L’écrivain sort L’Emeraude de Levallois, un roman noir captivant et très réussi, sur l’univers du trafic des voitures anciennes. L’auteur nous révèle tout, notamment sur sa façon de travailler. Entretien.

Causeur. Le garage L’Emeraude, de Levallois-Perret, existe-t-il ? Votre roman est-il pure fiction ou comporte-t-il quelques parties de pure réalité ?
Pierre Berville. Mon livre est une fiction, et le garage de l’Emeraude est un lieu imaginaire. Mais, selon la formule de Jean-Patrick Manchette : « Ces faits sont imaginaires. Ils ne sont pas inimaginables »… Comme souvent dans le genre noir, L’Émeraude de Levallois est basé sur une réalité. Par décision de Napoléon III, la ville de Levallois-Perret avait été créée pour accueillir les nouvelles industries mécaniques et protéger ainsi Paris de la pollution. Et, avec quelques autres cités de la banlieue Ouest de Paris, Levallois est devenue une capitale de l’automobile et des taxis, et de leur entretien. Pour perpétuer cette tradition, il reste encore plusieurs établissements assez semblables à l’Emeraude.
Plus fort encore, peu après la sortie du livre, j’ai eu l’émerveillement de découvrir un établissement extraordinaire : le garage de Staël. Il est situé à Clichy, ville immédiatement voisine de Levallois, avec un nom prédestiné pour les littérateurs, même si l’endroit ressemble peu à un salon littéraire… C’est le sosie bien réel de mon garage de l’Emeraude, avec une Ferrari Daytona en attente d’être repeinte qui traine sous la poussière, plusieurs Porsche de collection en cours de restauration, une sublime Aston Martin et une calandre d’AC Cobra dans un coin. Et aux commandes, Stéphane, son patron d’une classe folle, et la fascinante Cécile Malardier, qui lui succède dans les lieux ; deux évocations de Max et Bonnie, les deux principaux protagonistes de mon livre. Une fois de plus, selon l’expression d’Oscar Wilde, la nature a (presque) imité l’art.
Comment vous est venue cette histoire ? Auriez-vous une passion cachée pour la mécanique ?
Ma règle d’or, c’est ne pas ennuyer mes lecteurs. Et de ne pas raconter de calembredaines sur les éléments documentaires. J’adore donc étudier les lieux, les détails géographiques, les métiers des personnages que je mets en scène. Dans La Ville des ânes, mon précédent roman, j’avais étudié en profondeur deux univers : le monde notarial et la promotion immobilière, ce qui m’avait passionné.
En abordant la conception de L’Emeraude de Levallois, j’ignorais quasiment tout de la mécanique, mais je trouvais que cet univers cadrait très bien avec la vérité des lieux. Je me suis abonné à des revues spécialisées (comme Gazoline, très bien !), n’ai pas raté une seule émission de télé sur le sujet. Surtout, je me suis renseigné à fond auprès de plusieurs professionnels de l’auto, en général aussi passionnants que passionnés. Tout comme – avec l’aide de la grand maître internationale Almira Skripchenko – j’ai bien creusé la psychologie échiquéenne, en particulier autour d’une partie mythique, celle de Tal et Botvinnik, Il y a aussi une ou deux pages inattendues à propos du bitcoin. Mais tout ceci, pour poussé qu’ait été ce travail, ne fait que former le décor. Le roman noir, quand il est réussi, c’est d’abord un bon roman de mœurs et une intrigue bien construite. Le parcours des personnages y est fondamental.
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« Innombrables magouilles »
Vous semblez très bien connaître la ville de Levallois ; y résidez-vous ?
J’ai grandi à Clichy. J’ai vécu à Rueil, Suresnes, Nanterre et Neuilly. J’ai vu toutes les transformations de cette banlieue si fascinante sur tous les plans, historiques (même préhistoriques !), artistiques, urbanistes, architecturaux et sociaux, loin des clichées habituels sur les « quartiers ». Un univers tout près de Paris, au pied de La Défense et de ses innombrables magouilles, mais pourtant singulier et attachant, un creuset formidable d’origines et de statuts sociaux. Petit, mon père m’emmenait en promenade au Cimetière des chiens à la sortie du pont d’Asnières. J’adore Caillebotte, ce peintre génial et généreux, protecteur des impressionnistes, qui avait sa maison de bord de Seine, elle aussi à Asnières, en bordure de Gennevilliers. Sans trop réfléchir, j’ai eu envie de situer mon premier roman noir dans cette banlieue-là. J’y ai pris un tel plaisir (et le public l’a partagé) que pour le suivant, je n’ai pas voulu quitter le coin.
Votre roman contient des personnages plus vrais que nature…
Max et Bonnie, les amants aux portes de l’âge mûr qui forment le cœur de cette histoire, sont évidemment mes préférés. Max est un descendant des premiers taxis, des aristocrates russes établis ici. Ces exilés faisaient partie des rares qui savaient conduire des automobiles et devaient gagner leur vie. Et Bonnie, eh bien c’est Bonnie, une perle dans bien des domaines, sensuelle, drôle et imprévisible…
Mais j’ai aussi adoré voir émerger des figures secondaires – pas si secondaires que ça – tels que Mumu le flic mari de Bonnie, Moza, l’apprenti truand expert du jeu d’échecs, et la joyeuse Sylvie, meilleure complice de Bonnie. Avec une pensée aussi pour le Sarde, le salaud du livre, un être vraiment affreux, fondamentalement cruel. On dit en général que quand le méchant est réussi, l’œuvre est réussie. Là, j’ai mis toutes les chances de mon côté, ne trouvez-vous pas ?
