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ZFE: C’est votre dernier mot ?

Alors que la situation politique en France demeure bloquée, et qu’il n’est pas dit que le poste de Premier ministre ne sera pas de nouveau vacant d’ici au vote du Budget, les progressistes hésitent à interdire l’accès aux villes aux plus pauvres, ou à les empêcher de s’habiller comme ils l’entendent…


On parle beaucoup d’une fin de règne d’Emmanuel Macron, mais moins souvent d’une fin de régime à propos des institutions de la Cinquième République, et encore moins à propos de fondamentaux des rapports sociaux. Pourtant, on voit de plus en plus d’indices qui évoquent la fin de l’Ancien régime dans la façon dont les classes dirigeantes françaises cherchent à maintenir le peuple à distance, et plus généralement dans la manière dont les classes sociales tentent de maintenir leurs signes d’appartenance, par peur du déclassement. On a déjà pu parler d’une forme de réaction nobiliaire à propos des comportements observés lors de la prise de fonction de la nouvelle Assemblée nationale en juillet dernier, et la façon dont les centristes ont fait en sorte d’ostraciser les députés du RN en leur refusant tout poste clé, au profit de la gauche, voire en refusant simplement de leur serrer la main.

La sécession des élites urbaines

Force est de constater que les parallèles de ce genre se multiplient, et illustrent le renforcement de cette crispation sociologique, aux effets éminemment politiques – la fracture croissante, de plus en plus connue et dénoncée, entre la France des villes, et en particulier les élites urbaines, et la France des champs, celle qui « fume des clopes et roule au diesel », selon la formule de Benjamin Griveaux à la veille de la crise des gilets jaunes.

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Et précisément, c’est d’abord ce que l’on cherche à lui interdire : on veut qu’elle ne fume plus, ou de moins en moins, qu’il s’agisse de cigarettes ou de vapoteuses, et qu’elle ne roule plus – c’est tout l’enjeu des ZFE. Celles-ci ont été suspendues par l’Assemblée nationale lors du vote du 28 mai, et si le principe a été « définitivement » abrogé par le vote du 17 juin, il est vraisemblable que l’exécutif n’a pas dit son dernier mot, et sera tenté d’utiliser le Conseil constitutionnel, comme il l’a fait l’an passé pour la loi immigration, pour censurer le vote parlementaire et rétablir ce mécanisme, alors même que la suppression est souhaitée par huit Français sur dix et que la perspective de son maintien a donné lieu au mouvement des « gueux » qui rappelle naturellement les origines des gilets jaunes. Son porte-parole, Alexandre Jardin, a constaté avec justesse que « la macronie s’affirme clairement en sécession assumée par rapport à la République. Elle se referme sur elle-même, durcit ses positions ». Madame Pannier-Runacher a provoqué un tollé en suggérant que les pauvres n’avaient pas de voiture, mais il y a sans doute un fond de vrai dans son affirmation et, surtout, un fait politiquement significatif : les « pauvres » de la France périphérique ne se rendent sans doute que très rarement dans les grandes villes visées par cette loi. Ceux qui s’y rendent en utilisant un véhicule déjà ancien appartiennent plutôt à la classe moyenne, dont le parc automobile vieillit en même temps que son pouvoir d’achat stagne, voire se contracte… Les plus probables victimes des ZFE dépassent donc largement les classes pauvres de la population, et constituent un public qui fait tourner l’économie du pays, paie des impôts, et par conséquent est particulièrement attaché à l’égalité républicaine, l’égalité de droits, et supporte très mal ces vexations sociales comme cette liberté de circulation à deux vitesses ; l’affirmation de l’égale dignité de citoyens est ainsi au cœur du « mouvement des gueux », cependant que le soutien à l’instauration des ZFE apparaît comme la recherche d’un privilège bourgeois.

Un peu de tenue !

Mais il est un nouvel exemple où la crispation bourgeoise paraît se manifester, et où le parallèle avec les privilèges d’Ancien régime semble encore plus flagrant : c’est le cas de la loi anti fast-fashion.

Certes, la proposition de loi déposée en mars 2024 par le groupe centriste Horizons a séduit la représentation nationale très au-delà du centre, puisqu’elle y a été adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale en première lecture et à une quasi-unanimité au Sénat, et comme pour les ZFE elle est soutenue par des motifs environnementaux qui font consensus dans la population. Mais il est difficile de ne pas songer aux lois somptuaires en vigueur aux XVIIe-XVIIIe siècles qui visaient à préserver le statut social de la noblesse, en dépit de son appauvrissement relatif par rapport à la bourgeoisie montante, en interdisant à celle-ci de se parer des mêmes étoffes que celle-là. Cette mesure apparut de plus en plus vexatoire pour les roturiers, confinant à l’humiliation lorsque les députés du Tiers État, quoique généralement issus de la bourgeoisie aisée, se virent imposer un habit noir uni et un chapeau sans ornement, tandis que les députés de la noblesse portaient des costumes somptueux, souvent ornés de plumes, de soie, d’or et d’accessoires luxueux, comme des chapeaux à plumes et des manteaux richement décorés. En rendant la mode, y compris la plus éphémère, accessible aux plus modestes, le mode de production et de commercialisation appelé « fast-fashion » efface un autre moyen de distinction sociale, sous le même motif qu’il faut discipliner le peuple et limiter la surconsommation qu’on employait déjà au XVIe siècle : Montaigne disait « régler les folles et vaines dépenses des tables et vêtements »… tout en notant que renchérir le prix des biens ne faisait qu’en accroître le prestige et l’attrait, alors que le seul moyen efficace de les diminuer serait au contraire d’en affaiblir la valeur.

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Faut-il aller jusqu’à en conclure que si le moyen est contraire à la fin, c’est que ce n’est pas celle qu’il recherche, mais poursuit plutôt son effet immédiat : maintenir un certain accès à la mode comme outil de distinction sociale ?

Quoi qu’il en soit, ces divers exemples convergent pour donner à voir un malaise général, où les classes sociales se toisent et s’efforcent de maintenir leur statut relatif, alors que l’ensemble du pays fait face à la ruine de l’État et que la méfiance entre les catégories de population s’installe en attendant de voir les efforts demandés dans le cadre de l’élaboration du prochain budget. Cette profonde crise sociale doit être regardée en face, car elle sera lourde de conséquences politiques.

La vie en rose

Au cœur d’une nature préservée adossée à la colline de Grasse, les jardiniers de Lancôme entretiennent avec passion le domaine de la Rose : un conservatoire horticole dédié aux professionnels de la parfumerie qui ouvre ses portes au grand public. La promesse d’une promenade entêtante


Dans l’univers de la création, le parfum occupe une place à part. Synonyme de luxe depuis toujours – rareté du produit, puis prestige d’une marque –, il est surtout miroir de l’imaginaire. Alors qu’une odeur est ce qu’il y a de plus impalpable, elle est ce qui s’inscrit le plus profondément dans la mémoire. Qui n’a pas connu cette réminiscence immédiate d’un souvenir lointain ou oublié au contact de quelque effluve, cette stimulation incontrôlable d’une mémoire olfactive méconnue de soi-même et incroyablement vive ? « Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient / D’où jaillit toute vive une âme qui revient » (Baudelaire). Cette perception troublante se double d’un mystère : il n’existe pas de vocabulaire olfactif.

L’architecture, la gastronomie, voire l’équitation et la menuiserie disposent d’un vocabulaire qui leur est propre, des mots pour désigner des réalisations, des formes précises. Or, en parfumerie, il n’y en a pas. Les mots qui ont ailleurs un sens en donnent ici aux odeurs. On emprunte à la musique pour parler de « notes » et d’ « accords » ; au toucher, avec le « soyeux » et le « poudré » ; on fait appel au goût pour évoquer le « poivré » et le « vanillé » ; et, surtout, on sollicite des impressions pour comprendre ce que l’on sent – et ressent : le « sous-bois », la « rosée », la « nuit claire », l’« heure matinale »… Telles sont les inspirations d’un créateur de fragrances, d’un « nez », qui sait ajouter à sa partition ce qu’il faut de « liberté », de « féminité » ou de « virilité » selon ses compositions, afin que chacun puisse, en quelques gouttes, se reconnaître ou s’affirmer.

Au nom de la rose

Il y a cinq ans, la maison Lancôme a fait l’acquisition d’un domaine entre les Alpes et la Méditerranée, à Grasse, berceau mondial de la parfumerie – un savoir-faire grassois inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco. Blottis dans un vallon, sept hectares d’une nature incroyablement préservée attendaient les jardiniers et les agronomes du célèbre parfumeur pour renaître. Leur objectif, revitaliser ce précieux terroir afin de cultiver les meilleures plantes nécessaires à la création de nouvelles fragrances et de cosmétiques. Dans ce conservatoire horticole croissent la verveine, le jasmin, l’iris, la tubéreuse et bien sûr la rose. La Centifolia y est reine. Aussi appelée rose aux cent fleurs, ou rose de mai, les 300 molécules que renferment ses pétales offrent une gamme de senteurs particulièrement prisée. Mais ce n’est pas tout. « Pour qu’un domaine resplendisse, les plantes doivent vivre en bonne intelligence avec leurs voisines et s’entendre avec les espèces animales », explique Antoine Leclef, l’ingénieur paysagiste responsable des cultures. Il veille donc à la coexistence heureuse de quelque 287 espèces de faune et de flore. Parmi les 215 espèces de plantes évoluent 29 espèces de papillons, 25 d’oiseaux, 13 de chauves-souris, cinq de reptiles et d’amphibiens, sans compter les abeilles et autres insectes.

Aux beaux jours, une promenade entre massifs, roseraies et allées ombragées par des oliviers associe sciences et lettres. Écouter notre guide parler pollinisation, expliquer qu’il faut deux tonnes de fleurs de jasmin pour obtenir un litre d’essence, que la tonte des pelouses est confiée à des moutons pour préserver l’environnement ou encore qu’envoyer les pétales de fleurs chez un extracteur à seulement quelques kilomètres permet de garantir leurs qualités aromatiques n’empêche pas de penser à Rousseau qui écrit dans Émile que « l’odorat est le sens de l’imagination ».

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Grandes orgues et délices

L’imagination est plus que jamais stimulée au cœur du domaine, au sein de la Maison rose. L’entrée de ce mas futuriste – entièrement peint en rose tendre du sol à la toiture – se fait par une grande porte ronde vitrée, clin d’œil au Ô de Lancôme. Les architectes Lucie Niney et Thibault Marca (agence NeM) ont réhabilité un bâti ancien afin d’accueillir, dans une spectaculaire salle cathédrale ouverte sur la verdure, étudiants d’écoles de parfumerie, parfumeurs professionnels et visiteurs de passage. C’est là que trône un remarquable orgue à parfums, une pièce unique créée par l’ébéniste Thierry Portier et les ateliers de dorure Gohard (qui déploient généralement leur talent sur les boiseries du Louvre et de Versailles). Des dizaines de fioles s’étagent en demi-cercle autour du créateur de senteurs qui y prend place. Ainsi est-il possible d’assister à l’élaboration d’un parfum sous ses yeux, sous son nez, et de prendre conscience de l’incroyable gymnastique sensorielle que cela nécessite : comment recomposer l’odeur de la rose que l’on vient de sentir au jardin après l’avoir décomposée molécule par molécule, comment la reconstituer pour la faire entrer dans un flacon et pour qu’elle tienne ensuite sur la peau. Il faut tester des assemblages et des associations, jouer avec l’intensité ou la fugacité d’une essence, « tricher », en contrebalançant le caractère volatile d’un agrume par l’apport amer et épicé du petit grain du Paraguay, ou user de « trompe-l’œil olfactif » en remplaçant un fruit trop gorgé d’eau pour être distillé par une fleur aux mêmes saveurs…

Rimbaud a donné des couleurs aux voyelles ; Lancôme donne des odeurs aux couleurs. C’est d’ailleurs l’histoire du rose : à la fin du xviiie siècle, les horticulteurs sont parvenus à créer des roses roses. Cela a tellement plu au public que la fleur a donné son nom à une couleur qui, jusque-là, n’en avait pas[1]


À voir

Domaine de la Rose Lancôme : 74, chemin de Saint-Jean, 06130 Grasse. Visite guidée gratuite sur réservation : www.lancome.fr/domaine-de-la-rose


[1] Rose. Histoire d’une couleur, Michel Pastoureau, Seuil, 2024.

