Accueil Site Page 901

«Reynaldo Hahn est le seul amant de Proust dont on soit tout à fait sûr»

0

Entretien avec le cinéaste et écrivain Patrick Mimouni (2/2), auteur de Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle (Grasset)


>> Relire la première partie <<

Causeur. À une époque où l’homosexualité est réprimée, Marcel Proust n’aurait-il pas mieux fait de se marier ? En a-t-il eu l’occasion ?

Patrick Mimouni. Oui, bien sûr. À l’époque, le célibat était très mal vu. La plupart des homosexuels se mariaient, d’autant que c’était les familles qui arrangeaient les mariages. Le docteur Proust a tâché d’organiser le mariage de Marcel avec Lucie Faure, la fille du président de la République, Félix Faure. Elle l’adorait elle aussi, mais dans l’état où il était, il ne pouvait que la rendre malheureuse. Le projet de mariage a évidemment échoué.

Ensuite, Mme Proust l’a poussé à épouser Mary Nordlinger, une cousine de Reynaldo, également très amoureuse de Marcel, et qui sans doute l’aurait épousé sans qu’il soit question de relations sexuelles. Mais, là encore, le temps a passé sans que Marcel ne se décide à la demander en mariage. Elle s’est lassée et a quitté Paris. 

Quand il part à la recherche de sexe, Marcel Proust n’hésite pas à sortir de son milieu. Il ne drague pas que parmi les bourgeois ou les lettrés. Il va dans des lieux chics certes, au Ritz ou au Café Weber, mais il aime y parler avec les garçons du personnel, et n’hésite pas ensuite à aller au bordel. Combien d’amants lui connaît-on ? 

Reynaldo est le seul amant de Proust dont on est tout à fait sûr qu’il a été son amant. C’était quasiment son mari. Mais il a eu beaucoup d’autres amants. 

Proust faisait tout son possible pour compromettre Léon Daudet en l’associant à son nom, afin d’empêcher L’Action française de mener une campagne de presse contre lui

Qui est le grand amour de la vie de Marcel Proust, selon vous ? Est-ce Jacques Bizet, l’ami d’enfance dont on finit par lui interdire les visites, et qui se suicide quelques jours avant la mort de Proust ? Est-ce Reynaldo Hahn ? Est-ce, comme tout le monde semble le penser désormais, le chauffeur et secrétaire Alfred Agostinelli, modèle d’Albertine, mort à 25 ans ?

Le plus grand amour, selon Proust, c’est l’amour dont il a le plus souffert, jusqu’à vouloir mourir, jusqu’à vouloir se suicider. C’est ce qui lui est arrivé avec Jacques Bizet. Et c’est ce qui lui est arrivé avec Alfred Agostinelli. Proust le dit lui-même : “J’ai su ce que c’était, chaque fois que je prenais un taxi, d’espérer de tout mon cœur que l’autobus qui venait allait m’écraser.” Alfred venait de se tuer dans un accident d’avion. Proust a probablement alors tenté de se suicider en prenant une énorme dose d’opium et de véronal qui l’a totalement assommé durant près de 48 heures, si l’on en croit le témoignage de Céleste Albaret, sa femme de chambre.

N’est-ce pas finalement elle qui a vraisemblablement le mieux connu, aidé et aimé l’écrivain ?

Non, celle qui l’a le mieux connu, aidé et aimé, c’est sa mère. Ensuite, après la mort de Mme Proust, il y a eu Mme Straus, Geneviève Straus (l’un des modèles de la duchesse de Guermantes) qui lui a servi de mère adoptive. Et puis, d’une certaine manière, il y a eu Céleste, à partir de 1914. Elle avait 23 ans alors. Elle était très amoureuse de lui, elle en était folle, à tel point qu’au début de la guerre, elle lui proposa de se travestir en homme pour le satisfaire.

Elle se retrouvait seule avec lui. Tout le reste du personnel avait quitté la maison à cause de guerre. Hélas, pour elle, il lui fit comprendre qu’il ne pourrait jamais répondre à ses avances. Si elle se faisait des illusions, elle ne les conserva pas longtemps.

Seulement, elle avait tout à fait l’âme d’une religieuse. Elle adorait son maître. Elle n’hésitait pas à faire la liaison avec le bordel que Proust fréquentait. Une autre, à sa place, aurait refusé avec horreur d’entretenir des relations avec un maquereau, ou y aurait consenti en se couvrant de honte, alors qu’elle, au contraire, se chargeait volontiers de cette tâche, quitte à prendre des risques, car au bordel où elle se rendait régulièrement au service de son maître, elle aurait très bien pu être embarquée par la brigade des mœurs, lors d’une descente, et se retrouver fichée comme maquerelle ou sous-maquerelle à la préfecture de police. 

Elle s’appelait en réalité Célestine, un nom destiné à une entremetteuse. Proust la baptisa Céleste, sans pouvoir pour autant s’empêcher d’en faire sa propre Célestine. Même si elle ne couchait pas avec lui, elle ne le satisfaisait pas moins sexuellement, par procuration, en organisant ses plaisirs. 

Pouvez-vous raconter pourquoi Céleste qualifie Alfred Agostinelli de “pou volant” ? 

Alfred voulait devenir aviateur. Mais, alors, au début des années 1910, les aviateurs se tuaient les uns après les autres dans des accidents terribles, si bien qu’on les surnommait couramment les “fous volants”. Arrivée comme domestique chez Proust en 1913, Céleste s’est confrontée à Alfred. Elle le  haïssait, elle le jalousait de la manière la plus féroce. Et, comme il était très gros, elle l’a surnommé le pou volant, par allusion aux fous volants ; seulement lui, Alfred, était moche comme un pou à ses yeux. 

Proust entrevoit-il le caractère presque innumérable des paradoxes de sa personnalité et surtout de son œuvre de son vivant ? 

Le paradoxe fondamental, pour Proust, c’est l’opposition entre la culture gréco-romaine fondée sur la raison, et la culture judéo-chrétienne fondée sur la foi. C’est ce qu’il appelle les deux côtés : Guermantes, le côté gréco-romain, et Swann, le côté judéo-chrétien. Une opposition qui se retrouve en chacun de nous. C’est notre paradoxe. Et, précisément, c’est ce qui rend Proust si universel. 

A lire aussi: Train ou voiture? Valery Larbaud et Marcel Proust répondent

Quand Du côté de chez Swann est publié, le roman est incompris par la critique et fait un four. C’est aujourd’hui un monument de la littérature française. N’est-ce pas là un autre paradoxe ? 

“Mon livre n’a aucun succès” – ni succès auprès de la critique, ni succès auprès du public – constatait Proust à la fin du mois de novembre 1913.

Or quelques jours plus tard, le 4 décembre, le Times de Londres publia un article très élogieux sur Du côté de chez Swann. Il s’agissait du premier roman d’un auteur totalement inconnu. Et, pourtant, le Times lui accordait une place remarquable !

Malheureusement, en France, les choses ne s’amélioraient pas. Paul Souday (le critique le plus influent alors) publiait un article plein de mépris sur Proust. Le pire, ce fut la réaction de la N.R.F – La Nouvelle Revue Française, la revue littéraire la plus prestigieuse alors en France  – où Henri Ghéon déclarait que Du côté de chez Swann était si mal construit que Proust avait réussi, avec ce livre, à produire “le contraire d’une œuvre d’art”.

