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Champs-Elysées: l’avenue la plus bête du monde?

Champs-Élysées, Concorde, pont Alexandre-III: faut-il tout changer?


Champs-Elysées: l’avenue la plus bête du monde?
Le projet de réaménagement « Les Champs du possible », qui vise à « réenchanter la plus belle avenue du monde ». D.R.

Un projet initié par des entreprises et soutenu par la municipalité parisienne prévoit la piétonnisation partielle – et l’inévitable végétalisation – des Champs-Élysées qui seront en outre parsemés d’obstacles cassant la perspective. Cette voie sacrée menant de la Concorde à la tombe du Soldat inconnu, trajet de défilés militaires et de manifestations populaires, sera défigurée.


On les qualifie de « plus belle avenue du monde ». L’adjectif « belle » fait référence à la grandeur plus qu’à la joliesse, comme dans l’expression « une belle somme ». Les Champs-Élysées présentent une chaussée exceptionnellement large montant avec une parfaite rectitude jusqu’à l’Arc de triomphe. Dans le projet appelé « Les Champs du possible » – tout un programme –, l’avenue diminuerait de moitié en largeur. On passerait de huit voies à quatre (deux dans chaque sens), dont une seule de chaque côté pour les voitures ordinaires. Au milieu, un certain nombre d’îlots piétons seraient disposés, avec des agrès de signalisation. Le plus grand, inamovible, en haut de l’avenue, en forme de péniche, occuperait les deux voies centrales. Il permettrait aux touristes de photographier l’Arc bien en face. Un véhicule dont le conducteur souhaiterait aller d’un bout à l’autre des Champs ne pourrait donc plus suivre une trajectoire rectiligne. Sur les voies réaffectées, outre des pistes cyclables, diverses constructions seraient installées : abris bus, garages deux-roues, édicules variés, et surtout de très nombreux conteneurs à végétation.

Les pavés, jugés bruyants, seraient remplacés par des dalles, comme dans les centres commerciaux, conférant une note bas de gamme à l’ensemble. Un grand motif en croisillons animerait l’ensemble dans un style un peu balnéaire.

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Les arbres ne seraient plus taillés selon le style des perspectives à la française, la taille étant perçue comme une blessure. Un grand nombre de bosquets, buissons, haies et arbrisseaux seraient disposés un peu partout. L’objectif général serait moins la beauté et l’agrément que la création artificielle d’« écosystèmes ».

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Rétrécir cette avenue, la parsemer d’objets ludiques, bref changer radicalement sa nature est l’affirmation qu’on change d’époque et de valeurs

Champs-elysees-3La place de la Concorde serait évidemment piétonnisée. La circulation serait reportée en périphérie, sous les sculptures équestres de Coustou et de Coysevox et devant la sortie des Tuileries. Les anciens fossés comblés sous Napoléon III seraient recreusés et remplis de végétation. Cette restitution est d’ailleurs peut-être la meilleure idée du projet, mais alors la mise en eau aurait plus de beauté et de légitimité. Par ailleurs, les statues monumentales des villes de France symbolisant l’unité du pays au cœur de Paris passeraient à l’arrière-plan de rideaux d’arbres, de même que les façades de Gabriel, côté nord.

Ajoutons à cela que tout l’espace du cours La Reine et de l’avenue Winston-Churchill (entre le Grand et le Petit Palais) serait végétalisé et piétonnisé jusqu’à la Seine. Même le pont Alexandre-III, disposant pourtant de très larges trottoirs, serait transformé en passerelle piétonne affublée des mêmes dallages en croisillons qui, pour le coup, seraient totalement déplacés dans ce haut lieu néobaroque.

Ce projet est, en principe, une initiative privée. Il est conçu par l’architecte Philippe Chiambaretta, mandaté par une association de groupes internationaux, géants du luxe, cabinets de conseil, banques d’affaires, grands restaurants et opérateurs culturels actifs sur les Champs-Élysées. Il est cependant présenté comme « le projet des Parisiens ». La Mairie de Paris, dès le départ dans la confidence, lance les travaux en commençant par la Concorde. Après les Jeux olympiques, ce serait le tour des Champs-Élysées. Ces transformations posent toutefois d’importants problèmes.

La France privée de ses Champs-Élysées?

