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«Trolls» de Pierre Cormary: de la haine et du style


«Trolls» de Pierre Cormary: de la haine et du style
L'écrivain et gardien de musée Pierre Cormary publie "Trolls". DR.

Notre ami Pierre Cormary serait-il un brin masochiste ?


Non seulement Pierre est un ami, mais nous avons le même éditeur : voilà deux bonnes raisons de ne rien écrire à son sujet. Mais je suis peu coutumier des panégyriques habituels, avec leurs litanies d’épithètes convenues, où le moindre romanticule de la rentrée littéraire se révèle le chef-d’œuvre du siècle. J’espère donc qu’on me pardonnera cette présentation dépassionnée de son ouvrage. Car, ami ou non, Troll (éditions unicité, 2025), ce court texte sur les attaques que l’auteur d’Aurora Cornu a subies dans les années 2010, mérite, je crois, un compte rendu.

Le seigneur des ratés

Ah, Pierre Cormary, voilà un homme qui, s’il ne s’aime pas vraiment, met quand même beaucoup d’orgueil dans ce désamour. Quel drôle d’enfer que ce mépris de soi qui prend soin de parader devant la terre entière comme d’autres se rengorgent devant vous de leur chemise à la mode ou de l’acquisition de leurs dernières paires de chaussures ?

Pierre Cormary se doit ainsi d’être le grand champion du ridicule ou encore insurpassable dans le masochisme, comme le dit de lui un grand écrivain. Alors, certes, il est paresseux. Mais il l’est quand même à la manière d’un « sous-Des Esseintes épuisé par la vie ». Il vous parle luxure, et c’est tout de suite Alfred Hitchcock. Quant au sexe, il donne à notre héros et ami le vertige comme « James Stewart dans Sueurs froides ». Tout péché se voit sauvé de l’humiliation par le grandiose. On accepte bien d’être pouilleux, mais à condition d’être le plus divin des pouilleux et en la plus sainte compagnie.

D’ailleurs, son écriture elle-même est pleine de ce paradoxe dans la vanité. Elle poétise ses mauvaises manies et veut prêter du génie à ses vices. L’oxymore y représente moins une figure de style que l’expression la plus exacte de son rapport compliqué à lui-même. De là, ses héroïnes restent « ambiguës », la justice de Dieu se découvre « hideuse », sans oublier, à tout seigneur tout honneur, la vanité devenant chez lui « candide ». 

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Mais personne ne s’y trompe : de l’aveu même de l’auteur, il joue à sa propre crucifixion « dans le but mauvais d’émouvoir le chaland et provoquer éventuellement la pitié érotique de ces dames — avec l’espoir fou que l’une d’elles monte sur [sa] croix [lui] retire [sa] couronne d’épines et nettoie [ses] plaies avec sa langue ».

L’attaque des salauds

Hélas, mettre en scène sa faiblesse n’éveille pas toujours la compassion. Comme l’écrit Pierre Cormary dans son livre, « ce n’est pas parce que vous vous traitez mal qu’on va vous traiter bien ». L’aveu peut exciter le sadisme. La confession peut entrer en résonance avec la perversité de l’autre. Terrible vérité que Pierre Cormary va apprendre à ses dépens en 2011 et qui va lui offrir la matière de son livre, Troll.

Ce dernier ouvrage décrit par le menu comment un groupe d’individus, après la découverte de son site internet, Soleil et Croix, a tenté de le pousser à la dépression et au suicide. Il ne s’agissait pas juste de le tuer virtuellement, avec une « nazification de son blog, copie porno de son Facebook, fiche Wikipédia négationniste avec tous les liens identitaires extrémistes possibles», mais en outre de le diffamer sous sa véritable identité, et de le harceler jusque sur son lieu de travail.

Simples jeux cruels ? Peut-être. Mais s’exprime là aussi une confrontation entre deux visions du monde, voire deux ambitions d’écriture.

Car quand Alberich von Grimmelshausen, pseudonyme du chef de file des trolls, ces internautes qui veulent lui faire la peau, décrit Pierre Cormary, comme un mec « qui se la joue Flaubert alors qu’il est un condensé de Charles Bovary, d’Homais et de Bouvard et Pécuchet » ou encore lorsqu’il affirme qu’il y a des types « qui passent l’envie de manger quand on les regarde bouffer. Lui, je vous jure, il passe l’envie d’écrire », on comprend que l’enjeu est immédiatement littéraire.