Le promeneur de Saint-Germain

Monsieur Nostalgie continue sa série sur les auteurs talentueux qui se font trop discrets. Ce dimanche, il nous parle d’Arnaud Guillon, le romancier du triangle amoureux…


Le jour, où je ne croiserai plus sa silhouette gracile flâner dans Saint-Germain-des-Prés et sa mèche blanche voler au vent mauvais d’une littérature jetable, que ce soit aux abords de la place St-Sulpice ou dans les rues du quartier latin, je perdrai foi dans le Livre. J’abandonnerai le métier sur le champ pour me consacrer aux automobiles anciennes. Sa présence dans les allées du Monoprix me rassure. Son port de tête, un brin altier, parfois goguenard, surplombant un buffet dans ces mondanités que Paris s’évertue à faire exister artificiellement me comble de joie. Je ris d’avance de ses bons mots et de cette distance d’ancien régime qui caractérisaient autrefois les honnêtes hommes. Il est le signe que notre pays n’a pas encore totalement sombré dans le reniement de son style et de son esprit.

Indéfinissable charme

Il est, sans le savoir, le baromètre d’une époque où l’écrivain possédait des lettres et des pudeurs, des tâtonnements et des soupirs, où sa matérialité passait par une œuvre délicate et une façon de la porter tout aussi élégante. Il m’a souvent parlé de la grâce d’un livre, cet indéfinissable charme qui s’élève, par miracle, d’un amas de mots. L’immortalité est à ce prix-là. J’ai vraiment peur du jour où Arnaud Guillon ne posera plus son regard distant et nostalgique, lucide et amusé, sur le tourbillon de la vie. Il est vraiment d’ailleurs bien qu’il soit né à Caen. Il pourrait être un cousin éloigné de Pascal Jardin ou de Jean Freustié dans le toucher de plume, la rondeur et le sarcasme jouant chez lui un tango infernal. Il serait un descendant du baron Empain, qui revenu de l’enfer, aurait le chic de ne pas se plaindre de son sort. Il pourrait être un imper qui traverse la nuit parisienne sur un saxo désenchanté de Miles Davis. Une note bleue sur un soleil couchant à la Pissarro. Ou bien ce conducteur de SM à moteur Maserati qui s’arrête au Drugstore pour acheter le journal du soir et un paquet de blondes. Une femme aux yeux clairs l’attend sur le siège passager, elle porte une montre-bracelet Cartier et des lunettes en écaille. Un brouillard à la Sautet, incertain comme les élans du cœur, nous empêche de distinguer son rouge à lèvres.

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Arnaud Guillon ressemble à un acteur de comédie dramatique des années 1970 ou à ces étudiants d’Oxford encapuchonnés dans un duffle-coat pour mieux masquer leurs fêlures. Il y a du Normand en lui, donc de l’Anglais mais un Anglais tamisé par les bouquinistes des quais de Seine, par l’odeur des reliures pleine fleur et la tristesse des petits matins quand l’être aimé doit partir. Après lui, c’en sera fini de l’édition et du contrat moral passé entre l’écrivain et son lecteur. Car le lecteur avait jadis des droits et des attentes. La littérature n’est pas le déversoir à sentiments qu’elle est devenue, elle n’est pas une psychanalyse pages ouvertes ; elle est un sacerdoce et un artisanat ensorcelés dans une solitude mystérieuse, source de béatitude et de sueurs froides. Parfois, pour les plus talentueux, Arnaud Guillon en fait partie, elle se transforme en art. L’auteur est un chevalier errant, il ne court pas les plateaux et les prébendes, il construit seul, patiemment, dans l’indifférence quelque fois, son théâtre vivant.

Une espèce en voie d’extinction

Dans ce quartier m’as-tu vu où le roman s’épanouissait, voir Arnaud Guillon remonter la rue Jacob d’un pas fouettant (il a bonne allure), c’est toucher l’un des derniers représentants d’une espèce en voie d’extinction. Je parle ici de l’écrivain de langue française, classique et intimiste à la fois, le conteur des alcôves bourgeoises et des chagrins qui ne se guérissent pas.

Le visage éternel d’un jeune provincial monté à la capitale, piqué de lectures et d’illusions, voulant lui aussi se jeter dans la bataille du texte aussi carnassière que celle du rail. Arnaud Guillon est ce travailleur du soir accaparé par son manuscrit et la concordance de ses phrases. Ses courts romans sont extraits de vendanges tardives, il les murît jusqu’à la dernière seconde, soigne leur attaque et leur longueur en bouche. Il chasse les adjectifs superflus, il débroussaille sa prose pour qu’elle sonne clair. Au siècle dernier, il s’était fait connaître par des entretiens, notamment avec l’impossible François Nourissier, puis dès la parution d’Écume Palace (Prix Roger Nimier 2000), il dessina sa carte du tendre ce qui assura son succès chez Plon et Héloïse d’Ormesson (15 août, Hit-parade, Tableau de chasse, En amoureux). Il a choisi comme terre d’expression, le roman d’amour, peu d’écrivains ont le cran d’écrire sur ce sujet sans se brûler les ailes. Sans mièvrerie, avec un art du retranchement remarquable, il a su créer des personnages et des histoires qui durent. Il s’est épanoui dans l’inconfort amoureux. Arnaud Guillon résiste à cette lame de fond du vulgaire, à cet esprit boutiquier, et surtout il ne se presse pas. Il ne publie pas voracement à chaque rentrée. Mais décidément, que c’est long, nous avons hâte de tenir entre les mains le prochain Guillon.

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Fumer à Longpré

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


 « Non, nous n’irons pas en centre-ville ; tu connais trop de monde ! Tu ne vas pas cesser de parler ; on ne pourra pas profiter… » m’avait dit ma Sauvageonne plus ébouriffée que jamais. Il faisait chaud ; elle portait une robe légère agrémentée d’un motif panthère. Elle était si mignonne ; je n’avais pas envie de la contrarier. (« Imaginons qu’elle fasse une colère de fille ; la soirée serait gâchée », avais-je songé.) J’acquiesçai mollement, bien ennuyé par le souhait péremptoire de l’ébouriffée. Et soudain : euréka ! Il me revint à l’esprit que mon copain, le guitariste-chanteur Philippe Van Haelst, dit Vanfi (avec qui j’avais joué – de la basse Epiphone, forme violin – en des temps immémoriaux au sein du mythique gang Les Scopytones, combo phare du Yé-Yé français) m’avait invité à venir écouter Hold On ! un groupe de soul music qu’il avait intégré depuis peu ; ce dernier se produisait à Longpré-lès-Amiens. 

Ni une, ni deux ! J’attachais la Sauvageonne sur le siège bébé à l’arrière afin qu’elle ne change pas d’avis, et nous fonçâmes vers Longpré. A peine étions-nous garés que les effluves corsés de « Hold On ! I’m coming », de Sam & Dave me montèrent aux oreilles comme un vin bio d’Auvergne. « Le morceau éponyme de la formation ! Un bon présage », songeai-je. J’avais tort. J’arrivai clope au bec vers la buvette pour commander deux bières. Un homme me fit savoir qu’il fallait que j’éteigne ma cigarette car je me trouvais dans une enceinte scolaire. Je grognai comme un vieux yak, respirai profondément façon application cohérence cardiaque sur YouTube, me calmai quand il ajouta : « Et il n’y a plus de bière. » Je constatai qu’à ses pieds gisaient cinq fûts d’une binouze que je soupçonnais d’être allemande. Je lui fis remarquer, pas commode. « Ils sont vides », fit-il, un peu radouci. Nouvelle séance de respiration cohérente. 

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J’allais raconter mes aventures à ma belle. Alors que je parlais, Hold On ! égrenait son répertoire. C’était carrément délicieux. De la soul comme on l’aime. Mes pensées s’égaraient très loin, dans un passé que je croyais évanoui. Je me revoyais, adolescent, dans la salle des fêtes de Tergnier, à un concert des Candles, le groupe ternois de rhythm’n’blues et de soul. Gilles Camus avec sa belle voix de crooner populaire, Momo, au chant également, Goumi, précis et talentueux, sur sa Fender Telecaster aux riffs hachés menus, le Grand Zézette, efficace à la batterie, Marrane, calme comme un Wyman, à la basse, la section de cuivre. C’était les seventies ; je me retrouvais projeté dix ans en arrière. (J’ai toujours détesté le présent.) C’était merveilleux. Hold On ! me faisait le même effet. 

Je cru reconnaître « A change is gonna come », de Sam Cooke« In the midnight hours », de Wilson Picket, « Papa’s got a brand new bag », de James Brown… Rien que du bonheur, d’autant que l’homme de la buvette était venu m’annoncer qu’il avait retrouvé deux fûts de binouze. « Vous savez, moi aussi je suis fumeur », fit-il en me tapant sur l’épaule. On était réconciliés. Le concert terminé, je filais saluer Vanfi qui me raconta l’histoire de sa formation. 

Affiche maximum soul music « Hold On » © D.R.

Hold On ! est composé de neuf musiciens : Guillaume Ghehoun, chanteur, Michel Duflos, claviers, Franck Claussmann, piano et chœurs, Philippe Van Haels, guitare et chœurs, Jean Pierre Dabonneville, basse et chœurs, Marc Cordonnier, sax ténor, Laurent Dupuis, trombone, Jerôme Martel, trompette et Daniel Sueur, batterie. Il a été fondé en 2021, à la sortie du Covid mais il a subi bien des changements depuis pour se stabiliser autour de la présente formule « qui repose sur une solide section rythmique, une section de cuivres complète et la voix incomparable de Guillaume, notre chanteur charismatique », expliquait Vanfi, enjoué.

Photo du groupe, 2025 © Anne Sophie Grossemy

« Hold On ! c’est un groupe de reprises de chansons soul, dans le plus pur style original du label Stax Record des années 60. Notre répertoire comprend quelque deux heures de musique soul non-stop, d’Otis Redding à Nina Simone, en passant par James Brown, Percy Sledge, Eddie Floyd, Sam and Dave et bien d’autres encore ! Nous nous retrouvons dans l’envie de transmettre l’énergie et les vibrations de cette musique afro américaine du milieu des années 60 incarnée en particulier par les productions du label Stax. Hold On ! ça veut dire « Tiens bon ! »« N’abandonne pas ! » C’est une chanson de Sam & Dave, c’est le premier succès du label Stax. Ce n’est pas pour rien car c’est un message universel et intemporel qui dépasse de loin la musique et dans lequel chacun peut se retrouver. Le rhythm & blues est la bande son des luttes pour les droits civiques afro américains. Cette musique symbolise l’esprit de révolte, de résistance et de combat mais aussi la ferveur et les vibrations positives que la communauté noire américaine de cette époque a su transmettre en transcendant souvent son désespoir. Dans le contexte national et international actuel, très incertain et anxiogène, ces valeurs positives de fraternité, d’ouverture et d’engagements résonnent et apportent une  bouffée d’oxygène à beaucoup de gens. Nous le ressentons dans nos concerts il y a un vrai engouement pour cette musique. Nous souhaitons entretenir la flamme allumée il y a maintenant plus de 60 ans à Memphis dans le sud des Etats-Unis par une bande de jeunes musiciens de cultures et de milieu sociaux différents qui ont su dépasser leurs différences. Une grande voix, une rythmique solide et une section de cuivres complète, pour retrouver la couleur originelle de cette musique qui a su traverser les époques. » Tu l’as dit, Vanfi !

Pompes funèbres à La Souterraine

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Pour tout un chacun, les jours sont comptés, mais en règle générale la vie reprend le dessus. Il n’en va pas de même pour Jacques Ferré : « Par instants, il me semble atteindre un point où la vie et la mort sont si proches, se touchent, qu’elles ne font plus qu’une, comme deux aimants qui s’unissent ». Pas très sociable, le Robinson Creusois : « pas de femme, pas d’enfants, pas d’amis, aucune ambition, très peu de possessions », et confessant à qui veut l’entendre que « ce qui domine, c’est la mire ». Depuis des lustres, l’homme est persuadé que « la guerre est déclarée » à nos portes, « à la frontière » ; que Rodrigo, le déserteur qu’il héberge depuis trois mois, est peut-être le sniper qui va le viser, lui, et taper dans le mille. Aurelia, sa visiteuse aux apparitions imprévisibles, ne le salue jamais autrement que par ces mots : « belle journée pour mourir ».

