’entretenir. 


Causeur. Votre livre s’intitule On a cassé la République. Encore un de ces ouvrages déclinistes ?

Pierre Vermeren. Non. La République est en crise actuellement et j’essaie de comprendre pourquoi. En intégrant des facteurs culturels, religieux, politiques et sociaux, je cherche dans l’histoire des réponses à des questions fondamentales. Quelles étaient les grandes forces qui ont porté la République à ses débuts ? Comment la République a-t-elle réussi à convaincre les ouvriers et les paysans qui lui étaient hostiles ? Pourquoi les descendants des ouvriers et des paysans ont-ils aujourd’hui perdu confiance en nos élites ?

Le fait qu’on commémore très souvent 1789 et pas 1870 est révélateur de la méconnaissance générale du passé républicain

Pour comprendre le républicanisme français, vous remontez à 1870 et aux débuts de la IIIe République, plutôt qu’à la Révolution. Pourquoi ?

Le fait qu’on commémore très souvent 1789 et pas 1870 est révélateur de la méconnaissance générale du passé républicain. Le vrai début du républicanisme, c’est la proclamation du 4 septembre 1870, suivi des amendements Wallon de 1875, puis de l’arrivée au pouvoir des républicains en 1879. J’ai voulu montrer que la République n’est pas du tout le régime qu’on croit, parce qu’on ne voit que ce qu’elle est devenue aujourd’hui : un régime des droits de l’homme, socialisé voire socialiste, faible. En réalité, la IIIe République était libérale, autoritaire, revancharde, patriote et même nationaliste. C’était un régime exigeant du point de vue de l’éducation, qui a favorisé l’ascension sociale par la méritocratie d’un petit nombre. Aujourd’hui, on a un État très peu exigeant et trop généreux, qui donne des diplômes et des allocations à tous. Bref, tout sauf exigeant.

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Cette méconnaissance de l’histoire a-t-elle contribué à la crise actuelle ?

Tout à fait. La IIIe République a été un professeur d’histoire. Les républicains constituaient une minorité d’élites intellectuelles qui avait un vrai plan de bataille très efficace sur l’armée, la revanche, l’école, l’idéologie. C’était très cohérent et ils ont réussi. Ce projet a traversé l’histoire du xxe siècle – les deux guerres mondiales et la décolonisation – jusqu’à de Gaulle qui relance le projet républicain en lui donnant une nouvelle autorité. Les années 1960 sont une grande période de réussite et de prospérité du régime républicain. Pourtant, la génération qui naît pendant les années 1940-1950 va arrêter cette longue histoire, elle va casser la transmission. L’Église ne transmet plus, les familles ne transmettent plus, et les institutions non plus, à commencer par l’école où on malmène notre histoire. J’ai participé il y a deux ans à une commission de réforme de l’enseignement de l’histoire au lycée. Les programmes sont dominés par la repentance, donnant une grande place aux génocides et tragédies. Rien à voir avec cette histoire glorieuse, joyeuse, cette histoire de réussite qu’a voulue la IIIe République. On ne peut pas enseigner l’histoire uniquement à travers l’introspection douloureuse. Et puis avec la mondialisation, de nombreux pédagogues répugnent à enseigner l’histoire de France, préférant lui substituer une histoire mondiale.

La génération du baby-boom est responsable d’une grande rupture

Comment expliquer cette cassure de la transmission qui est, selon vous, la cause du délitement républicain ?

La génération du baby-boom est responsable d’une grande rupture. La République allait contre l’Église tout en transmettant la morale de l’Église. La Révolution s’est faite contre la monarchie tout en en consolidant l’efficacité de l’État. Il y a toujours eu une continuité morale, politique et intellectuelle. Mais les dirigeants qui sont devenus adultes dans les années 1960 cassent la transmission. Pour eux, le monde de leurs prédécesseurs – patriotique, centralisateur, jacobin et méritocratique – a conduit à la colonisation, aux deux guerres mondiales, à Hitler, à la Shoah, aux guerres d’Indochine et d’Algérie. Donc ils abandonnent le monde ancien pour en faire un nouveau. C’est une grande tentation de l’histoire de France de créer l’homme nouveau. Cet homme nouveau devant répudier l’ancien, on va répudier la méritocratie, la culture classique, le nationalisme et le patriotisme, l’industrie, l’agriculture. L’Église cesse de transmettre la foi, l’École cesse de transmettre la connaissance. C’est tout un système de déconstruction volontaire et involontaire. Cette rupture générationnelle massive a été masquée par le fait que Mitterrand et Chirac appartenaient au monde d’avant. Mais avec Macron, un enfant de soixante-huitards, nous sommes bien dans le nouveau monde. Le modèle, désormais, c’est l’argent, la consommation, la liberté sexuelle, toutes les libertés…

Détruire tout un monde n’est pas facile. Comment ces nouvelles élites s’y sont-elles prises ?

Les anciennes élites républicaines se sont inspirées du modèle monarchiste en développant une culture élitiste, à travers la littérature, le théâtre, la danse… Ce faisant, elles ont dévalué, méprisé la culture populaire. Elles ont créé un système scolaire intégrateur, permettant aux élèves les plus brillants des classes populaires de monter. C’était une forme d’assimilation. L’assimilation est déjà une politique nationale, bien avant l’arrivée des immigrés venant des anciennes colonies. Au moment où ce système atteint son optimum dans les années 1960-1970, les nouvelles élites se tournent vers le monde anglo-saxon, les États-Unis, la mondialisation. Elles abandonnent les classes populaires qu’elles ont préalablement déculturées.

Le monde populaire intégré en France a existé, j’ai connu sa fin, il a fonctionné très bien jusqu’aux années 1950-1960

Est-ce que vous ne fantasmez pas cette France des classes populaires ?

Le monde populaire intégré en France a existé, j’ai connu sa fin, il a fonctionné très bien jusqu’aux années 1950-1960. Les gens étaient heureux d’aller à l’école, heureux de travailler. Il y avait de la dignité. Mais on a cassé le modèle agricole, fondé sur la petite ferme et le village, qui constituaient une entrave au développement industriel. On a cassé la boutique et l’artisanat, les petits commerçants ont été éradiqués et nous sommes devenus les champions du monde de la grande distribution. Finalement, on a cassé l’industrie et on a chassé les ouvriers des villes. En Grande-Bretagne, je ne dis pas que c’est le paradis, mais les classes populaires ont toujours le foot et le rugby, les pubs, une musique rock extraordinaire. En France, il suffit de visiter beaucoup de campagnes pour trouver des maisons qui tombent et des gens repliés dans leur pavillon, qui tirent le diable par la queue, qui ne peuvent pas s’installer en ville faute de moyens, qui regardent une télévision qui ne parle jamais d’eux.

Vous êtes un nostalgique !

Non, je sais que le passé est passé. Mais on a le droit d’essayer de comprendre la détresse des classes populaires. On les a privées de leur culture traditionnelle, comme on les a privées de travail. Maintenant on leur dit qu’on leur donnera de l’argent. Mais ce n’est pas cela la dignité. Le malheur populaire a une longue histoire. Reste qu’il a aussi été causé par des décisions politiques.

On n’a pas décidé l’invasion numérique, ni de laisser la production aux Allemands et aux Chinois

Lesquelles ?

Il y a des choses qu’on a voulues et d’autres qu’on a subies. On a voulu la construction européenne, l’euro, l’ouverture des frontières, l’immigration, la culture-monde. On n’a pas décidé l’invasion numérique, ni de laisser la production aux Allemands et aux Chinois. À un moment, on a été piégés par nos propres choix : par exemple, le choix de l’euro s’est retourné contre notre industrie. Comme on n’a pas réussi à être aussi bons que les Allemands, on s’est dit qu’on allait abandonner l’industrie. Puis on s’est laissé concurrencer par les Allemands et les Polonais dans l’agriculture, pour se spécialiser dans les services avec le tourisme, la communication, le conseil, même la finance. Le choix de l’ouverture a permis à l’industrie numérique américaine de nous coloniser. Nos élites ont fait le choix de casser le modèle national en créant un modèle européen avec cette idée qu’on allait diriger l’Europe, qu’on allait être les plus malins. En fait on a été les plus bêtes. L’arrivée de l’Angleterre a renforcé l’ouverture aux échanges, permettant aux Allemands de rafler la mise.

Vous écrivez – presque avec les accents revanchards de la IIIe République – que la France doit se faire respecter de l’Allemagne…

Je pense que les Allemands – qui apprécient notre patrimoine touristique et culturel – considèrent que nous ne sommes pas sérieux. Et on ne l’est pas ! On avait une très belle industrie qu’on a bradée. On a les plus belles terres d’Europe et ils nous vendent de la nourriture. On crée des critères par rapport à l’euro qu’on n’a jamais respectés. Nous devrions nous rendre respectables, mais pour cela il faudrait faire des efforts que personne ne veut faire dans la classe politique. Fillon est le seul à avoir dit qu’on avait un État en faillite. On a vu ce qu’il est devenu, il a été liquidé.

La crise du Covid-19 est l’accomplissement de l’abandon par l’État de toute stratégie, même élémentaire, de protection de la population

Dans votre livre, vous critiquez à la fois l’État social, qui dépense trop, et l’État stratège qui est mauvais en stratégie…

La crise du Covid-19 est l’accomplissement de l’abandon par l’État de toute stratégie, même élémentaire, de protection de la population. On a laissé partir notre industrie du médicament et du matériel médical. Il n’y a pas de thermomètres en France depuis mars, et pendant huit mois, on n’avait ni masques ni blouses. On n’a presque plus de médecine militaire. On a fait un camp de fortune à Strasbourg avec 25 lits alors qu’il en aurait fallu 2 500. Pendant la guerre de 14, il y avait des hôpitaux de campagne partout. Il n’y a plus d’État stratège, mais un État social qui a fait 500 milliards de dettes en 2020 pour compenser sa disparition, car si on en avait un – comme en Asie orientale –, on aurait dépensé moins d’argent, on aurait eu moins de morts, on n’aurait pas arrêté notre économie. La France est hélas assez ridicule, impuissante et endettée.

Pourquoi la France a-t-elle moins bien géré la crise pandémique que certains de ses voisins ?

Nos élites se sont montrées incapables de dresser le bilan de l’échec de l’euro et de la désindustrialisation. Avant la crise sanitaire, la crise des Gilets jaunes a montré les conséquences d’une absence de stratégie au niveau de l’État. Il y a clairement un échec de l’école, de la promotion sociale et de l’intégration économique. Se rajoute un autre facteur, celui de l’immigration qui a créé dans les métropoles françaises un face-à-face entre les élites bourgeoises et les immigrés. En revanche, les classes populaires restent invisibles car assignées à la France périphérique. Faire le bilan de cet échec est trop douloureux pour nos dirigeants. C’est à l’historien d’expliquer les causes de cette souffrance. Une République ne peut pas se permettre d’ignorer la moitié de sa population.

C’est ainsi que les énarques les plus ambitieux dirigent l’exécutif et ont mis en quarantaine le Parlement

Angela Merkel reçoit Emmanuel Macron au château de Meseberg, près de Berlin, 29 juin 2020.© Kay Nietfeld/Pool/AFP
Angela Merkel reçoit Emmanuel Macron au château de Meseberg, près de Berlin, 29 juin 2020.© Kay Nietfeld/Pool/AFP

Y a-t-il un déficit de démocratie en France ?

Quand de Gaulle revient au pouvoir, il casse le monopole du Parlement sur la vie politique, qu’il rend responsable de l’instabilité gouvernementale. Le Parlement ne vote plus la guerre, ni la paix, ni la politique étrangère, mais il conserve en partie la maîtrise de son ordre du jour, il vote les lois et le budget. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas. L’Europe est la première source législative. Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État détricotent les pouvoirs législatifs du Parlement. Avec la décentralisation, on a confié des prérogatives importantes aux collectivités locales. La haute fonction publique a progressivement dominé le Parlement, en tenant la main du législateur. Les députés sont élus parce qu’ils sont loyaux envers le président. Le Parlement a voulu mettre fin au pantouflage, c’est-à-dire au passage des hauts fonctionnaires dans les banques et les grandes entreprises, mais le Conseil d’État, composé lui-même de hauts fonctionnaires, s’y est toujours opposé. C’est ainsi que les énarques les plus ambitieux dirigent l’exécutif et ont mis en quarantaine le Parlement. Aux dernières élections, moins d’un Français sur deux a voté. C’est une crise institutionnelle. L’État de droit est en train d’asphyxier la démocratie.

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Votre diagnostic est accablant. Y a-t-il des raisons d’espérer ?

Oui, car il y a des gens remarquables dans les administrations, le corps médical, le corps militaire et l’enseignement. Le problème, c’est qu’aujourd’hui il n’y a pas de consensus sur la crise. Le président Macron a été élu dans une espèce d’illusion collective. Une majorité aurait sans doute préféré Marine Le Pen pour assurer l’ordre et la sécurité, mais, pour préserver leur argent, ils ont voté pour Macron regardé comme un financier. Or on a la plus grande crise économique depuis la Seconde Guerre mondiale. En 2020, Macron a fait croître notre endettement plus que Sarkozy pendant la crise de 2008 et plus que Hollande. Nous sommes dans un déni. Cela durera jusqu’au jour où on ne pourra plus emprunter, qu’il y aura des menaces sur les retraites, sur les salaires, sur les traitements des fonctionnaires, sur les remboursements de la Sécurité sociale… Alors viendra le jour de la grande réforme.

Le réquisitoire brillant de Régis de Castelnau contre les turpitudes de notre Justice


L’avocat publie aujourd’hui Une justice politique, Des années Chirac au système Macron (L’Artilleur).


Si, comme chacun sait, nul n’est censé ignorer la loi, il est utile et salvateur de comprendre également le fonctionnement réel et les enjeux du système judiciaire, dans son articulation avec les trois autres pouvoirs (législatif, exécutif et médiatique) par-delà les jolies questions de grands principes. Dans un ouvrage majeur, Une justice politique, Des années Chirac au système Macron, l’avocat Régis de Castelnau livre une analyse aussi implacable qu’indispensable des mécanismes à l’œuvre dans ce fonctionnement en France, ou plutôt, devrions-nous dire, dans son dysfonctionnement de plus en plus flagrant, dans son dévoiement au cours des trois dernières décennies, lequel a abouti à la situation grave où nous nous trouvons désormais, celle d’une justice qui s’est mise au service du pouvoir politique tout en pensant initialement combattre les errements de celui-ci.

Cet ouvrage épais (mais qui se lit aussi aisément qu’un roman truculent, émaillé, nous y reviendrons, de nombreux portraits balzaciens) et rouge fait songer à quelque Code, de ceux que potassent les étudiants et qui trônent ensuite sur les bureaux et bibliothèques des juristes, de ceux qui impressionnent. Et, de fait, s’il ne s’agit pas d’un Code à proprement parler, on peut dire qu’on a là en main un guide précis, circonstancié, d’analyse, sinon de procédure du moins des processus en jeu dans la partie de dés pipés qui se joue entre le monde politique et le monde judiciaire -deux pouvoirs a priori séparés- dont la démocratie et le peuple sont les témoins écartés et perdants, dépossédés de l’institution chargée de les protéger et au nom desquels la justice est, en vertu de quelque légende urbaine, supposée être rendue.

Une délicieuse ironie et du courage

Pas de style pompeux, pas d’effets de manche : juste le scalpel factuel d’une description sans fard, sans afféterie ni préciosité, avec toute la puissance d’un verbe en quelque sorte performatif, chargé du réel qui est décrit, teinté, il est vrai, d’une délicieuse ironie et d’un humour décapant, en particulier lorsqu’il s’agit de peindre la galerie de portraits des chevaliers blancs de la supposée lutte anti-corruption, tout empêtrés dans leurs propres turpitudes.

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On ne dira du reste jamais assez le courage qu’il faut pour avoir écrit ce livre : par-delà l’exposé clair et distinct, des principes généraux du droit et de la justice, par-delà la description historique des faits, il faut en effet une belle audace pour oser aussi ouvertement dénoncer nommément une grande partie des protagonistes de cette gabegie drapée de vertu aussi sûrement que d’hermine et de grands airs. On se dit qu’il faut, pour cela, avoir retrouvé sa liberté (celle de l’honorariat) pour pouvoir énoncer les choses aussi clairement et qu’aucun avocat ou juriste en exercice n’oserait s’y risquer. En somme, il faut n’avoir plus rien ni à prouver (la carrière de Castelnau parle pour lui) ni à perdre (en étant en grande partie retiré des affaires) afin de pouvoir se permettre une aussi franche démonstration.

francois fillon penelope affaire
François Fillon. Sipa. Numéro de reportage : 00791661_000003.

Ceux qui, forcément nombreux, seront gênés ou révélés au grand jour par les vérités factuelles (toutes sourcées et référencées) énoncées dans cet ouvrage, auront sans doute beau jeu d’invoquer la carrière d’avocat engagé de son auteur afin de tenter d’en disqualifier le contenu : ce sera peine perdue. D’abord parce qu’ici, en l’espèce, l’engagement n’est pas partisan ni de basse politique mais au service de l’intérêt général qui est celui d’une justice saine, en tant qu’avocat (la mise à mal des droits de la défense, du secret professionnel etc., est décrite et dénoncée avec une grande clairvoyance et expertise), mais aussi en tant que citoyen. D’autre part, parce que les coups sont distribués très équitablement sans considération partisane quant aux auteurs de ce dévoiement ou à leurs cibles. Or, la seule chose qui se dégage, c’est la tendance lourde, constante et obstinée, d’un renforcement de l’instrumentalisation puis de l’auto-instrumentalisation de la justice au service du pouvoir politique, lequel a intensifié de façon drastique ces mécanismes pervers de fonctionnement depuis le quinquennat Hollande et s’est épanoui dans toute sa terrible hideur dans le but de permettre la prise de pouvoir macroniste.

Mécanique tordue

Le récit retrace une ruse retorse de l’Histoire qui a vu la défiance envers les élites politiques et leur potentielle corruption sur l’air du « tous pourris » (l’histoire récente des partis politiques retracée en début d’ouvrage est particulièrement éclairante, avec notamment la corruption massive induite par l’évolution des partis de masse devenus partis de cadres à la recherche de sources de financements nouveaux compensant l’effacement du monde militant) se transformer, par invocation d’une justice que l’on souhaitait propre et indépendante en un remède pire que le mal : l’« indépendance » judiciaire, en lieu et place de la neutralité souhaitable, a permis l’émergence d’un système douteux, pervers, justicier plutôt que judiciaire et qui, paradoxalement, a servi des intérêts politiques. D’abord en se faisant les dents et en s’impliquant dans une timide opération « mains moites » (plutôt que mains propres) au cours de laquelle le monde politique a servi sa propre tête sur un plateau, puis en se mettant spontanément au service d’un pouvoir politique dont, pour des raisons sociologiques et culturelles, la magistrature se sentait proche. C’est ici toute la question de la politisation du monde judiciaire qui se pose, comme l’illustre l’épineux dossier du syndicalisme dans la magistrature, l’enjeu principal n’étant pas tant, redisons-le, celui d’une improbable indépendance que celle d’une réelle neutralité garantie par des instances et des mécanismes de contrôle dignes de ce nom. Or, la réalité est loin d’offrir toutes ces garanties.

