L’année 2020 s’est achevée et fut ennuyeuse comme la pluie. Comme tous les ans cependant, un évènement singulier est venu égayer le quotidien de certains Français et particulièrement ceux de la France rurale. Il s’agit du concours de « l’arbre de l’année ».
Depuis 2011, l’Office National des Forêts et le magazine Terre Sauvage proposent à tout individu ou groupe (famille, commune, classe ou entreprise) de soumettre leur arbre à l’appréciation du public et d’un jury d’experts. L’arbre doit bien sûr avoir des qualités esthétiques et biologiques exceptionnelles, mais aussi une « histoire » à raconter, celle qui le relie aux habitants et à la culture locale.
En 2020, 300 candidatures ont été envoyées. Parmi elles, le jury en a sélectionné 14, une par région et en début de semaine les prix ont été dévoilés.
Le prix du jury est revenu à un hêtre majestueux situé dans le petit village de Chavagnac dans le Cantal. Il a vécu des siècles dans l’anonymat, mais les hommes ont fini par reconnaître ses qualités exceptionnelles : un tronc court et épais dont l’écorce dessine des formes étranges (certains y ont vu une tête d’éléphant), des racines puissantes agrippant le sol et les rochers, une frondaison si large que tout le troupeau de chèvres s’y retrouve en été pour se protéger du soleil. Le pré dans lequel il a grandi est connu sous le nom de « lou deime » qui signifie « la dîme ». À l’ombre de ce grand arbre, les paysans venaient s’acquitter de la redevance (dîme, champart et cens) au seigneur du château situé dans le voisinage. L’édifice du XVe siècle fut construit en face d’un premier château « très fort », après que ce dernier eut été rasé pendant la guerre de 100 ans par les bandes anglo-gasconnes de triste renommée.
Le prix du public a récompensé « la Pouplie », un peuplier spectaculaire de 11 mètres de circonférence et de 40 mètres de haut. Un lilliputien comparé aux séquoias d’Amérique, mais sans aucun doute l’un des peupliers noirs les plus remarquables d’Europe et l’un des plus gros et grands arbres qu’il soit possible de voir dans notre pays. Comme un phare végétal, il se dresse au milieu de la Champagne et participera au concours de « l’arbre de l’Année Européen » pour faire, espérons-le, gagner la France.
Enfin, un prix Coup de Cœur a été attribué au Ginkgo Biloba du jardin botanique de Tours dans l’Indre-et-Loire. Contrairement aux deux autres, on sait parfaitement l’année où il a été planté : 1843. C’est un sujet mâle sur lequel une branche femelle a été greffée en 1910 ce qui en fait un arbre unique en France. Il affiche aujourd’hui une circonférence de plus de sept mètres et présente une étonnante forme tentaculaire. Le ginkgo est le dernier représentant d’une famille botanique apparue il y a 300 millions d’années. Il est, parait-il, connu pour sa résistance aux virus et agents mutagènes… Alors, que sa force soit avec nous !
Gageons que ces trois arbres majestueux, dévoilés aux yeux des Français grâce à ce concours bon enfant, nous inspirent pour cette nouvelle année car ils représentent ce qui nous a tant manqué durant celle qui s’achève: le calme, la sérénité, la force et la constance devant l’adversité…
Plus d’informations sur le concours et les lauréats ici.
Dans l’essai de Régis de Castelnau dont tout Paris parle[tooltips content= »Une justice politique, L’artilleur, janvier 2021″](1)[/tooltips], l’appréhension policière et judiciaire qui nous est donnée est un peu caricaturale, selon Philippe Bilger
Je réunis Eric Zemmour et Régis de Castelnau parce que le premier – dans le Figaro – a vanté le livre du second, Une justice politique, en approuvant sa thèse centrale que l’on pourrait résumer ainsi: depuis les années 90, il y a une montée du pouvoir des juges dont « l’activité judiciaire récurrente aurait été la chasse au politique… avec la chasse au Sarkozy après son élection en 2007, aggravée avec François Hollande et organisée avec soin comme outil politique décisif au service d’Emmanuel Macron ».
Les magistrats, avec leur émancipation, n’auraient eu de cesse que de se « payer » les politiques tout en étant, si j’ai bien compris le livre touffu et dense de Régis de Castelnau, soumis à eux. Cette explication a le mérite de la simplicité mais je n’ai pas dénoncé le corporatisme des juges pour accepter une vision si peu complexe, une ligne trop basique de la réalité judiciaire.
J’ai conscience, compte tenu de l’ignorance ou de l’idéologie de ceux qui jugent l’histoire judiciaire, de mener un combat perdu d’avance tant aujourd’hui il convient d’affirmer péremptoirement des idées fausses ou approximatives sur la Justice.
D’autant plus quand elles sont proférées avec talent par Zemmour et souvent avec savoir par Castelnau. Si j’ai droit à un zeste d’ironie, je me sens démuni quand Régis de Castelnau rend un vibrant hommage au début de son ouvrage à Anne-Sophie Chazaud (qui a écrit par ailleurs un excellent livre, Liberté d’inexpression) qui lui retourne son compliment en louant « le brillant réquisitoire de Régis de Castelnau. » Qu’oser dire face à ce double enthousiasme qui semble ne pas laisser d’autre choix qu’un nouvel hommage ?
S’il y a eu les juges du pouvoir, il n’y a aucun gouvernement des juges
Eric Zemmour dont j’apprécie la vivacité, le courage intellectuel, la culture et son acceptation de tous les débats m’a permis de constater, à deux reprises sur CNews, à quel point il tenait à une interprétation dépassée de la Justice. Elle offrait le mérite, pour ses téléspectateurs en hausse, de flatter un populisme certes ennobli par son verbe et sa dialectique mais cependant limité et approximatif. Le populisme anti-juges de l’élite est le pire ! Mettant de la globalité là où il n’y en a pas et du partisan systématique quand il n’est pas le ressort fondamental des pratiques judiciaires. Eric Zemmour ne cesse de rappeler au soutien de sa thèse fustigeant la « politisation de la justice », la harangue en effet scandaleuse d’Oswald Baudot, mais qui date de 1974… La Justice a avancé mais Eric Zemmour demeure concentré sur ce passé lointain et ne cesse de fustiger le présent au nom de ce qui n’existe plus – et j’intègre dans mon raisonnement le lamentable Mur des cons enfin achevé par la Cour de cassation: un Himalaya syndical et politique accouchant d’une souris pénale !
Zemmour et Castelnau ont cette faiblesse, qu’ils prennent sans doute pour une force, de plaquer sur l’histoire de la Justice une grille à tonalité marxiste : le premier l’a admis face à moi et le second a été longtemps au parti communiste, défenseur de la CGT et il a quitté le barreau depuis très peu de temps. Il est donc naturel que la conjonction de ces données aboutisse au désir d’une perception judiciaire éliminant tout hasard, offrant seulement l’implacable logique d’un enchaînement délétère et répugnant à tout ce qui, dans cette histoire de la Justice, viendrait victorieusement contredire leur thèse. Leur politisation a besoin d’une justice politisée et ils s’en donnent à cœur joie.
Ils oublient une donnée essentielle : s’il y a eu les juges du pouvoir, il n’y a aucun gouvernement des juges. C’est un fantasme. Leur pouvoir, s’il existe, est infiniment fragile et donc à défendre plus qu’à stigmatiser. Non pas que le livre de Régis de Castelnau soit médiocre, bien au contraire. Il a des qualités indéniables dont j’ai la faiblesse d’avoir trouvé sur beaucoup de points des prémices dans mon propre livre Le Mur des cons, aussi bien sur la typologie des juges que sur le Mur des cons, les péripéties fondamentales de l’asservissement puis de la libération des juges et la parenthèse du massacre judiciaire de la victoire programmée de François Fillon.
L’auteur est doué pour la limpidité pédagogique et dans ses meilleures pages il expose l’évolution législative avec un savoir et une clarté qui pourraient être utiles même au profane. Tout n’est pas à jeter dans ses dénonciations et ses propositions finales même si le caractère systématique et orienté des premières leur fait perdre beaucoup de crédibilité. Pour les secondes, j’approuve en particulier son souhait partagé par certains de voir divisé le corps judiciaire en deux structures, Siège et du Parquet, celle qui juge et celle qui poursuit. Mais à côté de ces richesses, que de partis pris et de simplisme, que de contradictions avec une volonté forcenée d’apposer sur l’imprévisibilité du réel une grille dogmatique cousue de fil idéologique !
D’abord pourquoi réduire l’univers pénal à sa part « politique » comme si l’ordinaire estimable et majoritaire des pratiques ne pesait pas face à cette dernière ? Si Castelnau sait faire des portraits dévastateurs et à mon sens justifiés (Eva Joly, Eric Halphen), il est en revanche haineux et répétitif à l’encontre de Serge Tournaire et n’éprouve de l’indulgence, selon un seul critère, que pour des magistrats ayant, totalement ou partiellement, bien traité Nicolas Sarkozy. À l’égard de la multitude des procédures engagées contre Nicolas Sarkozy, il se fait son défenseur systématique et prétend les démolir toutes juridiquement avec une indignation dont on a le droit de se demander d’où elle provient.
À le lire, on a l’impression que malicieusement la magistrature a inventé de son propre chef tout ce qui, durant son mandat puis dans les années suivantes, a conduit à soupçonner Nicolas Sarkozy de diverses infractions dans des affaires dont certaines ont déjà abouti à des non-lieux, d’autres à des renvois et à un délibéré, une dernière à une enquête sur « ses millions russes » (Mediapart). Ce travers est généralement le fait de ceux qui reprochent aux procureurs leurs initiatives procédurales à l’égard des politiques comme si elles résultaient d’un dessein préétabli et partial de leur part alors qu’elles sont la conséquence d’éléments qui leur ont été communiqués et qui appellent vérifications, enquêtes ou informations. Fureur de Castelnau en l’occurrence d’autant plus étrange qu’à aucun moment, lui si soucieux de l’état de droit, si impitoyable à l’encontre de pratiquement tous les magistrats, tellement obstiné à soutenir sans nuance la cause des avocats, il ne fait la moindre allusion au dévoiement radical, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, du traitement des affaires « sensibles » ou « réservées » : quelques magistrats domestiqués par un pouvoir sachant user tactiquement de toute la gamme des pressions, des influences et des tentations.
Aussi comment ne pas sursauter quand Castelnau croit dégager une ligne de force qui serait « les avocats voilà l’ennemi » alors qu’on pourrait lui opposer son hostilité lassante et monomaniaque « Les magistrats, voilà l’ennemi » !
Par ailleurs, son analyse de la crise des Gilets jaunes et de son appréhension policière et judiciaire est caricaturale – bien sûr focalisation sur les seules violences policières, sans distinguer l’usage de la force légitime des rares violences illégitimes. Le plus grave à mon sens dans son approche d’une prétendue politisation globale de la Justice tient à une contradiction fondamentale. Après avoir mis en cause la validité, parfois même la légalité, des procédures concernant Nicolas Sarkozy, il égrène, pour accabler François Hollande et Emmanuel Macron, un certain nombre d’affaires disparates mais qui toutes ont pour dénominateur commun d’avoir été engagées, soumises à des enquêtes, pour certaines à des instructions, d’autres certes bénéficiant d’un classement, quelques-unes n’étant pas encore clôturées par une décision : ce qui démontre qu’au moment même où il dénonce la politisation des juges tout en fustigeant l’emprise du pouvoir, il dresse un inventaire qui pour le moins infirme son constat qui se serait voulu accablant.
Je pourrais continuer pour rendre compte de ce livre riche, intelligent, infiniment discutable, décelant des malfaisances sous les incuries, les négligences, les lenteurs et parfois peut-être les erreurs de droit, la main présidentielle derrière les aléas contrastés et imprévisibles du cours judiciaire. Pour réunir Eric Zemmour et Régis de Castelnau dans une même démarche unilatérale et donc imparfaite et fragmentaire.
Mais je préfère arrêter là avec cette conclusion : l’un et l’autre font de la politique sur la Justice.
Dans un papier récent nous signalions la possibilité de voir le nouveau gouvernement démocrate américain à la fois allié objectif et victime consentante du règne diversitaire des « minorités opprimées ». D’ores et déjà, avant même l’investiture officielle de Joe Biden, quatre évènements prouvent que nous ne sommes qu’au début d’une multiplication de faits qui vont dans ce sens…
1) Sur son compte Twitter, Kamala Harris, se pliant aux exigences des théoriciens du genre qui pullulent dans les universités américaines (et maintenant françaises, canadiennes, anglaises, suédoises…), a inscrit les pronoms personnels avec lesquels elle désire être désignée, she/her. Elle aurait pu écrire iel/ol ou prout/pouet, au gré de ses envies d’être reconnue comme une LGBTIAX ou un courant d’air gazeux, cela n’a plus aucune importance. L’important est de montrer qu’on a accepté de détruire le monde, la science, la biologie primaire pour les remplacer par des monstruosités idéologiques et délirantes.
Capture d’écran Twitter
2) Le magazine Vogue vient de se faire sévèrement remonter les bretelles par les internautes. En effet, pour la Une papier représentant la nouvelle vice-présidente élue « by the people, for the people », il est reproché au photographe d’avoir forcé sur l’éclairage et donc d’avoir… blanchi intentionnellement la peau de Mme Harris (whitewashing). Vogue se défend en indiquant que le photographe est afro-américain et que le journaliste qui dirige le Vogue britannique est d’origine ghanéenne et est un militant pro-diversité. Ouf !
3) La société Apple, jamais en retard quand il s’agit de s’agenouiller dans le sens du vent, vient de détailler l’utilisation des 100 millions de dollars qu’elle offre pour « l’égalité raciale » aux États-Unis. Le Propel Center sera construit sur le campus de l’université « historiquement noire » d’Atlanta. Pas de jaloux, toutes les universités « historiquement noires » (Historically black colleges and universities, ou HBCU) recevront des subsides d’Apple. De plus, deux institutions qui financent des entrepreneurs issus des minorités recevront elles aussi des subventions de la firme à la pomme qui avait déjà mis un genou à terre en retirant les « termes jugés offensants de son écosystème de développement » afin « d’éviter les préjugés culturels et les stéréotypes » (article Causeur du 31 juillet 2020). Apple, progressiste forever !
4) Enfin, last but not least, le président élu, via un tweet du 10 janvier sur le compte Biden-Harris Transition, annonce les actions prioritaires de son gouvernement au sortir de la crise sanitaire :
« Notre priorité sera les petites entreprises appartenant à des Noirs, des Latino-Américains, des Asiatiques et des Amérindiens, des entreprises appartenant à des femmes… »
« Our priority will be Black, Latino, Asian, and Native American owned small businesses, women-owned businesses, and finally having equal access to resources needed to reopen and rebuild. » — President-elect Biden pic.twitter.com/pIyDuhf5pH
— Biden-Harris Presidential Transition (@Transition46) January 10, 2021
Le nouvel ordre protocolaire de la solidarité américaine est maintenant clairement établi par le gouvernement démocrate. De toute évidence la population américaine leucoderme et/ou masculine et/ou d’origine européenne n’en fait pas partie. Et ce n’est que le début…
Dès la rentrée scolaire de septembre 2021, les étudiantes qui se destinent au métier d’enseignantes pourront suivre les cours voilées. Au nom de l’inclusion et de l’intérêt général!
L’idéologie intersectionnelle, de toute évidence, progresse à pas de géants: ce n’est plus le voile qui discrimine les femmes musulmanes, mais l’école qui les exclut en leur demandant de l’ôter ! Et il n’y a aucune raison pour que ce véritable rouleau compresseur s’arrête en si bonne voie.
