La chanteuse et comédienne Caroline Loeb a été l’une des créatures peuplant les nuits du Palace dans les années 1970-1980. Dans la boîte mythique du Faubourg-Montmartre, le Tout-Paris se mêlait à des inconnus hauts en couleur dans un tourbillon de fêtes, de sexe, de drogue et de créativité.
Chanteuse, comédienne, metteuse en scène, auteure, Caroline Loeb a été l’une des nombreuses créatures de la nuit qui peuplaient le Palace. Plus qu’une boîte de nuit, cet endroit fut un monde, un esprit, un mode de vie, une grande famille. Dans ce lieu naissaient des amitiés, des bandes, des spectacles, des albums, des mannequins, mille projets. Un vent de folie et de liberté y soufflait. Des années folles dont elle se souvient pour nous.
Causeur. Comment avez-vous intégré la bande du Palace ?
Caroline Loeb. Je venais d’avoir mon bac et j’étais ouvreuse à l’Olympic, le cinéma de Frédéric Mitterrand qui avait été mon prof à l’École bilingue. Le Palace n’existait pas encore. Un soir, avec un ami, je décide d’aller pour la première fois au Sept, une boîte homo très à la mode rue Sainte-Anne, tenue par Fabrice Emaer, futur créateur du Palace. À l’époque, c’était la rue homosexuelle de Paris. Il y avait trois clubs gay : Le Sept, le Colony et le Club 18. Le soir, sur les trottoirs de la rue, des mecs faisaient le tapin. Avec mon copain, nous sommes entrés sans difficulté dans le club situé au numéro 7 de la rue. À l’intérieur, il y avait le Tout-Paris. Les gens étaient beaux et élégants. Ça respirait la fête et le chic. Nous sommes instantanément tombés amoureux de la musique de Guy Cuevas, qui était le DJ permanent là-bas, et qui deviendrait ensuite le DJ mythique du Palace. Il passait évidemment du disco, mais aussi des bruits d’explosions, des bruits d’oiseaux, la voix de la Callas, il mélangeait absolument tout. Cuevas a inventé le métier de DJ. Lorsqu’il était aux platines, non seulement nous dansions comme des fous, mais nous vivions un film sonore. Il a tout de suite été évident que cet endroit serait celui dans lequel nous passerions désormais toutes nos soirées.
Qui rencontrait-on au Sept ?
Dans le premier salon, à droite en entrant, on apercevait souvent Le Luron, Chazot et Sapritch qui se racontaient des histoires et dont les rires éclataient. À gauche il y avait la salle de restaurant où étaient attablés Noureev, Warhol, Saint Laurent, Kenzo, Michel Guy (alors ministre de la Culture, mais tous les soirs au Sept !). Fabrice Emaer – toujours très élégant – accueillait lui-même les clients, avec un mot adorable pour chacun, stars ou inconnus. On descendait les escaliers étroits pour arriver au sous-sol où il y avait la boîte. Il y avait des miroirs partout, et au plafond des néons de toutes les couleurs qui clignotaient jusqu’à l’aube. C’était un endroit hors du temps où régnait le chic, la drôlerie, la fête et la légèreté. L’esprit pédé de l’époque quoi : spirituel, décadent et glamour ! Dans cette ambiance, je me suis tout de suite sentie chez moi. J’y étais donc tous les soirs.
Mais vous gagniez assez d’argent pour sortir tous les soirs dans un endroit aussi chic ?
Non, je n’avais pas un rond. Mais comme nous avions vite sympathisé avec les habitués du lieu, il y avait toujours quelqu’un pour nous payer des coups ! Le rapport entre les gens connus et ceux qui ne l’étaient pas, entre les riches et les fauchés, était très simple. Nous, nous étions jeunes et inconnus, les gens riches trouvaient normal de payer pour nous. Fabrice Emaer lui-même nous offrait des verres. Il y avait trois cercles principaux qui régnaient au Sept : le cercle Saint Laurent, le cercle Kenzo et le cercle Lagerfeld. Mais il y avait aussi des gens comme moi, qui n’étais personne mais qui plaisais au patron. Et j’ai rapidement flirté avec les cercles Kenzo et Saint Laurent.
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Ainsi, vous faisiez la fête tous les soirs ?