Les connivences, la porosité à la fois idéologique et d’intérêts communs entre certains journalistes autoproclamés d’« investigation » et certains magistrats s’étant fixé pour mission de s’immiscer dans la vie politique en fonction de leurs amitiés et préférences idéologiques, ont permis la mise en place d’une mécanique tordue, dans laquelle les violations du secret de l’instruction sont la règle, dans laquelle certains journalistes ne servent qu’à diffuser ces fuites savamment orchestrées dans le but de démolir des carrières et satisfaire l’ego de certains justiciers, dans laquelle on protège les amis et l’on harcèle, parfois jusqu’au loufoque, les « ennemis » politiques.

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La « chasse au Sarkozy », tournant volontiers à l’obsession maniaque et dont Régis de Castelnau met à nu tous les rouages est probablement l’illustration la plus aboutie du mécanisme décrit dans cet ouvrage. Selon une alternance du rythme judiciaire qui fait du magistrat le véritable maître des horloges : parfois ultra rapide, comme lors du raid médiatico-judiciaire mené dans le but de porter Emmanuel Macron au pouvoir en disqualifiant dans un agenda délirant le candidat Fillon (par exemple), parfois au contraire dans l’immense lenteur où sommeilleront certaines procédures (relatives par exemple aux innombrables violations du secret de l’instruction, ou encore celles mettant en cause les amis et favoris politiques). Selon cette logique, le « système Macron » est, pour le moment, bien à l’abri : le Parquet National Financier et le Pôle d’instruction financier choisissent leurs proies avec méthode et selon des objectifs et une temporalité précis. Bien à l’abri donc, contrairement aux adversaires politiques et sociaux sur qui pleuvent les procédures parfois totalement saugrenues comme à Gravelotte : Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon en font par exemple régulièrement l’expérience, mais ce fut par exemple également le cas de Gérard Collomb aussitôt après sa chute en disgrâce… Une magistrature également prompte à s’abattre sur les opposants sociaux, comme l’a démontré le traitement judiciaire des Gilets Jaunes, étant entendu qu’il appartenait à la justice de contrôler et garantir les libertés publiques, et non pas d’aider à en réprimer l’expression au gré de procédures plus que douteuses.

Et maintenant, que faire?

Cet ouvrage, dont il est impossible de retracer en quelques lignes toutes les implacables démonstrations, est à situer certes dans une histoire, celle des trente années écoulées dont l’auteur a été à la fois acteur et spectateur attentif, mais aussi et surtout, chargé de cette expérience et de ces terribles constats, inscrit dans une perspective : que faire, sur la base de cette situation sinistrée ? Plusieurs pistes sont proposées de manière programmatique, sachant que, d’ici là et au regard du tableau dressé, la pire des manipulations est à craindre pour l’élection présidentielle à venir : séparer de manière radicale les fonctions du parquet et du siège afin de casser un corporatisme nuisible ; consolider, en contrepartie, l’indépendance des juges du siège dont on devrait exiger une réelle neutralité, ce qui implique de mettre un terme au syndicalisme pour cette partie-là de la magistrature ; réformer le Conseil supérieur de la magistrature ; mais aussi modifier les modalités de recrutement et de formation des magistrats afin de rompre avec la tendance endogamique et le corporatisme induit par cet entre-soi préjudiciable… On ignore quel Garde des Sceaux aurait le courage de déployer tel programme, a fortiori lorsqu’on observe le traitement réservé par la magistrature aux ministres qui ont le tort de lui rappeler ses missions. Le dernier résident de la place Vendôme est en train de l’apprendre à ses dépens…

La richesse, le détail et la force d’impact du propos rendent la lecture de cet ouvrage indispensable pour quiconque souhaite comprendre, par-delà le cirque médiatico-politique des affaires judiciaires complaisamment mises sous le feu des projecteurs, quels en sont les véritables enjeux démocratiques mais aussi les perspectives et les issues souhaitables afin que force revienne à l’État de droit. Ce livre n’est donc pas une révérence mais l’aube d’une nouvelle histoire.

Une Justice politique: Des années Chirac au système Macron, histoire d'un dévoiement

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Covid-19: en 2021, le cauchemar continue

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Propagation de variants du Covid-19, abattage de 15 millions de visons au Danemark pour combattre la circulation du virus, soupçons d’effets secondaires du vaccin chinois, vaccins-chimères aux effets inconnus, scénarios de reconfinement etc … L’avalanche de mauvaises nouvelles accroît de manière inouïe le sentiment de perte de contrôle, voire d’épouvante, des populations confrontées à la pandémie.


Sur fond de campagnes de vaccination à l’échelle planétaire, la découverte d’un cluster du nouveau variant anglais du Covid-19 à Marseille et de variants sud-africain, brésilien et japonais, début janvier, a semé le désarroi en matière de prévisions sanitaires, alors que le bilan de la pandémie atteindrait déjà 1,9 million de morts de par le monde. Au Danemark, plus de 15 millions de visons d’élevage ont été abattus en masse en quelques semaines, afin de freiner la propagation du covid-19 et, comble de l’horreur, fin décembre 2020, la décision a été prise d’en exhumer 4 millions des fosses communes, car l’accumulation des carcasses en décomposition menaçait d’empoisonner les réserves d’eau potable du pays.

Alors que la Chine s’apprête à vacciner plusieurs millions de personnes contre le Covid-19 et reconfine quelque 20 millions de personnes dans trois mégapoles autour de Pékin, des incertitudes sont apparues concernant la qualité du vaccin mis au point par le groupe pharmaceutique chinois Sinopharm et soupçonné de provoquer jusqu’à 73 effets secondaires, comme l’a rapporté le quotidien britannique Daily Mail le 7 janvier dernier.

Ces doutes, immédiatement démentis en Chine, risquent de décevoir les personnes réticentes à se faire vacciner avec les vaccins de Pfizer et Moderna qui, par une technologie innovante injectent dans nos cellules des brins d’instructions génétiques, le fameux ARN messager, à la différence du vaccin chinois à vecteur viral, qui fait intervenir une technologie déjà connue et éprouvée.

Dans le même registre, la firme anglo-suédoise Astra-Zeneca vient de déposer une demande d’autorisation auprès de l’agence européenne du médicament pour son vaccin à vecteur viral, le AZD1222, utilisant un adénovirus de chimpanzé comme vecteur. Fin décembre, la Russie a annoncé qu’un nouveau vaccin anti-Covid combinant le vaccin d’Astra Zeneca et le vaccin russe Spoutnik à vecteur viral, qui utilise des adénovirus humains, allait être testé dans certains pays. Les Philippines compteront peut-être parmi les candidats pour ces essais cliniques, le président Rodrigo Duterte ayant déjà été sollicité en 2020 par la Russie pour tester le vaccin Spoutnik sur la population. Mais, dans ce pays asiatique, la hantise des effets secondaires des vaccins demeure très prégnante à la suite du fiasco du vaccin français Dengvaxia contre la dengue, un vaccin-chimère composé de deux virus combinés, ceux de la fièvre jaune et de la dengue. Le Dengvaxia fut inoculé à plus de 700 000 écoliers philippins en 2016, dans le cadre d’une campagne de vaccination obligatoire. Parmi ceux-ci, 600 enfants nouvellement vaccinés sont morts de la dengue hémorragique et cette tragédie continue de planer, telle une ombre effroyable, sur les politiques sanitaires des pays de la région, comme l’a révélé la journaliste indépendante Carole Issoux dans une passionnante émission consacrée à cette sombre affaire sur France-culture en novembre 2020.

Dans ce marasme global, la question de la responsabilité de la Chine dans la survenue de la pandémie ressurgit avec la visite à Pékin, le 14 janvier, d’une délégation d’experts de l’Organisation mondiale de la santé, chargés d’enquêter sur l’origine du coronavirus. Lors du One Planet Summit, consacré au changement climatique, le Premier ministre britannique Boris Johnson, s’en est pris, le 11 janvier, aux « pratiques démentes » de certains adeptes de la médecine traditionnelle chinoise, qui continuent à manger des pangolins, en dépit de la pandémie. Pour Matthew Pottinger, ancien conseiller adjoint à la sécurité nationale de Donald Trump, et partisan d’une ligne dure contre la Chine, il existe, en revanche, de plus en plus de preuves que le laboratoire de Wuhan est la source la plus crédible du coronavirus. Quoi qu’il en soit le 12 février prochain, l’Année du Rat laissera la place à celle du Buffle, une année de dur labeur paraît-il…

Lycée Saint-Jean de Passy: la justice innocente l’ancien directeur

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Un jugement en forme de désaveu pour le diocèse de Paris : après plusieurs mois d’enquête de police, les accusations proférées à l’encontre du directeur de Saint-Jean de Passy et de son préfet des terminales ont été classées « sans suite ». Mis à pied et licenciés au pas de charge après d’étranges accusations « d’erreurs managériales », la procédure avait fait grand bruit dans le petit milieu catholique français, tant sur la méthode employée que sur les mystérieux prétextes évoqués. Un malaise désormais d’autant plus lourd que le diocèse avait donné sa « bénédiction » pour cette mise à pied expéditive. Que cache cette affaire ? Qu’est allé faire Monseigneur Aupetit dans cette galère ?


La roche Tarpéienne n’est jamais éloignée du Capitole : dans un article de mars 2020, le Figaro dressait un portrait laudateur du Lycée Saint-Jean de Passy et son directeur, François-Xavier Clément. Il faut dire que l’impressionnante réussite éducative de l’établissement alimentait une renommée qui allait bien au-delà de la capitale. Le journal soulignait alors « l’ADN rigoureux et chrétien » de l’établissement, qui avait fait le choix d’une pédagogie ouvertement catholique, mêlant foi, exigence et accompagnement des élèves en difficulté. Une démarche radicale et iconoclaste, même à l’échelle des établissements privés catholiques.

La direction, populaire auprès des parents d’élèves et de plus en plus reconnue dans la « cathosphère », pouvait désormais même s’enorgueillir de taux de réussite au baccalauréat frôlant les 100%.

Mais un mois plus tard, le chef d’établissement et son « bras droit » recevaient à l’aube la visite d’huissiers, étaient mis à pied puis finalement licenciés au terme d’une procédure « expresse ». Celle-ci avait alors été engagée par le Président du Conseil d’Administration de Saint-Jean de Passy et la Présidente de l’Association des Parents d’élèves, accusant le directeur et son préfet des terminales « d’erreurs managériales ». Des accusations floues à l’encontre d’une direction appréciée des parents et des enfants, mais connue pour ses méthodes exigeantes auprès des élèves comme auprès des équipes éducatives.

A relire: Limogeage à Saint-Jean de Passy: qu’est-ce que « l’éducation intégrale » ?

Une chute brutale qui fit grand bruit dans les paroisses parisiennes : l’établissement, prestigieux, accueille de nombreux enfants de grands dirigeants d’entreprises et de hauts fonctionnaires, attirés par la réussite cet enseignement ouvertement catholique. La mise à pied de François-Xavier Clément aurait secoué en profondeur le diocèse de Paris en le privant de nombreux donateurs, furieux de la tournure des événements. Selon le journal le Monde, l’affaire était alors « remontée jusqu’au Saint-Siège ».

Le directeur d’établissement innocenté

Après la saisie du procureur de Paris et des mois d’enquêtes de police, la justice a conclu que les accusations proférées contre les deux responsables de l’établissement, François-Xavier Clément et Jean Ducret, ne reposaient sur rien. D’ailleurs, les deux personnes qui avaient engagé la procédure de licenciement (le Président du Conseil d’Administration de l’établissement et la Présidente de l’APEL) ont depuis démissionné de leurs postes ou ont été révoquées.

L'archevêque de Paris, Mgr Aupetit, célèbrant la messe de Pâques dans l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, à Paris, le 12 avril 2020. © Dominique Boutin/SIPA Numéro de reportage : 00955670_000007
L’archevêque de Paris, Mgr Aupetit, célèbrant la messe de Pâques dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, à Paris, le 12 avril 2020. © Dominique Boutin/SIPA Numéro de reportage : 00955670_000007

Un fiasco qui met désormais le diocèse dans l’embarras, car le 12 mai dernier, Mgr Aupetit avait approuvé ce double licenciement, justifiant sa décision par les « graves souffrances générées par les pratiques managériales mises en œuvre au sein de l’établissement ».

Une affaire trouble, qui n’a pas encore révélé toutes ses parts d’ombres : en premier lieu, pourquoi une telle procédure de licenciement a-t-elle été engagée à la hâte, sur la base d’accusations mensongères ? S’agissait-il d’un règlement de comptes personnel ou de rivalités professionnelles ?

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Et comment expliquer la précipitation du diocèse à approuver cette mise à pied, sur la base d’accusations infondées ? Mgr Aupetit a-t-il été mis sous le fait accompli, se contentant de prendre acte de cette procédure pour limiter les dégâts sur les élèves et l’établissement scolaire ? Ou le diocèse a-t-il été partie prenante de cette offensive contre le directeur de Saint-Jean de Passy et de sa trop grande indépendance ?

Une affaire qui entache la crédibilité d’une partie du clergé français : Mgr Antoine de Romanet, archevêque aux armées et nommé par Mgr Michel Aupetit « modérateur » au sein de l’établissement pour calmer les tensions entre les différentes parties et entendre chaque « camp » n’a visiblement pas su, ou n’a pas souhaité, faire toute la lumière sur ce dossier. Alors qu’il se murmure qu’il vise désormais la charge pastorale d’évêque de Versailles, ces derniers éléments de l’enquête pourraient bien discréditer ses ambitions.

Enfin en innocentant définitivement l’ancien directeur de Saint-Jean de Passy, les conclusions de l’enquête de police fragilisent aussi l’autorité de l’archevêque de Paris, déjà critiqué ces derniers mois pour son projet de rénovation « contemporaine » d’une partie de la cathédrale Notre-Dame. Archevêque de Paris depuis 2017, Mgr Aupetit avait réussi l’exploit de s’attirer le respect et l’admiration des différentes franges de l’église, des plus « durs » aux plus progressistes, et même des laïcs. Un succès qui pourrait bien s’émousser dans les prochains mois.

Lectures pour une fin de civilisation

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Anthologie de la littérature grecque de Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet, Folio Classique


« Nous autres civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles »… Qu’on ait mis à toutes les sauces l’invocation écrite par Valéry à la fin de la Première Guerre mondiale n’ôte rien à sa pertinence. Et en cette fin de cycle, quand l’Europe s’enfonce peu à peu dans la nuit, il n’est pas inutile de jeter un œil sur ce qui s’est passé autrefois — dans cet autrefois riche de beautés inouïes, et disparu corps, biens et textes. Et déjà on se prend à rêver que les œuvres d’Edouard Louis ou de Virginie Despentes sombrent dans l’oubli qui a englouti les 108 comédies de Ménandre — à peu de choses près. Encore que Ménandre nous a légué la grande comédie moliéresque, via Térence et Shakespeare.

Disparu ? Pas tout à fait. Dans une magnifique Anthologie, Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet ressuscitent vingt-trois siècles de littérature grecque.
– Comment ? Vingt-trois ? Vous êtes sûr ?

– Oui : d’Homère à Laonicos Chalcondyle, qui raconta la chute de Constantinople sous les assauts des Turcs (toute ressemblance avec l’époque actuelle est indépendante de ma volonté), vingt-trois siècles se sont écoulés. À côté, les douze ou treize siècles de vie de la langue française — dont Aya Nakamura est aujourd’hui la plus illustre représentante, à en croire un député En Marche vers on ne sait quoi — sont un souffle de moineau.

Le lecteur de ce gros volume paru en Folio (12€ et des poussières, c’est pour rien, ça aurait fait impression sous votre arbre de Noël et vous aurez de longues soirées de couvre-feu pour tout dépouiller) s’émerveillera d’abord de ce qu’il connaît le mieux. Il s’en émerveillera d’autant plus que tous ces textes ont été traduits pour ce volume par Emmanuèle Blanc, à qui on devait, chez Gallimard déjà, les Plus Belles Pages de la Littérature grecque et latine — c’était il y a quatre ans, et votre serviteur avait préfacé ce coffret précieux avec reconnaissance. Il fallait de l’estomac et bien du talent pour retraduire par exemple l’Odyssée après la « belle infidèle » de Victor Bérard ou la version splendide de Philippe Jaccottet — l’un des meilleurs poètes français encore vivant, il vient de fêter ses 95 ans, si vous n’avez pas lu Paysages avec figures absentes, ne vous en privez pas. Ou les sublimes fragments de Sappho, que Robert Brasillach avait si bien adaptée.

Défi relevé avec brio : Emmanuèle Blanc offre des textes qui paraissent avoir été écrits hier.

Peut-être parce qu’ils sont intemporels. Le récit de Thucydide de la peste d’Athènes résonne si intensément sous le règne de Coronavirus Ier que je m’en étais saisi il y a déjà six mois. Quant à l’expression de la passion de Médée pour Jason (c’est dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes) ou celle d’Achille pour Penthésilée qu’il vient de tuer (un sublime passage de Quintus de Smyrne), l’une et l’autre, comme le signale avec pertinence Laurence Plazenet, ont inspiré Racine ou Kleist — et nos propres déchirements. Nous sommes les héritiers de cette littérature. Ils sont les géants sur les épaules desquels nous nous hissons pour émerger de la médiocrité ambiante.

Parce qu’au-delà de la fascination littéraire, il y a ce qui tient à la civilisation.

La présentation chronologique des auteurs ouvre au fond un abîme. Le Ve siècle par exemple, l’époque classique grecque, voit surgir dans un mouchoir de poche Eschyle, Sophocle, Empédocle, Hérodote, Euripide, Aristophane, Platon, Xénophon — et quelques autres. Comme si une conjoncture astrale avait favorisé l’éclosion, en un temps resserré, d’un bouquet de génies.
Nous avons connu des temps identiques. Au café Procope, vers 1750, une même discussion autour d’une tasse de café pouvait réunir Voltaire, Fontenelle, Montesquieu, Marivaux, D’Alembert, Diderot, Condillac et quelques autres — Rousseau est excusé, il était aux toilettes. À la Closerie des Lilas, le 2 juillet 1925, un même banquet organisé pour fêter Saint-Pol-Roux rassemblait André Breton, Paul Eluard, Aragon, Michel Leiris, Max Ernst — et toute la fine fleur du surréalisme. La maréchaussée matraqua les uns et les autres — « Poètes, vos papiers ! »

Aujourd’hui, de rares touristes cherchent les spectres de Sartre, Beauvoir, Camus dans des troquets sans âme qui vive, puisqu’une politique sanitaire intelligente les a fermés. À leur place, Raphaël Enthoven, Lagasnerie, Angot — « tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau ! » À côté des conjonctions astrales favorables, il y a manifestement, à certaines périodes, l’effet néfaste d’un trou noir d’où ne s’échappe aucune lumière.

L’Anthologie d’Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet permet de mettre en perspective les zombies d’aujourd’hui et les gloires immortelles d’un passé que l’on voudrait oublier — en limitant par exemple l’enseignement du grec à l’école. Elle permet aussi de se repaître de pages sublimes, au moment où une grande carence de littérature encombre d’un vide bruyant les rayons des libraires.

Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet, Anthologie de la littérature grecque, Folio Classique, 12€ et des poussières.

Anthologie de la littérature grecque: De Troie à Byzance

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Les deux ne font qu’un


« Elle et lui », de Leo McCarey a connu deux versions avec un casting différent. La deuxième version sort dans une version entièrement restaurée qui rend son éclat à ce film au charme fou.


Fait rarissime dans l’histoire du cinéma mondial : un réalisateur, Leo McCarey, tourna à dix-huit ans d’écart le même scénario avec un casting différent. Les puristes, et on peut les comprendre, préfèrent cette première version de Elle et lui, datée de 1939, avec Irène Dunne et Charles Boyer dans les rôles principaux (Cary Grant et Deborah Kerr feront eux le match retour).

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Irène Dunne dans "Elle et lui" de Leo McCarey (1939). © Lobster
Irène Dunne dans « Elle et lui » de Leo McCarey (1939). © Lobster

Sortie d’une version entièrement restaurée

Il faut se réjouir de la sortie de ce film dans une version entièrement restaurée qui rend son éclat à ce chef-d’œuvre pétillant de brio, entre larmes de tristesse et de bonheur. Le livret qui l’accompagne raconte l’histoire de ce film au charme fou, qu’on ne se lasse pas de revoir et qu’il faut donc, le cas échéant, découvrir sans perdre une minute.


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Les deux font la paire


Dans « L’homme qui voulut être roi », de John Huston, on retrouve les deux grands acteurs Sean Connery et Michael Caine dans un film d’aventure où les deux protagonistes rêvent de devenir roi à l’autre bout du monde. Le film fait l’objet d’une exceptionnelle édition en DVD et Blu-ray. 


Les Indes à la fin du XIXème siècle. Peachy Carnehan et Daniel Dravot, anciens sergents de l’Empire britannique et francs-maçons, se lient par hasard autant que par filouterie avec un autre « frère », le journaliste Rudyard Kipling. Soit sur grand écran la délectable rencontre de trois cabots de génie : Sean Connery, Michael Caine et Christopher Plummer. Ce dernier, dans le rôle du grand écrivain, est en mode mineur. Mais les deux autres s’en donnent à cœur joie en incarnant à la perfection deux escrocs à moitié idéalistes. Ensemble, ils ont décidé de rejoindre le Kafiristan, un royaume où nul Occidental n’a osé s’aventurer depuis Alexandre le Grand, qui s’y était marié. Leur but avoué : devenir les souverains de l’endroit… Ils s’engagent même à renoncer à tout plaisir terrestre tant qu’ils n’auront pas atteint leur objectif. L’homme qui voulut être roi, le film que John Huston réalisa en 1975 peut alors véritablement commencer, car ils ne sont évidemment pas au bout de leur peine ni de leurs multiples surprises. Un fabuleux trésor est au bout du chemin, mais est-ce là l’essentiel ?

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Une complicité réjouissante entre les acteurs

On sait depuis African Queen, Moby Dick, Les Désaxés ou bien encore Le Trésor de la Sierra Madre que les meilleurs films de John Huston font le portrait d’hommes épris de liberté et de sensations fortes. Ce film, qui fait l’objet d’une exceptionnelle édition en DVD et Blu-ray, n’échappe pas à la règle. S’extirpant d’une vie médiocre, les deux protagonistes se lancent à corps perdu dans une aventure dont ils savent fort bien qu’elle pourrait faire leur fortune autant que causer leur mort. Connery et Caine s’ébattent ainsi dans un film dont les décors ont été conçus par Alexandre Trauner (oui, celui des Enfants du paradis), la photo par Oswald Morris, à qui l’on doit également celle du Lolita de Kubrick, et les costumes dessinés par la styliste Edith Head, à qui Hitchcock confia ceux de La Main au collet. Quant à la musique, on la doit à Maurice Jarre qui retrouve ici les accents de sa partition de Lawrence d’Arabie. Les deux acteurs d’origine britannique partagent pour la première fois l’affiche d’un film et c’est un festival absolument réjouissant de complicité. D’entrée de jeu, les deux monstres sacrés rivalisent de malice, combinant charme, humour, intelligence et fougue. Ils se glissent dans leurs habits coloniaux avec une facilité déconcertante. Lyrisme et exotisme sont ainsi au rendez-vous, Huston ne reculant devant rien pour assurer le grand spectacle avec ce qu’il faut d’humour et d’ironie. On se croirait parfois dans un épisode de Blake et Mortimer à la sauce des Monty Python quand tout se dérègle parce que les idoles se révèlent trop humaines. Huston renoue également avec le « vieil » et séduisant Hollywood qui n’existait déjà plus à l’époque du tournage, trouvant avec ses deux acteurs l’incarnation idéale d’un récit mené plus que tambour battant. Ce film « à l’ancienne » procure à son spectateur l’impression de plonger dans un monde perdu en retrouvant des plaisirs d’enfance liés au pur plaisir des récits d’aventures. Spielberg court après ce cinéma-là depuis belle lurette, on le sait bien, mais il n’est pas certain que l’avalanche de ses effets spéciaux-spécieux lui permette d’atteindre la simplicité bienfaisante dans laquelle baigne le film de Huston.

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Grâce soit rendue à l’éditeur de ce coffret qui n’a pas ménagé sa peine avec des bonus à la hauteur, dont on retiendra surtout un entretien avec la scripte du film, Angela Allen, complice de longue date de Huston, ainsi qu’un making of étonnant et un entretien avec le fils du réalisateur. Cerise sur le gâteau, un superbe livre-album de 200 pages écrit par le journaliste et critique de cinéma Samuel Blumenfeld qui éclaire de ses commentaires très pertinents la genèse du film ainsi que son contenu. Des dizaines de photos et d’archives rares viennent à l’appui de sa démonstration, faisant de ce coffret l’écrin idéal pour cet Homme qui voulut être roi.

L’homme qui voulut être roi, de John Huston Coffret Blu-ray et DVD, édité par Wild Side.

Albert Batihe: «Nous, les Noirs, nous avons un complexe d’infériorité transmis de génération en génération»


Pour cet entrepreneur fils d’immigrés camerounais, il y a bien une question noire en France. Mais la faute n’incombe pas à ceux que vous croyez. L’obstacle principal à l’assimilation vient des familles et de la communauté. Retour sur un parcours qui donne de l’espoir. 


Causeur. Depuis des siècles, dans la plupart des sociétés, la couleur de la peau et particulièrement de la peau noire, est une variable importante, parfois déterminante, dans les trajectoires des individus. Cependant, cette variable est elle-même éminemment variable : par exemple, elle n’a pas le même poids au Brésil qu’aux États-Unis. Y a-t-il une « question noire » en France ?

Albert Batihe. C’est une question que je me pose depuis la première fois où, il y a plus de quinze ans, je me suis demandé ce qui me liait, en tant que noir, à la société française. Est-ce que je suis français ? Africain ? Et si je ne suis ni l’un ni l’autre, alors qui suis-je ? Et, bien sûr, je me suis aussi demandé pourquoi, bien que je sois né à Paris et que mes valeurs soient françaises, on ne me reconnaissait pas toujours et automatiquement comme Français.

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Et à quelle réponse êtes-vous parvenu ?

J’ai compris que nous, les Noirs, nous avions, sans le savoir, un complexe d’infériorité transmis de génération en génération par nos parents. Chez moi, dès qu’on exprimait une ambition, dès qu’on prétendait entreprendre, nos parents et plus généralement notre cercle familier nous opposaient un cinglant : « Reste à ta place ! » Le mot d’ordre était simple : ne pas dépasser les autres. « Tu seras ouvrier comme ton père et comme ton fils après toi. » Cette façon de voir le monde est ancrée dans la mentalité de mes parents et de mes grands-parents, ainsi que dans celle de nombreux autres Noirs. Autour de moi, tout le monde agissait comme ça ! Mais moi, cette place à laquelle m’assignaient mes parents, mes proches et tous les adultes qui comptaient pour moi ne m’intéressait pas, mais pas du tout !

La religion m’a freiné et il a fallu que je fasse un travail psychologique sur moi-même

Quel est le rôle de la religion dans ce « complexe d’infériorité » ?

Nous sommes catholiques : la religion m’a freiné et il a fallu que je fasse un travail psychologique sur moi-même, car ma famille est imbibée des valeurs traditionnelles. L’appartenance à une paroisse camerounaise était importante. Ces paroisses sont des espèces de petits villages africains, des regroupements communautaires cimentés par la pratique religieuse et légitimés par l’Église et les textes sacrés. La Bible, la foi, l’Église n’étaient que la caution du message que nous adressaient nos aînés. C’est en se référant à la religion qu’ils nous expliquaient que l’argent est sale, que le capitalisme est mauvais. Et de là à la condamnation de toute ambition, il n’y a qu’un pas allègrement franchi. C’est le produit d’une mentalité africaine appuyée sur la Bible, la pratique religieuse et l’appartenance à une communauté.

Essayons de mieux cerner le groupe qui impose ces valeurs par la pression sociale. Quelles sont les origines de votre famille ?

Mes grands-parents paternels et maternels sont des paysans camerounais très pauvres. Ils sont francophones et, comme 70 % de la population, catholiques. Après son indépendance en 1960, le Cameroun a fait un bond en avant pour prendre la tête des pays de la région en termes de développement. Malgré les espoirs de ces années, mon père, né après la guerre et donc appartenant à la jeunesse de l’époque, ne voyait pas un avenir dans sa patrie. Il arrive en France à 24 ans après un long périple, déterminé à travailler dur pour avoir une vie meilleure matériellement. Son objectif était de venir travailler en France pour envoyer de l’argent au pays. Son installation réussie ici – pas grand-chose par rapport aux critères français, mais un vrai succès pour son milieu d’origine – lui a donné une grande valeur sur le marché matrimonial camerounais. N’importe quelle femme vous suit vers l’eldorado qu’est la France. En 1970, ma mère, choisie sur une simple photo, arrive en France. Elle avait 17 ans, lui dix de plus. Mon père occupait un poste administratif dans une entreprise, ma mère était aide-soignante. Lors de ma naissance, en 1974, la famille qui compte trois enfants avec moi est installée dans le 14e arrondissement. Quand j’ai trois ans, nous déménageons dans une HLM du 12e. Ce déménagement changera notre vie.

À ce moment-là, vers 1976, les immigrés sont plutôt en banlieue. Dans notre immeuble, il n’y avait donc ni Noirs ni Arabes

Pourquoi ?

On habitait porte de Saint-Mandé et à ce moment-là, vers 1976, les immigrés sont plutôt en banlieue. Dans notre immeuble, il n’y avait donc ni Noirs ni Arabes. Eux vivaient dans des cités de l’autre côté du périphérique. Quand j’ai été en âge d’aller à l’école, nous étions la seule famille noire du bon côté du périph. Mes « cousins » étaient de l’autre côté.

Il y a donc un impact de l’environnement sur la vie des migrants. Quelles sont les trajectoires de la fratrie à laquelle vous appartenez comparées aux parcours de vie de vos « cousins » de l’autre côté du périph ?

Il n’y a pas photo ! Mon frère, mes sœurs et moi, nous avons de meilleurs parcours de vie et nous sommes tous bien ancrés dans la société française. Nous sommes assimilés. Notre famille s’est embourgeoisée. Par rapport aux « cousins » de l’autre côté du périphérique, notre adresse et les gens qui nous entouraient nous ont permis de mieux réussir. Et c’est encore plus évident si on se compare avec mes vrais cousins par le sang restés en Afrique. C’est le jour et la nuit.

Au-delà de la chance d’habiter du bon côté du périph, comment avez-vous fait face personnellement à l’incitation à ne jamais aller plus loin que la génération précédente ?

En répondant au complexe d’infériorité par un complexe de supériorité…  J’ai refusé « ma place » et j’ai fini par créer moi-même une place qui me convient.

Nos familles sont mélangées et nos enfants n’ont aucune notion de l’Afrique

Votre génération a-t-elle été poussée vers l’endogamie, vers un mariage entre Camerounais de France ou d’Afrique ?

Cette pression était réelle. C’est ancré chez nous. Nous sommes des catholiques chrétiens et nous étions plus ou moins doucement dirigés vers ça. Mais ma génération a fait exploser cette logique. Mes sœurs, mon frère et moi, nous n’avons pas reproduit le schéma matrimonial de nos parents, d’ailleurs nos cousins de l’outre-périph non plus. Nos familles sont mélangées et nos enfants n’ont aucune notion de l’Afrique.

Comment l’expliquez-vous ?

Les raisons sont complexes et multiples, mais pour ce qui me concerne personnellement – et on peut généraliser à mon avis – j’ai identifié ce bagage – les valeurs importées du Cameroun pour aller vite – à un handicap, à mes échecs. Je me suis donc libéré des cadres qui me freinaient. Chez nous, on prend le baptême adulte et je suis donc le seul de ma famille à ne pas être baptisé. Je suis le seul à avoir réussi à mettre tout cela de côté. Je continue d’être croyant, mais je suis déiste et n’accepte pas qu’un contrôle soit exercé sur moi par un groupe au nom d’une religion et de ses valeurs.

Au début des années 1980, les Noirs ne sont pas à la mode, mais ça change vite et devant mes yeux

Dans votre cas, quel a été le déclic ?

Très jeune, à l’école, j’en ai pris conscience. Au début des années 1980, les Noirs ne sont pas à la mode, mais ça change vite et devant mes yeux. Je vois Mickael Jackson, j’écoute Carlos chanter T’as l’bonjour d’Albert. Et puis il y avait la série « Arnold et Willy », diffusée à l’époque à la télé. Elle a eu un impact incroyable sur ma vie. Mon frère et moi ressemblions étrangement à Arnold et Willy, nous sommes devenus des stars à l’école. Je suis aussi très bon en sport. Les gens m’aiment beaucoup et je m’en suis rendu compte. Et puis en 1982, il y a aussi le gros parcours du Cameroun au Mondial de football ! C’est la première équipe africaine qui fait parler d’elle. Des Noirs commencent à habiter l’espace médiatique. Ce ne sont que des petits détails, mais ils font que le Noir devient enfin sympathique. Tout cela m’aidera à construire ma confiance et mon estime de soi.

Et l’école ?

J’ai été moyen. Au lycée, j’étais bon surtout en mathématiques.

Avez-vous été soutenu par vos parents ?

Mes parents pratiquaient un très bon français. Ma mère a fait l’école au Cameroun où on écrivait très bien le français. Mes parents lisaient, mais surtout la Bible, et mon père achetait France Soir. Il s’est toujours bien exprimé à l’oral. En revanche, ils ne nous aidaient pas pour les devoirs. Ils ne savaient pas et ils partaient du principe que si les autres étaient capables de le faire, alors nous aussi. Pour eux, il y avait des professeurs pour enseigner et si on ne comprenait pas, c’était notre problème. Et ça se réglait au martinet.

Vers la fin des années 1980[…] il commence à y avoir des Noirs, des Arabes, des juifs et on commence à parler des Français

À cette époque, étiez-vous toujours les seuls Noirs du quartier et de l’école ?

Non. Vers la fin des années 1980, quand je fais mon collège et mon lycée – normalement mais sans brio –, il commence à y avoir des Noirs, des Arabes, des juifs et on commence à parler des « Français ».

Etiez-vous sommé de rejoindre votre « race » et de choisir votre camp ?

Non. À cette époque-là, les Noirs restaient encore « à leur place », inhibés par ce complexe d’infériorité dont je vous ai parlé. Le facteur déclencheur du phénomène auquel vous faites référence arrive des États-Unis au début des années 1990, quand je suis lycéen. On n’a pas de copines, parce presque toutes les filles sont blanches et, même si elles m’aiment bien, il est inconcevable pour elles de sortir avec un Noir. Des années plus tard, j’en ai parlé avec certaines d’entre elles. Elles m’ont dit qu’elles avaient été amoureuses de moi, mais qu’il était impossible de sortir avec moi, à cause de la pression sociale. Pour ne rien arranger, mon père m’interdisait d’avoir des relations avec les filles…

Et comment voyiez-vous votre avenir professionnel ? Une école de commerce ?

Une école de commerce ? Mais je ne savais pas que ça existait ! En plus, je me disais : qui va payer une école privée alors que l’école est gratuite ?

À 19 ans j’étais en première année de droit et j’allais dans le public des plateaux de Nagui

Quelles étaient donc vos ambitions ?

J’étais ambitieux, mais sans vision. À 14 ans, j’étais ramasseur de balles à Roland-Garros, parce que l’un de mes copains l’était et je me suis présenté. À 17 ans, j’ai été figurant dans Navarro avec Roger Hanin. J’avais été « casté » dans mon quartier où tout le monde me connaissait. Ça a déjà été une bagarre avec ma mère pour pouvoir m’absenter de l’école pour cette journée de tournage. Elle se demandait ce que j’allais faire dans ce milieu d’« homosexuels et de délinquants »… En plus, ni elle ni moi ne savions ce qu’était ce « book » dont me parlait l’agence de casting… J’ai fini par faire cette journée de figuration où il n’y avait pas un Noir, pas un Arabe.

À 19 ans j’étais en première année de droit et j’allais dans le public des plateaux de Nagui. Je faisais le mariole, je faisais rire tout le monde. J’ai réalisé que Nagui gagnait 50 000 francs par émission et j’ai décidé de faire ce métier. Je travaillais à la Ville de Paris, j’ai pu acheter du matériel. En 1997, j’étais sûr que l’équipe de France de football allait faire un coup. J’ai pris une voiture, une caméra, et je suis allé interviewer les joueurs de l’équipe de France que personne ne connaissait.

Charly et Lulu, animateurs de l'émission à succès "Hit Machine" sur M6, 2001.© Bebert Bruno/SIPA
Charly et Lulu, animateurs de l’émission à succès « Hit Machine » sur M6, 2001.© Bebert Bruno/SIPA

Et l’équipe de France remporte la coupe du monde !

Bingo ! Je me suis retrouvé dans une espèce de spirale. Charlie Nestor (« Charlie et Lulu ») qui travaillait sur M6 était le seul animateur noir à la télé. Il m’a embauché comme chauffeur de salle. Parallèlement, je développais mon activité d’interviews vidéo avec des gens connus et pour faire bouillir la marmite, je travaillais comme pion dans les cantines. Mais j’ai fait pas mal de bêtises aussi.

Quelles bêtises ?

Pour avoir le lead dans un quartier, il ne faut pas être étudiant en droit propre sur soi et venir du bon côté du périph… Je suis devenu le cerveau qui échafaudait des « coups », des plans d’escroqueries. C’était important pour m’imposer. OK, j’ai un parcours scolaire normal. OK, je bosse à la Ville de Paris, mais je suis là quand il faut faire des conneries. J’ai monté des plans, mais jamais avec violence, et ils m’ont respecté au quartier.