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Les fous étant aveugles à leur propre démence, la logorrhée du schizophrène paranoïaque revêt toutes les apparences de la normalité : le sel de la première partie du livre tient à ceci que ce monologue égare soigneusement le lecteur quant au degré de réalité de ce qu’il décrit, le délire de Jacques Ferré parasitant le réel, sans frontière bien stable entre les deux. Dans une deuxième partie, le lieutenant Christian Philippot enquête sur la mort du reclus, retrouvé avec le front transpercé d’une balle. Fouillant la généalogie du défunt (Florence, sa fille fleuriste), interrogeant le voisinage (Gilbert Laplace, le retraité d’en face)… Homicide ? Suicide ? Pour en avoir le cœur net, lisez Belle journée pour mourir : à peine cent petites pages apéritives, à boire cul sec.

Auteur maison des éditions du Dilettante – déjà une bonne dizaine de livres au compteur – , Laurent Graff, né en 1968, aime à tâter de tous les registres. Légère, musicale, insolite, parfois mordante, sa prose arpente les paysages, les mœurs et les usages de la France contemporaine avec une alacrité teintée d’humour noir.


A lire : Belle journée pour mourir, de Laurent Graff, Le Dilettante, 2025. 107 pages

Rome sur canapé

Jean Le Gall plonge dans les méandres de la crise existentielle d’un homme politique qui abandonne ses responsabilités. Un changement de vie absurde et profond dans la Rome des années 1960


Il y a des familles en littérature. Celle des Hussards donna beaucoup d’enfants, tous différents et plus ou moins heureux – surtout les derniers qui, à toute force, imitent, c’est-à-dire « posturent » sans autre objet, leurs illustres aînés. Quoi qu’on dise, elle eut un mérite : désengager la littérature, la sortir du bourbier politique d’une époque, celle des années 1960, prôner le singulier sur le pluriel, ou plutôt « contre » ce dernier, pour reprendre un mot de Cocteau cité par Jacques Laurent. Le héros du roman de Jean Le Gall a lui aussi choisi de se désengager de la politique. Et son créateur ne laisse pas de nous faire penser par son style, son rythme, son espièglerie, son insolence et son goût pour le plaisir aux turbulents cités plus haut qui, jamais, ne formèrent une école.

Rome, janvier 1969. Le jour même de son élection à la tête du Parti communiste italien, Nicola Palumbo démissionne. Partant, il suicide sa carrière. Faut-il ajouter qu’il « théorisait une révolution qui fût débarrassée de l’envie, de la jalousie, de la revanche et donc de la violence ». C’était déjà une dérobade ! La belle affaire ! Ce fantaisiste a tôt fait de se reconvertir, le jour de son triomphe volontairement avorté, en vendeur de canapés. Se reconvertir dans le convertible ! D’où tient-il ce détachement, cette indifférence ou cette ironie ? C’est selon. Peut-être du troisième mari de sa grand-mère, un certain Fabrizi, dont il avait fait la connaissance en 1939, dans la très belle propriété de la nonna, à trente minutes de la Ville éternelle. Le Fabrizi en question lui dispensa une formation morale dont on peut arguer que le poids (donc l’influence) fut inversement proportionnel à celui du « legs cellulaire de l’hérédité ». Lisez plutôt : « La générosité est une façon respectable de déshonorer son esclave. » Et aussi : « Deux ou trois fois par siècle, l’Italie s’endort au volant. » Et encore : « La droite, la gauche… La vérité n’a jamais été de ces couleurs-là. » Et enfin : « Nous existons à peine. » Cette dernière sentence fera visiblement son chemin puisque, peu de temps après son embauche comme commercial en canapés, Nicola confie à son seul ami Luigi Montale : « Je veux pour ma vie qu’elle soit désormais une expérience existentielle. » Sans doute vient-il simplement d’appréhender le fait que « l’existence humaine est plus épaisse que la politique ne veut le croire ».

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Bientôt, dans son magasin, Nicola voit entrer une femme d’une beauté brutale, de « celles qui agissent avec l’efficacité d’un interrupteur » : Silvana Mangano. Il discute avec elle et s’aperçoit que, d’une certaine façon, il est lui aussi un acteur capable, sans remords, « de changer de rôle entre deux portes ». Ainsi notre héros va-t-il enchaîner les rencontres dans un décor de boom économique ajouré par les bombes anarchistes. C’est maintenant avec lui-même qu’il commerce, avec son impuissance. Cette comédie italienne ne manque pas de profondeur.

Jean Le Gall, Dernières nouvelles de Rome et de l’existence, Gallimard, 2025, 192 pages.

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M. Mélenchon milite pour le mariage…


Tout arrive.

Oui, M. Mélenchon se pose désormais en farouche défenseur de l’institution du mariage. Il l’a déclaré sans ambages lors d’un récent entretien (voir vidéo en fin d’article) où il évoquait à plaisir son concept chéri de « Nouvelle France. » « Je plaide Nouvelle France », se gargarise-t-il. La vieille France, selon lui, est celle qui salope ses arbres, ou quelque chose comme ça. Et de se vanter d’être à même, circulant en voiture, de reconnaître à la seule forme des arbres si l’on a affaire à la Nouvelle agriculture ou la vieille. Personnellement j’envie une telle science. J’en suis modestement resté au stade où, traversant certains quartiers que je ne prendrai pas la peine de situer ou de nommer ici, je suis parfaitement capable de discerner si je me trouve dans la Nouvelle France à la mode Mélenchon ou pas. Je suppose qu’il n’est nul besoin que je vous fasse un dessin…

« Nous n’allons pas dire aux gens mourez dans la Méditerranée, poursuit le guide suprême des Insoumis. On préfère qu’ils soient vivants, qu’ils viennent ici avec nous, épouser nos filles et nos gars et que nos familles prospèrent… »

Vision idyllique. Ne manquent que les violons et la larme à l’œil. Embrassons-nous Folleville, gai, gai marions-nous !

Soit, mais de quel mariage s’agit-il ?

De l’union conforme aux prescriptions à la fois de notre civilisation, de notre histoire, de nos mœurs, de nos us et coutumes, de nos lois ancestrales ? Ou du mariage où la femme n’est guère plus qu’un élément de cheptel polygame burqable à merci, inférieure et soumise à l’homme dans le quotidien de son existence comme dans son statut juridique et social ? Il conviendrait tout de même que M. Mélenchon précise ces choses qui ne sont pas que détails, on en conviendra.

Je m’attendais – naïf comme je suis – à ce que cette exigence d’éclaircissements tombe de la branche féminine de son mouvement où l’on se drape volontiers dans les fanfreluches d’un féminisme des plus avancés. Je pensais que les trois grâces associées de près à la vision du gourou se feraient un devoir de réclamer ces précisions. Trois grâces, dois-je les nommer ? Ce sont Mesdames Panot, Hassan et Aubry. Il est vrai qu’en matière de défense de la femme, elles sont d’une sensibilité plutôt sélective. Le solfège inversé, si je puis dire, où, par exemple, une blanche (violée, tabassée, assassinée) est loin, très, très loin de valoir une « racisée ». Inutile donc d’espérer quoi que ce soit de ce côté-là.

Toujours au cours de ce même entretien, M. Mélenchon se fait une gloire d’être un « agent de subversion migratoire ». Et de reprendre le couplet qu’il avait entonné précédemment, le 13 février 2025, à Angers me semble-t-il, lors d’un meeting. Il y exposait qu’il était de ceux – un Français sur quatre, selon lui – dont au moins un grand père était étranger. Deux dans son cas, revendiquait-il. L’un Italien, l’autre Espagnol.

Et c’est bien là que se niche l’imposture intellectuelle mélenchonienne. En quoi les apports de populations espagnoles, italiennes auraient-ils généré chez nous une modification civilisationnelle substantielle, radicale ? Un exemple. Lorsque Mazarin, le finaud ministre italien de Louis XIII gouverne le pays, en profite-t-il pour instaurer un califat ? Le mariage entre gens de ce versant-ci des Alpes ou des Pyrénées avec des personnes de l’autre versant est-il si différent de l’union entre individus de deux de nos villages ou de nos terroirs ? Les uns et les autres ont été biberonnés à la même conception des choses et des êtres, à la même source métaphysique et spirituelle. Aux mêmes principes de droit. Il y a des différences, c’est certain. L’assimilation des arrivants n’aura certes pas été un long fleuve tranquille. Mais il était patent, il était manifeste, il était évidemment dès avant leur venue que ce qui unissait les uns et les autres était autrement plus important, autrement fort, que ce qui les séparait. Autrement dit, très exactement l’opposé de ce que M. Mélenchon porte avec son projet illusoire et mortifère de Nouvelle France.

Pire encore, à l’entendre il n’y aurait, pour le migrant que deux options : mourir en Méditerranée ou convoler avec une heureuse élue de chez nous. Personnellement, j’en vois une troisième. S’accrocher à son pays, à l’endroit d’où l’on est, et mettre toute son énergie, non pas à ramer et ramer encore dans la grande bleue ou la Manche, mais à œuvrer pour la prospérité de sa terre natale, y promouvoir un progrès social si possible harmonieusement et équitablement réparti. Et, in fine, juste histoire de faire plaisir à M. Mélenchon, y épouser une fille, un gars du cru.

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Cessole à Lisbonne

Le nouveau roman de Bruno de Cessole raconte la vie d’un écrivain en exil, tourmenté par la trahison de ses idéaux. Véritable critique du monde littéraire actuel, l’auteur se désole du naufrage de la littérature d’exigence.


Naguère, j’ai eu à plusieurs reprises, l’occasion d’évoquer Bruno de Cessole, écrivain raffiné qui incarne depuis des décennies ce que le grand érudit Mario Praz appelait « un agent secret de la civilisation », dressé, telle une digue, contre la marée de l’indifférencié.

Comme tous ses amis, je savais qu’il s’était retiré à Lisbonne, ville littéraire par définition. Son dernier roman, Tout est bien puisque tout finit, se lira aussi comme une flânerie dans cette ville fascinante, sans doute l’une des capitales de l’exil intérieur, avec Naples et Venise. Le héros du roman est un écrivain couvert d’honneurs, Baltasar dos Santos, fils de maçon portugais émigré en France, passé par l’école de la République et devenu plus français que les Français, « par conquête et non par héritage », à l’instar de certains Russes blancs. Après cinq romans élitistes et « surécrits » salués par la critique mais boudés par le public, dos Santos jette l’éponge et gagne New York pour y suivre un séminaire de creative writing. Le voilà métamorphosé en écrivain à succès, pondant chaque année un roman à la syntaxe simplifiée, au vocabulaire étique et aux sujets soigneusement choisis parmi les scies politiquement correctes. Le voilà devenu une figure de cette littérature industrielle autant que prostitutionnelle qui fait vibrer les attachées de presse et tout un public sous-cultivé. Couronné par le Nobel, dos Santos, dans un renversement théâtral, vend la mèche le soir même de la remise du Prix, devant le tout Stockholm : « je suis un charlatan, un imposteur, qui a trahi ses idéaux, etc. ». Non content de s’accabler pour ses « cochonneries littéraires » (Balzac), il ridiculise aussi les jurés pour leur aveuglement et leur conformisme. Scandale international, à la plus grande jubilation de l’écrivain, immédiatement lâché de partout. Après un voyage à New York, occasion d’un joli portrait critique de la Grande Pomme, dos Santos décide, un peu comme son confrère Salinger, de fuir la presse et de plonger dans une sorte de clandestinité. Un courrier de Lisbonne joue le rôle imparti par le rapide destin et ce sera sur les bords du Tage que se planquera Baltasar dos Santos, notre faux cynique.

