L’édile a déclaré en conseil municipal que « l’aérien ne doit plus faire partie des rêves d’enfants aujourd’hui.”
Dans un shaker, jetez les ingrédients suivants : une bonne dose de bêtise, trois cuillerées d’idéologie verte, une purée de phrases. Secouez ferme. Versez dans un récipient en bambou recyclable et regardez le résultat : une idée verdâtre comme en ont régulièrement les élus EELV. La dernière a été concoctée par Léonore Moncond’huy, maire de Poitiers depuis 2020. Elle est jeune, elle est écolo jusqu’au bout du chignon, elle parle parfaitement la novlangue politique, elle ne veut plus que “l’aérien” soit un rêve d’enfant.
Ce n’était qu’un rêve…
Lors du conseil municipal du 29 mars, pour justifier l’arrêt des subventions à deux aéroclubs, Léonore Moncond’huy a d’abord convoqué toute sa langue techno-politique. Il faut, dit-elle, « requestionner notre politique » et « revoir l’ensemble de notre logiciel ». « L’argent public doit envoyer un signal de responsabilité », décrète-t-elle dans ce verbiage détestable.
Nous savions que les élus écolos à la mode grenobloise, bordelaise ou lyonnaise ne goûtent guère les simples choses qui ont fait et font encore rêver une majorité de Français, le sapin de Noël, le Tour de France, le saucisson de Lyon truffé ou pistaché ou l’automobile, et qu’ils veulent les voir disparaître. Dans la lignée de cette volonté mortifère, la maire EELV de Poitiers a déclaré : « Mettre dans la même phrase “rêves d’enfants” et le fait de sauver des clubs aériens, je trouve que ça a quelque chose d’indécent. […] Je crois que vous ne vous rendez pas compte des rêves dont on doit préserver les enfants. L’aérien, c’est triste, mais ne doit plus faire partie des rêves d’enfants. »
Il n’est pas un humain qui n’ait pas rêvé une nuit qu’il volait. Aventuriers, inventeurs de génie, rêveurs qui voulaient rêver au-dessus des montagnes et voir la beauté du monde d’en haut, mythologique Icare qui passa outre les recommandations de son père et s’éleva jusqu’au plus haut qu’il pouvait avant que de mourir dans sa chute, tous rêvèrent d’imiter les oiseaux, leur majesté dans les airs, la beauté de leurs vols, la liberté de leurs mouvements dans un espace qui était si proche et si lointain à la fois. Ils cherchèrent les moyens de vivre cette incroyable aventure dans le ciel. Mille expériences se succédèrent, qui finirent parfois drôlement, avec un bout de carton planté dans le sol et deux égratignures, parfois tragiquement, avec la mort de l’expérimentateur. Puis les frères Wright volèrent sur… 284 mètres. Les hommes comprirent alors que leur rêve était sur le point de se réaliser.
Au ras des pâquerettes
De son côté Madame Moncond’huy n’a plus qu’un rêve : que les enfants n’aient plus que des rêves décarbonés. Sans doute rêve-t-elle aussi de retirer des rayons de sa bibliothèque municipale les livres de Saint-Exupéry, Courrier sud, Pilote de guerre, ou ce Vol de nuit dans lequelSaint-Ex exalte tous les sentiments qui élèvent les hommes jusque dans le ciel. Les premiers pilotes de l’Aéropostale vécurent la vie extraordinaire qu’ils avaient rêvé de vivre, faite d’éclaircies multicolores admirées du ciel ou de combats titanesques contre les éléments et l’obscurité, au plus près des anges. Madame Moncond’huy, de son côté, rase le bitume et fait les comptes d’un bilan-carbone qui fait bâiller d’ennui jusqu’au fond de son conseil municipal. Elle trouve « indécent » que les enfants puissent rêver de piloter un de ces engins aériens ou même simplement vivre un baptême de l’air comme en vivent de nombreux enfants handicapés ou malades grâce à l’association Rêves de gosses. Son « logiciel » est un programme de destruction en même temps que de robotisation des esprits. Un robot, ça n’a pas besoin d’être préservé des rêves ; ça ne rêve ni de moutons électriques ni d’escapades aériennes ; ça accepte sans broncher le transport des troupeaux en commun ou le co-voiturage bétailler. Le rêve de Madame Moncond’huy, c’est Icare pour personne, et BlaBlaCar pour tout le monde.
L’inquisitoriale maire de Poitiers ressemble à tous les petits Bernard Gui de sa clique écologiste. Elle parle de préserver les enfants de certains rêves comme elle parlerait de leur éviter d’attraper la scarlatine ou d’être possédés par le démon icarien. Elle croit que rêver de « l’aérien » est une maladie ou une diablerie ; par conséquent elle veut expulser les mauvais songes des têtes des enfants et ne plus donner d’argent aux tentateurs sataniques que sont les aéroclubs de sa région. Elle et ses acolytes n’ayant jamais volé bien haut, ils recommandent de rogner les ailes de ceux qui aimeraient bien, le temps d’un voyage en aéroplane, échapper à l’air soi-disant purifié des villes qu’ils dirigent et qui sentent de plus en plus la mort.
Conclusion sous forme de proposition : les écologistes du conseil municipal de Poitiers devraient autoriser les boissons vineuses lors de leurs délibérations. En plus de procurer une joyeuse ivresse elles ont une vertu éminemment écologique que rappelle le regretté Roger Scruton : « En précipitant votre mort, un verre ne présente guère de risque environnemental. Après tout, vous êtes biodégradables, et c’est peut-être la meilleure chose que l’on puisse dire de vous. »
Deux ans après la publication de L’affolement du monde, Thomas Gomart revient avec Guerres invisibles (Tallandier, 2021). Intelligence artificielle, énergies, conquête de l’espace, cyberattaques… Bienvenue dans ces batailles bien réelles, qui ne relèvent plus du tout de la science-fiction.
Causeur. La troisième guerre mondiale a-t-elle commencé ?
Thomas Gomart. Les guerres invisibles ont commencé, mais l’expression troisième guerre mondiale renvoie trop à l’imaginaire des deux précédentes. La conflictualité change de forme et de nature. Je ne décris pas un horizon d’attente en ce sens mais une situation dans laquelle nous sommes et qui, si elle est conflictuelle, n’est en rien comparable aux deux guerres mondiales.
Vous évoquez 24 guerres invisibles, notamment spatiale, écologique, terroriste mais aussi financière ou électronique. À quel moment ces guerres s’imbriquent-elles ?
J’ai repris la classification établie par deux auteurs chinois dans La Guerre hors limites, traduit en 2003 en français. Près de 20 ans après, la Chine a ravi à l’Union Européenne la deuxième place sur la scène internationale et convoite ouvertement la première. Ces guerres invisibles, nous y sommes. Elles correspondent à la manière dont la Chine conçoit la conflictualité, et ses conséquences pour les Européens.
Il s’agit de réconcilier un imaginaire illimité avec des moyens limités. Cela permettrait sans doute à la France de sortir de l’ornière identitaire
Les stratèges chinois disent que les militaires ont perdu le monopole de la guerre. Cela ne signifie pas que les militaires ne comptent plus. Au contraire, cela traduit un enchevêtrement des registres militaire, technologique, financier, informationnel… Des combinaisons, invisibles en première approche, sont en train de modifier, aussi rapidement que profondément, les rapports de force globaux. Un exemple parmi d’autres : le contrôle des moyens de paiement, indissociable de la mise en œuvre de sanctions économiques.
La crise sanitaire actuelle participe-t-elle de ces guerres invisibles ?
Elle illustre parfaitement la diplomatie sanitaire dans laquelle la Chine, le Japon, Taïwan ou la Corée du sud ont investi depuis belle lurette. Pour des raisons tenant à leur situation, ces acteurs n’ont jamais négligé la forte probabilité de pandémies mondiales quand les élites européennes pensaient être prémunies contre ce type de risques à l’abri de leurs dispositifs hospitaliers. On connaît la suite. De ce point de vue, cette crise agit comme un révélateur des capacités et défaillances à la fois globales et nationales. C’est une leçon pour la crise sanitaire aujourd’hui et environnementale demain.
Justement, en quoi l’écologie est-elle objet de conflit ?
Nous sommes face à la convergence de deux tendances. La première, c’est la dégradation environnementale, à travers le réchauffement climatique notamment. La deuxième, c’est la propagation technologique. Il existe une doxa selon laquelle c’est par la technologie qu’on va résoudre les problèmes environnementaux. En réalité, ce que nous avons du mal à accepter, c’est que nos capacités de transformation du réel soient bien supérieures à nos capacités d’anticipation des conséquences de cette transformation du réel.
Vous vous penchez sur l’intelligence artificielle et le spatial comme axes de batailles. Se dirige-t-on vers un scénario à la Blade Runner avec des gens qui iraient coloniser l’espace en compagnie d’androïdes ?
Ces thèmes renvoient à notre imaginaire. Cependant, je ne pense pas qu’il faille se présenter les choses comme une colonisation de l’espace, mais au contraire comme la mise en boîte du système Terre. Je m’explique : de nouveaux acteurs comme Amazon ou Space X font le lien entre données et espace, tout en véhiculant un imaginaire de nouvelle frontière. En réalité, l’enjeu que les Européens ne doivent jamais perdre de vue, c’est celui de la connectivité par les constellations satellitaires et la capacité d’accès autonome à l’espace. Par ailleurs, la guerre spatiale a commencé : en 2007, la Chine a abattu à distance un de ses propres satellites, afin de montrer qu’elle en était capable, suivie par l’Inde. Plus récemment, le président Macron a assisté à un exercice spatial conduit par l’Armée de l’Air et de l’espace. Parallèlement, une problématique est en train d’émerger, celle des déchets spatiaux, qui saturent certaines orbites. Outre le prestige, dominer le spatial est l’une des clés pour l’économie de demain.
Hormis le spatial, l’Union européenne est-elle à la hauteur dans ces guerres invisibles ?
Rappelons qu’au départ, l’Union européenne n’est pas un projet de puissance. Par conséquent, elle ne joue pas dans le même registre que des acteurs qui sont, comme la Chine, les États-Unis ou la Turquie, dans des logiques de puissance au sens propre. Cela dit, l’Europe dispose de capacités militaires et surtout, elle est un marché qui suscite beaucoup de convoitises. Mais elle doit comprendre qu’elle est déjà impliquée dans ces guerres invisibles, elle doit savoir aussi exploiter à son bénéfice les enchevêtrements entre activités militaires et civiles. Dans le début des années 1970, les Européens ont commencé à désarmer, ce qui s’est accéléré après la chute de l’URSS. Ce mouvement historique, l’opinion n’en a pas forcément conscience. Après 2001, le désarmement européen s’est poursuivi alors que les autres pays du monde, en particulier les États-Unis, la Chine, l’Arabie Saoudite, l’Inde et la Russie, ont commencé à très sérieusement réarmer. Les États-Unis et la Chine représentent à eux deux plus de mille milliards de dollars par an de dépenses militaires ! Une bonne part de l’innovation technologique dépend de la dépense militaire. La réduction des dépenses militaires a entraîné en creux celle des capacités technologiques avec un élément nouveau : le rôle des acteurs privés dans les mécanismes d’innovation. L’Europe dispose d’atouts mais les sommes mobilisées par les Etats-Unis et la Chine, ainsi que le rôle des investisseurs privés modifient les équilibres à ses dépens. En outre, la plupart des pays européens ont renoncé à garantir leur sécurité par eux-mêmes et s’en remettent à l’OTAN.
Et la France ?
La France est aujourd’hui un des rares pays d’Europe à avoir encore une capacité collective de penser le monde globalement. Elle a une histoire marquée par le « roulis interminable » entre la terre et la mer, pour reprendre une formule de Paul Morand, une histoire entre sécurité continentale et projection ultramarine. Elle conserve une culture stratégique très singulière par rapport aux autres pays européens, qui s’incarne de la matrice politico-militaire de la Ve République. Les échéances électorales devraient pouvoir être replacées dans des perspectives historiques plus larges pour essayer de penser une « grande stratégie » à l’horizon d’une ou deux générations au moins, se demander comment on se voit en 2050. Le plus souvent, les travaux prospectifs partent des moyens disponibles pour définir le positionnement international. Or, je pense que la France doit travailler son imaginaire pour penser différemment le monde. Il s’agit de réconcilier un imaginaire illimité avec des moyens limités. Cela permettrait sans doute de sortir de l’ornière identitaire.
La Chine revient souvent dans votre ouvrage. « Quand la Chine s’éveillera, le monde entier tremblera ». Cette citation est prêtée à Napoléon Ier. Y sommes-nous ?
Tout dépend du point de vue historique choisi. La Chine a été la première économie mondiale jusqu’au début du XVIIIème siècle. Ce n’est donc pas qu’elle s’est éveillée mais qu’elle s’est réveillée. Elle est en train de retrouver l’étiage qui était le sien dans l’économie mondiale, une place qui se traduit mécaniquement par des aspirations de puissance.
Dans Ma vie avec Apollinaire, le nouvel académicien oppose au chromo qui fait du poète un luron génial et mélancolique une palette plus intérieure et plus sombre. Il n’érige pas une stèle, il acquitte une dette.
C’est un tombeau – au sens de du Bellay.
On sait qu’Apollinaire est le plus grand poète du xxe siècle et qu’après lui, comme après Racine dans un autre temps, le jeu moisit – Breton ? Aragon ? Char ?… pitié ! Et qu’il fut emporté par la grippe espagnole en 1918 à l’âge de 38 ans. Et que du surréalisme – il inventa le mot – et que des Fauves et des Cubistes, il a été le héraut – le divin ménestrel.
Car avec lui, tout est préface, tout est songe.
Le premier, Apollinaire a troqué les odes au rossignol contre un hymne à l’aéroplane et pulvérisé le vitrail du symbolisme – adieu cierges, lunes, orchidées, poisons, pâmoisons, rimes sottes !
Quand Mallarmé s’épuise à dessiner des anges ou des cygnes dans sa tour d’ivoire, Apollinaire s’enivre des « fièvres futures ». Il crache joyeusement sur la Belle Époque et ses accordéons rances, préférant l’électricité, les tramways, les paquebots, et Derain, et Matisse, tout en saluant le doux frou-frou des obus et les cheveux verts de la Lorelei.
On sait cela.
Et que le paradis est un jardin, l’enfance, un pré, et l’amour, une chanson triste. Et la guerre, un bal ?… Car Guillaume est d’abord fée, et jongleur, et le plus enfant des hommes – avec un penchant lyrique pour les petits seins blancs de Louise de Coligny : « Je pense à toi mon Lou ton cœur est ma caserne / Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne ». Car sa sensualité, son audace, sa verve d’artilleur éclate en météores, en filaments de salive et de foutre, qui retombent en pluie de comètes.
Sureau sait tout cela par cœur et au fond il s’en fiche, il n’en fait qu’à sa tête, il suit sa pente, il s’écoute. Sureau oppose au chromo qui fait d’Apollinaire tantôt un luron mélancolique, tantôt le bon saint Éloi de l’art moderne, une palette plus intérieure et plus sombre, une mystique – la sienne.
Il n’érige pas une stèle, il s’acquitte avec dévotion d’une dette : « Apollinaire ne m’a jamais abandonné. »
Il se comporte moins en biographe obstiné qu’en camarade fervent et discret avec un mélange de pitié et d’envie qu’il coupe de réminiscences – notes de voyage, souvenirs de famille, lectures – qu’il conservait jalousement dans ses tiroirs secrets.
Car cette fois c’est lui-même, qu’il jette dans la balance et qu’il pèse. Il peint en Nabi japonisant un paravent fleuri où les volutes qui sortent de la pipe de Guillaume épousent les motifs du papier mural de son salon – comme dans ce tableau de Bonnard intitulé Intimité.