C’est dans La Face cachée du Monde, de Péan et Cohen, que j’ai découvert le concept de la presse gratuite et appris que ça allait arriver en France

Espérons que tout cela tombe sous le coup de la prescription…

En tout cas, ça n’a pas duré, car en 1998 je suis devenu père d’une petite fille et ça a changé ma vie. Les gardes à vue, les bêtises, ce n’était plus possible. Il fallait gagner de l’argent, rester dans le droit chemin. J’ai pris conscience de la réalité des choses. Grâce à mon réseau, je suis devenu chroniqueur chez Delarue, sur France 2. Mais mes chroniques étaient écrites pour moi par des gens qui me disaient comment faire. J’ai été la « speakerine noire »… J’étais certain de devenir une star, mais une star vide qui deviendrait alcoolique et déprimée. J’ai donc décidé de reprendre le contrôle des choses. J’ai dit à mes employeurs que soit j’écrivais mes textes, soit j’arrêtais. Ils m’ont répondu que je n’étais personne et que je pouvais prendre la porte. J’ai donc pris la porte et pendant un an et demi j’ai passé beaucoup de temps à lire. Curieusement, c’est dans La Face cachée du Monde, de Péan et Cohen, que j’ai découvert le concept de la presse gratuite et appris que ça allait arriver en France. C’était en 2004. Mon père, qui était alors placier sur les marchés, m’a donné l’idée de lancer un journal gratuit dédié au marché forain et financé par la publicité. J’ai donc créé Ça va marché. J’ai mis des people en une et je l’ai distribué sur tous les marchés d’Île-de-France. Ça a cartonné.

De Villepin, Borloo et Copé en tournée promotionnelle de leur plan de rénovation urbaine dans un quartier sensible de Meaux, 25 novembre 2005.© Facelly/SIPA
De Villepin, Borloo et Copé en tournée promotionnelle de leur plan de rénovation urbaine dans un quartier sensible de Meaux, 25 novembre 2005.© Facelly/SIPA

Que transmettez-vous à votre fille concernant ses origines ? Quels liens a-t-elle avec le Cameroun ? 

J’ai une fille de 22 ans dont la mère est blanche. Je lui ai transmis la meilleure éducation que j’ai pu : elle a fait une hypokhâgne et j’ai payé une école privée. Elle a également beaucoup voyagé, son bagage culturel est riche. Elle se sent noire par son père et la couleur de sa peau (son métissage) mais n’a aucune attache particulière avec l’Afrique ni avec le Cameroun que je lui ai fait découvrir dès son plus jeune âge. Je ne lui transmets aucune valeur africaine car je ne me sens pas du tout africain. Si je lui parle de la mentalité africaine et de l’histoire de l’Afrique, c’est pour son apprentissage. Je suis certain que dans ma famille à la prochaine génération, le nom Batihe qui est arrivé en France noir, deviendra blanc car les enfants de ma fille ainsi que ceux de mes neveux et nièces seront blancs.

Chaque fois que j’arrivais à un rendez-vous professionnel, les gens pensaient que j’étais le chauffeur de Monsieur Batihe… J’étais noir et jeune, et ça posait problème

Quoi qu’il en soit, votre origine n’a pas empêché votre ascension rapide…Il est vrai que vous ne manquez pas d’assurance….

En effet, j’avais 30 ans et j’étais chef d’entreprise. Mais chaque fois que j’arrivais à un rendez-vous professionnel, les gens pensaient que j’étais le chauffeur de Monsieur Batihe… J’étais noir et jeune, et ça posait problème. Je n’arrive pas à percer le plafond de verre.

Étiez-vous bloqué par le racisme ?

Pour être honnête, pas uniquement. J’ai rencontré des investisseurs qui m’ont proposé de lever des fonds pour développer l’entreprise. Ils me tendaient des papiers, m’indiquaient des démarches… Je n’étais pas outillé pour passer d’entrepreneur de terrain au « couteau entre les dents » à homme d’affaires entouré d’avocats, de comptables et de banquiers. Dans l’un des innombrables événements auxquels j’étais invité en ma qualité de jeune entrepreneur noir, je me suis fait remarquer par Alain Lambert (ancien ministre du Budget sous Raffarin) qui travaillait sur le programme de Nicolas Sarkozy qui allait – m’a-t-il dit – être président de la République. Il m’a demandé de l’aider sur les questions de banlieue. J’ai pondu des notes qu’il a fait passer.

Pour les municipales de 2008, Jean-Louis Borloo m’a proposé de participer à la campagne du 12e arrondissement de Paris

Vous avez du flair pour les gagnants…

Absolument ! On m’a donc laissé entrevoir des opportunités de travailler avec le nouveau pouvoir. Pour les municipales de 2008, Jean-Louis Borloo m’a proposé de participer à la campagne du 12e arrondissement de Paris. L’enjeu était important : il s’agissait de battre Delanoë, et donc le PS, à l’Hôtel de Ville. Mais le temps a passé et cela ne s’est jamais concrétisé. Pas plus que la promesse d’un poste de conseiller technique d’un ministère.

Pourquoi ?

On m’a fait valoir que mon activité de chef d’entreprise, et particulièrement d’un média, risquait de créer des conflits d’intérêts… J’ai donc accepté de mettre cette activité en veille en échange d’une garantie d’emploi qui permettrait de vivre. La solution a été de créer une association pour la promotion de l’emploi des jeunes des quartiers. C’est ainsi que je me suis retrouvé à la tête d’une sorte d’agence pour l’emploi spécialisée dans une population jeune à 80 %, issue d’une immigration récente et très rarement diplômée.

La plupart de ces jeunes raisonnent en termes de justice/injustice et refusent de comprendre comment une économie et une société modernes fonctionnent

Vous avez pu observer ce qui les handicapait pour trouver un emploi…

Les obstacles sont d’abord d’ordre psychologique, à commencer par ce complexe d’infériorité transmis et entretenu, transformé en aigreur, qui finit par aggraver les inégalités de départ. La plupart de ces jeunes raisonnent en termes de justice/injustice et refusent de comprendre comment une économie et une société modernes fonctionnent, comment une entreprise est gérée, comment réfléchit un patron…

Est-ce que la question de la virilité y est pour quelque chose ?

Sans doute ! D’abord, j’ai travaillé essentiellement avec des hommes et je peux affirmer que les femmes sont plus calmes, et leur besoin de reconnaissance se manifeste et se gère différemment. N’oubliez pas que nous sommes face à des personnes imbibées de valeurs traditionnelles, dont la première est la domination masculine. Et c’est considéré comme une évidence pour les femmes aussi.

Plus de quarante ans après l’arrivée des parents, on est encore dans le même système de valeurs et le même complexe d’infériorité

Ça n’évolue pas avec le temps ?

Non ou très peu. Plus de quarante ans après l’arrivée des parents, on est encore dans le même système de valeurs et le même complexe d’infériorité.

C’est un constat terrible !

Oui, mais ça reste un constat et la question à poser est : Que faire ? Comment s’en sortir ?

Ce qui fait défaut, ce n’est pas l’argent, c’est la lucidité

Avant d’en parler, il faut répondre aux arguments ressassés à propos de ces jeunes. Ils souffriraient à la fois du racisme et d’un abandon de l’État. Ils subiraient leur éloignement des centres politiques, économiques, culturels…

Absolument pas ! Ce qui fait défaut, ce n’est pas l’argent, c’est la lucidité. On peut donner beaucoup d’argent à des gens – c’est d’ailleurs ce qu’on fait dans les quartiers depuis de nombreuses années –, ça ne changera rien. Sans « éducation » à l’argent, l’argent ne sert à rien. Ça a marché pour moi parce que je me suis déstructuré pour me restructurer. C’est violent, parce qu’il faut tout mettre de côté, s’embrouiller avec sa propre famille, parce qu’on sort de l’« assignation à résidence » socio-économique. Il faut pouvoir être ambitieux, prendre son destin en main et en assumer les conséquences plutôt que de parler de « droits » et de transformer les injustices – bien réelles – en alibis pour l’échec annoncé d’avance. Cela pousse les gens à exagérer les problèmes et à les perpétuer pour pouvoir continuer à se sentir victimes au lieu de les vaincre et s’en sortir une fois pour toutes ! Et là-dessus, il n’y a aucune différence entre musulmans et chrétiens d’Afrique. Ce sont les structures familiales et les mécanismes qui les imposent – valeurs, code d’honneur, religion – qui fabriquent les principaux obstacles à l’intégration sociale et économique.

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Comment surmonter ce « mur anthropologique » ?

Par l’entreprise et la culture de l’entrepreneuriat ! Réfléchir, planifier, assumer, travailler, surmonter les échecs, apprendre et se mettre en question. Arrêtons avec cette culture des associations – et je le dis d’autant plus fort que j’ai monté et géré une association. Le système associatif, la logique du « but non lucratif » ne sont pas adaptés quand il s’agit de casser le mur invisible. Le discours de Sarkozy sur « l’homme noir qui n’est pas assez entré dans l’histoire », je l’ai repris à mon compte en le transformant : le jeune issu de l’immigration magrébine et africaine n’est pas entré dans l’économie moderne ! La solution est de créer des richesses, on existe par ses richesses. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’autres facteurs, mais on a tenté pendant des années et ça ne marche pas. Reprenons la formule de Guizot : fils et filles de l’immigration, « Éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez la condition morale et matérielle de notre France ».

Curriculum vitae d’Albert Batihe

1974 naissances à Paris
1994 Bac S Lycée Arago (Paris 12ème)
1994-1995 Fac de droit (Tolbiac)
1995-1997 Ecole de commerce (alternance « HEIG »)
2004-2011 Fondateur et PDG du journal gratuit « Ça Va Marché »
2009 Fondateur de l’association ElanDynamic
2009 ENA (programme court)
2009-2011 Chargé de mission (Ministères)
2012 Auteur du livre « La solution au chômage, c’est toi »
2014-2018 Gérant HEADSUP France et HEADSUP Afrique (stratégies de communication)
2016-2018 Chroniqueurs (C8, Canal + Afrique, CNews)

Quand les « Anges de la téléréalité » se transforment en diables

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Dimanche, le maire réunionnais de Saint-André Joé Bédier et sa famille ont été agressés par des candidats de l’émission « Les Anges de la téléréalité » (NRJ12). L’affaire vient rappeler que les vedettes de téléréalité, des idoles pour certains jeunes, sont bien souvent des anti-modèles. 


On les savait pour la plupart cupides, narcissiques, superficiels, incultes et vulgaires. On les découvre violents. Deux candidats des “Anges de la téléréalité” se sont adonnés à une agression très violente contre le maire réunionnais de Saint-André, Joé Bédier, et sa famille, ce dimanche 10 janvier. Les Anges ont tout à coup pris des airs de caïds sans éducation.

Les faits se sont déroulés dans un hôtel 4 étoiles de Saint-Denis, sur l’Île de la Réunion. Joé Bédier déjeune avec sa famille au restaurant de l’hôtel, quand il est pris à partie par trois personnes, dont deux candidats de l’émission en tournage pour la saison 4 des « Vacances des Anges ».

L’île de la Réunion indignée

Le maire raconte la scène à la chaine Réunion La Première: « Une femme nous a interpellés en disant qu’on avait pris des photos d’eux. Sur le coup, je ne l’ai pas prise au sérieux. À partir de là, ça a dégénéré et la femme est devenue hystérique […] Ma femme a fini au sol avec des bonshommes baraqués sur elle. Moi j’ai pris des coups, je pensais que je n’allais pas m’en sortir. » Il a décidé de porter plainte. 

Suite aux multiples réactions indignées des élus de l’Île, le ministre de l’Outre-mer, Sébastien Lecornu, a réagi sur Twitter : « Avec le Préfet, nous demandons à la société de production de tirer toutes les conséquences de ce comportement scandaleux de membres de l’équipe de tournage. » Les Réunionnais sont finalement parvenus à faire partir les candidats de leur île, la production ayant annoncé hier que l’émission ne se tiendrait finalement plus à La Réunion… 

Vingt ans de polémiques 

Une députée locale, Karine Lebon, ne compte cependant pas en rester là. Elle a confié à la presse vouloir interpeller la ministre de la Culture Roselyne Bachelot : « Il ne faut pas que nos enfants puissent s’identifier à ce type d’individus. Ces actes mettent en lumière le contexte et les dérives qu’entraînent ce genre de télé-réalité. Dès ce mardi, j’interpellerai Madame la Ministre de la Culture sur cet événement. »

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Cette histoire ubuesque n’est pas le premier remous provoqué par la téléréalité qui fête ses 20 ans en France. La première émission de ce genre télévisuel nocif, « Loft Story », était lancée en 2001 par Alexia Laroche-Joubert et Benjamin Castaldi sur M6, déclenchant de vastes polémiques. Depuis, cela n’a fait qu’empirer.

La plus célèbre des vedettes passées par NRJ12, Nabilla, a été condamnée à six mois de prison ferme en 2016 pour avoir poignardé son compagnon. Autre exemple édifiant : un couple de stars – celui-là même qui serait impliqué dans les violences à la Réunion de ce week-end – a été soupçonné de violences sur leur bébé.

Les candidats de téléréalité, un anti-modèle

Dans l’émission d’NRJ12, entre la grande vulgarité des acteurs, un langage d’une pauvreté affligeante, la promotion de l’inculture ou de la chirurgie esthétique se glisse une omniprésente agressivité dans les échanges.

S’il ne s’agit nullement ici d’appeler au boycott ou à la censure de l’émission, l’influence de ces personnalités sur les jeunes mérite d’être questionnée. Ce n’est d’ailleurs a priori pas le type de programmation que le CSA attendait de la chaîne quand il lui a octroyé un canal après appel à candidatures… Quoi qu’il en soit, cet épisode violent n’empêche pas NRJ Group de diffuser actuellement un spot de vœux pour la nouvelle année qui est un bouquet de jolies pensées… Tout en affirmant “rassembler tous les Français” et leur offrir des “évènements inoubliables”, NRJ Group s’y vante de “faire découvrir des parcours féminins d’exception”, de “représenter toutes les diversités, d’agir pour la planète et de se mobiliser pour le personnel soignant”. Formulons un vœu: que le respect de la personne humaine soit également au programme pour 2022 ! À la Réunion, les “grandes émotions qui rassemblent” n’étaient vraiment pas là. 

Et si vous n’êtes pas encore convaincu qu’il faut veiller à ce que nos jeunes ne soient pas excessivement confrontés à la téléréalité, sachez qu’une étude a prouvé que regarder de la téléréalité faisait baisser les résultats scolaires. À bon entendeur.

La vaccination: véritable enjeu des élections


À moins de 500 jours des élections présidentielles, la vaccination des français s’impose comme le sujet politique majeur.


J’ai déjà eu la chance de pouvoir exprimer à quel point je bénissais la vaccination, en tant que médecin et en tant que patiente. Depuis mars, alors que nous vivons une période noire mêlée d’inquiétude et de tristesse, cette lueur d’espoir qu’on attendait comme le messie est en chemin. Et là, alors que l’antidote a passé la phase 3 avec succès, que les premières commandes ont été réalisées, et qu’il est sur le point d’être livré, que se passe-t-il en amont ?

Voit-on des spots martelant sa venue comme une mesure au moins aussi essentielle que « tousser dans son coude » ? Des clips incitatifs qui parlent à tout le monde ? A-t-on orchestré un plan Marshall à la française en incitant à un grand élan de solidarité nationale autour d’une même cause ? Avec les élus locaux, avec les soignants ? Les médecins, les infirmiers ont-ils été contactés pour informer leurs patients, pour être opérationnels ? L’Armée, une réserve sanitaire, une réserve civile constituée de volontaires motivés ?

À lire aussi, Lydia Pouga: Stratégie vaccinale française: et si la lenteur avait eu du bon?

Quelles structures vont être mises en place, avec qui ? Des centres de vaccination, des équipes mobiles, des pharmacies, des salles communales ?

La logistique, de l’approvisionnement à la conservation des doses jusqu’à l’injection des Français qui ne souhaitent que revivre, a-t-elle été millimétrée ?

Rien ne semble prêt

Rien ne semble prêt. Ceci 500 jours avant les élections. Le mécanisme ne paraît en place pour un démarrage rapide alors que l’antidote arrive. Qu’a-t-on appris depuis mars 2020 ?

Seule la priorisation a été travaillée et explicitée. On se prépare à se préparer tranquillement alors que l’épidémie a bien repris et que deux mutants du SarsCov2 émanant du Royaume Uni et d’Afrique du Sud ont émergé y compris sur notre sol. On est en retard par rapport à nos voisins européens qui ont reçu des premières doses en provenance de la centrale d’achat européenne sensiblement au même moment.

Encore bien plus par rapport à d’autres pays comme Israël, même si aucune comparaison n’est envisageable. C’est un pays fondé sur le « quoiqu’il en coûte », capable d’une détermination et d’une logistique inégalables, qui n’a jamais eu le luxe de la tergiversation.

Certains économistes sont vent debout dont Nicolas Bouzou car « seule la vaccination de masse nous sortira de la crise économique et sociale » rappelle-t-il chaque fois que l’occasion lui est donnée. Les politiques, les artistes, les médecins… expriment leur incompréhension. La faute à qui ? Une bureaucratie trop envahissante ? Des process qui empêchent d’avancer et nous font décliner ?

Une entêtante envie d’avoir l’adhésion de tous les Français tout de suite ? Du lourd recueil de consentement au choix des 35 citoyens présentée comme une victoire au bingo. Est-ce là l’égalitarisme que souhaitait le Président lorsqu’il disait « il n’y a pas de sachants et de subissants » ? Mais il y a bien pourtant un décidant.

Le président dit également « qu’il faut être mobile, qu’il faut s’adapter », ce qui est une bonne chose mais il faut aussi devancer. La lenteur à l’allumage aggrave le sentiment de défaillance. Pourquoi la France qui parvient à faire voter 38 millions de français en 12h n’est pas sur les starting-block et prévoit une campagne vaccinale aussi longue ? N’a-t-on pas envie de vite sauver le pays, de relancer l’économie, d’aller au théâtre ou au restaurant ?

Les interventions du gouvernement augmentent la défiance

De plus, les interventions malheureuses des membres du gouvernement augmentent la défiance : lorsque Frédérique Vidal a l’air de sous-entendre qu’on attend un autre vaccin ou que Jean-Baptiste Djebbari indique un chiffre de doses reçues par la France erroné…

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Et si on laissait de côté les complotistes patentés, les sceptiques, les doutants, les méfiants, les hésitants pour l’instant ? Seront-ils d’ailleurs à terme vraiment si nombreux ?

Le président Macron ne réussira pas à convaincre ceux qui ne l’ont pas élu, et prend le risque de ne plus convaincre son propre électorat. Alors qu’on est désormais à moins de 500 jours avant les élections. Et ce n’est pas parce que pour l’instant, malgré l’existence d’opposants farouches ou modérés, il ne se dessine pas d’alternative raisonnable que dans 500 jours ce sera aussi le cas.

Pierre Vermeren: «L’État de droit est en train d’asphyxier la démocratie»

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Pierre Vermeren © Hannah Assouline

Le modèle conçu par les hommes de la IIIème République était une machine à assimiler, destinée à transformer les paysans français en citoyens. Si cette mécanique ne fonctionne plus, c’est parce qu’elle a été démantelée par les élites qui avaient la charge de l’entretenir. 


Causeur. Votre livre s’intitule On a cassé la République. Encore un de ces ouvrages déclinistes ?

