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Philippe Jaccottet, sans faste et sans frime


Suisse de langue française, poète à la fois célébré et secret, traducteur de Rilke, Homère et Musil, Philippe Jaccottet, 96 ans, est donc mort le 24 février dernier, à Grignan dans la Drôme. Le lire nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages.


Toute sa vie, Jaccottet a répudié les superlatifs. Ni diva ni briseur d’assiettes, moins fêté que Zemmour ou Zidane, il nous a quittés en catimini, sans faste et sans frime – ça repose, et ça lui ressemble.

Son métier ? Avant d’écrire, avant même d’oser respirer, il observe. Jusqu’à se dissoudre dans une mystique du regard qui pousse le poète à deviner à chaque instant ce qui conspire sous le visible – ce qui par exemple fait de la pomme un astre immobile et d’une carafe obscure un minaret, en se souvenant de Cézanne et de Morandi. Jusqu’à devenir hermétique à soi – et « transparent à la lumière ».

S’ils sont dans le vrai, lui aussi !

J’aime tout de sa clarté, de ses scrupules, de ses repentirs – au sens artisanal. Et sa défiance pieuse, presque puritaine, envers les images. Ses sensations forment une algèbre. Rien d’amer, rien de flou – tout l’éloigne de la brume quoique sa rêverie d’initié, son tao qui n’est pas une doctrine, soit coupée d’Allemagne. Et d’Italie. Et de France – celle de du Bellay qui sent bon l’haleine des prés.

Une épitaphe ? Philippe Jaccottet (1925-2021). Un chaman du canton de Vaud émigré dans la Drôme. De tout ce que son œil élude, la connaissance intime lui demeure.

Car « le mystère, ce n’est pas l’invisible, c’est le visible », disait Oscar Wilde. Nul n’est plus éloigné que Jaccottet du symbolisme tapageur et des bravades d’Oscar – et il préfère de loin les « visions » d’un autre Irlandais, George William Russell alias « A.E. », l’ami de Yeats –, mais il me semble que sur ce point il ne l’aurait pas démenti : « Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps » (La Semaison : Carnets 1959-1974). Comme si le fétu, le grain de blé, le moindre atome contenait la totalité de l’univers in a nutshell – dans une coque de noix !

C’est d’abord cela, Jaccottet, un œil – un détecteur de fumée. Une faculté de sentir – et d’écouter. Rien d’une expérience religieuse, sinon celle d’un silence à quoi le poète fait écho sans vouloir à tout prix le remplir avec des mots. Il note : « Octobre. Ce soir, lumière dorée dans l’air froid. » Puis : « Voici que maintenant l’or vire au rose » ou encore avec un tact reçu du Japon : « Automne, choses voilées ». C’est tout ? Oui, ça suffit, pas besoin d’en rajouter. La mélancolie est déjà dans la feuille morte, et la solitude dans le flocon de neige.

Aucune parade, pas une once de vulgarité chez cet homme à la fois célébré et secret, sauvage et distingué, modeste et sûr de soi. Un écrivain que sa hauteur ne rend pas hautain, et qui ne cesse de méditer sur son travail d’abeille – son cheminement. Préférant les antres et les bois aux salons, Jaccottet se moque gentiment de Madame de Sévigné, un personnage qui fait la gloire des enseignes de café à Grignan (où il habite). Il avoue son peu de goût pour l’histoire, les péripéties, fussent-elles littéraires : « C’est la terre que j’aime, la puissance des heures qui changent, et par la fenêtre je vois à ce moment précis l’ombre de la nuit d’hiver qui absorbe les arbres, les jardins, les petites vignes, les rocs. »

Aucun effort, en apparence, Jaccottet écrit comme une barque dérive au fil de l’eau. À côté de son ami René Char, « aigle ravisseur », ombrageux et fier, Jaccottet semble toujours prêt à s’absenter de lui-même afin que son emprise sur les choses demeure légère, furtive, sinueuse, hésitante, instantanée, loyale. La toute première phrase de ses Carnets : « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. » Ça dit tout de sa quête.

Saint-John Perse qu’il admire de loin lui semble une conque marine qui résonne en vain dans un Parthénon désert. Et il soupire : « Je ne vois plus de monuments ni de peintures ; seulement des lueurs ou des éclairs. » Keats ? Byron ? Baudelaire même ! De beaux restes, des pots cassés, des vestiges – mais Leopardi et Hölderlin lui parlent encore à voix basse. Et son cher Ungaretti, cassant comme un os.

Sa fragilité est une garantie. Son incertitude est un don. Son humilité est un orgueil. Jaccottet ne décrit pas, il réitère, il continue, il prolonge. Ce qu’il voudrait ? Rivaliser avec un grillon dans la connaissance de l’herbe. Écrire du point de vue de l’ours ou de l’escargot. Pouvoir ignorer l’amour et les femmes dont il ne parle guère. N’effleurer que les contours de l’être pour mieux toucher le cœur des choses, d’où ce souhait dans l’allure d’une requête triomphale : « L’effacement soit ma façon de resplendir » ! (L’Ignorant, 1957).

Encore faut-il remuer ciel et terre, s’exercer longtemps jusqu’à tressaillir, les yeux rivés sur le dedans, comme un joueur d’échecs sur son damier ou un chasseur aux aguets, toujours prompt à déceler de l’infini dans l’infime. Dans la paume du vieillard : un crâne d’enfant. Dans le crapaud : une jeune fille. Et dans la gueule du loup : ce que vous voulez ! Tout est conte dans la nature.

Jaccottet parle, je le jure !, la langue des oiseaux et des serpents qui seuls se souviennent des dieux. Il ne nous rend pas plus gais, mais il nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages. Seul l’arbre sait ce que signifie : ici. Seul le fleuve sait ce que signifie : là-bas. Entre l’arbre et le fleuve : ça, la poésie. Une leçon de choses – oubliée !

Je ne sais pourquoi, je l’ai toujours imaginé heureux – sombre mais heureux. Je crois qu’il n’a jamais menti. Entré vivant dans la collection de la Pléiade, chez Gallimard, Jaccottet est parti sans bruit, lui qui rêvait « d’être éternellement mortel », quelques jours à peine avant que soient publiés chez le même éditeur ses deux ultimes recueils : Le Dernier Livre de Madrigaux et La Clarté Notre-Dame. L’élégance même ! « Ainsi lié, je me délivre de l’hiver… » – son renom discret le protège dans la mort des secousses et des malentendus.

Retour sur le Pépitagate

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Aveuglés par un antiracisme de brocante, quand nos médias progressistes ne leur attribuent pas le terme condescendant de “racisées”, ils partent chaque jour à la recherche de victimes à mettre en avant. Avec Pépita, la clique de “Quotidien” sur TMC a toutefois réalisé un gros raté. La vedette du petit écran n’a pas accepté de se voir instrumentalisée. « Humiliée et salie », elle a révélé ne pas en avoir dormi pendant deux jours. Retour sur les images de “Pyramide” de 1995, avec les analyses de Nesrine Briki et Célina Barahona.


Il ne faudrait jamais jauger hier à l’aune d’une lecture ancrée dans la morale d’aujourd’hui. Malheureusement, c’est un procédé bien rodé de la « cancel culture ». Il s’agit d’explorer fébrilement le passé, à la recherche de l’image ou de la scène qui indignera le plus la sensibilité progressiste.

Diffusée par TMC mardi soir, une vidéo de quelques secondes déterre des extraits de l’émission Pyramide. Les séquences choisies et le montage proposé sont orientés de sorte que Pépita, l’une des animatrices, apparaisse en potiche opprimée. Si les images provoquent un premier tollé et une indignation collective (l’émission enregistrée au milieu des années 90 montrerait d’affreux racistes), c’est la réaction de la principale concernée qui lui vaut à présent des tombereaux d’insultes.

Comprendre le Pépitagate

Si l’on vous dit Pépita, Néfertiti, Égypte, midi ou France 2, vous répondrez probablement Pyramide. Le nom de ce jeu télévisé devrait forcément vous évoquer quelque chose. Et pour cause, animé par Patrice Laffont et Pépita, ce jeu aux règles obscures avait occupé la tranche horaire méridionale de la deuxième chaine plus d’une décennie durant. Avec des parts de marché atteignant 25% dans ses meilleurs saisons, Pyramide fut très populaire entre 1991 et 2003. Le succès de l’émission reposait en grande partie sur l’esprit bon enfant qui y régnait, les vannes et plaisanteries n’étaient pas toujours très fines, mais cela restait un programme de divertissement, non un colloque culturel.

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Les personnalités des présentateurs et des intervenants avaient aussi largement contribué à la popularité du programme, notamment celle de Pépita, la pétillante animatrice qui assistait Patrice Laffont. Une recette efficace puisque le jeu fut récompensé de deux 7 d’or, en 1996 et en 1999. Depuis quelques jours, ce jeu mythique revient au devant de l’agora médiatique ; Canap 95, une émission présentée par Etienne Carbonnier sur TMC, a récemment diffusé des extraits qui ont provoqué un sacré potin. Sur les milliers d’heures d’émission Pyramide, les images sélectionnées pour la séquence retenue étaient aiguillées de manière à faire passer Pépita pour une victime d’actes « racistes et misogynes. » On y voit Patrice Laffont oser lui demander d’aller distribuer les boites aux candidats en l’appelant « ma petite chérie », avant de l’inviter à s’asseoir à côté d’un gros lourdaud à l’œil torve, qui semble insister pour qu’elle s’exécute… Ces extraits étaient accompagnés de commentaires bien comme il faut, tels que « en fait, Pépita devait subir ces réflexions à chaque émission et à l’époque ça ne choquait personne. »

Néanmoins, l’extrait qui a le plus fait réagir est celui où Pépita tenait dans ses mains une carte postale représentant un singe. Nefertiti, la voix-off de l’émission, avait alors déclaré: «Oh c’est vous en photo Pépit‘».  «C’est à force de manger des bananes, voilà ce que ça fait», avait surenchéri Patrice Laffont. Scandale! Aussitôt, une vague de solidarité déferle: articles, tweets ou podcasts indignés viennent au secours de l’ex-animatrice. Ces images sont qualifiées « d’insoutenables »[tooltips content= »https://www.journaldesfemmes.fr/people/actus/2707315-pepita-pyramide-sexisme-racisme-couple-vie-que-devient-elle »](1)[/tooltips], Pépita serait victime de « misogynoir »[tooltips content= »ibid »](2)[/tooltips], une forme de misogynie décomplexée ciblant spécifiquement les femmes noires. Toute la semaine écoulée, de très nombreux commentateurs se demandent comment la pauvre femme a pu supporter un tel racisme et un tel manque de respect tout ce temps. 

Pépita remet les pendules à l’heure

Deux jours plus tard dans le Parisien, la principale concernée s’exprime au sujet des images, loin d’en approuver les analyses. Au contraire, la starlette fustige l’orientation et la lecture faites de ces images décontextualisées: « En choisissant ces images, ils se sont complètement trompés de cible, » tempête-t-elleChoquée par le montage de Canap 95, Pépita a tenu à prendre la défense de ses camarades de l’époque: « S’il y a un endroit où je n’ai jamais vécu le manque de respect, la misogynie ou le racisme, c’est sur le plateau de Pyramide. » Au sujet de la comparaison douteuse avec un chimpanzé, Pépita replace les faits dans leur contexte: «On en avait plaisanté avant de prendre l’antenne (…) C’est même moi qui, en coulisses, avais dit «On dirait moi!». On a décidé de la faire en plateau, c’est tout». 

Tout en dénonçant l’instrumentalisation idéologique dont elle est la cible, elle n’hésite pas également à mettre en cause l’émission de TMC, qu’elle accuse de vouloir « faire du buzz » : « Les personnes qui m’ont humiliée, ce sont celles de « Canap 95 » (…) Ils m’ont fait passer pour la Noire qui subit le racisme, qui n’a pas eu le choix pour avoir un travail… On va où là? Qui sont-ils pour parler à ma place? » Loin de décolérer, l’ancienne animatrice est intervenue dans l’émission de Cyril Hanouna pour réaffirmer son soutien à ses anciens collègues.

De victime à « bounty »

Ceux qui vingt-quatre heures plus tôt déploraient la « violence » de la séquence et apportaient leur soutien à l’ancienne animatrice effectuèrent un virage complet ; la réaction de Pépita n’était pas celle escomptée. Au lieu de rejoindre la cohorte des indignés, celle-ci a préféré donner sa version des faits.

Il n’en fallait pas plus pour que les tombereaux d’insultes se déversent sur la quadragénaire: « Vendue ! Traîtresse! Bounty !: » Cette dernière dénomination péjorative de “Bounty” fait référence à la célèbre barre de chocolat noir enrobée de noix de coco, forcément blanche… Ce terme désigne en gros les noirs qui seraient « noirs à l’extérieur et blancs à l’intérieur ». Cela peut faire penser à un autre petit scandale, américain, lorsque Joe Biden avait accusé pendant la campagne électorale les citoyens noirs qui votaient Trump d’être « de faux noirs. »[tooltips content= »https://www.france24.com/fr/20200522-joe-biden-fait-pol%C3%A9mique-en-d%C3%A9clarant-qu-un-noir-n-est-pas-noir-s-il-vote-trump »](3)[/tooltips]

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Certains mécontents sont allés jusqu’à évoquer le syndrome de Stockholm, affirmant que le ressenti de Pépita aurait été faussé par un sentiment diffus de loyauté causé par un conditionnement psychologique. Ce qui est paradoxal en soi, puisque l’idéologie portée par la cohorte des indignés place d’ordinaire le ressenti comme vertu quasi sacrée. Selon la vision du monde de ces antiracistes de pacotille, le ressenti, à plus forte raison celui des minorités, primerait sur toutes analyses ou fait objectif.  

La violence n’est pas là où on le dit

Audrey Lorriaux, grand reporter spécialisée dans la discrimination et le genre, officiant chez 20 Minutes, déclare ainsi [tooltips content= »https://twitter.com/audelorriaux/status/1377899739094659081″](4)[/tooltips]: « les stéréotypes racistes ne sont pas définis par le ressenti des gens, mais par les historien.nes spécialistes. Cependant on peut recevoir des remarques racistes sans se sentir victime, et oui on est seul.e à décider si on est victime ou pas. » Selon le député Aurélien Taché, l’affection de Pépita lui aurait « brouillé la vue[tooltips content= »https://twitter.com/Aurelientache/status/1377956052344389634″](5)[/tooltips] Au-delà des insultes, l’humiliation, la vraie, ne réside-t-elle pas pourtant dans ce paternalisme qui dénie à une personne son sens du discernement ? La véritable violence n’est-elle pas celle qui veut assigner les « racisés » à un éternel statut de victime, enfermer des « individualités » dans des castes hermétiques ? La véritable violence n’est-elle pas ce refus d’entendre les voix discordantes avec le narratif progressiste si friand de « racisme institutionnalisé » ? L’aptitude de Pépita à jauger une situation est niée, celle-ci souffrirait « d’oppressions intériorisées », expression à la mode qui, selon la Canadian Race Relation Fondation, « fait référence au fait d’intégrer dans sa culture les mauvais traitements récurrents subis par les membres de son groupe, d’accepter les messages négatifs transmis par le groupe dominant à leur sujet, et de s’emprisonner dans un rôle de victime. »[tooltips content= »https://www.crrf-fcrr.ca/fr/bibliotheque/glossaire-fr-fr-1/item/22959-oppression-interiorisee »](6)[/tooltips] Fadaises ! c’est tout le contraire qui s’est produit avec Pépita. Loin de se laisser emprisonner dans un statut de victime, celle-ci s’est insurgée pour rétablir la vérité et reconquérir sa dignité. Et nous l’avons dit, la prétendue violence infligée à Pépita trente ans auparavant n’est rien en comparaison avec celle qu’elle subit aujourd’hui. Quand on y réfléchit bien, le mal, comme la beauté, réside dans le regard de celui qui observe, le philosophe Hume écrit à ce sujet qu’« il n’est rien qui soit en soi-même estimable ou méprisable, désirable ou détestable, beau ou laid; tous ces attributs découlent de la constitution et de la fabrique particulière des sentiments et affections des hommes. »[tooltips content= »https://www.universalis.fr/encyclopedie/david-hume/5-scepticisme-et-naturalisme/ »](7)[/tooltips]

Cela nous renseigne sur notre présent, où la haine revêt des formes diverses. Celle-ci peut même s’appuyer sur toute une assise scientifique (les études “postcoloniales” par exemple), et c’est là que réside le véritable danger.