S’il contemple Guillaume avec une infinie tendresse, il se regarde au fond des yeux, et sans aménité, lui, François Sureau, 64 ans, à jamais plus vieux que son « ami ». À cette heure tardive où les ombres s’accroissent, il se dénude et se dégrise de quelques duperies : « J’ai tiré sur les ficelles que j’avais reçues de naissance, sur celles que l’on m’a données ensuite. J’ai fait le perroquet, le singe savant. Je n’ai pas choisi de vrai métier où j’eusse excellé. J’ai travaillé dans l’administration, dans l’industrie, puis au barreau. J’étais suffisamment habile pour m’y faire une place, mais je n’ai rien fait qui vaille qu’on s’en souvienne. » Vraiment, monsieur l’Académicien ?
Sureau écrit à l’encre noire, ni pour se sauver ni pour s’absoudre, avec des nuances de bleu ou de gris, rêvant peut-être depuis sa chambre d’un soleil tiède ou d’une tristesse annonciatrice de la neige, comme le petit Marcel. Pour lui aussi, aucun doute, « notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent, réellement vécue, c’est la littérature ».
C’est pourquoi Apollinaire ne l’a jamais déçu. Le bleu du poète est un bleu d’hiver et de nuit rhénane, bleu horizon, bleu colchique couleur de cerne et de lilas, qui se souvient du blanc, et qui déjà pactise avec le rose, comme chez Picasso. Apollinaire a su s’arracher au bleu de viande et de mouches qui fleurissait dans la gadoue des tranchées – Cendrars lui enviait ce don d’enfance qui lui permettait de se réciter La Géante de Baudelaire dans sa casemate et de s’endormir paisiblement dans les draps de la Voie lactée !
Sureau reste docile à ce qui le hante : la Grande Guerre, c’est son Iliade – là où les soldats meurent, les poètes renaissent. Et les coquelicots pavoisent entre les croix de bois. Il a l’art de puiser dans ce cloaque des auréoles et des lambeaux d’azur, même si ses héros ne sont pas des saints. On se souvient – dans son roman L’Obéissance (2007) – du lieutenant Verbrugge, de la Légion étrangère, amputé du bras droit en 15, comme Cendrars, et qui méprisait le champagne, cette « boisson de poules et d’aviateurs » !
Sureau s’attarde sur cette ardeur patriotique qui nous est devenue un peu étrangère : quand Apollinaire écrit que « les poètes sont l’âme de la patrie », c’est vrai, ce n’est pas de la propagande, il le sait.
Comment faire un livre qui lui ressemble, à la fois cavalier, érudit, lacunaire, joyeux, barbare, mélancolique ? Sureau s’attache à vérifier une conviction intime, mystérieuse : « J’ai compris très tôt que notre rencontre avait été décidée ailleurs. » Et il écrit comme un enfant qui ferme très fort les yeux pour mieux se souvenir de certaines sensations – Apollinaire préférait les soupirs.
Sureau ne méconnaît pas les faits, les événements, les dates, mais il s’aventure en marge, dans une zone encore intouchée, aux confins de nos lueurs apprises, entre chien et loup. Il s’insinue dans les désirs et les rêveries de ce géant blême qui ne lui ressemble guère ; il s’invite dans ses silences, il habite ses peurs – lui qui n’avait jamais peur – et sa soif – lui qui avait toujours soif – parce que ce sont celles d’un Fou – d’un Roi !
Et cela, avec le pinceau le plus fin possible, ayant longtemps caressé son sujet et mûri son désir, avec ce que les peintres italiens appellent le fa presto par opposition au léché. Ce qu’il a vécu grâce à Guillaume, Sureau le revit, il met des mots dessus. C’est quoi, un cri du cœur ?
Ça.
François Sureau, Ma vie avec Apollinaire, Gallimard, 2021.
Les médias ont longuement parlé du laboratoire P4 au début de la crise sanitaire. Ce n’est plus le cas.
Il y a deux grands types de complotistes. Les premiers, qui sont très rares et inoffensifs, pensent par exemple que des extraterrestres viennent enlever des êtres humains pour leur faire subir toutes sortes de sévices, à l’instar de ce pauvre Eric Cartman dans le premier épisode de l’immortelle série South Park. Les seconds, plus nombreux et dangereux politiquement, estiment que leurs médias de masse ont tendance à mentir, à tricher, à passer sous silence, à nommer le réel d’une manière qui revient à le nier. Comme le remarquait dernièrement l’excellente Anne-Sophie Chazaud, la reductio ad conspiratio est, pour le système, la nouvelle reductio ad hitlerum. Si vous doutez de la vérité établie par le complexe politico-médiatique, dont l’ « objectivité » sans cesse réaffirmée vous paraît très sujette à caution, vous n’êtes pas un interlocuteur respectable.
« Du point de vue de l’OMS, toutes les hypothèses restent sur la table. Ce rapport marque un début très important, mais le chemin ne s’arrête pas là. Nous n’avons pas encore trouvé la source du virus et nous devons continuer de suivre les éléments scientifiques et d’explorer toutes les pistes possibles » Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus
Vos doutes sont au mieux la manifestation de votre ignorance, au pire celle de votre extrémisme – le méchant, celui de droite, bien entendu. Généreux, les journalistes ont pourtant inventé pour vous le fact checking – en anglais, ça fait plus sérieux, plus think tank, plus New York Times, plus UCLA. Mais comme vous êtes en définitive con comme un manche à balai, du genre à rouler au diesel, à fumer des clopes, à penser qu’il est criminel de bourrer d’estrogènes des petits garçons de huit ans, à aimer votre pays comme il est, les journalistes savent que c’est vain, le fact checking. Du coup, au moins, ça leur donne matière à rire, à faire des blagues faciles sur les « bas du front » entre deux bières light avalées doucement devant un troquet fermé-ouvert à cause de la Covid.
Et si le SRAS-CoV-2 s’était échappé d’un labo?
Il serait complotiste de s’interroger sur la responsabilité du laboratoire P4 de Wuhan dans l’apparition du SRAS-CoV-2. Ça, nos médias de masse le répètent. Pourtant, au commencement de la crise, certains de ces médias ont longuement parlé de ce même laboratoire. On apprenait que ce dernier, construit grâce à l’argent et l’aide de la France – la décision avait été prise sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin –, avait rapidement échappé à son contrôle. Pékin refusa d’honorer le contrat, qui prévoyait que la construction serait menée par des entreprises françaises et que des chercheurs de chez nous pourraient ensuite venir y travailler. Le P4 fut inauguré en 2017, en présence de Bernard Cazeneuve, alors Premier ministre, et d’une Marisol Touraine plus extatique que jamais. Très contente, la fille du hiérarque transhumaniste déclarait alors que les autorités chinoises permettraient à cinquante chercheurs français de résider à Wuhan afin de faire tourner ce remarquable outil scientifique. Finalement, bien sûr, pas un seul n’y vint.
Au printemps 2020, s’appuyant sur des câbles diplomatiques américains, le Washington Post, journal fanatiquement anticomplotiste, révélait que le laboratoire P4 était dans un sale état. Photos à l’appui, on pouvait constater que les joints de certaines portes étanches étaient dignes de ceux du frigo d’un étudiant en socio à Nanterre. Les agents américains qui avaient pu visiter les lieux évoquaient de graves défauts d’entretien, un dangereux relâchement de la sécurité. Les services de renseignements français et britanniques, à qui l’on demanda de se pencher sur l’affaire, établirent eux aussi que le SRAS-CoV-2 avait pu s’échapper du P4. Il convient de rappeler que le virus apparut sur un marché de la ville, à un jet de pierre du laboratoire, lequel parvint d’ailleurs à séquencer le SRAS-CoV-2 en quelques jours, prouesse qui stupéfia les spécialistes.
Donald Trump complotiste en chef
Mais il ne fallait pas accabler la Chine. Hormis Donald Trump, chef des complotistes, qui osa soutenir publiquement cette hypothèse, les dirigeants occidentaux ne la reprirent pas. Il n’était pas judicieux à leurs yeux d’enquiquiner Pékin au moment où ils semblaient découvrir en même temps que leurs peuples respectifs que masques, tests PCR, respirateurs artificiels et même blouses n’étaient fabriqués qu’en Chine ou, à tout le moins, ne pouvaient l’être sans elle. Par ailleurs, pour les mondialistes, dont les mêmes dirigeants sont, et qui tiennent les médias de masse, chercher une faute chinoise, c’était prendre le risque de la trouver et, si on la trouvait au P4 de Wuhan, provoquer une crise géopolitique majeure qui aurait pu déboucher sur un conflit, phénomène qu’ils refusent absolument, lui préférant de loin le déni voire la soumission. Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire, n’est-ce pas ; la victoire du Progrès vaut bien quelques silences coupables. L’hypothèse d’un SRAS-CoV-2 transmis à l’homme par un pangolin mordu par une chauve-souris, qui tient la route mais pas davantage que celle d’un virus déjà découvert et séquencé par, mettons, le P4 de Wuhan, s’imposa donc dans les discours politique et médiatique qui n’en forment, bien sûr, qu’un en vérité.
Il eût été du reste très utile de savoir précisément où et comment le SRAS-CoV-2 était né, notamment pour concevoir rapidement un vaccin. L’OMS le disait à l’époque qui réclamait aux autorités chinoises de pouvoir envoyer, à Wuhan, ses équipes. Et d’ailleurs Pékin accepta : flanquée des hommes du PCC, une poignée d’experts put, durant quelques jours, faire une visite touristique du Hubei. Cette enquête très insatisfaisante d’un point de vue scientifique n’indigna personne, et surtout pas le directeur général de l’OMS, l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, élu en 2017 à la tête de l’organisation grâce au soutien de la Chine. Au sein de l’OMS, des experts, dont la compétence n’est point douteuse, firent filtrer des informations qui prouvaient que ledit Tedros ménageait un peu trop Pékin. Ensuite, malgré les molles et régulières demandes de l’organisation, Pékin refusa obstinément de laisser des chercheurs étrangers enquêter vraiment sur son sol. Si le P4 du Wuhan est réellement en cause, les autorités chinoises auront donc eu une année entière pour se débarrasser des preuves et de ceux qui en auraient eu connaissance.
Dès lors, le rapport sur l’origine du SRAS-CoV-2 que l’OMS vient tout juste de rendre public prête surtout à rire, même chez cette dernière qui, consciente du ridicule qu’il y aurait à trop le défendre, a au contraire réclamé de pouvoir enquêter davantage. Pour sauver les apparences, ne pas cracher dans la main qui la nourrit – à tout le moins, certains de ses membres éminents –, elle a quand même affirmé que l’hypothèse d’une épidémie simple fruit du hasard demeurait la plus solide. En somme, l’OMS ne fait en rien de la science mais de la politique. Et l’on aura bien compris ces derniers mois de quel côté elle penche en la matière. Tant que la Chine ne fera pas un peu plus preuve de cette fameuse transparence détestable dans l’absolu mais nécessaire en l’état, le doute persistera. Ses clients et ses alliés objectifs ne s’en formaliseront certes pas. Les autres, et notamment ceux qui voient une menace dans son élévation et, depuis un an, dans l’agressivité et le cynisme sans fard qu’elle manifeste, n’en seront que plus soupçonneux.
Il convient de rappeler aux anticomplotistes – successeurs des antifascistes, en somme – que les complots existent. Ils furent nombreux dans l’histoire, et certains d’entre eux eurent des effets décisifs sur le cours de celle-ci. L’origine du SRAS-CoV-2 est nimbée de mystère ; nos « soldats de l’info » devraient essayer de le percer. Il est noble de penser contre soi.
La parution du troisième et dernier volume en « Pléiade » des Œuvres romanesques complètes de Vladimir Nabokov est l’occasion de retrouver un écrivain souverain et enchanteur. Aux côtés de Proust ou Joyce, il est un des rares écrivains du XXe siècle à créer un monde à lui reconnaissable dès les premières lignes.
Cela commence, peut-être, simplement par quelques images.
Un immense ciel d’été, en Russie, où les nuages dorés passent dans le silence d’une après-midi aux allures d’éternité. Une route américaine des années 1950 qui ne mène nulle part, sinon à l’enseigne clignotante d’un motel désert. Un échiquier où une partie se joue dans les diagonales du fou et crée un réseau insensé de possibles. Un papillon qui agonise en couleur dans le filet d’un petit garçon, sur la Côte d’Azur. Une cellule de prison où un homme attend une exécution dans un pays inconnu. Un château dont l’architecture n’est pas de notre monde ou, plutôt, d’un monde qui aurait pu être le nôtre, mais dont d’infimes différences signent l’étrangeté définitive. Un écrivain penché sur sa table dans un appartement londonien ou parisien.
Ecriture kaléidoscopique
À quelle époque sommes-nous ? Peu importe. Dans quel lieu ? On peut toujours essayer de se raccrocher à des noms, ils ne renvoient pas nécessairement à notre réalité. Et pourtant, nous y sommes, nous y sommes vraiment, par la seule magie d’une écriture kaléidoscopique. Vladimir Nabokov, c’est d’abord cela : un enchanteur qui sait jouer de ses métamorphoses. « Hélas, écrit-il dans Intransigeances avec ce mélange de coquetterie et d’ironie dont il est coutumier, je ne suis pas un gibier bien intéressant pour les chasseurs d’influences. ».
On peut malgré tout, pour savoir d’où vient cet écrivain dont pour une fois, il n’est pas exagéré de dire qu’il est inclassable, se référer à sa biographie. Nabokov est né en 1899 à Saint-Pétersbourg. Il est issu d’une famille de la grande bourgeoisie avec un père professeur de droit, opposant politique libéral qui préfère la réforme à la révolution. Comme il est normal à cette époque, Vladimir Nabokov apprend dès sa prime enfance l’anglais et le français. Après avoir fait ses études de littérature à Cambridge à partir de 1919 où sa famille se réfugie d’abord, il saura maîtriser l’allemand lorsqu’il se retrouvera à Berlin entre 1922 et 1937 dans les milieux de l’émigration. Son père est assassiné dans cette même ville, lors d’une réunion politique en 1922.
Ada ou l’Ardeur, le plat de résistance de ce troisième volume
On pourrait penser que l’œuvre de Nabokov se ressent de ce traumatisme. C’est mal connaître notre homme qui a toujours tenu Freud pour un charlatan et la psychanalyse pour une fable stérile, voire dangereuse. Alors trouvera-t-on chez lui, au moins, des échos de la politique ? Après tout, voilà un écrivain qui ne reverra plus jamais son pays natal après l’avoir quitté à l’âge de 20 ans pour devenir une manière de nomade qui vivra aussi en France et surtout en Amérique avant de finir en Suisse, au Montreux Palace, face au lac Léman où il meurt en 1977. Pourtant, même un roman comme Brisure à Senestre, où un écrivain tente de survivre dans la dictature d’un pays imaginaire, n’a rien de 1984. Si l’œuvre de Nabokov est antitotalitaire, c’est en quelque sorte par défaut, parce qu’elle révèle une souveraine liberté et qu’elle obéit à ses propres lois, créant un monde reconnaissable dès les premières lignes de chaque roman, de chaque nouvelle et qui n’a d’autre référence que lui-même. On ne voit guère, dans ce xxe siècle, que Proust et Joyce pour avoir su créer des univers aussi parfaitement autonomes comme des totalités closes sur elles-mêmes. Pas de message chez Nabokov, jamais, mais des images, toujours des images. Dans Intransigeances, encore, il précise : « Je ne pense en aucune langue. Je pense en images ; c’est seulement certains illettrés qui remuent les lèvres en lisant ou en ruminant. Non, je pense en images, et de temps en temps, une phrase russe ou une phrase anglaise peuvent se former sur l’écume de l’onde cérébrale. »
Comment voulez-vous, avec de telles dispositions d’esprit, que le lecteur puisse appliquer à cette œuvre une grille d’analyse politique, psychologique ou philosophique ? Deux anecdotes illustrent cette impossibilité. Alors qu’il était devenu professeur itinérant de littérature dans différentes universités américaines, Nabokov avait demandé à ses étudiants lors d’un examen sur Madame Bovary, de décrire la chambre d’Emma et non de réfléchir théoriquement à la structure du roman ou à ses thématiques. Autrement dit, pour lui, le roman est d’abord un lieu, un lieu très concret qui forme un autre espace-temps, une « époque-lieu » selon les mots de Julien Gracq sur La Chartreuse de Parme. De surcroît, cet espace-temps est modulable à l’infini, comme dans l’indépassable Ada ou l’Ardeur qui forme le plat de résistance de ce troisième et dernier volume de ses Œuvres romanesques complètes qui viennent enfin de paraître en « Pléiade ».