Et cependant, le 10 décembre, la Ressegna contemporanea – une grande revue littéraire romaine, l’équivalent de la N.R.F. en Italie – fit paraître un article tout à fait opposé au jugement de la critique française.

Proust trouvait une audience auprès de toutes sortes de lecteurs francophones à l’étranger. Un événement sans précédent dans l’histoire de la littérature française : jamais aucun romancier français n’avait été célébré hors des frontières de la France avant de l’être sur son propre territoire.

Le paradoxe, en effet, c’est qu’il commençait à devenir l’auteur qui représentait le mieux la France à l’étranger, tandis qu’en France il passait pour une espèce d’étranger, le plus souvent méprisé, voire détesté. Même Jacques Rivière (son futur éditeur et déjà son admirateur alors) ne constatait pas moins que le roman proustien illustrait le “renoncement aux vertus classiques de composition dont nous autres Français sommes en général si fiers”. 

Lorsqu’il reçoit le prix Goncourt en 1919 pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs – ce qui fait scandale – c’est l’Action française qui prend sa défense, cette publication hostile aux juifs ou à des mœurs jugées décadentes n’avait pas encore vu que les personnages sont en réalité quasiment tous des juifs, des pédérastes ou des lesbiennes… La construction narrative de la Recherche ou de la phrase proustienne sont si alambiquées que des critiques comparent d’abord la prose de Proust à de l’allemand ou disent que ce roman “n’est pas de chez nous” lors de sa publication. Proust, lui, pense faire une magnifique broderie, écrire une œuvre cathédrale où beaucoup ne voient qu’un lierre qui pousse anarchiquement. Ensuite, Proust est internationalement reconnu comme la quintessence de la littérature française… et pourrait rétrospectivement s’en amuser. De nouveau, pensez-vous qu’il est conscient de tout ça de son vivant ? 

Léon Daudet, le patron de L’Action française, ne le soutenait que parce que Proust était l’ancien amant de Lucien, son frère cadet. Proust faisait partie de la famille, en quelque sorte.

Dire qu’on le célébrait dans L’Action française et qu’on l’attaquait dans Le Figaro, le journal où il avait livré quantité d’articles ! Pourquoi son ami, Robert de Flers, qui dirigeait les pages littéraires du Figaro, ne lui apportait-il pas son soutien ? “Je t’envoie une Action française d’il y a quelques semaines, afin de te montrer qu’un adversaire politique qu’on voit tous les vingt ans, prend plus à cœur de me venger, et en pleine période électorale, d’attaques idiotes, qu’un ami tendrement aimé comme toi. Cet article de Léon Daudet est à la place où il y a généralement : « Mort aux Juifs »”, lui signalait Proust.  

Il ne se faisait pas d’illusion. Il savait très bien que Léon était une brute.

« La vérité sur Proust ne peut se dire sans scandale », remarquait Cocteau. « Il obligeait, par exemple, L’Action française à le suivre, à lire des horreurs. » Mais pourquoi L’Action française se laissait-elle faire ? Pourquoi ne comprenait-elle pas ce dont il est réellement question dans son roman ?

« Toutes les allusions m. g. sont prodigieuses », confiait Lucien Daudet à Proust en découvrant Le Côté de Guermantes – m. g. c’est-à-dire m[auvais] g[enre], autrement dit homosexuel en langue codée.

Lucien n’en revenait pas. Il avait déjà lu le texte deux fois et il y avait découvert les éléments d’une intrigue dont son frère ne se faisait pas la moindre idée. « Et puis je sais – quoi qu’ayant lu mot à mot – qu’en lisant encore une troisième fois je découvrirai mille choses que je ne soupçonne pas. » 

Léon serait tombé des nues si Lucien lui avait appris en quoi consistait la véritable nature du Côté de Guermantes. Là où l’aîné admirait une espèce d’apologie de la noblesse française, le cadet explorait le labyrinthe du circuit gay enfoncé dans les profondeurs du faubourg Saint-Germain.

Proust faisait tout son possible pour compromettre Léon Daudet en l’associant à son nom, afin d’empêcher L’Action française de mener une campagne de presse contre lui au moment où sortirait Sodome et Gomorrhe, le quatrième tome de son roman, où l’homosexualité de ses personnages se révéle clairement. Et si L’Action française le laissait tranquille dans cette affaire, il pariait que la censure officielle ferait de même. Pari gagné.

Proust apprenait, alors, que s’était créé à Londres un club à son nom. “Le club Marcel Proust” : un reading group où l’on donnait des conférences sur son œuvre et où l’on en débattait. Ce genre de groupes, voués à la lecture de la Recherche, allaient bientôt se multiplier dans le monde, jusqu’en Chine et au Japon.

Les Français commençaient à se rendre compte que Proust se classait au même niveau que Balzac, Stendhal ou Flaubert. Proust comprenait fort bien que sa gloire, dans son propre pays, dépendait de la manière dont son roman était apprécié à l’étranger.  Et sur ce plan, depuis maintenant plus d’un siècle, rien n’a changé, sans doute parce que la littérature elle-même nous apparaît comme quelque chose d’étranger en soi, comme si elle s’était réellement formée dans un autre monde, précisément le monde meilleur auquel croyait Proust.

Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle

Price: 29,00 €

21 used & new available from 9,64 €

BoJo au bord du gouffre

« Pour l’amour de Dieu, démissionnez ! » Telle était l’injonction lancée hier à Boris Johnson, le chef du gouvernement du Royaume Uni, par David Davis, brexiteur, ancien ministre, Secrétaire d’État à la sortie de l’Union européenne sous Theresa May.


Cette scène dramatique s’est déroulée en pleine Chambre des Communes à la fin de la séance hebdomadaire qui, tous les mercredis, permet aux députés de poser des questions directement au Premier ministre : « Prime Minister’s Question Time ». L’édition de ce mercredi 19 janvier a été particulièrement pénible pour BoJo, contraint de supporter un véritable bombardement de questions portant sur le scandale du « Partygate ». Cette affaire ne concerne pas qu’une seule fête, mais toute une culture festive qui aurait régné au 10, Downing Street, le domicile officiel du Premier ministre, pendant au moins une partie des périodes de confinement de 2020 et de 2021. Déjà critiqué à propos d’autres affaires, comme celle de Curtaingate (l’opacité du financement de la rénovation de son appartement personnel au 10, Downing Street – d’où la synecdoque des rideaux : « curtains »), ou celle d’un député conservateur coupable de corruption mais que Johnson a défendu jusqu’au bout, Boris est aujourd’hui affaibli par l’effet corrosif d’une série de révélations sur des cocktails ou des boums ayant eu lieu dans le quartier des ministères, en violation des règles de confinement imposées par le gouvernement lui-même. L’hypocrisie apparente de cette culture festive en pleine pandémie a beaucoup choqué une large section de l’opinion publique. Sans surprise, les Travaillistes ont essayé d’en faire leurs petits oignons. Plus grave encore, de nombreux députés conservateurs, particulièrement dans ce qu’on appelle le Red Wall, ces circonscriptions dans le nord de l’Angleterre devenues Tory lors de la victoire électorale de Boris Johnson en 2019, ont reçu une avalanche de plaintes de la part de leurs électeurs furieux de voir que, pendant qu’eux-mêmes étaient confinés et séparés de leurs amis et souvent d’autres membres de leur famille, l’entourage du chef du gouvernement ne subissait apparemment pas le même sort.