Nesrine Briki et Celina Barahona.

Le conflit au Karabakh par-delà le bien et le mal

C’est un sujet -la récente guerre au Karabakh vue du côté azéri- sur lequel il est quasiment impossible d’écrire sous peine de se voir aussitôt accusé d’être stipendié par le gouvernement azerbaidjanais. Un sujet sur lequel le simple fait d’enquêter -qui est le principe même du journalisme ou du documentaire- entraîne d’emblée le soupçon.

Il y aurait le Bon (l’Arménie), la Brute (l’Azerbaidjan) et le Truand (la Turquie d’Erdogan). Or la réalité est tout à fait différente. 

J’en avais l’intuition depuis un moment, à vrai dire depuis que, durant l’automne dernier, ce conflit avait suscité dans les medias, sur les réseaux sociaux et chez les hommes politiques français un unanimisme quasi absolu, de l’extrême gauche à l’extrême droite, ce qui n’est le cas à peu près sur rien. 

Seul le point-de-vue arménien était entendu. Seul, il était écouté et l’ensemble de la presse française était allé d’un côté, en Arménie, et jamais (ou presque) de l’autre côté. 

Il y a bien sûr des explications à cela: la communauté arménienne est implantée depuis si longtemps en France et si bien intégrée qu’elle a joué de tous ses réseaux -ce qu’on ne peut pas lui reprocher- pour faire passer ses idées. Quasiment personne n’a d’amis azéris et nous sommes beaucoup -moi, le premier- à avoir des amis d’origine arménienne, très attachés à leurs origines. Ce qui est plus que normal. 

Il y a une autre explication: l’Azerbaidjan a la réputation d’être dirigée par un effroyable dictateur, ou plutôt une famille de dictateurs qui se transmettent le pouvoir de père en fils. Or, si l’Azerbaidjan est loin d’être un parangon de démocratie, telle qu’on l’imagine ici -la presse n’y est pas franchement libre, les portraits des présidents ornent toutes les routes du pays, et les habitudes forgées dans les écoles du KGB -où se forma Heydar Aliyev, le père du Président actuel- sont toujours très présentes- ,je ne crois pas que l’Arménie le soit beaucoup plus. L’Arménie se classe certes au 68ème rang du classement de Reporters sans Frontières, mais après une fulgurante remontée ces dernières années. Et il suffit de voir comment son dernier dirigeant, Nikol Pachinian, a été porté au pouvoir en 2018: par ce qu’on appellerait ailleurs poliment une révolution  ou plus vulgairement un coup d’État. 

C’est l’indépendance énergétique de plusieurs pays qui est en jeu et le régime azerbaidjanais le sait parfaitement. C’est ainsi que l’on a vu un pays catholique, l’Italie, soutenir un pays censé être musulman, l’Azerbaidjan, contre un pays chrétien, l’Arménie, et une République Islamique, l’Iran, soutenir Erevan alors qu’Israël était l’allié de Bakou…

Je suis donc parti le mois dernier avec mon ami Camille Lotteau, afin de réaliser un documentaire là-bas. Obtenir des visas pour Bakou ne fut pas simple, en particulier à cause du Covid qui y sévit. Mais, nous y fûmes, une fois sur place, extrêmement bien accueillis. C’est ainsi que nous avons pu circuler librement dans le pays, mais aussi dans les zones du Karabakh reprises par l’armée azérie fin 2020. Seule la ville de Choucha (Chouchi pour les Arméniens) -revendiquée par toutes les parties comme un puissant symbole et aujourd’hui azerbaidjanaise- nous fût impossible d’accès. À cause de la présence des troupes russes qui en contrôlent l’accès. À cause de la neige qui en rendait l’accès extrêmement difficile.

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Première constatation: l’Azerbaidjan n’est pas ce terrible pays islamique contre lequel on nous a raconté que l’Arménie était le dernier rempart, un rempart qui allait nous permettre de conserver notre héritage judéo-chrétien. Ce « choc des civilisations » dont parlait Michel Onfray dans un récent reportage. 

Le pays est une république laïque depuis 1918, les femmes y ont le droit de vote depuis la même date (soit près de trente ans avant la France) et l’on n’y croise pas la moindre femme voilée. À Bakou, comme dans les campagnes. Nulle part. Au contraire: les jeunes femmes y portent des mini-jupes, vont boire un verre entre copines dans les nombreux bars des grandes villes et l’alcool y coule à flot. Comme à Paris. 

Certes, 96% de la population est d’origine musulmane, mais on n’y entend nulle part le muezzin, les mosquées sont quasiment vides et les religions y vivent en parfaite harmonie. Interrogés, les leaders de la communauté juive m’ont ri au nez lorsque je leur ai demandé s’il y avait de l’antisémitisme dans le pays. Le chef de la communauté ashkénaze, Alexandre Sherovsky, m’a juré qu’il n’y avait jamais eu, dans toute l’histoire du pays, un quelconque pogrom, ce qui est exceptionnel pour la région, en particulier dans ces ex-républiques soviétiques où l’antisémitisme était monnaie courante. Et d’ajouter: « L’antisémitisme, je crois qu’en France, il y en a beaucoup plus ! » 

Quant au responsable des « Juifs des Montagnes », cette communauté très particulière qui est là depuis plus de trois mille ans, Milikh Yevdayev, lorsque je lui ai demandé s’il en était de même en Arménie, il m’a répondu avec un large sourire: « Trouvez-moi déjà un juif arménien, et on en reparle! ». 

Cette discussion se passait dans la grande synagogue située au centre de Bakou, une synagogue à peine surveillée par un policier, ce qui en dit long sur l’absence de crainte d’attentats dans cette ville éloignée de moins de deux cent kilomètres de la frontière iranienne. 

Ce sont ces mêmes personnes qui m’ont fait découvrir l’existence de l’étrange héros que l’Arménie encense aujourd’hui, le Général Garegin Nzdeh. Chef des unités arméniennes de l’armée russe qui se battaient contre les Turcs dès le début de la Première Guerre Mondiale, homme-clé dans la défense de la république d’Arménie fondée en 1918, adepte de l’idée de la Grande Arménie -qui incluerait aussi Géorgie et Azerbaidjan-, il se rapproche dans les années 30 des théories raciales des Nazis pour qui « une seule et même race existe en Allemagne et en Arménie ». Il crée ainsi en 1942 la Légion Arménienne au sein de la Wehrmacht, qui sera responsable, avec ses 30 000 hommes, de nombreux massacres de Juifs en Ukraine, en Crimée et même dans le Sud de la France, avant d’opérer un revirement (raté, puisqu’on l’expédia au goulag) en 1944 vers l’Armée Rouge de Staline, quand il sentit que le vent tournait. 

Il serait, bien sûr, injuste de rendre tous les Arméniens responsables de cette Légion. Il n’empêche: l’érection d’une immense statue en plein cœur d’Erevan en 2016, et plus encore le refus très récent des Arméniens du Haut-Karabakh de détruire la statue du même général qu’ils venaient d’ériger à Martuni, en dit long sur leur curieux rapport à ce triste « héros » qui fait plus penser à Pétain ou aux Oustachis croates qu’à un simple chef militaire. Pour moi qui pensais depuis toujours qu’il y avait une sorte d' »alliance métaphysique » entre Juifs et Arméniens, ces deux peuples qui ont été les victimes des deux principaux génocides du 20ème siècle, je dois dire que je tombais de haut. 

Est-ce grâce à l’Islam chiite qui y règne en maître, si le pays n’a jamais connu de vague islamiste? Peut-être. L’ayatollah qui y dirige les cultes, SheikhUlIslam Allahshukur Pashazada, et qui n’a pas l’air en odeur de sainteté chez ses voisins iraniens,  m’a ainsi affirmé prôner cet « Islam des lumières » que l’on recherche tant ailleurs. Vainement, la plupart du temps. Certes, il semblerait qu’il y ait eu des départs de jeunes recrues islamistes vers l’Etat Islamique en 2013 ou 2014, mais personne n’est capable de l’affirmer avec certitude ni d’indiquer quelles mosquées du pays auraient pris ce tournant radical. Et puis, surtout, il semble parfaitement improbable que des Chiites aient pu être acceptés par les combattants de Daech, dont une des principales activités, en Irak et en Syrie, consistait à exterminer sans autre forme de procès tous les Chiites, ces renégats qu’ils considéraient comme des apostats. 

C’est d’ailleurs ce qui me fait tiquer lorsque l’on affirme que des mercenaires en provenance de Syrie et de l’État Islamique seraient venus combattre aux côtés des Azéris. L’affirmation, sortie d’on ne sait où précisément -les « Services » selon un diplomate européen- est plus qu’étrange et ressemble fortement à une fake news. En effet, personne n’est en mesure d’expliquer pourquoi une armée forte (60000 hommes), puissante et parfaitement équipée, aurait eu besoin de s’adjoindre  de tels personnages. On dit ici ou là qu’ils auraient servis de « chair à canon » dans les combats terrestres mais personne -pas même les Arméniens qui auraient certainement été trop contents de le faire- n’a été capable d’exhiber le corps d’un de ces combattants. Or, c’était facile: le physique d’un Syrien n’a pas grand chose à voir avec celui d’un Azéri. 

On dit aussi que ces mercenaires auraient été engagés par le Président Erdogan, pour exprimer son soutien aux Azerbaidjanais. Ce soutien est bien réel, et les drapeaux turcs côtoient un peu partout dans le pays les drapeaux azerbaidjanais, mais c’est plus un soutien diplomatique ou géostratégique qui semble avoir été la motivation première du président turc. Les Azerbaidjanais parlent une langue turcophone, ils sont historiquement liés à la Turquie et il est bien évident que cette alliance rentre dans la stratégie d’Erdogan de reconstitution de l’Empire Ottoman. 

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Dans sa tentative de poursuite du rêve d’Atatürk, dans une version plus religieuse. Le problème est que l’Azerbaidjan est profondément laïc, que cette laïcité est protégée par un régime que l’on peut qualifier d' »autoritaire », et que le pays est suffisamment riche, par ses ressources naturelles que sont le pétrole -c’est à Bakou que firent fortune les Nobel ou les Gulbenkian- et aujourd’hui le gaz, pour suivre son propre chemin, sans avoir besoin d’un guide.

Preuve en est les alliances plus qu’étranges -on dira « originales »- de l’Azerbaidjan. Son principal fournisseur d’armes est Israël et c’est avec les drones de l’État hébreu que les Azéris ont gagné la guerre récente. Cette alliance a aussi des raisons plus profondes: l’Azerbaidjan se méfie comme de la peste de l’Iran. Et il possède un atout incontestable avec les 35 millions d’Azéris qui peuplent le Nord de l’Iran et contrôlent une grande partie du pouvoir politique et économique de la République Islamique. Du coup, l’Azerbaidjan a laissé Israël implanter sur son territoire tous les outils technologiques qui lui ont permis, jusque-là, de détruire le programme nucléaire militaire de l’Iran. 

Cela semble arranger tout le monde et les drapeaux israëliens que l’on voit un peu partout aux côtés de ceux de la Turquie, de l’Azerbaidjan  et même parfois du Pakistan en sont la manifestation évidente.

Alliance aussi, mais plutôt économique, avec de nombreux pays européens -malgré le soutien affiché du président Macron à l’Arménie durant le conflit- comme l’Italie où aboutit l’énorme pipe-line gazier (le Trans Adriatic Pipeline, qui vient d’être achevé) qui, au départ, devait contourner la Russie et qui, donc, passe par la Turquie pour traverser la Grèce, l’Albanie et passer sous l’Adriatique. C’est l’indépendance énergétique de plusieurs pays qui est en jeu et le régime azerbaidjanais le sait parfaitement.

C’est ainsi que l’on a vu un pays catholique, l’Italie, soutenir un pays censé être musulman, l’Azerbaidjan, contre un pays chrétien, l’Arménie, et une République Islamique, l’Iran, soutenir Erevan alors qu’Israël était l’allié de Bakou. Sans parler de la Russie de Poutine, bien, sûr, qui, officiellement neutre, est liée par un traité de défense à l’Arménie, traité qui l’oblige à en défendre les frontières, militairement, et qui en a fait le principal fournisseur d’armes durant le récent conflit.

Ces armes, nous avons pu les voir, abandonnées par caisses entières, couvertes d’inscriptions en cyrilliques, dans les villes du Karabakh reprises par les Azéris. Des villes-fantômes qui font penser aux images d’Hiroshima après la bombe. Aghdam, par exemple, cité de 180 000 habitants en 1988, avant que ne commencent les incidents entre Azéris et Arméniens. Des incidents suscités par ce qui était encore le pouvoir soviétique, qui pensait alors, en allumant des foyers, ici au Karabakh, là-bas en Tchétchénie, avoir encore une petite chance de se maintenir en place. 

En Azerbaidjan, on appelle ce qui s’est passé entre 1988 et 1993, la Première Guerre.  Et les stigmates de celle-ci sont toujours là: plus un habitant sur place, dans ces « territoires occupés ». Il semblerait que les Arméniens n’avaient pas une population assez nombreuse pour repeupler les villes conquises. Les arbres ont poussé un peu partout, et mesurent dix ou vingt mètres de haut. On croirait un décor de film. De film-catastrophe. 

Il n’y a plus rien, pas une maison, pas une étable, si, une vieille mosquée dont on nous dit, mais est-ce vrai, qu’elle a été transformée en étable pour les cochons, geste de mépris suprême envers les Musulmans. Et puis,  plus loin, un bâtiment encore debout: une autre mosquée, avec ses deux minarets. Pourquoi a-t-elle survécu? Pour servir de repère aux militaires qui s’en serait servi pour viser d’autres cibles? Ou peut-être, pour essayer de démontrer que les Arméniens ne s’attaquent pas aux symboles religieux alors que les Azerbaidjanais, eux… 

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Car, et c’est sans doute le principal argument médiatique des Arméniens du monde entier, l’on dit et écrit partout que les Azerbaidjanais auraient détruit le patrimoine religieux chrétien de la région, afin d’effacer toute trace de présence arménienne. Le président Macron a d’ailleurs diligenté une mission, avec le soutien de l’Unesco, afin de recenser ce patrimoine. En réalité, rien n’est vraiment clair, si ce n’est que le territoire du Karabakh est peuplé depuis des siècles par une population mélangée où cohabitaient, pour le meilleur et pour le pire, Arméniens et Azerbaidjanais. Un peu partout des forts élevés par des Pachas locaux, musulmans, comme celui que nous avons visité à Askeran (Mayraberd pour les Arméniens puisque même les noms de ville sont un enjeu!), en territoire reconquis par les Azéris, à quelques kilomètres de Stepanakert, la capitale, toujours arménienne, du Haut-Karabakh. Mais aussi des églises arméniennes, comme à Choucha, quelques kilomètres plus loin. 