Ce qui nous vaut un splendide portrait de ville, une magnifique évocation d’un art de vivre entre douceur maritime et mélancolie impériale – un bijou de culture et de sensibilité. Omniprésentes, les ombres de Pessoa, de ses homonymes comme de la poétesse Sophia de Mello, l’amie de l’éditeur Joaquim Vital ; fugitive, celle d’un autre éditeur disparu, Dimitri. Cet exil, ma foi bien confortable (dos Santos a tout de même reçu le chèque suédois), connaîtra une fin quand, du Brésil, parvient la nouvelle qu’un homonyme (!) a publié un roman. Le tragique s’invite aussi, à sa manière, ici cruelle et feutrée. En fin de compte, tout est bien, puisque tout finit, avec panache et de manière magistrale.

Bruno de Cessole, Tout est bien puisque tout finit, Le Cherche-Midi, 350 pages.

Voie de garage

Au cinéma, découvrez le récit peu intéressant des vacances bobos d’une famille recomposée… Ou pas !


Il faut d’abord être un peu gonflé pour reprendre le titre d’un magnifique film d’Antonioni même si le temps a passé. Et surtout pour proposer une vraie-fausse introspection familiale.

Sophie Letourneur, la réalisatrice, s’est spécialisée dans des films dont elle est le personnage central, revendiquant un procédé narratif qu’elle pense original : retranscrire à l’écran des tranches de vie en les faisant rejouer par des personnages qui font semblant de répéter le film lui-même. Cette mise en abyme un peu dérisoire finit par lasser le spectateur. Surtout que « l’aventura » en question ne fait que retranscrire les vacances mortellement ennuyeuses d’une famille recomposée dont le père est incarné par le chanteur Philippe Katerine qui, à force de n’avoir rien à jouer, semble se demander ce qu’il fait là. Avec notamment une ridicule complaisance pour le stade anal qui nécessiterait l’intervention bénéfique de la psychothérapeute Caroline Goldman.

C’est en fait ce que le cinéma français bobo peut produire de pire quand il s’oublie comme un bébé incontinent.


Pierre Berville met sa plume dans le cambouis

L’écrivain sort L’Emeraude de Levallois, un roman noir captivant et très réussi, sur l’univers du trafic des voitures anciennes. L’auteur nous révèle tout, notamment sur sa façon de travailler. Entretien. 


Causeur. Le garage L’Emeraude, de Levallois-Perret, existe-t-il ? Votre roman est-il pure fiction ou comporte-t-il quelques parties de pure réalité ?

Pierre Berville. Mon livre est une fiction, et le garage de l’Emeraude est un lieu imaginaire. Mais, selon la formule de Jean-Patrick Manchette : « Ces faits sont imaginaires. Ils ne sont pas inimaginables »… Comme souvent dans le genre noir, L’Émeraude de Levallois est basé sur une réalité. Par décision de Napoléon III, la ville de Levallois-Perret avait été créée pour accueillir les nouvelles industries mécaniques et protéger ainsi Paris de la pollution. Et, avec quelques autres cités de la banlieue Ouest de Paris, Levallois est devenue une capitale de l’automobile et des taxis, et de leur entretien. Pour perpétuer cette tradition, il reste encore plusieurs établissements assez semblables à l’Emeraude. 

Plus fort encore, peu après la sortie du livre, j’ai eu l’émerveillement de découvrir un établissement extraordinaire : le garage de Staël. Il est situé à Clichy, ville immédiatement voisine de Levallois, avec un nom prédestiné pour les littérateurs, même si l’endroit ressemble peu à un salon littéraire… C’est le sosie bien réel de mon garage de l’Emeraude, avec une Ferrari Daytona en attente d’être repeinte qui traine sous la poussière, plusieurs Porsche de collection en cours de restauration, une sublime Aston Martin et une calandre d’AC Cobra dans un coin. Et aux commandes, Stéphane, son patron d’une classe folle, et la fascinante Cécile Malardier, qui lui succède dans les lieux ; deux évocations de Max et Bonnie, les deux principaux protagonistes de mon livre. Une fois de plus, selon l’expression d’Oscar Wilde, la nature a (presque) imité l’art.

Comment vous est venue cette histoire ? Auriez-vous une passion cachée pour la mécanique ?

Ma règle d’or, c’est ne pas ennuyer mes lecteurs. Et de ne pas raconter de calembredaines sur les éléments documentaires. J’adore donc étudier les lieux, les détails géographiques, les métiers des personnages que je mets en scène. Dans La Ville des ânes, mon précédent roman, j’avais étudié en profondeur deux univers : le monde notarial et la promotion immobilière, ce qui m’avait passionné. 

En abordant la conception de L’Emeraude de Levallois, j’ignorais quasiment tout de la mécanique, mais je trouvais que cet univers cadrait très bien avec la vérité des lieux. Je me suis abonné à des revues spécialisées (comme Gazoline, très bien !), n’ai pas raté une seule émission de télé sur le sujet. Surtout, je me suis renseigné à fond auprès de plusieurs professionnels de l’auto, en général aussi passionnants que passionnés. Tout comme – avec l’aide de la grand maître internationale Almira Skripchenko – j’ai bien creusé la psychologie échiquéenne, en particulier autour d’une partie mythique, celle de Tal et Botvinnik, Il y a aussi une ou deux pages inattendues à propos du bitcoin. Mais tout ceci, pour poussé qu’ait été ce travail, ne fait que former le décor. Le roman noir, quand il est réussi, c’est d’abord un bon roman de mœurs et une intrigue bien construite. Le parcours des personnages y est fondamental.

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« Innombrables magouilles »

Vous semblez très bien connaître la ville de Levallois ; y résidez-vous ? 

J’ai grandi à Clichy. J’ai vécu à Rueil, Suresnes, Nanterre et Neuilly. J’ai vu toutes les transformations de cette banlieue si fascinante sur tous les plans, historiques (même préhistoriques !), artistiques, urbanistes, architecturaux et sociaux, loin des clichées habituels sur les « quartiers ». Un univers tout près de Paris, au pied de La Défense et de ses innombrables magouilles, mais pourtant singulier et attachant, un creuset formidable d’origines et de statuts sociaux. Petit, mon père m’emmenait en promenade au Cimetière des chiens à la sortie du pont d’Asnières. J’adore Caillebotte, ce peintre génial et généreux, protecteur des impressionnistes, qui avait sa maison de bord de Seine, elle aussi à Asnières, en bordure de Gennevilliers. Sans trop réfléchir, j’ai eu envie de situer mon premier roman noir dans cette banlieue-là. J’y ai pris un tel plaisir (et le public l’a partagé) que pour le suivant, je n’ai pas voulu quitter le coin. 

Votre roman contient des personnages plus vrais que nature…

Max et Bonnie, les amants aux portes de l’âge mûr qui forment le cœur de cette histoire, sont évidemment mes préférés. Max est un descendant des premiers taxis, des aristocrates russes établis ici. Ces exilés faisaient partie des rares qui savaient conduire des automobiles et devaient gagner leur vie. Et Bonnie, eh bien c’est Bonnie, une perle dans bien des domaines, sensuelle, drôle et imprévisible… 

Mais j’ai aussi adoré voir émerger des figures secondaires – pas si secondaires que ça – tels que Mumu le flic mari de Bonnie, Moza, l’apprenti truand expert du jeu d’échecs, et la joyeuse Sylvie, meilleure complice de Bonnie. Avec une pensée aussi pour le Sarde, le salaud du livre, un être vraiment affreux, fondamentalement cruel. On dit en général que quand le méchant est réussi, l’œuvre est réussie. Là, j’ai mis toutes les chances de mon côté, ne trouvez-vous pas ?

« Amoureuse de l’amour »

La jolie Bonnie attire l’attention. Comment la définiriez-vous ?

Bonnie est une femme magnifique. Elle est attachante, intelligente, totalement libre, rayonnante et amoureuse de l’amour. Le livre se partage entre deux époques de sa vie à l’Émeraude. Celle de l’épanouissement totale de sa quarantaine, puis douze ans plus tard, celle de ses déprimes et de ses errances dues à des événements dramatiques…Avec le destin qui ne cesse de rôder. 

Et Moza ? Qui est-il au fond ?

Je ne sais pas vraiment ; je n’en suis que le créateur ! Un bon personnage vous réserve toujours des surprises. Mais cette question m’a intéressé tout au long de l’écriture du roman. Je pense que par les temps qui courent, j’avais envie de rendre hommage à ses origines perses, à l’âme glorieuse et rebelle. Moza, diminutif de Mozaffareddine et non de Mozzarella, aurait pu vivre il y a des siècles à Chiraz ou à Ispahan… Comme les autres personnages, il est d’abord victime de la fatalité. Qui se montrera particulièrement ingénieuse et retorse à ses dépens. 

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Vous semblez très bien connaître l’univers et les ruses des truands. Comment faites-vous ? Lectures ? Documentation ? Connaissances ? Lectures de faits divers ?

En réalité, je ne connais pas particulièrement l’univers des truands patentés. J’ai beaucoup lu sur le sujet, mais je me suis surtout amusé à extrapoler à partir de quelques observations que j’ai pu faire dans le monde des affaires et de la politique, fréquenté autrefois depuis mon ancien strapontin de publicitaire. D’ailleurs, dans mes livres, les truands le plus féroces ont tendance à s’exprimer comme certains chefs d’entreprise. Evidemment, toute ressemblance…

« J’ai grandi dans une HLM modeste »

Comment passe-t-on de la publicité (N.D.L.R. : Pierre Berville est le créateur de la célèbre publicité « J’enlève le haut… ») à la littérature noire ? 

Dans mon enfance, j’ai grandi dans une HLM modeste ou, faute de place, je devais dormir sur un sofa dans une bibliothèque encombrée, celle de mon beau-père, collectionneur modeste mais acharné de toutes les littératures. J’en ai gardé le goût des mots bien écrits et de faire peu de hiérarchies entre les genres. Puis je suis devenu journaliste dans une revue rock et concepteur rédacteur dans la publicité, où j’ai créé des slogans dont certains sont restés célèbres, en particulier « J’enlève le haut…« . Ensuite, j’ai fondé, puis cédé, mon agence de pub et j’ai écrit des chansons, rédigé des articles, commencé à publier des livres. L’amour des mots ne m’avait pas quitté, ni le souci de faire plaisir à ceux qui me lisent. Cela m’a porté chance. L’Emeraude de Levallois est mon quatrième ouvrage. 

Et quels sont vos goûts littéraires et vos prochains projets ?

Comme dit précédemment, je ne fais pas de hiérarchie entre les genres. Ainsi, en littérature américaine, je préfère de loin Chandler, Thompson ou Westlake à Hemingway car j’ai une passion pour les grands de la Série Noire. Malgré tout, comment ne pas être influencé par les géants de la littérature du XIXe siècle ? Ils ont inventé tout ce que j’aime, humour compris, de Balzac à Zola. Avec en tête le boss absolu : Flaubert. J’adore aussi Marcel Aymé, PG Woodhouse, Constance Debré, Emma Becker, ou Le Petit Nicolas ! Eclectique, comme je le disais. Il n’y a qu’un genre qui me rebute, c’est le genre à tendance gnangnan assorti d’une philosophie de pacotille. Exemple : je sais qu’il existe une quasi-unanimité autour du Petit Prince de Saint Exupéry. Moi, je ne supporte pas. Je me paie d’ailleurs vaguement sa tête dans l’Émeraude. Je pourrais en citer d’autres, plus contemporains, mais chacun lit ce qu’il veut, vive la liberté !

Fidèle au plaisir des explorations documentaires, je m’éloigne en ce moment des univers urbains pour élaborer une histoire qui se déroule entre la Drôme et le Vaucluse. Pour les besoins de ce prochain livre, j’approfondis mes connaissances botaniques. Déjeuner avec M. Vigouroux, le pape de la littérature sur le platane, flâner dans la bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle de Paris, aller admirer un spécimen unique à Kew Gardens, ça m’habite et ça m’instruit. C’est ce que j’adore transmettre à mes lecteurs. Avec humour et un zeste de noirceur quand même.

L’Emeraude de Levallois, Pierre Berville ; éd. Télémaque ; 275 pages

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ZFE: C’est votre dernier mot ?