La situation a été empirée par les réponses évasives, les explications inadéquates et les excuses publiques sans grande conviction du Premier ministre. Boris Johnson peut-il tomber ?

Tout un festival…

Quels sont les reproches ? Une photographie datant du 15 mai 2020 montre Boris Johnson et des membres de ses équipes dans le jardin derrière sa résidence de Downing Street : ils ont des bouteilles de vin et un plateau de fromages.

A lire aussi: L’Europe totale d’Emmanuel Macron

Le chef de gouvernement a justifié l’événement en prétendant que ce n’était pas une fête – interdite à ce moment-là – mais une séance de travail. Cinq jours plus tard, une centaine de personnes sont invitées à un cocktail – respectant les gestes barrières – dans le même jardin dans un e-mail envoyé par le chef de cabinet du Premier ministre. Une trentaine de fonctionnaires y assistent en compagnie de Johnson et de son épouse, Carrie. BoJo a encore justifié sa présence en affirmant qu’il croyait que c’était une séance de travail. En novembre, la BBC annonce que, selon des rapports anonymes, une fête aurait été tenue par Carrie dans l’appartement privé, mais un porte-parole a nié le fait. Pourtant, le 27 du même mois, un pot de départ est organisé pour un membre de l’équipe. Le 10 décembre, une fête a lieu au ministère de l’Éducation mais qui n’a rien à voir directement avec le Premier ministre, suivie d’une autre au siège du Parti conservateur, le 14, organisée par l’équipe du candidat Tory à la mairie de Londres qui a perdu face à Sadiq Khan. Le lendemain, un quiz festif a lieu au numéro 10, le Premier ministre posant les questions lui-même mais apparemment par Zoom. Un autre pot de départ au bureau de Cabinet, près de Downing Street, intervient apparemment le 17. Selon des fuites, une autre a lieu le lendemain à Downing Street ; un déni officiel est mis en doute par une vidéo qui fait surface montrant l’attachée de presse du Premier ministre de l’époque en train de faire une blague là-dessus. Enfin, le 16 avril, deux fêtes sont organisées par les équipes de Downing Street mais sans la présence de Johnson lui-même.

Depuis cette époque et suite aux diverses révélations, les médias ont filmé ou enregistré de nombreuses interviews avec des citoyens qui se plaignent du fait que, par exemple, ils n’ont pas pu rendre visite à un membre de leur famille mourant, pendant que ceux qui sont au pouvoir faisait la fête… Les images sont émouvantes, mais suffisent-elles à faire tomber BoJo ?

« Et tu, Brute ? »

La séance des questions au Premier ministre d’hier a commencé par un coup de théâtre. Le leader de l’opposition, Sir Keir Starmer, a accueilli sur les bancs travaillistes de la Chambre des Communes un transfuge du Parti conservateur, Christian Wakeford, député d’une de ces fameuses circonscriptions anciennement rouges dans le nord de l’Angleterre. En fait, son changement de parti, préparé de longue date, n’a rien à voir avec le Partygate mais portait sur des questions de pouvoir d’achat. Les électeurs de Wakeford ne sont pas plus en colère contre Johnson que d’autres. En l’occurrence, il y a de nombreux juifs parmi les résidents de la circonscription qui ont abandonné le Parti travailliste à cause de l’antisémitisme de l’époque du leader d’extrême gauche, Jeremy Corbyn. Quand même, la défection a bien contribué à l’aspect dramatique des événements. Sir Keir, avocat de profession, a pointé les incohérences des différentes explications du Premier ministre au cours des dernières semaines. Mais quand il a essayé de contraster les fêtes à Downing Street en avril dernier avec la sobriété exhibée par la Reine qui a dû enterrer son époux, le prince Philip, le lendemain, le 17 avril, le président de la Chambre l’a interrompu : on ne discute pas de la famille royale au Parlement ! Boris Johnson a donné une de ses performances des mauvais jours, tantôt bredouillant, tantôt fanfaronnant, mais jamais capitulant devant ses critiques. Le mot final de David Davis a été particulièrement cruel : « Pour l’amour de Dieu, démissionnez ! » (« In the name of God, go ! ») – c’est la même formule utilisée par un député conservateur pour encourager le Premier ministre Neville Chamberlain à quitter ses fonctions en 1940, après l’échec de la campagne franco-britannique en Norvège, en 1940. Le départ de Chamberlain avait alors laissé la place libre pour Winston Churchill. BoJo n’est donc pas comparé à Churchill, à qui il voue un culte, mais à son prédécesseur réputé faible.

Mais l’acte de trahison le plus redoutable est probablement celui de son ancien conseiller, Dominic Cummings qui, depuis son éviction du pouvoir en novembre 2020, ne manque aucune opportunité pour parler de l’incompétence supposée de son ancien chef. Cette semaine, il a publié sur son blog personnel un texte où il prétend que M. Johnson était parfaitement au courant des fêtes à Downing Street et qu’il ne les a pas du tout interdites -comme Cummings le conseillait de le faire… 

Un rapport ! Mon royaume pour un rapport !

Tout le monde – que l’on soit pour ou contre M. Johnson – attend la publication des conclusions d’une enquête sur les événements menée par une haute fonctionnaire, Sue Gray.

Face aux critiques, Boris Johnson et ses ministres se défendent en prétendant que ce rapport les lavera de tout soupçon. Les opposants de BoJo proclament que le rapport démontrera la nature dysfonctionnelle de la culture de l’entourage du Premier ministre et précipitera son départ. Ceux qui jalousent la place du Premier ministre se taisent dans la mesure du possible et guettent le résultat pour lancer éventuellement leur campagne au sein du parti.

A lire aussi, du même auteur: La convergence des luttes “méchant-méchant”

Certains commentateurs prétendent que le rapport sera biaisé en faveur de M. Johnson. Pourtant, Sue Gray a une réputation irréprochable et s’occupe depuis longtemps de questions de déontologie à Westminster. Elle a une autre qualification pour enquêter sur cette question : dans les années 80, elle a mis sa carrière de fonctionnaire momentanément en pause afin de gérer un pub en Irlande du Nord avec son mari, un chanteur « country ». Elle est donc plus que capable de reconnaître une fête alcoolisée !

« Il y a des poignards dans les sourires » (Macbeth)

Qui pourrait prendre la place de BoJo si jamais celui-ci était contraint de démissionner ?

Selon de multiples rumeurs, des complots se prépareraient plus ou moins dans l’ombre. L’un d’entre eux a été baptisé par les médias « the pork pie plot » – la « conspiration du pâté en croûte au porc » – car les conspirateurs se réuniraient dans une circonscription dans le Leicestershire célèbre pour cette spécialité culinaire délicieuse. En termes de procédure, le tout puissant « Comité 1922 » des députés conservateurs doit recevoir 54 lettres de la part de ses membres demandant la démission du Premier ministre pour déclencher une élection pour désigner un nouveau leader au parti, élection à laquelle M. Johnson pourrait participer.