Neutralité de l’enseignement chez nos voisins du nord
En Belgique francophone, l’enseignement officiel n’est pas laïque, mais neutre. Cette neutralité, définie par décret, concerne l’ensemble de l’enseignement obligatoire et impose aux enseignants la mise à distance de leurs convictions personnelles, qu’elles soient politiques ou religieuses. Bien que ce ne soit nulle part exprimé clairement, c’est de cette exigence de ne pas témoigner de leur préférence pour un système politique ou religieux que découle l’interdiction, pour les enseignants, d’afficher les signes extérieurs de leurs convictions. Les textes légaux ne disent rien, en revanche, de ce qu’il en est des élèves, dont on attend seulement qu’ils ne s’adonnent à aucun acte de prosélytisme.
En trente ans, aucun ministre compétent n’a jamais osé prendre une position générale et de principe concernant le caractère fondamentalement prosélyte du voile, et c’est donc le règlement d’ordre intérieur qui précise si les élèves peuvent ou non afficher des signes convictionnels. Vu les nombreux problèmes que cela posait sur le terrain, les écoles en sont progressivement venues à les interdire dans 95% des cas.
Mais la décision qui vient de tomber concerne quant à elle l’enseignement supérieur organisé par WBE (Wallonie Bruxelles Enseignement), autrement dit l’enseignement officiel organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Et elle sonne comme une douche glacée après l’avis de la Cour Constitutionnelle qui, en juin dernier, avait estimé que l’interdiction des signes convictionnels dans les Hautes Écoles était légitime[tooltips content= »https://o-re-la.ulb.be/index.php/analyses/item/3272-signes-convictionnels-l-interdiction-est-legitime-dit-la-cour-constitutionnelle »](1)[/tooltips].
La Cour Constitutionnelle avait en effet été saisie par plusieurs jeunes femmes de confession musulmane qui s’estimaient discriminées par l’interdiction du port du voile dans une Haute École de la Ville de Bruxelles – qui appartient au réseau officiel subventionné, c’est-à-dire le réseau des écoles qui ne sont pas gérées directement par l’entité fédérée elle-même, mais une de ses composantes: commune, ville ou province par exemple. Et la conclusion de la Cour Constitutionnelle avait été que l’instance compétente pour un établissement d’enseignement – à savoir son pouvoir organisateur – était la mieux placée pour juger s’il fallait ou non interdire les signes convictionnels, dans le but de répondre au besoin social impérieux de mettre en œuvre la neutralité sous-tendue par le projet pédagogique, et qu’en tout état de cause cette interdiction n’était pas incompatible avec la conception constitutionnelle de ladite neutralité, ni contraire à la liberté de religion ou à la liberté d’enseignement.
Signal très clair et peu rassurant
Or, s’il y a bien un type d’enseignement supérieur dans lequel l’interdiction des signes convictionnels pouvait se justifier, et d’ailleurs se pratiquait très généralement au sein du réseau officiel, c’était la filière pédagogique. Il semblait aller de soi, en effet, qu’une filière professionnalisante comme celle-là, dont la mission était de former de futurs enseignants qui seraient soumis demain à une obligation de neutralité, exige des étudiants qu’ils développent déjà les compétences attendues en la matière, en commençant par le plus simple : enlever leurs éventuels signes convictionnels dans l’enceinte de l’école, le temps de leur apprentissage.
À l’heure où la valorisation des compétences supplante de plus en plus celle des connaissances, comment pouvait-on en effet imaginer priver les formateurs de futurs enseignants d’une possibilité d’évaluer les compétences en matière de neutralité de leurs étudiants ? Car s’il est évident que la neutralité ne se réduit pas à ôter ses signes convictionnels, il est tout aussi évident que l’étudiant qui refuserait – ou ne verrait pas la nécessité – d’ôter ses signes convictionnels enverrait un signal très clair et peu rassurant concernant sa disposition future à « s’abstenir de témoigner en faveur d’un système religieux ».
Ce n’est pourtant pas le raisonnement qu’a suivi WBE, qui vient d’annoncer sa décision d’autoriser dorénavant le voile dans toutes les Hautes Écoles qui relèvent de sa compétence.
Désormais, c’est l’interdiction qui sera l’exception, et le fait de se destiner à la profession d’enseignant ne fait manifestement pas partie des exceptions… Nous aurons donc dès demain, dans nos classes, à enseigner le métier d’enseignant à des jeunes femmes qui porteront sur elles le signe de leur soumission à la loi religieuse. Une décision que l’administrateur général de WBE, Julien Nicaise, justifie ainsi : « L’intérêt général doit primer. Nous ne pouvons plus refuser ces jeunes femmes sous prétexte qu’elles portent un voile, les empêcher de faire des études. Un diplôme, c’est leur passeport pour une inclusion par l’emploi ».
L’hypocrisie de l’argument de l’inclusion par l’emploi
Comment ne pas voir le tour de passe-passe grossier, mais néanmoins commun, par lequel demander à des étudiantes de se soumettre à un règlement commun rationnellement fondé revient à les empêcher de faire des études ? Considèrera-t-on demain qu’interdire aux étudiants de fumer dans l’enceinte de l’école revient à exclure les fumeurs ?
La réponse va de soi : évidemment non, dès lors que fumer n’a rien de religieux. Mais avouons tout de suite, dans ce cas, que la loi religieuse est de facto considérée comme supérieure à la loi civile. Quant à l’inclusion par l’emploi, comment ne pas voir ce que cet argument a d’éminemment dangereux ? Car à suivre cette logique, c’est bientôt toute interdiction des signes religieux dans quelque domaine professionnel que ce soit qui sera jugée illégitime au nom de l’ « inclusion par l’emploi ».
Car si ces jeunes femmes voilées estiment que leur voile est une obligation religieuse majeure, à laquelle rien ne saurait légitimement faire obstacle, elles demanderont bientôt à pouvoir faire leurs stages dans des écoles qui autorisent le port du voile à leurs enseignantes – et il en existe en Belgique, à commencer par les écoles islamiques. Pourra-t-on le leur refuser sans que l’on nous objecte, une fois de plus, que leur diplôme, « c’est leur passeport pour une inclusion par l’emploi » ? Et selon la même logique de l’inclusion par l’emploi, elles revendiqueront demain le droit d’enseigner avec leur voile – qu’il est déjà de bon ton, dans les milieux dits progressistes, de nommer « foulard » : c’est plus joli, plus inclusif… – car quelle violence symbolique ce serait, n’est-ce pas, de leur interdire d’enseigner dès lors qu’elles sont titulaires d’un diplôme qui atteste de leurs compétences et que l’emploi, comme chacun sait, est un facteur essentiel d’inclusion ?
Les femmes, cheval de Troie de l’islam politique
Et c’est ainsi, en suivant cette même logique, que nous aurons demain, outre des enseignantes, des policières et des juges voilées. Car toute interdiction sera devenue illégitime puisque « excluante ». Au mépris de la conception républicaine de l’égalité qui est à mes yeux la seule à même d’ériger un garde-fou efficace contre les fondamentalismes religieux en général et contre l’islam politique en particulier, qui se sert des femmes comme cheval de Troie, pendant que nous dissertons doctement sur l’écriture inclusive et l’oppression patriarcale qu’incarne le mâle blanc hétérosexuel.
Quant à l’intérêt général invoqué par l’administrateur général de WBE, il est permis de se demander s’il n’y a pas confusion entre l’intérêt particulier de certain(e)s et un quelconque intérêt général. Le poids de l’obscurantisme religieux est déjà bien réel aujourd’hui dans l’enseignement supérieur pédagogique : contestations de la théorie de l’évolution, relativisme culturel, et évidemment, extrêmes difficultés, pour de trop nombreux étudiants, à accepter que l’on puisse prendre fait et cause pour Charlie Hebdo dès lors qu’il offense la sensibilité religieuse de certains. Ce n’est certainement pas en autorisant le voile que nous lutterons efficacement contre la banalisation de l’obscurantisme au nom de la « tolérance », tolérance qui, de plus en plus, vaut infiniment plus pour les bigots et autres idiots utiles de l’islam politique que pour les laïques universalistes, classiquement assimilés à de vilains islamophobes. Comme l’écrivait à mon sujet un ancien étudiant, le surlendemain de la décapitation de Samuel Paty, je ne devrais pas pouvoir enseigner. Et je crains que l’évolution des choses lui donne raison.
L’amendement des députés Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau visant à interdire le voile aux fillettes a été jugé non recevable, dans le cadre du projet de loi contre les séparatismes. Faudrait-il pour combattre les ambitions totalitaires de l’islam théocratique, interdire aux adolescents de porter une kippa sur la tête, un crucifix ou un rosaire bouddhiste par-dessus leurs vêtements ? Analyse.
Si l’on doit critiquer les faiblesses de leur projet, et en particulier l’absence de distinction entre les idéologies religieuses qui attaquent notre civilisation et celles qui soutiennent ce qu’elle a de meilleurs, il faut saluer le courage d’Aurore Bergé, députée des Yvelines, et de Jean-Baptiste Moreau, député de la Creuse, tous deux bien résolus à faire interdire le voilement des fillettes. Face aux attaques parfois indignes dont ils font l’objet depuis plusieurs jours, leur volonté de lutter contre l’endoctrinement et l’instrumentalisation des enfants mérite tout notre respect et notre soutien.
Le gouvernement a hélas obtenu que leurs amendements soient jugés irrecevables, et donc rejetés sans même pouvoir être examinés sur le fond. Pourtant, affirmer que le sujet ô combien sensible du voilement des fillettes serait « sans liens, même indirects » avec un projet de loi « confortant le respect des principes de la République » ne peut que laisser songeur. Signe d’espoir : Bruno Retailleau a annoncé vouloir à son tour déposer un amendement allant dans le même sens au Sénat, preuve que sur des sujets aussi importants le dépassement des clivages politiciens est non seulement souhaitable, mais possible.
Un signe religieux mais surtout sexiste
Que le délai imposé soit donc l’occasion de réfléchir en amont, afin de séparer ce qu’il y a de remarquable dans les propositions d’Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau, de ce qu’il y a de problématique. Car en effet, pour pouvoir interdire le voilement des fillettes ils proposaient d’interdire aux mineurs le port de tout signe religieux ostensible dans l’espace public. En cela, ils omettent malheureusement de distinguer entre le cas où l’idéologie à laquelle renvoient ces symboles attaque nos valeurs fondamentales, et le cas où au contraire elle les partage et les défend.
Faut-il le préciser ? J’approuve sans réserve le combat contre le voilement notamment des mineures (hors du cadre strict des cérémonies religieuses), pour de multiples raisons. Je ne peux donc que me réjouir qu’Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau s’y soient engagés même contre l’avis du gouvernement. Ils y seront aux côtés de Lydia Guirous, Fatiha Boudjahlat, Naëm Bestandji, et bien d’autres personnes de valeur.
Le souci vient de l’angle d’attaque. En effet, le voile n’est pas un problème parce qu’il est religieux, mais parce qu’il est (notamment) sexiste. Et parce qu’il est sexiste, qu’il soit ou non religieux est totalement secondaire : c’est tout le sens de la laïcité que les religions ne puissent pas échapper aux exigences de la loi.
L’un des amendements d’Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau est donc excellent même si sa formulation pourrait être discutée : « Est prohibé dans l’espace public le port, par un mineur, de tout signe ou de tout vêtement manifestant ou symbolisant l’infériorité d’un sexe par rapport à l’autre. » Voilà qui suffirait à interdire le voile, et si l’on peut se demander pourquoi limiter cette interdiction aux mineurs, on comprend que le réalisme doive l’emporter pour avoir la moindre chance que le texte soit voté.
Le gouvernement n’a pas voulu ouvrir la boîte de Pandore
Malheureusement, d’autres de leurs propositions sont bien plus contestables. Ainsi de celle-ci : « Le port de signes ou tenues par lesquels un mineur manifeste ostensiblement une appartenance religieuse est interdit dans l’espace public. »ou encore : « Nul parent ou tuteur légal ne peut autoriser à son enfant ou à celui dont il a la charge le port, dans l’espace public, de signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse. »
On peut débattre des contours précis de la notion de « manifestation ostensible », mais attention ! « Ostensible » n’est pas « ostentatoire ». Autant il est nécessaire de refuser qu’un enfant soit transformé en homme-sandwich faisant la promotion des convictions (pas forcément religieuses) de ses parents, autant refuser à tout mineur la « manifestation ostensible » d’une appartenance confessionnelle ouvrirait la boîte de Pandore.
Faudrait-il donc, pour combattre les ambitions totalitaires de l’islam théocratique, interdire aux adolescents de porter une kippa sur la tête, un crucifix ou un rosaire bouddhiste par-dessus leurs vêtements ? Contrairement au voile, aucun de ces symboles ne renvoie à une idéologie menaçant les principes de la République, encore moins les fondamentaux de notre civilisation ou des droits humains. Ce n’est pas là où le port de la kippa est courant que la République vacille, mais bien au contraire là où depuis longtemps nos concitoyens juifs n’osent plus la mettre à leurs enfants !
Je ne doute pas que les intentions d’Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau soient les meilleures. Mais il y a d’autres alternatives que la soumission à l’islamisme ou l’athéisme d’état. Ce n’est pas en chassant sans discernement toutes les religions de l’espace public que l’on renforcera la laïcité, ni la République, encore moins la France : c’est en chassant toutes les idéologies qui piétinent la dignité humaine, et seulement ces idéologies-là, peu importe qu’elles soient religieuses ou non.
Pour « faciliter et sécuriser l’adoption », un texte soutenu par le gouvernement entend faciliter l’adoption des enfants délaissés, élargir les droits des parents à l’adoption et mettre fin aux « discriminations relatives aux règles d’union ou à l’homoparentalité ». En macronie, la famille est une structure traditionnelle désuète qui entrave plus qu’elle ne facilite le projet progressiste de transformation de la société. Une tribune d’Alexandra Molet, directrice de la communication du Millénaire.
Comme pour le projet de loi sur la bioéthique, le gouvernement a décidé de mener en catimini une réforme de l’adoption. La famille, socle fondamental de notre société, est pourtant notre premier atout pour lutter contre les multiples crises que traverse notre pays.
L’envol de la philosophie progressiste
La réforme de l’adoption était présentée pour adapter le droit aux changements de société, notamment en simplifiant l’adoption dans les cas de PMA et de GPA. Les politiques familiales ne sont ainsi plus mises en place dans l’intérêt premier de la protection de la cellule familiale mais répondent à du clientélisme politique. Ce gouvernement donne la priorité aux désirs de minorités, qui pensent représenter la voix majoritaire du pays. Ce raisonnement ne peut qu’alimenter notre crise sociétale en plaçant l’individu au-dessus du modèle familial.
La question des désirs justifiés par des droits est dangereuse pour notre structure sociale. En déconstruisant notre modèle familial, les deux derniers gouvernements ont ébranlé les rapports entre individus. Si le respect et l’obéissance n’existent plus dans les familles, ils ne peuvent exister dans la société.
La crise économique de 2008 a été d’une violence terrible mais celle qui devrait suivre cette pandémie ne s’annonce pas mieux. La famille aura donc tout son rôle à jouer
La gestion de la crise sanitaire est révélatrice de ce cheminement. En pleine pandémie du coronavirus, le professeur Salomon, président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP, préconisait de couper « la bûche de Noël en deux et papy et mamie mangent dans la cuisine et nous dans la salle à manger ». Le développement du Covid-19 a pourtant redonné une place aux liens familiaux dans les foyers français, chacun s’inquiétant pour ses proches.