Lolita, un succès de scandale
Autre anecdote : Nabokov était atteint d’une affection rare, mais répertoriée médicalement, qui lui faisait voir les lettres en couleurs. On appelle cela la synesthésie et c’est de cette manière qu’il écrit le monde. Pour lui, les sons ont des couleurs, les couleurs ont des goûts et ainsi de suite. La vue et l’audition se confondent, au point, par exemple, que dans Chambre obscure, le personnage principal, un critique d’art devenu aveugle, peut voir « les épaules luisantes » et le « maillot de bain noir ceinturé de blanc » de la jeune fille qui va le détruire.
On a bien essayé de coincer Nabokov avec Lolita, ce roman qui fit sa célébrité en 1955, lui apporta l’aisance financière et un succès de scandale. Les ligues de vertu, qui ont à peine changé de visage aujourd’hui, l’ont résumé à un roman pédophile parce qu’elles ne savent pas lire. Un de ses premiers lecteurs, le romancier catholique Graham Greene, a beau y avoir vu un chef-d’œuvre, Nabokov fut violemment attaqué, quand bien même le Tout-Paris salua en 1959 la traduction française chez Gallimard. Comme d’habitude, la bêtise faisait confondre l’auteur et le narrateur. Nabokov avait pourtant laissé un indice de taille en nommant Humbert Humbert son personnage de suborneur de nymphettes, mot dont on lui doit l’invention. Le nom était à l’image de la personnalité double et irréconciliable du personnage. Un sale type qui détruit une jeune fille à peine sortie de l’adolescence et, en même temps, un narrateur au style merveilleux dont il se servait aussi bien pour décrire la sexualité la plus crue que des retrouvailles impossibles avec l’enfance. Ne pas mettre de leçons de morale dans un tel roman, laisser le lecteur en proie à sa propre fascination devant la beauté du texte, voilà ce qui ne passait pas. Le motif pour lequel on dit détester les écrivains n’est jamais le vrai. La seule chose que reproche l’« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » (Baudelaire), c’est d’être secrètement bouleversé par une œuvre qui devrait l’indigner.
Les romans qui paraissent dans ce troisième volume de la « Pléiade » viennent juste après Lolita et couvrent la dernière période de la vie d’un Nabokov devenu mondialement connu, en partie pour de mauvaises raisons. Ils sont tous en anglais, devenu de fait la langue d’écriture de Nabokov depuis La Vraie Vie de Sebastian Knight, publié en 1940 quand Nabokov est encore à Paris. L’aisance avec laquelle Nabokov a pu passer du russe à l’anglais, au point de retraduire lui-même ses romans russes, n’est pas celle de Pnine, le héros du premier roman de ce volume. Pnine est un russe émigré, professeur dans une petite fac et en proie à toutes les difficultés de celui qui ne s’adapte pas à sa nouvelle patrie. Il représente finalement une forme d’exorcisme pour Nabokov qui raconte l’histoire de ce pauvre professeur en se faisant, pratiquement sous son propre nom, le narrateur de plus en plus présent des heurts et malheurs, puis de l’agonie de l’inadapté qui meurt au moment où lui, Nabokov, arrive à l’université de Pnine pour une conférence. S’il n’y a pas de rivalité entre Pnine et Nabokov, il en va différemment dans Feu pâle, roman qui est un exploit formel en même temps qu’une réflexion sur une des pires haines qui existe, celle du critique pour le critiqué. Le roman commence par un long poème posthume du poète John Shade puis, pour l’essentiel, est composé des notes écrites par son ami Charles Kimbote, homosexuel malheureux. Au fur et à mesure du roman, Nabokov transforme de manière hilarante les notes universitaires compassées en une autobiographie du commentateur qui sombre dans la démence, à force de haine pour John Shade.
Reste à découvrir ou redécouvrir le plus grand roman de Nabokov, en tout cas celui qu’il préférait au point d’avoir lui-même surveillé de très près la traduction en français et d’être mentionné parmi les traducteurs : Ada ou l’Ardeur. Paru en 1969, Ada est un immense roman d’amour qui se déroule dans un univers uchronique où l’Amérique et la Russie forment un seul pays. L’amour entre Ada et Van, qui se révèlent être frère et sœur, n’est évidemment pas un roman sur l’inceste, mais sur une passion cachée qui dure toute une vie de l’enfance à la vieillesse et dont les narrateurs sont Ada et Van, Ada venant périodiquement corriger ou commenter le récit de Van qui se masque derrière la troisième personne. D’une structure complexe mais somptueuse, cette histoire d’amour dans un monde entièrement recréé, qui mélange modernité et archaïsme, est une révélation définitive pour qui parviendra à entrer au « château d’Ardis » et vaut largement une autre histoire d’amour monstre parue l’année précédente, le très surévalué Belle du Seigneur : « Parlons de hamacs et de miel… Quatre-vingts ans plus tard, il se rappelait encore avec la fraîcheur poignante de la première joie comment il était tombé amoureux d’Ada. »
Et que demander d’autre à la littérature, au bout du compte, que cette fraîcheur poignante qui défie le temps ?
Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes, tome III (dir. Maurice Couturier), « La Pléiade », Gallimard, 2021.
Par une étrange et funeste ironie du destin qui l’eût ravi, on ne lit plus guère Cioran. Il a été rattrapé par la réalité: Paris n’est plus le point le plus proche du Paradis, comme il l’écrivait, mais reste le seul endroit où il fasse bon désespérer. À son ami Louis Nucera qui lui demandait: « Mais ne peut-on vraiment vivre qu’à Paris? », Cioran répondit: « C’est en tout cas l’endroit idéal pour rater sa vie. » Que dirait-il maintenant que la vie parisienne s’est éteinte, lui qui regrettait ironiquement que Hitler n’ait pas totalement rasé Paris, ce qui lui aurait permis de vivre n’importe où ailleurs?
Grâce aux dessins de Patrice Reytier et aux aphorismes qu’il illustre, on peut accompagner notre bon maître de Dieppe – il s’y réfugiait en été – dans ses pérégrinations parisiennes en l’écoutant maugréer sur les vicissitudes de l’existence avec un humour balkanique sans équivalent. On croit même entendre sa voix tant Patrice Reytier s’est imprégné de son nihilisme facétieux. « Qu’est-ce qui m’empêche de me tuer en ce moment ? », se demande Cioran en traversant la Seine. « Rien, sinon ce rien.»
Il songe aussi en contemplant le bassin du Luxembourg au long chemin qu’un spermatozoïde a dû parcourir pour aboutir au Requiem de Mozart…
La calomnie, ce stimulant
On n’a rien compris tant qu’on reste asservi à un but. Dieu merci, Cioran n’en avait pas. Il a compris qu’un soupir vaut mieux que n’importe quelle proclamation et que l’existence ne serait supportable qu’à une seule condition: qu’on puisse rire seul. « Cette forme de bonheur n’a été envisagée par personne, même par les utopistes », ajoute-t-il. Il nous conseille aussi de ne pas échapper à la calomnie: c’est le plus fort des stimulants. Notre ami commun Gabriel Matzneff, bien malgré lui, en a fait l’expérience. Il est vraisemblable qu’aujourd’hui nous soyons tous amenés à en faire l’expérience… mais sans en tirer le moindre profit. Chacun s’illustre par l’échec et, anticipant l’avenir, Cioran ne serait pas loin de nous conseiller de l’ignorer, lui le vampire des Carpates.
Tout est perdu dans les jardins de l’Occident. Comment lui donner tort ? Et sans doute faut-il s’en réjouir en songeant qu’on peut enfin vivre ailleurs qu’à Paris. Lui-même à la fin de sa vie, pressentant le pire, me confiait qu’il aimerait mourir dans un palace lausannois… j’ai suivi son conseil, tout en éprouvant une infinie nostalgie pour Paris. Le Paris de Cioran, bien sûr. Celui que ressuscite avec un tel bonheur Patrice Reytier, persuadé que quand tout est perdu, rien ne l’est vraiment. Il me donnerait presque envie de revenir à Paname et de poursuivre mes promenades nocturnes autour du jardin du Luxembourg. Qu’il faisait bon désespérer en sa compagnie!
Cioran, On ne peut vivre qu’à Paris. Dessins de Patrice Reytier. Bibliothèque Rivages.
La folle aventure du compositeur et de son château-studio d’enregistrement racontée en BD
Les ruines d’Hérouville agissent comme une machine à remonter le temps. Visiter aujourd’hui ce château en voie d’extinction, dans le Val d’Oise, à quelques kilomètres de Cergy, c’est communier avec le passé, se rendre à un pèlerinage sur le chemin d’un rêve évanoui, dernier inventaire des Trente Glorieuses.
Mausolée délabré
Là, battaient les rythmes d’une musique nouvelle, les artistes s’y pressaient pour enregistrer leur album dans un esprit de fête permanente. La piscine résonne encore des plongeons des stars du microsillon. On entend le bruit des bottes texanes de Johnny sur le rebord et les vocalises des Bee Gees dans l’escalier. Ci-gît, à l’abandon, le mausolée délabré d’un compositeur de musique de films, célèbre dans les années 60/70, dont le jouet partit, un jour, en fumée. Michel Magne (1930-1984) fut le chef d’orchestre de ce pari fou et naïf de faire venir des chanteurs et des groupes du monde entier dans un village d’à peine quelques centaines d’âmes. Magne avait le don pour agréger les talents, dérégler les métronomes et frictionner les personnalités. Ce révolté en puissance ne se résolvait pas à la quiétude bourgeoise.
Il ne se reposait jamais sur ses succès commerciaux, sa volonté de déconstruire son propre système de pensée était plus forte. La folle aventure de ce studio d’enregistrement, incendié puis reconstruit, puis de nouveau abandonné et les déboires financiers et professionnels du maître des lieux qui suivirent, se transmettent de génération en génération. Certains y étaient, d’autres sont passés en coup de vent, la plupart invente, mais ils ont tous cru au pouvoir maléfique de cette bâtisse qui connut jadis les amours de Chopin et George Sand. La légende et les rumeurs ont fait d’Hérouville, le foyer d’une époque complètement révolue, à la fois lieu d’expérimentations musicales et d’une liberté de création sans contrainte. À la fin, c’est toujours les banquiers qui gagnent et remportent la mise. Beaucoup de journalistes ont écrit sur Hérouville car l’imagerie est belle, presque trop. Elle nous change de la laideur actuelle et de son immobilisme mortifère.
Porsche 911 et Rolls Silver Cloud
Quand, dans un même endroit, vous réunissez Eddy Mitchell, Elton John, Bowie, Grateful Dead (leur concert de juin 1971 dans le parc retransmis à la télévision dans Pop 2 reste dans les mémoires des habitants), Magma ou encore Cat Stevens, que vous ajoutez des boissons fortes et des substances planantes, que les filles portent des robes ultra-courtes en tricot et les garçons les cheveux longs, qu’on y débarque en Porsche 911 blanche ou en Rolls Silver Cloud noire, et que les paysans du coin sont les bienvenus, ce rassemblement improbable nous laisse émerveillé. C’était donc ça la mixité sociale !
Le premier à s’intéresser sérieusement à cette épopée a été Jean-Yves Guilleux, merveilleux réalisateur d’un documentaire de référence « Michel Magne, le fantaisiste pop », sorti en 2009. Il en a exhumé les fastes et aussi l’envers du décor. L’intranquillité de Magne était son terreau propice à toujours s’aventurer vers des projets dingues mais aussi un cercle infernal. Elle le hantera toute son existence. Si ses débuts furent laborieux, son nom apparaît, dès les années 50, aux côtés de Sagan, sa tendre amie et de Juliette Gréco. De Saint-Germain-des-Prés à Saint-Paul-de-Vence, il va rencontrer Vian, Prévert, Aragon, Genet, Cocteau, son copain Vadim et la bande Montand-Signoret-Ventura. Au début des années 1960, Magne s’affiche au cinéma grâce à des collaborations avec Gene Kelly, Deray, Lautner, Borderie, Hunebelle, Costa-Gavras, Molinaro, Autant-Lara, etc… Il composera des dizaines de musiques de films: Un singe en hiver, Mélodie en sous-sol, Fantômas, Les Tontons Flingueurs, la série des Angélique, et un long compagnonnage avec Jean Yanne.
Dans une bande dessinée à l’ambiance psychédélique-chic, mélangeant habilement cases et documents d’archives, Yann le Quellec (scénario) et Romain Ronzeau (dessin/couleur) viennent de publier Les amants d’Hérouville aux éditions Delcourt/Mirages. Si les deux auteurs racontent les grandes étapes de la carrière du compositeur, ils s’intéressent surtout à son union tumultueuse avec Marie-Claude, d’abord baby-sitter de ses premiers enfants, puis mère de leur fils. Le charme de cette bande dessinée réside beaucoup dans le portrait de Marie-Claude, sa candeur et sa force, sa beauté presque fantomatique et son attachement à l’artiste. Michel Magne répétait à longueur d’interviews que son art en musique et en peinture reposait sur l’incommunicabilité. Il se connaissait mieux qu’il ne croyait.
Les amants d’Hérouville de Yann le Quellec et Romain Ronzeau – Delcourt/Mirages
Un projet initié par des entreprises et soutenu par la municipalité parisienne prévoit la piétonnisation partielle – et l’inévitable végétalisation – des Champs-Élysées qui seront en outre parsemés d’obstacles cassant la perspective. Cette voie sacrée menant de la Concorde à la tombe du Soldat inconnu, trajet de défilés militaires et de manifestations populaires, sera défigurée.
On les qualifie de « plus belle avenue du monde ». L’adjectif « belle » fait référence à la grandeur plus qu’à la joliesse, comme dans l’expression « une belle somme ». Les Champs-Élysées présentent une chaussée exceptionnellement large montant avec une parfaite rectitude jusqu’à l’Arc de triomphe. Dans le projet appelé « Les Champs du possible » – tout un programme –, l’avenue diminuerait de moitié en largeur. On passerait de huit voies à quatre (deux dans chaque sens), dont une seule de chaque côté pour les voitures ordinaires. Au milieu, un certain nombre d’îlots piétons seraient disposés, avec des agrès de signalisation. Le plus grand, inamovible, en haut de l’avenue, en forme de péniche, occuperait les deux voies centrales. Il permettrait aux touristes de photographier l’Arc bien en face. Un véhicule dont le conducteur souhaiterait aller d’un bout à l’autre des Champs ne pourrait donc plus suivre une trajectoire rectiligne. Sur les voies réaffectées, outre des pistes cyclables, diverses constructions seraient installées : abris bus, garages deux-roues, édicules variés, et surtout de très nombreux conteneurs à végétation.
Les pavés, jugés bruyants, seraient remplacés par des dalles, comme dans les centres commerciaux, conférant une note bas de gamme à l’ensemble. Un grand motif en croisillons animerait l’ensemble dans un style un peu balnéaire.
Les arbres ne seraient plus taillés selon le style des perspectives à la française, la taille étant perçue comme une blessure. Un grand nombre de bosquets, buissons, haies et arbrisseaux seraient disposés un peu partout. L’objectif général serait moins la beauté et l’agrément que la création artificielle d’« écosystèmes ».
Rétrécir cette avenue, la parsemer d’objets ludiques, bref changer radicalement sa nature est l’affirmation qu’on change d’époque et de valeurs
La place de la Concorde serait évidemment piétonnisée. La circulation serait reportée en périphérie, sous les sculptures équestres de Coustou et de Coysevox et devant la sortie des Tuileries. Les anciens fossés comblés sous Napoléon III seraient recreusés et remplis de végétation. Cette restitution est d’ailleurs peut-être la meilleure idée du projet, mais alors la mise en eau aurait plus de beauté et de légitimité. Par ailleurs, les statues monumentales des villes de France symbolisant l’unité du pays au cœur de Paris passeraient à l’arrière-plan de rideaux d’arbres, de même que les façades de Gabriel, côté nord.