Pierre Vermeren. Non. La République est en crise actuellement et j’essaie de comprendre pourquoi. En intégrant des facteurs culturels, religieux, politiques et sociaux, je cherche dans l’histoire des réponses à des questions fondamentales. Quelles étaient les grandes forces qui ont porté la République à ses débuts ? Comment la République a-t-elle réussi à convaincre les ouvriers et les paysans qui lui étaient hostiles ? Pourquoi les descendants des ouvriers et des paysans ont-ils aujourd’hui perdu confiance en nos élites ?

Le fait qu’on commémore très souvent 1789 et pas 1870 est révélateur de la méconnaissance générale du passé républicain

Pour comprendre le républicanisme français, vous remontez à 1870 et aux débuts de la IIIe République, plutôt qu’à la Révolution. Pourquoi ?

Le fait qu’on commémore très souvent 1789 et pas 1870 est révélateur de la méconnaissance générale du passé républicain. Le vrai début du républicanisme, c’est la proclamation du 4 septembre 1870, suivi des amendements Wallon de 1875, puis de l’arrivée au pouvoir des républicains en 1879. J’ai voulu montrer que la République n’est pas du tout le régime qu’on croit, parce qu’on ne voit que ce qu’elle est devenue aujourd’hui : un régime des droits de l’homme, socialisé voire socialiste, faible. En réalité, la IIIe République était libérale, autoritaire, revancharde, patriote et même nationaliste. C’était un régime exigeant du point de vue de l’éducation, qui a favorisé l’ascension sociale par la méritocratie d’un petit nombre. Aujourd’hui, on a un État très peu exigeant et trop généreux, qui donne des diplômes et des allocations à tous. Bref, tout sauf exigeant.

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Cette méconnaissance de l’histoire a-t-elle contribué à la crise actuelle ?

Tout à fait. La IIIe République a été un professeur d’histoire. Les républicains constituaient une minorité d’élites intellectuelles qui avait un vrai plan de bataille très efficace sur l’armée, la revanche, l’école, l’idéologie. C’était très cohérent et ils ont réussi. Ce projet a traversé l’histoire du xxe siècle – les deux guerres mondiales et la décolonisation – jusqu’à de Gaulle qui relance le projet républicain en lui donnant une nouvelle autorité. Les années 1960 sont une grande période de réussite et de prospérité du régime républicain. Pourtant, la génération qui naît pendant les années 1940-1950 va arrêter cette longue histoire, elle va casser la transmission. L’Église ne transmet plus, les familles ne transmettent plus, et les institutions non plus, à commencer par l’école où on malmène notre histoire. J’ai participé il y a deux ans à une commission de réforme de l’enseignement de l’histoire au lycée. Les programmes sont dominés par la repentance, donnant une grande place aux génocides et tragédies. Rien à voir avec cette histoire glorieuse, joyeuse, cette histoire de réussite qu’a voulue la IIIe République. On ne peut pas enseigner l’histoire uniquement à travers l’introspection douloureuse. Et puis avec la mondialisation, de nombreux pédagogues répugnent à enseigner l’histoire de France, préférant lui substituer une histoire mondiale.

La génération du baby-boom est responsable d’une grande rupture

Comment expliquer cette cassure de la transmission qui est, selon vous, la cause du délitement républicain ?

La génération du baby-boom est responsable d’une grande rupture. La République allait contre l’Église tout en transmettant la morale de l’Église. La Révolution s’est faite contre la monarchie tout en en consolidant l’efficacité de l’État. Il y a toujours eu une continuité morale, politique et intellectuelle. Mais les dirigeants qui sont devenus adultes dans les années 1960 cassent la transmission. Pour eux, le monde de leurs prédécesseurs – patriotique, centralisateur, jacobin et méritocratique – a conduit à la colonisation, aux deux guerres mondiales, à Hitler, à la Shoah, aux guerres d’Indochine et d’Algérie. Donc ils abandonnent le monde ancien pour en faire un nouveau. C’est une grande tentation de l’histoire de France de créer l’homme nouveau. Cet homme nouveau devant répudier l’ancien, on va répudier la méritocratie, la culture classique, le nationalisme et le patriotisme, l’industrie, l’agriculture. L’Église cesse de transmettre la foi, l’École cesse de transmettre la connaissance. C’est tout un système de déconstruction volontaire et involontaire. Cette rupture générationnelle massive a été masquée par le fait que Mitterrand et Chirac appartenaient au monde d’avant. Mais avec Macron, un enfant de soixante-huitards, nous sommes bien dans le nouveau monde. Le modèle, désormais, c’est l’argent, la consommation, la liberté sexuelle, toutes les libertés…

Détruire tout un monde n’est pas facile. Comment ces nouvelles élites s’y sont-elles prises ?

Les anciennes élites républicaines se sont inspirées du modèle monarchiste en développant une culture élitiste, à travers la littérature, le théâtre, la danse… Ce faisant, elles ont dévalué, méprisé la culture populaire. Elles ont créé un système scolaire intégrateur, permettant aux élèves les plus brillants des classes populaires de monter. C’était une forme d’assimilation. L’assimilation est déjà une politique nationale, bien avant l’arrivée des immigrés venant des anciennes colonies. Au moment où ce système atteint son optimum dans les années 1960-1970, les nouvelles élites se tournent vers le monde anglo-saxon, les États-Unis, la mondialisation. Elles abandonnent les classes populaires qu’elles ont préalablement déculturées.

Le monde populaire intégré en France a existé, j’ai connu sa fin, il a fonctionné très bien jusqu’aux années 1950-1960

Est-ce que vous ne fantasmez pas cette France des classes populaires ?

Le monde populaire intégré en France a existé, j’ai connu sa fin, il a fonctionné très bien jusqu’aux années 1950-1960. Les gens étaient heureux d’aller à l’école, heureux de travailler. Il y avait de la dignité. Mais on a cassé le modèle agricole, fondé sur la petite ferme et le village, qui constituaient une entrave au développement industriel. On a cassé la boutique et l’artisanat, les petits commerçants ont été éradiqués et nous sommes devenus les champions du monde de la grande distribution. Finalement, on a cassé l’industrie et on a chassé les ouvriers des villes. En Grande-Bretagne, je ne dis pas que c’est le paradis, mais les classes populaires ont toujours le foot et le rugby, les pubs, une musique rock extraordinaire. En France, il suffit de visiter beaucoup de campagnes pour trouver des maisons qui tombent et des gens repliés dans leur pavillon, qui tirent le diable par la queue, qui ne peuvent pas s’installer en ville faute de moyens, qui regardent une télévision qui ne parle jamais d’eux.

Vous êtes un nostalgique !

Non, je sais que le passé est passé. Mais on a le droit d’essayer de comprendre la détresse des classes populaires. On les a privées de leur culture traditionnelle, comme on les a privées de travail. Maintenant on leur dit qu’on leur donnera de l’argent. Mais ce n’est pas cela la dignité. Le malheur populaire a une longue histoire. Reste qu’il a aussi été causé par des décisions politiques.

On n’a pas décidé l’invasion numérique, ni de laisser la production aux Allemands et aux Chinois

Lesquelles ?

Il y a des choses qu’on a voulues et d’autres qu’on a subies. On a voulu la construction européenne, l’euro, l’ouverture des frontières, l’immigration, la culture-monde. On n’a pas décidé l’invasion numérique, ni de laisser la production aux Allemands et aux Chinois. À un moment, on a été piégés par nos propres choix : par exemple, le choix de l’euro s’est retourné contre notre industrie. Comme on n’a pas réussi à être aussi bons que les Allemands, on s’est dit qu’on allait abandonner l’industrie. Puis on s’est laissé concurrencer par les Allemands et les Polonais dans l’agriculture, pour se spécialiser dans les services avec le tourisme, la communication, le conseil, même la finance. Le choix de l’ouverture a permis à l’industrie numérique américaine de nous coloniser. Nos élites ont fait le choix de casser le modèle national en créant un modèle européen avec cette idée qu’on allait diriger l’Europe, qu’on allait être les plus malins. En fait on a été les plus bêtes. L’arrivée de l’Angleterre a renforcé l’ouverture aux échanges, permettant aux Allemands de rafler la mise.

Vous écrivez – presque avec les accents revanchards de la IIIe République – que la France doit se faire respecter de l’Allemagne…

Je pense que les Allemands – qui apprécient notre patrimoine touristique et culturel – considèrent que nous ne sommes pas sérieux. Et on ne l’est pas ! On avait une très belle industrie qu’on a bradée. On a les plus belles terres d’Europe et ils nous vendent de la nourriture. On crée des critères par rapport à l’euro qu’on n’a jamais respectés. Nous devrions nous rendre respectables, mais pour cela il faudrait faire des efforts que personne ne veut faire dans la classe politique. Fillon est le seul à avoir dit qu’on avait un État en faillite. On a vu ce qu’il est devenu, il a été liquidé.

La crise du Covid-19 est l’accomplissement de l’abandon par l’État de toute stratégie, même élémentaire, de protection de la population

Dans votre livre, vous critiquez à la fois l’État social, qui dépense trop, et l’État stratège qui est mauvais en stratégie…

La crise du Covid-19 est l’accomplissement de l’abandon par l’État de toute stratégie, même élémentaire, de protection de la population. On a laissé partir notre industrie du médicament et du matériel médical. Il n’y a pas de thermomètres en France depuis mars, et pendant huit mois, on n’avait ni masques ni blouses. On n’a presque plus de médecine militaire. On a fait un camp de fortune à Strasbourg avec 25 lits alors qu’il en aurait fallu 2 500. Pendant la guerre de 14, il y avait des hôpitaux de campagne partout. Il n’y a plus d’État stratège, mais un État social qui a fait 500 milliards de dettes en 2020 pour compenser sa disparition, car si on en avait un – comme en Asie orientale –, on aurait dépensé moins d’argent, on aurait eu moins de morts, on n’aurait pas arrêté notre économie. La France est hélas assez ridicule, impuissante et endettée.

Pourquoi la France a-t-elle moins bien géré la crise pandémique que certains de ses voisins ?

Nos élites se sont montrées incapables de dresser le bilan de l’échec de l’euro et de la désindustrialisation. Avant la crise sanitaire, la crise des Gilets jaunes a montré les conséquences d’une absence de stratégie au niveau de l’État. Il y a clairement un échec de l’école, de la promotion sociale et de l’intégration économique. Se rajoute un autre facteur, celui de l’immigration qui a créé dans les métropoles françaises un face-à-face entre les élites bourgeoises et les immigrés. En revanche, les classes populaires restent invisibles car assignées à la France périphérique. Faire le bilan de cet échec est trop douloureux pour nos dirigeants. C’est à l’historien d’expliquer les causes de cette souffrance. Une République ne peut pas se permettre d’ignorer la moitié de sa population.

C’est ainsi que les énarques les plus ambitieux dirigent l’exécutif et ont mis en quarantaine le Parlement

Angela Merkel reçoit Emmanuel Macron au château de Meseberg, près de Berlin, 29 juin 2020.© Kay Nietfeld/Pool/AFP
Angela Merkel reçoit Emmanuel Macron au château de Meseberg, près de Berlin, 29 juin 2020.© Kay Nietfeld/Pool/AFP

Y a-t-il un déficit de démocratie en France ?

Quand de Gaulle revient au pouvoir, il casse le monopole du Parlement sur la vie politique, qu’il rend responsable de l’instabilité gouvernementale. Le Parlement ne vote plus la guerre, ni la paix, ni la politique étrangère, mais il conserve en partie la maîtrise de son ordre du jour, il vote les lois et le budget. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas. L’Europe est la première source législative. Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État détricotent les pouvoirs législatifs du Parlement. Avec la décentralisation, on a confié des prérogatives importantes aux collectivités locales. La haute fonction publique a progressivement dominé le Parlement, en tenant la main du législateur. Les députés sont élus parce qu’ils sont loyaux envers le président. Le Parlement a voulu mettre fin au pantouflage, c’est-à-dire au passage des hauts fonctionnaires dans les banques et les grandes entreprises, mais le Conseil d’État, composé lui-même de hauts fonctionnaires, s’y est toujours opposé. C’est ainsi que les énarques les plus ambitieux dirigent l’exécutif et ont mis en quarantaine le Parlement. Aux dernières élections, moins d’un Français sur deux a voté. C’est une crise institutionnelle. L’État de droit est en train d’asphyxier la démocratie.

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Votre diagnostic est accablant. Y a-t-il des raisons d’espérer ?

Oui, car il y a des gens remarquables dans les administrations, le corps médical, le corps militaire et l’enseignement. Le problème, c’est qu’aujourd’hui il n’y a pas de consensus sur la crise. Le président Macron a été élu dans une espèce d’illusion collective. Une majorité aurait sans doute préféré Marine Le Pen pour assurer l’ordre et la sécurité, mais, pour préserver leur argent, ils ont voté pour Macron regardé comme un financier. Or on a la plus grande crise économique depuis la Seconde Guerre mondiale. En 2020, Macron a fait croître notre endettement plus que Sarkozy pendant la crise de 2008 et plus que Hollande. Nous sommes dans un déni. Cela durera jusqu’au jour où on ne pourra plus emprunter, qu’il y aura des menaces sur les retraites, sur les salaires, sur les traitements des fonctionnaires, sur les remboursements de la Sécurité sociale… Alors viendra le jour de la grande réforme.

Le réquisitoire brillant de Régis de Castelnau contre les turpitudes de notre Justice

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L'avocat Régis de Castelnau Image: RNR.tv

L’avocat publie aujourd’hui Une justice politique, Des années Chirac au système Macron (L’Artilleur).


Si, comme chacun sait, nul n’est censé ignorer la loi, il est utile et salvateur de comprendre également le fonctionnement réel et les enjeux du système judiciaire, dans son articulation avec les trois autres pouvoirs (législatif, exécutif et médiatique) par-delà les jolies questions de grands principes. Dans un ouvrage majeur, Une justice politique, Des années Chirac au système Macron, l’avocat Régis de Castelnau livre une analyse aussi implacable qu’indispensable des mécanismes à l’œuvre dans ce fonctionnement en France, ou plutôt, devrions-nous dire, dans son dysfonctionnement de plus en plus flagrant, dans son dévoiement au cours des trois dernières décennies, lequel a abouti à la situation grave où nous nous trouvons désormais, celle d’une justice qui s’est mise au service du pouvoir politique tout en pensant initialement combattre les errements de celui-ci.

Cet ouvrage épais (mais qui se lit aussi aisément qu’un roman truculent, émaillé, nous y reviendrons, de nombreux portraits balzaciens) et rouge fait songer à quelque Code, de ceux que potassent les étudiants et qui trônent ensuite sur les bureaux et bibliothèques des juristes, de ceux qui impressionnent. Et, de fait, s’il ne s’agit pas d’un Code à proprement parler, on peut dire qu’on a là en main un guide précis, circonstancié, d’analyse, sinon de procédure du moins des processus en jeu dans la partie de dés pipés qui se joue entre le monde politique et le monde judiciaire -deux pouvoirs a priori séparés- dont la démocratie et le peuple sont les témoins écartés et perdants, dépossédés de l’institution chargée de les protéger et au nom desquels la justice est, en vertu de quelque légende urbaine, supposée être rendue.

Une délicieuse ironie et du courage

Pas de style pompeux, pas d’effets de manche : juste le scalpel factuel d’une description sans fard, sans afféterie ni préciosité, avec toute la puissance d’un verbe en quelque sorte performatif, chargé du réel qui est décrit, teinté, il est vrai, d’une délicieuse ironie et d’un humour décapant, en particulier lorsqu’il s’agit de peindre la galerie de portraits des chevaliers blancs de la supposée lutte anti-corruption, tout empêtrés dans leurs propres turpitudes.

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On ne dira du reste jamais assez le courage qu’il faut pour avoir écrit ce livre : par-delà l’exposé clair et distinct, des principes généraux du droit et de la justice, par-delà la description historique des faits, il faut en effet une belle audace pour oser aussi ouvertement dénoncer nommément une grande partie des protagonistes de cette gabegie drapée de vertu aussi sûrement que d’hermine et de grands airs. On se dit qu’il faut, pour cela, avoir retrouvé sa liberté (celle de l’honorariat) pour pouvoir énoncer les choses aussi clairement et qu’aucun avocat ou juriste en exercice n’oserait s’y risquer. En somme, il faut n’avoir plus rien ni à prouver (la carrière de Castelnau parle pour lui) ni à perdre (en étant en grande partie retiré des affaires) afin de pouvoir se permettre une aussi franche démonstration.

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François Fillon. Sipa. Numéro de reportage : 00791661_000003.

Ceux qui, forcément nombreux, seront gênés ou révélés au grand jour par les vérités factuelles (toutes sourcées et référencées) énoncées dans cet ouvrage, auront sans doute beau jeu d’invoquer la carrière d’avocat engagé de son auteur afin de tenter d’en disqualifier le contenu : ce sera peine perdue. D’abord parce qu’ici, en l’espèce, l’engagement n’est pas partisan ni de basse politique mais au service de l’intérêt général qui est celui d’une justice saine, en tant qu’avocat (la mise à mal des droits de la défense, du secret professionnel etc., est décrite et dénoncée avec une grande clairvoyance et expertise), mais aussi en tant que citoyen. D’autre part, parce que les coups sont distribués très équitablement sans considération partisane quant aux auteurs de ce dévoiement ou à leurs cibles. Or, la seule chose qui se dégage, c’est la tendance lourde, constante et obstinée, d’un renforcement de l’instrumentalisation puis de l’auto-instrumentalisation de la justice au service du pouvoir politique, lequel a intensifié de façon drastique ces mécanismes pervers de fonctionnement depuis le quinquennat Hollande et s’est épanoui dans toute sa terrible hideur dans le but de permettre la prise de pouvoir macroniste.

Mécanique tordue

Le récit retrace une ruse retorse de l’Histoire qui a vu la défiance envers les élites politiques et leur potentielle corruption sur l’air du « tous pourris » (l’histoire récente des partis politiques retracée en début d’ouvrage est particulièrement éclairante, avec notamment la corruption massive induite par l’évolution des partis de masse devenus partis de cadres à la recherche de sources de financements nouveaux compensant l’effacement du monde militant) se transformer, par invocation d’une justice que l’on souhaitait propre et indépendante en un remède pire que le mal : l’« indépendance » judiciaire, en lieu et place de la neutralité souhaitable, a permis l’émergence d’un système douteux, pervers, justicier plutôt que judiciaire et qui, paradoxalement, a servi des intérêts politiques. D’abord en se faisant les dents et en s’impliquant dans une timide opération « mains moites » (plutôt que mains propres) au cours de laquelle le monde politique a servi sa propre tête sur un plateau, puis en se mettant spontanément au service d’un pouvoir politique dont, pour des raisons sociologiques et culturelles, la magistrature se sentait proche. C’est ici toute la question de la politisation du monde judiciaire qui se pose, comme l’illustre l’épineux dossier du syndicalisme dans la magistrature, l’enjeu principal n’étant pas tant, redisons-le, celui d’une improbable indépendance que celle d’une réelle neutralité garantie par des instances et des mécanismes de contrôle dignes de ce nom. Or, la réalité est loin d’offrir toutes ces garanties.