Nul ne sait si les habitants de ces lieux se sont aimés mais ils vivaient ensemble -Staline leur avait même créé une unique République Socialiste de Transcaucasie- et la Première Guerre, de 1988 à 1993, a suscité un véritable nettoyage ethnique. Principalement d’Azéris, comme ces 600 villageois massacrés à Khodjaly le 26 Février 1992 par les Arméniens. Sans doute pour pousser le reste de la population à fuir. Ils furent ainsi environ 600 000 à vivre dans des camps de toile autour de Bakou. Mais il y eut aussi beaucoup d’Arméniens, expulsés par mesure de rétorsion d’autres villages -ils furent environ 120 000 à quitter le Karabakh. Ce fut violent, sans pitié, le combat de deux peuples qui ne se supportaient plus. 

Dans les zones reconquises, nous avons ainsi vu beaucoup de cimetières détruits, des tombes pillées, des symboles religieux musulmans démolis, des os et des crânes de cadavres laissés à l’abandon un peu partout. Comme à Jabrayil. C’était effrayant. Mais qui dit que ce n’est pas la même chose de l’autre côté?

Au Karabakh, comme à d’autres endroits dans le monde, où ont lieu d’autres conflits -on dira ethniques plutôt que religieux-, c’est à qui saura prouver qu’il était le premier sur place. Les Arméniens disent qu’ils furent le premier foyer chrétien au monde, les Azerbaidjanais se revendiquent d’une présence plus ancienne. Les preuves ne sont pas évidentes. On se croirait en Palestine où les archéologues israëliens recherchent un peu partout les traces d’un judaïsme archaïque. 

Nul ne saura sans doute jamais, et finalement peu importe. Une seule évidence: le Karabakh est un territoire occupé. Un territoire azerbaidjanais -situé d’ailleurs en plein milieu du pays, comme une énorme verrue sur une carte- conquis par les Arméniens il y a environ trente ans. Un « pays » imaginaire qui n’est reconnu par aucun autre Etat, pas même l’Arménie, pas même par l’ONU, bien sûr. 

Ce pays était peuplé majoritairement d’Azéris mais des zones entières l’étaient par des Arméniens. Et personne n’a certainement le droit de leur dire de partir. En revanche, avoir un pays indépendant semble absurde. On le refuse aux Kurdes d’Irak ou aux Catalans en Espagne. Pourquoi l’accorderait-on aux Arméniens du Karabakh? Une solution serait sans doute qu’ils redeviennent une minorité au sein de l’Azerbaidjan. À condition que les tensions s’apaisent, bien sûr.

Les autorités que nous avons rencontrées semblent partantes pour une telle solution. Je n’en vois honnêtement pas d’autres. Si ce n’est celle d’une guerre sans fin. Et sans espoir.

Encore faudrait-il que les Arméniens l’acceptent. Tous les Arméniens, y compris ceux de cette diaspora qui est presque quatre fois plus nombreuse qu’en Arménie et qui a joué, depuis des années, les va-t’en guerre contre les Azerbaidjanais, alors qu’elle n’habite pas là, et qu’elle ne connaît pas la grande pauvreté de la majorité du peuple arménien. 

Cela s’est terminé par une défaite en rase campagne de l’armée arménienne, et s’il n’y avait pas eu le Grand Frère russe, le Karabakh serait aujourd’hui intégralement azéri. Tout le monde raconte que l’armée azérie a été bloquée par les Russes à deux kilomètres à peine de Stepanakert, la capitale.

Pourquoi alors essayer de justifier cette guerre perdue par les mêmes éléments de langage qui servirent, en 1992, pendant la Guerre de Bosnie, à l’époque où les partisans de la Grande Serbie -les Karadzic et autres Mladic, mais aussi leurs alliés dans de nombreuses chancelleries occidentales- voulaient détruire la toute nouvelle république multi-confessionnelle du Président Izetbegovic? On retrouve le même argument sur la défense de la civilisation chrétienne contre « les Musulmans ». La même fake news sur des mercenaires islamistes venus les aider: à l’époque, 20 pauvres sbires iraniens sans aucun pouvoir, aujourd’hui « 2000 soldats de ISIS » dont personne ne semble avoir retrouvé la trace. 

Ce n’est certainement pas comme cela que la région retrouvera la paix, ni qu’elle profitera de ses richesses. C’est en s’acceptant les uns les autres qu’Arméniens et Azéris retrouveront un avenir. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire. Mais c’est seulement ainsi que le résultat de cette guerre pourrait être finalement une chance.

Le prince de Ligne, une morale pour notre temps


Rien ne vaut, pour prendre la mesure du présent que les conseils d’un maître ancien et de voir par ses yeux ce que nous sommes devenus.


Un esprit hâtif, jugeant les œuvres du Prince de Ligne d’après ses titres et l’homme par la réputation que lui firent ses contemporains, serait enclin à le classer parmi les libertins du XVIIIe siècle. Il en diffère pourtant par sa désinvolture même. Nul ne fut moins idéologue que le Prince de Ligne; ses voltes ne sont pas des révoltes: elles sont guidées par le goût, cette notion française par excellence.

Une morale du goût

Il faut lire l’auteur des Contes immoraux et de Mes Ecarts, pour comprendre que la morale demeure son grand souci, que ses goûts ne cessent d’alerter son intelligence ancrée dans une idée du beau indissociable du bien. La formule bien connue du Prince de Ligne: « Etre heureux et rendre heureux » nous semblerait minimale, sinon minimaliste, si l’on ne s’avisait aussitôt qu’elle est, à tout le moins, plus difficile à exercer que son contraire, « être malheureux et rendre les autres malheureux », – ce qui pourrait être la devise des moralisateurs puritains de notre temps.

La morale du Prince de Ligne est une morale concrète, une morale du cas particulier qui ne se laisse pas fasciner par l’abstraction : « J’ai souvent vu ces Messieurs, qui travaillent pour le bien des hommes en général, ne pas assister un homme en particulier. Ils me rappellent cet Anglais qui, après avoir passé la nuit à travailler contre la traite des nègres et leur esclavage, tirait tous les jours les oreilles au sien, parce qu’il se levait un peu trop tard. »

C’est aussi une morale décantée par le bonheur qui sait qu’elle retrouve sa raison d’être en se délivrant du ressentiment. Elle est d’abord délicatesse, – cette subtile science de ne point offenser: « Je trouve horrible à un homme d’esprit d’attraper un sot. Qu’il attrape un autre homme d’esprit, s’il le peut. Celui des deux qui sera l’attrapé est à coup sûr le plus présomptueux des deux ». Mes Ecarts, ou ma tête en liberté propose une morale, non point générale, non point présomptueuse ou fière, mais humble à sa façon, pratiquant la « suspension de jugement ».

Notre temps est aux justiciers. Punir est la grande affaire de ces esprits à la fois naïfs et retors, – naïfs car ils s’imaginent accroître l’empire du Bien et retors car l’usage excessif de la mauvaise foi en fait des sophistes perpétuellement menaçants. A l’inverse, le style du Prince de Ligne témoigne du juste, qui est plus profond que la Justice, de même que la civilité est plus profonde que la civilisation. « Il est souvent de la justice de ne pas faire justice ».

Savoir danser

Le Prince de Ligne, réputé homme d’esprit, et que ses mauvais disciples imitent en rivalisant d’arrogance, nous semble d’abord un homme de cœur. La certitude, la remontrance, le grief ne sont pas son fort: « Malheur aux gens qui n’ont jamais tort, ils n’ont jamais raison ». Sa leçon est de ne point en donner. Il s’adresse au lecteur avec amitié et ne porte pas plus loin ses maximes que des propos de table. Ce convive ne veut pas imposer sa loi mais se rendre aimable, simplement, et sans ambages: « Une seule chose peut nous ennoblir, c’est l’élévation de l’âme. Mais mon Dieu ! Que cela devient rare ! On en avait plus quand on n’avait pas tant d’esprit ».

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Plus danseur que stylite, et danseur dionysien, le Prince de Ligne fait « danser la terre », selon la formule antique, d’une danse où l’on s’oublie pour faire corps avec quelque mouvement plus grand que nous. Ainsi le Prince de Ligne fait l’éloge de la danse des Cosaques et ses « jeunes femmes grecques et [ses] beautés de Géorgie et de Circassie » et la préfère à « la grâce stupide et importante d’un menuet, accompagné d’un sourire en donnant la main, avec un sot balancé ».

Plus on le fréquente et mieux l’on comprend que le Prince de Ligne, célèbre les vertus, au sens étymologique. Non pas la vertu des censeurs, des jaloux et des aigris, mais les vertus immémoriales qui font les gens de bonne compagnie: « Je ne vois plus d’envie de s’amuser: tous les esprits sont lents; plusieurs sont pesants; on croit aux impossibilités. On se laisse aller à une vie uniforme, à une monotonie insupportable; on n’a plus qu’une sourde ambition. »

L’écueil est un ressentiment

La force sans la prétention au bon droit, est pour le Prince de Ligne la preuve, et la condition, de la bonté heureuse, faite pour le bonheur, et pour en donner: « On n’a que des bonheurs d’enfant. Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remord, l’ambition, la jalousie n’en ont jamais troublé le cours ».

L’exemple de sagesse vaut mieux que la leçon de sagesse. L’intuition du Prince de Ligne précède la pensée de Nietzsche: le ressentiment est un écueil; sans la jalousie, il y aurait le paradis sur terre. Or, pour le Prince de Ligne, héritier des moralistes du XVIIe siècle, que Nietzsche affectionnait particulièrement, cette jalousie tient à la boursoufflure, à l’importance que l’on se donne: « C’est l’importance que je reproche le plus à tout le monde. Les dévots, par exemple, s’imaginent que Dieu même doit leur savoir gré de leurs soins. »

Il est cependant, pour le Prince de Ligne, une bonne dévotion, qu’il prend la peine de définir, « la dévotion de bonne foi d’une âme tendre et un peu exaltée, d’un cœur juste et pur ». Ce qu’il nous en dit, de la façon exquise qui lui est propre, vaut singulièrement pour notre temps: « Ce dévot, tel que je l’entends, avec toutes les aimables vertus de la société, ne dira, ni ne fera, ni ne désirera le mal. Il ne scandalisera pas, il ne condamnera personne et tirera d’affaire une jolie femme que les lois de bien des pays condamnent à la mort pour le plus joli petit péché du monde. »

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La paresse est naturelle

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Restez confortablement installé dans votre canapé. L’être humain, quoique programmé pour être actif toute la journée, n’est pas fait pour accomplir des efforts soutenus, selon une étude scientifique


Les magasins de sport sont remplis d’objets qui font appel à notre sens de la culpabilité, comme ces tapis de gym dont les injonctions imprimées nous ordonnent (toujours en anglais) de « do your fitness » (« faites votre séance d’entraînement »). Ils nous reprochent d’être paresseux, de manquer de volonté, de procrastiner lâchement si nous ne prenons pas d’exercice de manière régulière et même masochiste.

Les fruits de la recherche d’un professeur de biologie évolutionniste de Harvard, Daniel E. Lieberman, démontrent que c’est notre paresse qui a raison et les tapis qui ont tort.

Car l’être humain, quoique programmé pour être actif toute la journée, n’est pas fait pour accomplir des efforts soutenus – en courant, sautant, se hissant – si ce n’est pas pour échapper de temps en temps à une bête féroce ou à un ennemi. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ne gaspillaient pas leurs calories durement obtenues en faisant des efforts sportifs inutiles. Notre tendance la plus naturelle est donc de conserver notre énergie.

En revanche, la conclusion est formelle quant à l’utilité de l’exercice, surtout en vieillissant. En fait, plus on vieillit, plus on a intérêt à faire du sport afin de prolonger la vie. Loin de partir à la retraite, nos aïeux, atteignant le statut de grands-parents, s’activaient encore plus que les parents pour trouver de quoi nourrir les familles. Que papy et mamie, selon l’expression de M. Castex, sortent donc pour prolonger leur vie. La meilleure façon de se motiver, selon Lieberman, c’est de prendre de l’exercice à plusieurs, et, cerise sur le gâteau (à ne pas consommer), on n’a besoin que de faire peu d’effort pour en éprouver les bénéfices.

Le Christ étonné


Dans son livre Le Christ étonné, Daniel Pézeril, ancien évêque de Paris, raconte une rencontre singulière.


Daniel Pézeril faisait sa retraite annuelle dans l’abbaye bénédictine Saint-Martin de Beuron, au bord du Danube, dans un site très romantique. En sortant de l’église, il tomba, dans une petite librairie, sur une image inhabituelle, d’un Christ en bois du XIIème siècle, sculptée par un artisan inconnu du hameau de Wolfartsweiler, près de Saulgau. Il fut troublé par l’indicible étonnement qu’exprimait le crucifié, un étonnement de pauvre. « Ce n’était pas d’abord sa douleur, attestée par les traces de sang, son visage amaigri, las, aux orbites exagérées, les lèvres silencieuses bien qu’entrouvertes mais, agrandi par l’écartèlement des paupières, un regard immobile parce que déconcerté, tourné vers une hallucination intérieure, brûlant d’une interrogation inattendue sur soi-même, comme il arrive au plus petit d’entre nous ». Le Vendredi Saint, à l’Office des Ténèbres, le chœur psalmodie le chant dit des impropères (reproches) : « O mon peuple, que t’ai-je fait ? » Et le père Pézeril d’expliquer.

Le Christ étonné : le verbe grec « thaumadzein » est employé une trentaine de fois dans l’Evangile au sens de s’émerveiller, admirer, être surpris favorablement. Une seule fois, il l’est au sens de « être saisi de tristesse » précisément pour Jésus et dans un passage précis. Revenu à Nazareth, « sa patrie » où il a été élevé, Jésus, nous disent les synoptiques, entra, un jour, dans la Synagogue, selon son habitude et se leva pour lire l’Ecriture. On connaît la réaction des auditeurs: ils sont frappés, choqués. Se heurtant à leur manque de foi, Jésus, ne put faire, ce jour-là, de miracles. Tout « étonné » dit le texte grec, Jésus confia sans doute sa tristesse et son étonnement à ses futurs apôtres qui l’ont rapportée. Et Monseigneur Pézeril de relever « la conscience critique, toute moderne », de Jésus, que « la pierre d’achoppement » à laquelle se heurtaient les hommes était sa personne : cela est toujours vrai.

Il est un autre Christ qui surprend également, autrement : « Le Christ souriant de Javier » qui se trouve dans le château de Javier, sur une éminence de la sierra de Leyre, en Navarre, près de Pampelune, où naquit, le 7 avril 1507, saint François Xavier (graphie originale, basque, de Javier, signifiant « maison nouvelle »). Ce crucifix, situé dans la chapelle du château, taillé dans un bois de noyer, montre un Christ, les yeux clos, sur un sourire.

Les Encyclopédistes ont formé un modèle d’homme nouveau— le nôtre— fait de culture, de science et d’athéisme. Monseigneur Daniel Pézeril, homme de grande culture, fut toujours fasciné par la pensée non chrétienne, en particulier celle de Spinoza, sur lequel il écrivit un livre passionnant : Spinoza, l’étranger, préfacé par Florence Delay, qui devait figurer dans Le Christ étonné. Tout autant qu’il le fut du jeune saint Augustin élevé dans une culture païenne, Monseigneur Pézeril serait-il étonné de voir « actées » chez nos contemporains, après la mort de Dieu, celle de l’Eglise ? L’auteur de Pauvre et saint curé d’Ars (1959), celui qui déchiffra et édita les Cahiers de Monsieur Ouine de Georges Bernanos qu’il accompagna jusqu’à sa mort. Celui qui fut déclaré « Juste parmi les nations » naquit à la Serena et mourut, en 1998, dans la nuit du 22 au 23 avril, le jour du samedi saint.

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Les crimes passionnels sont-ils une réalité?