Ajoutons à cela que tout l’espace du cours La Reine et de l’avenue Winston-Churchill (entre le Grand et le Petit Palais) serait végétalisé et piétonnisé jusqu’à la Seine. Même le pont Alexandre-III, disposant pourtant de très larges trottoirs, serait transformé en passerelle piétonne affublée des mêmes dallages en croisillons qui, pour le coup, seraient totalement déplacés dans ce haut lieu néobaroque.
Ce projet est, en principe, une initiative privée. Il est conçu par l’architecte Philippe Chiambaretta, mandaté par une association de groupes internationaux, géants du luxe, cabinets de conseil, banques d’affaires, grands restaurants et opérateurs culturels actifs sur les Champs-Élysées. Il est cependant présenté comme « le projet des Parisiens ». La Mairie de Paris, dès le départ dans la confidence, lance les travaux en commençant par la Concorde. Après les Jeux olympiques, ce serait le tour des Champs-Élysées. Ces transformations posent toutefois d’importants problèmes.
La France privée de ses Champs-Élysées?
Le premier réside dans le fait que les Champs-Élysées ne sont pas un lieu ordinaire. Ils incarnent quelque chose du sentiment national et du rapport des Français à leur histoire. « Il y a un lien vingt fois séculaire, affirme le général de Gaulle, entre la grandeur de la France et la liberté du monde. » Cette citation est gravée sous sa statue située à mi-parcours des Champs. Les Champs-Élysées sont la parfaite incarnation visuelle de cette grandeur. Beaucoup de Français y sont attachés. Les grands événements, les commémorations y trouvent naturellement leur place. Rétrécir cette avenue, la parsemer d’objets ludiques, bref changer radicalement sa nature est l’affirmation qu’on change d’époque et de valeurs. On peut se demander si les grandes entreprises à l’origine du projet, et même la Mairie de Paris, ont le droit de disposer seules de ce lieu qui appartient à la France tout entière.
D’un point de vue pratique, sera-t-il encore possible d’organiser des défilés sur un axe rétréci de moitié et encombré d’obstacles ? Même l’espace réservé à la tribune présidentielle du 14-Juillet, place de la Concorde, serait amputé au détriment des démonstrations militaires.
La « végétalisation » idéologique
On a l’impression qu’il suffit de tapisser les maquettes de grumeaux verts pour emporter l’enthousiasme. Or, le bénéfice d’un espace vert en ville, bien réel, résulte principalement d’effets psychologiques. Contrairement à ce que beaucoup croient, la température n’y est guère plus fraîche en été que dans le reste de la ville (de l’ordre de deux degrés de moins), surtout quand la municipalité omet d’arroser. Cependant, ce sont des endroits où l’on se sent tranquille, paisible, confiant. C’est pourquoi réussir une « végétalisation » suppose de prendre en compte la propreté et la sécurité. Dans un espace ouvert, faute de grilles, d’horaires et de gardiennage, il faut faire preuve de subtilité.
Or, la multiplication sur les Champs-Élysées de buissons, bosquets et édicules variés crée des obstacles à la vue, des caches et des cachettes. Des commerçants et restaurateurs ont participé aux groupes de travail formés pour ce projet. On sait qu’ils ont été à plusieurs reprises durement touchés par des saccages urbains s’ajoutant à la délinquance ordinaire. Oublient-ils ces épreuves au point que cette dimension soit absente de leur réflexion ?
Il faudrait aussi savoir créer – mais c’est peut-être trop demander – une synergie entre voitures et piétons. En effet, aux heures peu fréquentées, certains piétons apprécient de voir passer quelques voitures. Si le projet est mené à bien, quand on voudra aller des Champs-Élysées à l’esplanade des Invalides, il y aura dix minutes de traversée loin de toute route. Est-ce vraiment ce dont rêvent tous les piétons ? Pas si sûr !
Le patrimoine oublié
Les associations de défense du patrimoine n’étant jamais conviées aux concertations, les héritages du xixe siècle sont généralement oubliés. En l’occurrence, trois aspects mériteraient tout particulièrement d’être réintroduits dans la réflexion.
D’abord, l’Arc de l’Étoile, comme tous ses semblables, est conçu comme une sorte de socle destiné à porter un groupe sculpté incarnant justement le triomphe. Ce groupe a bien existé, au moins dans sa forme provisoire. C’est LaRépublique triomphant du despotisme et de l’anarchie, œuvre d’Alexandre Falguière, l’un des plus grands sculpteurs du xixe. Cet ensemble, visible par exemple sur les photos de l’enterrement de Victor Hugo, a été déposé. Où est-il ? Que pourrait-on faire avec ce qu’il en reste, s’il en reste quelque chose ? Il y a probablement lieu d’être pessimiste, mais cela n’empêche pas de tirer au clair ces questions.
Ensuite, l’architecte et divers observateurs regrettent que les jardins du bas des Champs-Élysées soient peu attractifs et peu fréquentés. La faute en revient pour partie à un déficit d’entretien. Mais c’est aussi parce que l’intérêt patrimonial de ces espaces verts est durablement négligé. Christophe Léribault, responsable du Petit Palais, fait remarquer à juste titre que ces jardins ont « une dimension patrimoniale datant d’Alphand et d’Hittorff. Leur rénovation nécessaire ne doit pas dilapider leur caractère fin xixe qui en fait le charme. […] Les bordures ont disparu, les bancs d’origine comme les réverbères ont été remplacés par des modèles banals, les vallonnements ont été aplanis, on y a créé plusieurs enclos clôturés, le bassin a été comblé… Il y a là quelque chose de merveilleux à remettre en valeur. »
Enfin, il faudrait accorder de l’attention au vide. Paris brille, en effet, par ses fameuses « trouées » qui actualisent les perspectives à la française du Grand Siècle. La minéralité des grandes avenues est peut-être critiquable sur le plan thermique, mais elle apporte une inégalable impression de clarté et d’espace. La Ville lumière est ville de la clarté au propre et au figuré. Le regard traverse la ville et vous entraîne à sa suite. Dans aucune ville d’Europe on ne marche d’ailleurs autant qu’à Paris, et cela sans même s’en rendre compte. Malheureusement, partout fleurissent obstacles, divisions, mobilier urbain, édicules, sans oublier les invraisemblables pullulations de quilles jaunes. Comme la nature, la Mairie de Paris a horreur du vide. La Concorde et les Champs-Élysées ont de la grandeur. Il faut faire attention à ne pas les bourrer de trop de fourbis.
Les automobilistes victimes expiatoires
René Girard montre que les sociétés se soudent dans la dénonciation de boucs émissaires[tooltips content= »René Girard, Le Bouc émissaire, Grasset, 1982. »](1)[/tooltips]. Dans le Paris d’Anne Hidalgo, ce sont manifestement les automobilistes qui en tiennent lieu. Le projet Champs-Élysées Concorde ne fait pas exception. Les automobilistes vont souffrir. Il y a cependant dans ce dossier un élément comique apporté par le bureau d’études (Aimsun) chargé de faire « une étude de trafic ». Pas difficile dans son cas de deviner les conclusions qu’il doit rendre s’il veut être réinvité. Sa réponse ne manque pas de saveur : la réduction de l’avenue des Champs-Élysées à une voie (pour les véhicules individuels) et la fermeture du pont Alexandre-III ne créeraient pas de bouchons ! Au contraire, cela « fluidifie le trafic et réduit le temps de parcours de l’avenue d’environ une minute, passant d’un trajet de 6-7 minutes à 5-6 minutes de l’Étoile à la Concorde et de même dans le sens opposé ». Des reports de trafics interviendront, voilà tout ! 350 véhicules/heure se détourneront, lit-on, par le pont d’Iéna. Mais le cabinet sait-il que le pont d’Iéna va être lui aussi fermé et végétalisé ?
Le budget de l’opération est évalué à 250 millions d’euros, mais on sait que pour les grands projets, les chiffres sont évolutifs. Les Parisiens peuvent-ils comprendre qu’en temps de crise on dépense tant d’argent pour une architecture qui ne dépassera guère le niveau du sol ? Les sommes dont il est question sont à rapprocher de l’indigent budget d’acquisition de l’ensemble des musées de la ville (de l’ordre de 2 millions) ou encore, dans un autre domaine, des 20 millions du loto du patrimoine (chiffre variable selon les années). Et ne parlons pas des nombreux bâtiments dont l’entretien est à la charge de la Ville, qui se dégradent sans qu’on y prenne garde. Décidément, le Paris de Madame Hidalgo a de curieuses priorités.
On notera en conclusion la faiblesse scientifique de nos prédicateurs d’écologie. Dans le document de présentation du projet Champs-Élysées Concorde, un dessin aux indéniables qualités graphiques nous apprend que les arbres absorberont directement par leur feuillage l’azote atmosphérique (N2). Ce serait effectivement une avancée ! Malheureusement, l’azote, qui constitue l’essentiel de l’air, est inerte et inutilisable. Les échanges gazeux par les feuilles concernent en particulier l’approvisionnement en CO2, mais pas en N2. Ce sont principalement des bactéries présentes dans le sol et les symbiotes des racines de certains végétaux (légumineuses) qui opèrent cette fixation. Aucun végétal n’absorbe d’azote par ses feuilles, à moins bien sûr, qu’il soit planté dans les « Champs du possible ».
Pour approfondir : « Champs-Élysées, histoire et perspectives », PCA-Stream, Pavillon de l’Arsenal.
Suisse de langue française, poète à la fois célébré et secret, traducteur de Rilke, Homère et Musil, Philippe Jaccottet, 96 ans, est donc mort le 24 février dernier, à Grignan dans la Drôme. Le lire nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages.
Toute sa vie, Jaccottet a répudié les superlatifs. Ni diva ni briseur d’assiettes, moins fêté que Zemmour ou Zidane, il nous a quittés en catimini, sans faste et sans frime – ça repose, et ça lui ressemble.
Son métier ? Avant d’écrire, avant même d’oser respirer, il observe. Jusqu’à se dissoudre dans une mystique du regard qui pousse le poète à deviner à chaque instant ce qui conspire sous le visible – ce qui par exemple fait de la pomme un astre immobile et d’une carafe obscure un minaret, en se souvenant de Cézanne et de Morandi. Jusqu’à devenir hermétique à soi – et « transparent à la lumière ».
S’ils sont dans le vrai, lui aussi !
J’aime tout de sa clarté, de ses scrupules, de ses repentirs – au sens artisanal. Et sa défiance pieuse, presque puritaine, envers les images. Ses sensations forment une algèbre. Rien d’amer, rien de flou – tout l’éloigne de la brume quoique sa rêverie d’initié, son tao qui n’est pas une doctrine, soit coupée d’Allemagne. Et d’Italie. Et de France – celle de du Bellay qui sent bon l’haleine des prés.
Une épitaphe ? Philippe Jaccottet (1925-2021). Un chaman du canton de Vaud émigré dans la Drôme. De tout ce que son œil élude, la connaissance intime lui demeure.
Car « le mystère, ce n’est pas l’invisible, c’est le visible », disait Oscar Wilde. Nul n’est plus éloigné que Jaccottet du symbolisme tapageur et des bravades d’Oscar – et il préfère de loin les « visions » d’un autre Irlandais, George William Russell alias « A.E. », l’ami de Yeats –, mais il me semble que sur ce point il ne l’aurait pas démenti : « Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps » (La Semaison : Carnets 1959-1974). Comme si le fétu, le grain de blé, le moindre atome contenait la totalité de l’univers in a nutshell – dans une coque de noix !
C’est d’abord cela, Jaccottet, un œil – un détecteur de fumée. Une faculté de sentir – et d’écouter. Rien d’une expérience religieuse, sinon celle d’un silence à quoi le poète fait écho sans vouloir à tout prix le remplir avec des mots. Il note : « Octobre. Ce soir, lumière dorée dans l’air froid. » Puis : « Voici que maintenant l’or vire au rose » ou encore avec un tact reçu du Japon : « Automne, choses voilées ». C’est tout ? Oui, ça suffit, pas besoin d’en rajouter. La mélancolie est déjà dans la feuille morte, et la solitude dans le flocon de neige.
Aucune parade, pas une once de vulgarité chez cet homme à la fois célébré et secret, sauvage et distingué, modeste et sûr de soi. Un écrivain que sa hauteur ne rend pas hautain, et qui ne cesse de méditer sur son travail d’abeille – son cheminement. Préférant les antres et les bois aux salons, Jaccottet se moque gentiment de Madame de Sévigné, un personnage qui fait la gloire des enseignes de café à Grignan (où il habite). Il avoue son peu de goût pour l’histoire, les péripéties, fussent-elles littéraires : « C’est la terre que j’aime, la puissance des heures qui changent, et par la fenêtre je vois à ce moment précis l’ombre de la nuit d’hiver qui absorbe les arbres, les jardins, les petites vignes, les rocs. »
Aucun effort, en apparence, Jaccottet écrit comme une barque dérive au fil de l’eau. À côté de son ami René Char, « aigle ravisseur », ombrageux et fier, Jaccottet semble toujours prêt à s’absenter de lui-même afin que son emprise sur les choses demeure légère, furtive, sinueuse, hésitante, instantanée, loyale. La toute première phrase de ses Carnets : « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. » Ça dit tout de sa quête.
Saint-John Perse qu’il admire de loin lui semble une conque marine qui résonne en vain dans un Parthénon désert. Et il soupire : « Je ne vois plus de monuments ni de peintures ; seulement des lueurs ou des éclairs. » Keats ? Byron ? Baudelaire même ! De beaux restes, des pots cassés, des vestiges – mais Leopardi et Hölderlin lui parlent encore à voix basse. Et son cher Ungaretti, cassant comme un os.
Sa fragilité est une garantie. Son incertitude est un don. Son humilité est un orgueil. Jaccottet ne décrit pas, il réitère, il continue, il prolonge. Ce qu’il voudrait ? Rivaliser avec un grillon dans la connaissance de l’herbe. Écrire du point de vue de l’ours ou de l’escargot. Pouvoir ignorer l’amour et les femmes dont il ne parle guère. N’effleurer que les contours de l’être pour mieux toucher le cœur des choses, d’où ce souhait dans l’allure d’une requête triomphale : « L’effacement soit ma façon de resplendir » ! (L’Ignorant, 1957).
Encore faut-il remuer ciel et terre, s’exercer longtemps jusqu’à tressaillir, les yeux rivés sur le dedans, comme un joueur d’échecs sur son damier ou un chasseur aux aguets, toujours prompt à déceler de l’infini dans l’infime. Dans la paume du vieillard : un crâne d’enfant. Dans le crapaud : une jeune fille. Et dans la gueule du loup : ce que vous voulez ! Tout est conte dans la nature.
Jaccottet parle, je le jure !, la langue des oiseaux et des serpents qui seuls se souviennent des dieux. Il ne nous rend pas plus gais, mais il nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages. Seul l’arbre sait ce que signifie : ici. Seul le fleuve sait ce que signifie : là-bas. Entre l’arbre et le fleuve : ça, la poésie. Une leçon de choses – oubliée !
Je ne sais pourquoi, je l’ai toujours imaginé heureux – sombre mais heureux. Je crois qu’il n’a jamais menti. Entré vivant dans la collection de la Pléiade, chez Gallimard, Jaccottet est parti sans bruit, lui qui rêvait « d’être éternellement mortel », quelques jours à peine avant que soient publiés chez le même éditeur ses deux ultimes recueils : Le Dernier Livre de Madrigaux et La Clarté Notre-Dame. L’élégance même ! « Ainsi lié, je me délivre de l’hiver… » – son renom discret le protège dans la mort des secousses et des malentendus.
L’édile a déclaré en conseil municipal que « l’aérien ne doit plus faire partie des rêves d’enfants aujourd’hui.”