Les connivences, la porosité à la fois idéologique et d’intérêts communs entre certains journalistes autoproclamés d’« investigation » et certains magistrats s’étant fixé pour mission de s’immiscer dans la vie politique en fonction de leurs amitiés et préférences idéologiques, ont permis la mise en place d’une mécanique tordue, dans laquelle les violations du secret de l’instruction sont la règle, dans laquelle certains journalistes ne servent qu’à diffuser ces fuites savamment orchestrées dans le but de démolir des carrières et satisfaire l’ego de certains justiciers, dans laquelle on protège les amis et l’on harcèle, parfois jusqu’au loufoque, les « ennemis » politiques.

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La « chasse au Sarkozy », tournant volontiers à l’obsession maniaque et dont Régis de Castelnau met à nu tous les rouages est probablement l’illustration la plus aboutie du mécanisme décrit dans cet ouvrage. Selon une alternance du rythme judiciaire qui fait du magistrat le véritable maître des horloges : parfois ultra rapide, comme lors du raid médiatico-judiciaire mené dans le but de porter Emmanuel Macron au pouvoir en disqualifiant dans un agenda délirant le candidat Fillon (par exemple), parfois au contraire dans l’immense lenteur où sommeilleront certaines procédures (relatives par exemple aux innombrables violations du secret de l’instruction, ou encore celles mettant en cause les amis et favoris politiques). Selon cette logique, le « système Macron » est, pour le moment, bien à l’abri : le Parquet National Financier et le Pôle d’instruction financier choisissent leurs proies avec méthode et selon des objectifs et une temporalité précis. Bien à l’abri donc, contrairement aux adversaires politiques et sociaux sur qui pleuvent les procédures parfois totalement saugrenues comme à Gravelotte : Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon en font par exemple régulièrement l’expérience, mais ce fut par exemple également le cas de Gérard Collomb aussitôt après sa chute en disgrâce… Une magistrature également prompte à s’abattre sur les opposants sociaux, comme l’a démontré le traitement judiciaire des Gilets Jaunes, étant entendu qu’il appartenait à la justice de contrôler et garantir les libertés publiques, et non pas d’aider à en réprimer l’expression au gré de procédures plus que douteuses.

Et maintenant, que faire?

Cet ouvrage, dont il est impossible de retracer en quelques lignes toutes les implacables démonstrations, est à situer certes dans une histoire, celle des trente années écoulées dont l’auteur a été à la fois acteur et spectateur attentif, mais aussi et surtout, chargé de cette expérience et de ces terribles constats, inscrit dans une perspective : que faire, sur la base de cette situation sinistrée ? Plusieurs pistes sont proposées de manière programmatique, sachant que, d’ici là et au regard du tableau dressé, la pire des manipulations est à craindre pour l’élection présidentielle à venir : séparer de manière radicale les fonctions du parquet et du siège afin de casser un corporatisme nuisible ; consolider, en contrepartie, l’indépendance des juges du siège dont on devrait exiger une réelle neutralité, ce qui implique de mettre un terme au syndicalisme pour cette partie-là de la magistrature ; réformer le Conseil supérieur de la magistrature ; mais aussi modifier les modalités de recrutement et de formation des magistrats afin de rompre avec la tendance endogamique et le corporatisme induit par cet entre-soi préjudiciable… On ignore quel Garde des Sceaux aurait le courage de déployer tel programme, a fortiori lorsqu’on observe le traitement réservé par la magistrature aux ministres qui ont le tort de lui rappeler ses missions. Le dernier résident de la place Vendôme est en train de l’apprendre à ses dépens…

La richesse, le détail et la force d’impact du propos rendent la lecture de cet ouvrage indispensable pour quiconque souhaite comprendre, par-delà le cirque médiatico-politique des affaires judiciaires complaisamment mises sous le feu des projecteurs, quels en sont les véritables enjeux démocratiques mais aussi les perspectives et les issues souhaitables afin que force revienne à l’État de droit. Ce livre n’est donc pas une révérence mais l’aube d’une nouvelle histoire.

Une Justice politique: Des années Chirac au système Macron, histoire d'un dévoiement

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Covid-19: en 2021, le cauchemar continue

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Septembre 2020, stand de Sinopharm sur un salon à Pékin © Ng Han Guan/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22497064_000005

Propagation de variants du Covid-19, abattage de 15 millions de visons au Danemark pour combattre la circulation du virus, soupçons d’effets secondaires du vaccin chinois, vaccins-chimères aux effets inconnus, scénarios de reconfinement etc … L’avalanche de mauvaises nouvelles accroît de manière inouïe le sentiment de perte de contrôle, voire d’épouvante, des populations confrontées à la pandémie.


Sur fond de campagnes de vaccination à l’échelle planétaire, la découverte d’un cluster du nouveau variant anglais du Covid-19 à Marseille et de variants sud-africain, brésilien et japonais, début janvier, a semé le désarroi en matière de prévisions sanitaires, alors que le bilan de la pandémie atteindrait déjà 1,9 million de morts de par le monde. Au Danemark, plus de 15 millions de visons d’élevage ont été abattus en masse en quelques semaines, afin de freiner la propagation du covid-19 et, comble de l’horreur, fin décembre 2020, la décision a été prise d’en exhumer 4 millions des fosses communes, car l’accumulation des carcasses en décomposition menaçait d’empoisonner les réserves d’eau potable du pays.

Alors que la Chine s’apprête à vacciner plusieurs millions de personnes contre le Covid-19 et reconfine quelque 20 millions de personnes dans trois mégapoles autour de Pékin, des incertitudes sont apparues concernant la qualité du vaccin mis au point par le groupe pharmaceutique chinois Sinopharm et soupçonné de provoquer jusqu’à 73 effets secondaires, comme l’a rapporté le quotidien britannique Daily Mail le 7 janvier dernier.

Ces doutes, immédiatement démentis en Chine, risquent de décevoir les personnes réticentes à se faire vacciner avec les vaccins de Pfizer et Moderna qui, par une technologie innovante injectent dans nos cellules des brins d’instructions génétiques, le fameux ARN messager, à la différence du vaccin chinois à vecteur viral, qui fait intervenir une technologie déjà connue et éprouvée.

Dans le même registre, la firme anglo-suédoise Astra-Zeneca vient de déposer une demande d’autorisation auprès de l’agence européenne du médicament pour son vaccin à vecteur viral, le AZD1222, utilisant un adénovirus de chimpanzé comme vecteur. Fin décembre, la Russie a annoncé qu’un nouveau vaccin anti-Covid combinant le vaccin d’Astra Zeneca et le vaccin russe Spoutnik à vecteur viral, qui utilise des adénovirus humains, allait être testé dans certains pays. Les Philippines compteront peut-être parmi les candidats pour ces essais cliniques, le président Rodrigo Duterte ayant déjà été sollicité en 2020 par la Russie pour tester le vaccin Spoutnik sur la population. Mais, dans ce pays asiatique, la hantise des effets secondaires des vaccins demeure très prégnante à la suite du fiasco du vaccin français Dengvaxia contre la dengue, un vaccin-chimère composé de deux virus combinés, ceux de la fièvre jaune et de la dengue. Le Dengvaxia fut inoculé à plus de 700 000 écoliers philippins en 2016, dans le cadre d’une campagne de vaccination obligatoire. Parmi ceux-ci, 600 enfants nouvellement vaccinés sont morts de la dengue hémorragique et cette tragédie continue de planer, telle une ombre effroyable, sur les politiques sanitaires des pays de la région, comme l’a révélé la journaliste indépendante Carole Issoux dans une passionnante émission consacrée à cette sombre affaire sur France-culture en novembre 2020.

Dans ce marasme global, la question de la responsabilité de la Chine dans la survenue de la pandémie ressurgit avec la visite à Pékin, le 14 janvier, d’une délégation d’experts de l’Organisation mondiale de la santé, chargés d’enquêter sur l’origine du coronavirus. Lors du One Planet Summit, consacré au changement climatique, le Premier ministre britannique Boris Johnson, s’en est pris, le 11 janvier, aux « pratiques démentes » de certains adeptes de la médecine traditionnelle chinoise, qui continuent à manger des pangolins, en dépit de la pandémie. Pour Matthew Pottinger, ancien conseiller adjoint à la sécurité nationale de Donald Trump, et partisan d’une ligne dure contre la Chine, il existe, en revanche, de plus en plus de preuves que le laboratoire de Wuhan est la source la plus crédible du coronavirus. Quoi qu’il en soit le 12 février prochain, l’Année du Rat laissera la place à celle du Buffle, une année de dur labeur paraît-il…

Lycée Saint-Jean de Passy: la justice innocente l’ancien directeur

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École privée St Jean de Passy © ALI/SIPA Numéro de reportage : 00537234_000002

Un jugement en forme de désaveu pour le diocèse de Paris : après plusieurs mois d’enquête de police, les accusations proférées à l’encontre du directeur de Saint-Jean de Passy et de son préfet des terminales ont été classées « sans suite ». Mis à pied et licenciés au pas de charge après d’étranges accusations « d’erreurs managériales », la procédure avait fait grand bruit dans le petit milieu catholique français, tant sur la méthode employée que sur les mystérieux prétextes évoqués. Un malaise désormais d’autant plus lourd que le diocèse avait donné sa « bénédiction » pour cette mise à pied expéditive. Que cache cette affaire ? Qu’est allé faire Monseigneur Aupetit dans cette galère ?


La roche Tarpéienne n’est jamais éloignée du Capitole : dans un article de mars 2020, le Figaro dressait un portrait laudateur du Lycée Saint-Jean de Passy et son directeur, François-Xavier Clément. Il faut dire que l’impressionnante réussite éducative de l’établissement alimentait une renommée qui allait bien au-delà de la capitale. Le journal soulignait alors « l’ADN rigoureux et chrétien » de l’établissement, qui avait fait le choix d’une pédagogie ouvertement catholique, mêlant foi, exigence et accompagnement des élèves en difficulté. Une démarche radicale et iconoclaste, même à l’échelle des établissements privés catholiques.

La direction, populaire auprès des parents d’élèves et de plus en plus reconnue dans la « cathosphère », pouvait désormais même s’enorgueillir de taux de réussite au baccalauréat frôlant les 100%.

Mais un mois plus tard, le chef d’établissement et son « bras droit » recevaient à l’aube la visite d’huissiers, étaient mis à pied puis finalement licenciés au terme d’une procédure « expresse ». Celle-ci avait alors été engagée par le Président du Conseil d’Administration de Saint-Jean de Passy et la Présidente de l’Association des Parents d’élèves, accusant le directeur et son préfet des terminales « d’erreurs managériales ». Des accusations floues à l’encontre d’une direction appréciée des parents et des enfants, mais connue pour ses méthodes exigeantes auprès des élèves comme auprès des équipes éducatives.

A relire: Limogeage à Saint-Jean de Passy: qu’est-ce que « l’éducation intégrale » ?

Une chute brutale qui fit grand bruit dans les paroisses parisiennes : l’établissement, prestigieux, accueille de nombreux enfants de grands dirigeants d’entreprises et de hauts fonctionnaires, attirés par la réussite cet enseignement ouvertement catholique. La mise à pied de François-Xavier Clément aurait secoué en profondeur le diocèse de Paris en le privant de nombreux donateurs, furieux de la tournure des événements. Selon le journal le Monde, l’affaire était alors « remontée jusqu’au Saint-Siège ».

Le directeur d’établissement innocenté

Après la saisie du procureur de Paris et des mois d’enquêtes de police, la justice a conclu que les accusations proférées contre les deux responsables de l’établissement, François-Xavier Clément et Jean Ducret, ne reposaient sur rien. D’ailleurs, les deux personnes qui avaient engagé la procédure de licenciement (le Président du Conseil d’Administration de l’établissement et la Présidente de l’APEL) ont depuis démissionné de leurs postes ou ont été révoquées.

L'archevêque de Paris, Mgr Aupetit, célèbrant la messe de Pâques dans l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, à Paris, le 12 avril 2020. © Dominique Boutin/SIPA Numéro de reportage : 00955670_000007
L’archevêque de Paris, Mgr Aupetit, célèbrant la messe de Pâques dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, à Paris, le 12 avril 2020. © Dominique Boutin/SIPA Numéro de reportage : 00955670_000007

Un fiasco qui met désormais le diocèse dans l’embarras, car le 12 mai dernier, Mgr Aupetit avait approuvé ce double licenciement, justifiant sa décision par les « graves souffrances générées par les pratiques managériales mises en œuvre au sein de l’établissement ».

Une affaire trouble, qui n’a pas encore révélé toutes ses parts d’ombres : en premier lieu, pourquoi une telle procédure de licenciement a-t-elle été engagée à la hâte, sur la base d’accusations mensongères ? S’agissait-il d’un règlement de comptes personnel ou de rivalités professionnelles ?

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Et comment expliquer la précipitation du diocèse à approuver cette mise à pied, sur la base d’accusations infondées ? Mgr Aupetit a-t-il été mis sous le fait accompli, se contentant de prendre acte de cette procédure pour limiter les dégâts sur les élèves et l’établissement scolaire ? Ou le diocèse a-t-il été partie prenante de cette offensive contre le directeur de Saint-Jean de Passy et de sa trop grande indépendance ?

Une affaire qui entache la crédibilité d’une partie du clergé français : Mgr Antoine de Romanet, archevêque aux armées et nommé par Mgr Michel Aupetit « modérateur » au sein de l’établissement pour calmer les tensions entre les différentes parties et entendre chaque « camp » n’a visiblement pas su, ou n’a pas souhaité, faire toute la lumière sur ce dossier. Alors qu’il se murmure qu’il vise désormais la charge pastorale d’évêque de Versailles, ces derniers éléments de l’enquête pourraient bien discréditer ses ambitions.

Enfin en innocentant définitivement l’ancien directeur de Saint-Jean de Passy, les conclusions de l’enquête de police fragilisent aussi l’autorité de l’archevêque de Paris, déjà critiqué ces derniers mois pour son projet de rénovation « contemporaine » d’une partie de la cathédrale Notre-Dame. Archevêque de Paris depuis 2017, Mgr Aupetit avait réussi l’exploit de s’attirer le respect et l’admiration des différentes franges de l’église, des plus « durs » aux plus progressistes, et même des laïcs. Un succès qui pourrait bien s’émousser dans les prochains mois.

Lectures pour une fin de civilisation

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Détail de la couverture / Folio Gallimard

Anthologie de la littérature grecque de Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet, Folio Classique


« Nous autres civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles »… Qu’on ait mis à toutes les sauces l’invocation écrite par Valéry à la fin de la Première Guerre mondiale n’ôte rien à sa pertinence. Et en cette fin de cycle, quand l’Europe s’enfonce peu à peu dans la nuit, il n’est pas inutile de jeter un œil sur ce qui s’est passé autrefois — dans cet autrefois riche de beautés inouïes, et disparu corps, biens et textes. Et déjà on se prend à rêver que les œuvres d’Edouard Louis ou de Virginie Despentes sombrent dans l’oubli qui a englouti les 108 comédies de Ménandre — à peu de choses près. Encore que Ménandre nous a légué la grande comédie moliéresque, via Térence et Shakespeare.

Disparu ? Pas tout à fait. Dans une magnifique Anthologie, Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet ressuscitent vingt-trois siècles de littérature grecque.
– Comment ? Vingt-trois ? Vous êtes sûr ?

– Oui : d’Homère à Laonicos Chalcondyle, qui raconta la chute de Constantinople sous les assauts des Turcs (toute ressemblance avec l’époque actuelle est indépendante de ma volonté), vingt-trois siècles se sont écoulés. À côté, les douze ou treize siècles de vie de la langue française — dont Aya Nakamura est aujourd’hui la plus illustre représentante, à en croire un député En Marche vers on ne sait quoi — sont un souffle de moineau.

Le lecteur de ce gros volume paru en Folio (12€ et des poussières, c’est pour rien, ça aurait fait impression sous votre arbre de Noël et vous aurez de longues soirées de couvre-feu pour tout dépouiller) s’émerveillera d’abord de ce qu’il connaît le mieux. Il s’en émerveillera d’autant plus que tous ces textes ont été traduits pour ce volume par Emmanuèle Blanc, à qui on devait, chez Gallimard déjà, les Plus Belles Pages de la Littérature grecque et latine — c’était il y a quatre ans, et votre serviteur avait préfacé ce coffret précieux avec reconnaissance. Il fallait de l’estomac et bien du talent pour retraduire par exemple l’Odyssée après la « belle infidèle » de Victor Bérard ou la version splendide de Philippe Jaccottet — l’un des meilleurs poètes français encore vivant, il vient de fêter ses 95 ans, si vous n’avez pas lu Paysages avec figures absentes, ne vous en privez pas. Ou les sublimes fragments de Sappho, que Robert Brasillach avait si bien adaptée.

Défi relevé avec brio : Emmanuèle Blanc offre des textes qui paraissent avoir été écrits hier.

Peut-être parce qu’ils sont intemporels. Le récit de Thucydide de la peste d’Athènes résonne si intensément sous le règne de Coronavirus Ier que je m’en étais saisi il y a déjà six mois. Quant à l’expression de la passion de Médée pour Jason (c’est dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes) ou celle d’Achille pour Penthésilée qu’il vient de tuer (un sublime passage de Quintus de Smyrne), l’une et l’autre, comme le signale avec pertinence Laurence Plazenet, ont inspiré Racine ou Kleist — et nos propres déchirements. Nous sommes les héritiers de cette littérature. Ils sont les géants sur les épaules desquels nous nous hissons pour émerger de la médiocrité ambiante.

Parce qu’au-delà de la fascination littéraire, il y a ce qui tient à la civilisation.

La présentation chronologique des auteurs ouvre au fond un abîme. Le Ve siècle par exemple, l’époque classique grecque, voit surgir dans un mouchoir de poche Eschyle, Sophocle, Empédocle, Hérodote, Euripide, Aristophane, Platon, Xénophon — et quelques autres. Comme si une conjoncture astrale avait favorisé l’éclosion, en un temps resserré, d’un bouquet de génies.
Nous avons connu des temps identiques. Au café Procope, vers 1750, une même discussion autour d’une tasse de café pouvait réunir Voltaire, Fontenelle, Montesquieu, Marivaux, D’Alembert, Diderot, Condillac et quelques autres — Rousseau est excusé, il était aux toilettes. À la Closerie des Lilas, le 2 juillet 1925, un même banquet organisé pour fêter Saint-Pol-Roux rassemblait André Breton, Paul Eluard, Aragon, Michel Leiris, Max Ernst — et toute la fine fleur du surréalisme. La maréchaussée matraqua les uns et les autres — « Poètes, vos papiers ! »

Aujourd’hui, de rares touristes cherchent les spectres de Sartre, Beauvoir, Camus dans des troquets sans âme qui vive, puisqu’une politique sanitaire intelligente les a fermés. À leur place, Raphaël Enthoven, Lagasnerie, Angot — « tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau ! » À côté des conjonctions astrales favorables, il y a manifestement, à certaines périodes, l’effet néfaste d’un trou noir d’où ne s’échappe aucune lumière.

L’Anthologie d’Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet permet de mettre en perspective les zombies d’aujourd’hui et les gloires immortelles d’un passé que l’on voudrait oublier — en limitant par exemple l’enseignement du grec à l’école. Elle permet aussi de se repaître de pages sublimes, au moment où une grande carence de littérature encombre d’un vide bruyant les rayons des libraires.

Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet, Anthologie de la littérature grecque, Folio Classique, 12€ et des poussières.