En dépit des rumeurs, on ne sait pas encore combien de lettres ont été reçues, et encore moins si ce chiffre atteindra 54.

Parmi les candidats à la succession de BoJo, on parle surtout du chancelier de l’Échiquier ou ministre des Finances, Richi Sunak, un milliardaire de religion hindoue qui a fait preuve d’une grande compétence au cours de la pandémie, et de Liz Truss, ministre des Affaires étrangères depuis l’automne et qui aime se présenter comme une nouvelle Dame de fer.

Mais en fait, le nombre des candidats possibles pourrait être plus important, de l’ancien rival de BoJo, Jeremy Hunt, un centriste aujourd’hui sans portefeuille ministériel, à son ancien compagnon de route dans le référendum sur le Brexit, Michael Gove, actuellement ministre responsable des aspects régionaux de l’activité économique du pays.

Mais BoJo en a vu d’autres. En grande difficulté, il n’est pas encore prêt à partir. Le héros du Brexit peut-il vraiment tomber pour quelques verres de vin ? Nous y verrons plus clair dès la semaine prochaine.

L’Europe totale d’Emmanuel Macron

0

Une seule idée semble animer Emmanuel Macron : tout refonder. La France, il y a cinq ans, l’Union européenne, aujourd’hui. La République en marche doit nécessairement se transformer en l’Europe en marche.


Les discours d’Emmanuel Macron ne doivent pas être écoutés ; c’est seulement en les lisant qu’on s’aperçoit de leur grandiloquente vacuité. Non qu’il serait assez bon acteur pour créer l’illusion d’un fond là où il n’y a que de longues phrases embrouillées. Hélas pour lui et ses cours de théâtre dont on a tant parlé, il joue mal, il joue faux. Même son propre personnage, il l’incarne gauchement. Et que dire de son étrange salut bouddhiste, dont on ne peut comprendre à quelle partie de son rôle il faut le rattacher ?

Éloge d’une civilisation ayant trouvé son apogée dans la bureaucratie

Et que dit ce piètre acteur ? Son discours est comme un puzzle qui aurait la particularité de laisser placer les pièces indifféremment, à plusieurs endroits. Des phrases permutables. On peut le lire dans n’importe quel sens, ça donnera la même chose. Mark Twain, dans quelques-unes de ses histoires courtes, arrive à construire des textes qui, sous des airs cohérents, ne veulent rien dire. Emmanuel Macron a, au moins, ce talent. Un exemple : après avoir fait l’éloge de la civilisation européenne, il dit : « C’est pourquoi nous avons proposé de rassembler nos meilleurs historiens, nos plus grands actuels, pour précisément bâtir ensemble le legs de cette histoire commune d’où nous venons. » Et d’ajouter, tout de suite après : « Voilà le premier axe à mes yeux pour tenir cette promesse démocratique, faire de l’Europe à nouveau, et je ne reviendrai pas sur tous les autres sujets que nous aurons à cet égard à travailler ensemble dans les six mois à venir, faire de l’Europe une puissance démocrate, culturelle et éducative fière d’elle-même pour relever ce défi. »

Emmanuel Macron arrivant au parlement européen, Strasbourg, 19 janvier 2022. D.R.

A lire aussi, Jérôme Serri: Macron et Pécresse, c’est drapeau bleu et bleu drapeau

À lire M. Macron, on croirait que cette vieille et grande civilisation a trouvé sa continuation logique, son apogée dans la bureaucratie de Bruxelles. Il aime cette bureaucratie qui rappelait à Vladimir Boukovski la grande inefficacité soviétique ; il aime cette masse de fonctionnaires et d’experts stériles et stérilisants ; il aime cette production incessante de normes et textes comminatoires. Il y a cinq ans, pendant sa campagne, il promettait de nous les faire aimer aussi. Ses formules lyriques montrent qu’il n’a pas abandonné ce projet. Il veut, pour cet empire raté, encore plus de pouvoirs, encore plus d’espace. Le vieux slogan « Plus d’Europe ! » a trouvé une nouvelle vie grâce à Emmanuel Macron.

Souverainisme… européen

En fin de compte, le discours de Strasbourg est un concentré de la campagne électorale d’il y a cinq ans. Le même volontarisme, la même multiplication d’intentions, la même prétention de se poser en fondateur. Le verbe bâtir et ses quelques dérivés est employé douze fois, construire revient sept fois. Il lui faut « refonder notre Europe pour faire face à ses promesses de démocratie, de progrès et de paix. » Certes, « faire face » – qui veut dire résister – est très mal choisi, mais qu’importe dans un tel charabia ! C’est le mot refonder qui compte, c’est cette Union européenne totale qu’il appelle de ses vœux. Chaque paragraphe contient la promesse d’un autre nouveau texte, d’une autre nouvelle réglementation, comme s’il s’agissait d’ajouter des barreaux à ce qui est déjà une cage.

La tentation fédéraliste, même s’il se garde bien d’en parler ouvertement, se fait sentir tout au long du discours. Et quand, à plusieurs reprises, il parle de l’État de droit, il faut se demander si, dans son esprit, cet État n’est pas, en réalité, le super-État européen, cette construction artificielle, ce mariage sans consentement qui enflamme sa pensée. C’est à cela, peut-être, que rime la « souveraineté européenne » dont il nous entretient depuis si longtemps. Et c’est sans doute à cela qu’il pense quand il évoque la nécessité de « bâtir […] un ordre européen » – notion fumeuse allant de pair avec le nouvel ordre mondial, qui est une autre de ses lubies.

On se demande, en lisant ses emportements, s’il ne songe pas au jour où, ce conglomérat enfin advenu, la question de lui choisir un président se posera. Choisi, nommé, et sûrement pas élu. Et s’il ne se rêve occupant pour quelques années cette place éminente qui ferait de lui le chef de la plus vaste et la plus inefficace bureaucratie du monde. Il se dit peut-être que cela lui irait comme un gant.


Macron malmené à Strasbourg
 
Dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, Emmanuel Macron entendait décliner tranquillement ses « priorités stratégiques » pour les six prochains mois. Il a notamment affirmé lors de son discours que la défense de « l’Etat de droit » était son principal souci, qu’il comptait ajouter le droit à l’IVG dans la charte des droits fondamentaux de l’Union, a défendu une politique numérique ambitieuse pour le vieux continent (effectivement tout à fait largué en la matière face aux GAFA américains) et un « accueil  partagé solidaire » des migrants.
 
Mais hier, lors de sa visite à Strasbourg, le président Macron a été malmené par les eurodéputés. L’espace d’une journée, le parlement européen s’est ainsi transformé en une arène franco-française, Jordan Bardella (RN), Yannick Jadot (EELV) et Manon Aubry (LFI) ayant profité de leur temps de parole pour s’attaquer au président français !
 