Le dégoût, d’Alberich von Grimmelshausen est celle d’une certaine droite intellectuelle. Une droite à l’écriture martiale, sérieuse, du mot juste, de l’affirmation virile de soi, qui défend le sublime et la reconquête esthétique. Et si parfois on verse dans l’excès, ce n’est que pour vitupérer dans l’attaque pamphlétaire, à la manière de Bloy. Car l’homme de droite est l’homme de l’ordre social. C’est l’homme des convenances et de la respectabilité. Les trolls se permettent les logorrhées les plus infamantes contre Pierre Cormary que par obsession de la norme. Ils souhaitent le châtier pour son impudeur,  son obésité physique qui serait le reflet de l’épaisseur de son esprit, et son immoralité générale et ouvertement assumée. Ils espèrent faire rendre gorge, surtout, à cette mise à nu de soi et de ses faillites intimes, qui va de Jean-Jacques Rousseau à Emmanuel Carrère. Ils brûlent d’anéantir ce qu’ils devinent en Pierre Cormary de mollesse, de positions gentiment raisonnables et fort peu contre-révolutionnaires, tout ce qui sent la pantoufle et même, osons le mot honni, la prose presque sociale-démocrate, d’autant plus impardonnable que l’auteur se prétend homme de droite.

À l’écriture personnelle de ses doutes et de ses défauts, répond donc une littérature du pastiche malfaisant, de la caricature oiseuse, du pamphlet ordurier, ou autrement dit, une écriture de la cruauté. Une écriture qui va littéraliser les discours de l’adversaire, feindre de les prendre au pied de la lettre pour mieux les piéger et les tordre dans l’injure. Alors, ce qui se voulait à l’origine une catharsis, une mise à distance tendre et amusée de ses pulsions, se voit retirer toute dimension littéraire, pour être retourné contre l’auteur et le salir.

Quand un masochiste rencontre des pervers

Mais Troll offre aussi à lire le récit d’un véritable jeu d’enquête, mené par Pierre Cormary, afin de démasquer ses harceleurs et faire cesser leurs agissements. Cependant cette résistance angoissée et naturelle, ne se départ pas toujours, et c’est peut-être la dimension morale la plus intéressante de cet ouvrage, d’une sorte de fascination de la victime pour ses bourreaux. Une part du narrateur condamne quand une autre applaudit. C’est toute une pente masochiste qui, au long de cette histoire, est prête à sympathiser avec les forces qui tentent de l’annihiler.

Car au fond, s’interroge le Pierre Cormary d’il y a quinze ans, ses trolls n’ont-ils pas raison de le mépriser, lui et ses petites phrases sans œuvres ? Ne font-ils pas que le renvoyer à sa nullité fondamentale ? N’a-t-il pas mérité sa damnation ? Peut-être a-t-il rencontré avec eux ses anges exterminateurs, et que toute leur entreprise n’est qu’une vaste démystification de sa personne d’écrivaillon ? Peut-être qu’il est bien, après tout, ce crapaud qui ose se croire aussi gros que le bœuf et qui doit s’en trouver châtié ?

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Mais la fascination ne s’exerce pas que dans un seul sens. Que recherchent, en effet, ces gens qui mettent tant d’ardeur à détruire un anonyme ? On ne déteste pas à ce point quelqu’un qui nous demeure indifférent. Il y a fort à parier que cette tentative de meurtre symbolique cache une jalousie littéraire.  Car Pierre Cormary est un homme qui ose écrire et donc, qui ose vivre. Un homme qui n’est pas dans la paraphrase, mais dans l’appropriation des auteurs qu’il aime. Il est déjà dans la construction d’une œuvre propre. Affirmer sa singularité, n’est-ce pas exister dans le monde, quand l’exercice de la violence contre autrui est souvent une faiblesse déguisée ?  Et peut-être même que celui qui est dans la négation de sa faiblesse, et de là d’une part de son humanité, ne peut réellement espérer devenir écrivain.

La force vitale n’est donc pas là où on la croit. C’est bien du moins la belle morale de ce livre que de saluer le triomphe d’une écriture de son humanité faillible, face à une prose d’éternels étudiants, de poseurs impuissants à trouver en eux assez de substance pour dépasser le stade du pastiche et de la singerie d’une énergie créatrice qui leur échappe.

Pierre Cormary nous livre en définitive une œuvre originale, entre récit et fiction, confession et fable, où le faux sert à dire le vrai. Un ouvrage qui explore, par des réflexions d’une grande finesse, notre rapport complexe aux identités virtuelles.

180 pages.

Trolls

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