La famille: un rempart contre les crises
La structure familiale est attaquée par la montée de l’individualisme. Pourtant, l’individu en détresse se tourne automatiquement vers quelqu’un pour le secourir. Sa famille, son lien le plus proche et le plus ancien, est alors le premier recours.
Dans les temps de crise, la famille demeure un véritable rempart social. Nicole Lapierre, socio-anthropologue, expliquait déjà en 2016[tooltips content= »Enquête TNS Sofres-Carac « Argent et entraide familiale : une réalité quotidienne entre les générations », présentée lors d’une conférence le 7 avril 2016 à Paris »](1)[/tooltips], que « dans [un] contexte morose, la famille est plus que jamais considérée comme un refuge, un pilier sur lequel se reposer en cas de difficultés. Elle joue le rôle d’amortisseur de crise » économique mais aussi, comme nous le voyons aujourd’hui sanitaire. Par l’entraide matérielle, financière ou morale, les liens familiaux représentent un besoin. Cette résistance se manifeste également dans le domaine économique et entrepreneurial puisque différentes études montrent que le modèle des entreprises familiales est celui qui réussit le mieux à traverser les crises. Les systèmes économiques sont incités à s’inspirer des valeurs des entreprises familiales pour l’après-covid. La recherche de la pérennité, le respect des générations, la focalisation sur les relations sociales, sont au cœur des réussites.
Marche des fiertés 2013, Lyon, Sipa. Numéro de reportage : 00659599_000001.
La crise économique de 2008 a été d’une violence terrible mais celle qui devrait suivre cette pandémie ne s’annonce pas mieux. La famille aura donc tout son rôle à jouer. Il serait temps de replacer notre modèle familial civilisationnel au cœur des réflexions alors que, longtemps monopolisées par les socialistes, les politiques familiales ne servent plus l’intérêt national.
Préserver une structure familiale unie
La mise en place d’une politique familiale uniforme en France est complexe, de par les situations très disparates. En 2016, les familles monoparentales présentes dans notre pays étaient bien supérieures à la moyenne européenne alors qu’en même temps nous sommes le 6e pays européen avec la plus forte proportion de familles nombreuses (trois enfants et plus)[tooltips content= »Enquête CGET « La géographie des ménages » publiée en 2019″](2)[/tooltips]. Il est donc impossible d’appliquer des mesures nationales et notre société se déchire.
Au lieu d’unir la France, les politiques successives de François Hollande et d’Emmanuel Macron se sont toutes les deux inscrites dans une logique progressiste divisant chaque jour un peu plus. Cette déconstruction de la famille s’inscrit dans une volonté de brouiller les valeurs et les repères traditionnels.
Le modèle familial que nous choisissons définit la société que nous voulons. En transformant la famille, Macron tente de pérenniser un modèle progressiste. Renforcer le modèle uniparental, lorsque cette situation est choisie, c’est renforcer l’individualisme de notre société. Même si le modèle de la famille « nucléaire » est encore majoritaire en France, il est mis en danger par des logiques progressistes exacerbées. Accepter l’évolution de notre société ne veut pas dire que nous devons faire de toutes les exceptions des généralités. Ce n’est qu’en préservant la famille que nous réussirons à sortir de cette crise où individualisme, violence et sauvagerie sont rois.
Pour l’éditeur-théologien-historien, qui publie Le Sabre et le Turban, derrière les apparents revirements, l’histoire de la Turquie moderne est marquée depuis un siècle par une profonde continuité. Entre national-islamisme et islamisme national, le pays reste prisonnier des traumatismes de sa naissance.
Causeur. Depuis plus d’une décennie,Recep Tayyip Erdogan joue à l’enfant terrible sur la scène internationale tout en étouffant les libertés à l’intérieur de la Turquie. Dans votre livre, vous estimez que l’homme et son règne ne sont nullement un accident de parcours, mais qu’ils constituent au contraire l’aboutissement logique d’une histoire séculaire commencée avec Mustafa Kemal.
Jean-François Colosimo. En effet. Nous nous comportons comme s’il existait deux Turquie, une bonne et une mauvaise, entre lesquelles il nous faudrait choisir. Or, il n’est qu’une seule et même Turquie. Cet État-nation moderne est né, il y a à peine cent ans, d’un triple trauma. D’une part, la décomposition de l’Empire ottoman à partir des Temps modernes. D’autre part, le trou noir du génocide des Arméniens commis par les Jeunes-Turcs en 1915. Enfin, la Sublime Porte ayant lié son sort au Reich allemand, le syndrome de la défaite en 1918.
La Turquie qui surgit des décombres impériaux porte en elle l’angoisse de disparaître, car elle a failli ne pas être. En 1920, par le traité de Sèvres, les Alliés la réduisent au plateau anatolien flanqué d’une grande Arménie et d’une ébauche de Kurdistan. En 1923, Mustafa Kemal, vainqueur de la guerre de révolution nationale, impose les frontières élargies du traité de Lausanne, celles d’aujourd’hui, qui absorbent les territoires promis aux Arméniens et aux Kurdes. Une revanche dont Recep Tayyip Erdogan est le fier héritier.
Quels sont, selon vous, par-delà la simple succession chronologique, les éléments principaux de cette continuité turque ?
L’idée dominante est que la mosaïque de cultes et de cultures qui caractérisait l’Empire ottoman a causé sa perte. La nation régénérée doit donc perpétuellement se purger de toute altérité ou dissidence. Et ce, sous Kemal comme sous Erdogan.
Bien que la Turquie n’en soit pas responsable, la négation du génocide des Arméniens demeure une doctrine constitutive, actée par la loi. Le type patriotique supérieur, en fait exclusif, continue de reposer sur les deux mêmes piliers : l’ethnie turque et la confession sunnite. Et la désignation des ennemis intérieurs reste prioritaire. Sus donc aux communautés qui entachent le modèle unique : les juifs, les Arméniens, les Grecs, tous allogènes, les Kurdes, qui sont musulmans mais pas turcs, les alévis, qui sont musulmans mais pas sunnites. Et tous les autres dont l’État ignore l’existence, mais qu’il n’oublie pas de persécuter. Depuis cent ans, la « fabrique identitaire » tourne à plein régime.
Erdogan s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens
Vous évoquez trois traumatismes de naissance. N’oubliez-vous pas un quatrième, la manière dont Atatürk a maltraité l’islam ?
C’est vrai. Disons plutôt l’ensemble des mœurs, us et coutumes. En l’espace de trois ans, Atatürk occidentalise de force une population orientale qui, d’un coup, change d’alphabet, de calendrier, de mode vestimentaire, de système des poids et des mesures. Ses grands contemporains ne sont ni Daladier ni Wilson, mais Mussolini et Staline. C’est un démiurge politique qui crée une nation nouvelle, façonne un peuple nouveau.
Avec Erdogan et le retour aux sources islamiques, on assiste donc à un retour de balancier…
Non ! Le traumatisme est avéré, mais l’erdoganisme ne se réduit pas au retour des laissés-pour-compte du kémalisme. Erdogan ne revient pas, d’ailleurs, sur la modernisation techniciste d’Atatürk : lui-même se considère le héraut du « tigre anatolien ». On voudrait que, mécaniquement, une période de sécularisation politique appelle une période de réaction religieuse. C’est oblitérer l’unité entre le politique et le religieux. Il y a continuité. Seul le carburant varie. Kemal nationalise l’islam. Erdogan islamise la nation. Leur prétendu duel est un duo.
Soyons clairs: si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte
Pourtant, tout de suite après la mort d’Atatürk, le multipartisme est adopté et la déconstruction du modèle laïciste lancée.
Soyons clairs : si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte. Son modèle n’est donc nullement laïque dans le sens que nous donnons à ce terme en France. Avant 1923, il instrumentalise le fond musulman comme levier d’insurrection en rassemblant autour de lui les chefs confrériques afin de mobiliser les masses populaires. Après 1923, il crée la Diyanet, le département des Affaires religieuses, dont il fait l’un des principaux organes gouvernementaux en le dotant d’une administration tentaculaire pour transformer les oulémas en fonctionnaires. Il faut que la mosquée, comme la caserne, soit soumise à l’État.
Néanmoins, en 1950, lorsque Adnan Menderes arrive au pouvoir, il rétablit les confréries, la prière publique et l’enseignement religieux à l’école. Il lâche la bride aux différents acteurs de l’islam, non ?
Exact. Mais c’est le résultat de son option libérale et de son calcul électoraliste, deux facteurs dont Kemal pouvait se passer grâce à son aura unique. Toutefois, en 1960, Menderes est victime du premier coup d’État militaire : il est exécuté l’année suivante au nom d’un kémalisme intégraliste. Le deuxième coup d’État, celui de 1971, est l’œuvre d’un kémalisme néoconservateur avant la lettre. Quant au troisième coup d’État, en 1980, il se veut clairement kémalo-islamiste ! Il y a donc un retour toujours plus conscient au fondement : l’identitarisme turco-sunnite.
Ne faut-il pas considérer cependant que Menderes opère une brèche cruciale en renversant le processus révolutionnaire kémaliste, conduit du haut vers le bas, au profit du soutien des masses émanant de la base vers le sommet ?
Oui et non. Au départ, Kemal a pour compagnon de route Saïd Nursî : ce soufi d’origine kurde, qui est à la fois un musulman moderniste et un nationaliste turc, pense également qu’il faut réformer le peuple avant l’État. Pour lui, la révolution doit venir de la multitude et avoir pour but la rénovation de l’islam. Les deux hommes se séparent et Nursî finit sa vie en exil. Les islamistes vont se réclamer de lui afin de légitimer leur stratégie de l’entrisme. Un des héritiers officiels de Saïd Nursî n’est autre que le célèbre Fethullah Gülen. Grâce à ses disciples infiltrés dans l’appareil d’État, le chef de la confrérie Hizmet aide Erdogan à conquérir le pouvoir avant que ce dernier se retourne contre lui. Au bout du compte, Kemal et Erdogan ressortent comme deux absolutistes à la tête de la même machine politico-religieuse.
En fait, ils correspondent aux désirs de la « base » des Turcs d’Anatolie qui veulent à la fois le progrès économique et le maintien de la tradition. Ils ressemblent aux premiers entrepreneurs protestants au moment de l’émergence du capitalisme : puritanisme moral, demande d’ordre, apologie du travail, valorisation de la famille. À l’entour des années 1960, ils ne réclament pas plus d’islam, mais un pouvoir fort, un homme providentiel, un chef capable d’assurer l’unité, la puissance, la conquête. Erdogan est bien le vrai successeur de Kemal.
Votre analyse de la permanence turque ne conduit-elle pas à une forme d’essentialisme ? La Turquie est-elle vraiment condamnée à osciller entre national-islamisme et islamo-nationalisme ?
Je combats l’essentialisme en histoire. Ce n’est pas moi, c’est la Turquie qui reste prisonnière du syndrome de l’enfermement et de la répétition, source de nombre des problèmes qu’elle connaît à l’intérieur et qu’elle cause à l’extérieur. Mon souhait est qu’elle s’en libère grâce à la qualité de ses élites intellectuelles ou artistiques, mais aussi aux vertus dont font montre les Turcs ordinaires. Pour autant, à ce jour, il y a continuité.
Vous oubliez qu’en 1997, la Turquie aurait pu prendre un autre chemin si l’armée avait accepté l’alliance entre islamistes et conservateurs libéraux…
Rien n’est moins sûr ! En 1997 – ce sera leur dernière intervention réussie –, les militaires démettent le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, le mentor d’Erdogan, qui est arrivé au pouvoir en s’alliant avec les libéraux façon Menderes. Certes, comme le suggère votre question, cet échec va accélérer l’émergence du modèle AKP, de ladite « islamo-démocratie » abusivement présentée comme le pendant de la démocratie chrétienne. Washington ne pense qu’à l’OTAN et conforme Bruxelles à sa nouvelle ligne vert-islam. Au nom des droits de l’homme, l’Europe exige que les généraux rentrent dans leurs casernes. Les militaires, qui demeurent occidentalistes, sont de moins en moins européistes. Du coup, Erdogan se présente comme le champion de l’entrée dans l’Union. Il élargit ainsi magistralement sa base en agrégeant des électorats qui ne sont nullement islamistes, mais se laissent aveugler par la promesse démocratique que leur semble porter son engagement. Sauf qu’à l’évidence, il s’agit d’un marché de dupes qui montre – et c’est la réponse à votre question – combien, même à cet apparent tournant, la Turquie n’est pas sortie de son syndrome natal et de son schéma récurrent.
La Turquie peut-être pas, mais un grand nombre de Turcs sans doute ! Malgré sa mainmise étatique et médiatique, lors des élections présidentielles de 2016 et 2018, Erdogan ne recueille que 52 % des voix…
Les 48 % restant représentent malheureusement une opposition divisée et un électorat éclaté. Ce que je retiens de ces scrutins est l’alliance de l’AKP avec le parti ultra droitier MHP qui de son laïcisme initial dans les années 1960 est passé au national-islamisme sous l’influence de son chef et idéologue Alparslan Türkeş. Soit, une fois de plus, l’alliance entre le sabre et le turban, la caserne et la mosquée !
Ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique
Sans doute, mais presque un Turc sur deux dit non à Erdogan ! En 2016, il a été obligé de s’y prendre à deux fois à quelques mois d’écart, et en lançant une offensive contre les Kurdes entre les deux scrutins…
Vous avez raison, ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique. Certes, comme je l’ai déjà dit, de l’un à l’autre le dosage entre nation et religion varie. Certes le parti kurde, le HDP, a su rallier des Turcs au nom du rassemblement du camp progressiste et les alévis ont su fédérer les dissidences musulmanes hétérodoxes, chiites ou soufies, au nom d’un front commun de l’islam libéral. Ces faits sont notables. Mais l’État turc reste cette machine à exclure les différences et, après un siècle d’arasement, l’addition de ces différences ne constitue toujours pas une majorité. Et ce, d’autant plus après la vague de répression constante qui s’exerce depuis le putsch avorté de 2016.
À ce constat de succès somme toute relatif à l’intérieur, il faut ajouter un bilan géopolitique en demi-teinte. Son pari en Égypte ? Perdant. Son intervention en Syrie ? Ratée. Son intrusion en Libye ? Indécise. Erdogan a ramassé des jetons sur le tapis, mais n’est pas encore passé à la caisse et la partie n’est pas finie…
Son bilan est mitigé, car il s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens. La Turquie qu’il dirige reste un pays économiquement dépendant dont, de surcroît, il a récemment décapité les élites, notamment militaires, mais aussi savantes et intellectuelles. Cependant, Erdogan est fort de nos faiblesses. Il joue gros par-delà ses frontières comme Atatürk aurait aimé le faire.
Le voilà qui avance ses pions vers Alep et Mossoul, que Kemal a convoitées en son temps. À l’époque, Londres et Paris ont dit non : cette bande qui part de la Méditerranée, remonte en boucle jusqu’à la Caspienne et sert de ligne de démarcation entre les mondes anatolien et arabe constitue en effet un vecteur d’expansion. Dans l’Égée, il vise comme son prédécesseur y avait pensé, à rompre le rideau des îles grecques et à conforter Chypre comme une plate-forme stratégique. Dans les Balkans, au Kosovo, en Albanie, en Macédoine, ces anciens territoires de la Sublime Porte conquis bien avant Constantinople et dont Atatürk, né à Salonique, était originaire, il étend son influence politique, économique et religieuse. En Libye, il se place à proximité du canal de Suez, se rapproche des pays du Golfe, la hantise de Kemal, et se dote d’un deuxième sas de migration face à l’Europe. Puis il y a le Caucase, l’alliance militaire avec l’Azerbaïdjan, et il y a l’Asie, la cause des Ouïghours de Chine qui ont la particularité d’être turcophones et sunnites : deux sujets à l’ordre du jour depuis 1923.