Incapable de répondre sur le fond à ces critiques ou aux arguments des souverainistes opposés à une construction européenne bridant les peuples, le Secrétaire d’Etat Clément Beaune a eu beau jeu de renvoyer dans les cordes cette opposition très remontée. Le Figaro rapporte ainsi ce matin les propos assez savoureux de Beaune : « Ils nous répètent que la présidence de l’UE ne devrait pas être percutée par l’élection présidentielle… et ils confondent le parlement européen et une salle de meeting. Lamentables tartuffes ! » • La rédaction

La journée de Gilbert, fanatique du passe vaccinal et covido-suprémaciste

0

Lundi 8h15. Gilbert accompagne sa fille (sept ans, triple-vaccinée) en cours. Devant l’école, il lui prodigue quelques conseils. « Surtout, tu n’enlèves pas ton masque, même pour déjeuner. Tu risques un Covid-long, et avec le variant Omicron les salles de réas sont remplies d’enfants. Allez ma fille, va en cours et profite de ta jeunesse ! Je viens te chercher à 16 heures et on ira se faire tester au labo. »

Il l’observe pénétrer dans le cluster géant et l’émotion l’envahit : la prochaine fois qu’il la verra, elle sera peut-être dans un coma artificiel. La veille, Gilbert a envoyé un e-mail incendiaire au proviseur : à la cantine les élèves sont jusqu’à deux (!!!) par table ; en classe l’aération est insuffisante (les enfants auraient « froid » mais il vaut mieux avoir froid qu’être intubé, non ?) et surtout, l’école est ouverte ! Marie-Estelle, une maman d’élève, lui a répondu qu’elle le trouvait égoïste. Lui qui veut sauver des vies, égoïste ? Le monde à l’envers ! « J’ai fait la guerre dans les tranchées moi, a-t-il répliqué, enfin pas moi mais mes grands-parents : les jeunes peuvent bien accepter quelques contraintes non ? ». Si la situation ne s’améliore pas d’ici à une semaine, Gilbert déscolarisera sa fille. Il en va de son devoir de père. (D’autant qu’il a appris qu’Alice – CE2 C – glisse systématiquement son masque sous le nez à la récré.)

La liberté des anti-vax s’arrête là où commence ma liberté de ne pas voir leur sale gueule! 

9h00. Gilbert, chef d’entreprise, arrive au bureau. Il a équipé l’espace de travail de capteurs de CO2, de purificateurs d’air et de bulles de plexiglas mais ce matin c’est sur Zoom qu’il contrôle les passes sanitaires de ses employés car il a imposé le télétravail 27 jours par mois. « J’ai 28 ans, suis vacciné et marathonien, je ne risque rien du Covid », s’agace Pierre. « N’en déplaise aux désinformateurs de CNews, nous sommes tous à risque », répond Gilbert. Il lui montre un reportage de BFMTV qui raconte le supplice d’un adolescent de 68 ans, obèse en parfaite santé, actuellement en réa. (Son médecin, larmes aux yeux, adressait un bouleversant message à 67 millions de Français : « Nous sommes fatigués alors s’il vous plaît ne voyez pas vos grands-parents, ne fêtez pas vos anniversaires, téletravaillez, masquez les enfants de six ans et coupez au maximum vos relations sociales. On ne vous demande pas la lune. »

11h00. Gilbert s’accorde une pause. Il appelle son ami Raphaël.

– Les non-vaccinés ont quatre fois plus de chance de se faire hospitaliser, explique Raphaël en finissant sa 13ème cigarette de la matinée, je ne vois pas pourquoi nous payerons les soins de personnes qui nuisent à leur propre santé ! 

– Exactement, répond Gilbert. Ils nous emmerdent alors on les emmerde ! C’est le principe d’un Etat de droit. 

– Quand je pense que des gens disent que le gouvernement prend des mesures liberticides… Qu’ils aillent voire en Corée du Nord tiens, ou pire, en Hongrie ! 

– La liberté des anti-vax s’arrête là où commence ma liberté de ne pas voir leur sale gueule ! 

En 2015, Gilbert s’était indigné de la dérive sécuritaire du gouvernement socialiste face à la menace terroriste. Il ne faut jamais sacrifier nos libertés pour de la sécurité, expliquait-il, car les droits individuels n’ont pas été pensés pour les temps de paix. Il alertait sur la société de contrôle qui risquait de prendre forme et rappelait que les droits des fichés S n’étaient pas négociables. Aujourd’hui, il trouve formidable qu’on interdise à cinq millions de Français de boire un café, de prendre le train, d’aller au cinéma ou de jouer au tennis et qu’on oblige 60 millions de Français à décliner pour chaque acte de la vie quotidienne leur identité et leur statut vaccinal. D’ailleurs, il invite toute personne qui s’y oppose à venir faire un tour en réa – des gens meurent putain !

13h00. Gilbert a rendez-vous au restaurant avec Martin pour un déjeuner professionnel. Une douce sensation d’euphorie l’envahit au moment de scanner son passe sanitaire – sensation semblable à celle qu’il ressentait au collège lorsque le prof vérifiait les devoirs un jour où il les avait faits. Le déjeuner tourne à la catastrophe car Martin révèle qu’il est opposé au passe vaccinal. Gilbert tente de le raisonner via plusieurs arguments : 

« En France, 12% des plus de 80 ans sont non-vaccinés. Le passe les empêchera d’aller en boite de nuit et les incitera à se vacciner. »

« Le passe n’est qu’un outil temporaire. Pour l’instant, il est efficace pour injecter un grand nombre de troisièmes doses. Bientôt, il sera efficace pour injecter un grand nombre de quatrièmes doses. Ensuite… »

A lire ensuite, Jean-Paul Brighelli: Ibiza? No more!

« Sans le passe sanitaire, les adolescents seraient beaucoup moins vaccinés donc les gens mourraient par centaines dans les rues, comme au Royaume-Uni. »

« Je suis prêt à gâcher l’existence de millions de personnes pendant des décennies si cela peut permettre de sauver ne serait-ce qu’une seule vie (voire de prolonger de 48 heures l’espérance de vie en EPHAD). Ça s’appelle avoir un cœur. »

Martin – sensible aux fake news et aux théories du complot mais apparemment pas aux arguments rationnels – ne semble pas convaincu. Gilbert craque. Il se lève, projette la table contre le mur (il fait même tomber huit auto-tests de sa poche) et lâche une dernière punchline. « En quelle langue faut-il l’expliquer : le vaccin n’est pas efficace à 100% contre les formes graves ! Tu veux laisser crever les immunodéprimés ? ». Martin était un partenaire commercial important mais Gilbert ne le reverra plus : les valeurs avant les affaires, tolérance zéro pour les ennemis de la science.

15h50. En chemin vers l’école de sa fille, Gilbert médite. Il ne relâchera pas les gestes barrières tant que le Covid circule encore. La faible efficacité du vaccin contre la contamination pose une difficulté imprévue, mais en injectant un booster à tous les habitants de la planète tous les deux mois, on pourrait atteindre l’immunité collective mondiale. Pour l’instant, seule 6% de la population du Zimbabwe est vaccinée. L’âge médian du pays n’est que de 17 ans, mais les Zimbabwéens souhaitent-ils laisser le virus circuler et mettre en péril la sécurité des Européens ? Un peu de solidarité s’il vous plaît les Zimbabwéens. (D’ailleurs, Gilbert s’inquiète : la population africaine, peu vaccinée et jamais protégée par des auto-attestations, doit aujourd’hui être composée presque intégralement d’handicapés du Covid-long). 