 


« Je ne suis pas de ceux qui disent : Ce n’est rien ;
C’est une femme qui se noie.
Je dis que c’est beaucoup ; et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu’il fait notre joie… »

(La Fontaine, la femme noyée, Fables, III, 16)


Loin de moi l’idée de minimiser le nombre de femmes tuées par leur conjoint — ni celui, bien moindre mais réel, d’hommes tués par leur conjointe — une trentaine par an. Ou de lesbiennes assassinées par leur copine. Même si au total, 130 ou 140 par an, rapporté au nombre de couples en France, cela reste aussi peu significatif que le nombre de thromboses chez les néo-vaccinés, c’est 140 de trop.

Claude Habib, éminente universitaire spécialiste du XVIIIe siècle (comment ? Vous n’avez pas lu, en 2006, Galanterie française ? Courez l’acheter), s’est fendue d’une tribune significative dans le Figaro, peu après l’incontournable Journée de la femme — dont les manifestations en mars 2020 ont été apparemment une cause majeure de l’accélération du Covid-19 : l’Espagne les a interdites cette année pour cette raison.

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« Les féministes, écrit-elle, montent en épingle les « féminicides », mot nouveau. » Comme moi, elle remarque que « le nombre des crimes conjugaux, si tragique soit-il, demeure dérisoire rapporté à l’ensemble des couples. » Et de se moquer — ce n’est pas bien — de ces « jeunes militantes  qui vont coller la nuit le chiffre des victimes » et qui « éprouvent un sentiment jubilatoire où se mêlent la certitude de la justice et la réappropriation de la rue. »

Puis elle entre dans ce qui me paraît le cœur du sujet : « Elles veulent ignorer, dit-elle, la composante passionnelle de ces crimes. » Et d’expliquer que l’assassin par jalousie, loin d’être « un parangon de la virilité », est « un perdant absolu. Il n’est pas un modèle, mais une faillite. »

Elle entre alors dans le domaine littéraire qui, bien mieux que la morale ou le Droit, s’est risqué à expliquer ces crimes.

« La fureur jalouse engendre des crimes : les représenter comme Mérimée en écrivant Carmen, ou Shakespeare créant Othello, ce n’est pas enfoncer les femmes dans un destin de servitude, c’est leur ouvrir les yeux sur la tératologie passionnelle, leur faire voir la haine qui borde l’amour et guette les amants lorsqu’ils chutent hors de l’éden amoureux. Cela n’engage aucune femme à se soumettre, mais chacune à se méfier du kitsch sentimental. »

C’est bien là que se situe le problème. Dans le décalage entre l’histoire que se racontent les amoureux et la réalité du sentiment.

Stendhal a inventé le concept de cristallisation pour désigner l’aura dont on entoure la personne aimée, assez puissante pour cacher finalement la personne elle-même, ou pour la transformer en un être imaginaire qui n’a avec la réalité de l’individu que des rapports connexes. De Kevin Dugenou on fait un Roméo, de Margoton la jeune bergère on fait une Juliette.

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Quand un événement — parfois une réflexion — brise le cristal dont on avait paré l’objet aimé, c’est insupportable. Ce que l’on tue, c’est la personne qui apparaît soudain — à mille lieues de celle que l’on croyait connaître. Quand on se tue, au fond, c’est le même problème : que l’on exerce la violence sur soi ou sur l’autre, c’est toujours une affaire de déception.

Nous sommes drogués au sentiment. Jadis Emma Bovary se graissait les mains aux romans à l’eau de rose — et c’est du décalage entre ses lectures et la réalité qu’elle meurt. Les sites de rencontre, les émissions de télé, vous promettent la lune sentimentale. Même la littérature érotique, jadis consacrée à des plaisirs solides, fait un détour par le sentiment et ses cinquante nuances : il y a désormais du kitsch dans le saxo-masochisme.

Ce qui amène, dans l’amour, un individu à en tuer un autre, ou à se tuer soi-même, ce qui témoigne de la même faillite, c’est l’écart monstrueux entre un sentiment préfabriqué par des médias dégoulinants de guimauve et la réalité des relations humaines, où amour ne rime pas avec toujours. Les poètes médiévaux s’y connaissaient davantage, eux qui faisaient rimer amor et mort. « Mourir d’aimer », malheureusement, n’est pas seulement un titre de film.

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C’est l’inconvénient des phrases toutes faites, genre « Je t’aime ». On croit que le présent de l’expression est un présent d’éternité, quand il s’agit au mieux d’un présent d’habitude. Trop de gens pensent qu’une fois proférés les serments de départ, le temps s’arrête — alors que tout commence, que l’amour est à renouveler tous les matins, qu’il ne faut pas s’endormir sur ses sentiments, encore moins sur ceux de l’Autre, mais les fortifier, les renouveler, les bouleverser — chaque jour. « Un éternel amour de trois semaines », disait autrefois Jean Chalon — pour jouer sur l’écart entre l’éternité et notre tempos humain, si limité.

Morgan Sportès a publié en 1985 un recueil de nouvelles narrant des drames passionnels et intitulé avec humour et pertinence Je t’aime Je te tue. C’était le titre aussi d’un film allemand, en 1971 : Ich liebe dich, ich töte dich.

Au XVIIIe siècle, où Chamfort pensait que l’amour était « l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes », il y avait moins de crimes passionnels. Il a fallu les déluges de sentiment qui ont suivi la publication de la Nouvelle Héloïse pour que l’on commence à regarder l’Autre comme une promesse d’éternité, et que les déceptions s’accumulent. Au fond, les assassinats entre cons joints, c’est encore la faute à Rousseau.

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Edouard Louis: il faut « séparer l’homme de l’artiste »!

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Le 1er avril 2021 est le jour de la sortie du dernier Edouard Louis: Combats et métamorphoses d’une femme, aux éditions du Seuil. Et cela n’est pas une mauvaise blague, c’est même plutôt une bonne surprise.


Il est évident qu’Edouard Louis est l’ennemi idéologique : son anti racisme stalinien, ses jérémiades intersectionnelles de concert avec son mentor Geoffroy de Lagasnerie sont délétères. Et le militant prend le pas sur l’écrivain. C’est fort dommage, car l’écrivain Edouard Louis a des choses à dire. Il construit depuis son premier roman, Eddy Bellegueule une Comédie Humaine chez les prolos. Les vrais, ceux dont il est issu, pas les prolos fantasmés par le néo bourgeois qu’il est devenu, incarnés par la famille Traoré. Les prolos dont personne ne veut et qui n’ont même plus la force de prendre le maquis en compagnie des gilets jaunes.

Si Louis sert à la presse mainstream le discours à la mode sur la domination masculine, faisant de sa mère une victime du patriarcat, il n’en est rien dans le roman

Tout sur ma mère

Dans ce dernier volet autobiographique, Louis nous raconte sa mère. Cette mère qu’il rejetait et qui lui faisait honte. Un destin banal de fille d’ouvriers du nord, avec pour seul horizon, les mômes, le ménage, le mari alcoolique et même pas le temps pour une rêverie bovaryesque.

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Le déclencheur de l’écriture a été une photo que l’auteur ne connaissait pas. Une photo où sa mère apparaît heureuse: « Je ne trouve pas les mots pour l’expliquer, mais tout, dans sa pose, dans son regard, dans le mouvement de ses cheveux, évoque la liberté sur ce cliché, l’infinité des possibles devant soi, et peut-être, aussi, le bonheur ». Nous pensons, bien sûr à Années de Annie Ernaux, issue comme Louis d’un milieu modeste qu’elle décrit avec un réalisme sec. « En voyant cette image, j’ai senti le langage disparaître de moi », écrit-il. Alors, tout le long du roman, il évoquera cette mère si lointaine et si proche, avec des images, des couleurs, des sensations. Combats et métamorphoses d’une femme est un roman sensoriel, en cela très proustien. Sans madeleine ni baiser du soir, mais un manteau rouge trop grand pour elle, du sable de couleur répandu par terre après un accès de colère qui valut une gifle à l’auteur, une chanson du groupe Scorpions qui la faisait danser les soirs où elle avait trop bu.

Aller au charbon

Dans un entretien (intéressant) que Louis a accordé aux Inrocks, il dit se méfier de l’implicite en littérature. Selon lui, l’implicite c’est bourgeois, c’est éviter le sale, éviter d’aller au charbon. L’auteur se défend presque d’être écrivain, comme si cela était encore interdit au petit prolo du nord qu’il était. Cela me semble contradictoire, car en accumulant les images, les métonymies, en évitant les longues descriptions naturalistes, en composant le portrait de sa mère de manière quasi poétique, on nage justement dans l’implicite. Edouard Louis envisage la littérature comme un combat, il cherche peut-être encore des formes à inventer: « Parce que je le sais maintenant, ils ont construit la littérature contre les vies et les corps comme le sien. Parce que je sais désormais, qu’écrire sur elle, sur sa vie, c’est écrire contre la littérature. » Edouard Louis se situe là, enfin, dans sa vérité, l’écrivain chasse le militant.

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S’il sert à la presse mainstream le discours à la mode sur la domination masculine, faisant de sa mère une victime du patriarcat, il n’en est rien dans le roman. On entrevoit une femme qui se débat entre la faute à pas de chance et le rouleau compresseur d’un milieu social qui ne fait pas de cadeaux. Nous sommes à la fois chez Zola et chez Jean Ferrat. La mère apparaît finalement plus forte que son mari, puisqu’elle finira par s’échapper. Alors, pour adoucir cette vie sans issue, elle s’invente des origines aristocratiques, avant que son fils ne s’acoquine à son tour avec un sociologue à particule.

Rapports ambigus

Les rapports du fils avec la mère sont, comme souvent chez les homosexuels, ambigus. Son aspect négligé lui fait honte lorsqu’il commence à fréquenter les bourgeois du lycée. Et puis elle s’exprime si mal ! Le langage est au centre des préoccupations, ce langage qui nous échappe, que l’on doit apprivoiser, qui révèle notre milieu social. En excluant sa mère, Louis veut également la protéger. Il ne veut pas qu’elle sache qu’on le traite de pédé: « Je ne voulais pas que tu saches qu’à l’école, les autres enfants refusaient d’être ami avec moi, parce qu’être l’ami de celui qui était perçu comme un pédé aurait été mal vu ». Finalement, ces deux destins séparés finiront par se rejoindre. L’ouvrière du nord vient vivre à Paris, son fils lui fait rencontrer Catherine Deneuve avec qui elle fume même une cigarette. Ambiance proustienne à nouveau, on pénètre dans les salons.

Comme son fils, elle abandonnera le patronyme Bellegueule pour un nom plus chic. À l’instar de Flaubert, Edouard Louis pourrait finalement s’écrier : « ma mère c’est moi ». Quant à nous, nous attendons que ce Rastignac du XXI ème siècle abandonne enfin ses oripeaux de militant pour devenir l’écrivain de talent qu’il pourrait être.

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Extension du domaine du safe space


La société est maintenant divisée entre ceux qui veulent vivre leur vie, et ceux qui veulent se protéger de la leur


Nous sommes entrés dans un nouveau paradigme. Oubliez les vieux clivages, la gauche et la droite, les progressistes contre les réactionnaires. En Occident, l’essentiel des programmes des partis politiques pourrait maintenant consister à promettre toujours plus de sécurité à nos pauvres populations désenchantées. Et pas seulement de la sécurité d’ordre sanitaire: le safe space qu’il faudrait bâtir est transversal. Il faudrait construire un monde libre de tous les dangers, risques et périls: qu’ils soient infectieux, migratoires, psychologiques ou écologiques.

L’horizon indépassable du cocooning

L’Occident est malade et la pandémie l’aura nettement révélé. Nous nous terrons dans nos appartements pour une hibernation sans fin. Nous n’acceptons plus la moindre petite dose de fatalité: nous aspirons à vivre des existences capitonnées, complètement à l’abri de la moindre adversité. Autant le libéralisme économique a créé un monde où tous les citoyens sont devenus des concurrents, autant l’idéal de la zone de confort semble aujourd’hui prédominer. C’est le triomphe de ce que les anglophones appellent le cocooning. Prendre soin de nous jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou pour que jamais elle n’advienne: tel semble être devenu l’horizon indépassable de nos sociétés sans Dieu.

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Limiter l’accès des piscines résidentielles aux enfants, interdire les chiens en laisse et dans les parcs, limiter encore les contacts sociaux, créer des espaces réservés aux femmes, prendre en charge les environnements de travail « toxiques », réduire les limites de vitesse, interdire l’alcool et les boissons sucrées dans certains lieux publics. Voilà le genre de mesures que nos dirigeants toujours plus soucieux de notre bien pourraient vouloir instaurer. Tout est devenu protection face à une menace imaginaire ou réelle. Tout est devenu prétexte à éviter et fuir la réalité, pour ne pas sécréter encore plus d’anxiété.

Vers le sécuritairement correct

L’un des premiers mécanismes du politiquement correct consiste à associer les gens jugés indésirables à un « danger » qu’il faut écarter pour des raisons de sécurité publique. Ce n’est pas anodin dans un monde façonné par ses normes. Vous critiquez le multiculturalisme ? Vous encouragez les « micro-agressions » et les actes haineux envers les communautés culturelles. Vous critiquez certains excès du néo-féminisme ? Vous encouragez la « culture du viol » et même la violence faite aux femmes. Vous critiquez l’écologisme radical ? Vous encouragez la destruction de la planète et l’exil de millions de réfugiés climatiques. Vous critiquez des mesures sanitaires ? Vous fomentez un génocide contre les asthmatiques et les vieillards. C’est la logique du sang sur les mains, autrement dit de la culpabilité par association.

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La société est maintenant divisée entre ceux qui veulent vivre leur vie, et ceux qui veulent se protéger de la leur. Entre ceux qui ont peur et ceux qui refusent de se laisser guider par la peur. Voilà le nouveau clivage. Dans ce contexte, peu étonnant que le confinement continue à remporter un si grand succès auprès de nos contemporains: il leur offre une belle et grasse illusion de sécurité. Le confinement a conforté tout ce qu’il y avait de moins digne et de moins brave en nous. Tout d’un coup, les plus anxieux et misanthropes sont devenus les héros de la crise, et les tempéraments fonceurs et aventureux, des irresponsables et des égocentriques. L’asocialité est devenue la plus grande qualité.

Le retour en force de l’État-nounou

Ce gardiennage de tous les instants est d’autant plus facile à mettre en place que les États sont revenus en force grâce à la crise sanitaire. Contre toute attente, l’État providentiel a retrouvé ses lettres de noblesse et il entend bien en profiter. Nos sociétés sont devenues d’immenses jardins d’enfants dont il faut assurer la constante surveillance.

Si les sociétés modernes ont longtemps visé un parfait bonheur qui n’existait pas, elles visent maintenant la sécurité sous tous ses aspects, sentiment qui bien sûr n’est pas moins utopique. Le safe space global se déclinera en d’infinies mesures qui, bien que vertueuses, auront pour effet de nous rendre encore plus anxieux. Nous n’avons pas fini de confondre les causes et les effets de notre malheur.

La semaine de Causeur du 4 avril 2021

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Chaque dimanche, la semaine de Causeur revient sur les cinq articles les plus consultés sur le site Causeur.fr durant la semaine écoulée.


Cette semaine:

#5 Strasbourg: quand Jeanne Barseghian s’abrite derrière le concordat pour financer l’islam politique

#4 Un courrier de soutien à Didier Lemaire

#3 La mauvaise blague d’Audrey Pulvar

#2 Valeurs actuelles s’est planté, bienvenue au club !

#1 La décadence au quotidien, vue par Michel Onfray

 

Philippe Jaccottet, sans faste et sans frime

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Suisse de langue française, poète à la fois célébré et secret, traducteur de Rilke, Homère et Musil, Philippe Jaccottet, 96 ans, est donc mort le 24 février dernier, à Grignan dans la Drôme. Le lire nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages.