Le premier réside dans le fait que les Champs-Élysées ne sont pas un lieu ordinaire. Ils incarnent quelque chose du sentiment national et du rapport des Français à leur histoire. « Il y a un lien vingt fois séculaire, affirme le général de Gaulle, entre la grandeur de la France et la liberté du monde. » Cette citation est gravée sous sa statue située à mi-parcours des Champs. Les Champs-Élysées sont la parfaite incarnation visuelle de cette grandeur. Beaucoup de Français y sont attachés. Les grands événements, les commémorations y trouvent naturellement leur place. Rétrécir cette avenue, la parsemer d’objets ludiques, bref changer radicalement sa nature est l’affirmation qu’on change d’époque et de valeurs. On peut se demander si les grandes entreprises à l’origine du projet, et même la Mairie de Paris, ont le droit de disposer seules de ce lieu qui appartient à la France tout entière.

arc-triompheD’un point de vue pratique, sera-t-il encore possible d’organiser des défilés sur un axe rétréci de moitié et encombré d’obstacles ? Même l’espace réservé à la tribune présidentielle du 14-Juillet, place de la Concorde, serait amputé au détriment des démonstrations militaires.

La « végétalisation » idéologique

On a l’impression qu’il suffit de tapisser les maquettes de grumeaux verts pour emporter l’enthousiasme. Or, le bénéfice d’un espace vert en ville, bien réel, résulte principalement d’effets psychologiques. Contrairement à ce que beaucoup croient, la température n’y est guère plus fraîche en été que dans le reste de la ville (de l’ordre de deux degrés de moins), surtout quand la municipalité omet d’arroser. Cependant, ce sont des endroits où l’on se sent tranquille, paisible, confiant. C’est pourquoi réussir une « végétalisation » suppose de prendre en compte la propreté et la sécurité. Dans un espace ouvert, faute de grilles, d’horaires et de gardiennage, il faut faire preuve de subtilité.

Or, la multiplication sur les Champs-Élysées de buissons, bosquets et édicules variés crée des obstacles à la vue, des caches et des cachettes. Des commerçants et restaurateurs ont participé aux groupes de travail formés pour ce projet. On sait qu’ils ont été à plusieurs reprises durement touchés par des saccages urbains s’ajoutant à la délinquance ordinaire. Oublient-ils ces épreuves au point que cette dimension soit absente de leur réflexion ?

Il faudrait aussi savoir créer – mais c’est peut-être trop demander – une synergie entre voitures et piétons. En effet, aux heures peu fréquentées, certains piétons apprécient de voir passer quelques voitures. Si le projet est mené à bien, quand on voudra aller des Champs-Élysées à l’esplanade des Invalides, il y aura dix minutes de traversée loin de toute route. Est-ce vraiment ce dont rêvent tous les piétons ? Pas si sûr !

Le patrimoine oublié

Les associations de défense du patrimoine n’étant jamais conviées aux concertations, les héritages du xixe siècle sont généralement oubliés. En l’occurrence, trois aspects mériteraient tout particulièrement d’être réintroduits dans la réflexion.

D’abord, l’Arc de l’Étoile, comme tous ses semblables, est conçu comme une sorte de socle destiné à porter un groupe sculpté incarnant justement le triomphe. Ce groupe a bien existé, au moins dans sa forme provisoire. C’est La République triomphant du despotisme et de l’anarchie, œuvre d’Alexandre Falguière, l’un des plus grands sculpteurs du xixe. Cet ensemble, visible par exemple sur les photos de l’enterrement de Victor Hugo, a été déposé. Où est-il ? Que pourrait-on faire avec ce qu’il en reste, s’il en reste quelque chose ? Il y a probablement lieu d’être pessimiste, mais cela n’empêche pas de tirer au clair ces questions.

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Ensuite, l’architecte et divers observateurs regrettent que les jardins du bas des Champs-Élysées soient peu attractifs et peu fréquentés. La faute en revient pour partie à un déficit d’entretien. Mais c’est aussi parce que l’intérêt patrimonial de ces espaces verts est durablement négligé. Christophe Léribault, responsable du Petit Palais, fait remarquer à juste titre que ces jardins ont « une dimension patrimoniale datant d’Alphand et d’Hittorff. Leur rénovation nécessaire ne doit pas dilapider leur caractère fin xixe qui en fait le charme. […] Les bordures ont disparu, les bancs d’origine comme les réverbères ont été remplacés par des modèles banals, les vallonnements ont été aplanis, on y a créé plusieurs enclos clôturés, le bassin a été comblé… Il y a là quelque chose de merveilleux à remettre en valeur. »