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Agnès Pannier-Runacher à l'Institut Français de la Mode (IFM), à l'invitation de la Circular Fashion Federation, 3 avril 2025 © LEO VIGNAL/SIPA

Alors que la situation politique en France demeure bloquée, et qu’il n’est pas dit que le poste de Premier ministre ne sera pas de nouveau vacant d’ici au vote du Budget, les progressistes hésitent à interdire l’accès aux villes aux plus pauvres, ou à les empêcher de s’habiller comme ils l’entendent…


On parle beaucoup d’une fin de règne d’Emmanuel Macron, mais moins souvent d’une fin de régime à propos des institutions de la Cinquième République, et encore moins à propos de fondamentaux des rapports sociaux. Pourtant, on voit de plus en plus d’indices qui évoquent la fin de l’Ancien régime dans la façon dont les classes dirigeantes françaises cherchent à maintenir le peuple à distance, et plus généralement dans la manière dont les classes sociales tentent de maintenir leurs signes d’appartenance, par peur du déclassement. On a déjà pu parler d’une forme de réaction nobiliaire à propos des comportements observés lors de la prise de fonction de la nouvelle Assemblée nationale en juillet dernier, et la façon dont les centristes ont fait en sorte d’ostraciser les députés du RN en leur refusant tout poste clé, au profit de la gauche, voire en refusant simplement de leur serrer la main.

La sécession des élites urbaines

Force est de constater que les parallèles de ce genre se multiplient, et illustrent le renforcement de cette crispation sociologique, aux effets éminemment politiques – la fracture croissante, de plus en plus connue et dénoncée, entre la France des villes, et en particulier les élites urbaines, et la France des champs, celle qui « fume des clopes et roule au diesel », selon la formule de Benjamin Griveaux à la veille de la crise des gilets jaunes.

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Et précisément, c’est d’abord ce que l’on cherche à lui interdire : on veut qu’elle ne fume plus, ou de moins en moins, qu’il s’agisse de cigarettes ou de vapoteuses, et qu’elle ne roule plus – c’est tout l’enjeu des ZFE. Celles-ci ont été suspendues par l’Assemblée nationale lors du vote du 28 mai, et si le principe a été « définitivement » abrogé par le vote du 17 juin, il est vraisemblable que l’exécutif n’a pas dit son dernier mot, et sera tenté d’utiliser le Conseil constitutionnel, comme il l’a fait l’an passé pour la loi immigration, pour censurer le vote parlementaire et rétablir ce mécanisme, alors même que la suppression est souhaitée par huit Français sur dix et que la perspective de son maintien a donné lieu au mouvement des « gueux » qui rappelle naturellement les origines des gilets jaunes. Son porte-parole, Alexandre Jardin, a constaté avec justesse que « la macronie s’affirme clairement en sécession assumée par rapport à la République. Elle se referme sur elle-même, durcit ses positions ». Madame Pannier-Runacher a provoqué un tollé en suggérant que les pauvres n’avaient pas de voiture, mais il y a sans doute un fond de vrai dans son affirmation et, surtout, un fait politiquement significatif : les « pauvres » de la France périphérique ne se rendent sans doute que très rarement dans les grandes villes visées par cette loi. Ceux qui s’y rendent en utilisant un véhicule déjà ancien appartiennent plutôt à la classe moyenne, dont le parc automobile vieillit en même temps que son pouvoir d’achat stagne, voire se contracte… Les plus probables victimes des ZFE dépassent donc largement les classes pauvres de la population, et constituent un public qui fait tourner l’économie du pays, paie des impôts, et par conséquent est particulièrement attaché à l’égalité républicaine, l’égalité de droits, et supporte très mal ces vexations sociales comme cette liberté de circulation à deux vitesses ; l’affirmation de l’égale dignité de citoyens est ainsi au cœur du « mouvement des gueux », cependant que le soutien à l’instauration des ZFE apparaît comme la recherche d’un privilège bourgeois.

Un peu de tenue !

Mais il est un nouvel exemple où la crispation bourgeoise paraît se manifester, et où le parallèle avec les privilèges d’Ancien régime semble encore plus flagrant : c’est le cas de la loi anti fast-fashion.

Certes, la proposition de loi déposée en mars 2024 par le groupe centriste Horizons a séduit la représentation nationale très au-delà du centre, puisqu’elle y a été adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale en première lecture et à une quasi-unanimité au Sénat, et comme pour les ZFE elle est soutenue par des motifs environnementaux qui font consensus dans la population. Mais il est difficile de ne pas songer aux lois somptuaires en vigueur aux XVIIe-XVIIIe siècles qui visaient à préserver le statut social de la noblesse, en dépit de son appauvrissement relatif par rapport à la bourgeoisie montante, en interdisant à celle-ci de se parer des mêmes étoffes que celle-là. Cette mesure apparut de plus en plus vexatoire pour les roturiers, confinant à l’humiliation lorsque les députés du Tiers État, quoique généralement issus de la bourgeoisie aisée, se virent imposer un habit noir uni et un chapeau sans ornement, tandis que les députés de la noblesse portaient des costumes somptueux, souvent ornés de plumes, de soie, d’or et d’accessoires luxueux, comme des chapeaux à plumes et des manteaux richement décorés. En rendant la mode, y compris la plus éphémère, accessible aux plus modestes, le mode de production et de commercialisation appelé « fast-fashion » efface un autre moyen de distinction sociale, sous le même motif qu’il faut discipliner le peuple et limiter la surconsommation qu’on employait déjà au XVIe siècle : Montaigne disait « régler les folles et vaines dépenses des tables et vêtements »… tout en notant que renchérir le prix des biens ne faisait qu’en accroître le prestige et l’attrait, alors que le seul moyen efficace de les diminuer serait au contraire d’en affaiblir la valeur.

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Faut-il aller jusqu’à en conclure que si le moyen est contraire à la fin, c’est que ce n’est pas celle qu’il recherche, mais poursuit plutôt son effet immédiat : maintenir un certain accès à la mode comme outil de distinction sociale ?

Quoi qu’il en soit, ces divers exemples convergent pour donner à voir un malaise général, où les classes sociales se toisent et s’efforcent de maintenir leur statut relatif, alors que l’ensemble du pays fait face à la ruine de l’État et que la méfiance entre les catégories de population s’installe en attendant de voir les efforts demandés dans le cadre de l’élaboration du prochain budget. Cette profonde crise sociale doit être regardée en face, car elle sera lourde de conséquences politiques.

La vie en rose

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Dans la Maison rose, côté salon © Bruno Vacherand-Denand/Passage Citron

Au cœur d’une nature préservée adossée à la colline de Grasse, les jardiniers de Lancôme entretiennent avec passion le domaine de la Rose : un conservatoire horticole dédié aux professionnels de la parfumerie qui ouvre ses portes au grand public. La promesse d’une promenade entêtante


Dans l’univers de la création, le parfum occupe une place à part. Synonyme de luxe depuis toujours – rareté du produit, puis prestige d’une marque –, il est surtout miroir de l’imaginaire. Alors qu’une odeur est ce qu’il y a de plus impalpable, elle est ce qui s’inscrit le plus profondément dans la mémoire. Qui n’a pas connu cette réminiscence immédiate d’un souvenir lointain ou oublié au contact de quelque effluve, cette stimulation incontrôlable d’une mémoire olfactive méconnue de soi-même et incroyablement vive ? « Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient / D’où jaillit toute vive une âme qui revient » (Baudelaire). Cette perception troublante se double d’un mystère : il n’existe pas de vocabulaire olfactif.

L’architecture, la gastronomie, voire l’équitation et la menuiserie disposent d’un vocabulaire qui leur est propre, des mots pour désigner des réalisations, des formes précises. Or, en parfumerie, il n’y en a pas. Les mots qui ont ailleurs un sens en donnent ici aux odeurs. On emprunte à la musique pour parler de « notes » et d’ « accords » ; au toucher, avec le « soyeux » et le « poudré » ; on fait appel au goût pour évoquer le « poivré » et le « vanillé » ; et, surtout, on sollicite des impressions pour comprendre ce que l’on sent – et ressent : le « sous-bois », la « rosée », la « nuit claire », l’« heure matinale »… Telles sont les inspirations d’un créateur de fragrances, d’un « nez », qui sait ajouter à sa partition ce qu’il faut de « liberté », de « féminité » ou de « virilité » selon ses compositions, afin que chacun puisse, en quelques gouttes, se reconnaître ou s’affirmer.

Au nom de la rose

Il y a cinq ans, la maison Lancôme a fait l’acquisition d’un domaine entre les Alpes et la Méditerranée, à Grasse, berceau mondial de la parfumerie – un savoir-faire grassois inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco. Blottis dans un vallon, sept hectares d’une nature incroyablement préservée attendaient les jardiniers et les agronomes du célèbre parfumeur pour renaître. Leur objectif, revitaliser ce précieux terroir afin de cultiver les meilleures plantes nécessaires à la création de nouvelles fragrances et de cosmétiques. Dans ce conservatoire horticole croissent la verveine, le jasmin, l’iris, la tubéreuse et bien sûr la rose. La Centifolia y est reine. Aussi appelée rose aux cent fleurs, ou rose de mai, les 300 molécules que renferment ses pétales offrent une gamme de senteurs particulièrement prisée. Mais ce n’est pas tout. « Pour qu’un domaine resplendisse, les plantes doivent vivre en bonne intelligence avec leurs voisines et s’entendre avec les espèces animales », explique Antoine Leclef, l’ingénieur paysagiste responsable des cultures. Il veille donc à la coexistence heureuse de quelque 287 espèces de faune et de flore. Parmi les 215 espèces de plantes évoluent 29 espèces de papillons, 25 d’oiseaux, 13 de chauves-souris, cinq de reptiles et d’amphibiens, sans compter les abeilles et autres insectes.

Aux beaux jours, une promenade entre massifs, roseraies et allées ombragées par des oliviers associe sciences et lettres. Écouter notre guide parler pollinisation, expliquer qu’il faut deux tonnes de fleurs de jasmin pour obtenir un litre d’essence, que la tonte des pelouses est confiée à des moutons pour préserver l’environnement ou encore qu’envoyer les pétales de fleurs chez un extracteur à seulement quelques kilomètres permet de garantir leurs qualités aromatiques n’empêche pas de penser à Rousseau qui écrit dans Émile que « l’odorat est le sens de l’imagination ».

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Grandes orgues et délices

L’imagination est plus que jamais stimulée au cœur du domaine, au sein de la Maison rose. L’entrée de ce mas futuriste – entièrement peint en rose tendre du sol à la toiture – se fait par une grande porte ronde vitrée, clin d’œil au Ô de Lancôme. Les architectes Lucie Niney et Thibault Marca (agence NeM) ont réhabilité un bâti ancien afin d’accueillir, dans une spectaculaire salle cathédrale ouverte sur la verdure, étudiants d’écoles de parfumerie, parfumeurs professionnels et visiteurs de passage. C’est là que trône un remarquable orgue à parfums, une pièce unique créée par l’ébéniste Thierry Portier et les ateliers de dorure Gohard (qui déploient généralement leur talent sur les boiseries du Louvre et de Versailles). Des dizaines de fioles s’étagent en demi-cercle autour du créateur de senteurs qui y prend place. Ainsi est-il possible d’assister à l’élaboration d’un parfum sous ses yeux, sous son nez, et de prendre conscience de l’incroyable gymnastique sensorielle que cela nécessite : comment recomposer l’odeur de la rose que l’on vient de sentir au jardin après l’avoir décomposée molécule par molécule, comment la reconstituer pour la faire entrer dans un flacon et pour qu’elle tienne ensuite sur la peau. Il faut tester des assemblages et des associations, jouer avec l’intensité ou la fugacité d’une essence, « tricher », en contrebalançant le caractère volatile d’un agrume par l’apport amer et épicé du petit grain du Paraguay, ou user de « trompe-l’œil olfactif » en remplaçant un fruit trop gorgé d’eau pour être distillé par une fleur aux mêmes saveurs…

Rimbaud a donné des couleurs aux voyelles ; Lancôme donne des odeurs aux couleurs. C’est d’ailleurs l’histoire du rose : à la fin du xviiie siècle, les horticulteurs sont parvenus à créer des roses roses. Cela a tellement plu au public que la fleur a donné son nom à une couleur qui, jusque-là, n’en avait pas[1]


À voir

Domaine de la Rose Lancôme : 74, chemin de Saint-Jean, 06130 Grasse. Visite guidée gratuite sur réservation : www.lancome.fr/domaine-de-la-rose


[1] Rose. Histoire d’une couleur, Michel Pastoureau, Seuil, 2024.