Toute sa vie, Jaccottet a répudié les superlatifs. Ni diva ni briseur d’assiettes, moins fêté que Zemmour ou Zidane, il nous a quittés en catimini, sans faste et sans frime – ça repose, et ça lui ressemble.

Son métier ? Avant d’écrire, avant même d’oser respirer, il observe. Jusqu’à se dissoudre dans une mystique du regard qui pousse le poète à deviner à chaque instant ce qui conspire sous le visible – ce qui par exemple fait de la pomme un astre immobile et d’une carafe obscure un minaret, en se souvenant de Cézanne et de Morandi. Jusqu’à devenir hermétique à soi – et « transparent à la lumière ».

S’ils sont dans le vrai, lui aussi !

J’aime tout de sa clarté, de ses scrupules, de ses repentirs – au sens artisanal. Et sa défiance pieuse, presque puritaine, envers les images. Ses sensations forment une algèbre. Rien d’amer, rien de flou – tout l’éloigne de la brume quoique sa rêverie d’initié, son tao qui n’est pas une doctrine, soit coupée d’Allemagne. Et d’Italie. Et de France – celle de du Bellay qui sent bon l’haleine des prés.

Une épitaphe ? Philippe Jaccottet (1925-2021). Un chaman du canton de Vaud émigré dans la Drôme. De tout ce que son œil élude, la connaissance intime lui demeure.

Car « le mystère, ce n’est pas l’invisible, c’est le visible », disait Oscar Wilde. Nul n’est plus éloigné que Jaccottet du symbolisme tapageur et des bravades d’Oscar – et il préfère de loin les « visions » d’un autre Irlandais, George William Russell alias « A.E. », l’ami de Yeats –, mais il me semble que sur ce point il ne l’aurait pas démenti : « Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps » (La Semaison : Carnets 1959-1974). Comme si le fétu, le grain de blé, le moindre atome contenait la totalité de l’univers in a nutshell – dans une coque de noix !

C’est d’abord cela, Jaccottet, un œil – un détecteur de fumée. Une faculté de sentir – et d’écouter. Rien d’une expérience religieuse, sinon celle d’un silence à quoi le poète fait écho sans vouloir à tout prix le remplir avec des mots. Il note : « Octobre. Ce soir, lumière dorée dans l’air froid. » Puis : « Voici que maintenant l’or vire au rose » ou encore avec un tact reçu du Japon : « Automne, choses voilées ». C’est tout ? Oui, ça suffit, pas besoin d’en rajouter. La mélancolie est déjà dans la feuille morte, et la solitude dans le flocon de neige.

Aucune parade, pas une once de vulgarité chez cet homme à la fois célébré et secret, sauvage et distingué, modeste et sûr de soi. Un écrivain que sa hauteur ne rend pas hautain, et qui ne cesse de méditer sur son travail d’abeille – son cheminement. Préférant les antres et les bois aux salons, Jaccottet se moque gentiment de Madame de Sévigné, un personnage qui fait la gloire des enseignes de café à Grignan (où il habite). Il avoue son peu de goût pour l’histoire, les péripéties, fussent-elles littéraires : « C’est la terre que j’aime, la puissance des heures qui changent, et par la fenêtre je vois à ce moment précis l’ombre de la nuit d’hiver qui absorbe les arbres, les jardins, les petites vignes, les rocs. »

Aucun effort, en apparence, Jaccottet écrit comme une barque dérive au fil de l’eau. À côté de son ami René Char, « aigle ravisseur », ombrageux et fier, Jaccottet semble toujours prêt à s’absenter de lui-même afin que son emprise sur les choses demeure légère, furtive, sinueuse, hésitante, instantanée, loyale. La toute première phrase de ses Carnets : « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. » Ça dit tout de sa quête.

Saint-John Perse qu’il admire de loin lui semble une conque marine qui résonne en vain dans un Parthénon désert. Et il soupire : « Je ne vois plus de monuments ni de peintures ; seulement des lueurs ou des éclairs. » Keats ? Byron ? Baudelaire même ! De beaux restes, des pots cassés, des vestiges – mais Leopardi et Hölderlin lui parlent encore à voix basse. Et son cher Ungaretti, cassant comme un os.

Sa fragilité est une garantie. Son incertitude est un don. Son humilité est un orgueil. Jaccottet ne décrit pas, il réitère, il continue, il prolonge. Ce qu’il voudrait ? Rivaliser avec un grillon dans la connaissance de l’herbe. Écrire du point de vue de l’ours ou de l’escargot. Pouvoir ignorer l’amour et les femmes dont il ne parle guère. N’effleurer que les contours de l’être pour mieux toucher le cœur des choses, d’où ce souhait dans l’allure d’une requête triomphale : « L’effacement soit ma façon de resplendir » ! (L’Ignorant, 1957).

Encore faut-il remuer ciel et terre, s’exercer longtemps jusqu’à tressaillir, les yeux rivés sur le dedans, comme un joueur d’échecs sur son damier ou un chasseur aux aguets, toujours prompt à déceler de l’infini dans l’infime. Dans la paume du vieillard : un crâne d’enfant. Dans le crapaud : une jeune fille. Et dans la gueule du loup : ce que vous voulez ! Tout est conte dans la nature.

Jaccottet parle, je le jure !, la langue des oiseaux et des serpents qui seuls se souviennent des dieux. Il ne nous rend pas plus gais, mais il nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages. Seul l’arbre sait ce que signifie : ici. Seul le fleuve sait ce que signifie : là-bas. Entre l’arbre et le fleuve : ça, la poésie. Une leçon de choses – oubliée !

Je ne sais pourquoi, je l’ai toujours imaginé heureux – sombre mais heureux. Je crois qu’il n’a jamais menti. Entré vivant dans la collection de la Pléiade, chez Gallimard, Jaccottet est parti sans bruit, lui qui rêvait « d’être éternellement mortel », quelques jours à peine avant que soient publiés chez le même éditeur ses deux ultimes recueils : Le Dernier Livre de Madrigaux et La Clarté Notre-Dame. L’élégance même ! « Ainsi lié, je me délivre de l’hiver… » – son renom discret le protège dans la mort des secousses et des malentendus.

Retour sur le Pépitagate

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Patrice Laffont (de dos), Pépita, Marie-Ange Nardi et Laurent Broomhead, 1994 © BENAROCH/SIPA Numéro de reportage : 00247870_000004

Aveuglés par un antiracisme de brocante, quand nos médias progressistes ne leur attribuent pas le terme condescendant de “racisées”, ils partent chaque jour à la recherche de victimes à mettre en avant. Avec Pépita, la clique de “Quotidien” sur TMC a toutefois réalisé un gros raté. La vedette du petit écran n’a pas accepté de se voir instrumentalisée. « Humiliée et salie », elle a révélé ne pas en avoir dormi pendant deux jours. Retour sur les images de “Pyramide” de 1995, avec les analyses de Nesrine Briki et Célina Barahona.


Il ne faudrait jamais jauger hier à l’aune d’une lecture ancrée dans la morale d’aujourd’hui. Malheureusement, c’est un procédé bien rodé de la « cancel culture ». Il s’agit d’explorer fébrilement le passé, à la recherche de l’image ou de la scène qui indignera le plus la sensibilité progressiste.

Diffusée par TMC mardi soir, une vidéo de quelques secondes déterre des extraits de l’émission Pyramide. Les séquences choisies et le montage proposé sont orientés de sorte que Pépita, l’une des animatrices, apparaisse en potiche opprimée. Si les images provoquent un premier tollé et une indignation collective (l’émission enregistrée au milieu des années 90 montrerait d’affreux racistes), c’est la réaction de la principale concernée qui lui vaut à présent des tombereaux d’insultes.

Comprendre le Pépitagate

Si l’on vous dit Pépita, Néfertiti, Égypte, midi ou France 2, vous répondrez probablement Pyramide. Le nom de ce jeu télévisé devrait forcément vous évoquer quelque chose. Et pour cause, animé par Patrice Laffont et Pépita, ce jeu aux règles obscures avait occupé la tranche horaire méridionale de la deuxième chaine plus d’une décennie durant. Avec des parts de marché atteignant 25% dans ses meilleurs saisons, Pyramide fut très populaire entre 1991 et 2003. Le succès de l’émission reposait en grande partie sur l’esprit bon enfant qui y régnait, les vannes et plaisanteries n’étaient pas toujours très fines, mais cela restait un programme de divertissement, non un colloque culturel.

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Les personnalités des présentateurs et des intervenants avaient aussi largement contribué à la popularité du programme, notamment celle de Pépita, la pétillante animatrice qui assistait Patrice Laffont. Une recette efficace puisque le jeu fut récompensé de deux 7 d’or, en 1996 et en 1999. Depuis quelques jours, ce jeu mythique revient au devant de l’agora médiatique ; Canap 95, une émission présentée par Etienne Carbonnier sur TMC, a récemment diffusé des extraits qui ont provoqué un sacré potin. Sur les milliers d’heures d’émission Pyramide, les images sélectionnées pour la séquence retenue étaient aiguillées de manière à faire passer Pépita pour une victime d’actes « racistes et misogynes. » On y voit Patrice Laffont oser lui demander d’aller distribuer les boites aux candidats en l’appelant « ma petite chérie », avant de l’inviter à s’asseoir à côté d’un gros lourdaud à l’œil torve, qui semble insister pour qu’elle s’exécute… Ces extraits étaient accompagnés de commentaires bien comme il faut, tels que « en fait, Pépita devait subir ces réflexions à chaque émission et à l’époque ça ne choquait personne. »

Néanmoins, l’extrait qui a le plus fait réagir est celui où Pépita tenait dans ses mains une carte postale représentant un singe. Nefertiti, la voix-off de l’émission, avait alors déclaré: «Oh c’est vous en photo Pépit‘».  «C’est à force de manger des bananes, voilà ce que ça fait», avait surenchéri Patrice Laffont. Scandale! Aussitôt, une vague de solidarité déferle: articles, tweets ou podcasts indignés viennent au secours de l’ex-animatrice. Ces images sont qualifiées « d’insoutenables »[tooltips content= »https://www.journaldesfemmes.fr/people/actus/2707315-pepita-pyramide-sexisme-racisme-couple-vie-que-devient-elle »](1)[/tooltips], Pépita serait victime de « misogynoir »[tooltips content= »ibid »](2)[/tooltips], une forme de misogynie décomplexée ciblant spécifiquement les femmes noires. Toute la semaine écoulée, de très nombreux commentateurs se demandent comment la pauvre femme a pu supporter un tel racisme et un tel manque de respect tout ce temps. 

Pépita remet les pendules à l’heure

Deux jours plus tard dans le Parisien, la principale concernée s’exprime au sujet des images, loin d’en approuver les analyses. Au contraire, la starlette fustige l’orientation et la lecture faites de ces images décontextualisées: « En choisissant ces images, ils se sont complètement trompés de cible, » tempête-t-elleChoquée par le montage de Canap 95, Pépita a tenu à prendre la défense de ses camarades de l’époque: « S’il y a un endroit où je n’ai jamais vécu le manque de respect, la misogynie ou le racisme, c’est sur le plateau de Pyramide. » Au sujet de la comparaison douteuse avec un chimpanzé, Pépita replace les faits dans leur contexte: «On en avait plaisanté avant de prendre l’antenne (…) C’est même moi qui, en coulisses, avais dit «On dirait moi!». On a décidé de la faire en plateau, c’est tout». 

Tout en dénonçant l’instrumentalisation idéologique dont elle est la cible, elle n’hésite pas également à mettre en cause l’émission de TMC, qu’elle accuse de vouloir « faire du buzz » : « Les personnes qui m’ont humiliée, ce sont celles de « Canap 95 » (…) Ils m’ont fait passer pour la Noire qui subit le racisme, qui n’a pas eu le choix pour avoir un travail… On va où là? Qui sont-ils pour parler à ma place? » Loin de décolérer, l’ancienne animatrice est intervenue dans l’émission de Cyril Hanouna pour réaffirmer son soutien à ses anciens collègues.

De victime à « bounty »

Ceux qui vingt-quatre heures plus tôt déploraient la « violence » de la séquence et apportaient leur soutien à l’ancienne animatrice effectuèrent un virage complet ; la réaction de Pépita n’était pas celle escomptée. Au lieu de rejoindre la cohorte des indignés, celle-ci a préféré donner sa version des faits.

Il n’en fallait pas plus pour que les tombereaux d’insultes se déversent sur la quadragénaire: « Vendue ! Traîtresse! Bounty !: » Cette dernière dénomination péjorative de “Bounty” fait référence à la célèbre barre de chocolat noir enrobée de noix de coco, forcément blanche… Ce terme désigne en gros les noirs qui seraient « noirs à l’extérieur et blancs à l’intérieur ». Cela peut faire penser à un autre petit scandale, américain, lorsque Joe Biden avait accusé pendant la campagne électorale les citoyens noirs qui votaient Trump d’être « de faux noirs. »[tooltips content= »https://www.france24.com/fr/20200522-joe-biden-fait-pol%C3%A9mique-en-d%C3%A9clarant-qu-un-noir-n-est-pas-noir-s-il-vote-trump »](3)[/tooltips]

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Certains mécontents sont allés jusqu’à évoquer le syndrome de Stockholm, affirmant que le ressenti de Pépita aurait été faussé par un sentiment diffus de loyauté causé par un conditionnement psychologique. Ce qui est paradoxal en soi, puisque l’idéologie portée par la cohorte des indignés place d’ordinaire le ressenti comme vertu quasi sacrée. Selon la vision du monde de ces antiracistes de pacotille, le ressenti, à plus forte raison celui des minorités, primerait sur toutes analyses ou fait objectif.  

La violence n’est pas là où on le dit

Audrey Lorriaux, grand reporter spécialisée dans la discrimination et le genre, officiant chez 20 Minutes, déclare ainsi [tooltips content= »https://twitter.com/audelorriaux/status/1377899739094659081″](4)[/tooltips]: « les stéréotypes racistes ne sont pas définis par le ressenti des gens, mais par les historien.nes spécialistes. Cependant on peut recevoir des remarques racistes sans se sentir victime, et oui on est seul.e à décider si on est victime ou pas. » Selon le député Aurélien Taché, l’affection de Pépita lui aurait « brouillé la vue[tooltips content= »https://twitter.com/Aurelientache/status/1377956052344389634″](5)[/tooltips] Au-delà des insultes, l’humiliation, la vraie, ne réside-t-elle pas pourtant dans ce paternalisme qui dénie à une personne son sens du discernement ? La véritable violence n’est-elle pas celle qui veut assigner les « racisés » à un éternel statut de victime, enfermer des « individualités » dans des castes hermétiques ? La véritable violence n’est-elle pas ce refus d’entendre les voix discordantes avec le narratif progressiste si friand de « racisme institutionnalisé » ? L’aptitude de Pépita à jauger une situation est niée, celle-ci souffrirait « d’oppressions intériorisées », expression à la mode qui, selon la Canadian Race Relation Fondation, « fait référence au fait d’intégrer dans sa culture les mauvais traitements récurrents subis par les membres de son groupe, d’accepter les messages négatifs transmis par le groupe dominant à leur sujet, et de s’emprisonner dans un rôle de victime. »[tooltips content= »https://www.crrf-fcrr.ca/fr/bibliotheque/glossaire-fr-fr-1/item/22959-oppression-interiorisee »](6)[/tooltips] Fadaises ! c’est tout le contraire qui s’est produit avec Pépita. Loin de se laisser emprisonner dans un statut de victime, celle-ci s’est insurgée pour rétablir la vérité et reconquérir sa dignité. Et nous l’avons dit, la prétendue violence infligée à Pépita trente ans auparavant n’est rien en comparaison avec celle qu’elle subit aujourd’hui. Quand on y réfléchit bien, le mal, comme la beauté, réside dans le regard de celui qui observe, le philosophe Hume écrit à ce sujet qu’« il n’est rien qui soit en soi-même estimable ou méprisable, désirable ou détestable, beau ou laid; tous ces attributs découlent de la constitution et de la fabrique particulière des sentiments et affections des hommes. »[tooltips content= »https://www.universalis.fr/encyclopedie/david-hume/5-scepticisme-et-naturalisme/ »](7)[/tooltips]

Cela nous renseigne sur notre présent, où la haine revêt des formes diverses. Celle-ci peut même s’appuyer sur toute une assise scientifique (les études “postcoloniales” par exemple), et c’est là que réside le véritable danger.