Néo-ottoman, panturc, Erdogan est aussi panislamiste en qualité de patron de l’internationale des Frères musulmans, ainsi qu’il vient de le montrer dans son offensive contre la France. Il agit aussi contre Paris dans la Corne de l’Afrique et au Sahel. Enfin, maître-chanteur sur la question des migrants, il entend régenter dans le même temps les émigrés des diasporas turques au sein de l’Union. Ce n’est pas la Turquie qui a changé, c’est le monde.
Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement
L’homme est fort, mais son jeu n’est pas terrible…
Exactement. D’ailleurs, il veut moins restaurer l’empire que satelliser ses dominions. Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement et des sanctions pourraient l’ébranler profondément. N’oublions pas que pour beaucoup de ses partisans, il n’est pas le Père de la reconquête, mais de la prospérité. Et c’est justement son talon d’Achille.
La Cour de cassation a confirmé la condamnation de Françoise Martres
Ce 12 janvier, la Cour de cassation a rejeté les pourvois de l’ancienne présidente du Syndicat de la magistrature (SM), Françoise Martres, dont le nom est désormais associé au fameux « mur des cons » sur lequel étaient inscrits des noms de parents de victimes et de personnalités de droite. L’affaire avait provoqué un tollé et suscite des questions éthiques quant à l’apparence de l’impartialité de la justice et sur le risque d’une métonymie dans l’opinion qui ferait confondre les épéistes du syndicat avec l’épée de la justice de Thémis.
En 2013, Atlantico avait publié une vidéo montrant le « mur des cons », filmé par un journaliste de France 3, Clément Weill-Raynal, dans les locaux du syndicat. On pouvait notamment y voir les noms d’Éric Zemmour, de Nicolas Sarkozy ou Philippe Schmitt, père d’Anne-Lorraine Schmitt, sauvagement assassinée en 2007 dans une rame du RER. Ce dernier était connu pour avoir dénoncé des dysfonctionnements de la justice ayant mené à la libération d’un criminel qui a ensuite tué sa fille, Anne-Lorraine. Il avait alors porté plainte contre Françoise Martres que le tribunal correctionnel de Paris condamna pour « injure publique ». La Cour d’appel confirma le jugement au motif que le local avait perdu son caractère privé pour devenir public et que l’exposition avait « été accomplie avec la conscience que le support serait vu par des tiers » quand bien même il lui aurait été interdit de le filmer. Jean-Luc Mélenchon avait apporté son soutien au SM en parlant de « provocation monstrueuse » contre la magistrature, confondant l’attitude du Syndicat et la justice. Le syndicat national des journalistes–CGT avait soutenu le SM et demandé avec succès une mise à pied de Weill-Raynal, une attitude dénoncée dans Causeur par Luc Rosenzweig.
Loin de faire amende honorable, le SM avait qualifié son mur de « défouloir un peu potache », dénoncé l’indignation générale et demandé au garde des Sceaux de le soutenir. Simple justiciable, Françoise Martres avait manifesté son refus de répondre aux juges du tribunal correctionnel qui voulaient savoir qui avait affiché les photos sur le mur, leur disant : « Je n’ai pas à vous répondre, vous n’avez qu’à chercher vous-mêmes ! » L’argument du syndicat est qu’il s’agit d’un défouloir dans un lieu privé, sans rapport avec la justice. C’est toute la question de la distinction entre public et privé, et de l’impartialité de la justice qui s’est vue ainsi projetée sur le devant de la scène républicaine.
Du sentiment d’injustice à l’impression de partialité : l’exemple Kohlhaas
D’une affaire privée, on est passé à une affaire publique : d’une part parce qu’un journaliste avait été invité dans les locaux, d’autre part parce qu’était mise en cause l’impartialité de la justice. Si des parents de victimes et des politiques pouvaient exprimer leurs doutes sur le sérieux de l’institution, ils étaient désormais dans une situation où c’est l’honnêteté même de la balance qui était mise en cause.
Dans Michael Kohlhaas, un classique de la littérature allemande du XIXe siècle, Heinrich von Kleist retisse l’histoire d’un marchand de chevaux privé de son bon droit par une justice manquant d’impartialité. Kohlhaas se rendait en Saxe afin de vendre des bêtes quand le junker von Tronka exigea illégalement comme droit de passage qu’il laissât deux chevaux en gage. Lorsque le maquignon revint prendre ses chevaux, ils étaient dans un état méconnaissable et la justice, proche du junker, ne lui fit pas droit. Dès lors, Kohlhaas entra en rébellion et entreprit des actions violentes pour être rétabli dans son état antérieur. Le Prince-électeur de Brandebourg obtint justice pour son sujet, mais ce dernier fut tout de même condamné à mort pour ses « attentats contre la paix publique », suite à une plainte de l’Empereur saisi par les Saxons. Ainsi, tout en subissant une sanction pour sa rébellion, Kohlhaas se voyait également rendre justice par un autre tribunal. Le sentiment de révolte devant l’injustice avait conduit au trouble de l’ordre public, une injustice privée était devenue une affaire d’intérêt général, car il s’agissait de la garantie de chaque sujet de ne pas être soumis à l’arbitraire et de se voir défendu par la puissance publique quand ses droits étaient violés, ses biens spoliés ou sa personne ainsi que celle de ses proches attaquées.
L’affirmation de leurs droits par Michael Kohlhaas ou Philippe Schmitt ne se résume pas à une affaire privée, car si la sanction pénale est entre les mains du juge judiciaire, le droit pénal n’en reste pas moins une affaire d’organisation par la puissance publique de ses relations avec les justiciables. Avec un devoir pour le juge de ne pas laisser soupçonner un manquement au devoir d’impartialité. Or, ici, des doutes se sont mués en impression d’évidences, de preuves. Philippe Schmitt s’est même publiquement demandé si ce « mur des cons » n’était en réalité pas une « liste noire ». Une question qui n’est pas anodine dans les affaires judiciaires concernant Nicolas Sarkozy, attaqué par ledit syndicat qui avait pris position contre lui lors de la présidentielle de 2012. L’avocat Régis de Castelnau a d’ailleurs souligné qu’Aude Buresi, chargée d’instruire les affaires Sarkozy et Fillon est membre du SM, ce qui ne peut que nourrir le doute sur l’impartialité de l’instruction, quand bien même le juge voudrait évacuer son parti pris contre les personnalités de droite.
Quand il exprime, d’une façon ou d’une autre, ce qu’il pense des justiciables, le magistrat ne peut que créer un état de doute sur son impartialité. Aussi bien quand il exprime sa sympathie pour une victime, comme le juge belge Connerotte, premier magistrat instructeur dans l’affaire Dutroux, dessaisi pour avoir participé à un dîner de soutien aux proies du pédophile, que lorsqu’il affiche sur un mur avec des collègues les noms de justiciables pour les mépriser. Outre « le manquement par le magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité », défini comme faute disciplinaire par le statut de la magistrature, l’affaire du « mur des cons » ébranle la confiance en la justice.
Il existe une forte implication de la morale dans les relations du juge avec le justiciable, car tout doit être fait pour que la justice ne soit pas soupçonnée de partialité. L’adage de Lord Hewart est bien connu des juristes anglo-saxons, qui assure « Il est d’une importance non pas quelconque mais fondamentale que la justice ne soit pas seulement rendue, mais qu’elle soit perçue comme la rendant de façon manifeste et sans soulever de doute. » Ce principe énoncé en 1923 par le lord juge en chef d’Angleterre et du pays de Galles dans l’affaire The King v. Sussex Justices a suscité une réflexion en éthique judiciaire tant aux États-Unis qu’en Europe. C’est la question de la confiance du public dans la justice, la nécessité pour la justice d’être vue comme juste quand elle tranche. L’obligation de transparence déshabille les motivations, les réalités privées derrière les publiques.
Hannah Arendt et la distinction entre le privé et le public
Cette indivisibilité entre actes privés et publics de la part du magistrat, quand est concerné l’ouvrage judiciaire, est résumée par Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne lorsqu’elle dit du mot « public » qu’il « signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Pour nous l’apparence — ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime- les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public ». La réalité ici perçue, c’est l’attitude privée du juge, désormais indétachable du rendu de la justice dans l’opinion commune. L’argument de l’activité syndicale privée et détachable du ministère ne compte d’ailleurs pas toujours, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat qui élargi la limite de l’obligation de réserve aux actions syndicales dans d’autres domaines, quand est en cause l’autorité de la justice.
Si Françoise Martres entendait saisir la Cour européenne des droits de l’homme, elle ne pourrait le faire en ignorant la jurisprudence de celle-ci qui avait résumé en anglais l’adage de Lord Hewart dans un arrêt de 1970 : Justice must not only be done; it must also be seen to be done (il ne suffit pas que la justice soit rendue, elle doit encore être perçue en train de le faire).
Sur le moment, j’ai seulement trouvé que cela trahissait une forme de stupidité, rien qui justifiât d’écrire un mot à ce sujet. Mais en y repensant, je me dis que la chose est symptomatique.
Il y a un peu plus d’une semaine, France 2 diffusait une rétrospective intitulée « 2000-2020: 20 ans d’images inoubliables » présentée par Nagui et Leïla Kaddour. La sélection des images résultait d’un sondage mené par Opinion Way, demandant aux Français de désigner les événements qui ont eu le plus d’importance pour eux depuis l’entrée dans le nouveau millénaire, et ces faits marquants étaient répartis en plusieurs catégories, parmi lesquelles une section « humour ». Je ne suis pas parvenue à trouver le « replay » de cette émission mais ceux qui ont de meilleurs talents que moi pour explorer la toile y parviendront et pourront confirmer ce que je raconte.
Dans cette catégorie « humour », mention est faite de Blanche Gardin et cette évocation s’accompagne d’une précision du genre « qui ose tout » ou « qui ne s’interdit rien » ou « qui repousse les frontières de…» ; enfin, je ne sais plus. Une formule hyperbolique comme les journalistes en pondent à la chaîne, sur commande. Pour prouver ce qu’elle avance, la voix off s’efface quelque instants afin de donner à entendre l’extrait d’un sketch de Blanche Gardin. L’émission a sélectionné, très bon choix, celui qu’elle a joué lors de la remise du Molière de l’humour (à elle-même) en 2018.
À ceux qui n’auraient jamais vu ce sketch (ou qui veulent le revoir), je fournis ici le lien. La rétrospective de France 2 ne pouvait diffuser le sketch en entier car il est trop long pour une émission qui a l’ambition d’offrir un panorama de l’humour sur vingt années. Mais quand on doit couper, il ne faut pas dénaturer ce que l’on coupe. Ainsi, quitte à ne garder que quelques secondes de ce sketch, j’aurais pris ceci (3:05 et suiv.) :
Est-ce qu’on a basculé dans le règne de la bienséance? Si on regarde la liste des nominés pour ce Molière de l’humour, on serait tenté de dire oui, hein? Y a qu’à voir ce qu’on a dans cette liste: on a un Noir, on a un Arabe, on a un Réunionnais, on a une femme. Alors, ils ont quand même glissé un normal, hein : un mâle blanc de quarante ans. Autant dire que tu vas rester assis, ce soir, Jérôme [Commandeur]. A moins que tu sois pédé.
Mais France 2 a beau vouloir rendre hommage à Blanche Gardin, l’humour de celle-ci doit paraître insupportable à ces gens bien comme-il-faut; alors ils ont préféré amputer une blague pour la rendre tolérable.
Et résultat, on ne voit plus du tout en quoi Blanche Gardin est subversive :
Alors on m’a dit que des Juifs s’étaient glissés dans la salle. Vous pouvez rester, hein. Alors, c’est pas de moi, vous aurez reconnu, c’était Desproges. Mais c’est devenu un lieu commun de dire aujourd’hui: « Desproges pourrait plus dire, aujourd’hui, ce qu’il disait. » Bah, la preuve que si, je viens de le faire.
La subversion tolérable sur France 2 s’arrête là.
C’est ce passage, strictement, que la chaîne a retenu pour illustrer l’humour de Blanche Gardin.
Pourtant, tout ce que la salle compte de bien-pensance bourgeoise de gauche rit à gorge déployée, songeant « comme elle a raison! Elle vient de prouver qu’on est libre de rire de tout, contrairement à ce que prétendent quelques grincheux droitards ». Alors, qu’y a-t-il d’osé dans ce sketch? En réalité, il n’est pas fini et il y manque l’essentiel: la chute.
Voici ce que France 2 a coupé:
Cela fait trente ans que Desproges nous a quittés. Maintenant on est en 2018, alors je propose d’actualiser cette lamentation, si les gens veulent vraiment se lamenter. Est-ce qu’on pourrait pas plutôt dire : est-ce que Tex pourrait dire…ce qu’il disait il y a trois mois? Bah non. Non, il pourrait pas.
Et là, pas de cris d’approbations, les applaudissements sont moins fournis et l’on voit même quelques mines totalement effarées, figées en un sourire incrédule. Tex, animateur des Z’Amours avait été renvoyé, on s’en souvient, pour une blague sur les femmes battues. Tel que France 2 l’a coupé, le sketch de Blanche Gardin semble vouloir démontrer que, contrairement à ce que disent les grincheux, oui on peut rire de tout aujourd’hui. Alors que ce sketch, précisément, dénonçait une pratique de la censure et la sanctuarisation de sujets tabous, interdits à l’humour. Il est vrai que la chaîne qui avait congédié Tex n’était autre… que France 2.
Macron y a songé, et contraint et forcé, il vient d’y renoncer.
Verlaine et Rimbaud furent amants pendant deux ans. Cet aspect des choses n’efface en rien le fait qu’ils figurent parmi les plus grands poètes de la langue française. Et ce pour toujours.
On aurait pu placer Verlaine au Panthéon. On aurait pu en faire de même avec Rimbaud. Mais ensemble ? A l’époque où ils filaient leurs amours coupables (jugés coupables au XIXème siècle) le PACS et le mariage pour tous n’existaient pas.
Qui a bien pu vouloir les unir au Panthéon où ils auraient pris place aux côtés de deux autres couples célèbres, Marie et Pierre Curie, Simone et Jean Veil ? Un lobby frénétique, envahissant et toujours à la recherche de reconnaissance ! Des pétitions ont circulé pour que Verlaine et Rimbaud accèdent, l’un près de l’autre, au temple où reposent nos grands hommes.
Elles ont été appuyées par nombre de ministres de la Culture parmi lesquels, sans surprise, Jack Lang et Franck Riester. Emmanuel Macron n’a pas été indifférent à ces initiatives émanant du monde de la culture qu’il affectionne. Il a donc envisagé de faire transporter au Panthéon les dépouilles de l’auteur du « Bateau ivre » et de celui de « Chanson d’automne ».
Finalement, il y a renoncé car la famille de Rimbaud y a mis son veto trouvant la ficelle arc-en-ciel un peu grosse. Une arrière-arrière-petite-nièce de Rimbaud a trouvé les mots justes: « si on les met ensemble au Panthéon, tout ce qu’on retiendra c’est qu’ils étaient homosexuels ». En effet. Retenons que Rimbaud et Verlaine étaient de grands poètes.