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Le promeneur de Saint-Germain

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L'écrivain français Arnaud Guillon © ANDERSEN ULF/SIPA

Monsieur Nostalgie continue sa série sur les auteurs talentueux qui se font trop discrets. Ce dimanche, il nous parle d’Arnaud Guillon, le romancier du triangle amoureux…


Le jour, où je ne croiserai plus sa silhouette gracile flâner dans Saint-Germain-des-Prés et sa mèche blanche voler au vent mauvais d’une littérature jetable, que ce soit aux abords de la place St-Sulpice ou dans les rues du quartier latin, je perdrai foi dans le Livre. J’abandonnerai le métier sur le champ pour me consacrer aux automobiles anciennes. Sa présence dans les allées du Monoprix me rassure. Son port de tête, un brin altier, parfois goguenard, surplombant un buffet dans ces mondanités que Paris s’évertue à faire exister artificiellement me comble de joie. Je ris d’avance de ses bons mots et de cette distance d’ancien régime qui caractérisaient autrefois les honnêtes hommes. Il est le signe que notre pays n’a pas encore totalement sombré dans le reniement de son style et de son esprit.

Indéfinissable charme

Il est, sans le savoir, le baromètre d’une époque où l’écrivain possédait des lettres et des pudeurs, des tâtonnements et des soupirs, où sa matérialité passait par une œuvre délicate et une façon de la porter tout aussi élégante. Il m’a souvent parlé de la grâce d’un livre, cet indéfinissable charme qui s’élève, par miracle, d’un amas de mots. L’immortalité est à ce prix-là. J’ai vraiment peur du jour où Arnaud Guillon ne posera plus son regard distant et nostalgique, lucide et amusé, sur le tourbillon de la vie. Il est vraiment d’ailleurs bien qu’il soit né à Caen. Il pourrait être un cousin éloigné de Pascal Jardin ou de Jean Freustié dans le toucher de plume, la rondeur et le sarcasme jouant chez lui un tango infernal. Il serait un descendant du baron Empain, qui revenu de l’enfer, aurait le chic de ne pas se plaindre de son sort. Il pourrait être un imper qui traverse la nuit parisienne sur un saxo désenchanté de Miles Davis. Une note bleue sur un soleil couchant à la Pissarro. Ou bien ce conducteur de SM à moteur Maserati qui s’arrête au Drugstore pour acheter le journal du soir et un paquet de blondes. Une femme aux yeux clairs l’attend sur le siège passager, elle porte une montre-bracelet Cartier et des lunettes en écaille. Un brouillard à la Sautet, incertain comme les élans du cœur, nous empêche de distinguer son rouge à lèvres.

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Arnaud Guillon ressemble à un acteur de comédie dramatique des années 1970 ou à ces étudiants d’Oxford encapuchonnés dans un duffle-coat pour mieux masquer leurs fêlures. Il y a du Normand en lui, donc de l’Anglais mais un Anglais tamisé par les bouquinistes des quais de Seine, par l’odeur des reliures pleine fleur et la tristesse des petits matins quand l’être aimé doit partir. Après lui, c’en sera fini de l’édition et du contrat moral passé entre l’écrivain et son lecteur. Car le lecteur avait jadis des droits et des attentes. La littérature n’est pas le déversoir à sentiments qu’elle est devenue, elle n’est pas une psychanalyse pages ouvertes ; elle est un sacerdoce et un artisanat ensorcelés dans une solitude mystérieuse, source de béatitude et de sueurs froides. Parfois, pour les plus talentueux, Arnaud Guillon en fait partie, elle se transforme en art. L’auteur est un chevalier errant, il ne court pas les plateaux et les prébendes, il construit seul, patiemment, dans l’indifférence quelque fois, son théâtre vivant.

Une espèce en voie d’extinction

Dans ce quartier m’as-tu vu où le roman s’épanouissait, voir Arnaud Guillon remonter la rue Jacob d’un pas fouettant (il a bonne allure), c’est toucher l’un des derniers représentants d’une espèce en voie d’extinction. Je parle ici de l’écrivain de langue française, classique et intimiste à la fois, le conteur des alcôves bourgeoises et des chagrins qui ne se guérissent pas.

Le visage éternel d’un jeune provincial monté à la capitale, piqué de lectures et d’illusions, voulant lui aussi se jeter dans la bataille du texte aussi carnassière que celle du rail. Arnaud Guillon est ce travailleur du soir accaparé par son manuscrit et la concordance de ses phrases. Ses courts romans sont extraits de vendanges tardives, il les murît jusqu’à la dernière seconde, soigne leur attaque et leur longueur en bouche. Il chasse les adjectifs superflus, il débroussaille sa prose pour qu’elle sonne clair. Au siècle dernier, il s’était fait connaître par des entretiens, notamment avec l’impossible François Nourissier, puis dès la parution d’Écume Palace (Prix Roger Nimier 2000), il dessina sa carte du tendre ce qui assura son succès chez Plon et Héloïse d’Ormesson (15 août, Hit-parade, Tableau de chasse, En amoureux). Il a choisi comme terre d’expression, le roman d’amour, peu d’écrivains ont le cran d’écrire sur ce sujet sans se brûler les ailes. Sans mièvrerie, avec un art du retranchement remarquable, il a su créer des personnages et des histoires qui durent. Il s’est épanoui dans l’inconfort amoureux. Arnaud Guillon résiste à cette lame de fond du vulgaire, à cet esprit boutiquier, et surtout il ne se presse pas. Il ne publie pas voracement à chaque rentrée. Mais décidément, que c’est long, nous avons hâte de tenir entre les mains le prochain Guillon.

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Fumer à Longpré

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Concert "Hold On!" juin 2025 © Philippe Lacoche

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


 « Non, nous n’irons pas en centre-ville ; tu connais trop de monde ! Tu ne vas pas cesser de parler ; on ne pourra pas profiter… » m’avait dit ma Sauvageonne plus ébouriffée que jamais. Il faisait chaud ; elle portait une robe légère agrémentée d’un motif panthère. Elle était si mignonne ; je n’avais pas envie de la contrarier. (« Imaginons qu’elle fasse une colère de fille ; la soirée serait gâchée », avais-je songé.) J’acquiesçai mollement, bien ennuyé par le souhait péremptoire de l’ébouriffée. Et soudain : euréka ! Il me revint à l’esprit que mon copain, le guitariste-chanteur Philippe Van Haelst, dit Vanfi (avec qui j’avais joué – de la basse Epiphone, forme violin – en des temps immémoriaux au sein du mythique gang Les Scopytones, combo phare du Yé-Yé français) m’avait invité à venir écouter Hold On ! un groupe de soul music qu’il avait intégré depuis peu ; ce dernier se produisait à Longpré-lès-Amiens. 

Ni une, ni deux ! J’attachais la Sauvageonne sur le siège bébé à l’arrière afin qu’elle ne change pas d’avis, et nous fonçâmes vers Longpré. A peine étions-nous garés que les effluves corsés de « Hold On ! I’m coming », de Sam & Dave me montèrent aux oreilles comme un vin bio d’Auvergne. « Le morceau éponyme de la formation ! Un bon présage », songeai-je. J’avais tort. J’arrivai clope au bec vers la buvette pour commander deux bières. Un homme me fit savoir qu’il fallait que j’éteigne ma cigarette car je me trouvais dans une enceinte scolaire. Je grognai comme un vieux yak, respirai profondément façon application cohérence cardiaque sur YouTube, me calmai quand il ajouta : « Et il n’y a plus de bière. » Je constatai qu’à ses pieds gisaient cinq fûts d’une binouze que je soupçonnais d’être allemande. Je lui fis remarquer, pas commode. « Ils sont vides », fit-il, un peu radouci. Nouvelle séance de respiration cohérente. 

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J’allais raconter mes aventures à ma belle. Alors que je parlais, Hold On ! égrenait son répertoire. C’était carrément délicieux. De la soul comme on l’aime. Mes pensées s’égaraient très loin, dans un passé que je croyais évanoui. Je me revoyais, adolescent, dans la salle des fêtes de Tergnier, à un concert des Candles, le groupe ternois de rhythm’n’blues et de soul. Gilles Camus avec sa belle voix de crooner populaire, Momo, au chant également, Goumi, précis et talentueux, sur sa Fender Telecaster aux riffs hachés menus, le Grand Zézette, efficace à la batterie, Marrane, calme comme un Wyman, à la basse, la section de cuivre. C’était les seventies ; je me retrouvais projeté dix ans en arrière. (J’ai toujours détesté le présent.) C’était merveilleux. Hold On ! me faisait le même effet. 

Je cru reconnaître « A change is gonna come », de Sam Cooke« In the midnight hours », de Wilson Picket, « Papa’s got a brand new bag », de James Brown… Rien que du bonheur, d’autant que l’homme de la buvette était venu m’annoncer qu’il avait retrouvé deux fûts de binouze. « Vous savez, moi aussi je suis fumeur », fit-il en me tapant sur l’épaule. On était réconciliés. Le concert terminé, je filais saluer Vanfi qui me raconta l’histoire de sa formation. 

Affiche maximum soul music « Hold On » © D.R.

Hold On ! est composé de neuf musiciens : Guillaume Ghehoun, chanteur, Michel Duflos, claviers, Franck Claussmann, piano et chœurs, Philippe Van Haels, guitare et chœurs, Jean Pierre Dabonneville, basse et chœurs, Marc Cordonnier, sax ténor, Laurent Dupuis, trombone, Jerôme Martel, trompette et Daniel Sueur, batterie. Il a été fondé en 2021, à la sortie du Covid mais il a subi bien des changements depuis pour se stabiliser autour de la présente formule « qui repose sur une solide section rythmique, une section de cuivres complète et la voix incomparable de Guillaume, notre chanteur charismatique », expliquait Vanfi, enjoué.

Photo du groupe, 2025 © Anne Sophie Grossemy

« Hold On ! c’est un groupe de reprises de chansons soul, dans le plus pur style original du label Stax Record des années 60. Notre répertoire comprend quelque deux heures de musique soul non-stop, d’Otis Redding à Nina Simone, en passant par James Brown, Percy Sledge, Eddie Floyd, Sam and Dave et bien d’autres encore ! Nous nous retrouvons dans l’envie de transmettre l’énergie et les vibrations de cette musique afro américaine du milieu des années 60 incarnée en particulier par les productions du label Stax. Hold On ! ça veut dire « Tiens bon ! »« N’abandonne pas ! » C’est une chanson de Sam & Dave, c’est le premier succès du label Stax. Ce n’est pas pour rien car c’est un message universel et intemporel qui dépasse de loin la musique et dans lequel chacun peut se retrouver. Le rhythm & blues est la bande son des luttes pour les droits civiques afro américains. Cette musique symbolise l’esprit de révolte, de résistance et de combat mais aussi la ferveur et les vibrations positives que la communauté noire américaine de cette époque a su transmettre en transcendant souvent son désespoir. Dans le contexte national et international actuel, très incertain et anxiogène, ces valeurs positives de fraternité, d’ouverture et d’engagements résonnent et apportent une  bouffée d’oxygène à beaucoup de gens. Nous le ressentons dans nos concerts il y a un vrai engouement pour cette musique. Nous souhaitons entretenir la flamme allumée il y a maintenant plus de 60 ans à Memphis dans le sud des Etats-Unis par une bande de jeunes musiciens de cultures et de milieu sociaux différents qui ont su dépasser leurs différences. Une grande voix, une rythmique solide et une section de cuivres complète, pour retrouver la couleur originelle de cette musique qui a su traverser les époques. » Tu l’as dit, Vanfi !

Pompes funèbres à La Souterraine

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L'écrivain Laurent Graff. DR.

Pour tout un chacun, les jours sont comptés, mais en règle générale la vie reprend le dessus. Il n’en va pas de même pour Jacques Ferré : « Par instants, il me semble atteindre un point où la vie et la mort sont si proches, se touchent, qu’elles ne font plus qu’une, comme deux aimants qui s’unissent ». Pas très sociable, le Robinson Creusois : « pas de femme, pas d’enfants, pas d’amis, aucune ambition, très peu de possessions », et confessant à qui veut l’entendre que « ce qui domine, c’est la mire ». Depuis des lustres, l’homme est persuadé que « la guerre est déclarée » à nos portes, « à la frontière » ; que Rodrigo, le déserteur qu’il héberge depuis trois mois, est peut-être le sniper qui va le viser, lui, et taper dans le mille. Aurelia, sa visiteuse aux apparitions imprévisibles, ne le salue jamais autrement que par ces mots : « belle journée pour mourir ».