Nesrine Briki et Celina Barahona.

Le conflit au Karabakh par-delà le bien et le mal

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Au centre le président russe Vladimir Poutine, à gauche le president de l'Azerbaidjan Ilham Aliyev et à droite le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan. Moscou, 11 janvier © Mikhail Klimentyev/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22529250_000001

C’est un sujet -la récente guerre au Karabakh vue du côté azéri- sur lequel il est quasiment impossible d’écrire sous peine de se voir aussitôt accusé d’être stipendié par le gouvernement azerbaidjanais. Un sujet sur lequel le simple fait d’enquêter -qui est le principe même du journalisme ou du documentaire- entraîne d’emblée le soupçon.

Il y aurait le Bon (l’Arménie), la Brute (l’Azerbaidjan) et le Truand (la Turquie d’Erdogan). Or la réalité est tout à fait différente. 

J’en avais l’intuition depuis un moment, à vrai dire depuis que, durant l’automne dernier, ce conflit avait suscité dans les medias, sur les réseaux sociaux et chez les hommes politiques français un unanimisme quasi absolu, de l’extrême gauche à l’extrême droite, ce qui n’est le cas à peu près sur rien. 

Seul le point-de-vue arménien était entendu. Seul, il était écouté et l’ensemble de la presse française était allé d’un côté, en Arménie, et jamais (ou presque) de l’autre côté. 

Il y a bien sûr des explications à cela: la communauté arménienne est implantée depuis si longtemps en France et si bien intégrée qu’elle a joué de tous ses réseaux -ce qu’on ne peut pas lui reprocher- pour faire passer ses idées. Quasiment personne n’a d’amis azéris et nous sommes beaucoup -moi, le premier- à avoir des amis d’origine arménienne, très attachés à leurs origines. Ce qui est plus que normal. 

Il y a une autre explication: l’Azerbaidjan a la réputation d’être dirigée par un effroyable dictateur, ou plutôt une famille de dictateurs qui se transmettent le pouvoir de père en fils. Or, si l’Azerbaidjan est loin d’être un parangon de démocratie, telle qu’on l’imagine ici -la presse n’y est pas franchement libre, les portraits des présidents ornent toutes les routes du pays, et les habitudes forgées dans les écoles du KGB -où se forma Heydar Aliyev, le père du Président actuel- sont toujours très présentes- ,je ne crois pas que l’Arménie le soit beaucoup plus. L’Arménie se classe certes au 68ème rang du classement de Reporters sans Frontières, mais après une fulgurante remontée ces dernières années. Et il suffit de voir comment son dernier dirigeant, Nikol Pachinian, a été porté au pouvoir en 2018: par ce qu’on appellerait ailleurs poliment une révolution  ou plus vulgairement un coup d’État. 

C’est l’indépendance énergétique de plusieurs pays qui est en jeu et le régime azerbaidjanais le sait parfaitement. C’est ainsi que l’on a vu un pays catholique, l’Italie, soutenir un pays censé être musulman, l’Azerbaidjan, contre un pays chrétien, l’Arménie, et une République Islamique, l’Iran, soutenir Erevan alors qu’Israël était l’allié de Bakou…

Je suis donc parti le mois dernier avec mon ami Camille Lotteau, afin de réaliser un documentaire là-bas. Obtenir des visas pour Bakou ne fut pas simple, en particulier à cause du Covid qui y sévit. Mais, nous y fûmes, une fois sur place, extrêmement bien accueillis. C’est ainsi que nous avons pu circuler librement dans le pays, mais aussi dans les zones du Karabakh reprises par l’armée azérie fin 2020. Seule la ville de Choucha (Chouchi pour les Arméniens) -revendiquée par toutes les parties comme un puissant symbole et aujourd’hui azerbaidjanaise- nous fût impossible d’accès. À cause de la présence des troupes russes qui en contrôlent l’accès. À cause de la neige qui en rendait l’accès extrêmement difficile.

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Première constatation: l’Azerbaidjan n’est pas ce terrible pays islamique contre lequel on nous a raconté que l’Arménie était le dernier rempart, un rempart qui allait nous permettre de conserver notre héritage judéo-chrétien. Ce « choc des civilisations » dont parlait Michel Onfray dans un récent reportage. 

Le pays est une république laïque depuis 1918, les femmes y ont le droit de vote depuis la même date (soit près de trente ans avant la France) et l’on n’y croise pas la moindre femme voilée. À Bakou, comme dans les campagnes. Nulle part. Au contraire: les jeunes femmes y portent des mini-jupes, vont boire un verre entre copines dans les nombreux bars des grandes villes et l’alcool y coule à flot. Comme à Paris. 

Certes, 96% de la population est d’origine musulmane, mais on n’y entend nulle part le muezzin, les mosquées sont quasiment vides et les religions y vivent en parfaite harmonie. Interrogés, les leaders de la communauté juive m’ont ri au nez lorsque je leur ai demandé s’il y avait de l’antisémitisme dans le pays. Le chef de la communauté ashkénaze, Alexandre Sherovsky, m’a juré qu’il n’y avait jamais eu, dans toute l’histoire du pays, un quelconque pogrom, ce qui est exceptionnel pour la région, en particulier dans ces ex-républiques soviétiques où l’antisémitisme était monnaie courante. Et d’ajouter: « L’antisémitisme, je crois qu’en France, il y en a beaucoup plus ! » 

Quant au responsable des « Juifs des Montagnes », cette communauté très particulière qui est là depuis plus de trois mille ans, Milikh Yevdayev, lorsque je lui ai demandé s’il en était de même en Arménie, il m’a répondu avec un large sourire: « Trouvez-moi déjà un juif arménien, et on en reparle! ». 

Cette discussion se passait dans la grande synagogue située au centre de Bakou, une synagogue à peine surveillée par un policier, ce qui en dit long sur l’absence de crainte d’attentats dans cette ville éloignée de moins de deux cent kilomètres de la frontière iranienne. 

Ce sont ces mêmes personnes qui m’ont fait découvrir l’existence de l’étrange héros que l’Arménie encense aujourd’hui, le Général Garegin Nzdeh. Chef des unités arméniennes de l’armée russe qui se battaient contre les Turcs dès le début de la Première Guerre Mondiale, homme-clé dans la défense de la république d’Arménie fondée en 1918, adepte de l’idée de la Grande Arménie -qui incluerait aussi Géorgie et Azerbaidjan-, il se rapproche dans les années 30 des théories raciales des Nazis pour qui « une seule et même race existe en Allemagne et en Arménie ». Il crée ainsi en 1942 la Légion Arménienne au sein de la Wehrmacht, qui sera responsable, avec ses 30 000 hommes, de nombreux massacres de Juifs en Ukraine, en Crimée et même dans le Sud de la France, avant d’opérer un revirement (raté, puisqu’on l’expédia au goulag) en 1944 vers l’Armée Rouge de Staline, quand il sentit que le vent tournait. 

Il serait, bien sûr, injuste de rendre tous les Arméniens responsables de cette Légion. Il n’empêche: l’érection d’une immense statue en plein cœur d’Erevan en 2016, et plus encore le refus très récent des Arméniens du Haut-Karabakh de détruire la statue du même général qu’ils venaient d’ériger à Martuni, en dit long sur leur curieux rapport à ce triste « héros » qui fait plus penser à Pétain ou aux Oustachis croates qu’à un simple chef militaire. Pour moi qui pensais depuis toujours qu’il y avait une sorte d' »alliance métaphysique » entre Juifs et Arméniens, ces deux peuples qui ont été les victimes des deux principaux génocides du 20ème siècle, je dois dire que je tombais de haut. 

Est-ce grâce à l’Islam chiite qui y règne en maître, si le pays n’a jamais connu de vague islamiste? Peut-être. L’ayatollah qui y dirige les cultes, SheikhUlIslam Allahshukur Pashazada, et qui n’a pas l’air en odeur de sainteté chez ses voisins iraniens,  m’a ainsi affirmé prôner cet « Islam des lumières » que l’on recherche tant ailleurs. Vainement, la plupart du temps. Certes, il semblerait qu’il y ait eu des départs de jeunes recrues islamistes vers l’Etat Islamique en 2013 ou 2014, mais personne n’est capable de l’affirmer avec certitude ni d’indiquer quelles mosquées du pays auraient pris ce tournant radical. Et puis, surtout, il semble parfaitement improbable que des Chiites aient pu être acceptés par les combattants de Daech, dont une des principales activités, en Irak et en Syrie, consistait à exterminer sans autre forme de procès tous les Chiites, ces renégats qu’ils considéraient comme des apostats. 

C’est d’ailleurs ce qui me fait tiquer lorsque l’on affirme que des mercenaires en provenance de Syrie et de l’État Islamique seraient venus combattre aux côtés des Azéris. L’affirmation, sortie d’on ne sait où précisément -les « Services » selon un diplomate européen- est plus qu’étrange et ressemble fortement à une fake news. En effet, personne n’est en mesure d’expliquer pourquoi une armée forte (60000 hommes), puissante et parfaitement équipée, aurait eu besoin de s’adjoindre  de tels personnages. On dit ici ou là qu’ils auraient servis de « chair à canon » dans les combats terrestres mais personne -pas même les Arméniens qui auraient certainement été trop contents de le faire- n’a été capable d’exhiber le corps d’un de ces combattants. Or, c’était facile: le physique d’un Syrien n’a pas grand chose à voir avec celui d’un Azéri. 

On dit aussi que ces mercenaires auraient été engagés par le Président Erdogan, pour exprimer son soutien aux Azerbaidjanais. Ce soutien est bien réel, et les drapeaux turcs côtoient un peu partout dans le pays les drapeaux azerbaidjanais, mais c’est plus un soutien diplomatique ou géostratégique qui semble avoir été la motivation première du président turc. Les Azerbaidjanais parlent une langue turcophone, ils sont historiquement liés à la Turquie et il est bien évident que cette alliance rentre dans la stratégie d’Erdogan de reconstitution de l’Empire Ottoman. 

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Dans sa tentative de poursuite du rêve d’Atatürk, dans une version plus religieuse. Le problème est que l’Azerbaidjan est profondément laïc, que cette laïcité est protégée par un régime que l’on peut qualifier d' »autoritaire », et que le pays est suffisamment riche, par ses ressources naturelles que sont le pétrole -c’est à Bakou que firent fortune les Nobel ou les Gulbenkian- et aujourd’hui le gaz, pour suivre son propre chemin, sans avoir besoin d’un guide.

Preuve en est les alliances plus qu’étranges -on dira « originales »- de l’Azerbaidjan. Son principal fournisseur d’armes est Israël et c’est avec les drones de l’État hébreu que les Azéris ont gagné la guerre récente. Cette alliance a aussi des raisons plus profondes: l’Azerbaidjan se méfie comme de la peste de l’Iran. Et il possède un atout incontestable avec les 35 millions d’Azéris qui peuplent le Nord de l’Iran et contrôlent une grande partie du pouvoir politique et économique de la République Islamique. Du coup, l’Azerbaidjan a laissé Israël implanter sur son territoire tous les outils technologiques qui lui ont permis, jusque-là, de détruire le programme nucléaire militaire de l’Iran. 

Cela semble arranger tout le monde et les drapeaux israëliens que l’on voit un peu partout aux côtés de ceux de la Turquie, de l’Azerbaidjan  et même parfois du Pakistan en sont la manifestation évidente.

Alliance aussi, mais plutôt économique, avec de nombreux pays européens -malgré le soutien affiché du président Macron à l’Arménie durant le conflit- comme l’Italie où aboutit l’énorme pipe-line gazier (le Trans Adriatic Pipeline, qui vient d’être achevé) qui, au départ, devait contourner la Russie et qui, donc, passe par la Turquie pour traverser la Grèce, l’Albanie et passer sous l’Adriatique. C’est l’indépendance énergétique de plusieurs pays qui est en jeu et le régime azerbaidjanais le sait parfaitement.

C’est ainsi que l’on a vu un pays catholique, l’Italie, soutenir un pays censé être musulman, l’Azerbaidjan, contre un pays chrétien, l’Arménie, et une République Islamique, l’Iran, soutenir Erevan alors qu’Israël était l’allié de Bakou. Sans parler de la Russie de Poutine, bien, sûr, qui, officiellement neutre, est liée par un traité de défense à l’Arménie, traité qui l’oblige à en défendre les frontières, militairement, et qui en a fait le principal fournisseur d’armes durant le récent conflit.

Ces armes, nous avons pu les voir, abandonnées par caisses entières, couvertes d’inscriptions en cyrilliques, dans les villes du Karabakh reprises par les Azéris. Des villes-fantômes qui font penser aux images d’Hiroshima après la bombe. Aghdam, par exemple, cité de 180 000 habitants en 1988, avant que ne commencent les incidents entre Azéris et Arméniens. Des incidents suscités par ce qui était encore le pouvoir soviétique, qui pensait alors, en allumant des foyers, ici au Karabakh, là-bas en Tchétchénie, avoir encore une petite chance de se maintenir en place. 

En Azerbaidjan, on appelle ce qui s’est passé entre 1988 et 1993, la Première Guerre.  Et les stigmates de celle-ci sont toujours là: plus un habitant sur place, dans ces « territoires occupés ». Il semblerait que les Arméniens n’avaient pas une population assez nombreuse pour repeupler les villes conquises. Les arbres ont poussé un peu partout, et mesurent dix ou vingt mètres de haut. On croirait un décor de film. De film-catastrophe. 

Il n’y a plus rien, pas une maison, pas une étable, si, une vieille mosquée dont on nous dit, mais est-ce vrai, qu’elle a été transformée en étable pour les cochons, geste de mépris suprême envers les Musulmans. Et puis,  plus loin, un bâtiment encore debout: une autre mosquée, avec ses deux minarets. Pourquoi a-t-elle survécu? Pour servir de repère aux militaires qui s’en serait servi pour viser d’autres cibles? Ou peut-être, pour essayer de démontrer que les Arméniens ne s’attaquent pas aux symboles religieux alors que les Azerbaidjanais, eux… 

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Car, et c’est sans doute le principal argument médiatique des Arméniens du monde entier, l’on dit et écrit partout que les Azerbaidjanais auraient détruit le patrimoine religieux chrétien de la région, afin d’effacer toute trace de présence arménienne. Le président Macron a d’ailleurs diligenté une mission, avec le soutien de l’Unesco, afin de recenser ce patrimoine. En réalité, rien n’est vraiment clair, si ce n’est que le territoire du Karabakh est peuplé depuis des siècles par une population mélangée où cohabitaient, pour le meilleur et pour le pire, Arméniens et Azerbaidjanais. Un peu partout des forts élevés par des Pachas locaux, musulmans, comme celui que nous avons visité à Askeran (Mayraberd pour les Arméniens puisque même les noms de ville sont un enjeu!), en territoire reconquis par les Azéris, à quelques kilomètres de Stepanakert, la capitale, toujours arménienne, du Haut-Karabakh. Mais aussi des églises arméniennes, comme à Choucha, quelques kilomètres plus loin. 