L’année 2020 s’est achevée et fut ennuyeuse comme la pluie. Comme tous les ans cependant, un évènement singulier est venu égayer le quotidien de certains Français et particulièrement ceux de la France rurale. Il s’agit du concours de « l’arbre de l’année ».
Depuis 2011, l’Office National des Forêts et le magazine Terre Sauvage proposent à tout individu ou groupe (famille, commune, classe ou entreprise) de soumettre leur arbre à l’appréciation du public et d’un jury d’experts. L’arbre doit bien sûr avoir des qualités esthétiques et biologiques exceptionnelles, mais aussi une « histoire » à raconter, celle qui le relie aux habitants et à la culture locale.
En 2020, 300 candidatures ont été envoyées. Parmi elles, le jury en a sélectionné 14, une par région et en début de semaine les prix ont été dévoilés.
Le prix du jury est revenu à un hêtre majestueux situé dans le petit village de Chavagnac dans le Cantal. Il a vécu des siècles dans l’anonymat, mais les hommes ont fini par reconnaître ses qualités exceptionnelles : un tronc court et épais dont l’écorce dessine des formes étranges (certains y ont vu une tête d’éléphant), des racines puissantes agrippant le sol et les rochers, une frondaison si large que tout le troupeau de chèvres s’y retrouve en été pour se protéger du soleil. Le pré dans lequel il a grandi est connu sous le nom de « lou deime » qui signifie « la dîme ». À l’ombre de ce grand arbre, les paysans venaient s’acquitter de la redevance (dîme, champart et cens) au seigneur du château situé dans le voisinage. L’édifice du XVe siècle fut construit en face d’un premier château « très fort », après que ce dernier eut été rasé pendant la guerre de 100 ans par les bandes anglo-gasconnes de triste renommée.
Le prix du public a récompensé « la Pouplie », un peuplier spectaculaire de 11 mètres de circonférence et de 40 mètres de haut. Un lilliputien comparé aux séquoias d’Amérique, mais sans aucun doute l’un des peupliers noirs les plus remarquables d’Europe et l’un des plus gros et grands arbres qu’il soit possible de voir dans notre pays. Comme un phare végétal, il se dresse au milieu de la Champagne et participera au concours de « l’arbre de l’Année Européen » pour faire, espérons-le, gagner la France.
Enfin, un prix Coup de Cœur a été attribué au Ginkgo Biloba du jardin botanique de Tours dans l’Indre-et-Loire. Contrairement aux deux autres, on sait parfaitement l’année où il a été planté : 1843. C’est un sujet mâle sur lequel une branche femelle a été greffée en 1910 ce qui en fait un arbre unique en France. Il affiche aujourd’hui une circonférence de plus de sept mètres et présente une étonnante forme tentaculaire. Le ginkgo est le dernier représentant d’une famille botanique apparue il y a 300 millions d’années. Il est, parait-il, connu pour sa résistance aux virus et agents mutagènes… Alors, que sa force soit avec nous !
Gageons que ces trois arbres majestueux, dévoilés aux yeux des Français grâce à ce concours bon enfant, nous inspirent pour cette nouvelle année car ils représentent ce qui nous a tant manqué durant celle qui s’achève: le calme, la sérénité, la force et la constance devant l’adversité…
Plus d’informations sur le concours et les lauréats ici.
Dans l’essai de Régis de Castelnau dont tout Paris parle[tooltips content= »Une justice politique, L’artilleur, janvier 2021″](1)[/tooltips], l’appréhension policière et judiciaire qui nous est donnée est un peu caricaturale, selon Philippe Bilger
Je réunis Eric Zemmour et Régis de Castelnau parce que le premier – dans le Figaro – a vanté le livre du second, Une justice politique, en approuvant sa thèse centrale que l’on pourrait résumer ainsi: depuis les années 90, il y a une montée du pouvoir des juges dont « l’activité judiciaire récurrente aurait été la chasse au politique… avec la chasse au Sarkozy après son élection en 2007, aggravée avec François Hollande et organisée avec soin comme outil politique décisif au service d’Emmanuel Macron ».
Les magistrats, avec leur émancipation, n’auraient eu de cesse que de se « payer » les politiques tout en étant, si j’ai bien compris le livre touffu et dense de Régis de Castelnau, soumis à eux. Cette explication a le mérite de la simplicité mais je n’ai pas dénoncé le corporatisme des juges pour accepter une vision si peu complexe, une ligne trop basique de la réalité judiciaire.
J’ai conscience, compte tenu de l’ignorance ou de l’idéologie de ceux qui jugent l’histoire judiciaire, de mener un combat perdu d’avance tant aujourd’hui il convient d’affirmer péremptoirement des idées fausses ou approximatives sur la Justice.
D’autant plus quand elles sont proférées avec talent par Zemmour et souvent avec savoir par Castelnau. Si j’ai droit à un zeste d’ironie, je me sens démuni quand Régis de Castelnau rend un vibrant hommage au début de son ouvrage à Anne-Sophie Chazaud (qui a écrit par ailleurs un excellent livre, Liberté d’inexpression) qui lui retourne son compliment en louant « le brillant réquisitoire de Régis de Castelnau. » Qu’oser dire face à ce double enthousiasme qui semble ne pas laisser d’autre choix qu’un nouvel hommage ?
S’il y a eu les juges du pouvoir, il n’y a aucun gouvernement des juges
Eric Zemmour dont j’apprécie la vivacité, le courage intellectuel, la culture et son acceptation de tous les débats m’a permis de constater, à deux reprises sur CNews, à quel point il tenait à une interprétation dépassée de la Justice. Elle offrait le mérite, pour ses téléspectateurs en hausse, de flatter un populisme certes ennobli par son verbe et sa dialectique mais cependant limité et approximatif. Le populisme anti-juges de l’élite est le pire ! Mettant de la globalité là où il n’y en a pas et du partisan systématique quand il n’est pas le ressort fondamental des pratiques judiciaires. Eric Zemmour ne cesse de rappeler au soutien de sa thèse fustigeant la « politisation de la justice », la harangue en effet scandaleuse d’Oswald Baudot, mais qui date de 1974… La Justice a avancé mais Eric Zemmour demeure concentré sur ce passé lointain et ne cesse de fustiger le présent au nom de ce qui n’existe plus – et j’intègre dans mon raisonnement le lamentable Mur des cons enfin achevé par la Cour de cassation: un Himalaya syndical et politique accouchant d’une souris pénale !
Zemmour et Castelnau ont cette faiblesse, qu’ils prennent sans doute pour une force, de plaquer sur l’histoire de la Justice une grille à tonalité marxiste : le premier l’a admis face à moi et le second a été longtemps au parti communiste, défenseur de la CGT et il a quitté le barreau depuis très peu de temps. Il est donc naturel que la conjonction de ces données aboutisse au désir d’une perception judiciaire éliminant tout hasard, offrant seulement l’implacable logique d’un enchaînement délétère et répugnant à tout ce qui, dans cette histoire de la Justice, viendrait victorieusement contredire leur thèse. Leur politisation a besoin d’une justice politisée et ils s’en donnent à cœur joie.
Ils oublient une donnée essentielle : s’il y a eu les juges du pouvoir, il n’y a aucun gouvernement des juges. C’est un fantasme. Leur pouvoir, s’il existe, est infiniment fragile et donc à défendre plus qu’à stigmatiser. Non pas que le livre de Régis de Castelnau soit médiocre, bien au contraire. Il a des qualités indéniables dont j’ai la faiblesse d’avoir trouvé sur beaucoup de points des prémices dans mon propre livre Le Mur des cons, aussi bien sur la typologie des juges que sur le Mur des cons, les péripéties fondamentales de l’asservissement puis de la libération des juges et la parenthèse du massacre judiciaire de la victoire programmée de François Fillon.
L’auteur est doué pour la limpidité pédagogique et dans ses meilleures pages il expose l’évolution législative avec un savoir et une clarté qui pourraient être utiles même au profane. Tout n’est pas à jeter dans ses dénonciations et ses propositions finales même si le caractère systématique et orienté des premières leur fait perdre beaucoup de crédibilité. Pour les secondes, j’approuve en particulier son souhait partagé par certains de voir divisé le corps judiciaire en deux structures, Siège et du Parquet, celle qui juge et celle qui poursuit. Mais à côté de ces richesses, que de partis pris et de simplisme, que de contradictions avec une volonté forcenée d’apposer sur l’imprévisibilité du réel une grille dogmatique cousue de fil idéologique !
D’abord pourquoi réduire l’univers pénal à sa part « politique » comme si l’ordinaire estimable et majoritaire des pratiques ne pesait pas face à cette dernière ? Si Castelnau sait faire des portraits dévastateurs et à mon sens justifiés (Eva Joly, Eric Halphen), il est en revanche haineux et répétitif à l’encontre de Serge Tournaire et n’éprouve de l’indulgence, selon un seul critère, que pour des magistrats ayant, totalement ou partiellement, bien traité Nicolas Sarkozy. À l’égard de la multitude des procédures engagées contre Nicolas Sarkozy, il se fait son défenseur systématique et prétend les démolir toutes juridiquement avec une indignation dont on a le droit de se demander d’où elle provient.
À le lire, on a l’impression que malicieusement la magistrature a inventé de son propre chef tout ce qui, durant son mandat puis dans les années suivantes, a conduit à soupçonner Nicolas Sarkozy de diverses infractions dans des affaires dont certaines ont déjà abouti à des non-lieux, d’autres à des renvois et à un délibéré, une dernière à une enquête sur « ses millions russes » (Mediapart). Ce travers est généralement le fait de ceux qui reprochent aux procureurs leurs initiatives procédurales à l’égard des politiques comme si elles résultaient d’un dessein préétabli et partial de leur part alors qu’elles sont la conséquence d’éléments qui leur ont été communiqués et qui appellent vérifications, enquêtes ou informations. Fureur de Castelnau en l’occurrence d’autant plus étrange qu’à aucun moment, lui si soucieux de l’état de droit, si impitoyable à l’encontre de pratiquement tous les magistrats, tellement obstiné à soutenir sans nuance la cause des avocats, il ne fait la moindre allusion au dévoiement radical, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, du traitement des affaires « sensibles » ou « réservées » : quelques magistrats domestiqués par un pouvoir sachant user tactiquement de toute la gamme des pressions, des influences et des tentations.
Aussi comment ne pas sursauter quand Castelnau croit dégager une ligne de force qui serait « les avocats voilà l’ennemi » alors qu’on pourrait lui opposer son hostilité lassante et monomaniaque « Les magistrats, voilà l’ennemi » !
Par ailleurs, son analyse de la crise des Gilets jaunes et de son appréhension policière et judiciaire est caricaturale – bien sûr focalisation sur les seules violences policières, sans distinguer l’usage de la force légitime des rares violences illégitimes. Le plus grave à mon sens dans son approche d’une prétendue politisation globale de la Justice tient à une contradiction fondamentale. Après avoir mis en cause la validité, parfois même la légalité, des procédures concernant Nicolas Sarkozy, il égrène, pour accabler François Hollande et Emmanuel Macron, un certain nombre d’affaires disparates mais qui toutes ont pour dénominateur commun d’avoir été engagées, soumises à des enquêtes, pour certaines à des instructions, d’autres certes bénéficiant d’un classement, quelques-unes n’étant pas encore clôturées par une décision : ce qui démontre qu’au moment même où il dénonce la politisation des juges tout en fustigeant l’emprise du pouvoir, il dresse un inventaire qui pour le moins infirme son constat qui se serait voulu accablant.
Je pourrais continuer pour rendre compte de ce livre riche, intelligent, infiniment discutable, décelant des malfaisances sous les incuries, les négligences, les lenteurs et parfois peut-être les erreurs de droit, la main présidentielle derrière les aléas contrastés et imprévisibles du cours judiciaire. Pour réunir Eric Zemmour et Régis de Castelnau dans une même démarche unilatérale et donc imparfaite et fragmentaire.
Mais je préfère arrêter là avec cette conclusion : l’un et l’autre font de la politique sur la Justice.
Dans un papier récent nous signalions la possibilité de voir le nouveau gouvernement démocrate américain à la fois allié objectif et victime consentante du règne diversitaire des « minorités opprimées ». D’ores et déjà, avant même l’investiture officielle de Joe Biden, quatre évènements prouvent que nous ne sommes qu’au début d’une multiplication de faits qui vont dans ce sens…
1) Sur son compte Twitter, Kamala Harris, se pliant aux exigences des théoriciens du genre qui pullulent dans les universités américaines (et maintenant françaises, canadiennes, anglaises, suédoises…), a inscrit les pronoms personnels avec lesquels elle désire être désignée, she/her. Elle aurait pu écrire iel/ol ou prout/pouet, au gré de ses envies d’être reconnue comme une LGBTIAX ou un courant d’air gazeux, cela n’a plus aucune importance. L’important est de montrer qu’on a accepté de détruire le monde, la science, la biologie primaire pour les remplacer par des monstruosités idéologiques et délirantes.
Capture d’écran Twitter
2) Le magazine Vogue vient de se faire sévèrement remonter les bretelles par les internautes. En effet, pour la Une papier représentant la nouvelle vice-présidente élue « by the people, for the people », il est reproché au photographe d’avoir forcé sur l’éclairage et donc d’avoir… blanchi intentionnellement la peau de Mme Harris (whitewashing). Vogue se défend en indiquant que le photographe est afro-américain et que le journaliste qui dirige le Vogue britannique est d’origine ghanéenne et est un militant pro-diversité. Ouf !
3) La société Apple, jamais en retard quand il s’agit de s’agenouiller dans le sens du vent, vient de détailler l’utilisation des 100 millions de dollars qu’elle offre pour « l’égalité raciale » aux États-Unis. Le Propel Center sera construit sur le campus de l’université « historiquement noire » d’Atlanta. Pas de jaloux, toutes les universités « historiquement noires » (Historically black colleges and universities, ou HBCU) recevront des subsides d’Apple. De plus, deux institutions qui financent des entrepreneurs issus des minorités recevront elles aussi des subventions de la firme à la pomme qui avait déjà mis un genou à terre en retirant les « termes jugés offensants de son écosystème de développement » afin « d’éviter les préjugés culturels et les stéréotypes » (article Causeur du 31 juillet 2020). Apple, progressiste forever !
4) Enfin, last but not least, le président élu, via un tweet du 10 janvier sur le compte Biden-Harris Transition, annonce les actions prioritaires de son gouvernement au sortir de la crise sanitaire :
« Notre priorité sera les petites entreprises appartenant à des Noirs, des Latino-Américains, des Asiatiques et des Amérindiens, des entreprises appartenant à des femmes… »
« Our priority will be Black, Latino, Asian, and Native American owned small businesses, women-owned businesses, and finally having equal access to resources needed to reopen and rebuild. » — President-elect Biden pic.twitter.com/pIyDuhf5pH
— Biden-Harris Presidential Transition (@Transition46) January 10, 2021
Le nouvel ordre protocolaire de la solidarité américaine est maintenant clairement établi par le gouvernement démocrate. De toute évidence la population américaine leucoderme et/ou masculine et/ou d’origine européenne n’en fait pas partie. Et ce n’est que le début…
Dès la rentrée scolaire de septembre 2021, les étudiantes qui se destinent au métier d’enseignantes pourront suivre les cours voilées. Au nom de l’inclusion et de l’intérêt général!
L’idéologie intersectionnelle, de toute évidence, progresse à pas de géants: ce n’est plus le voile qui discrimine les femmes musulmanes, mais l’école qui les exclut en leur demandant de l’ôter ! Et il n’y a aucune raison pour que ce véritable rouleau compresseur s’arrête en si bonne voie.