Enfin, il faudrait accorder de l’attention au vide. Paris brille, en effet, par ses fameuses « trouées » qui actualisent les perspectives à la française du Grand Siècle. La minéralité des grandes avenues est peut-être critiquable sur le plan thermique, mais elle apporte une inégalable impression de clarté et d’espace. La Ville lumière est ville de la clarté au propre et au figuré. Le regard traverse la ville et vous entraîne à sa suite. Dans aucune ville d’Europe on ne marche d’ailleurs autant qu’à Paris, et cela sans même s’en rendre compte. Malheureusement, partout fleurissent obstacles, divisions, mobilier urbain, édicules, sans oublier les invraisemblables pullulations de quilles jaunes. Comme la nature, la Mairie de Paris a horreur du vide. La Concorde et les Champs-Élysées ont de la grandeur. Il faut faire attention à ne pas les bourrer de trop de fourbis.

Les automobilistes victimes expiatoires

René Girard montre que les sociétés se soudent dans la dénonciation de boucs émissaires[tooltips content= »René Girard, Le Bouc émissaire, Grasset, 1982. »](1)[/tooltips]. Dans le Paris d’Anne Hidalgo, ce sont manifestement les automobilistes qui en tiennent lieu. Le projet Champs-Élysées Concorde ne fait pas exception. Les automobilistes vont souffrir. Il y a cependant dans ce dossier un élément comique apporté par le bureau d’études (Aimsun) chargé de faire « une étude de trafic ». Pas difficile dans son cas de deviner les conclusions qu’il doit rendre s’il veut être réinvité. Sa réponse ne manque pas de saveur : la réduction de l’avenue des Champs-Élysées à une voie (pour les véhicules individuels) et la fermeture du pont Alexandre-III ne créeraient pas de bouchons ! Au contraire, cela « fluidifie le trafic et réduit le temps de parcours de l’avenue d’environ une minute, passant d’un trajet de 6-7 minutes à 5-6 minutes de l’Étoile à la Concorde et de même dans le sens opposé ». Des reports de trafics interviendront, voilà tout ! 350 véhicules/heure se détourneront, lit-on, par le pont d’Iéna. Mais le cabinet sait-il que le pont d’Iéna va être lui aussi fermé et végétalisé ?

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Un budget pharaonique

Le budget de l’opération est évalué à 250 millions d’euros, mais on sait que pour les grands projets, les chiffres sont évolutifs. Les Parisiens peuvent-ils comprendre qu’en temps de crise on dépense tant d’argent pour une architecture qui ne dépassera guère le niveau du sol ? Les sommes dont il est question sont à rapprocher de l’indigent budget d’acquisition de l’ensemble des musées de la ville (de l’ordre de 2 millions) ou encore, dans un autre domaine, des 20 millions du loto du patrimoine (chiffre variable selon les années). Et ne parlons pas des nombreux bâtiments dont l’entretien est à la charge de la Ville, qui se dégradent sans qu’on y prenne garde. Décidément, le Paris de Madame Hidalgo a de curieuses priorités.

Défilé des chars alliés sur les Champs-Élysées après la Libération de Paris, 25 août 1944. © United Archives / Leemage
Défilé des chars alliés sur
les Champs-Élysées après la Libération de Paris, 25 août 1944. © United Archives / Leemage

L’écologie entre foi et raison

On notera en conclusion la faiblesse scientifique de nos prédicateurs d’écologie. Dans le document de présentation du projet Champs-Élysées Concorde, un dessin aux indéniables qualités graphiques nous apprend que les arbres absorberont directement par leur feuillage l’azote atmosphérique (N2). Ce serait effectivement une avancée ! Malheureusement, l’azote, qui constitue l’essentiel de l’air, est inerte et inutilisable. Les échanges gazeux par les feuilles concernent en particulier l’approvisionnement en CO2, mais pas en N2. Ce sont principalement des bactéries présentes dans le sol et les symbiotes des racines de certains végétaux (légumineuses) qui opèrent cette fixation. Aucun végétal n’absorbe d’azote par ses feuilles, à moins bien sûr, qu’il soit planté dans les « Champs du possible ».

Pour approfondir : « Champs-Élysées, histoire et perspectives », PCA-Stream, Pavillon de l’Arsenal.

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Mars 2021 – Causeur #88

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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