Nul ne sait si les habitants de ces lieux se sont aimés mais ils vivaient ensemble -Staline leur avait même créé une unique République Socialiste de Transcaucasie- et la Première Guerre, de 1988 à 1993, a suscité un véritable nettoyage ethnique. Principalement d’Azéris, comme ces 600 villageois massacrés à Khodjaly le 26 Février 1992 par les Arméniens. Sans doute pour pousser le reste de la population à fuir. Ils furent ainsi environ 600 000 à vivre dans des camps de toile autour de Bakou. Mais il y eut aussi beaucoup d’Arméniens, expulsés par mesure de rétorsion d’autres villages -ils furent environ 120 000 à quitter le Karabakh. Ce fut violent, sans pitié, le combat de deux peuples qui ne se supportaient plus. 

Dans les zones reconquises, nous avons ainsi vu beaucoup de cimetières détruits, des tombes pillées, des symboles religieux musulmans démolis, des os et des crânes de cadavres laissés à l’abandon un peu partout. Comme à Jabrayil. C’était effrayant. Mais qui dit que ce n’est pas la même chose de l’autre côté?

Au Karabakh, comme à d’autres endroits dans le monde, où ont lieu d’autres conflits -on dira ethniques plutôt que religieux-, c’est à qui saura prouver qu’il était le premier sur place. Les Arméniens disent qu’ils furent le premier foyer chrétien au monde, les Azerbaidjanais se revendiquent d’une présence plus ancienne. Les preuves ne sont pas évidentes. On se croirait en Palestine où les archéologues israëliens recherchent un peu partout les traces d’un judaïsme archaïque. 

Nul ne saura sans doute jamais, et finalement peu importe. Une seule évidence: le Karabakh est un territoire occupé. Un territoire azerbaidjanais -situé d’ailleurs en plein milieu du pays, comme une énorme verrue sur une carte- conquis par les Arméniens il y a environ trente ans. Un « pays » imaginaire qui n’est reconnu par aucun autre Etat, pas même l’Arménie, pas même par l’ONU, bien sûr. 

Ce pays était peuplé majoritairement d’Azéris mais des zones entières l’étaient par des Arméniens. Et personne n’a certainement le droit de leur dire de partir. En revanche, avoir un pays indépendant semble absurde. On le refuse aux Kurdes d’Irak ou aux Catalans en Espagne. Pourquoi l’accorderait-on aux Arméniens du Karabakh? Une solution serait sans doute qu’ils redeviennent une minorité au sein de l’Azerbaidjan. À condition que les tensions s’apaisent, bien sûr.

Les autorités que nous avons rencontrées semblent partantes pour une telle solution. Je n’en vois honnêtement pas d’autres. Si ce n’est celle d’une guerre sans fin. Et sans espoir.

Encore faudrait-il que les Arméniens l’acceptent. Tous les Arméniens, y compris ceux de cette diaspora qui est presque quatre fois plus nombreuse qu’en Arménie et qui a joué, depuis des années, les va-t’en guerre contre les Azerbaidjanais, alors qu’elle n’habite pas là, et qu’elle ne connaît pas la grande pauvreté de la majorité du peuple arménien. 

Cela s’est terminé par une défaite en rase campagne de l’armée arménienne, et s’il n’y avait pas eu le Grand Frère russe, le Karabakh serait aujourd’hui intégralement azéri. Tout le monde raconte que l’armée azérie a été bloquée par les Russes à deux kilomètres à peine de Stepanakert, la capitale.

Pourquoi alors essayer de justifier cette guerre perdue par les mêmes éléments de langage qui servirent, en 1992, pendant la Guerre de Bosnie, à l’époque où les partisans de la Grande Serbie -les Karadzic et autres Mladic, mais aussi leurs alliés dans de nombreuses chancelleries occidentales- voulaient détruire la toute nouvelle république multi-confessionnelle du Président Izetbegovic? On retrouve le même argument sur la défense de la civilisation chrétienne contre « les Musulmans ». La même fake news sur des mercenaires islamistes venus les aider: à l’époque, 20 pauvres sbires iraniens sans aucun pouvoir, aujourd’hui « 2000 soldats de ISIS » dont personne ne semble avoir retrouvé la trace. 

Ce n’est certainement pas comme cela que la région retrouvera la paix, ni qu’elle profitera de ses richesses. C’est en s’acceptant les uns les autres qu’Arméniens et Azéris retrouveront un avenir. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire. Mais c’est seulement ainsi que le résultat de cette guerre pourrait être finalement une chance.

Le prince de Ligne, une morale pour notre temps

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Charles-Joseph, prince de Ligne (1735-1814) D.R.

Rien ne vaut, pour prendre la mesure du présent que les conseils d’un maître ancien et de voir par ses yeux ce que nous sommes devenus.


Un esprit hâtif, jugeant les œuvres du Prince de Ligne d’après ses titres et l’homme par la réputation que lui firent ses contemporains, serait enclin à le classer parmi les libertins du XVIIIe siècle. Il en diffère pourtant par sa désinvolture même. Nul ne fut moins idéologue que le Prince de Ligne; ses voltes ne sont pas des révoltes: elles sont guidées par le goût, cette notion française par excellence.

Une morale du goût

Il faut lire l’auteur des Contes immoraux et de Mes Ecarts, pour comprendre que la morale demeure son grand souci, que ses goûts ne cessent d’alerter son intelligence ancrée dans une idée du beau indissociable du bien. La formule bien connue du Prince de Ligne: « Etre heureux et rendre heureux » nous semblerait minimale, sinon minimaliste, si l’on ne s’avisait aussitôt qu’elle est, à tout le moins, plus difficile à exercer que son contraire, « être malheureux et rendre les autres malheureux », – ce qui pourrait être la devise des moralisateurs puritains de notre temps.

La morale du Prince de Ligne est une morale concrète, une morale du cas particulier qui ne se laisse pas fasciner par l’abstraction : « J’ai souvent vu ces Messieurs, qui travaillent pour le bien des hommes en général, ne pas assister un homme en particulier. Ils me rappellent cet Anglais qui, après avoir passé la nuit à travailler contre la traite des nègres et leur esclavage, tirait tous les jours les oreilles au sien, parce qu’il se levait un peu trop tard. »

C’est aussi une morale décantée par le bonheur qui sait qu’elle retrouve sa raison d’être en se délivrant du ressentiment. Elle est d’abord délicatesse, – cette subtile science de ne point offenser: « Je trouve horrible à un homme d’esprit d’attraper un sot. Qu’il attrape un autre homme d’esprit, s’il le peut. Celui des deux qui sera l’attrapé est à coup sûr le plus présomptueux des deux ». Mes Ecarts, ou ma tête en liberté propose une morale, non point générale, non point présomptueuse ou fière, mais humble à sa façon, pratiquant la « suspension de jugement ».

Notre temps est aux justiciers. Punir est la grande affaire de ces esprits à la fois naïfs et retors, – naïfs car ils s’imaginent accroître l’empire du Bien et retors car l’usage excessif de la mauvaise foi en fait des sophistes perpétuellement menaçants. A l’inverse, le style du Prince de Ligne témoigne du juste, qui est plus profond que la Justice, de même que la civilité est plus profonde que la civilisation. « Il est souvent de la justice de ne pas faire justice ».

Savoir danser

Le Prince de Ligne, réputé homme d’esprit, et que ses mauvais disciples imitent en rivalisant d’arrogance, nous semble d’abord un homme de cœur. La certitude, la remontrance, le grief ne sont pas son fort: « Malheur aux gens qui n’ont jamais tort, ils n’ont jamais raison ». Sa leçon est de ne point en donner. Il s’adresse au lecteur avec amitié et ne porte pas plus loin ses maximes que des propos de table. Ce convive ne veut pas imposer sa loi mais se rendre aimable, simplement, et sans ambages: « Une seule chose peut nous ennoblir, c’est l’élévation de l’âme. Mais mon Dieu ! Que cela devient rare ! On en avait plus quand on n’avait pas tant d’esprit ».

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Plus danseur que stylite, et danseur dionysien, le Prince de Ligne fait « danser la terre », selon la formule antique, d’une danse où l’on s’oublie pour faire corps avec quelque mouvement plus grand que nous. Ainsi le Prince de Ligne fait l’éloge de la danse des Cosaques et ses « jeunes femmes grecques et [ses] beautés de Géorgie et de Circassie » et la préfère à « la grâce stupide et importante d’un menuet, accompagné d’un sourire en donnant la main, avec un sot balancé ».

Plus on le fréquente et mieux l’on comprend que le Prince de Ligne, célèbre les vertus, au sens étymologique. Non pas la vertu des censeurs, des jaloux et des aigris, mais les vertus immémoriales qui font les gens de bonne compagnie: « Je ne vois plus d’envie de s’amuser: tous les esprits sont lents; plusieurs sont pesants; on croit aux impossibilités. On se laisse aller à une vie uniforme, à une monotonie insupportable; on n’a plus qu’une sourde ambition. »

L’écueil est un ressentiment

La force sans la prétention au bon droit, est pour le Prince de Ligne la preuve, et la condition, de la bonté heureuse, faite pour le bonheur, et pour en donner: « On n’a que des bonheurs d’enfant. Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remord, l’ambition, la jalousie n’en ont jamais troublé le cours ».

L’exemple de sagesse vaut mieux que la leçon de sagesse. L’intuition du Prince de Ligne précède la pensée de Nietzsche: le ressentiment est un écueil; sans la jalousie, il y aurait le paradis sur terre. Or, pour le Prince de Ligne, héritier des moralistes du XVIIe siècle, que Nietzsche affectionnait particulièrement, cette jalousie tient à la boursoufflure, à l’importance que l’on se donne: « C’est l’importance que je reproche le plus à tout le monde. Les dévots, par exemple, s’imaginent que Dieu même doit leur savoir gré de leurs soins. »

Il est cependant, pour le Prince de Ligne, une bonne dévotion, qu’il prend la peine de définir, « la dévotion de bonne foi d’une âme tendre et un peu exaltée, d’un cœur juste et pur ». Ce qu’il nous en dit, de la façon exquise qui lui est propre, vaut singulièrement pour notre temps: « Ce dévot, tel que je l’entends, avec toutes les aimables vertus de la société, ne dira, ni ne fera, ni ne désirera le mal. Il ne scandalisera pas, il ne condamnera personne et tirera d’affaire une jolie femme que les lois de bien des pays condamnent à la mort pour le plus joli petit péché du monde. »

Mes Ecarts ou Ma tête en liberté, éditions Les Belles Lettres.

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La paresse est naturelle

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Image d'illustration Bruce Mars / Unsplash

Restez confortablement installé dans votre canapé. L’être humain, quoique programmé pour être actif toute la journée, n’est pas fait pour accomplir des efforts soutenus, selon une étude scientifique


Les magasins de sport sont remplis d’objets qui font appel à notre sens de la culpabilité, comme ces tapis de gym dont les injonctions imprimées nous ordonnent (toujours en anglais) de « do your fitness » (« faites votre séance d’entraînement »). Ils nous reprochent d’être paresseux, de manquer de volonté, de procrastiner lâchement si nous ne prenons pas d’exercice de manière régulière et même masochiste.

Les fruits de la recherche d’un professeur de biologie évolutionniste de Harvard, Daniel E. Lieberman, démontrent que c’est notre paresse qui a raison et les tapis qui ont tort.

Car l’être humain, quoique programmé pour être actif toute la journée, n’est pas fait pour accomplir des efforts soutenus – en courant, sautant, se hissant – si ce n’est pas pour échapper de temps en temps à une bête féroce ou à un ennemi. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ne gaspillaient pas leurs calories durement obtenues en faisant des efforts sportifs inutiles. Notre tendance la plus naturelle est donc de conserver notre énergie.

En revanche, la conclusion est formelle quant à l’utilité de l’exercice, surtout en vieillissant. En fait, plus on vieillit, plus on a intérêt à faire du sport afin de prolonger la vie. Loin de partir à la retraite, nos aïeux, atteignant le statut de grands-parents, s’activaient encore plus que les parents pour trouver de quoi nourrir les familles. Que papy et mamie, selon l’expression de M. Castex, sortent donc pour prolonger leur vie. La meilleure façon de se motiver, selon Lieberman, c’est de prendre de l’exercice à plusieurs, et, cerise sur le gâteau (à ne pas consommer), on n’a besoin que de faire peu d’effort pour en éprouver les bénéfices.

Le Christ étonné

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Image d'illustration Unsplash

Dans son livre Le Christ étonné, Daniel Pézeril, ancien évêque de Paris, raconte une rencontre singulière.


Daniel Pézeril faisait sa retraite annuelle dans l’abbaye bénédictine Saint-Martin de Beuron, au bord du Danube, dans un site très romantique. En sortant de l’église, il tomba, dans une petite librairie, sur une image inhabituelle, d’un Christ en bois du XIIème siècle, sculptée par un artisan inconnu du hameau de Wolfartsweiler, près de Saulgau. Il fut troublé par l’indicible étonnement qu’exprimait le crucifié, un étonnement de pauvre. « Ce n’était pas d’abord sa douleur, attestée par les traces de sang, son visage amaigri, las, aux orbites exagérées, les lèvres silencieuses bien qu’entrouvertes mais, agrandi par l’écartèlement des paupières, un regard immobile parce que déconcerté, tourné vers une hallucination intérieure, brûlant d’une interrogation inattendue sur soi-même, comme il arrive au plus petit d’entre nous ». Le Vendredi Saint, à l’Office des Ténèbres, le chœur psalmodie le chant dit des impropères (reproches) : « O mon peuple, que t’ai-je fait ? » Et le père Pézeril d’expliquer.

Le Christ étonné : le verbe grec « thaumadzein » est employé une trentaine de fois dans l’Evangile au sens de s’émerveiller, admirer, être surpris favorablement. Une seule fois, il l’est au sens de « être saisi de tristesse » précisément pour Jésus et dans un passage précis. Revenu à Nazareth, « sa patrie » où il a été élevé, Jésus, nous disent les synoptiques, entra, un jour, dans la Synagogue, selon son habitude et se leva pour lire l’Ecriture. On connaît la réaction des auditeurs: ils sont frappés, choqués. Se heurtant à leur manque de foi, Jésus, ne put faire, ce jour-là, de miracles. Tout « étonné » dit le texte grec, Jésus confia sans doute sa tristesse et son étonnement à ses futurs apôtres qui l’ont rapportée. Et Monseigneur Pézeril de relever « la conscience critique, toute moderne », de Jésus, que « la pierre d’achoppement » à laquelle se heurtaient les hommes était sa personne : cela est toujours vrai.

Il est un autre Christ qui surprend également, autrement : « Le Christ souriant de Javier » qui se trouve dans le château de Javier, sur une éminence de la sierra de Leyre, en Navarre, près de Pampelune, où naquit, le 7 avril 1507, saint François Xavier (graphie originale, basque, de Javier, signifiant « maison nouvelle »). Ce crucifix, situé dans la chapelle du château, taillé dans un bois de noyer, montre un Christ, les yeux clos, sur un sourire.

Les Encyclopédistes ont formé un modèle d’homme nouveau— le nôtre— fait de culture, de science et d’athéisme. Monseigneur Daniel Pézeril, homme de grande culture, fut toujours fasciné par la pensée non chrétienne, en particulier celle de Spinoza, sur lequel il écrivit un livre passionnant : Spinoza, l’étranger, préfacé par Florence Delay, qui devait figurer dans Le Christ étonné. Tout autant qu’il le fut du jeune saint Augustin élevé dans une culture païenne, Monseigneur Pézeril serait-il étonné de voir « actées » chez nos contemporains, après la mort de Dieu, celle de l’Eglise ? L’auteur de Pauvre et saint curé d’Ars (1959), celui qui déchiffra et édita les Cahiers de Monsieur Ouine de Georges Bernanos qu’il accompagna jusqu’à sa mort. Celui qui fut déclaré « Juste parmi les nations » naquit à la Serena et mourut, en 1998, dans la nuit du 22 au 23 avril, le jour du samedi saint.