Neutralité de l’enseignement chez nos voisins du nord
En Belgique francophone, l’enseignement officiel n’est pas laïque, mais neutre. Cette neutralité, définie par décret, concerne l’ensemble de l’enseignement obligatoire et impose aux enseignants la mise à distance de leurs convictions personnelles, qu’elles soient politiques ou religieuses. Bien que ce ne soit nulle part exprimé clairement, c’est de cette exigence de ne pas témoigner de leur préférence pour un système politique ou religieux que découle l’interdiction, pour les enseignants, d’afficher les signes extérieurs de leurs convictions. Les textes légaux ne disent rien, en revanche, de ce qu’il en est des élèves, dont on attend seulement qu’ils ne s’adonnent à aucun acte de prosélytisme.
En trente ans, aucun ministre compétent n’a jamais osé prendre une position générale et de principe concernant le caractère fondamentalement prosélyte du voile, et c’est donc le règlement d’ordre intérieur qui précise si les élèves peuvent ou non afficher des signes convictionnels. Vu les nombreux problèmes que cela posait sur le terrain, les écoles en sont progressivement venues à les interdire dans 95% des cas.
Mais la décision qui vient de tomber concerne quant à elle l’enseignement supérieur organisé par WBE (Wallonie Bruxelles Enseignement), autrement dit l’enseignement officiel organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Et elle sonne comme une douche glacée après l’avis de la Cour Constitutionnelle qui, en juin dernier, avait estimé que l’interdiction des signes convictionnels dans les Hautes Écoles était légitime[tooltips content= »https://o-re-la.ulb.be/index.php/analyses/item/3272-signes-convictionnels-l-interdiction-est-legitime-dit-la-cour-constitutionnelle »](1)[/tooltips].
La Cour Constitutionnelle avait en effet été saisie par plusieurs jeunes femmes de confession musulmane qui s’estimaient discriminées par l’interdiction du port du voile dans une Haute École de la Ville de Bruxelles – qui appartient au réseau officiel subventionné, c’est-à-dire le réseau des écoles qui ne sont pas gérées directement par l’entité fédérée elle-même, mais une de ses composantes: commune, ville ou province par exemple. Et la conclusion de la Cour Constitutionnelle avait été que l’instance compétente pour un établissement d’enseignement – à savoir son pouvoir organisateur – était la mieux placée pour juger s’il fallait ou non interdire les signes convictionnels, dans le but de répondre au besoin social impérieux de mettre en œuvre la neutralité sous-tendue par le projet pédagogique, et qu’en tout état de cause cette interdiction n’était pas incompatible avec la conception constitutionnelle de ladite neutralité, ni contraire à la liberté de religion ou à la liberté d’enseignement.
Signal très clair et peu rassurant
Or, s’il y a bien un type d’enseignement supérieur dans lequel l’interdiction des signes convictionnels pouvait se justifier, et d’ailleurs se pratiquait très généralement au sein du réseau officiel, c’était la filière pédagogique. Il semblait aller de soi, en effet, qu’une filière professionnalisante comme celle-là, dont la mission était de former de futurs enseignants qui seraient soumis demain à une obligation de neutralité, exige des étudiants qu’ils développent déjà les compétences attendues en la matière, en commençant par le plus simple : enlever leurs éventuels signes convictionnels dans l’enceinte de l’école, le temps de leur apprentissage.
À l’heure où la valorisation des compétences supplante de plus en plus celle des connaissances, comment pouvait-on en effet imaginer priver les formateurs de futurs enseignants d’une possibilité d’évaluer les compétences en matière de neutralité de leurs étudiants ? Car s’il est évident que la neutralité ne se réduit pas à ôter ses signes convictionnels, il est tout aussi évident que l’étudiant qui refuserait – ou ne verrait pas la nécessité – d’ôter ses signes convictionnels enverrait un signal très clair et peu rassurant concernant sa disposition future à « s’abstenir de témoigner en faveur d’un système religieux ».
Ce n’est pourtant pas le raisonnement qu’a suivi WBE, qui vient d’annoncer sa décision d’autoriser dorénavant le voile dans toutes les Hautes Écoles qui relèvent de sa compétence.
Désormais, c’est l’interdiction qui sera l’exception, et le fait de se destiner à la profession d’enseignant ne fait manifestement pas partie des exceptions… Nous aurons donc dès demain, dans nos classes, à enseigner le métier d’enseignant à des jeunes femmes qui porteront sur elles le signe de leur soumission à la loi religieuse. Une décision que l’administrateur général de WBE, Julien Nicaise, justifie ainsi : « L’intérêt général doit primer. Nous ne pouvons plus refuser ces jeunes femmes sous prétexte qu’elles portent un voile, les empêcher de faire des études. Un diplôme, c’est leur passeport pour une inclusion par l’emploi ».
L’hypocrisie de l’argument de l’inclusion par l’emploi
Comment ne pas voir le tour de passe-passe grossier, mais néanmoins commun, par lequel demander à des étudiantes de se soumettre à un règlement commun rationnellement fondé revient à les empêcher de faire des études ? Considèrera-t-on demain qu’interdire aux étudiants de fumer dans l’enceinte de l’école revient à exclure les fumeurs ?
La réponse va de soi : évidemment non, dès lors que fumer n’a rien de religieux. Mais avouons tout de suite, dans ce cas, que la loi religieuse est de facto considérée comme supérieure à la loi civile. Quant à l’inclusion par l’emploi, comment ne pas voir ce que cet argument a d’éminemment dangereux ? Car à suivre cette logique, c’est bientôt toute interdiction des signes religieux dans quelque domaine professionnel que ce soit qui sera jugée illégitime au nom de l’ « inclusion par l’emploi ».
Car si ces jeunes femmes voilées estiment que leur voile est une obligation religieuse majeure, à laquelle rien ne saurait légitimement faire obstacle, elles demanderont bientôt à pouvoir faire leurs stages dans des écoles qui autorisent le port du voile à leurs enseignantes – et il en existe en Belgique, à commencer par les écoles islamiques. Pourra-t-on le leur refuser sans que l’on nous objecte, une fois de plus, que leur diplôme, « c’est leur passeport pour une inclusion par l’emploi » ? Et selon la même logique de l’inclusion par l’emploi, elles revendiqueront demain le droit d’enseigner avec leur voile – qu’il est déjà de bon ton, dans les milieux dits progressistes, de nommer « foulard » : c’est plus joli, plus inclusif… – car quelle violence symbolique ce serait, n’est-ce pas, de leur interdire d’enseigner dès lors qu’elles sont titulaires d’un diplôme qui atteste de leurs compétences et que l’emploi, comme chacun sait, est un facteur essentiel d’inclusion ?
Les femmes, cheval de Troie de l’islam politique
Et c’est ainsi, en suivant cette même logique, que nous aurons demain, outre des enseignantes, des policières et des juges voilées. Car toute interdiction sera devenue illégitime puisque « excluante ». Au mépris de la conception républicaine de l’égalité qui est à mes yeux la seule à même d’ériger un garde-fou efficace contre les fondamentalismes religieux en général et contre l’islam politique en particulier, qui se sert des femmes comme cheval de Troie, pendant que nous dissertons doctement sur l’écriture inclusive et l’oppression patriarcale qu’incarne le mâle blanc hétérosexuel.
Quant à l’intérêt général invoqué par l’administrateur général de WBE, il est permis de se demander s’il n’y a pas confusion entre l’intérêt particulier de certain(e)s et un quelconque intérêt général. Le poids de l’obscurantisme religieux est déjà bien réel aujourd’hui dans l’enseignement supérieur pédagogique : contestations de la théorie de l’évolution, relativisme culturel, et évidemment, extrêmes difficultés, pour de trop nombreux étudiants, à accepter que l’on puisse prendre fait et cause pour Charlie Hebdo dès lors qu’il offense la sensibilité religieuse de certains. Ce n’est certainement pas en autorisant le voile que nous lutterons efficacement contre la banalisation de l’obscurantisme au nom de la « tolérance », tolérance qui, de plus en plus, vaut infiniment plus pour les bigots et autres idiots utiles de l’islam politique que pour les laïques universalistes, classiquement assimilés à de vilains islamophobes. Comme l’écrivait à mon sujet un ancien étudiant, le surlendemain de la décapitation de Samuel Paty, je ne devrais pas pouvoir enseigner. Et je crains que l’évolution des choses lui donne raison.
L’amendement des députés Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau visant à interdire le voile aux fillettes a été jugé non recevable, dans le cadre du projet de loi contre les séparatismes. Faudrait-il pour combattre les ambitions totalitaires de l’islam théocratique, interdire aux adolescents de porter une kippa sur la tête, un crucifix ou un rosaire bouddhiste par-dessus leurs vêtements ? Analyse.
Si l’on doit critiquer les faiblesses de leur projet, et en particulier l’absence de distinction entre les idéologies religieuses qui attaquent notre civilisation et celles qui soutiennent ce qu’elle a de meilleurs, il faut saluer le courage d’Aurore Bergé, députée des Yvelines, et de Jean-Baptiste Moreau, député de la Creuse, tous deux bien résolus à faire interdire le voilement des fillettes. Face aux attaques parfois indignes dont ils font l’objet depuis plusieurs jours, leur volonté de lutter contre l’endoctrinement et l’instrumentalisation des enfants mérite tout notre respect et notre soutien.
Le gouvernement a hélas obtenu que leurs amendements soient jugés irrecevables, et donc rejetés sans même pouvoir être examinés sur le fond. Pourtant, affirmer que le sujet ô combien sensible du voilement des fillettes serait « sans liens, même indirects » avec un projet de loi « confortant le respect des principes de la République » ne peut que laisser songeur. Signe d’espoir : Bruno Retailleau a annoncé vouloir à son tour déposer un amendement allant dans le même sens au Sénat, preuve que sur des sujets aussi importants le dépassement des clivages politiciens est non seulement souhaitable, mais possible.
Un signe religieux mais surtout sexiste
Que le délai imposé soit donc l’occasion de réfléchir en amont, afin de séparer ce qu’il y a de remarquable dans les propositions d’Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau, de ce qu’il y a de problématique. Car en effet, pour pouvoir interdire le voilement des fillettes ils proposaient d’interdire aux mineurs le port de tout signe religieux ostensible dans l’espace public. En cela, ils omettent malheureusement de distinguer entre le cas où l’idéologie à laquelle renvoient ces symboles attaque nos valeurs fondamentales, et le cas où au contraire elle les partage et les défend.
Faut-il le préciser ? J’approuve sans réserve le combat contre le voilement notamment des mineures (hors du cadre strict des cérémonies religieuses), pour de multiples raisons. Je ne peux donc que me réjouir qu’Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau s’y soient engagés même contre l’avis du gouvernement. Ils y seront aux côtés de Lydia Guirous, Fatiha Boudjahlat, Naëm Bestandji, et bien d’autres personnes de valeur.
Le souci vient de l’angle d’attaque. En effet, le voile n’est pas un problème parce qu’il est religieux, mais parce qu’il est (notamment) sexiste. Et parce qu’il est sexiste, qu’il soit ou non religieux est totalement secondaire : c’est tout le sens de la laïcité que les religions ne puissent pas échapper aux exigences de la loi.
L’un des amendements d’Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau est donc excellent même si sa formulation pourrait être discutée : « Est prohibé dans l’espace public le port, par un mineur, de tout signe ou de tout vêtement manifestant ou symbolisant l’infériorité d’un sexe par rapport à l’autre. » Voilà qui suffirait à interdire le voile, et si l’on peut se demander pourquoi limiter cette interdiction aux mineurs, on comprend que le réalisme doive l’emporter pour avoir la moindre chance que le texte soit voté.
Le gouvernement n’a pas voulu ouvrir la boîte de Pandore
Malheureusement, d’autres de leurs propositions sont bien plus contestables. Ainsi de celle-ci : « Le port de signes ou tenues par lesquels un mineur manifeste ostensiblement une appartenance religieuse est interdit dans l’espace public. »ou encore : « Nul parent ou tuteur légal ne peut autoriser à son enfant ou à celui dont il a la charge le port, dans l’espace public, de signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse. »
On peut débattre des contours précis de la notion de « manifestation ostensible », mais attention ! « Ostensible » n’est pas « ostentatoire ». Autant il est nécessaire de refuser qu’un enfant soit transformé en homme-sandwich faisant la promotion des convictions (pas forcément religieuses) de ses parents, autant refuser à tout mineur la « manifestation ostensible » d’une appartenance confessionnelle ouvrirait la boîte de Pandore.
Faudrait-il donc, pour combattre les ambitions totalitaires de l’islam théocratique, interdire aux adolescents de porter une kippa sur la tête, un crucifix ou un rosaire bouddhiste par-dessus leurs vêtements ? Contrairement au voile, aucun de ces symboles ne renvoie à une idéologie menaçant les principes de la République, encore moins les fondamentaux de notre civilisation ou des droits humains. Ce n’est pas là où le port de la kippa est courant que la République vacille, mais bien au contraire là où depuis longtemps nos concitoyens juifs n’osent plus la mettre à leurs enfants !
Je ne doute pas que les intentions d’Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau soient les meilleures. Mais il y a d’autres alternatives que la soumission à l’islamisme ou l’athéisme d’état. Ce n’est pas en chassant sans discernement toutes les religions de l’espace public que l’on renforcera la laïcité, ni la République, encore moins la France : c’est en chassant toutes les idéologies qui piétinent la dignité humaine, et seulement ces idéologies-là, peu importe qu’elles soient religieuses ou non.
Pour « faciliter et sécuriser l’adoption », un texte soutenu par le gouvernement entend faciliter l’adoption des enfants délaissés, élargir les droits des parents à l’adoption et mettre fin aux « discriminations relatives aux règles d’union ou à l’homoparentalité ». En macronie, la famille est une structure traditionnelle désuète qui entrave plus qu’elle ne facilite le projet progressiste de transformation de la société. Une tribune d’Alexandra Molet, directrice de la communication du Millénaire.
Comme pour le projet de loi sur la bioéthique, le gouvernement a décidé de mener en catimini une réforme de l’adoption. La famille, socle fondamental de notre société, est pourtant notre premier atout pour lutter contre les multiples crises que traverse notre pays.
L’envol de la philosophie progressiste
La réforme de l’adoption était présentée pour adapter le droit aux changements de société, notamment en simplifiant l’adoption dans les cas de PMA et de GPA. Les politiques familiales ne sont ainsi plus mises en place dans l’intérêt premier de la protection de la cellule familiale mais répondent à du clientélisme politique. Ce gouvernement donne la priorité aux désirs de minorités, qui pensent représenter la voix majoritaire du pays. Ce raisonnement ne peut qu’alimenter notre crise sociétale en plaçant l’individu au-dessus du modèle familial.
La question des désirs justifiés par des droits est dangereuse pour notre structure sociale. En déconstruisant notre modèle familial, les deux derniers gouvernements ont ébranlé les rapports entre individus. Si le respect et l’obéissance n’existent plus dans les familles, ils ne peuvent exister dans la société.
La crise économique de 2008 a été d’une violence terrible mais celle qui devrait suivre cette pandémie ne s’annonce pas mieux. La famille aura donc tout son rôle à jouer
La gestion de la crise sanitaire est révélatrice de ce cheminement. En pleine pandémie du coronavirus, le professeur Salomon, président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP, préconisait de couper « la bûche de Noël en deux et papy et mamie mangent dans la cuisine et nous dans la salle à manger ». Le développement du Covid-19 a pourtant redonné une place aux liens familiaux dans les foyers français, chacun s’inquiétant pour ses proches.