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Les fous étant aveugles à leur propre démence, la logorrhée du schizophrène paranoïaque revêt toutes les apparences de la normalité : le sel de la première partie du livre tient à ceci que ce monologue égare soigneusement le lecteur quant au degré de réalité de ce qu’il décrit, le délire de Jacques Ferré parasitant le réel, sans frontière bien stable entre les deux. Dans une deuxième partie, le lieutenant Christian Philippot enquête sur la mort du reclus, retrouvé avec le front transpercé d’une balle. Fouillant la généalogie du défunt (Florence, sa fille fleuriste), interrogeant le voisinage (Gilbert Laplace, le retraité d’en face)… Homicide ? Suicide ? Pour en avoir le cœur net, lisez Belle journée pour mourir : à peine cent petites pages apéritives, à boire cul sec.

Auteur maison des éditions du Dilettante – déjà une bonne dizaine de livres au compteur – , Laurent Graff, né en 1968, aime à tâter de tous les registres. Légère, musicale, insolite, parfois mordante, sa prose arpente les paysages, les mœurs et les usages de la France contemporaine avec une alacrité teintée d’humour noir.


A lire : Belle journée pour mourir, de Laurent Graff, Le Dilettante, 2025. 107 pages

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Rome sur canapé

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Jean Le Gall © Nicolas Guilbert

Jean Le Gall plonge dans les méandres de la crise existentielle d’un homme politique qui abandonne ses responsabilités. Un changement de vie absurde et profond dans la Rome des années 1960


Il y a des familles en littérature. Celle des Hussards donna beaucoup d’enfants, tous différents et plus ou moins heureux – surtout les derniers qui, à toute force, imitent, c’est-à-dire « posturent » sans autre objet, leurs illustres aînés. Quoi qu’on dise, elle eut un mérite : désengager la littérature, la sortir du bourbier politique d’une époque, celle des années 1960, prôner le singulier sur le pluriel, ou plutôt « contre » ce dernier, pour reprendre un mot de Cocteau cité par Jacques Laurent. Le héros du roman de Jean Le Gall a lui aussi choisi de se désengager de la politique. Et son créateur ne laisse pas de nous faire penser par son style, son rythme, son espièglerie, son insolence et son goût pour le plaisir aux turbulents cités plus haut qui, jamais, ne formèrent une école.

Rome, janvier 1969. Le jour même de son élection à la tête du Parti communiste italien, Nicola Palumbo démissionne. Partant, il suicide sa carrière. Faut-il ajouter qu’il « théorisait une révolution qui fût débarrassée de l’envie, de la jalousie, de la revanche et donc de la violence ». C’était déjà une dérobade ! La belle affaire ! Ce fantaisiste a tôt fait de se reconvertir, le jour de son triomphe volontairement avorté, en vendeur de canapés. Se reconvertir dans le convertible ! D’où tient-il ce détachement, cette indifférence ou cette ironie ? C’est selon. Peut-être du troisième mari de sa grand-mère, un certain Fabrizi, dont il avait fait la connaissance en 1939, dans la très belle propriété de la nonna, à trente minutes de la Ville éternelle. Le Fabrizi en question lui dispensa une formation morale dont on peut arguer que le poids (donc l’influence) fut inversement proportionnel à celui du « legs cellulaire de l’hérédité ». Lisez plutôt : « La générosité est une façon respectable de déshonorer son esclave. » Et aussi : « Deux ou trois fois par siècle, l’Italie s’endort au volant. » Et encore : « La droite, la gauche… La vérité n’a jamais été de ces couleurs-là. » Et enfin : « Nous existons à peine. » Cette dernière sentence fera visiblement son chemin puisque, peu de temps après son embauche comme commercial en canapés, Nicola confie à son seul ami Luigi Montale : « Je veux pour ma vie qu’elle soit désormais une expérience existentielle. » Sans doute vient-il simplement d’appréhender le fait que « l’existence humaine est plus épaisse que la politique ne veut le croire ».

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Bientôt, dans son magasin, Nicola voit entrer une femme d’une beauté brutale, de « celles qui agissent avec l’efficacité d’un interrupteur » : Silvana Mangano. Il discute avec elle et s’aperçoit que, d’une certaine façon, il est lui aussi un acteur capable, sans remords, « de changer de rôle entre deux portes ». Ainsi notre héros va-t-il enchaîner les rencontres dans un décor de boom économique ajouré par les bombes anarchistes. C’est maintenant avec lui-même qu’il commerce, avec son impuissance. Cette comédie italienne ne manque pas de profondeur.

Jean Le Gall, Dernières nouvelles de Rome et de l’existence, Gallimard, 2025, 192 pages.

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M. Mélenchon milite pour le mariage…

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Jean-Luc Mélenchon. Capture Youtube.

Tout arrive.

Oui, M. Mélenchon se pose désormais en farouche défenseur de l’institution du mariage. Il l’a déclaré sans ambages lors d’un récent entretien (voir vidéo en fin d’article) où il évoquait à plaisir son concept chéri de « Nouvelle France. » « Je plaide Nouvelle France », se gargarise-t-il. La vieille France, selon lui, est celle qui salope ses arbres, ou quelque chose comme ça. Et de se vanter d’être à même, circulant en voiture, de reconnaître à la seule forme des arbres si l’on a affaire à la Nouvelle agriculture ou la vieille. Personnellement j’envie une telle science. J’en suis modestement resté au stade où, traversant certains quartiers que je ne prendrai pas la peine de situer ou de nommer ici, je suis parfaitement capable de discerner si je me trouve dans la Nouvelle France à la mode Mélenchon ou pas. Je suppose qu’il n’est nul besoin que je vous fasse un dessin…

« Nous n’allons pas dire aux gens mourez dans la Méditerranée, poursuit le guide suprême des Insoumis. On préfère qu’ils soient vivants, qu’ils viennent ici avec nous, épouser nos filles et nos gars et que nos familles prospèrent… »

Vision idyllique. Ne manquent que les violons et la larme à l’œil. Embrassons-nous Folleville, gai, gai marions-nous !

Soit, mais de quel mariage s’agit-il ?

De l’union conforme aux prescriptions à la fois de notre civilisation, de notre histoire, de nos mœurs, de nos us et coutumes, de nos lois ancestrales ? Ou du mariage où la femme n’est guère plus qu’un élément de cheptel polygame burqable à merci, inférieure et soumise à l’homme dans le quotidien de son existence comme dans son statut juridique et social ? Il conviendrait tout de même que M. Mélenchon précise ces choses qui ne sont pas que détails, on en conviendra.

Je m’attendais – naïf comme je suis – à ce que cette exigence d’éclaircissements tombe de la branche féminine de son mouvement où l’on se drape volontiers dans les fanfreluches d’un féminisme des plus avancés. Je pensais que les trois grâces associées de près à la vision du gourou se feraient un devoir de réclamer ces précisions. Trois grâces, dois-je les nommer ? Ce sont Mesdames Panot, Hassan et Aubry. Il est vrai qu’en matière de défense de la femme, elles sont d’une sensibilité plutôt sélective. Le solfège inversé, si je puis dire, où, par exemple, une blanche (violée, tabassée, assassinée) est loin, très, très loin de valoir une « racisée ». Inutile donc d’espérer quoi que ce soit de ce côté-là.

Toujours au cours de ce même entretien, M. Mélenchon se fait une gloire d’être un « agent de subversion migratoire ». Et de reprendre le couplet qu’il avait entonné précédemment, le 13 février 2025, à Angers me semble-t-il, lors d’un meeting. Il y exposait qu’il était de ceux – un Français sur quatre, selon lui – dont au moins un grand père était étranger. Deux dans son cas, revendiquait-il. L’un Italien, l’autre Espagnol.

Et c’est bien là que se niche l’imposture intellectuelle mélenchonienne. En quoi les apports de populations espagnoles, italiennes auraient-ils généré chez nous une modification civilisationnelle substantielle, radicale ? Un exemple. Lorsque Mazarin, le finaud ministre italien de Louis XIII gouverne le pays, en profite-t-il pour instaurer un califat ? Le mariage entre gens de ce versant-ci des Alpes ou des Pyrénées avec des personnes de l’autre versant est-il si différent de l’union entre individus de deux de nos villages ou de nos terroirs ? Les uns et les autres ont été biberonnés à la même conception des choses et des êtres, à la même source métaphysique et spirituelle. Aux mêmes principes de droit. Il y a des différences, c’est certain. L’assimilation des arrivants n’aura certes pas été un long fleuve tranquille. Mais il était patent, il était manifeste, il était évidemment dès avant leur venue que ce qui unissait les uns et les autres était autrement plus important, autrement fort, que ce qui les séparait. Autrement dit, très exactement l’opposé de ce que M. Mélenchon porte avec son projet illusoire et mortifère de Nouvelle France.

Pire encore, à l’entendre il n’y aurait, pour le migrant que deux options : mourir en Méditerranée ou convoler avec une heureuse élue de chez nous. Personnellement, j’en vois une troisième. S’accrocher à son pays, à l’endroit d’où l’on est, et mettre toute son énergie, non pas à ramer et ramer encore dans la grande bleue ou la Manche, mais à œuvrer pour la prospérité de sa terre natale, y promouvoir un progrès social si possible harmonieusement et équitablement réparti. Et, in fine, juste histoire de faire plaisir à M. Mélenchon, y épouser une fille, un gars du cru.

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Cessole à Lisbonne

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Bruno de Cessole © D.R.

Le nouveau roman de Bruno de Cessole raconte la vie d’un écrivain en exil, tourmenté par la trahison de ses idéaux. Véritable critique du monde littéraire actuel, l’auteur se désole du naufrage de la littérature d’exigence.


Naguère, j’ai eu à plusieurs reprises, l’occasion d’évoquer Bruno de Cessole, écrivain raffiné qui incarne depuis des décennies ce que le grand érudit Mario Praz appelait « un agent secret de la civilisation », dressé, telle une digue, contre la marée de l’indifférencié.

Comme tous ses amis, je savais qu’il s’était retiré à Lisbonne, ville littéraire par définition. Son dernier roman, Tout est bien puisque tout finit, se lira aussi comme une flânerie dans cette ville fascinante, sans doute l’une des capitales de l’exil intérieur, avec Naples et Venise. Le héros du roman est un écrivain couvert d’honneurs, Baltasar dos Santos, fils de maçon portugais émigré en France, passé par l’école de la République et devenu plus français que les Français, « par conquête et non par héritage », à l’instar de certains Russes blancs. Après cinq romans élitistes et « surécrits » salués par la critique mais boudés par le public, dos Santos jette l’éponge et gagne New York pour y suivre un séminaire de creative writing. Le voilà métamorphosé en écrivain à succès, pondant chaque année un roman à la syntaxe simplifiée, au vocabulaire étique et aux sujets soigneusement choisis parmi les scies politiquement correctes. Le voilà devenu une figure de cette littérature industrielle autant que prostitutionnelle qui fait vibrer les attachées de presse et tout un public sous-cultivé. Couronné par le Nobel, dos Santos, dans un renversement théâtral, vend la mèche le soir même de la remise du Prix, devant le tout Stockholm : « je suis un charlatan, un imposteur, qui a trahi ses idéaux, etc. ». Non content de s’accabler pour ses « cochonneries littéraires » (Balzac), il ridiculise aussi les jurés pour leur aveuglement et leur conformisme. Scandale international, à la plus grande jubilation de l’écrivain, immédiatement lâché de partout. Après un voyage à New York, occasion d’un joli portrait critique de la Grande Pomme, dos Santos décide, un peu comme son confrère Salinger, de fuir la presse et de plonger dans une sorte de clandestinité. Un courrier de Lisbonne joue le rôle imparti par le rapide destin et ce sera sur les bords du Tage que se planquera Baltasar dos Santos, notre faux cynique.