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Les crimes passionnels sont-ils une réalité?

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L'universitaire Claude Habib, auteur de «Galanterie française» (Gallimard, 2006) © Hannah Assouline

 


« Je ne suis pas de ceux qui disent : Ce n’est rien ;
C’est une femme qui se noie.
Je dis que c’est beaucoup ; et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu’il fait notre joie… »

(La Fontaine, la femme noyée, Fables, III, 16)


Loin de moi l’idée de minimiser le nombre de femmes tuées par leur conjoint — ni celui, bien moindre mais réel, d’hommes tués par leur conjointe — une trentaine par an. Ou de lesbiennes assassinées par leur copine. Même si au total, 130 ou 140 par an, rapporté au nombre de couples en France, cela reste aussi peu significatif que le nombre de thromboses chez les néo-vaccinés, c’est 140 de trop.

Claude Habib, éminente universitaire spécialiste du XVIIIe siècle (comment ? Vous n’avez pas lu, en 2006, Galanterie française ? Courez l’acheter), s’est fendue d’une tribune significative dans le Figaro, peu après l’incontournable Journée de la femme — dont les manifestations en mars 2020 ont été apparemment une cause majeure de l’accélération du Covid-19 : l’Espagne les a interdites cette année pour cette raison.

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« Les féministes, écrit-elle, montent en épingle les « féminicides », mot nouveau. » Comme moi, elle remarque que « le nombre des crimes conjugaux, si tragique soit-il, demeure dérisoire rapporté à l’ensemble des couples. » Et de se moquer — ce n’est pas bien — de ces « jeunes militantes  qui vont coller la nuit le chiffre des victimes » et qui « éprouvent un sentiment jubilatoire où se mêlent la certitude de la justice et la réappropriation de la rue. »

Puis elle entre dans ce qui me paraît le cœur du sujet : « Elles veulent ignorer, dit-elle, la composante passionnelle de ces crimes. » Et d’expliquer que l’assassin par jalousie, loin d’être « un parangon de la virilité », est « un perdant absolu. Il n’est pas un modèle, mais une faillite. »

Elle entre alors dans le domaine littéraire qui, bien mieux que la morale ou le Droit, s’est risqué à expliquer ces crimes.

« La fureur jalouse engendre des crimes : les représenter comme Mérimée en écrivant Carmen, ou Shakespeare créant Othello, ce n’est pas enfoncer les femmes dans un destin de servitude, c’est leur ouvrir les yeux sur la tératologie passionnelle, leur faire voir la haine qui borde l’amour et guette les amants lorsqu’ils chutent hors de l’éden amoureux. Cela n’engage aucune femme à se soumettre, mais chacune à se méfier du kitsch sentimental. »

C’est bien là que se situe le problème. Dans le décalage entre l’histoire que se racontent les amoureux et la réalité du sentiment.

Stendhal a inventé le concept de cristallisation pour désigner l’aura dont on entoure la personne aimée, assez puissante pour cacher finalement la personne elle-même, ou pour la transformer en un être imaginaire qui n’a avec la réalité de l’individu que des rapports connexes. De Kevin Dugenou on fait un Roméo, de Margoton la jeune bergère on fait une Juliette.

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Quand un événement — parfois une réflexion — brise le cristal dont on avait paré l’objet aimé, c’est insupportable. Ce que l’on tue, c’est la personne qui apparaît soudain — à mille lieues de celle que l’on croyait connaître. Quand on se tue, au fond, c’est le même problème : que l’on exerce la violence sur soi ou sur l’autre, c’est toujours une affaire de déception.

Nous sommes drogués au sentiment. Jadis Emma Bovary se graissait les mains aux romans à l’eau de rose — et c’est du décalage entre ses lectures et la réalité qu’elle meurt. Les sites de rencontre, les émissions de télé, vous promettent la lune sentimentale. Même la littérature érotique, jadis consacrée à des plaisirs solides, fait un détour par le sentiment et ses cinquante nuances : il y a désormais du kitsch dans le saxo-masochisme.

Ce qui amène, dans l’amour, un individu à en tuer un autre, ou à se tuer soi-même, ce qui témoigne de la même faillite, c’est l’écart monstrueux entre un sentiment préfabriqué par des médias dégoulinants de guimauve et la réalité des relations humaines, où amour ne rime pas avec toujours. Les poètes médiévaux s’y connaissaient davantage, eux qui faisaient rimer amor et mort. « Mourir d’aimer », malheureusement, n’est pas seulement un titre de film.

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C’est l’inconvénient des phrases toutes faites, genre « Je t’aime ». On croit que le présent de l’expression est un présent d’éternité, quand il s’agit au mieux d’un présent d’habitude. Trop de gens pensent qu’une fois proférés les serments de départ, le temps s’arrête — alors que tout commence, que l’amour est à renouveler tous les matins, qu’il ne faut pas s’endormir sur ses sentiments, encore moins sur ceux de l’Autre, mais les fortifier, les renouveler, les bouleverser — chaque jour. « Un éternel amour de trois semaines », disait autrefois Jean Chalon — pour jouer sur l’écart entre l’éternité et notre tempos humain, si limité.

Morgan Sportès a publié en 1985 un recueil de nouvelles narrant des drames passionnels et intitulé avec humour et pertinence Je t’aime Je te tue. C’était le titre aussi d’un film allemand, en 1971 : Ich liebe dich, ich töte dich.

Au XVIIIe siècle, où Chamfort pensait que l’amour était « l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes », il y avait moins de crimes passionnels. Il a fallu les déluges de sentiment qui ont suivi la publication de la Nouvelle Héloïse pour que l’on commence à regarder l’Autre comme une promesse d’éternité, et que les déceptions s’accumulent. Au fond, les assassinats entre cons joints, c’est encore la faute à Rousseau.

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Edouard Louis: il faut « séparer l’homme de l’artiste »!

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Edouard Louis © Hannah Assouline

Le 1er avril 2021 est le jour de la sortie du dernier Edouard Louis: Combats et métamorphoses d’une femme, aux éditions du Seuil. Et cela n’est pas une mauvaise blague, c’est même plutôt une bonne surprise.


Il est évident qu’Edouard Louis est l’ennemi idéologique : son anti racisme stalinien, ses jérémiades intersectionnelles de concert avec son mentor Geoffroy de Lagasnerie sont délétères. Et le militant prend le pas sur l’écrivain. C’est fort dommage, car l’écrivain Edouard Louis a des choses à dire. Il construit depuis son premier roman, Eddy Bellegueule une Comédie Humaine chez les prolos. Les vrais, ceux dont il est issu, pas les prolos fantasmés par le néo bourgeois qu’il est devenu, incarnés par la famille Traoré. Les prolos dont personne ne veut et qui n’ont même plus la force de prendre le maquis en compagnie des gilets jaunes.

Si Louis sert à la presse mainstream le discours à la mode sur la domination masculine, faisant de sa mère une victime du patriarcat, il n’en est rien dans le roman

Tout sur ma mère

Dans ce dernier volet autobiographique, Louis nous raconte sa mère. Cette mère qu’il rejetait et qui lui faisait honte. Un destin banal de fille d’ouvriers du nord, avec pour seul horizon, les mômes, le ménage, le mari alcoolique et même pas le temps pour une rêverie bovaryesque.

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Le déclencheur de l’écriture a été une photo que l’auteur ne connaissait pas. Une photo où sa mère apparaît heureuse: « Je ne trouve pas les mots pour l’expliquer, mais tout, dans sa pose, dans son regard, dans le mouvement de ses cheveux, évoque la liberté sur ce cliché, l’infinité des possibles devant soi, et peut-être, aussi, le bonheur ». Nous pensons, bien sûr à Années de Annie Ernaux, issue comme Louis d’un milieu modeste qu’elle décrit avec un réalisme sec. « En voyant cette image, j’ai senti le langage disparaître de moi », écrit-il. Alors, tout le long du roman, il évoquera cette mère si lointaine et si proche, avec des images, des couleurs, des sensations. Combats et métamorphoses d’une femme est un roman sensoriel, en cela très proustien. Sans madeleine ni baiser du soir, mais un manteau rouge trop grand pour elle, du sable de couleur répandu par terre après un accès de colère qui valut une gifle à l’auteur, une chanson du groupe Scorpions qui la faisait danser les soirs où elle avait trop bu.

Aller au charbon

Dans un entretien (intéressant) que Louis a accordé aux Inrocks, il dit se méfier de l’implicite en littérature. Selon lui, l’implicite c’est bourgeois, c’est éviter le sale, éviter d’aller au charbon. L’auteur se défend presque d’être écrivain, comme si cela était encore interdit au petit prolo du nord qu’il était. Cela me semble contradictoire, car en accumulant les images, les métonymies, en évitant les longues descriptions naturalistes, en composant le portrait de sa mère de manière quasi poétique, on nage justement dans l’implicite. Edouard Louis envisage la littérature comme un combat, il cherche peut-être encore des formes à inventer: « Parce que je le sais maintenant, ils ont construit la littérature contre les vies et les corps comme le sien. Parce que je sais désormais, qu’écrire sur elle, sur sa vie, c’est écrire contre la littérature. » Edouard Louis se situe là, enfin, dans sa vérité, l’écrivain chasse le militant.

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S’il sert à la presse mainstream le discours à la mode sur la domination masculine, faisant de sa mère une victime du patriarcat, il n’en est rien dans le roman. On entrevoit une femme qui se débat entre la faute à pas de chance et le rouleau compresseur d’un milieu social qui ne fait pas de cadeaux. Nous sommes à la fois chez Zola et chez Jean Ferrat. La mère apparaît finalement plus forte que son mari, puisqu’elle finira par s’échapper. Alors, pour adoucir cette vie sans issue, elle s’invente des origines aristocratiques, avant que son fils ne s’acoquine à son tour avec un sociologue à particule.

Rapports ambigus

Les rapports du fils avec la mère sont, comme souvent chez les homosexuels, ambigus. Son aspect négligé lui fait honte lorsqu’il commence à fréquenter les bourgeois du lycée. Et puis elle s’exprime si mal ! Le langage est au centre des préoccupations, ce langage qui nous échappe, que l’on doit apprivoiser, qui révèle notre milieu social. En excluant sa mère, Louis veut également la protéger. Il ne veut pas qu’elle sache qu’on le traite de pédé: « Je ne voulais pas que tu saches qu’à l’école, les autres enfants refusaient d’être ami avec moi, parce qu’être l’ami de celui qui était perçu comme un pédé aurait été mal vu ». Finalement, ces deux destins séparés finiront par se rejoindre. L’ouvrière du nord vient vivre à Paris, son fils lui fait rencontrer Catherine Deneuve avec qui elle fume même une cigarette. Ambiance proustienne à nouveau, on pénètre dans les salons.

Comme son fils, elle abandonnera le patronyme Bellegueule pour un nom plus chic. À l’instar de Flaubert, Edouard Louis pourrait finalement s’écrier : « ma mère c’est moi ». Quant à nous, nous attendons que ce Rastignac du XXI ème siècle abandonne enfin ses oripeaux de militant pour devenir l’écrivain de talent qu’il pourrait être.

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Extension du domaine du safe space

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Malgré le confinement, des jeunes participent à une fête improvisée à Bruxelles, la police sort les canons à eau, 1er avril 2021 © Marin Driguez/SIPA Numéro de reportage : 01012617_000063

La société est maintenant divisée entre ceux qui veulent vivre leur vie, et ceux qui veulent se protéger de la leur


Nous sommes entrés dans un nouveau paradigme. Oubliez les vieux clivages, la gauche et la droite, les progressistes contre les réactionnaires. En Occident, l’essentiel des programmes des partis politiques pourrait maintenant consister à promettre toujours plus de sécurité à nos pauvres populations désenchantées. Et pas seulement de la sécurité d’ordre sanitaire: le safe space qu’il faudrait bâtir est transversal. Il faudrait construire un monde libre de tous les dangers, risques et périls: qu’ils soient infectieux, migratoires, psychologiques ou écologiques.

L’horizon indépassable du cocooning

L’Occident est malade et la pandémie l’aura nettement révélé. Nous nous terrons dans nos appartements pour une hibernation sans fin. Nous n’acceptons plus la moindre petite dose de fatalité: nous aspirons à vivre des existences capitonnées, complètement à l’abri de la moindre adversité. Autant le libéralisme économique a créé un monde où tous les citoyens sont devenus des concurrents, autant l’idéal de la zone de confort semble aujourd’hui prédominer. C’est le triomphe de ce que les anglophones appellent le cocooning. Prendre soin de nous jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou pour que jamais elle n’advienne: tel semble être devenu l’horizon indépassable de nos sociétés sans Dieu.

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Limiter l’accès des piscines résidentielles aux enfants, interdire les chiens en laisse et dans les parcs, limiter encore les contacts sociaux, créer des espaces réservés aux femmes, prendre en charge les environnements de travail « toxiques », réduire les limites de vitesse, interdire l’alcool et les boissons sucrées dans certains lieux publics. Voilà le genre de mesures que nos dirigeants toujours plus soucieux de notre bien pourraient vouloir instaurer. Tout est devenu protection face à une menace imaginaire ou réelle. Tout est devenu prétexte à éviter et fuir la réalité, pour ne pas sécréter encore plus d’anxiété.

Vers le sécuritairement correct

L’un des premiers mécanismes du politiquement correct consiste à associer les gens jugés indésirables à un « danger » qu’il faut écarter pour des raisons de sécurité publique. Ce n’est pas anodin dans un monde façonné par ses normes. Vous critiquez le multiculturalisme ? Vous encouragez les « micro-agressions » et les actes haineux envers les communautés culturelles. Vous critiquez certains excès du néo-féminisme ? Vous encouragez la « culture du viol » et même la violence faite aux femmes. Vous critiquez l’écologisme radical ? Vous encouragez la destruction de la planète et l’exil de millions de réfugiés climatiques. Vous critiquez des mesures sanitaires ? Vous fomentez un génocide contre les asthmatiques et les vieillards. C’est la logique du sang sur les mains, autrement dit de la culpabilité par association.

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La société est maintenant divisée entre ceux qui veulent vivre leur vie, et ceux qui veulent se protéger de la leur. Entre ceux qui ont peur et ceux qui refusent de se laisser guider par la peur. Voilà le nouveau clivage. Dans ce contexte, peu étonnant que le confinement continue à remporter un si grand succès auprès de nos contemporains: il leur offre une belle et grasse illusion de sécurité. Le confinement a conforté tout ce qu’il y avait de moins digne et de moins brave en nous. Tout d’un coup, les plus anxieux et misanthropes sont devenus les héros de la crise, et les tempéraments fonceurs et aventureux, des irresponsables et des égocentriques. L’asocialité est devenue la plus grande qualité.

Le retour en force de l’État-nounou

Ce gardiennage de tous les instants est d’autant plus facile à mettre en place que les États sont revenus en force grâce à la crise sanitaire. Contre toute attente, l’État providentiel a retrouvé ses lettres de noblesse et il entend bien en profiter. Nos sociétés sont devenues d’immenses jardins d’enfants dont il faut assurer la constante surveillance.

Si les sociétés modernes ont longtemps visé un parfait bonheur qui n’existait pas, elles visent maintenant la sécurité sous tous ses aspects, sentiment qui bien sûr n’est pas moins utopique. Le safe space global se déclinera en d’infinies mesures qui, bien que vertueuses, auront pour effet de nous rendre encore plus anxieux. Nous n’avons pas fini de confondre les causes et les effets de notre malheur.