Anthologie de la littérature grecque: De Troie à Byzance

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Les deux ne font qu’un

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Irène Dunne et Charles Boyer dans le film "Elle et lui" de Leo McCarey (1939).© Lobster

« Elle et lui », de Leo McCarey a connu deux versions avec un casting différent. La deuxième version sort dans une version entièrement restaurée qui rend son éclat à ce film au charme fou.


Fait rarissime dans l’histoire du cinéma mondial : un réalisateur, Leo McCarey, tourna à dix-huit ans d’écart le même scénario avec un casting différent. Les puristes, et on peut les comprendre, préfèrent cette première version de Elle et lui, datée de 1939, avec Irène Dunne et Charles Boyer dans les rôles principaux (Cary Grant et Deborah Kerr feront eux le match retour).

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Irène Dunne dans "Elle et lui" de Leo McCarey (1939). © Lobster
Irène Dunne dans « Elle et lui » de Leo McCarey (1939). © Lobster

Sortie d’une version entièrement restaurée

Il faut se réjouir de la sortie de ce film dans une version entièrement restaurée qui rend son éclat à ce chef-d’œuvre pétillant de brio, entre larmes de tristesse et de bonheur. Le livret qui l’accompagne raconte l’histoire de ce film au charme fou, qu’on ne se lasse pas de revoir et qu’il faut donc, le cas échéant, découvrir sans perdre une minute.


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Les deux font la paire

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Sean Connery et Michael Caine dans le film "L'homme qui voulut être roi" de John Huston.© Wild Side

Dans « L’homme qui voulut être roi », de John Huston, on retrouve les deux grands acteurs Sean Connery et Michael Caine dans un film d’aventure où les deux protagonistes rêvent de devenir roi à l’autre bout du monde. Le film fait l’objet d’une exceptionnelle édition en DVD et Blu-ray. 


Les Indes à la fin du XIXème siècle. Peachy Carnehan et Daniel Dravot, anciens sergents de l’Empire britannique et francs-maçons, se lient par hasard autant que par filouterie avec un autre « frère », le journaliste Rudyard Kipling. Soit sur grand écran la délectable rencontre de trois cabots de génie : Sean Connery, Michael Caine et Christopher Plummer. Ce dernier, dans le rôle du grand écrivain, est en mode mineur. Mais les deux autres s’en donnent à cœur joie en incarnant à la perfection deux escrocs à moitié idéalistes. Ensemble, ils ont décidé de rejoindre le Kafiristan, un royaume où nul Occidental n’a osé s’aventurer depuis Alexandre le Grand, qui s’y était marié. Leur but avoué : devenir les souverains de l’endroit… Ils s’engagent même à renoncer à tout plaisir terrestre tant qu’ils n’auront pas atteint leur objectif. L’homme qui voulut être roi, le film que John Huston réalisa en 1975 peut alors véritablement commencer, car ils ne sont évidemment pas au bout de leur peine ni de leurs multiples surprises. Un fabuleux trésor est au bout du chemin, mais est-ce là l’essentiel ?

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Une complicité réjouissante entre les acteurs

On sait depuis African Queen, Moby Dick, Les Désaxés ou bien encore Le Trésor de la Sierra Madre que les meilleurs films de John Huston font le portrait d’hommes épris de liberté et de sensations fortes. Ce film, qui fait l’objet d’une exceptionnelle édition en DVD et Blu-ray, n’échappe pas à la règle. S’extirpant d’une vie médiocre, les deux protagonistes se lancent à corps perdu dans une aventure dont ils savent fort bien qu’elle pourrait faire leur fortune autant que causer leur mort. Connery et Caine s’ébattent ainsi dans un film dont les décors ont été conçus par Alexandre Trauner (oui, celui des Enfants du paradis), la photo par Oswald Morris, à qui l’on doit également celle du Lolita de Kubrick, et les costumes dessinés par la styliste Edith Head, à qui Hitchcock confia ceux de La Main au collet. Quant à la musique, on la doit à Maurice Jarre qui retrouve ici les accents de sa partition de Lawrence d’Arabie. Les deux acteurs d’origine britannique partagent pour la première fois l’affiche d’un film et c’est un festival absolument réjouissant de complicité. D’entrée de jeu, les deux monstres sacrés rivalisent de malice, combinant charme, humour, intelligence et fougue. Ils se glissent dans leurs habits coloniaux avec une facilité déconcertante. Lyrisme et exotisme sont ainsi au rendez-vous, Huston ne reculant devant rien pour assurer le grand spectacle avec ce qu’il faut d’humour et d’ironie. On se croirait parfois dans un épisode de Blake et Mortimer à la sauce des Monty Python quand tout se dérègle parce que les idoles se révèlent trop humaines. Huston renoue également avec le « vieil » et séduisant Hollywood qui n’existait déjà plus à l’époque du tournage, trouvant avec ses deux acteurs l’incarnation idéale d’un récit mené plus que tambour battant. Ce film « à l’ancienne » procure à son spectateur l’impression de plonger dans un monde perdu en retrouvant des plaisirs d’enfance liés au pur plaisir des récits d’aventures. Spielberg court après ce cinéma-là depuis belle lurette, on le sait bien, mais il n’est pas certain que l’avalanche de ses effets spéciaux-spécieux lui permette d’atteindre la simplicité bienfaisante dans laquelle baigne le film de Huston.

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Grâce soit rendue à l’éditeur de ce coffret qui n’a pas ménagé sa peine avec des bonus à la hauteur, dont on retiendra surtout un entretien avec la scripte du film, Angela Allen, complice de longue date de Huston, ainsi qu’un making of étonnant et un entretien avec le fils du réalisateur. Cerise sur le gâteau, un superbe livre-album de 200 pages écrit par le journaliste et critique de cinéma Samuel Blumenfeld qui éclaire de ses commentaires très pertinents la genèse du film ainsi que son contenu. Des dizaines de photos et d’archives rares viennent à l’appui de sa démonstration, faisant de ce coffret l’écrin idéal pour cet Homme qui voulut être roi.

L’homme qui voulut être roi, de John Huston Coffret Blu-ray et DVD, édité par Wild Side.

Albert Batihe: «Nous, les Noirs, nous avons un complexe d’infériorité transmis de génération en génération»

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Albert Batihe © Hannah Assouline

Pour cet entrepreneur fils d’immigrés camerounais, il y a bien une question noire en France. Mais la faute n’incombe pas à ceux que vous croyez. L’obstacle principal à l’assimilation vient des familles et de la communauté. Retour sur un parcours qui donne de l’espoir. 


Causeur. Depuis des siècles, dans la plupart des sociétés, la couleur de la peau et particulièrement de la peau noire, est une variable importante, parfois déterminante, dans les trajectoires des individus. Cependant, cette variable est elle-même éminemment variable : par exemple, elle n’a pas le même poids au Brésil qu’aux États-Unis. Y a-t-il une « question noire » en France ?

Albert Batihe. C’est une question que je me pose depuis la première fois où, il y a plus de quinze ans, je me suis demandé ce qui me liait, en tant que noir, à la société française. Est-ce que je suis français ? Africain ? Et si je ne suis ni l’un ni l’autre, alors qui suis-je ? Et, bien sûr, je me suis aussi demandé pourquoi, bien que je sois né à Paris et que mes valeurs soient françaises, on ne me reconnaissait pas toujours et automatiquement comme Français.

À lire aussi, Didier Leschi:«Notre propre affaiblissement sociétal est devenu un handicap à l’intégration des immigrés»

Et à quelle réponse êtes-vous parvenu ?

J’ai compris que nous, les Noirs, nous avions, sans le savoir, un complexe d’infériorité transmis de génération en génération par nos parents. Chez moi, dès qu’on exprimait une ambition, dès qu’on prétendait entreprendre, nos parents et plus généralement notre cercle familier nous opposaient un cinglant : « Reste à ta place ! » Le mot d’ordre était simple : ne pas dépasser les autres. « Tu seras ouvrier comme ton père et comme ton fils après toi. » Cette façon de voir le monde est ancrée dans la mentalité de mes parents et de mes grands-parents, ainsi que dans celle de nombreux autres Noirs. Autour de moi, tout le monde agissait comme ça ! Mais moi, cette place à laquelle m’assignaient mes parents, mes proches et tous les adultes qui comptaient pour moi ne m’intéressait pas, mais pas du tout !

La religion m’a freiné et il a fallu que je fasse un travail psychologique sur moi-même

Quel est le rôle de la religion dans ce « complexe d’infériorité » ?

Nous sommes catholiques : la religion m’a freiné et il a fallu que je fasse un travail psychologique sur moi-même, car ma famille est imbibée des valeurs traditionnelles. L’appartenance à une paroisse camerounaise était importante. Ces paroisses sont des espèces de petits villages africains, des regroupements communautaires cimentés par la pratique religieuse et légitimés par l’Église et les textes sacrés. La Bible, la foi, l’Église n’étaient que la caution du message que nous adressaient nos aînés. C’est en se référant à la religion qu’ils nous expliquaient que l’argent est sale, que le capitalisme est mauvais. Et de là à la condamnation de toute ambition, il n’y a qu’un pas allègrement franchi. C’est le produit d’une mentalité africaine appuyée sur la Bible, la pratique religieuse et l’appartenance à une communauté.

Essayons de mieux cerner le groupe qui impose ces valeurs par la pression sociale. Quelles sont les origines de votre famille ?

Mes grands-parents paternels et maternels sont des paysans camerounais très pauvres. Ils sont francophones et, comme 70 % de la population, catholiques. Après son indépendance en 1960, le Cameroun a fait un bond en avant pour prendre la tête des pays de la région en termes de développement. Malgré les espoirs de ces années, mon père, né après la guerre et donc appartenant à la jeunesse de l’époque, ne voyait pas un avenir dans sa patrie. Il arrive en France à 24 ans après un long périple, déterminé à travailler dur pour avoir une vie meilleure matériellement. Son objectif était de venir travailler en France pour envoyer de l’argent au pays. Son installation réussie ici – pas grand-chose par rapport aux critères français, mais un vrai succès pour son milieu d’origine – lui a donné une grande valeur sur le marché matrimonial camerounais. N’importe quelle femme vous suit vers l’eldorado qu’est la France. En 1970, ma mère, choisie sur une simple photo, arrive en France. Elle avait 17 ans, lui dix de plus. Mon père occupait un poste administratif dans une entreprise, ma mère était aide-soignante. Lors de ma naissance, en 1974, la famille qui compte trois enfants avec moi est installée dans le 14e arrondissement. Quand j’ai trois ans, nous déménageons dans une HLM du 12e. Ce déménagement changera notre vie.

À ce moment-là, vers 1976, les immigrés sont plutôt en banlieue. Dans notre immeuble, il n’y avait donc ni Noirs ni Arabes

Pourquoi ?

On habitait porte de Saint-Mandé et à ce moment-là, vers 1976, les immigrés sont plutôt en banlieue. Dans notre immeuble, il n’y avait donc ni Noirs ni Arabes. Eux vivaient dans des cités de l’autre côté du périphérique. Quand j’ai été en âge d’aller à l’école, nous étions la seule famille noire du bon côté du périph. Mes « cousins » étaient de l’autre côté.

Il y a donc un impact de l’environnement sur la vie des migrants. Quelles sont les trajectoires de la fratrie à laquelle vous appartenez comparées aux parcours de vie de vos « cousins » de l’autre côté du périph ?

Il n’y a pas photo ! Mon frère, mes sœurs et moi, nous avons de meilleurs parcours de vie et nous sommes tous bien ancrés dans la société française. Nous sommes assimilés. Notre famille s’est embourgeoisée. Par rapport aux « cousins » de l’autre côté du périphérique, notre adresse et les gens qui nous entouraient nous ont permis de mieux réussir. Et c’est encore plus évident si on se compare avec mes vrais cousins par le sang restés en Afrique. C’est le jour et la nuit.

Au-delà de la chance d’habiter du bon côté du périph, comment avez-vous fait face personnellement à l’incitation à ne jamais aller plus loin que la génération précédente ?

En répondant au complexe d’infériorité par un complexe de supériorité…  J’ai refusé « ma place » et j’ai fini par créer moi-même une place qui me convient.

Nos familles sont mélangées et nos enfants n’ont aucune notion de l’Afrique

Votre génération a-t-elle été poussée vers l’endogamie, vers un mariage entre Camerounais de France ou d’Afrique ?

Cette pression était réelle. C’est ancré chez nous. Nous sommes des catholiques chrétiens et nous étions plus ou moins doucement dirigés vers ça. Mais ma génération a fait exploser cette logique. Mes sœurs, mon frère et moi, nous n’avons pas reproduit le schéma matrimonial de nos parents, d’ailleurs nos cousins de l’outre-périph non plus. Nos familles sont mélangées et nos enfants n’ont aucune notion de l’Afrique.

Comment l’expliquez-vous ?

Les raisons sont complexes et multiples, mais pour ce qui me concerne personnellement – et on peut généraliser à mon avis – j’ai identifié ce bagage – les valeurs importées du Cameroun pour aller vite – à un handicap, à mes échecs. Je me suis donc libéré des cadres qui me freinaient. Chez nous, on prend le baptême adulte et je suis donc le seul de ma famille à ne pas être baptisé. Je suis le seul à avoir réussi à mettre tout cela de côté. Je continue d’être croyant, mais je suis déiste et n’accepte pas qu’un contrôle soit exercé sur moi par un groupe au nom d’une religion et de ses valeurs.

Au début des années 1980, les Noirs ne sont pas à la mode, mais ça change vite et devant mes yeux

Dans votre cas, quel a été le déclic ?

Très jeune, à l’école, j’en ai pris conscience. Au début des années 1980, les Noirs ne sont pas à la mode, mais ça change vite et devant mes yeux. Je vois Mickael Jackson, j’écoute Carlos chanter T’as l’bonjour d’Albert. Et puis il y avait la série « Arnold et Willy », diffusée à l’époque à la télé. Elle a eu un impact incroyable sur ma vie. Mon frère et moi ressemblions étrangement à Arnold et Willy, nous sommes devenus des stars à l’école. Je suis aussi très bon en sport. Les gens m’aiment beaucoup et je m’en suis rendu compte. Et puis en 1982, il y a aussi le gros parcours du Cameroun au Mondial de football ! C’est la première équipe africaine qui fait parler d’elle. Des Noirs commencent à habiter l’espace médiatique. Ce ne sont que des petits détails, mais ils font que le Noir devient enfin sympathique. Tout cela m’aidera à construire ma confiance et mon estime de soi.

Et l’école ?

J’ai été moyen. Au lycée, j’étais bon surtout en mathématiques.

Avez-vous été soutenu par vos parents ?

Mes parents pratiquaient un très bon français. Ma mère a fait l’école au Cameroun où on écrivait très bien le français. Mes parents lisaient, mais surtout la Bible, et mon père achetait France Soir. Il s’est toujours bien exprimé à l’oral. En revanche, ils ne nous aidaient pas pour les devoirs. Ils ne savaient pas et ils partaient du principe que si les autres étaient capables de le faire, alors nous aussi. Pour eux, il y avait des professeurs pour enseigner et si on ne comprenait pas, c’était notre problème. Et ça se réglait au martinet.

Vers la fin des années 1980[…] il commence à y avoir des Noirs, des Arabes, des juifs et on commence à parler des Français

À cette époque, étiez-vous toujours les seuls Noirs du quartier et de l’école ?

Non. Vers la fin des années 1980, quand je fais mon collège et mon lycée – normalement mais sans brio –, il commence à y avoir des Noirs, des Arabes, des juifs et on commence à parler des « Français ».

Etiez-vous sommé de rejoindre votre « race » et de choisir votre camp ?

Non. À cette époque-là, les Noirs restaient encore « à leur place », inhibés par ce complexe d’infériorité dont je vous ai parlé. Le facteur déclencheur du phénomène auquel vous faites référence arrive des États-Unis au début des années 1990, quand je suis lycéen. On n’a pas de copines, parce presque toutes les filles sont blanches et, même si elles m’aiment bien, il est inconcevable pour elles de sortir avec un Noir. Des années plus tard, j’en ai parlé avec certaines d’entre elles. Elles m’ont dit qu’elles avaient été amoureuses de moi, mais qu’il était impossible de sortir avec moi, à cause de la pression sociale. Pour ne rien arranger, mon père m’interdisait d’avoir des relations avec les filles…

Et comment voyiez-vous votre avenir professionnel ? Une école de commerce ?

Une école de commerce ? Mais je ne savais pas que ça existait ! En plus, je me disais : qui va payer une école privée alors que l’école est gratuite ?

À 19 ans j’étais en première année de droit et j’allais dans le public des plateaux de Nagui

Quelles étaient donc vos ambitions ?

J’étais ambitieux, mais sans vision. À 14 ans, j’étais ramasseur de balles à Roland-Garros, parce que l’un de mes copains l’était et je me suis présenté. À 17 ans, j’ai été figurant dans Navarro avec Roger Hanin. J’avais été « casté » dans mon quartier où tout le monde me connaissait. Ça a déjà été une bagarre avec ma mère pour pouvoir m’absenter de l’école pour cette journée de tournage. Elle se demandait ce que j’allais faire dans ce milieu d’« homosexuels et de délinquants »… En plus, ni elle ni moi ne savions ce qu’était ce « book » dont me parlait l’agence de casting… J’ai fini par faire cette journée de figuration où il n’y avait pas un Noir, pas un Arabe.

À 19 ans j’étais en première année de droit et j’allais dans le public des plateaux de Nagui. Je faisais le mariole, je faisais rire tout le monde. J’ai réalisé que Nagui gagnait 50 000 francs par émission et j’ai décidé de faire ce métier. Je travaillais à la Ville de Paris, j’ai pu acheter du matériel. En 1997, j’étais sûr que l’équipe de France de football allait faire un coup. J’ai pris une voiture, une caméra, et je suis allé interviewer les joueurs de l’équipe de France que personne ne connaissait.

Charly et Lulu, animateurs de l'émission à succès "Hit Machine" sur M6, 2001.© Bebert Bruno/SIPA
Charly et Lulu, animateurs de l’émission à succès « Hit Machine » sur M6, 2001.© Bebert Bruno/SIPA

Et l’équipe de France remporte la coupe du monde !

Bingo ! Je me suis retrouvé dans une espèce de spirale. Charlie Nestor (« Charlie et Lulu ») qui travaillait sur M6 était le seul animateur noir à la télé. Il m’a embauché comme chauffeur de salle. Parallèlement, je développais mon activité d’interviews vidéo avec des gens connus et pour faire bouillir la marmite, je travaillais comme pion dans les cantines. Mais j’ai fait pas mal de bêtises aussi.

Quelles bêtises ?

Pour avoir le lead dans un quartier, il ne faut pas être étudiant en droit propre sur soi et venir du bon côté du périph… Je suis devenu le cerveau qui échafaudait des « coups », des plans d’escroqueries. C’était important pour m’imposer. OK, j’ai un parcours scolaire normal. OK, je bosse à la Ville de Paris, mais je suis là quand il faut faire des conneries. J’ai monté des plans, mais jamais avec violence, et ils m’ont respecté au quartier.