Oui, mais j’y ai aussi appris beaucoup de choses. C’était le lieu de l’intelligentsia gay. Les homos qui étaient là étaient tous extrêmement cultivés. On riait, on buvait, on se droguait, on dansait, mais les conversations étaient passionnantes, autour du cinéma par exemple. Tous ces gens ont fait une grande partie de ma culture. Nous avions notamment de grandes conversations sur les films de Mankiewicz ou de Cukor. Bette Davis, Marlene Dietrich et Tallulah Bankhead étaient nos idoles dont on citait les bons mots… Et puis, c’est en faisant la fête avec tous ces gens que j’ai été engagée au théâtre pour la première fois. J’y croisais tous les soirs Paloma Picasso flanquée de son mari Raphaël Lopez-Sanchez et Javier Arroyuelo, les Argentins du groupe TSE dont j’avais adoré les premiers spectacles. Je leur ai dit que j’adorerais travailler avec eux et ils m’ont écrit six rôles dans leur pièce Succès, dont Paloma signait costumes et décors. C’est aussi au Septque j’ai rencontré mon premier grand amour, Thadée Klossowski, le fils de Balthus, qui s’est ensuite marié avec Loulou de la Falaise, muse de Saint Laurent, et dont j’ai été le témoin de mariage ! C’est aussi là que Loulou m’a aidée à obtenir un job de vendeuse chez Kenzo qui venait d’ouvrir sa boutique place des Victoires. Le Sept, puis le Palace étaient des endroits où tout se passait. J’y ai aussi vu des concerts mémorables. Il faut savoir qu’avant d’être LA boîte de nuit à la mode, le Palace était depuis les années 1920 un music-hall où s’étaient produits de grands artistes tels que Polaire ou Maurice Chevalier. La scène ayant été conservée quand il a été transformé en boîte par Emaer, j’y ai vu des shows époustouflants de Grace Jones, Tom Waits et Tina Turner !
Y avait-il réellement un grand mélange au Sept ? Était-il facile d’y entrer sans être riche ou célèbre ?
Si votre personnalité plaisait au physio ou à Fabrice Emaer, on vous laissait entrer ! C’était un club select, mais la sélection ne se faisait pas sur l’argent. En revanche, comme l’endroit n’était pas immense, il y avait une sélection assez pointue. C’est vraiment au Palace que Fabrice Emaer a ensuite pu réaliser le grand mélange dont il rêvait.
Vous étiez à l’ouverture du Palace ?
Évidemment ! J’ai fait l’ouverture en 1978 ! J’y suis allée avec Thadée qui, avec Loulou de la Falaise, faisait partie de la bande Saint Laurent. J’étais donc dans leur sillon. Et à partir de ce jour, j’ai fait la fermeture de l’établissement tous les soirs pendant des années. Au bout de quelque temps, j’y ai même eu ma table, en haut des grandes marches.

Tous les soirs, réellement ?
Oui, pendant à peu près dix ans, j’étais tous les soirs en boîte de nuit, quasiment sans jour de relâche ! C’était notre vie. Le soir danser, boire, rire, baiser. Et les week-ends aller chiner aux puces des fringues marrantes pour sortir le soir. Tout ça sans vraiment gagner d’argent ! Aujourd’hui encore je me demande comment j’ai tenu et je n’arrive pas trop à me l’expliquer. Ça s’est fait comme ça. Tout roulait, c’était facile. On était insouciants, on se débrouillait toujours. Ça paraît fou aujourd’hui. Et puis, au Palace comme au Sept, je ne payais presque jamais. Fabrice Emaer, les barmans et les fêtards plus riches que nous étaient toujours là pour nous payer des tournées. J’appartenais à cette petite faune de personnages qui n’étaient pas des célébrités, mais qui faisaient l’esprit de l’endroit et que la direction rinçait à l’œil. Nous faisions partie du décor. Il y avait notamment Edwige Belmore, Paquita Paquin, Jenny Bel’Air, Christian Louboutin, Eva Ionesco, Farida Khelfa, Philippe Gautier qui a ensuite réalisé les clips des Rita Mitsouko et celui de ma chanson, C’est la ouate… Tous ces gens ont fait le Palace et le Palace les a faits. Et puis la chose inédite, c’était que dans cet endroit en vogue où tout se passait, la banlieue entrait ! Si des jeunes banlieusards se présentaient lookés, avec une personnalité forte et originale, ils avaient toutes les chances d’être admis. Fabrice Emaer était de gauche et voulait faire du Palace une utopie ! Et ça a fonctionné. Il y avait des Noirs, des Blancs, des Arabes, des pauvres, des riches, des homos, des hétéros, et tout ça, dans un grand délire et dans un style absolument éblouissant. C’est dingue de se dire qu’à cette époque, des petits jeunes de banlieue qui sortaient de nulle part et qui n’avaient pas une thune pouvaient le soir croiser Warhol, danser avec Paloma Picasso ou Saint Laurent et boire des coups avec Mick Jagger, Aragon ou Roland Barthes.
À vous entendre, le Palace était un ascenseur social !

