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Rendez-nous Eddie Barclay!

Il aurait eu 100 ans aujourd'hui



Né en 1921, le roi du microsillon et des nuits blanches aurait fêté ses 100 ans en pleine crise sanitaire… triste anniversaire !


La liberté, beaucoup en parlent, peu en abusent. Depuis un an, la France sous cloche navigue entre résignation et colère, entre attente et déception, entre point presse et maxi-stress. Chacun cherche sa dose de vaccin pour enrayer cette léthargie. Les verres ne tintent plus aux terrasses. Les plats ne valsent plus en cuisine. Les blouses blanches ont remplacé les déshabillés de soie au bal masqué. Les quais de Seine et de Garonne connaissent même d’étranges vagues bleues en plein milieu d’après-midi. Les foules sont dispersées à l’heure du goûter. Dieu n’est plus un fumeur de havane. Affirmatif ! C’est triste une ville la nuit depuis que les physionomistes sont à l’arrêt et que les DJ ne sonnent plus matines.

Il n’a pas écrit de traités politiques mais aurait pu donner bien des conseils à des chefs d’Etat, car son royaume varois a connu la paix durant de longs étés

Un guide, un éclaireur

Le couvre-feu a tué toute tentative de grappiller quelques minutes supplémentaires à la vie ordinaire. Les couche-tard ont le cafard. Pendant ce temps-là, les lève-tôt sont toujours dans le métro. Et les talons hauts ne martèlent plus le pavé luisant aux heures indues. Je me souviens de ces groupes de filles riantes et maquillées qui, à l’entrée des boîtes, narguaient la mort pour un slow réconfortant. Quand reverrons-nous, à nouveau, les baisers volés et les peaux aimantées, ce spectacle merveilleux d’une vie nocturne aujourd’hui oubliée ? Paris n’est plus une fête. De sa pétillance, la ville-champagne n’a conservé que des bouchons à ses portes. Le collé-serré est banni des pistes de danse ; les platines crient famine et les patrons de discothèques broient du noir. Malgré nous, quoi qu’il nous en coûte, on s’est habitué à ces interdictions qui nous empêchent de sortir et de penser librement. Pris dans cette nasse, il nous fallait un guide, un éclaireur des nuits tropéziennes pour nous faire entrevoir enfin un avenir possible. Cet homme providentiel, remède à la monotonie générale, nous a quittés en 2005. Il aurait fêté ses 100 ans, cette année.

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Il n’a occupé aucune chaire à l’Université, ni aucun strapontin électif. Il a fui, toute sa vie, les hémicycles et les débats télévisés. Aux antipodes de la distanciation sociale, sa ligne de conduite se résumait à rapprocher les gens et à tisser du lien. Nous l’avons vu toute notre enfance dans le petit écran, cigare aux lèvres et vestes flamboyantes, en compagnie de ses nombreux amis célèbres et de ses non moins nombreuses épouses. La beauté guidait ses pas. Il n’a pas écrit de traités politiques à l’usage des masses, il a préféré produire des disques. Il aurait pu donner bien des conseils à des chefs d’état car son royaume varois a connu la paix durant de longs étés. Pour ce roi du microsillon, l’amitié était une forme avancée de politesse et de partage, la pétanque une communion des braves avant l’apéro et la musique, toutes les musiques, du jazz pointu à la variété à paillettes, un langage universel. Chez lui, les fêtes avaient la blancheur et la candeur d’une couronne de roses. Ses mariages étaient prétexte à se réunir et à prolonger la nuit. Les rendez-vous dans un studio d’enregistrement, un bar de palace ou à la sortie d’un concert étaient son quotidien. Il était curieux du talent des autres. Dans les coulisses de l’Olympia ou dans la moiteur d’une villa californienne, il avait le charme de ces entremetteurs qui enchantent l’existence. Son imprimatur sur une pochette d’album garantissait le succès. Ah s’il avait frappé la monnaie ! Assurément, nous aurions eu plus confiance en son instinct que dans celui des banques centrales européennes. Sa fine moustache et son sens des affaires suffisaient à nous rassurer. Il enjolivait le métier par ses belles manières et sa vista incroyable. Avant de devenir le producteur des Trente Glorieuses, il avait été pianiste-tâcheron aux côtés de Louis de Funès. Les filles de la rue Godot-de-Mauroy, les copines du quartier, venaient écouter ces deux futures stars. Puis, avec Nicole, dans une pièce de la rue Pergolèse, il avait mouillé le maillot pour ses vedettes, d’abord en bicyclette avant de passer à la Juva 4. Bientôt, il ne roulera plus qu’en Cadillac ou en Mercedes 600 à six portes. C’était un enlumineur comme notre époque ne sait plus en produire. Comment lui résister ? « Toute ma vie s’est bâtie à écouter les autres : les écouter parler, chanter, ou rire, discerner leurs talents multiples, les découvrir. J’ai toujours su mélanger les êtres humains, les faire se rencontrer, provoquer chez eux l’étincelle » disait-il dans sa biographie Que la fête continue parue chez Robert Laffont en 1988. Comment aurait-il jugé notre société qui rejette les contacts et se méfie de sa propre ombre ?

Il n’a jamais pratiqué les gestes barrières

La vie d’Eddie Barclay, né Edouard Ruault en 1921, est un modèle inspirant pour tous les Hommes qui vivent un ton en-dessous. Les coachs en béatitude et les philosophes du bonheur cartonné peuvent remballer leur quincaille idéologique. Ils sont toc. Avec son bleuet à la boutonnière, Eddie nous poussait à l’aventure, à se moquer des apparences et à faire confiance en ses intuitions. Adolescent déjà, dans le Café de la Poste, en face de la Gare de Lyon, il aimait bavarder avec Edouard Herriot, Django Reinhardt, Stéphane Grappelli ou Boris Vian. Il n’a jamais pratiqué les gestes barrières. Grâce à lui, on se souvient encore de l’éclat du monde d’avant, il n’était pas seulement l’illustration d’une liberté pleine et entière, fastueuse et décorsetée, il était le propagateur de la fête permanente, ce rêve fou et baroque qui donne du souffle aux invisibles. Aujourd’hui, ce rêve-là est une nécessité vitale. Ouvrez les yeux, ils sont tous là, autour de la piscine, dans les rires et les éclaboussures, les américains, Hoffman, Nicholson, Beatty et même ce facétieux Peter Falk sans sa femme, Carlos fait la bombe, le grand Charles discute avec Quincy Jones, BB et Sagan complotent, Darry Cowl, Nicoletta, Dalida, Le Luron, Coluche, Lino, Johnny, Julio et tous les autres nous montrent la voie du sursaut moral.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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