C’est dans La Face cachée du Monde, de Péan et Cohen, que j’ai découvert le concept de la presse gratuite et appris que ça allait arriver en France

Espérons que tout cela tombe sous le coup de la prescription…

En tout cas, ça n’a pas duré, car en 1998 je suis devenu père d’une petite fille et ça a changé ma vie. Les gardes à vue, les bêtises, ce n’était plus possible. Il fallait gagner de l’argent, rester dans le droit chemin. J’ai pris conscience de la réalité des choses. Grâce à mon réseau, je suis devenu chroniqueur chez Delarue, sur France 2. Mais mes chroniques étaient écrites pour moi par des gens qui me disaient comment faire. J’ai été la « speakerine noire »… J’étais certain de devenir une star, mais une star vide qui deviendrait alcoolique et déprimée. J’ai donc décidé de reprendre le contrôle des choses. J’ai dit à mes employeurs que soit j’écrivais mes textes, soit j’arrêtais. Ils m’ont répondu que je n’étais personne et que je pouvais prendre la porte. J’ai donc pris la porte et pendant un an et demi j’ai passé beaucoup de temps à lire. Curieusement, c’est dans La Face cachée du Monde, de Péan et Cohen, que j’ai découvert le concept de la presse gratuite et appris que ça allait arriver en France. C’était en 2004. Mon père, qui était alors placier sur les marchés, m’a donné l’idée de lancer un journal gratuit dédié au marché forain et financé par la publicité. J’ai donc créé Ça va marché. J’ai mis des people en une et je l’ai distribué sur tous les marchés d’Île-de-France. Ça a cartonné.

De Villepin, Borloo et Copé en tournée promotionnelle de leur plan de rénovation urbaine dans un quartier sensible de Meaux, 25 novembre 2005.© Facelly/SIPA
De Villepin, Borloo et Copé en tournée promotionnelle de leur plan de rénovation urbaine dans un quartier sensible de Meaux, 25 novembre 2005.© Facelly/SIPA

Que transmettez-vous à votre fille concernant ses origines ? Quels liens a-t-elle avec le Cameroun ? 

J’ai une fille de 22 ans dont la mère est blanche. Je lui ai transmis la meilleure éducation que j’ai pu : elle a fait une hypokhâgne et j’ai payé une école privée. Elle a également beaucoup voyagé, son bagage culturel est riche. Elle se sent noire par son père et la couleur de sa peau (son métissage) mais n’a aucune attache particulière avec l’Afrique ni avec le Cameroun que je lui ai fait découvrir dès son plus jeune âge. Je ne lui transmets aucune valeur africaine car je ne me sens pas du tout africain. Si je lui parle de la mentalité africaine et de l’histoire de l’Afrique, c’est pour son apprentissage. Je suis certain que dans ma famille à la prochaine génération, le nom Batihe qui est arrivé en France noir, deviendra blanc car les enfants de ma fille ainsi que ceux de mes neveux et nièces seront blancs.

Chaque fois que j’arrivais à un rendez-vous professionnel, les gens pensaient que j’étais le chauffeur de Monsieur Batihe… J’étais noir et jeune, et ça posait problème

Quoi qu’il en soit, votre origine n’a pas empêché votre ascension rapide…Il est vrai que vous ne manquez pas d’assurance….

En effet, j’avais 30 ans et j’étais chef d’entreprise. Mais chaque fois que j’arrivais à un rendez-vous professionnel, les gens pensaient que j’étais le chauffeur de Monsieur Batihe… J’étais noir et jeune, et ça posait problème. Je n’arrive pas à percer le plafond de verre.

Étiez-vous bloqué par le racisme ?

Pour être honnête, pas uniquement. J’ai rencontré des investisseurs qui m’ont proposé de lever des fonds pour développer l’entreprise. Ils me tendaient des papiers, m’indiquaient des démarches… Je n’étais pas outillé pour passer d’entrepreneur de terrain au « couteau entre les dents » à homme d’affaires entouré d’avocats, de comptables et de banquiers. Dans l’un des innombrables événements auxquels j’étais invité en ma qualité de jeune entrepreneur noir, je me suis fait remarquer par Alain Lambert (ancien ministre du Budget sous Raffarin) qui travaillait sur le programme de Nicolas Sarkozy qui allait – m’a-t-il dit – être président de la République. Il m’a demandé de l’aider sur les questions de banlieue. J’ai pondu des notes qu’il a fait passer.

Pour les municipales de 2008, Jean-Louis Borloo m’a proposé de participer à la campagne du 12e arrondissement de Paris

Vous avez du flair pour les gagnants…

Absolument ! On m’a donc laissé entrevoir des opportunités de travailler avec le nouveau pouvoir. Pour les municipales de 2008, Jean-Louis Borloo m’a proposé de participer à la campagne du 12e arrondissement de Paris. L’enjeu était important : il s’agissait de battre Delanoë, et donc le PS, à l’Hôtel de Ville. Mais le temps a passé et cela ne s’est jamais concrétisé. Pas plus que la promesse d’un poste de conseiller technique d’un ministère.

Pourquoi ?

On m’a fait valoir que mon activité de chef d’entreprise, et particulièrement d’un média, risquait de créer des conflits d’intérêts… J’ai donc accepté de mettre cette activité en veille en échange d’une garantie d’emploi qui permettrait de vivre. La solution a été de créer une association pour la promotion de l’emploi des jeunes des quartiers. C’est ainsi que je me suis retrouvé à la tête d’une sorte d’agence pour l’emploi spécialisée dans une population jeune à 80 %, issue d’une immigration récente et très rarement diplômée.

La plupart de ces jeunes raisonnent en termes de justice/injustice et refusent de comprendre comment une économie et une société modernes fonctionnent

Vous avez pu observer ce qui les handicapait pour trouver un emploi…

Les obstacles sont d’abord d’ordre psychologique, à commencer par ce complexe d’infériorité transmis et entretenu, transformé en aigreur, qui finit par aggraver les inégalités de départ. La plupart de ces jeunes raisonnent en termes de justice/injustice et refusent de comprendre comment une économie et une société modernes fonctionnent, comment une entreprise est gérée, comment réfléchit un patron…

Est-ce que la question de la virilité y est pour quelque chose ?

Sans doute ! D’abord, j’ai travaillé essentiellement avec des hommes et je peux affirmer que les femmes sont plus calmes, et leur besoin de reconnaissance se manifeste et se gère différemment. N’oubliez pas que nous sommes face à des personnes imbibées de valeurs traditionnelles, dont la première est la domination masculine. Et c’est considéré comme une évidence pour les femmes aussi.

Plus de quarante ans après l’arrivée des parents, on est encore dans le même système de valeurs et le même complexe d’infériorité

Ça n’évolue pas avec le temps ?

Non ou très peu. Plus de quarante ans après l’arrivée des parents, on est encore dans le même système de valeurs et le même complexe d’infériorité.

C’est un constat terrible !

Oui, mais ça reste un constat et la question à poser est : Que faire ? Comment s’en sortir ?

Ce qui fait défaut, ce n’est pas l’argent, c’est la lucidité

Avant d’en parler, il faut répondre aux arguments ressassés à propos de ces jeunes. Ils souffriraient à la fois du racisme et d’un abandon de l’État. Ils subiraient leur éloignement des centres politiques, économiques, culturels…

Absolument pas ! Ce qui fait défaut, ce n’est pas l’argent, c’est la lucidité. On peut donner beaucoup d’argent à des gens – c’est d’ailleurs ce qu’on fait dans les quartiers depuis de nombreuses années –, ça ne changera rien. Sans « éducation » à l’argent, l’argent ne sert à rien. Ça a marché pour moi parce que je me suis déstructuré pour me restructurer. C’est violent, parce qu’il faut tout mettre de côté, s’embrouiller avec sa propre famille, parce qu’on sort de l’« assignation à résidence » socio-économique. Il faut pouvoir être ambitieux, prendre son destin en main et en assumer les conséquences plutôt que de parler de « droits » et de transformer les injustices – bien réelles – en alibis pour l’échec annoncé d’avance. Cela pousse les gens à exagérer les problèmes et à les perpétuer pour pouvoir continuer à se sentir victimes au lieu de les vaincre et s’en sortir une fois pour toutes ! Et là-dessus, il n’y a aucune différence entre musulmans et chrétiens d’Afrique. Ce sont les structures familiales et les mécanismes qui les imposent – valeurs, code d’honneur, religion – qui fabriquent les principaux obstacles à l’intégration sociale et économique.

À lire aussi, Michel Aubouin: Le français, tu le parles ou tu nous quittes!

Comment surmonter ce « mur anthropologique » ?

Par l’entreprise et la culture de l’entrepreneuriat ! Réfléchir, planifier, assumer, travailler, surmonter les échecs, apprendre et se mettre en question. Arrêtons avec cette culture des associations – et je le dis d’autant plus fort que j’ai monté et géré une association. Le système associatif, la logique du « but non lucratif » ne sont pas adaptés quand il s’agit de casser le mur invisible. Le discours de Sarkozy sur « l’homme noir qui n’est pas assez entré dans l’histoire », je l’ai repris à mon compte en le transformant : le jeune issu de l’immigration magrébine et africaine n’est pas entré dans l’économie moderne ! La solution est de créer des richesses, on existe par ses richesses. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’autres facteurs, mais on a tenté pendant des années et ça ne marche pas. Reprenons la formule de Guizot : fils et filles de l’immigration, « Éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez la condition morale et matérielle de notre France ».

Curriculum vitae d’Albert Batihe

1974 naissances à Paris
1994 Bac S Lycée Arago (Paris 12ème)
1994-1995 Fac de droit (Tolbiac)
1995-1997 Ecole de commerce (alternance « HEIG »)
2004-2011 Fondateur et PDG du journal gratuit « Ça Va Marché »
2009 Fondateur de l’association ElanDynamic
2009 ENA (programme court)
2009-2011 Chargé de mission (Ministères)
2012 Auteur du livre « La solution au chômage, c’est toi »
2014-2018 Gérant HEADSUP France et HEADSUP Afrique (stratégies de communication)
2016-2018 Chroniqueurs (C8, Canal + Afrique, CNews)

Quand les « Anges de la téléréalité » se transforment en diables

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Image d'illustration Pixabay.

Dimanche, le maire réunionnais de Saint-André Joé Bédier et sa famille ont été agressés par des candidats de l’émission « Les Anges de la téléréalité » (NRJ12). L’affaire vient rappeler que les vedettes de téléréalité, des idoles pour certains jeunes, sont bien souvent des anti-modèles. 


On les savait pour la plupart cupides, narcissiques, superficiels, incultes et vulgaires. On les découvre violents. Deux candidats des “Anges de la téléréalité” se sont adonnés à une agression très violente contre le maire réunionnais de Saint-André, Joé Bédier, et sa famille, ce dimanche 10 janvier. Les Anges ont tout à coup pris des airs de caïds sans éducation.

Les faits se sont déroulés dans un hôtel 4 étoiles de Saint-Denis, sur l’Île de la Réunion. Joé Bédier déjeune avec sa famille au restaurant de l’hôtel, quand il est pris à partie par trois personnes, dont deux candidats de l’émission en tournage pour la saison 4 des « Vacances des Anges ».

L’île de la Réunion indignée

Le maire raconte la scène à la chaine Réunion La Première: « Une femme nous a interpellés en disant qu’on avait pris des photos d’eux. Sur le coup, je ne l’ai pas prise au sérieux. À partir de là, ça a dégénéré et la femme est devenue hystérique […] Ma femme a fini au sol avec des bonshommes baraqués sur elle. Moi j’ai pris des coups, je pensais que je n’allais pas m’en sortir. » Il a décidé de porter plainte. 

Suite aux multiples réactions indignées des élus de l’Île, le ministre de l’Outre-mer, Sébastien Lecornu, a réagi sur Twitter : « Avec le Préfet, nous demandons à la société de production de tirer toutes les conséquences de ce comportement scandaleux de membres de l’équipe de tournage. » Les Réunionnais sont finalement parvenus à faire partir les candidats de leur île, la production ayant annoncé hier que l’émission ne se tiendrait finalement plus à La Réunion… 

Vingt ans de polémiques 

Une députée locale, Karine Lebon, ne compte cependant pas en rester là. Elle a confié à la presse vouloir interpeller la ministre de la Culture Roselyne Bachelot : « Il ne faut pas que nos enfants puissent s’identifier à ce type d’individus. Ces actes mettent en lumière le contexte et les dérives qu’entraînent ce genre de télé-réalité. Dès ce mardi, j’interpellerai Madame la Ministre de la Culture sur cet événement. »

A lire aussi: Comment les médias progressistes nous vendent la « rédemption » de Johnson senior

Cette histoire ubuesque n’est pas le premier remous provoqué par la téléréalité qui fête ses 20 ans en France. La première émission de ce genre télévisuel nocif, « Loft Story », était lancée en 2001 par Alexia Laroche-Joubert et Benjamin Castaldi sur M6, déclenchant de vastes polémiques. Depuis, cela n’a fait qu’empirer.

La plus célèbre des vedettes passées par NRJ12, Nabilla, a été condamnée à six mois de prison ferme en 2016 pour avoir poignardé son compagnon. Autre exemple édifiant : un couple de stars – celui-là même qui serait impliqué dans les violences à la Réunion de ce week-end – a été soupçonné de violences sur leur bébé.

Les candidats de téléréalité, un anti-modèle

Dans l’émission d’NRJ12, entre la grande vulgarité des acteurs, un langage d’une pauvreté affligeante, la promotion de l’inculture ou de la chirurgie esthétique se glisse une omniprésente agressivité dans les échanges.

S’il ne s’agit nullement ici d’appeler au boycott ou à la censure de l’émission, l’influence de ces personnalités sur les jeunes mérite d’être questionnée. Ce n’est d’ailleurs a priori pas le type de programmation que le CSA attendait de la chaîne quand il lui a octroyé un canal après appel à candidatures… Quoi qu’il en soit, cet épisode violent n’empêche pas NRJ Group de diffuser actuellement un spot de vœux pour la nouvelle année qui est un bouquet de jolies pensées… Tout en affirmant “rassembler tous les Français” et leur offrir des “évènements inoubliables”, NRJ Group s’y vante de “faire découvrir des parcours féminins d’exception”, de “représenter toutes les diversités, d’agir pour la planète et de se mobiliser pour le personnel soignant”. Formulons un vœu: que le respect de la personne humaine soit également au programme pour 2022 ! À la Réunion, les “grandes émotions qui rassemblent” n’étaient vraiment pas là. 

Et si vous n’êtes pas encore convaincu qu’il faut veiller à ce que nos jeunes ne soient pas excessivement confrontés à la téléréalité, sachez qu’une étude a prouvé que regarder de la téléréalité faisait baisser les résultats scolaires. À bon entendeur.

La vaccination: véritable enjeu des élections

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Le docteur Christian Chidiac se fait vacciner contre la Covid-19, le 6 janvier 2021, Lyon. © Laurent Cipriani/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22527848_000001

À moins de 500 jours des élections présidentielles, la vaccination des français s’impose comme le sujet politique majeur.


J’ai déjà eu la chance de pouvoir exprimer à quel point je bénissais la vaccination, en tant que médecin et en tant que patiente. Depuis mars, alors que nous vivons une période noire mêlée d’inquiétude et de tristesse, cette lueur d’espoir qu’on attendait comme le messie est en chemin. Et là, alors que l’antidote a passé la phase 3 avec succès, que les premières commandes ont été réalisées, et qu’il est sur le point d’être livré, que se passe-t-il en amont ?

Voit-on des spots martelant sa venue comme une mesure au moins aussi essentielle que « tousser dans son coude » ? Des clips incitatifs qui parlent à tout le monde ? A-t-on orchestré un plan Marshall à la française en incitant à un grand élan de solidarité nationale autour d’une même cause ? Avec les élus locaux, avec les soignants ? Les médecins, les infirmiers ont-ils été contactés pour informer leurs patients, pour être opérationnels ? L’Armée, une réserve sanitaire, une réserve civile constituée de volontaires motivés ?

À lire aussi, Lydia Pouga: Stratégie vaccinale française: et si la lenteur avait eu du bon?

Quelles structures vont être mises en place, avec qui ? Des centres de vaccination, des équipes mobiles, des pharmacies, des salles communales ?

La logistique, de l’approvisionnement à la conservation des doses jusqu’à l’injection des Français qui ne souhaitent que revivre, a-t-elle été millimétrée ?

Rien ne semble prêt

Rien ne semble prêt. Ceci 500 jours avant les élections. Le mécanisme ne paraît en place pour un démarrage rapide alors que l’antidote arrive. Qu’a-t-on appris depuis mars 2020 ?

Seule la priorisation a été travaillée et explicitée. On se prépare à se préparer tranquillement alors que l’épidémie a bien repris et que deux mutants du SarsCov2 émanant du Royaume Uni et d’Afrique du Sud ont émergé y compris sur notre sol. On est en retard par rapport à nos voisins européens qui ont reçu des premières doses en provenance de la centrale d’achat européenne sensiblement au même moment.

Encore bien plus par rapport à d’autres pays comme Israël, même si aucune comparaison n’est envisageable. C’est un pays fondé sur le « quoiqu’il en coûte », capable d’une détermination et d’une logistique inégalables, qui n’a jamais eu le luxe de la tergiversation.

Certains économistes sont vent debout dont Nicolas Bouzou car « seule la vaccination de masse nous sortira de la crise économique et sociale » rappelle-t-il chaque fois que l’occasion lui est donnée. Les politiques, les artistes, les médecins… expriment leur incompréhension. La faute à qui ? Une bureaucratie trop envahissante ? Des process qui empêchent d’avancer et nous font décliner ?

Une entêtante envie d’avoir l’adhésion de tous les Français tout de suite ? Du lourd recueil de consentement au choix des 35 citoyens présentée comme une victoire au bingo. Est-ce là l’égalitarisme que souhaitait le Président lorsqu’il disait « il n’y a pas de sachants et de subissants » ? Mais il y a bien pourtant un décidant.

Le président dit également « qu’il faut être mobile, qu’il faut s’adapter », ce qui est une bonne chose mais il faut aussi devancer. La lenteur à l’allumage aggrave le sentiment de défaillance. Pourquoi la France qui parvient à faire voter 38 millions de français en 12h n’est pas sur les starting-block et prévoit une campagne vaccinale aussi longue ? N’a-t-on pas envie de vite sauver le pays, de relancer l’économie, d’aller au théâtre ou au restaurant ?

Les interventions du gouvernement augmentent la défiance

De plus, les interventions malheureuses des membres du gouvernement augmentent la défiance : lorsque Frédérique Vidal a l’air de sous-entendre qu’on attend un autre vaccin ou que Jean-Baptiste Djebbari indique un chiffre de doses reçues par la France erroné…

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Et si on laissait de côté les complotistes patentés, les sceptiques, les doutants, les méfiants, les hésitants pour l’instant ? Seront-ils d’ailleurs à terme vraiment si nombreux ?

Le président Macron ne réussira pas à convaincre ceux qui ne l’ont pas élu, et prend le risque de ne plus convaincre son propre électorat. Alors qu’on est désormais à moins de 500 jours avant les élections. Et ce n’est pas parce que pour l’instant, malgré l’existence d’opposants farouches ou modérés, il ne se dessine pas d’alternative raisonnable que dans 500 jours ce sera aussi le cas.