« Amoureuse de l’amour »
La jolie Bonnie attire l’attention. Comment la définiriez-vous ?
Bonnie est une femme magnifique. Elle est attachante, intelligente, totalement libre, rayonnante et amoureuse de l’amour. Le livre se partage entre deux époques de sa vie à l’Émeraude. Celle de l’épanouissement totale de sa quarantaine, puis douze ans plus tard, celle de ses déprimes et de ses errances dues à des événements dramatiques…Avec le destin qui ne cesse de rôder.
Et Moza ? Qui est-il au fond ?
Je ne sais pas vraiment ; je n’en suis que le créateur ! Un bon personnage vous réserve toujours des surprises. Mais cette question m’a intéressé tout au long de l’écriture du roman. Je pense que par les temps qui courent, j’avais envie de rendre hommage à ses origines perses, à l’âme glorieuse et rebelle. Moza, diminutif de Mozaffareddine et non de Mozzarella, aurait pu vivre il y a des siècles à Chiraz ou à Ispahan… Comme les autres personnages, il est d’abord victime de la fatalité. Qui se montrera particulièrement ingénieuse et retorse à ses dépens.
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Vous semblez très bien connaître l’univers et les ruses des truands. Comment faites-vous ? Lectures ? Documentation ? Connaissances ? Lectures de faits divers ?
En réalité, je ne connais pas particulièrement l’univers des truands patentés. J’ai beaucoup lu sur le sujet, mais je me suis surtout amusé à extrapoler à partir de quelques observations que j’ai pu faire dans le monde des affaires et de la politique, fréquenté autrefois depuis mon ancien strapontin de publicitaire. D’ailleurs, dans mes livres, les truands le plus féroces ont tendance à s’exprimer comme certains chefs d’entreprise. Evidemment, toute ressemblance…
« J’ai grandi dans une HLM modeste »
Comment passe-t-on de la publicité (N.D.L.R. : Pierre Berville est le créateur de la célèbre publicité « J’enlève le haut… ») à la littérature noire ?
Dans mon enfance, j’ai grandi dans une HLM modeste ou, faute de place, je devais dormir sur un sofa dans une bibliothèque encombrée, celle de mon beau-père, collectionneur modeste mais acharné de toutes les littératures. J’en ai gardé le goût des mots bien écrits et de faire peu de hiérarchies entre les genres. Puis je suis devenu journaliste dans une revue rock et concepteur rédacteur dans la publicité, où j’ai créé des slogans dont certains sont restés célèbres, en particulier « J’enlève le haut…« . Ensuite, j’ai fondé, puis cédé, mon agence de pub et j’ai écrit des chansons, rédigé des articles, commencé à publier des livres. L’amour des mots ne m’avait pas quitté, ni le souci de faire plaisir à ceux qui me lisent. Cela m’a porté chance. L’Emeraude de Levallois est mon quatrième ouvrage.
Et quels sont vos goûts littéraires et vos prochains projets ?
Comme dit précédemment, je ne fais pas de hiérarchie entre les genres. Ainsi, en littérature américaine, je préfère de loin Chandler, Thompson ou Westlake à Hemingway car j’ai une passion pour les grands de la Série Noire. Malgré tout, comment ne pas être influencé par les géants de la littérature du XIXe siècle ? Ils ont inventé tout ce que j’aime, humour compris, de Balzac à Zola. Avec en tête le boss absolu : Flaubert. J’adore aussi Marcel Aymé, PG Woodhouse, Constance Debré, Emma Becker, ou Le Petit Nicolas ! Eclectique, comme je le disais. Il n’y a qu’un genre qui me rebute, c’est le genre à tendance gnangnan assorti d’une philosophie de pacotille. Exemple : je sais qu’il existe une quasi-unanimité autour du Petit Prince de Saint Exupéry. Moi, je ne supporte pas. Je me paie d’ailleurs vaguement sa tête dans l’Émeraude. Je pourrais en citer d’autres, plus contemporains, mais chacun lit ce qu’il veut, vive la liberté !
Fidèle au plaisir des explorations documentaires, je m’éloigne en ce moment des univers urbains pour élaborer une histoire qui se déroule entre la Drôme et le Vaucluse. Pour les besoins de ce prochain livre, j’approfondis mes connaissances botaniques. Déjeuner avec M. Vigouroux, le pape de la littérature sur le platane, flâner dans la bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle de Paris, aller admirer un spécimen unique à Kew Gardens, ça m’habite et ça m’instruit. C’est ce que j’adore transmettre à mes lecteurs. Avec humour et un zeste de noirceur quand même.
L’Emeraude de Levallois, Pierre Berville ; éd. Télémaque ; 275 pages