Bien sûr. Vous n’étiez rien, vous arriviez au Palace, vous faisiez la fête avec des gens que vous ne connaissiez pas, et ces gens, parfois, vous engageaient pour être mannequin, chanteur ou acteur. C’était des années très faciles, franchement. Mon tube La Ouate s’est fait comme ça, avec mon copain Pierre Grillet qui était l’un de mes potes de boîte. Quelques paroles écrites sur un carnet, deux ou trois allers-retours sur le texte, une maquette réalisée par Philippe Chany que j’avais croisé dans le studio de Mondino à l’époque où je travaillais avec lui comme styliste photo, puis un coup de fil à mon ami Stephan (celui qui m’a emmenée au Sept la première fois) pour récupérer les 3 000 francs qui manquaient pour aller en studio, et c’était fait ! Au Palace, tous les milieux artistiques étaient réunis : la mode, le cinéma, le théâtre, la musique, la photographie, la peinture… C’était un immense bouillon de culture, gai et incroyablement créatif. Et puis il y avait de l’argent, et il circulait…
J’ai entendu dire qu’à l’époque, vous faisiez des strip-teases forains. Qu’est-ce que c’était exactement ?
Des strip-teases dans les fêtes foraines ! Une ancienne strip-teaseuse dénommée Zezette en était l’organisatrice. Elle avait un petit camion qu’elle trimballait d’une fête à l’autre, dans le Sud, et dans lequel elle faisait faire des strip-teases à des filles qu’elle engageait. Pour quelques week-ends, j’ai été de celles-là. Au cul du camion, elle avait installé une petite estrade sur laquelle nous nous trémoussions sur de la musique pour appâter le client. Pour nous voir nous désaper sous la tente attenante au camion, les types devaient payer dix francs. On gagnait un peu de sous pour nous acheter des fringues ou se payer des coups et le lendemain soir on se retrouvait sur la piste de danse du Palace avec le Tout-Paris ! Marie Beltrami, Paquita Paquin et même Sophie Calle l’on fait ! On était en roue libre et punks dans l’âme.
Et la drogue ?
Tout le monde en prenait. Ça faisait partie de notre mode de vie. Alors, évidemment qu’avec la drogue on se perd, je n’ai pas que des bons souvenirs de tout ça… Mais ces années-là auraient-elles été aussi festives sans ça ? Ce qui est sûr, c’est que je n’ai aucune nostalgie de la défonce. Je ne vais pas dire que c’était génial, mais ça faisait partie du truc. On sortait, on dansait, on se défonçait, on baisait. Ça, on baisait à l’époque ! Les pédés couchaient avec des filles, les mecs hétéros avec des pédés, les filles avec des filles… enfin, on faisait tout ! Ça circulait ! Le sida a sifflé la fin de la récré. Ça a été une sacrée gueule de bois !
Et vos parents ? Que disaient-ils de tout ça ?
Ils ne comprenaient pas très bien ce qu’on faisait et étaient eux-mêmes très occupés à jouir sans entraves… Il ne faut pas oublier que c’est peu de temps après Mai 68 et que tous les codes sociaux avaient explosé. Je me souviens qu’un lendemain de soirée, alors qu’on voyait bien que j’avais exagérément fait la fête toute la nuit, mon père avait eu pour unique question : « Et comment va Paloma ? » Le plus dur, ça a été pour les très jeunes comme Cyrille Puttman, le fils d’Andrée qui avait fait la déco du Palace, et Eva Ionesco qui en a d’ailleurs fait un très beau livre intitulé Les Enfants de la nuit. C’étaient des enfants lâchés dans ce monde nocturne décadent et sans limites. Ils l’ont payé cher.
Je sais que vous n’aimez pas le passéisme, mais si vous deviez choisir entre avoir 20 ans dans ces années-là et aujourd’hui, que choisiriez-vous ?

C’est difficile de répondre. Mais je pense que c’était plus facile et plus fun à l’époque dans les années Palace. Malgré le côté un peu trash, il y avait aussi une légèreté qui s’est un peu perdue. Aujourd’hui la période est assez puritaine, une certaine morosité s’est installée. Les dernières fois où je suis allée dans une boîte de nuit, j’étais frappée par le conformisme qui y régnait ; tout le monde était habillé pareil, un modèle de fille et un modèle de garçon, point. Ken et Barbie. Il y a un véritable conformisme dans tous les milieux, que ça soit un conformisme rock, baba ou BCBG. Quand j’avais 20 ans, on était tous différents. Au Palace, on était des personnages, des pièces uniques. C’était d’ailleurs la condition pour y entrer. C’était notre théâtre !
A partir du 9 juin, diffusion du podcast « La chute de Lapinville »