Lorsque sa fille l’aperçoit, elle court pour lui sauter dans ses bras ; il la rappelle à l’ordre et lui adresse un check du coude. Sur le chemin du retour, elle lui raconte sa journée (elle semble développer de la dyslexie, des tocs et un léger retard mental – il espère qu’elle pourra continuer à porter le masque malgré le handicap) et n’a toujours pas d’amis (tant mieux, les amis sont des menaces bactériologiques permanentes). Il lui fait un petit cours sur la fonction exponentielle, lui démontre en quoi un confinement strict mais bref permettrait de briser les chaînes de transmission et lui explique qu’on ne peut pas comparer la France à d’autres pays parce que « les Français sont des cons ».

18h. Gilbert navigue sur Twitter (il vient d’apprendre qu’une personnalité anti-vax est entrée en réa – joie !) lorsque la sonnerie de son téléphone retentit. La conversation dure 15 secondes. Gilbert raccroche ; il est sonné, abasourdi, épouvanté…


Il est cas contact de cas contact. Il monte s’isoler dans le grenier et appelle tous ceux qu’il a vus depuis sept jours.

– Tu es cas contact de cas contact de cas contact. J’ai donné ton nom à la sécurité sociale. Je compte sur toi pour prendre tes dispositions. Bonne chance.

18h15. Grelottant sur le sol en bois du grenier, Gilbert décide d’effectuer une introspection. Il arrive à la conclusion qu’il peut être fier. Contrairement aux anti-vax, il est un homme des Lumières ; il croit au progrès, à la Science et à la médecine. Alors certes, il n’a lu aucun texte scientifique depuis son dernier cours de SVT au collège il y a 38 ans et serait incapable d’expliquer le fonctionnement d’un vaccin, de lire une étude en anglais ou d’interpréter des données, mais tout de même, il se sent garant de l’héritage de Pasteur. Héritier de Tocqueville aussi, puisque sa défense du passe vaccinal est le fruit d’une longue réflexion philosophique, débutée avec Raphaël Enthoven (« la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres »), poursuivie avec Emmanuel Macron (« Avant les droits les devoirs »), et conclue avec Joey Starr (« Les anti-passe sont des connards »). 

18h30. À l’aide d’un petit clou, Gilbert tente de transpercer le mur du grenier. Il cherche à créer une petite ouverture sur la rue. Il se hâte car il n’a que jusqu’à 20 heures.

19h59. Ouf ! Le trou est prêt. Gilbert brave sa peur des araignées et glisse ses bras dans la fente. Ses mains pendouillent dans le vide.

20h. Il applaudit les soignants.

À charge et à charge

Les millions libyens de Nicolas Sarkozy sont introuvables. On voit mal pourquoi l’ancien Président, donné favori dans les sondages des mois avant l’élection de 2007, aurait eu besoin de l’argent de Kadhafi. Et on comprend encore moins pourquoi il aurait déclenché une guerre contre un dictateur qui pouvait le balancer. Bref, c’est un crime sans cadavre, sans mobile. Mais avec un coupable désigné d’avance.


Ce n’est plus une instruction, c’est une cathédrale.

Depuis l’ouverture en avril 2013 d’une information judiciaire contre X pour corruption, l’enquête sur les présumés financements libyens de Nicolas Sarkozy s’est ramifiée, élargie, prolongée, au point que, pour beaucoup de Français, il est désormais vaguement acquis que l’ancien président de la République a accepté les millions de Mouammar Kadhafi pour financer sa campagne en 2007. Or, à ce jour, malgré l’acharnement de juges et de journalistes qui semblent avoir voué leur vie à faire condamner l’ancien président, pas la moindre preuve ! Les juges font du surplace à propos de ce supposé pacte présumé de corruption. Nicolas Sarkozy a été condamné à trois ans de prison dont un an ferme (avec appel suspensif) en mars 2021, mais pas du tout pour avoir touché de l’argent de la Libye: le tribunal correctionnel l’a condamné pour avoir envisagé (oui, seulement envisagé) de pistonner un magistrat, afin de lui soutirer des informations sur les enquêtes en cours, le tout longtemps après avoir quitté l’Elysée. 

Notre numéro de janvier 2022 actuellement en vente

Des affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires, disait l’astronome Carl Sagan. En l’occurrence, il s’agit de prouver que le président de la septième puissance mondiale, membre du Conseil permanent des Nations unies, a été acheté par un dictateur sanguinaire et baroque, rien que ça. Selon le quotidien italien La Repubblica, qui semble prendre pour argent comptant les allégations de Mediapart, « rien de tel n’est arrivé depuis le maréchal Pétain, qui trahit la France en collaborant avec les nazis [1]».

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Coupable, forcément coupable…

Ces preuves existent-elles ? De nombreux médias tentent de le faire croire. Ils présentent des « éléments troublants » comme autant d’avancées vers Nicolas Sarkozy, roi désormais sans défense, acculé dans un coin de l’échiquier, tout proche de l’échec et mat. Causeur a pu consulter les procès-verbaux d’audition, qui ont largement circulé dans la presse parisienne, en particulier chez des journalistes qui semblent avoir fait de la chute de l’ex-président une cause sacrée: ces PV totalisent des milliers de pages. Avec un peu de mauvaise foi, n’importe qui peut, effectivement, en extraire des passages qui accablent apparemment Nicolas Sarkozy. Il suffit pour cela de laisser de côté les innombrables éléments montrant la fragilité de l’instruction sur le cœur du dossier. Les investigations à tiroir sur le financement de la première présidentielle de Nicolas Sarkozy ont fait remonter des zones d’ombre. Il est probable que de l’argent sans existence officielle a circulé lors de cette campagne [2], à hauteur de quelques dizaines, peut-être quelques centaines, de milliers d’euros. Cinquante millions d’euros libyens, c’est autre chose. Tous les observateurs qui se sont penchés sans a priori sur le dossier font le même constat : quatre questions élémentaires restent sans réponse depuis le premier jour. Pourquoi Sarkozy aurait-il accepté un argent dont il n’avait pas besoin ? Pourquoi Kadhafi aurait-il payé ? Pourquoi n’a-t-il pas dénoncé Sarkozy quand celui-ci l’a fait bombarder ? Où sont passés les millions libyens ?

Pourquoi Nicolas Sarkozy aurait-il pris le risque de remettre son sort entre les mains de Kadhafi ?

Selon Mediapart, le pacte de corruption aurait été conclu en Libye, le 6 octobre 2006, et couché sur papier trois jours plus tard (voir notre résumé de la saga, page suivante). Nicolas Sarkozy aurait été représenté par Brice Hortefeux, alors ministre délégué aux collectivités locales. Or, Brice Hortefeux a prouvé qu’il ne pouvait pas se trouver en Libye le 5 octobre et, le 6 octobre à 17 h 30, il remettait une décoration à un élu local dans le Puy-de-Dôme. Peu importe : les magistrats retiennent la thèse de l’aller-retour Tripoli-Montpeyroux dans la journée. Pourquoi les sarkozystes auraient-ils montré tant de hâte ? À l’époque, les sondages donnent Nicolas Sarkozy vainqueur au deuxième tour l’année suivante face à n’importe quel candidat, avec cinq à douze points de marge. Nicolas Sarkozy a systématiquement fait figure de favori pour la présidentielle 2007. Aucun sondage ne l’a jamais donné perdant. Or, pour accepter l’argent libyen, il aurait fallu être aux abois. Tous les observateurs savaient Kadhafi imprévisible. Nicolas Sarkozy avait eu affaire à lui, dans le cadre des négociations pour la libération d’infirmières bulgares, injustement accusées d’avoir propagé le sida en Libye. Il considérait le dictateur comme un psychopathe. Or, même ses pires ennemis en conviennent, Nicolas Sarkozy est un tacticien expérimenté et prudent. Il avait d’autant plus de raisons de l’être, en 2006, que le président de la République, Jacques Chirac, et le Premier ministre, Dominique de Villepin, n’étaient pas de ses amis. Ils avaient leurs réseaux dans le renseignement français, comme dans le monde arabe : leur ministre de l’Intérieur aurait-il pris le risque de se vendre à Mouammar Kadhafi sous leur nez ?