Dans un shaker, jetez les ingrédients suivants : une bonne dose de bêtise, trois cuillerées d’idéologie verte, une purée de phrases. Secouez ferme. Versez dans un récipient en bambou recyclable et regardez le résultat : une idée verdâtre comme en ont régulièrement les élus EELV. La dernière a été concoctée par Léonore Moncond’huy, maire de Poitiers depuis 2020. Elle est jeune, elle est écolo jusqu’au bout du chignon, elle parle parfaitement la novlangue politique, elle ne veut plus que “l’aérien” soit un rêve d’enfant.
Ce n’était qu’un rêve…
Lors du conseil municipal du 29 mars, pour justifier l’arrêt des subventions à deux aéroclubs, Léonore Moncond’huy a d’abord convoqué toute sa langue techno-politique. Il faut, dit-elle, « requestionner notre politique » et « revoir l’ensemble de notre logiciel ». « L’argent public doit envoyer un signal de responsabilité », décrète-t-elle dans ce verbiage détestable.
Nous savions que les élus écolos à la mode grenobloise, bordelaise ou lyonnaise ne goûtent guère les simples choses qui ont fait et font encore rêver une majorité de Français, le sapin de Noël, le Tour de France, le saucisson de Lyon truffé ou pistaché ou l’automobile, et qu’ils veulent les voir disparaître. Dans la lignée de cette volonté mortifère, la maire EELV de Poitiers a déclaré : « Mettre dans la même phrase “rêves d’enfants” et le fait de sauver des clubs aériens, je trouve que ça a quelque chose d’indécent. […] Je crois que vous ne vous rendez pas compte des rêves dont on doit préserver les enfants. L’aérien, c’est triste, mais ne doit plus faire partie des rêves d’enfants. »
Il n’est pas un humain qui n’ait pas rêvé une nuit qu’il volait. Aventuriers, inventeurs de génie, rêveurs qui voulaient rêver au-dessus des montagnes et voir la beauté du monde d’en haut, mythologique Icare qui passa outre les recommandations de son père et s’éleva jusqu’au plus haut qu’il pouvait avant que de mourir dans sa chute, tous rêvèrent d’imiter les oiseaux, leur majesté dans les airs, la beauté de leurs vols, la liberté de leurs mouvements dans un espace qui était si proche et si lointain à la fois. Ils cherchèrent les moyens de vivre cette incroyable aventure dans le ciel. Mille expériences se succédèrent, qui finirent parfois drôlement, avec un bout de carton planté dans le sol et deux égratignures, parfois tragiquement, avec la mort de l’expérimentateur. Puis les frères Wright volèrent sur… 284 mètres. Les hommes comprirent alors que leur rêve était sur le point de se réaliser.
Au ras des pâquerettes
De son côté Madame Moncond’huy n’a plus qu’un rêve : que les enfants n’aient plus que des rêves décarbonés. Sans doute rêve-t-elle aussi de retirer des rayons de sa bibliothèque municipale les livres de Saint-Exupéry, Courrier sud, Pilote de guerre, ou ce Vol de nuit dans lequelSaint-Ex exalte tous les sentiments qui élèvent les hommes jusque dans le ciel. Les premiers pilotes de l’Aéropostale vécurent la vie extraordinaire qu’ils avaient rêvé de vivre, faite d’éclaircies multicolores admirées du ciel ou de combats titanesques contre les éléments et l’obscurité, au plus près des anges. Madame Moncond’huy, de son côté, rase le bitume et fait les comptes d’un bilan-carbone qui fait bâiller d’ennui jusqu’au fond de son conseil municipal. Elle trouve « indécent » que les enfants puissent rêver de piloter un de ces engins aériens ou même simplement vivre un baptême de l’air comme en vivent de nombreux enfants handicapés ou malades grâce à l’association Rêves de gosses. Son « logiciel » est un programme de destruction en même temps que de robotisation des esprits. Un robot, ça n’a pas besoin d’être préservé des rêves ; ça ne rêve ni de moutons électriques ni d’escapades aériennes ; ça accepte sans broncher le transport des troupeaux en commun ou le co-voiturage bétailler. Le rêve de Madame Moncond’huy, c’est Icare pour personne, et BlaBlaCar pour tout le monde.
L’inquisitoriale maire de Poitiers ressemble à tous les petits Bernard Gui de sa clique écologiste. Elle parle de préserver les enfants de certains rêves comme elle parlerait de leur éviter d’attraper la scarlatine ou d’être possédés par le démon icarien. Elle croit que rêver de « l’aérien » est une maladie ou une diablerie ; par conséquent elle veut expulser les mauvais songes des têtes des enfants et ne plus donner d’argent aux tentateurs sataniques que sont les aéroclubs de sa région. Elle et ses acolytes n’ayant jamais volé bien haut, ils recommandent de rogner les ailes de ceux qui aimeraient bien, le temps d’un voyage en aéroplane, échapper à l’air soi-disant purifié des villes qu’ils dirigent et qui sentent de plus en plus la mort.
Conclusion sous forme de proposition : les écologistes du conseil municipal de Poitiers devraient autoriser les boissons vineuses lors de leurs délibérations. En plus de procurer une joyeuse ivresse elles ont une vertu éminemment écologique que rappelle le regretté Roger Scruton : « En précipitant votre mort, un verre ne présente guère de risque environnemental. Après tout, vous êtes biodégradables, et c’est peut-être la meilleure chose que l’on puisse dire de vous. »
Deux ans après la publication de L’affolement du monde, Thomas Gomart revient avec Guerres invisibles (Tallandier, 2021). Intelligence artificielle, énergies, conquête de l’espace, cyberattaques… Bienvenue dans ces batailles bien réelles, qui ne relèvent plus du tout de la science-fiction.
Causeur. La troisième guerre mondiale a-t-elle commencé ?
Thomas Gomart. Les guerres invisibles ont commencé, mais l’expression troisième guerre mondiale renvoie trop à l’imaginaire des deux précédentes. La conflictualité change de forme et de nature. Je ne décris pas un horizon d’attente en ce sens mais une situation dans laquelle nous sommes et qui, si elle est conflictuelle, n’est en rien comparable aux deux guerres mondiales.
Vous évoquez 24 guerres invisibles, notamment spatiale, écologique, terroriste mais aussi financière ou électronique. À quel moment ces guerres s’imbriquent-elles ?
J’ai repris la classification établie par deux auteurs chinois dans La Guerre hors limites, traduit en 2003 en français. Près de 20 ans après, la Chine a ravi à l’Union Européenne la deuxième place sur la scène internationale et convoite ouvertement la première. Ces guerres invisibles, nous y sommes. Elles correspondent à la manière dont la Chine conçoit la conflictualité, et ses conséquences pour les Européens.
Il s’agit de réconcilier un imaginaire illimité avec des moyens limités. Cela permettrait sans doute à la France de sortir de l’ornière identitaire
Les stratèges chinois disent que les militaires ont perdu le monopole de la guerre. Cela ne signifie pas que les militaires ne comptent plus. Au contraire, cela traduit un enchevêtrement des registres militaire, technologique, financier, informationnel… Des combinaisons, invisibles en première approche, sont en train de modifier, aussi rapidement que profondément, les rapports de force globaux. Un exemple parmi d’autres : le contrôle des moyens de paiement, indissociable de la mise en œuvre de sanctions économiques.
La crise sanitaire actuelle participe-t-elle de ces guerres invisibles ?
Elle illustre parfaitement la diplomatie sanitaire dans laquelle la Chine, le Japon, Taïwan ou la Corée du sud ont investi depuis belle lurette. Pour des raisons tenant à leur situation, ces acteurs n’ont jamais négligé la forte probabilité de pandémies mondiales quand les élites européennes pensaient être prémunies contre ce type de risques à l’abri de leurs dispositifs hospitaliers. On connaît la suite. De ce point de vue, cette crise agit comme un révélateur des capacités et défaillances à la fois globales et nationales. C’est une leçon pour la crise sanitaire aujourd’hui et environnementale demain.
Justement, en quoi l’écologie est-elle objet de conflit ?
Nous sommes face à la convergence de deux tendances. La première, c’est la dégradation environnementale, à travers le réchauffement climatique notamment. La deuxième, c’est la propagation technologique. Il existe une doxa selon laquelle c’est par la technologie qu’on va résoudre les problèmes environnementaux. En réalité, ce que nous avons du mal à accepter, c’est que nos capacités de transformation du réel soient bien supérieures à nos capacités d’anticipation des conséquences de cette transformation du réel.
Vous vous penchez sur l’intelligence artificielle et le spatial comme axes de batailles. Se dirige-t-on vers un scénario à la Blade Runner avec des gens qui iraient coloniser l’espace en compagnie d’androïdes ?
Ces thèmes renvoient à notre imaginaire. Cependant, je ne pense pas qu’il faille se présenter les choses comme une colonisation de l’espace, mais au contraire comme la mise en boîte du système Terre. Je m’explique : de nouveaux acteurs comme Amazon ou Space X font le lien entre données et espace, tout en véhiculant un imaginaire de nouvelle frontière. En réalité, l’enjeu que les Européens ne doivent jamais perdre de vue, c’est celui de la connectivité par les constellations satellitaires et la capacité d’accès autonome à l’espace. Par ailleurs, la guerre spatiale a commencé : en 2007, la Chine a abattu à distance un de ses propres satellites, afin de montrer qu’elle en était capable, suivie par l’Inde. Plus récemment, le président Macron a assisté à un exercice spatial conduit par l’Armée de l’Air et de l’espace. Parallèlement, une problématique est en train d’émerger, celle des déchets spatiaux, qui saturent certaines orbites. Outre le prestige, dominer le spatial est l’une des clés pour l’économie de demain.
Hormis le spatial, l’Union européenne est-elle à la hauteur dans ces guerres invisibles ?
Rappelons qu’au départ, l’Union européenne n’est pas un projet de puissance. Par conséquent, elle ne joue pas dans le même registre que des acteurs qui sont, comme la Chine, les États-Unis ou la Turquie, dans des logiques de puissance au sens propre. Cela dit, l’Europe dispose de capacités militaires et surtout, elle est un marché qui suscite beaucoup de convoitises. Mais elle doit comprendre qu’elle est déjà impliquée dans ces guerres invisibles, elle doit savoir aussi exploiter à son bénéfice les enchevêtrements entre activités militaires et civiles. Dans le début des années 1970, les Européens ont commencé à désarmer, ce qui s’est accéléré après la chute de l’URSS. Ce mouvement historique, l’opinion n’en a pas forcément conscience. Après 2001, le désarmement européen s’est poursuivi alors que les autres pays du monde, en particulier les États-Unis, la Chine, l’Arabie Saoudite, l’Inde et la Russie, ont commencé à très sérieusement réarmer. Les États-Unis et la Chine représentent à eux deux plus de mille milliards de dollars par an de dépenses militaires ! Une bonne part de l’innovation technologique dépend de la dépense militaire. La réduction des dépenses militaires a entraîné en creux celle des capacités technologiques avec un élément nouveau : le rôle des acteurs privés dans les mécanismes d’innovation. L’Europe dispose d’atouts mais les sommes mobilisées par les Etats-Unis et la Chine, ainsi que le rôle des investisseurs privés modifient les équilibres à ses dépens. En outre, la plupart des pays européens ont renoncé à garantir leur sécurité par eux-mêmes et s’en remettent à l’OTAN.
Et la France ?
La France est aujourd’hui un des rares pays d’Europe à avoir encore une capacité collective de penser le monde globalement. Elle a une histoire marquée par le « roulis interminable » entre la terre et la mer, pour reprendre une formule de Paul Morand, une histoire entre sécurité continentale et projection ultramarine. Elle conserve une culture stratégique très singulière par rapport aux autres pays européens, qui s’incarne de la matrice politico-militaire de la Ve République. Les échéances électorales devraient pouvoir être replacées dans des perspectives historiques plus larges pour essayer de penser une « grande stratégie » à l’horizon d’une ou deux générations au moins, se demander comment on se voit en 2050. Le plus souvent, les travaux prospectifs partent des moyens disponibles pour définir le positionnement international. Or, je pense que la France doit travailler son imaginaire pour penser différemment le monde. Il s’agit de réconcilier un imaginaire illimité avec des moyens limités. Cela permettrait sans doute de sortir de l’ornière identitaire.
La Chine revient souvent dans votre ouvrage. « Quand la Chine s’éveillera, le monde entier tremblera ». Cette citation est prêtée à Napoléon Ier. Y sommes-nous ?
Tout dépend du point de vue historique choisi. La Chine a été la première économie mondiale jusqu’au début du XVIIIème siècle. Ce n’est donc pas qu’elle s’est éveillée mais qu’elle s’est réveillée. Elle est en train de retrouver l’étiage qui était le sien dans l’économie mondiale, une place qui se traduit mécaniquement par des aspirations de puissance.
Dans Ma vie avec Apollinaire, le nouvel académicien oppose au chromo qui fait du poète un luron génial et mélancolique une palette plus intérieure et plus sombre. Il n’érige pas une stèle, il acquitte une dette.
C’est un tombeau – au sens de du Bellay.
On sait qu’Apollinaire est le plus grand poète du xxe siècle et qu’après lui, comme après Racine dans un autre temps, le jeu moisit – Breton ? Aragon ? Char ?… pitié ! Et qu’il fut emporté par la grippe espagnole en 1918 à l’âge de 38 ans. Et que du surréalisme – il inventa le mot – et que des Fauves et des Cubistes, il a été le héraut – le divin ménestrel.
Car avec lui, tout est préface, tout est songe.
Le premier, Apollinaire a troqué les odes au rossignol contre un hymne à l’aéroplane et pulvérisé le vitrail du symbolisme – adieu cierges, lunes, orchidées, poisons, pâmoisons, rimes sottes !
Quand Mallarmé s’épuise à dessiner des anges ou des cygnes dans sa tour d’ivoire, Apollinaire s’enivre des « fièvres futures ». Il crache joyeusement sur la Belle Époque et ses accordéons rances, préférant l’électricité, les tramways, les paquebots, et Derain, et Matisse, tout en saluant le doux frou-frou des obus et les cheveux verts de la Lorelei.
On sait cela.
Et que le paradis est un jardin, l’enfance, un pré, et l’amour, une chanson triste. Et la guerre, un bal ?… Car Guillaume est d’abord fée, et jongleur, et le plus enfant des hommes – avec un penchant lyrique pour les petits seins blancs de Louise de Coligny : « Je pense à toi mon Lou ton cœur est ma caserne / Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne ». Car sa sensualité, son audace, sa verve d’artilleur éclate en météores, en filaments de salive et de foutre, qui retombent en pluie de comètes.
Sureau sait tout cela par cœur et au fond il s’en fiche, il n’en fait qu’à sa tête, il suit sa pente, il s’écoute. Sureau oppose au chromo qui fait d’Apollinaire tantôt un luron mélancolique, tantôt le bon saint Éloi de l’art moderne, une palette plus intérieure et plus sombre, une mystique – la sienne.
Il n’érige pas une stèle, il s’acquitte avec dévotion d’une dette : « Apollinaire ne m’a jamais abandonné. »
Il se comporte moins en biographe obstiné qu’en camarade fervent et discret avec un mélange de pitié et d’envie qu’il coupe de réminiscences – notes de voyage, souvenirs de famille, lectures – qu’il conservait jalousement dans ses tiroirs secrets.
Car cette fois c’est lui-même, qu’il jette dans la balance et qu’il pèse. Il peint en Nabi japonisant un paravent fleuri où les volutes qui sortent de la pipe de Guillaume épousent les motifs du papier mural de son salon – comme dans ce tableau de Bonnard intitulé Intimité.