La famille: un rempart contre les crises
La structure familiale est attaquée par la montée de l’individualisme. Pourtant, l’individu en détresse se tourne automatiquement vers quelqu’un pour le secourir. Sa famille, son lien le plus proche et le plus ancien, est alors le premier recours.
Dans les temps de crise, la famille demeure un véritable rempart social. Nicole Lapierre, socio-anthropologue, expliquait déjà en 2016[tooltips content= »Enquête TNS Sofres-Carac « Argent et entraide familiale : une réalité quotidienne entre les générations », présentée lors d’une conférence le 7 avril 2016 à Paris »](1)[/tooltips], que « dans [un] contexte morose, la famille est plus que jamais considérée comme un refuge, un pilier sur lequel se reposer en cas de difficultés. Elle joue le rôle d’amortisseur de crise » économique mais aussi, comme nous le voyons aujourd’hui sanitaire. Par l’entraide matérielle, financière ou morale, les liens familiaux représentent un besoin. Cette résistance se manifeste également dans le domaine économique et entrepreneurial puisque différentes études montrent que le modèle des entreprises familiales est celui qui réussit le mieux à traverser les crises. Les systèmes économiques sont incités à s’inspirer des valeurs des entreprises familiales pour l’après-covid. La recherche de la pérennité, le respect des générations, la focalisation sur les relations sociales, sont au cœur des réussites.
Marche des fiertés 2013, Lyon, Sipa. Numéro de reportage : 00659599_000001.
La crise économique de 2008 a été d’une violence terrible mais celle qui devrait suivre cette pandémie ne s’annonce pas mieux. La famille aura donc tout son rôle à jouer. Il serait temps de replacer notre modèle familial civilisationnel au cœur des réflexions alors que, longtemps monopolisées par les socialistes, les politiques familiales ne servent plus l’intérêt national.
Préserver une structure familiale unie
La mise en place d’une politique familiale uniforme en France est complexe, de par les situations très disparates. En 2016, les familles monoparentales présentes dans notre pays étaient bien supérieures à la moyenne européenne alors qu’en même temps nous sommes le 6e pays européen avec la plus forte proportion de familles nombreuses (trois enfants et plus)[tooltips content= »Enquête CGET « La géographie des ménages » publiée en 2019″](2)[/tooltips]. Il est donc impossible d’appliquer des mesures nationales et notre société se déchire.
Au lieu d’unir la France, les politiques successives de François Hollande et d’Emmanuel Macron se sont toutes les deux inscrites dans une logique progressiste divisant chaque jour un peu plus. Cette déconstruction de la famille s’inscrit dans une volonté de brouiller les valeurs et les repères traditionnels.
Le modèle familial que nous choisissons définit la société que nous voulons. En transformant la famille, Macron tente de pérenniser un modèle progressiste. Renforcer le modèle uniparental, lorsque cette situation est choisie, c’est renforcer l’individualisme de notre société. Même si le modèle de la famille « nucléaire » est encore majoritaire en France, il est mis en danger par des logiques progressistes exacerbées. Accepter l’évolution de notre société ne veut pas dire que nous devons faire de toutes les exceptions des généralités. Ce n’est qu’en préservant la famille que nous réussirons à sortir de cette crise où individualisme, violence et sauvagerie sont rois.
Pour l’éditeur-théologien-historien, qui publie Le Sabre et le Turban, derrière les apparents revirements, l’histoire de la Turquie moderne est marquée depuis un siècle par une profonde continuité. Entre national-islamisme et islamisme national, le pays reste prisonnier des traumatismes de sa naissance.
Causeur. Depuis plus d’une décennie,Recep Tayyip Erdogan joue à l’enfant terrible sur la scène internationale tout en étouffant les libertés à l’intérieur de la Turquie. Dans votre livre, vous estimez que l’homme et son règne ne sont nullement un accident de parcours, mais qu’ils constituent au contraire l’aboutissement logique d’une histoire séculaire commencée avec Mustafa Kemal.
Jean-François Colosimo. En effet. Nous nous comportons comme s’il existait deux Turquie, une bonne et une mauvaise, entre lesquelles il nous faudrait choisir. Or, il n’est qu’une seule et même Turquie. Cet État-nation moderne est né, il y a à peine cent ans, d’un triple trauma. D’une part, la décomposition de l’Empire ottoman à partir des Temps modernes. D’autre part, le trou noir du génocide des Arméniens commis par les Jeunes-Turcs en 1915. Enfin, la Sublime Porte ayant lié son sort au Reich allemand, le syndrome de la défaite en 1918.
La Turquie qui surgit des décombres impériaux porte en elle l’angoisse de disparaître, car elle a failli ne pas être. En 1920, par le traité de Sèvres, les Alliés la réduisent au plateau anatolien flanqué d’une grande Arménie et d’une ébauche de Kurdistan. En 1923, Mustafa Kemal, vainqueur de la guerre de révolution nationale, impose les frontières élargies du traité de Lausanne, celles d’aujourd’hui, qui absorbent les territoires promis aux Arméniens et aux Kurdes. Une revanche dont Recep Tayyip Erdogan est le fier héritier.
Quels sont, selon vous, par-delà la simple succession chronologique, les éléments principaux de cette continuité turque ?
L’idée dominante est que la mosaïque de cultes et de cultures qui caractérisait l’Empire ottoman a causé sa perte. La nation régénérée doit donc perpétuellement se purger de toute altérité ou dissidence. Et ce, sous Kemal comme sous Erdogan.
Bien que la Turquie n’en soit pas responsable, la négation du génocide des Arméniens demeure une doctrine constitutive, actée par la loi. Le type patriotique supérieur, en fait exclusif, continue de reposer sur les deux mêmes piliers : l’ethnie turque et la confession sunnite. Et la désignation des ennemis intérieurs reste prioritaire. Sus donc aux communautés qui entachent le modèle unique : les juifs, les Arméniens, les Grecs, tous allogènes, les Kurdes, qui sont musulmans mais pas turcs, les alévis, qui sont musulmans mais pas sunnites. Et tous les autres dont l’État ignore l’existence, mais qu’il n’oublie pas de persécuter. Depuis cent ans, la « fabrique identitaire » tourne à plein régime.
Erdogan s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens
Vous évoquez trois traumatismes de naissance. N’oubliez-vous pas un quatrième, la manière dont Atatürk a maltraité l’islam ?
C’est vrai. Disons plutôt l’ensemble des mœurs, us et coutumes. En l’espace de trois ans, Atatürk occidentalise de force une population orientale qui, d’un coup, change d’alphabet, de calendrier, de mode vestimentaire, de système des poids et des mesures. Ses grands contemporains ne sont ni Daladier ni Wilson, mais Mussolini et Staline. C’est un démiurge politique qui crée une nation nouvelle, façonne un peuple nouveau.
Avec Erdogan et le retour aux sources islamiques, on assiste donc à un retour de balancier…
Non ! Le traumatisme est avéré, mais l’erdoganisme ne se réduit pas au retour des laissés-pour-compte du kémalisme. Erdogan ne revient pas, d’ailleurs, sur la modernisation techniciste d’Atatürk : lui-même se considère le héraut du « tigre anatolien ». On voudrait que, mécaniquement, une période de sécularisation politique appelle une période de réaction religieuse. C’est oblitérer l’unité entre le politique et le religieux. Il y a continuité. Seul le carburant varie. Kemal nationalise l’islam. Erdogan islamise la nation. Leur prétendu duel est un duo.
Soyons clairs: si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte
Pourtant, tout de suite après la mort d’Atatürk, le multipartisme est adopté et la déconstruction du modèle laïciste lancée.
Soyons clairs : si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte. Son modèle n’est donc nullement laïque dans le sens que nous donnons à ce terme en France. Avant 1923, il instrumentalise le fond musulman comme levier d’insurrection en rassemblant autour de lui les chefs confrériques afin de mobiliser les masses populaires. Après 1923, il crée la Diyanet, le département des Affaires religieuses, dont il fait l’un des principaux organes gouvernementaux en le dotant d’une administration tentaculaire pour transformer les oulémas en fonctionnaires. Il faut que la mosquée, comme la caserne, soit soumise à l’État.
Néanmoins, en 1950, lorsque Adnan Menderes arrive au pouvoir, il rétablit les confréries, la prière publique et l’enseignement religieux à l’école. Il lâche la bride aux différents acteurs de l’islam, non ?
Exact. Mais c’est le résultat de son option libérale et de son calcul électoraliste, deux facteurs dont Kemal pouvait se passer grâce à son aura unique. Toutefois, en 1960, Menderes est victime du premier coup d’État militaire : il est exécuté l’année suivante au nom d’un kémalisme intégraliste. Le deuxième coup d’État, celui de 1971, est l’œuvre d’un kémalisme néoconservateur avant la lettre. Quant au troisième coup d’État, en 1980, il se veut clairement kémalo-islamiste ! Il y a donc un retour toujours plus conscient au fondement : l’identitarisme turco-sunnite.
Ne faut-il pas considérer cependant que Menderes opère une brèche cruciale en renversant le processus révolutionnaire kémaliste, conduit du haut vers le bas, au profit du soutien des masses émanant de la base vers le sommet ?
Oui et non. Au départ, Kemal a pour compagnon de route Saïd Nursî : ce soufi d’origine kurde, qui est à la fois un musulman moderniste et un nationaliste turc, pense également qu’il faut réformer le peuple avant l’État. Pour lui, la révolution doit venir de la multitude et avoir pour but la rénovation de l’islam. Les deux hommes se séparent et Nursî finit sa vie en exil. Les islamistes vont se réclamer de lui afin de légitimer leur stratégie de l’entrisme. Un des héritiers officiels de Saïd Nursî n’est autre que le célèbre Fethullah Gülen. Grâce à ses disciples infiltrés dans l’appareil d’État, le chef de la confrérie Hizmet aide Erdogan à conquérir le pouvoir avant que ce dernier se retourne contre lui. Au bout du compte, Kemal et Erdogan ressortent comme deux absolutistes à la tête de la même machine politico-religieuse.
En fait, ils correspondent aux désirs de la « base » des Turcs d’Anatolie qui veulent à la fois le progrès économique et le maintien de la tradition. Ils ressemblent aux premiers entrepreneurs protestants au moment de l’émergence du capitalisme : puritanisme moral, demande d’ordre, apologie du travail, valorisation de la famille. À l’entour des années 1960, ils ne réclament pas plus d’islam, mais un pouvoir fort, un homme providentiel, un chef capable d’assurer l’unité, la puissance, la conquête. Erdogan est bien le vrai successeur de Kemal.
Votre analyse de la permanence turque ne conduit-elle pas à une forme d’essentialisme ? La Turquie est-elle vraiment condamnée à osciller entre national-islamisme et islamo-nationalisme ?
Je combats l’essentialisme en histoire. Ce n’est pas moi, c’est la Turquie qui reste prisonnière du syndrome de l’enfermement et de la répétition, source de nombre des problèmes qu’elle connaît à l’intérieur et qu’elle cause à l’extérieur. Mon souhait est qu’elle s’en libère grâce à la qualité de ses élites intellectuelles ou artistiques, mais aussi aux vertus dont font montre les Turcs ordinaires. Pour autant, à ce jour, il y a continuité.
Vous oubliez qu’en 1997, la Turquie aurait pu prendre un autre chemin si l’armée avait accepté l’alliance entre islamistes et conservateurs libéraux…
Rien n’est moins sûr ! En 1997 – ce sera leur dernière intervention réussie –, les militaires démettent le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, le mentor d’Erdogan, qui est arrivé au pouvoir en s’alliant avec les libéraux façon Menderes. Certes, comme le suggère votre question, cet échec va accélérer l’émergence du modèle AKP, de ladite « islamo-démocratie » abusivement présentée comme le pendant de la démocratie chrétienne. Washington ne pense qu’à l’OTAN et conforme Bruxelles à sa nouvelle ligne vert-islam. Au nom des droits de l’homme, l’Europe exige que les généraux rentrent dans leurs casernes. Les militaires, qui demeurent occidentalistes, sont de moins en moins européistes. Du coup, Erdogan se présente comme le champion de l’entrée dans l’Union. Il élargit ainsi magistralement sa base en agrégeant des électorats qui ne sont nullement islamistes, mais se laissent aveugler par la promesse démocratique que leur semble porter son engagement. Sauf qu’à l’évidence, il s’agit d’un marché de dupes qui montre – et c’est la réponse à votre question – combien, même à cet apparent tournant, la Turquie n’est pas sortie de son syndrome natal et de son schéma récurrent.
La Turquie peut-être pas, mais un grand nombre de Turcs sans doute ! Malgré sa mainmise étatique et médiatique, lors des élections présidentielles de 2016 et 2018, Erdogan ne recueille que 52 % des voix…
Les 48 % restant représentent malheureusement une opposition divisée et un électorat éclaté. Ce que je retiens de ces scrutins est l’alliance de l’AKP avec le parti ultra droitier MHP qui de son laïcisme initial dans les années 1960 est passé au national-islamisme sous l’influence de son chef et idéologue Alparslan Türkeş. Soit, une fois de plus, l’alliance entre le sabre et le turban, la caserne et la mosquée !
Ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique
Sans doute, mais presque un Turc sur deux dit non à Erdogan ! En 2016, il a été obligé de s’y prendre à deux fois à quelques mois d’écart, et en lançant une offensive contre les Kurdes entre les deux scrutins…
Vous avez raison, ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique. Certes, comme je l’ai déjà dit, de l’un à l’autre le dosage entre nation et religion varie. Certes le parti kurde, le HDP, a su rallier des Turcs au nom du rassemblement du camp progressiste et les alévis ont su fédérer les dissidences musulmanes hétérodoxes, chiites ou soufies, au nom d’un front commun de l’islam libéral. Ces faits sont notables. Mais l’État turc reste cette machine à exclure les différences et, après un siècle d’arasement, l’addition de ces différences ne constitue toujours pas une majorité. Et ce, d’autant plus après la vague de répression constante qui s’exerce depuis le putsch avorté de 2016.
À ce constat de succès somme toute relatif à l’intérieur, il faut ajouter un bilan géopolitique en demi-teinte. Son pari en Égypte ? Perdant. Son intervention en Syrie ? Ratée. Son intrusion en Libye ? Indécise. Erdogan a ramassé des jetons sur le tapis, mais n’est pas encore passé à la caisse et la partie n’est pas finie…
Son bilan est mitigé, car il s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens. La Turquie qu’il dirige reste un pays économiquement dépendant dont, de surcroît, il a récemment décapité les élites, notamment militaires, mais aussi savantes et intellectuelles. Cependant, Erdogan est fort de nos faiblesses. Il joue gros par-delà ses frontières comme Atatürk aurait aimé le faire.
Le voilà qui avance ses pions vers Alep et Mossoul, que Kemal a convoitées en son temps. À l’époque, Londres et Paris ont dit non : cette bande qui part de la Méditerranée, remonte en boucle jusqu’à la Caspienne et sert de ligne de démarcation entre les mondes anatolien et arabe constitue en effet un vecteur d’expansion. Dans l’Égée, il vise comme son prédécesseur y avait pensé, à rompre le rideau des îles grecques et à conforter Chypre comme une plate-forme stratégique. Dans les Balkans, au Kosovo, en Albanie, en Macédoine, ces anciens territoires de la Sublime Porte conquis bien avant Constantinople et dont Atatürk, né à Salonique, était originaire, il étend son influence politique, économique et religieuse. En Libye, il se place à proximité du canal de Suez, se rapproche des pays du Golfe, la hantise de Kemal, et se dote d’un deuxième sas de migration face à l’Europe. Puis il y a le Caucase, l’alliance militaire avec l’Azerbaïdjan, et il y a l’Asie, la cause des Ouïghours de Chine qui ont la particularité d’être turcophones et sunnites : deux sujets à l’ordre du jour depuis 1923.