Pourquoi Kadhafi aurait-il financé la campagne de Nicolas Sarkozy ?

Kadhafi était peut-être fou, mais personne n’a jamais dit qu’il était idiot. S’il a acheté Nicolas Sarkozy, il n’en a pas eu pour son argent. Selon l’explication la plus fréquemment citée, le dictateur voulait que la France réhabilite la Libye sur la scène internationale. Dans cette perspective, la visite à grand spectacle de Mouammar Kadhafi à Paris en décembre 2007, une fois Nicolas Sarkozy élu, aurait constitué un renvoi d’ascenseur. Elle a effectivement contribué à restaurer le crédit du Guide mais à la marge, tant la réhabilitation internationale de la Libye était déjà bien engagée. En septembre 2003, les Nations unies lèvent les sanctions prises contre le pays, qui a fait amende honorable à propos de son soutien passé au terrorisme international. Tony Blair rencontre Kadhafi dès mars 2004. En mai 2006, les États-Unis renouent leurs relations diplomatiques avec Tripoli.

Même en se limitant au côté français, le réchauffement n’a pas été décidé par Nicolas Sarkozy. Jacques Chirac s’est rendu à Tripoli en novembre 2004. Dès lors, la Libye n’avait plus de raison particulière d’acheter le futur président français. Le contraire serait plus plausible (Sarkozy soudoyant Kadhafi), car à l’époque, nos industriels se bousculaient dans les antichambres du pouvoir libyen pour décrocher des contrats !

Les liens entre les comptes de Ziad Takieddine et ceux de Nicolas Sarkozy restent à ÉTABLIR. En admettant que quelqu’un les établisse un jour, à quoi cet argent a-t-il servi?

L’hypothèse du nucléaire civil a été avancée par Mediapart, reprise par Le Monde, L’Obs… Kadhafi voulait des centrales. Comptant sur Nicolas Sarkozy pour faire passer les feux au vert côté français, il l’aurait acheté dans ce but. « Nicolas Sarkozy, à peine élu, a offert une collaboration quasi inconditionnelle au régime libyen » dans le domaine du nucléaire, écrivait Mediapart le 11 mai 2012. Seul hic, mais de taille, l’accord de coopération franco-libyen « dans le domaine des applications pacifiques de l’énergie nucléaire » a été signé avant le pacte présumé de corruption, en juin 2005, en toute transparence, avec l’accord du Parlement français. Par ailleurs, le 20 octobre 2005, la Libye avait signé un accord portant sur la fourniture d’uranium faiblement enrichi pour réacteur nucléaire avec la Russie. En achetant Poutine ?

Pourquoi le colonel Kadhafi n’a-t-il pas produit les preuves de ses largesses, quand il le pouvait encore ?

Selon un témoin libyen cité par Fabrice Arfi et Karl Laske dans leur livre Avec les compliments du Guide (Fayard, 2017), « Kadhafi enregistrait toutes les conversations qu’il avait ». « J’ai des preuves solides contre Sarkozy, affirmait son fils Saïf al-Islam sur Euronews le 16 mars 2011. C’est nous qui avons financé sa campagne, et nous en avons la preuve. Nous sommes prêts à tout révéler. » Toujours selon Fabrice Arfi et Karl Laske, « il s’agit bien sûr d’un chantage des dirigeants libyens. Laissez-nous la paix, vous aurez le secret. » Le moins que l’on puisse dire est que le chantage n’a pas vraiment fonctionné. Trois jours plus tard commençait l’intervention militaire qui allait faire tomber le clan Kadhafi. Elle s’est déroulée sous l’égide des Nations unies, mais de l’avis général, Nicolas Sarkozy était le chef d’État le plus déterminé à frapper fort. Il l’a d’ailleurs fait – mais qui s’en souvient ? – avec l’assentiment des députés PS, qui ont approuvé l’intervention française de mars 2011 !

Le fils de Mouammar Kadhafi, Saïf al-Islam, affirme sur Euronews avoir « des preuves solides contre Nicolas Sarkozy », 16 mars 2011 – D.R

Mouammar Kadhafi est mort seulement sept mois plus tard, le 20 octobre 2011. Son fils Saïf est toujours vivant. À aucun moment ils n’ont produit de preuves. Pourquoi ? Comme il faut bien expliquer l’inexplicable, une hypothèse est apparue : les Mirage et les Rafale français ont bombardé le palais présidentiel libyen pour détruire des documents compromettants et tuer des témoins. « On peut légitimement se poser des questions, connaissant l’ampleur de cette affaire et les liens tissés entre Kadhafi et Sarkozy, sur les raisons privées de cet acharnement militaire, dont on peut se demander aussi s’il ne s’agissait pas d’effacer des traces et des témoins gênants », a déclaré Edwy Plenel sur Europe 1 le 21 mars 2018. Dans les PV d’audition de Nicolas Sarkozy que nous avons consultés, et qui datent de l’automne 2020, les magistrats, prudents, laissent de côté cette thèse complètement farfelue. Un bombardement pour détruire des preuves, au xxie siècle ? Des enregistrements numérisés et des ordres de virement font cinq fois le tour de la Terre en une minute, en pièce jointe d’un simple mail. Pourquoi les dirigeants libyens déchus ne les ont-ils pas ressortis quand ils étaient aux abois ? Et pourquoi auraient-ils finalement communiqué une seule page à Mediapart en 2012 ? Pour tuer politiquement Nicolas Sarkozy, c’était un peu juste, car ce document n’est nullement une preuve de paiement. Il s’agit d’un fichier jpeg, copie d’un document papier qui reste mystérieux. Il y est écrit, en arabe, que la Libye va verser des millions à Sarkozy. Des experts ont attesté que ce fichier .jpeg n’avait pas été trafiqué, mais les juges d’instruction Aude Buresi et Marc Sommerer n’ont jamais vu l’original.

