Mario Vargas Llosa a débité pas mal de banalités sur la liberté, l’oppression, la barbarie et l’engagement politique de l’intellectuel. Mais dans ses romans, le prix Nobel de littérature a aussi écrit des pages magnifiques sur les liens qui unissent l’homme et la femme, dont des passages furieusement érotiques
Il en a parlé jusque dans son dernier roman (2023), sur fond de valse péruvienne, en prenant garde, cette fois, de ne choquer « ni les grand-mères ni les curés ». En 2021, dans un petit ouvrage facétieux sur la débandade de la vieillesse (Les Vents), il se disait effrayé de voir que les jeunes adultes n’accordaient plus à l’amour physique la place qu’il lui avait donnée à leur âge. Une dizaine d’années plus tôt encore, il avait eu cette comparaison flaubertienne mâtinée de sex-appeal latino en recevant le prix Nobel de littérature (2010) : « Écrire, c’est comme faire l’amour avec la femme aimée, des semaines et des mois durant. »
Le 13 avril 2025 mourait à 89 ans le grand romancier péruvien Mario Vargas Llosa, né en 1936 à Arequipa, dernier représentant de ce que l’on a appelé, dans les années 1960 et 1970, le « boom » littéraire latino-américain. Entre pas mal de banalités sur la liberté, l’oppression, la civilisation, la barbarie et l’engagement politique de l’intellectuel, toutes débitées sur le ton charmant de la narration et, pour bon nombre d’entre elles, copieusement étalées pendant trente ans dans le quotidien espagnol El País, Mario Vargas Llosaécrivit dans ses romans de magnifiques pages sur l’homme, la femme et le lien de sexe et d’âme qui les unit parfois. Des pages à faire pâlir d’effroi les surfeuses et surfeurs de la vague #MeToo, les signataires du consentement avec accusé de réception, les bruyants dignitaires de la sexualité préfixielle (a-, trans-, bi- et autres pansexuels), ainsi que la petite troupe de diplômés ès troubles identitaires à l’affût de l’ultime coït hétérosexuel occidental.
Premiers émois d’un futur Nobel
Ses premiers écrits érotiques, Mario Vargas Llosa les rédigea, adolescent, au collège militaire Leoncio Prado de Lima, un lieu âpre où il s’agissait de « penser à ses couilles avant de penser à son âme » (La Ville et les Chiens). Un peu sommaires, ils lui firent toutefois gagner des cigarettes en douce ainsi qu’une solide réputation de poète auprès de ses camarades : « La femme gémissait, se tirait les cheveux, disait “assez, assez”, mais l’homme ne la lâchait pas ; de sa main nerveuse il continuait d’explorer son corps, il la déchirait, il la pénétrait […]. La femme pensa que ce qu’il y avait eu de meilleur, c’était les morsures finales et elle se réjouit en se rappelant que l’homme reviendrait le lendemain. » Le futur Prix Nobel et académicien jugea probablement nécessaire, par la suite, de peaufiner sa verve érotique et de donner à l’âme un rôle un peu plus substantiel dans cette affaire. La vie et la fiction passèrent par là, les deux se mêlant avec bonheur chez cet écrivain pour qui la bonne littérature est toujours « un défi au réel » (Dictionnaire amoureux de l’Amérique latine) et chez cet homme dont la vie fut plutôt romanesque. De la prostituée brésilienne à qui il doit « ses premiers pas au labyrinthe mystérieux du désir » (Le Poisson dans l’eau), jusqu’à ses amours tardives avec la très médiatique Isabel Preysler, en passant par sa tante Julia et sa cousine Patricia qu’il épousa successivement au mépris de l’émotion familiale et des cinq balles dans la peau que son père lui promit en cadeau de mariage, Mario Vargas Llosa aima les femmes, « fantasma sur elles sans éprouver de gêne ou de culpabilité », et n’eut de cesse de l’écrire dans ses romans.
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Ce qu’il a couché sur le papier sent le corps avec un supplément d’âme. Avec lui, l’homme ne se contente pas d’une « relation sentimentale un peu terne avec une femme séduisante, sympathique, abstème, végétarienne et catholique convaincue » (Tours et détours de la vilaine fille). Il veut tenir la femme dans ses bras, l’embrasser, la mordre, lui faire l’amour dans « une chambre étroite aux murs roses piquetés d’images pornographiques et religieuses » et « la faire rougir comme une paysanne ». Il veut « respirer son odeur », « boire sa salive », « lécher son palais et ses gencives », « coller son oreille à son nombril pour écouter les rumeurs profondes de son corps », « sentir la secrète vie de ses veines et sa peau tiède battre sous ses lèvres », la faire jouir étendue sur le dos, « les cuisses ouvertes pour faire une place à sa tête », « savourer la fragrance qui sourd de son ventre ». Bref, « l’aimer comme un homme et se foutre de tout le reste ». L’amoureux est un sentimental qui hésite entre se rendre intéressant avec deux-trois théories érotico-biologiques sur le désir instinctif (La Tante Julia et le Scribouillard) et déclarer à la femme aimée : « Je te veux et te désire de toute mon âme, de tout mon corps » (Tours et détours…). Dans les deux cas, il est le strict opposé du tyran, de l’homme de pouvoir, de celui qui, comme le dictateur dominicain Rafael Trujillo (1891-1961) dont il brosse le portrait grandiose dans La Fête au Bouc, a des « couilles glacées » quand il s’agit de faire tuer Untel, mais des « testicules en ébullition » à l’idée de pouvoir encore, malgré « l’urine qui glisse de sa vessie sans demander l’autorisation de sa prostate morte », enfoncer sa « petite pointe visqueuse et chaude » dans la bouche d’une « belle poupée défaillant de plaisir dans ses bras » et « faire crier comme autrefois une petite femelle » dans le lupanar de la Maison d’Acajou.