S’il contemple Guillaume avec une infinie tendresse, il se regarde au fond des yeux, et sans aménité, lui, François Sureau, 64 ans, à jamais plus vieux que son « ami ». À cette heure tardive où les ombres s’accroissent, il se dénude et se dégrise de quelques duperies : « J’ai tiré sur les ficelles que j’avais reçues de naissance, sur celles que l’on m’a données ensuite. J’ai fait le perroquet, le singe savant. Je n’ai pas choisi de vrai métier où j’eusse excellé. J’ai travaillé dans l’administration, dans l’industrie, puis au barreau. J’étais suffisamment habile pour m’y faire une place, mais je n’ai rien fait qui vaille qu’on s’en souvienne. » Vraiment, monsieur l’Académicien ?
Sureau écrit à l’encre noire, ni pour se sauver ni pour s’absoudre, avec des nuances de bleu ou de gris, rêvant peut-être depuis sa chambre d’un soleil tiède ou d’une tristesse annonciatrice de la neige, comme le petit Marcel. Pour lui aussi, aucun doute, « notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent, réellement vécue, c’est la littérature ».
C’est pourquoi Apollinaire ne l’a jamais déçu. Le bleu du poète est un bleu d’hiver et de nuit rhénane, bleu horizon, bleu colchique couleur de cerne et de lilas, qui se souvient du blanc, et qui déjà pactise avec le rose, comme chez Picasso. Apollinaire a su s’arracher au bleu de viande et de mouches qui fleurissait dans la gadoue des tranchées – Cendrars lui enviait ce don d’enfance qui lui permettait de se réciter La Géante de Baudelaire dans sa casemate et de s’endormir paisiblement dans les draps de la Voie lactée !
Sureau reste docile à ce qui le hante : la Grande Guerre, c’est son Iliade – là où les soldats meurent, les poètes renaissent. Et les coquelicots pavoisent entre les croix de bois. Il a l’art de puiser dans ce cloaque des auréoles et des lambeaux d’azur, même si ses héros ne sont pas des saints. On se souvient – dans son roman L’Obéissance (2007) – du lieutenant Verbrugge, de la Légion étrangère, amputé du bras droit en 15, comme Cendrars, et qui méprisait le champagne, cette « boisson de poules et d’aviateurs » !
Sureau s’attarde sur cette ardeur patriotique qui nous est devenue un peu étrangère : quand Apollinaire écrit que « les poètes sont l’âme de la patrie », c’est vrai, ce n’est pas de la propagande, il le sait.
Comment faire un livre qui lui ressemble, à la fois cavalier, érudit, lacunaire, joyeux, barbare, mélancolique ? Sureau s’attache à vérifier une conviction intime, mystérieuse : « J’ai compris très tôt que notre rencontre avait été décidée ailleurs. » Et il écrit comme un enfant qui ferme très fort les yeux pour mieux se souvenir de certaines sensations – Apollinaire préférait les soupirs.
Sureau ne méconnaît pas les faits, les événements, les dates, mais il s’aventure en marge, dans une zone encore intouchée, aux confins de nos lueurs apprises, entre chien et loup. Il s’insinue dans les désirs et les rêveries de ce géant blême qui ne lui ressemble guère ; il s’invite dans ses silences, il habite ses peurs – lui qui n’avait jamais peur – et sa soif – lui qui avait toujours soif – parce que ce sont celles d’un Fou – d’un Roi !
Et cela, avec le pinceau le plus fin possible, ayant longtemps caressé son sujet et mûri son désir, avec ce que les peintres italiens appellent le fa presto par opposition au léché. Ce qu’il a vécu grâce à Guillaume, Sureau le revit, il met des mots dessus. C’est quoi, un cri du cœur ?
Ça.
François Sureau, Ma vie avec Apollinaire, Gallimard, 2021.
Les médias ont longuement parlé du laboratoire P4 au début de la crise sanitaire. Ce n’est plus le cas.
Il y a deux grands types de complotistes. Les premiers, qui sont très rares et inoffensifs, pensent par exemple que des extraterrestres viennent enlever des êtres humains pour leur faire subir toutes sortes de sévices, à l’instar de ce pauvre Eric Cartman dans le premier épisode de l’immortelle série South Park. Les seconds, plus nombreux et dangereux politiquement, estiment que leurs médias de masse ont tendance à mentir, à tricher, à passer sous silence, à nommer le réel d’une manière qui revient à le nier. Comme le remarquait dernièrement l’excellente Anne-Sophie Chazaud, la reductio ad conspiratio est, pour le système, la nouvelle reductio ad hitlerum. Si vous doutez de la vérité établie par le complexe politico-médiatique, dont l’ « objectivité » sans cesse réaffirmée vous paraît très sujette à caution, vous n’êtes pas un interlocuteur respectable.
« Du point de vue de l’OMS, toutes les hypothèses restent sur la table. Ce rapport marque un début très important, mais le chemin ne s’arrête pas là. Nous n’avons pas encore trouvé la source du virus et nous devons continuer de suivre les éléments scientifiques et d’explorer toutes les pistes possibles » Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus
Vos doutes sont au mieux la manifestation de votre ignorance, au pire celle de votre extrémisme – le méchant, celui de droite, bien entendu. Généreux, les journalistes ont pourtant inventé pour vous le fact checking – en anglais, ça fait plus sérieux, plus think tank, plus New York Times, plus UCLA. Mais comme vous êtes en définitive con comme un manche à balai, du genre à rouler au diesel, à fumer des clopes, à penser qu’il est criminel de bourrer d’estrogènes des petits garçons de huit ans, à aimer votre pays comme il est, les journalistes savent que c’est vain, le fact checking. Du coup, au moins, ça leur donne matière à rire, à faire des blagues faciles sur les « bas du front » entre deux bières light avalées doucement devant un troquet fermé-ouvert à cause de la Covid.
Et si le SRAS-CoV-2 s’était échappé d’un labo?
Il serait complotiste de s’interroger sur la responsabilité du laboratoire P4 de Wuhan dans l’apparition du SRAS-CoV-2. Ça, nos médias de masse le répètent. Pourtant, au commencement de la crise, certains de ces médias ont longuement parlé de ce même laboratoire. On apprenait que ce dernier, construit grâce à l’argent et l’aide de la France – la décision avait été prise sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin –, avait rapidement échappé à son contrôle. Pékin refusa d’honorer le contrat, qui prévoyait que la construction serait menée par des entreprises françaises et que des chercheurs de chez nous pourraient ensuite venir y travailler. Le P4 fut inauguré en 2017, en présence de Bernard Cazeneuve, alors Premier ministre, et d’une Marisol Touraine plus extatique que jamais. Très contente, la fille du hiérarque transhumaniste déclarait alors que les autorités chinoises permettraient à cinquante chercheurs français de résider à Wuhan afin de faire tourner ce remarquable outil scientifique. Finalement, bien sûr, pas un seul n’y vint.
Au printemps 2020, s’appuyant sur des câbles diplomatiques américains, le Washington Post, journal fanatiquement anticomplotiste, révélait que le laboratoire P4 était dans un sale état. Photos à l’appui, on pouvait constater que les joints de certaines portes étanches étaient dignes de ceux du frigo d’un étudiant en socio à Nanterre. Les agents américains qui avaient pu visiter les lieux évoquaient de graves défauts d’entretien, un dangereux relâchement de la sécurité. Les services de renseignements français et britanniques, à qui l’on demanda de se pencher sur l’affaire, établirent eux aussi que le SRAS-CoV-2 avait pu s’échapper du P4. Il convient de rappeler que le virus apparut sur un marché de la ville, à un jet de pierre du laboratoire, lequel parvint d’ailleurs à séquencer le SRAS-CoV-2 en quelques jours, prouesse qui stupéfia les spécialistes.
Donald Trump complotiste en chef
Mais il ne fallait pas accabler la Chine. Hormis Donald Trump, chef des complotistes, qui osa soutenir publiquement cette hypothèse, les dirigeants occidentaux ne la reprirent pas. Il n’était pas judicieux à leurs yeux d’enquiquiner Pékin au moment où ils semblaient découvrir en même temps que leurs peuples respectifs que masques, tests PCR, respirateurs artificiels et même blouses n’étaient fabriqués qu’en Chine ou, à tout le moins, ne pouvaient l’être sans elle. Par ailleurs, pour les mondialistes, dont les mêmes dirigeants sont, et qui tiennent les médias de masse, chercher une faute chinoise, c’était prendre le risque de la trouver et, si on la trouvait au P4 de Wuhan, provoquer une crise géopolitique majeure qui aurait pu déboucher sur un conflit, phénomène qu’ils refusent absolument, lui préférant de loin le déni voire la soumission. Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire, n’est-ce pas ; la victoire du Progrès vaut bien quelques silences coupables. L’hypothèse d’un SRAS-CoV-2 transmis à l’homme par un pangolin mordu par une chauve-souris, qui tient la route mais pas davantage que celle d’un virus déjà découvert et séquencé par, mettons, le P4 de Wuhan, s’imposa donc dans les discours politique et médiatique qui n’en forment, bien sûr, qu’un en vérité.
Il eût été du reste très utile de savoir précisément où et comment le SRAS-CoV-2 était né, notamment pour concevoir rapidement un vaccin. L’OMS le disait à l’époque qui réclamait aux autorités chinoises de pouvoir envoyer, à Wuhan, ses équipes. Et d’ailleurs Pékin accepta : flanquée des hommes du PCC, une poignée d’experts put, durant quelques jours, faire une visite touristique du Hubei. Cette enquête très insatisfaisante d’un point de vue scientifique n’indigna personne, et surtout pas le directeur général de l’OMS, l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, élu en 2017 à la tête de l’organisation grâce au soutien de la Chine. Au sein de l’OMS, des experts, dont la compétence n’est point douteuse, firent filtrer des informations qui prouvaient que ledit Tedros ménageait un peu trop Pékin. Ensuite, malgré les molles et régulières demandes de l’organisation, Pékin refusa obstinément de laisser des chercheurs étrangers enquêter vraiment sur son sol. Si le P4 du Wuhan est réellement en cause, les autorités chinoises auront donc eu une année entière pour se débarrasser des preuves et de ceux qui en auraient eu connaissance.
Dès lors, le rapport sur l’origine du SRAS-CoV-2 que l’OMS vient tout juste de rendre public prête surtout à rire, même chez cette dernière qui, consciente du ridicule qu’il y aurait à trop le défendre, a au contraire réclamé de pouvoir enquêter davantage. Pour sauver les apparences, ne pas cracher dans la main qui la nourrit – à tout le moins, certains de ses membres éminents –, elle a quand même affirmé que l’hypothèse d’une épidémie simple fruit du hasard demeurait la plus solide. En somme, l’OMS ne fait en rien de la science mais de la politique. Et l’on aura bien compris ces derniers mois de quel côté elle penche en la matière. Tant que la Chine ne fera pas un peu plus preuve de cette fameuse transparence détestable dans l’absolu mais nécessaire en l’état, le doute persistera. Ses clients et ses alliés objectifs ne s’en formaliseront certes pas. Les autres, et notamment ceux qui voient une menace dans son élévation et, depuis un an, dans l’agressivité et le cynisme sans fard qu’elle manifeste, n’en seront que plus soupçonneux.
Il convient de rappeler aux anticomplotistes – successeurs des antifascistes, en somme – que les complots existent. Ils furent nombreux dans l’histoire, et certains d’entre eux eurent des effets décisifs sur le cours de celle-ci. L’origine du SRAS-CoV-2 est nimbée de mystère ; nos « soldats de l’info » devraient essayer de le percer. Il est noble de penser contre soi.
La parution du troisième et dernier volume en « Pléiade » des Œuvres romanesques complètes de Vladimir Nabokov est l’occasion de retrouver un écrivain souverain et enchanteur. Aux côtés de Proust ou Joyce, il est un des rares écrivains du XXe siècle à créer un monde à lui reconnaissable dès les premières lignes.
Cela commence, peut-être, simplement par quelques images.
Un immense ciel d’été, en Russie, où les nuages dorés passent dans le silence d’une après-midi aux allures d’éternité. Une route américaine des années 1950 qui ne mène nulle part, sinon à l’enseigne clignotante d’un motel désert. Un échiquier où une partie se joue dans les diagonales du fou et crée un réseau insensé de possibles. Un papillon qui agonise en couleur dans le filet d’un petit garçon, sur la Côte d’Azur. Une cellule de prison où un homme attend une exécution dans un pays inconnu. Un château dont l’architecture n’est pas de notre monde ou, plutôt, d’un monde qui aurait pu être le nôtre, mais dont d’infimes différences signent l’étrangeté définitive. Un écrivain penché sur sa table dans un appartement londonien ou parisien.
Ecriture kaléidoscopique
À quelle époque sommes-nous ? Peu importe. Dans quel lieu ? On peut toujours essayer de se raccrocher à des noms, ils ne renvoient pas nécessairement à notre réalité. Et pourtant, nous y sommes, nous y sommes vraiment, par la seule magie d’une écriture kaléidoscopique. Vladimir Nabokov, c’est d’abord cela : un enchanteur qui sait jouer de ses métamorphoses. « Hélas, écrit-il dans Intransigeances avec ce mélange de coquetterie et d’ironie dont il est coutumier, je ne suis pas un gibier bien intéressant pour les chasseurs d’influences. ».
On peut malgré tout, pour savoir d’où vient cet écrivain dont pour une fois, il n’est pas exagéré de dire qu’il est inclassable, se référer à sa biographie. Nabokov est né en 1899 à Saint-Pétersbourg. Il est issu d’une famille de la grande bourgeoisie avec un père professeur de droit, opposant politique libéral qui préfère la réforme à la révolution. Comme il est normal à cette époque, Vladimir Nabokov apprend dès sa prime enfance l’anglais et le français. Après avoir fait ses études de littérature à Cambridge à partir de 1919 où sa famille se réfugie d’abord, il saura maîtriser l’allemand lorsqu’il se retrouvera à Berlin entre 1922 et 1937 dans les milieux de l’émigration. Son père est assassiné dans cette même ville, lors d’une réunion politique en 1922.
Ada ou l’Ardeur, le plat de résistance de ce troisième volume
On pourrait penser que l’œuvre de Nabokov se ressent de ce traumatisme. C’est mal connaître notre homme qui a toujours tenu Freud pour un charlatan et la psychanalyse pour une fable stérile, voire dangereuse. Alors trouvera-t-on chez lui, au moins, des échos de la politique ? Après tout, voilà un écrivain qui ne reverra plus jamais son pays natal après l’avoir quitté à l’âge de 20 ans pour devenir une manière de nomade qui vivra aussi en France et surtout en Amérique avant de finir en Suisse, au Montreux Palace, face au lac Léman où il meurt en 1977. Pourtant, même un roman comme Brisure à Senestre, où un écrivain tente de survivre dans la dictature d’un pays imaginaire, n’a rien de 1984. Si l’œuvre de Nabokov est antitotalitaire, c’est en quelque sorte par défaut, parce qu’elle révèle une souveraine liberté et qu’elle obéit à ses propres lois, créant un monde reconnaissable dès les premières lignes de chaque roman, de chaque nouvelle et qui n’a d’autre référence que lui-même. On ne voit guère, dans ce xxe siècle, que Proust et Joyce pour avoir su créer des univers aussi parfaitement autonomes comme des totalités closes sur elles-mêmes. Pas de message chez Nabokov, jamais, mais des images, toujours des images. Dans Intransigeances, encore, il précise : « Je ne pense en aucune langue. Je pense en images ; c’est seulement certains illettrés qui remuent les lèvres en lisant ou en ruminant. Non, je pense en images, et de temps en temps, une phrase russe ou une phrase anglaise peuvent se former sur l’écume de l’onde cérébrale. »
Comment voulez-vous, avec de telles dispositions d’esprit, que le lecteur puisse appliquer à cette œuvre une grille d’analyse politique, psychologique ou philosophique ? Deux anecdotes illustrent cette impossibilité. Alors qu’il était devenu professeur itinérant de littérature dans différentes universités américaines, Nabokov avait demandé à ses étudiants lors d’un examen sur Madame Bovary, de décrire la chambre d’Emma et non de réfléchir théoriquement à la structure du roman ou à ses thématiques. Autrement dit, pour lui, le roman est d’abord un lieu, un lieu très concret qui forme un autre espace-temps, une « époque-lieu » selon les mots de Julien Gracq sur La Chartreuse de Parme. De surcroît, cet espace-temps est modulable à l’infini, comme dans l’indépassable Ada ou l’Ardeur qui forme le plat de résistance de ce troisième et dernier volume de ses Œuvres romanesques complètes qui viennent enfin de paraître en « Pléiade ».
