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Lectures pour une fin de civilisation


Lectures pour une fin de civilisation
Détail de la couverture / Folio Gallimard

Anthologie de la littérature grecque de Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet, Folio Classique


« Nous autres civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles »… Qu’on ait mis à toutes les sauces l’invocation écrite par Valéry à la fin de la Première Guerre mondiale n’ôte rien à sa pertinence. Et en cette fin de cycle, quand l’Europe s’enfonce peu à peu dans la nuit, il n’est pas inutile de jeter un œil sur ce qui s’est passé autrefois — dans cet autrefois riche de beautés inouïes, et disparu corps, biens et textes. Et déjà on se prend à rêver que les œuvres d’Edouard Louis ou de Virginie Despentes sombrent dans l’oubli qui a englouti les 108 comédies de Ménandre — à peu de choses près. Encore que Ménandre nous a légué la grande comédie moliéresque, via Térence et Shakespeare.

Disparu ? Pas tout à fait. Dans une magnifique Anthologie, Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet ressuscitent vingt-trois siècles de littérature grecque.
– Comment ? Vingt-trois ? Vous êtes sûr ?

– Oui : d’Homère à Laonicos Chalcondyle, qui raconta la chute de Constantinople sous les assauts des Turcs (toute ressemblance avec l’époque actuelle est indépendante de ma volonté), vingt-trois siècles se sont écoulés. À côté, les douze ou treize siècles de vie de la langue française — dont Aya Nakamura est aujourd’hui la plus illustre représentante, à en croire un député En Marche vers on ne sait quoi — sont un souffle de moineau.

Le lecteur de ce gros volume paru en Folio (12€ et des poussières, c’est pour rien, ça aurait fait impression sous votre arbre de Noël et vous aurez de longues soirées de couvre-feu pour tout dépouiller) s’émerveillera d’abord de ce qu’il connaît le mieux. Il s’en émerveillera d’autant plus que tous ces textes ont été traduits pour ce volume par Emmanuèle Blanc, à qui on devait, chez Gallimard déjà, les Plus Belles Pages de la Littérature grecque et latine — c’était il y a quatre ans, et votre serviteur avait préfacé ce coffret précieux avec reconnaissance. Il fallait de l’estomac et bien du talent pour retraduire par exemple l’Odyssée après la « belle infidèle » de Victor Bérard ou la version splendide de Philippe Jaccottet — l’un des meilleurs poètes français encore vivant, il vient de fêter ses 95 ans, si vous n’avez pas lu Paysages avec figures absentes, ne vous en privez pas. Ou les sublimes fragments de Sappho, que Robert Brasillach avait si bien adaptée.

Défi relevé avec brio : Emmanuèle Blanc offre des textes qui paraissent avoir été écrits hier.

Peut-être parce qu’ils sont intemporels. Le récit de Thucydide de la peste d’Athènes résonne si intensément sous le règne de Coronavirus Ier que je m’en étais saisi il y a déjà six mois. Quant à l’expression de la passion de Médée pour Jason (c’est dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes) ou celle d’Achille pour Penthésilée qu’il vient de tuer (un sublime passage de Quintus de Smyrne), l’une et l’autre, comme le signale avec pertinence Laurence Plazenet, ont inspiré Racine ou Kleist — et nos propres déchirements. Nous sommes les héritiers de cette littérature. Ils sont les géants sur les épaules desquels nous nous hissons pour émerger de la médiocrité ambiante.

Parce qu’au-delà de la fascination littéraire, il y a ce qui tient à la civilisation.

La présentation chronologique des auteurs ouvre au fond un abîme. Le Ve siècle par exemple, l’époque classique grecque, voit surgir dans un mouchoir de poche Eschyle, Sophocle, Empédocle, Hérodote, Euripide, Aristophane, Platon, Xénophon — et quelques autres. Comme si une conjoncture astrale avait favorisé l’éclosion, en un temps resserré, d’un bouquet de génies.
Nous avons connu des temps identiques. Au café Procope, vers 1750, une même discussion autour d’une tasse de café pouvait réunir Voltaire, Fontenelle, Montesquieu, Marivaux, D’Alembert, Diderot, Condillac et quelques autres — Rousseau est excusé, il était aux toilettes. À la Closerie des Lilas, le 2 juillet 1925, un même banquet organisé pour fêter Saint-Pol-Roux rassemblait André Breton, Paul Eluard, Aragon, Michel Leiris, Max Ernst — et toute la fine fleur du surréalisme. La maréchaussée matraqua les uns et les autres — « Poètes, vos papiers ! »

Aujourd’hui, de rares touristes cherchent les spectres de Sartre, Beauvoir, Camus dans des troquets sans âme qui vive, puisqu’une politique sanitaire intelligente les a fermés. À leur place, Raphaël Enthoven, Lagasnerie, Angot — « tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau ! » À côté des conjonctions astrales favorables, il y a manifestement, à certaines périodes, l’effet néfaste d’un trou noir d’où ne s’échappe aucune lumière.

L’Anthologie d’Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet permet de mettre en perspective les zombies d’aujourd’hui et les gloires immortelles d’un passé que l’on voudrait oublier — en limitant par exemple l’enseignement du grec à l’école. Elle permet aussi de se repaître de pages sublimes, au moment où une grande carence de littérature encombre d’un vide bruyant les rayons des libraires.

Emmanuèle Blanc et Laurence Plazenet, Anthologie de la littérature grecque, Folio Classique, 12€ et des poussières.

Anthologie de la littérature grecque: De Troie à Byzance

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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