Ce qui nous vaut un splendide portrait de ville, une magnifique évocation d’un art de vivre entre douceur maritime et mélancolie impériale – un bijou de culture et de sensibilité. Omniprésentes, les ombres de Pessoa, de ses homonymes comme de la poétesse Sophia de Mello, l’amie de l’éditeur Joaquim Vital ; fugitive, celle d’un autre éditeur disparu, Dimitri. Cet exil, ma foi bien confortable (dos Santos a tout de même reçu le chèque suédois), connaîtra une fin quand, du Brésil, parvient la nouvelle qu’un homonyme (!) a publié un roman. Le tragique s’invite aussi, à sa manière, ici cruelle et feutrée. En fin de compte, tout est bien, puisque tout finit, avec panache et de manière magistrale.

Bruno de Cessole, Tout est bien puisque tout finit, Le Cherche-Midi, 350 pages.

Voie de garage

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© Arizona Distribution

Au cinéma, découvrez le récit peu intéressant des vacances bobos d’une famille recomposée… Ou pas !


Il faut d’abord être un peu gonflé pour reprendre le titre d’un magnifique film d’Antonioni même si le temps a passé. Et surtout pour proposer une vraie-fausse introspection familiale.

Sophie Letourneur, la réalisatrice, s’est spécialisée dans des films dont elle est le personnage central, revendiquant un procédé narratif qu’elle pense original : retranscrire à l’écran des tranches de vie en les faisant rejouer par des personnages qui font semblant de répéter le film lui-même. Cette mise en abyme un peu dérisoire finit par lasser le spectateur. Surtout que « l’aventura » en question ne fait que retranscrire les vacances mortellement ennuyeuses d’une famille recomposée dont le père est incarné par le chanteur Philippe Katerine qui, à force de n’avoir rien à jouer, semble se demander ce qu’il fait là. Avec notamment une ridicule complaisance pour le stade anal qui nécessiterait l’intervention bénéfique de la psychothérapeute Caroline Goldman.

C’est en fait ce que le cinéma français bobo peut produire de pire quand il s’oublie comme un bébé incontinent.


Pierre Berville met sa plume dans le cambouis

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Pierre Berville © D.R.

L’écrivain sort L’Emeraude de Levallois, un roman noir captivant et très réussi, sur l’univers du trafic des voitures anciennes. L’auteur nous révèle tout, notamment sur sa façon de travailler. Entretien. 


Causeur. Le garage L’Emeraude, de Levallois-Perret, existe-t-il ? Votre roman est-il pure fiction ou comporte-t-il quelques parties de pure réalité ?

Pierre Berville. Mon livre est une fiction, et le garage de l’Emeraude est un lieu imaginaire. Mais, selon la formule de Jean-Patrick Manchette : « Ces faits sont imaginaires. Ils ne sont pas inimaginables »… Comme souvent dans le genre noir, L’Émeraude de Levallois est basé sur une réalité. Par décision de Napoléon III, la ville de Levallois-Perret avait été créée pour accueillir les nouvelles industries mécaniques et protéger ainsi Paris de la pollution. Et, avec quelques autres cités de la banlieue Ouest de Paris, Levallois est devenue une capitale de l’automobile et des taxis, et de leur entretien. Pour perpétuer cette tradition, il reste encore plusieurs établissements assez semblables à l’Emeraude. 

Plus fort encore, peu après la sortie du livre, j’ai eu l’émerveillement de découvrir un établissement extraordinaire : le garage de Staël. Il est situé à Clichy, ville immédiatement voisine de Levallois, avec un nom prédestiné pour les littérateurs, même si l’endroit ressemble peu à un salon littéraire… C’est le sosie bien réel de mon garage de l’Emeraude, avec une Ferrari Daytona en attente d’être repeinte qui traine sous la poussière, plusieurs Porsche de collection en cours de restauration, une sublime Aston Martin et une calandre d’AC Cobra dans un coin. Et aux commandes, Stéphane, son patron d’une classe folle, et la fascinante Cécile Malardier, qui lui succède dans les lieux ; deux évocations de Max et Bonnie, les deux principaux protagonistes de mon livre. Une fois de plus, selon l’expression d’Oscar Wilde, la nature a (presque) imité l’art.

Comment vous est venue cette histoire ? Auriez-vous une passion cachée pour la mécanique ?

Ma règle d’or, c’est ne pas ennuyer mes lecteurs. Et de ne pas raconter de calembredaines sur les éléments documentaires. J’adore donc étudier les lieux, les détails géographiques, les métiers des personnages que je mets en scène. Dans La Ville des ânes, mon précédent roman, j’avais étudié en profondeur deux univers : le monde notarial et la promotion immobilière, ce qui m’avait passionné. 

En abordant la conception de L’Emeraude de Levallois, j’ignorais quasiment tout de la mécanique, mais je trouvais que cet univers cadrait très bien avec la vérité des lieux. Je me suis abonné à des revues spécialisées (comme Gazoline, très bien !), n’ai pas raté une seule émission de télé sur le sujet. Surtout, je me suis renseigné à fond auprès de plusieurs professionnels de l’auto, en général aussi passionnants que passionnés. Tout comme – avec l’aide de la grand maître internationale Almira Skripchenko – j’ai bien creusé la psychologie échiquéenne, en particulier autour d’une partie mythique, celle de Tal et Botvinnik, Il y a aussi une ou deux pages inattendues à propos du bitcoin. Mais tout ceci, pour poussé qu’ait été ce travail, ne fait que former le décor. Le roman noir, quand il est réussi, c’est d’abord un bon roman de mœurs et une intrigue bien construite. Le parcours des personnages y est fondamental.

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« Innombrables magouilles »

Vous semblez très bien connaître la ville de Levallois ; y résidez-vous ? 

J’ai grandi à Clichy. J’ai vécu à Rueil, Suresnes, Nanterre et Neuilly. J’ai vu toutes les transformations de cette banlieue si fascinante sur tous les plans, historiques (même préhistoriques !), artistiques, urbanistes, architecturaux et sociaux, loin des clichées habituels sur les « quartiers ». Un univers tout près de Paris, au pied de La Défense et de ses innombrables magouilles, mais pourtant singulier et attachant, un creuset formidable d’origines et de statuts sociaux. Petit, mon père m’emmenait en promenade au Cimetière des chiens à la sortie du pont d’Asnières. J’adore Caillebotte, ce peintre génial et généreux, protecteur des impressionnistes, qui avait sa maison de bord de Seine, elle aussi à Asnières, en bordure de Gennevilliers. Sans trop réfléchir, j’ai eu envie de situer mon premier roman noir dans cette banlieue-là. J’y ai pris un tel plaisir (et le public l’a partagé) que pour le suivant, je n’ai pas voulu quitter le coin. 

Votre roman contient des personnages plus vrais que nature…

Max et Bonnie, les amants aux portes de l’âge mûr qui forment le cœur de cette histoire, sont évidemment mes préférés. Max est un descendant des premiers taxis, des aristocrates russes établis ici. Ces exilés faisaient partie des rares qui savaient conduire des automobiles et devaient gagner leur vie. Et Bonnie, eh bien c’est Bonnie, une perle dans bien des domaines, sensuelle, drôle et imprévisible… 

Mais j’ai aussi adoré voir émerger des figures secondaires – pas si secondaires que ça – tels que Mumu le flic mari de Bonnie, Moza, l’apprenti truand expert du jeu d’échecs, et la joyeuse Sylvie, meilleure complice de Bonnie. Avec une pensée aussi pour le Sarde, le salaud du livre, un être vraiment affreux, fondamentalement cruel. On dit en général que quand le méchant est réussi, l’œuvre est réussie. Là, j’ai mis toutes les chances de mon côté, ne trouvez-vous pas ?

« Amoureuse de l’amour »

La jolie Bonnie attire l’attention. Comment la définiriez-vous ?

Bonnie est une femme magnifique. Elle est attachante, intelligente, totalement libre, rayonnante et amoureuse de l’amour. Le livre se partage entre deux époques de sa vie à l’Émeraude. Celle de l’épanouissement totale de sa quarantaine, puis douze ans plus tard, celle de ses déprimes et de ses errances dues à des événements dramatiques…Avec le destin qui ne cesse de rôder. 

Et Moza ? Qui est-il au fond ?

Je ne sais pas vraiment ; je n’en suis que le créateur ! Un bon personnage vous réserve toujours des surprises. Mais cette question m’a intéressé tout au long de l’écriture du roman. Je pense que par les temps qui courent, j’avais envie de rendre hommage à ses origines perses, à l’âme glorieuse et rebelle. Moza, diminutif de Mozaffareddine et non de Mozzarella, aurait pu vivre il y a des siècles à Chiraz ou à Ispahan… Comme les autres personnages, il est d’abord victime de la fatalité. Qui se montrera particulièrement ingénieuse et retorse à ses dépens. 

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Vous semblez très bien connaître l’univers et les ruses des truands. Comment faites-vous ? Lectures ? Documentation ? Connaissances ? Lectures de faits divers ?

En réalité, je ne connais pas particulièrement l’univers des truands patentés. J’ai beaucoup lu sur le sujet, mais je me suis surtout amusé à extrapoler à partir de quelques observations que j’ai pu faire dans le monde des affaires et de la politique, fréquenté autrefois depuis mon ancien strapontin de publicitaire. D’ailleurs, dans mes livres, les truands le plus féroces ont tendance à s’exprimer comme certains chefs d’entreprise. Evidemment, toute ressemblance…

« J’ai grandi dans une HLM modeste »

Comment passe-t-on de la publicité (N.D.L.R. : Pierre Berville est le créateur de la célèbre publicité « J’enlève le haut… ») à la littérature noire ? 

Dans mon enfance, j’ai grandi dans une HLM modeste ou, faute de place, je devais dormir sur un sofa dans une bibliothèque encombrée, celle de mon beau-père, collectionneur modeste mais acharné de toutes les littératures. J’en ai gardé le goût des mots bien écrits et de faire peu de hiérarchies entre les genres. Puis je suis devenu journaliste dans une revue rock et concepteur rédacteur dans la publicité, où j’ai créé des slogans dont certains sont restés célèbres, en particulier « J’enlève le haut…« . Ensuite, j’ai fondé, puis cédé, mon agence de pub et j’ai écrit des chansons, rédigé des articles, commencé à publier des livres. L’amour des mots ne m’avait pas quitté, ni le souci de faire plaisir à ceux qui me lisent. Cela m’a porté chance. L’Emeraude de Levallois est mon quatrième ouvrage. 

Et quels sont vos goûts littéraires et vos prochains projets ?

Comme dit précédemment, je ne fais pas de hiérarchie entre les genres. Ainsi, en littérature américaine, je préfère de loin Chandler, Thompson ou Westlake à Hemingway car j’ai une passion pour les grands de la Série Noire. Malgré tout, comment ne pas être influencé par les géants de la littérature du XIXe siècle ? Ils ont inventé tout ce que j’aime, humour compris, de Balzac à Zola. Avec en tête le boss absolu : Flaubert. J’adore aussi Marcel Aymé, PG Woodhouse, Constance Debré, Emma Becker, ou Le Petit Nicolas ! Eclectique, comme je le disais. Il n’y a qu’un genre qui me rebute, c’est le genre à tendance gnangnan assorti d’une philosophie de pacotille. Exemple : je sais qu’il existe une quasi-unanimité autour du Petit Prince de Saint Exupéry. Moi, je ne supporte pas. Je me paie d’ailleurs vaguement sa tête dans l’Émeraude. Je pourrais en citer d’autres, plus contemporains, mais chacun lit ce qu’il veut, vive la liberté !

Fidèle au plaisir des explorations documentaires, je m’éloigne en ce moment des univers urbains pour élaborer une histoire qui se déroule entre la Drôme et le Vaucluse. Pour les besoins de ce prochain livre, j’approfondis mes connaissances botaniques. Déjeuner avec M. Vigouroux, le pape de la littérature sur le platane, flâner dans la bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle de Paris, aller admirer un spécimen unique à Kew Gardens, ça m’habite et ça m’instruit. C’est ce que j’adore transmettre à mes lecteurs. Avec humour et un zeste de noirceur quand même.

L’Emeraude de Levallois, Pierre Berville ; éd. Télémaque ; 275 pages

L'Émeraude de Levallois

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