Lolita, un succès de scandale
Autre anecdote : Nabokov était atteint d’une affection rare, mais répertoriée médicalement, qui lui faisait voir les lettres en couleurs. On appelle cela la synesthésie et c’est de cette manière qu’il écrit le monde. Pour lui, les sons ont des couleurs, les couleurs ont des goûts et ainsi de suite. La vue et l’audition se confondent, au point, par exemple, que dans Chambre obscure, le personnage principal, un critique d’art devenu aveugle, peut voir « les épaules luisantes » et le « maillot de bain noir ceinturé de blanc » de la jeune fille qui va le détruire.
On a bien essayé de coincer Nabokov avec Lolita, ce roman qui fit sa célébrité en 1955, lui apporta l’aisance financière et un succès de scandale. Les ligues de vertu, qui ont à peine changé de visage aujourd’hui, l’ont résumé à un roman pédophile parce qu’elles ne savent pas lire. Un de ses premiers lecteurs, le romancier catholique Graham Greene, a beau y avoir vu un chef-d’œuvre, Nabokov fut violemment attaqué, quand bien même le Tout-Paris salua en 1959 la traduction française chez Gallimard. Comme d’habitude, la bêtise faisait confondre l’auteur et le narrateur. Nabokov avait pourtant laissé un indice de taille en nommant Humbert Humbert son personnage de suborneur de nymphettes, mot dont on lui doit l’invention. Le nom était à l’image de la personnalité double et irréconciliable du personnage. Un sale type qui détruit une jeune fille à peine sortie de l’adolescence et, en même temps, un narrateur au style merveilleux dont il se servait aussi bien pour décrire la sexualité la plus crue que des retrouvailles impossibles avec l’enfance. Ne pas mettre de leçons de morale dans un tel roman, laisser le lecteur en proie à sa propre fascination devant la beauté du texte, voilà ce qui ne passait pas. Le motif pour lequel on dit détester les écrivains n’est jamais le vrai. La seule chose que reproche l’« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » (Baudelaire), c’est d’être secrètement bouleversé par une œuvre qui devrait l’indigner.
Les romans qui paraissent dans ce troisième volume de la « Pléiade » viennent juste après Lolita et couvrent la dernière période de la vie d’un Nabokov devenu mondialement connu, en partie pour de mauvaises raisons. Ils sont tous en anglais, devenu de fait la langue d’écriture de Nabokov depuis La Vraie Vie de Sebastian Knight, publié en 1940 quand Nabokov est encore à Paris. L’aisance avec laquelle Nabokov a pu passer du russe à l’anglais, au point de retraduire lui-même ses romans russes, n’est pas celle de Pnine, le héros du premier roman de ce volume. Pnine est un russe émigré, professeur dans une petite fac et en proie à toutes les difficultés de celui qui ne s’adapte pas à sa nouvelle patrie. Il représente finalement une forme d’exorcisme pour Nabokov qui raconte l’histoire de ce pauvre professeur en se faisant, pratiquement sous son propre nom, le narrateur de plus en plus présent des heurts et malheurs, puis de l’agonie de l’inadapté qui meurt au moment où lui, Nabokov, arrive à l’université de Pnine pour une conférence. S’il n’y a pas de rivalité entre Pnine et Nabokov, il en va différemment dans Feu pâle, roman qui est un exploit formel en même temps qu’une réflexion sur une des pires haines qui existe, celle du critique pour le critiqué. Le roman commence par un long poème posthume du poète John Shade puis, pour l’essentiel, est composé des notes écrites par son ami Charles Kimbote, homosexuel malheureux. Au fur et à mesure du roman, Nabokov transforme de manière hilarante les notes universitaires compassées en une autobiographie du commentateur qui sombre dans la démence, à force de haine pour John Shade.
Reste à découvrir ou redécouvrir le plus grand roman de Nabokov, en tout cas celui qu’il préférait au point d’avoir lui-même surveillé de très près la traduction en français et d’être mentionné parmi les traducteurs : Ada ou l’Ardeur. Paru en 1969, Ada est un immense roman d’amour qui se déroule dans un univers uchronique où l’Amérique et la Russie forment un seul pays. L’amour entre Ada et Van, qui se révèlent être frère et sœur, n’est évidemment pas un roman sur l’inceste, mais sur une passion cachée qui dure toute une vie de l’enfance à la vieillesse et dont les narrateurs sont Ada et Van, Ada venant périodiquement corriger ou commenter le récit de Van qui se masque derrière la troisième personne. D’une structure complexe mais somptueuse, cette histoire d’amour dans un monde entièrement recréé, qui mélange modernité et archaïsme, est une révélation définitive pour qui parviendra à entrer au « château d’Ardis » et vaut largement une autre histoire d’amour monstre parue l’année précédente, le très surévalué Belle du Seigneur : « Parlons de hamacs et de miel… Quatre-vingts ans plus tard, il se rappelait encore avec la fraîcheur poignante de la première joie comment il était tombé amoureux d’Ada. »
Et que demander d’autre à la littérature, au bout du compte, que cette fraîcheur poignante qui défie le temps ?
Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes, tome III (dir. Maurice Couturier), « La Pléiade », Gallimard, 2021.
Par une étrange et funeste ironie du destin qui l’eût ravi, on ne lit plus guère Cioran. Il a été rattrapé par la réalité: Paris n’est plus le point le plus proche du Paradis, comme il l’écrivait, mais reste le seul endroit où il fasse bon désespérer. À son ami Louis Nucera qui lui demandait: « Mais ne peut-on vraiment vivre qu’à Paris? », Cioran répondit: « C’est en tout cas l’endroit idéal pour rater sa vie. » Que dirait-il maintenant que la vie parisienne s’est éteinte, lui qui regrettait ironiquement que Hitler n’ait pas totalement rasé Paris, ce qui lui aurait permis de vivre n’importe où ailleurs?
Grâce aux dessins de Patrice Reytier et aux aphorismes qu’il illustre, on peut accompagner notre bon maître de Dieppe – il s’y réfugiait en été – dans ses pérégrinations parisiennes en l’écoutant maugréer sur les vicissitudes de l’existence avec un humour balkanique sans équivalent. On croit même entendre sa voix tant Patrice Reytier s’est imprégné de son nihilisme facétieux. « Qu’est-ce qui m’empêche de me tuer en ce moment ? », se demande Cioran en traversant la Seine. « Rien, sinon ce rien.»
Il songe aussi en contemplant le bassin du Luxembourg au long chemin qu’un spermatozoïde a dû parcourir pour aboutir au Requiem de Mozart…
La calomnie, ce stimulant
On n’a rien compris tant qu’on reste asservi à un but. Dieu merci, Cioran n’en avait pas. Il a compris qu’un soupir vaut mieux que n’importe quelle proclamation et que l’existence ne serait supportable qu’à une seule condition: qu’on puisse rire seul. « Cette forme de bonheur n’a été envisagée par personne, même par les utopistes », ajoute-t-il. Il nous conseille aussi de ne pas échapper à la calomnie: c’est le plus fort des stimulants. Notre ami commun Gabriel Matzneff, bien malgré lui, en a fait l’expérience. Il est vraisemblable qu’aujourd’hui nous soyons tous amenés à en faire l’expérience… mais sans en tirer le moindre profit. Chacun s’illustre par l’échec et, anticipant l’avenir, Cioran ne serait pas loin de nous conseiller de l’ignorer, lui le vampire des Carpates.
Tout est perdu dans les jardins de l’Occident. Comment lui donner tort ? Et sans doute faut-il s’en réjouir en songeant qu’on peut enfin vivre ailleurs qu’à Paris. Lui-même à la fin de sa vie, pressentant le pire, me confiait qu’il aimerait mourir dans un palace lausannois… j’ai suivi son conseil, tout en éprouvant une infinie nostalgie pour Paris. Le Paris de Cioran, bien sûr. Celui que ressuscite avec un tel bonheur Patrice Reytier, persuadé que quand tout est perdu, rien ne l’est vraiment. Il me donnerait presque envie de revenir à Paname et de poursuivre mes promenades nocturnes autour du jardin du Luxembourg. Qu’il faisait bon désespérer en sa compagnie!
Cioran, On ne peut vivre qu’à Paris. Dessins de Patrice Reytier. Bibliothèque Rivages.
La folle aventure du compositeur et de son château-studio d’enregistrement racontée en BD
Les ruines d’Hérouville agissent comme une machine à remonter le temps. Visiter aujourd’hui ce château en voie d’extinction, dans le Val d’Oise, à quelques kilomètres de Cergy, c’est communier avec le passé, se rendre à un pèlerinage sur le chemin d’un rêve évanoui, dernier inventaire des Trente Glorieuses.
Mausolée délabré
Là, battaient les rythmes d’une musique nouvelle, les artistes s’y pressaient pour enregistrer leur album dans un esprit de fête permanente. La piscine résonne encore des plongeons des stars du microsillon. On entend le bruit des bottes texanes de Johnny sur le rebord et les vocalises des Bee Gees dans l’escalier. Ci-gît, à l’abandon, le mausolée délabré d’un compositeur de musique de films, célèbre dans les années 60/70, dont le jouet partit, un jour, en fumée. Michel Magne (1930-1984) fut le chef d’orchestre de ce pari fou et naïf de faire venir des chanteurs et des groupes du monde entier dans un village d’à peine quelques centaines d’âmes. Magne avait le don pour agréger les talents, dérégler les métronomes et frictionner les personnalités. Ce révolté en puissance ne se résolvait pas à la quiétude bourgeoise.
Il ne se reposait jamais sur ses succès commerciaux, sa volonté de déconstruire son propre système de pensée était plus forte. La folle aventure de ce studio d’enregistrement, incendié puis reconstruit, puis de nouveau abandonné et les déboires financiers et professionnels du maître des lieux qui suivirent, se transmettent de génération en génération. Certains y étaient, d’autres sont passés en coup de vent, la plupart invente, mais ils ont tous cru au pouvoir maléfique de cette bâtisse qui connut jadis les amours de Chopin et George Sand. La légende et les rumeurs ont fait d’Hérouville, le foyer d’une époque complètement révolue, à la fois lieu d’expérimentations musicales et d’une liberté de création sans contrainte. À la fin, c’est toujours les banquiers qui gagnent et remportent la mise. Beaucoup de journalistes ont écrit sur Hérouville car l’imagerie est belle, presque trop. Elle nous change de la laideur actuelle et de son immobilisme mortifère.
Porsche 911 et Rolls Silver Cloud
Quand, dans un même endroit, vous réunissez Eddy Mitchell, Elton John, Bowie, Grateful Dead (leur concert de juin 1971 dans le parc retransmis à la télévision dans Pop 2 reste dans les mémoires des habitants), Magma ou encore Cat Stevens, que vous ajoutez des boissons fortes et des substances planantes, que les filles portent des robes ultra-courtes en tricot et les garçons les cheveux longs, qu’on y débarque en Porsche 911 blanche ou en Rolls Silver Cloud noire, et que les paysans du coin sont les bienvenus, ce rassemblement improbable nous laisse émerveillé. C’était donc ça la mixité sociale !
Le premier à s’intéresser sérieusement à cette épopée a été Jean-Yves Guilleux, merveilleux réalisateur d’un documentaire de référence « Michel Magne, le fantaisiste pop », sorti en 2009. Il en a exhumé les fastes et aussi l’envers du décor. L’intranquillité de Magne était son terreau propice à toujours s’aventurer vers des projets dingues mais aussi un cercle infernal. Elle le hantera toute son existence. Si ses débuts furent laborieux, son nom apparaît, dès les années 50, aux côtés de Sagan, sa tendre amie et de Juliette Gréco. De Saint-Germain-des-Prés à Saint-Paul-de-Vence, il va rencontrer Vian, Prévert, Aragon, Genet, Cocteau, son copain Vadim et la bande Montand-Signoret-Ventura. Au début des années 1960, Magne s’affiche au cinéma grâce à des collaborations avec Gene Kelly, Deray, Lautner, Borderie, Hunebelle, Costa-Gavras, Molinaro, Autant-Lara, etc… Il composera des dizaines de musiques de films: Un singe en hiver, Mélodie en sous-sol, Fantômas, Les Tontons Flingueurs, la série des Angélique, et un long compagnonnage avec Jean Yanne.
Dans une bande dessinée à l’ambiance psychédélique-chic, mélangeant habilement cases et documents d’archives, Yann le Quellec (scénario) et Romain Ronzeau (dessin/couleur) viennent de publier Les amants d’Hérouville aux éditions Delcourt/Mirages. Si les deux auteurs racontent les grandes étapes de la carrière du compositeur, ils s’intéressent surtout à son union tumultueuse avec Marie-Claude, d’abord baby-sitter de ses premiers enfants, puis mère de leur fils. Le charme de cette bande dessinée réside beaucoup dans le portrait de Marie-Claude, sa candeur et sa force, sa beauté presque fantomatique et son attachement à l’artiste. Michel Magne répétait à longueur d’interviews que son art en musique et en peinture reposait sur l’incommunicabilité. Il se connaissait mieux qu’il ne croyait.
Les amants d’Hérouville de Yann le Quellec et Romain Ronzeau – Delcourt/Mirages
Le projet de réaménagement « Les Champs du possible »,
qui vise à « réenchanter la plus belle avenue du monde ». D.R.
Un projet initié par des entreprises et soutenu par la municipalité parisienne prévoit la piétonnisation partielle – et l’inévitable végétalisation – des Champs-Élysées qui seront en outre parsemés d’obstacles cassant la perspective. Cette voie sacrée menant de la Concorde à la tombe du Soldat inconnu, trajet de défilés militaires et de manifestations populaires, sera défigurée.
On les qualifie de « plus belle avenue du monde ». L’adjectif « belle » fait référence à la grandeur plus qu’à la joliesse, comme dans l’expression « une belle somme ». Les Champs-Élysées présentent une chaussée exceptionnellement large montant avec une parfaite rectitude jusqu’à l’Arc de triomphe. Dans le projet appelé « Les Champs du possible » – tout un programme –, l’avenue diminuerait de moitié en largeur. On passerait de huit voies à quatre (deux dans chaque sens), dont une seule de chaque côté pour les voitures ordinaires. Au milieu, un certain nombre d’îlots piétons seraient disposés, avec des agrès de signalisation. Le plus grand, inamovible, en haut de l’avenue, en forme de péniche, occuperait les deux voies centrales. Il permettrait aux touristes de photographier l’Arc bien en face. Un véhicule dont le conducteur souhaiterait aller d’un bout à l’autre des Champs ne pourrait donc plus suivre une trajectoire rectiligne. Sur les voies réaffectées, outre des pistes cyclables, diverses constructions seraient installées : abris bus, garages deux-roues, édicules variés, et surtout de très nombreux conteneurs à végétation.
Les pavés, jugés bruyants, seraient remplacés par des dalles, comme dans les centres commerciaux, conférant une note bas de gamme à l’ensemble. Un grand motif en croisillons animerait l’ensemble dans un style un peu balnéaire.
Les arbres ne seraient plus taillés selon le style des perspectives à la française, la taille étant perçue comme une blessure. Un grand nombre de bosquets, buissons, haies et arbrisseaux seraient disposés un peu partout. L’objectif général serait moins la beauté et l’agrément que la création artificielle d’« écosystèmes ».
Rétrécir cette avenue, la parsemer d’objets ludiques, bref changer radicalement sa nature est l’affirmation qu’on change d’époque et de valeurs
La place de la Concorde serait évidemment piétonnisée. La circulation serait reportée en périphérie, sous les sculptures équestres de Coustou et de Coysevox et devant la sortie des Tuileries. Les anciens fossés comblés sous Napoléon III seraient recreusés et remplis de végétation. Cette restitution est d’ailleurs peut-être la meilleure idée du projet, mais alors la mise en eau aurait plus de beauté et de légitimité. Par ailleurs, les statues monumentales des villes de France symbolisant l’unité du pays au cœur de Paris passeraient à l’arrière-plan de rideaux d’arbres, de même que les façades de Gabriel, côté nord.