Néo-ottoman, panturc, Erdogan est aussi panislamiste en qualité de patron de l’internationale des Frères musulmans, ainsi qu’il vient de le montrer dans son offensive contre la France. Il agit aussi contre Paris dans la Corne de l’Afrique et au Sahel. Enfin, maître-chanteur sur la question des migrants, il entend régenter dans le même temps les émigrés des diasporas turques au sein de l’Union. Ce n’est pas la Turquie qui a changé, c’est le monde.
Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement
L’homme est fort, mais son jeu n’est pas terrible…
Exactement. D’ailleurs, il veut moins restaurer l’empire que satelliser ses dominions. Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement et des sanctions pourraient l’ébranler profondément. N’oublions pas que pour beaucoup de ses partisans, il n’est pas le Père de la reconquête, mais de la prospérité. Et c’est justement son talon d’Achille.
La Cour de cassation a confirmé la condamnation de Françoise Martres
Ce 12 janvier, la Cour de cassation a rejeté les pourvois de l’ancienne présidente du Syndicat de la magistrature (SM), Françoise Martres, dont le nom est désormais associé au fameux « mur des cons » sur lequel étaient inscrits des noms de parents de victimes et de personnalités de droite. L’affaire avait provoqué un tollé et suscite des questions éthiques quant à l’apparence de l’impartialité de la justice et sur le risque d’une métonymie dans l’opinion qui ferait confondre les épéistes du syndicat avec l’épée de la justice de Thémis.
En 2013, Atlantico avait publié une vidéo montrant le « mur des cons », filmé par un journaliste de France 3, Clément Weill-Raynal, dans les locaux du syndicat. On pouvait notamment y voir les noms d’Éric Zemmour, de Nicolas Sarkozy ou Philippe Schmitt, père d’Anne-Lorraine Schmitt, sauvagement assassinée en 2007 dans une rame du RER. Ce dernier était connu pour avoir dénoncé des dysfonctionnements de la justice ayant mené à la libération d’un criminel qui a ensuite tué sa fille, Anne-Lorraine. Il avait alors porté plainte contre Françoise Martres que le tribunal correctionnel de Paris condamna pour « injure publique ». La Cour d’appel confirma le jugement au motif que le local avait perdu son caractère privé pour devenir public et que l’exposition avait « été accomplie avec la conscience que le support serait vu par des tiers » quand bien même il lui aurait été interdit de le filmer. Jean-Luc Mélenchon avait apporté son soutien au SM en parlant de « provocation monstrueuse » contre la magistrature, confondant l’attitude du Syndicat et la justice. Le syndicat national des journalistes–CGT avait soutenu le SM et demandé avec succès une mise à pied de Weill-Raynal, une attitude dénoncée dans Causeur par Luc Rosenzweig.
Loin de faire amende honorable, le SM avait qualifié son mur de « défouloir un peu potache », dénoncé l’indignation générale et demandé au garde des Sceaux de le soutenir. Simple justiciable, Françoise Martres avait manifesté son refus de répondre aux juges du tribunal correctionnel qui voulaient savoir qui avait affiché les photos sur le mur, leur disant : « Je n’ai pas à vous répondre, vous n’avez qu’à chercher vous-mêmes ! » L’argument du syndicat est qu’il s’agit d’un défouloir dans un lieu privé, sans rapport avec la justice. C’est toute la question de la distinction entre public et privé, et de l’impartialité de la justice qui s’est vue ainsi projetée sur le devant de la scène républicaine.
Du sentiment d’injustice à l’impression de partialité : l’exemple Kohlhaas
D’une affaire privée, on est passé à une affaire publique : d’une part parce qu’un journaliste avait été invité dans les locaux, d’autre part parce qu’était mise en cause l’impartialité de la justice. Si des parents de victimes et des politiques pouvaient exprimer leurs doutes sur le sérieux de l’institution, ils étaient désormais dans une situation où c’est l’honnêteté même de la balance qui était mise en cause.
Dans Michael Kohlhaas, un classique de la littérature allemande du XIXe siècle, Heinrich von Kleist retisse l’histoire d’un marchand de chevaux privé de son bon droit par une justice manquant d’impartialité. Kohlhaas se rendait en Saxe afin de vendre des bêtes quand le junker von Tronka exigea illégalement comme droit de passage qu’il laissât deux chevaux en gage. Lorsque le maquignon revint prendre ses chevaux, ils étaient dans un état méconnaissable et la justice, proche du junker, ne lui fit pas droit. Dès lors, Kohlhaas entra en rébellion et entreprit des actions violentes pour être rétabli dans son état antérieur. Le Prince-électeur de Brandebourg obtint justice pour son sujet, mais ce dernier fut tout de même condamné à mort pour ses « attentats contre la paix publique », suite à une plainte de l’Empereur saisi par les Saxons. Ainsi, tout en subissant une sanction pour sa rébellion, Kohlhaas se voyait également rendre justice par un autre tribunal. Le sentiment de révolte devant l’injustice avait conduit au trouble de l’ordre public, une injustice privée était devenue une affaire d’intérêt général, car il s’agissait de la garantie de chaque sujet de ne pas être soumis à l’arbitraire et de se voir défendu par la puissance publique quand ses droits étaient violés, ses biens spoliés ou sa personne ainsi que celle de ses proches attaquées.
L’affirmation de leurs droits par Michael Kohlhaas ou Philippe Schmitt ne se résume pas à une affaire privée, car si la sanction pénale est entre les mains du juge judiciaire, le droit pénal n’en reste pas moins une affaire d’organisation par la puissance publique de ses relations avec les justiciables. Avec un devoir pour le juge de ne pas laisser soupçonner un manquement au devoir d’impartialité. Or, ici, des doutes se sont mués en impression d’évidences, de preuves. Philippe Schmitt s’est même publiquement demandé si ce « mur des cons » n’était en réalité pas une « liste noire ». Une question qui n’est pas anodine dans les affaires judiciaires concernant Nicolas Sarkozy, attaqué par ledit syndicat qui avait pris position contre lui lors de la présidentielle de 2012. L’avocat Régis de Castelnau a d’ailleurs souligné qu’Aude Buresi, chargée d’instruire les affaires Sarkozy et Fillon est membre du SM, ce qui ne peut que nourrir le doute sur l’impartialité de l’instruction, quand bien même le juge voudrait évacuer son parti pris contre les personnalités de droite.
Quand il exprime, d’une façon ou d’une autre, ce qu’il pense des justiciables, le magistrat ne peut que créer un état de doute sur son impartialité. Aussi bien quand il exprime sa sympathie pour une victime, comme le juge belge Connerotte, premier magistrat instructeur dans l’affaire Dutroux, dessaisi pour avoir participé à un dîner de soutien aux proies du pédophile, que lorsqu’il affiche sur un mur avec des collègues les noms de justiciables pour les mépriser. Outre « le manquement par le magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité », défini comme faute disciplinaire par le statut de la magistrature, l’affaire du « mur des cons » ébranle la confiance en la justice.
Il existe une forte implication de la morale dans les relations du juge avec le justiciable, car tout doit être fait pour que la justice ne soit pas soupçonnée de partialité. L’adage de Lord Hewart est bien connu des juristes anglo-saxons, qui assure « Il est d’une importance non pas quelconque mais fondamentale que la justice ne soit pas seulement rendue, mais qu’elle soit perçue comme la rendant de façon manifeste et sans soulever de doute. » Ce principe énoncé en 1923 par le lord juge en chef d’Angleterre et du pays de Galles dans l’affaire The King v. Sussex Justices a suscité une réflexion en éthique judiciaire tant aux États-Unis qu’en Europe. C’est la question de la confiance du public dans la justice, la nécessité pour la justice d’être vue comme juste quand elle tranche. L’obligation de transparence déshabille les motivations, les réalités privées derrière les publiques.
Hannah Arendt et la distinction entre le privé et le public
Cette indivisibilité entre actes privés et publics de la part du magistrat, quand est concerné l’ouvrage judiciaire, est résumée par Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne lorsqu’elle dit du mot « public » qu’il « signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Pour nous l’apparence — ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime- les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public ». La réalité ici perçue, c’est l’attitude privée du juge, désormais indétachable du rendu de la justice dans l’opinion commune. L’argument de l’activité syndicale privée et détachable du ministère ne compte d’ailleurs pas toujours, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat qui élargi la limite de l’obligation de réserve aux actions syndicales dans d’autres domaines, quand est en cause l’autorité de la justice.
Si Françoise Martres entendait saisir la Cour européenne des droits de l’homme, elle ne pourrait le faire en ignorant la jurisprudence de celle-ci qui avait résumé en anglais l’adage de Lord Hewart dans un arrêt de 1970 : Justice must not only be done; it must also be seen to be done (il ne suffit pas que la justice soit rendue, elle doit encore être perçue en train de le faire).
Sur le moment, j’ai seulement trouvé que cela trahissait une forme de stupidité, rien qui justifiât d’écrire un mot à ce sujet. Mais en y repensant, je me dis que la chose est symptomatique.
Il y a un peu plus d’une semaine, France 2 diffusait une rétrospective intitulée « 2000-2020: 20 ans d’images inoubliables » présentée par Nagui et Leïla Kaddour. La sélection des images résultait d’un sondage mené par Opinion Way, demandant aux Français de désigner les événements qui ont eu le plus d’importance pour eux depuis l’entrée dans le nouveau millénaire, et ces faits marquants étaient répartis en plusieurs catégories, parmi lesquelles une section « humour ». Je ne suis pas parvenue à trouver le « replay » de cette émission mais ceux qui ont de meilleurs talents que moi pour explorer la toile y parviendront et pourront confirmer ce que je raconte.
Dans cette catégorie « humour », mention est faite de Blanche Gardin et cette évocation s’accompagne d’une précision du genre « qui ose tout » ou « qui ne s’interdit rien » ou « qui repousse les frontières de…» ; enfin, je ne sais plus. Une formule hyperbolique comme les journalistes en pondent à la chaîne, sur commande. Pour prouver ce qu’elle avance, la voix off s’efface quelque instants afin de donner à entendre l’extrait d’un sketch de Blanche Gardin. L’émission a sélectionné, très bon choix, celui qu’elle a joué lors de la remise du Molière de l’humour (à elle-même) en 2018.
À ceux qui n’auraient jamais vu ce sketch (ou qui veulent le revoir), je fournis ici le lien. La rétrospective de France 2 ne pouvait diffuser le sketch en entier car il est trop long pour une émission qui a l’ambition d’offrir un panorama de l’humour sur vingt années. Mais quand on doit couper, il ne faut pas dénaturer ce que l’on coupe. Ainsi, quitte à ne garder que quelques secondes de ce sketch, j’aurais pris ceci (3:05 et suiv.) :
Est-ce qu’on a basculé dans le règne de la bienséance? Si on regarde la liste des nominés pour ce Molière de l’humour, on serait tenté de dire oui, hein? Y a qu’à voir ce qu’on a dans cette liste: on a un Noir, on a un Arabe, on a un Réunionnais, on a une femme. Alors, ils ont quand même glissé un normal, hein : un mâle blanc de quarante ans. Autant dire que tu vas rester assis, ce soir, Jérôme [Commandeur]. A moins que tu sois pédé.
Mais France 2 a beau vouloir rendre hommage à Blanche Gardin, l’humour de celle-ci doit paraître insupportable à ces gens bien comme-il-faut; alors ils ont préféré amputer une blague pour la rendre tolérable.
Et résultat, on ne voit plus du tout en quoi Blanche Gardin est subversive :
Alors on m’a dit que des Juifs s’étaient glissés dans la salle. Vous pouvez rester, hein. Alors, c’est pas de moi, vous aurez reconnu, c’était Desproges. Mais c’est devenu un lieu commun de dire aujourd’hui: « Desproges pourrait plus dire, aujourd’hui, ce qu’il disait. » Bah, la preuve que si, je viens de le faire.
La subversion tolérable sur France 2 s’arrête là.
C’est ce passage, strictement, que la chaîne a retenu pour illustrer l’humour de Blanche Gardin.
Pourtant, tout ce que la salle compte de bien-pensance bourgeoise de gauche rit à gorge déployée, songeant « comme elle a raison! Elle vient de prouver qu’on est libre de rire de tout, contrairement à ce que prétendent quelques grincheux droitards ». Alors, qu’y a-t-il d’osé dans ce sketch? En réalité, il n’est pas fini et il y manque l’essentiel: la chute.
Voici ce que France 2 a coupé:
Cela fait trente ans que Desproges nous a quittés. Maintenant on est en 2018, alors je propose d’actualiser cette lamentation, si les gens veulent vraiment se lamenter. Est-ce qu’on pourrait pas plutôt dire : est-ce que Tex pourrait dire…ce qu’il disait il y a trois mois? Bah non. Non, il pourrait pas.
Et là, pas de cris d’approbations, les applaudissements sont moins fournis et l’on voit même quelques mines totalement effarées, figées en un sourire incrédule. Tex, animateur des Z’Amours avait été renvoyé, on s’en souvient, pour une blague sur les femmes battues. Tel que France 2 l’a coupé, le sketch de Blanche Gardin semble vouloir démontrer que, contrairement à ce que disent les grincheux, oui on peut rire de tout aujourd’hui. Alors que ce sketch, précisément, dénonçait une pratique de la censure et la sanctuarisation de sujets tabous, interdits à l’humour. Il est vrai que la chaîne qui avait congédié Tex n’était autre… que France 2.
Macron y a songé, et contraint et forcé, il vient d’y renoncer.
Verlaine et Rimbaud furent amants pendant deux ans. Cet aspect des choses n’efface en rien le fait qu’ils figurent parmi les plus grands poètes de la langue française. Et ce pour toujours.
On aurait pu placer Verlaine au Panthéon. On aurait pu en faire de même avec Rimbaud. Mais ensemble ? A l’époque où ils filaient leurs amours coupables (jugés coupables au XIXème siècle) le PACS et le mariage pour tous n’existaient pas.
Qui a bien pu vouloir les unir au Panthéon où ils auraient pris place aux côtés de deux autres couples célèbres, Marie et Pierre Curie, Simone et Jean Veil ? Un lobby frénétique, envahissant et toujours à la recherche de reconnaissance ! Des pétitions ont circulé pour que Verlaine et Rimbaud accèdent, l’un près de l’autre, au temple où reposent nos grands hommes.
Elles ont été appuyées par nombre de ministres de la Culture parmi lesquels, sans surprise, Jack Lang et Franck Riester. Emmanuel Macron n’a pas été indifférent à ces initiatives émanant du monde de la culture qu’il affectionne. Il a donc envisagé de faire transporter au Panthéon les dépouilles de l’auteur du « Bateau ivre » et de celui de « Chanson d’automne ».
Finalement, il y a renoncé car la famille de Rimbaud y a mis son veto trouvant la ficelle arc-en-ciel un peu grosse. Une arrière-arrière-petite-nièce de Rimbaud a trouvé les mots justes: « si on les met ensemble au Panthéon, tout ce qu’on retiendra c’est qu’ils étaient homosexuels ». En effet. Retenons que Rimbaud et Verlaine étaient de grands poètes.