L’écrivain démasqué ?
La question n’est pas de savoir si Mario Vargas Llosa a été l’homme de ses livres. Il l’a joliment formulé : l’écriture d’un roman est un strip-tease à l’envers, le romancier fait croire qu’il se met à nu alors même qu’il se déguise. Qu’on l’imagine en fou d’amour si l’on veut, en sentimental romantique ou fleur bleue, en vassal aux pieds d’une souveraine indifférente à ses mièvreries ou juste amoureux de Dorothy « parce qu’elle est très compréhensive et le laisse chanter au lit » (Les Cahiers de don Rigoberto). Les plaisantins qui l’ont rebaptisé « Mario Viagra Llosa », suite à sa toquade pour la reine de la presse du cœur, ne l’ont pas davantage décontenancé : héritier de la grande tradition baroque espagnole, de son obsession de la finitude et de la décomposition, il leur a répondu avec un humour ravageur en se présentant dans Les Vents comme « l’homme-caca », un vieillard gâteux, incontinent, incapable de retrouver son chemin et radotant inlassablement les mêmes histoires.
Au lendemain de la mort du romancier, le lyrisme présidentiel français – que doivent redouter tous ceux qui pourraient prétendre, par un malheureux hasard du calendrier, à un tweet funèbre de ce cru – dit de celui qui regrettait de ne pas voir les présidents s’afficher avec des écrivains ou des philosophes, qu’il avait opposé « la liberté au fanatisme, l’ironie aux dogmes et un idéal farouche aux orages du siècle ». La liste est incomplète : Mario Vargas Llosa opposa aussi l’érotisme au sexe contemporain qui lui semblait trop facile d’accès pour être désirable. Un érotisme dont il nous a laissé une belle définition dans son essai sur La Civilisation du spectacle et dans l’ensemble de sa création romanesque : ou comment faire de l’amour physique une œuvre d’art.
L’érotisme contemporain, entre fluidité et incertitude
L’érotisme a-t-il encore sa place dans une société comme la nôtre ? Pas sûr que l’exploration secrètement virtuose du labyrinthe du désir soit compatible avec l’impératif de bien-être, y compris sexuel, venu compléter la liste des fameuses « cases à cocher » pour prétendre jouir dans la dignité. Pas sûr non plus que le goût de l’autre soit au bout de l’exténuante aventure ascético-égoïste qu’on nous vend sous le nom frauduleux (et laid) de « lâcher-prise », avec son régime « Comme j’aime », sa séance de gymnastique spirituelle et son « atelier masturbation ». Pas sûr enfin que la jeunesse, biberonnée dès l’enfance aux images pornographiques (40 % des enfants y sont confrontés avant la fin du primaire et quasiment 100 % à la fin du collège selon un rapport sénatorial de 2021), mais sevrée depuis belle lurette de « l’orgie perpétuelle » (Gustave Flaubert) des grands textes littéraires, donne à la définition de l’érotisme le même sens que Mario Vargas Llosa. Société de « l’épuisement du désir » (Michela Marzano), société schizophrène du « revenge porn » et de la « gênance » : les images pornographiques se sont naturellement invitées dans le harcèlement entre adolescents, mais un baiser donné entre deux lignes d’un roman a de fortes chances d’être jugé « gênant » par une majorité d’élèves. Rassurons-nous, l’enquête « Envie », récemment menée par la sociologue Marie Bergström et réalisée auprès d’un échantillon d’environ 10 000 personnes âgées de 18 à 29 ans en France métropolitaine, montre que la « sexualité qui vient » contredit autant l’idée reçue d’hypersexualité (génération Tinder) que celle de récession sexuelle (génération No Sex). Elle revendiquerait plutôt une plus grande fluidité dans les relations amoureuses – du « crush » (amour fantasmé) à la « rencontre IRL » (« In Real Life ») – et dans la manière de « faire couple » (sans « mise en union cohabitante » systématique).
La voilà enfin notre définition contemporaine de l’érotisme.
À lire parmi les œuvres de Mario Vargas Llosa
La Ville et les Chiens (La ciudad y los perros, 1963, trad. Bernard Lesfargues), Gallimard, 1966, 528 pages.
La Tante Julia et le Scribouillard (La tía Julia y el escribidor, 1977, trad. Albert Bensoussan), Gallimard, 1979, 400 pages.
La Fête au Bouc (La fiesta del Chivo, 2000, trad. Albert Bensoussan), Gallimard, 2004, 592 pages.
Les Vents (Los vientos, 2021, trad. Albert Bensoussan), L’Herne, 2023, 184 pages.
Dictionnaire amoureux de l’Amérique latine, Plon, 2005, 756 pages.
À paraître à l’automne, la traduction française de Le dedico mi silencio, 2023, 312 pages.
Ou ne pas lire
Marie Bergström (dir.), La sexualité qui vient : jeunesse et relations intimes après #MeToo, La Découverte, 2025, 392 pages.
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