Ajoutons à cela que tout l’espace du cours La Reine et de l’avenue Winston-Churchill (entre le Grand et le Petit Palais) serait végétalisé et piétonnisé jusqu’à la Seine. Même le pont Alexandre-III, disposant pourtant de très larges trottoirs, serait transformé en passerelle piétonne affublée des mêmes dallages en croisillons qui, pour le coup, seraient totalement déplacés dans ce haut lieu néobaroque.
Ce projet est, en principe, une initiative privée. Il est conçu par l’architecte Philippe Chiambaretta, mandaté par une association de groupes internationaux, géants du luxe, cabinets de conseil, banques d’affaires, grands restaurants et opérateurs culturels actifs sur les Champs-Élysées. Il est cependant présenté comme « le projet des Parisiens ». La Mairie de Paris, dès le départ dans la confidence, lance les travaux en commençant par la Concorde. Après les Jeux olympiques, ce serait le tour des Champs-Élysées. Ces transformations posent toutefois d’importants problèmes.
La France privée de ses Champs-Élysées?
Le premier réside dans le fait que les Champs-Élysées ne sont pas un lieu ordinaire. Ils incarnent quelque chose du sentiment national et du rapport des Français à leur histoire. « Il y a un lien vingt fois séculaire, affirme le général de Gaulle, entre la grandeur de la France et la liberté du monde. » Cette citation est gravée sous sa statue située à mi-parcours des Champs. Les Champs-Élysées sont la parfaite incarnation visuelle de cette grandeur. Beaucoup de Français y sont attachés. Les grands événements, les commémorations y trouvent naturellement leur place. Rétrécir cette avenue, la parsemer d’objets ludiques, bref changer radicalement sa nature est l’affirmation qu’on change d’époque et de valeurs. On peut se demander si les grandes entreprises à l’origine du projet, et même la Mairie de Paris, ont le droit de disposer seules de ce lieu qui appartient à la France tout entière.
D’un point de vue pratique, sera-t-il encore possible d’organiser des défilés sur un axe rétréci de moitié et encombré d’obstacles ? Même l’espace réservé à la tribune présidentielle du 14-Juillet, place de la Concorde, serait amputé au détriment des démonstrations militaires.
La « végétalisation » idéologique
On a l’impression qu’il suffit de tapisser les maquettes de grumeaux verts pour emporter l’enthousiasme. Or, le bénéfice d’un espace vert en ville, bien réel, résulte principalement d’effets psychologiques. Contrairement à ce que beaucoup croient, la température n’y est guère plus fraîche en été que dans le reste de la ville (de l’ordre de deux degrés de moins), surtout quand la municipalité omet d’arroser. Cependant, ce sont des endroits où l’on se sent tranquille, paisible, confiant. C’est pourquoi réussir une « végétalisation » suppose de prendre en compte la propreté et la sécurité. Dans un espace ouvert, faute de grilles, d’horaires et de gardiennage, il faut faire preuve de subtilité.
Or, la multiplication sur les Champs-Élysées de buissons, bosquets et édicules variés crée des obstacles à la vue, des caches et des cachettes. Des commerçants et restaurateurs ont participé aux groupes de travail formés pour ce projet. On sait qu’ils ont été à plusieurs reprises durement touchés par des saccages urbains s’ajoutant à la délinquance ordinaire. Oublient-ils ces épreuves au point que cette dimension soit absente de leur réflexion ?
Il faudrait aussi savoir créer – mais c’est peut-être trop demander – une synergie entre voitures et piétons. En effet, aux heures peu fréquentées, certains piétons apprécient de voir passer quelques voitures. Si le projet est mené à bien, quand on voudra aller des Champs-Élysées à l’esplanade des Invalides, il y aura dix minutes de traversée loin de toute route. Est-ce vraiment ce dont rêvent tous les piétons ? Pas si sûr !
Le patrimoine oublié
Les associations de défense du patrimoine n’étant jamais conviées aux concertations, les héritages du xixe siècle sont généralement oubliés. En l’occurrence, trois aspects mériteraient tout particulièrement d’être réintroduits dans la réflexion.
D’abord, l’Arc de l’Étoile, comme tous ses semblables, est conçu comme une sorte de socle destiné à porter un groupe sculpté incarnant justement le triomphe. Ce groupe a bien existé, au moins dans sa forme provisoire. C’est LaRépublique triomphant du despotisme et de l’anarchie, œuvre d’Alexandre Falguière, l’un des plus grands sculpteurs du xixe. Cet ensemble, visible par exemple sur les photos de l’enterrement de Victor Hugo, a été déposé. Où est-il ? Que pourrait-on faire avec ce qu’il en reste, s’il en reste quelque chose ? Il y a probablement lieu d’être pessimiste, mais cela n’empêche pas de tirer au clair ces questions.
Ensuite, l’architecte et divers observateurs regrettent que les jardins du bas des Champs-Élysées soient peu attractifs et peu fréquentés. La faute en revient pour partie à un déficit d’entretien. Mais c’est aussi parce que l’intérêt patrimonial de ces espaces verts est durablement négligé. Christophe Léribault, responsable du Petit Palais, fait remarquer à juste titre que ces jardins ont « une dimension patrimoniale datant d’Alphand et d’Hittorff. Leur rénovation nécessaire ne doit pas dilapider leur caractère fin xixe qui en fait le charme. […] Les bordures ont disparu, les bancs d’origine comme les réverbères ont été remplacés par des modèles banals, les vallonnements ont été aplanis, on y a créé plusieurs enclos clôturés, le bassin a été comblé… Il y a là quelque chose de merveilleux à remettre en valeur. »
Enfin, il faudrait accorder de l’attention au vide. Paris brille, en effet, par ses fameuses « trouées » qui actualisent les perspectives à la française du Grand Siècle. La minéralité des grandes avenues est peut-être critiquable sur le plan thermique, mais elle apporte une inégalable impression de clarté et d’espace. La Ville lumière est ville de la clarté au propre et au figuré. Le regard traverse la ville et vous entraîne à sa suite. Dans aucune ville d’Europe on ne marche d’ailleurs autant qu’à Paris, et cela sans même s’en rendre compte. Malheureusement, partout fleurissent obstacles, divisions, mobilier urbain, édicules, sans oublier les invraisemblables pullulations de quilles jaunes. Comme la nature, la Mairie de Paris a horreur du vide. La Concorde et les Champs-Élysées ont de la grandeur. Il faut faire attention à ne pas les bourrer de trop de fourbis.
Les automobilistes victimes expiatoires
René Girard montre que les sociétés se soudent dans la dénonciation de boucs émissaires[tooltips content= »René Girard, Le Bouc émissaire, Grasset, 1982. »](1)[/tooltips]. Dans le Paris d’Anne Hidalgo, ce sont manifestement les automobilistes qui en tiennent lieu. Le projet Champs-Élysées Concorde ne fait pas exception. Les automobilistes vont souffrir. Il y a cependant dans ce dossier un élément comique apporté par le bureau d’études (Aimsun) chargé de faire « une étude de trafic ». Pas difficile dans son cas de deviner les conclusions qu’il doit rendre s’il veut être réinvité. Sa réponse ne manque pas de saveur : la réduction de l’avenue des Champs-Élysées à une voie (pour les véhicules individuels) et la fermeture du pont Alexandre-III ne créeraient pas de bouchons ! Au contraire, cela « fluidifie le trafic et réduit le temps de parcours de l’avenue d’environ une minute, passant d’un trajet de 6-7 minutes à 5-6 minutes de l’Étoile à la Concorde et de même dans le sens opposé ». Des reports de trafics interviendront, voilà tout ! 350 véhicules/heure se détourneront, lit-on, par le pont d’Iéna. Mais le cabinet sait-il que le pont d’Iéna va être lui aussi fermé et végétalisé ?
Le budget de l’opération est évalué à 250 millions d’euros, mais on sait que pour les grands projets, les chiffres sont évolutifs. Les Parisiens peuvent-ils comprendre qu’en temps de crise on dépense tant d’argent pour une architecture qui ne dépassera guère le niveau du sol ? Les sommes dont il est question sont à rapprocher de l’indigent budget d’acquisition de l’ensemble des musées de la ville (de l’ordre de 2 millions) ou encore, dans un autre domaine, des 20 millions du loto du patrimoine (chiffre variable selon les années). Et ne parlons pas des nombreux bâtiments dont l’entretien est à la charge de la Ville, qui se dégradent sans qu’on y prenne garde. Décidément, le Paris de Madame Hidalgo a de curieuses priorités.
On notera en conclusion la faiblesse scientifique de nos prédicateurs d’écologie. Dans le document de présentation du projet Champs-Élysées Concorde, un dessin aux indéniables qualités graphiques nous apprend que les arbres absorberont directement par leur feuillage l’azote atmosphérique (N2). Ce serait effectivement une avancée ! Malheureusement, l’azote, qui constitue l’essentiel de l’air, est inerte et inutilisable. Les échanges gazeux par les feuilles concernent en particulier l’approvisionnement en CO2, mais pas en N2. Ce sont principalement des bactéries présentes dans le sol et les symbiotes des racines de certains végétaux (légumineuses) qui opèrent cette fixation. Aucun végétal n’absorbe d’azote par ses feuilles, à moins bien sûr, qu’il soit planté dans les « Champs du possible ».
Pour approfondir : « Champs-Élysées, histoire et perspectives », PCA-Stream, Pavillon de l’Arsenal.
Suisse de langue française, poète à la fois célébré et secret, traducteur de Rilke, Homère et Musil, Philippe Jaccottet, 96 ans, est donc mort le 24 février dernier, à Grignan dans la Drôme. Le lire nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages.
Toute sa vie, Jaccottet a répudié les superlatifs. Ni diva ni briseur d’assiettes, moins fêté que Zemmour ou Zidane, il nous a quittés en catimini, sans faste et sans frime – ça repose, et ça lui ressemble.
Son métier ? Avant d’écrire, avant même d’oser respirer, il observe. Jusqu’à se dissoudre dans une mystique du regard qui pousse le poète à deviner à chaque instant ce qui conspire sous le visible – ce qui par exemple fait de la pomme un astre immobile et d’une carafe obscure un minaret, en se souvenant de Cézanne et de Morandi. Jusqu’à devenir hermétique à soi – et « transparent à la lumière ».
S’ils sont dans le vrai, lui aussi !
J’aime tout de sa clarté, de ses scrupules, de ses repentirs – au sens artisanal. Et sa défiance pieuse, presque puritaine, envers les images. Ses sensations forment une algèbre. Rien d’amer, rien de flou – tout l’éloigne de la brume quoique sa rêverie d’initié, son tao qui n’est pas une doctrine, soit coupée d’Allemagne. Et d’Italie. Et de France – celle de du Bellay qui sent bon l’haleine des prés.
Une épitaphe ? Philippe Jaccottet (1925-2021). Un chaman du canton de Vaud émigré dans la Drôme. De tout ce que son œil élude, la connaissance intime lui demeure.
Car « le mystère, ce n’est pas l’invisible, c’est le visible », disait Oscar Wilde. Nul n’est plus éloigné que Jaccottet du symbolisme tapageur et des bravades d’Oscar – et il préfère de loin les « visions » d’un autre Irlandais, George William Russell alias « A.E. », l’ami de Yeats –, mais il me semble que sur ce point il ne l’aurait pas démenti : « Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps » (La Semaison : Carnets 1959-1974). Comme si le fétu, le grain de blé, le moindre atome contenait la totalité de l’univers in a nutshell – dans une coque de noix !
C’est d’abord cela, Jaccottet, un œil – un détecteur de fumée. Une faculté de sentir – et d’écouter. Rien d’une expérience religieuse, sinon celle d’un silence à quoi le poète fait écho sans vouloir à tout prix le remplir avec des mots. Il note : « Octobre. Ce soir, lumière dorée dans l’air froid. » Puis : « Voici que maintenant l’or vire au rose » ou encore avec un tact reçu du Japon : « Automne, choses voilées ». C’est tout ? Oui, ça suffit, pas besoin d’en rajouter. La mélancolie est déjà dans la feuille morte, et la solitude dans le flocon de neige.
Aucune parade, pas une once de vulgarité chez cet homme à la fois célébré et secret, sauvage et distingué, modeste et sûr de soi. Un écrivain que sa hauteur ne rend pas hautain, et qui ne cesse de méditer sur son travail d’abeille – son cheminement. Préférant les antres et les bois aux salons, Jaccottet se moque gentiment de Madame de Sévigné, un personnage qui fait la gloire des enseignes de café à Grignan (où il habite). Il avoue son peu de goût pour l’histoire, les péripéties, fussent-elles littéraires : « C’est la terre que j’aime, la puissance des heures qui changent, et par la fenêtre je vois à ce moment précis l’ombre de la nuit d’hiver qui absorbe les arbres, les jardins, les petites vignes, les rocs. »
Aucun effort, en apparence, Jaccottet écrit comme une barque dérive au fil de l’eau. À côté de son ami René Char, « aigle ravisseur », ombrageux et fier, Jaccottet semble toujours prêt à s’absenter de lui-même afin que son emprise sur les choses demeure légère, furtive, sinueuse, hésitante, instantanée, loyale. La toute première phrase de ses Carnets : « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. » Ça dit tout de sa quête.
Saint-John Perse qu’il admire de loin lui semble une conque marine qui résonne en vain dans un Parthénon désert. Et il soupire : « Je ne vois plus de monuments ni de peintures ; seulement des lueurs ou des éclairs. » Keats ? Byron ? Baudelaire même ! De beaux restes, des pots cassés, des vestiges – mais Leopardi et Hölderlin lui parlent encore à voix basse. Et son cher Ungaretti, cassant comme un os.
Sa fragilité est une garantie. Son incertitude est un don. Son humilité est un orgueil. Jaccottet ne décrit pas, il réitère, il continue, il prolonge. Ce qu’il voudrait ? Rivaliser avec un grillon dans la connaissance de l’herbe. Écrire du point de vue de l’ours ou de l’escargot. Pouvoir ignorer l’amour et les femmes dont il ne parle guère. N’effleurer que les contours de l’être pour mieux toucher le cœur des choses, d’où ce souhait dans l’allure d’une requête triomphale : « L’effacement soit ma façon de resplendir » ! (L’Ignorant, 1957).
Encore faut-il remuer ciel et terre, s’exercer longtemps jusqu’à tressaillir, les yeux rivés sur le dedans, comme un joueur d’échecs sur son damier ou un chasseur aux aguets, toujours prompt à déceler de l’infini dans l’infime. Dans la paume du vieillard : un crâne d’enfant. Dans le crapaud : une jeune fille. Et dans la gueule du loup : ce que vous voulez ! Tout est conte dans la nature.
Jaccottet parle, je le jure !, la langue des oiseaux et des serpents qui seuls se souviennent des dieux. Il ne nous rend pas plus gais, mais il nous rend plus légers, plus silencieux et plus sages. Seul l’arbre sait ce que signifie : ici. Seul le fleuve sait ce que signifie : là-bas. Entre l’arbre et le fleuve : ça, la poésie. Une leçon de choses – oubliée !
Je ne sais pourquoi, je l’ai toujours imaginé heureux – sombre mais heureux. Je crois qu’il n’a jamais menti. Entré vivant dans la collection de la Pléiade, chez Gallimard, Jaccottet est parti sans bruit, lui qui rêvait « d’être éternellement mortel », quelques jours à peine avant que soient publiés chez le même éditeur ses deux ultimes recueils : Le Dernier Livre de Madrigaux et La Clarté Notre-Dame. L’élégance même ! « Ainsi lié, je me délivre de l’hiver… » – son renom discret le protège dans la mort des secousses et des malentendus.