Dans le registre des témoins gênants liquidés, une rumeur s’est propagée en 2012, selon laquelle Kadhafi aurait été assassiné par un agent français. En septembre 2016, dans « L’émission politique », David Pujadas l’a reprise à son compte, en demandant à Nicolas Sarkozy s’il regrettait « d’être allé jusqu’à tuer, ou faire tuer » Kadhafi. Les images de la mort du Guide lynché par la foule sont disponibles sur YouTube, mais peu importe…

Le 8 octobre 2020, les juges interrogent Nicolas Sarkozy sur les déclarations d’un énième Libyen, Mustapha Zintani, ex-chef du protocole. En novembre 2011, peu après la mort de Kadhafi, il a assuré à la direction centrale de la sécurité intérieure (DCRI) qu’il possédait toutes les preuves du pacte de corruption : photographies, traces de virements bancaires et même « une signature effectuée lors d’une remise d’argent liquide » par Nicolas Sarkozy ! Quand les juges lui demandent s’il a connaissance de cette note, l’ancien président s’emporte : « Jamais personne ne se serait permis de mettre un tel torchon sous mon nez. Je touche du liquide et je signe un reçu ? […] Est-ce que quelqu’un peut imaginer qu’on m’ait pris en photo en train de signer un reçu pour une remise d’espèces ? » Une bonne question, à laquelle les juges ne répondent pas. Il est vrai que rien ne les y oblige. Ce n’est pas la seule fois, loin de là, où les réponses de Nicolas Sarkozy soulignent ce qui ressemble à de la naïveté de la part des magistrats instructeurs.

Où est passé l’argent libyen ?

Faire sortir 5 ou 50 millions de dollars de Libye est peut-être facile, mais qu’auraient-ils financé, côté français ? Quels meetings, quels sondages sur mesure et avec quelle provenance officielle ?

Les plafonds de dépense pour la présidentielle 2007 étaient de 21,5 millions d’euros pour le premier tour et de 16 millions pour le second tour. La somme alléguée de 50 millions d’euros d’argent noir libyen est donc colossale. Elle correspond à ce que le Guide était prêt à payer. En réalité, seuls 6 millions d’euros seraient vraiment arrivés jusqu’à… Ziad Takieddine. Les liens entre les comptes de ce dernier et ceux de Nicolas Sarkozy restent à établir. En admettant que quelqu’un les établisse un jour (ce que personne n’a pu faire en dix ans) et en admettant que l’argent ait financé les dépenses électorales, à quoi a-t-il servi ? La question peut paraître triviale, mais elle est fondamentale. Les comptes de tous les candidats sont déposés et consultables. Nous les avons consultés. Toutes les dépenses donnent lieu à des factures. Certaines sont d’un montant ridicule, correspondant à des bières-sandwiches avalés au comptoir entre deux réunions. La triche est possible, sans l’ombre d’un doute, mais elle devient de plus en plus difficile quand les montants grimpent. Payer au noir des prestataires complices revient seulement à déplacer le problème (en multipliant les témoins), car eux aussi devront justifier la provenance des fonds, en cas de contrôle. Comme l’explique un spécialiste, sous couvert d’anonymat, « planquer un million dans une campagne présidentielle, oui. Deux millions, c’est plus difficile. Au-delà, c’est impossible. » Du cash de provenance indéterminée apparaît bel et bien dans la présidentielle de 2007, mais pour environ 40 000 euros de primes versées à différents collaborateurs. Rien à voir avec les montants libyens. « Cette campagne de 2007 restera certainement dans l’histoire des campagnes électorales de la République comme celle qui a été la plus décortiquée, déclare l’ancien président aux juges d’instruction Aude Buresi et Marc Sommerer, le 12 octobre 2020. Toutes les factures de la campagne ont été lasérisées, y compris la fameuse soirée au Fouquet’s. Vous n’avez pas trouvé un fournisseur qui ait été payé en liquide. Le budget de la campagne était de 21 millions d’euros. Vous avez interrogé un grand nombre de personnes travaillant pour ma campagne, y compris mon attachée de presse qui a été mise en garde à vue, vous avez examiné leurs comptes et vous avez trouvé qu’une petite partie d’entre eux avait postérieurement à la campagne, je répète, postérieurement à la campagne, reçu une prime en liquide, d’un montant, d’après ce que j’ai lu, compris entre 500 et 1 500 euros. Cet argent était si peu caché que ces personnes ont déposé cette somme sur leur compte bancaire. »

Ziad Takieddine auditionné par l’office anti-corruption de la police judiciaire, Nanterre, 15 novembre 2016

De graves anomalies apparaissent bien dans une campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, mais il s’agit de celle de 2012, avec le système de surfacturation de la désormais célèbre agence Bygmalion ! Cette affaire, qui n’a strictement rien à voir avec Mouammar Kadhafi, est la preuve par l’absurde que des dépassements de plafond massifs en 2007, s’ils existent, devraient se voir.

A lire aussi, du même auteur: Dix ans et toujours rien

Bien entendu, on peut toujours imaginer que Nicolas Sarkozy a gardé l’argent. Selon nos informations, les enquêteurs ont examiné ses relevés bancaires, ceux de ses enfants, de ses parents, de sa femme, en remontant jusqu’à 2004, sans rien trouver d’anormal.

Le blanchiment d’argent ne s’improvise pas. Claude Guéant peut en témoigner. Il a invoqué la vente de deux tableaux d’un maître flamand du xviie, Andries Van Eertvelt, pour justifier une somme de 500 000 euros non déclarée, virée sur son compte en 2008. Les œuvres valaient trois fois moins sur le marché de l’art. Cette affaire a été interprétée comme un indice supplémentaire de versements occultes en provenance de Libye, au profit du bras droit de Nicolas Sarkozy. Elle montre surtout que l’argent tombé du ciel est très embarrassant, en cas d’enquête.

Conclusion ?

Cette saga libyenne embrouillée devient plus lisible si on laisse de côté… Nicolas Sarkozy. Les très nombreux éléments troublants compilés par les enquêteurs gagnent alors en cohérence. Ils racontent une histoire qui n’a plus rien d’incroyable. Alors que la Libye redevenait fréquentable, à partir de 2003, des intermédiaires et des hommes d’affaires (Ziad Takieddine en tête) ont démarché Tripoli. Exagérant sans doute leur influence, ils ont obtenu des commissions pour faire avancer des dossiers. Ils ont trouvé une oreille intéressée auprès de quelques personnalités françaises qui ont demandé, ou accepté, une part d’honoraires. Certaines étaient proches du futur président qui, pour sa part, s’est tenu soigneusement à l’écart. Parce qu’il haïssait Kadhafi, parce qu’il n’avait pas besoin de lui et parce qu’il est prudent. « Ziad Takieddine essaye de démontrer aux autorités libyennes qu’il a une grande proximité avec moi. Comme il ne peut pas mapprocher directement, il tourne autour de Claude Guéant et de Brice Hortefeux pour justifier sa rémunération auprès des Libyens », déclare-t-il aux juges le 7 octobre 2020. « Je ne suis pas le cœur du problème pour certains intervenants de ce dossier, je n’en suis ni l’alpha ni l’oméga, insiste-t-il le 8 novembre 2020. Les choses ne se sont pas organisées autour de moi mais malgré moi, et parfois à mes dépens, mais jamais à ma demande. » Bref, tout porte à croire qu’en 2007, la France n’a pas élu un traître ni un corrompu. Quoi que l’on pense de Nicolas Sarkozy, ce serait une nouvelle rassurante, mais qui veut l’entendre ? 


[1] Éditorial du 20 mars 2018

[2] Et pas seulement à droite. À la même époque, des membres du syndicat Force ouvrière faisaient passer à la presse des informations tendant à démontrer que Ségolène Royal ponctionnait le réseau Léo Lagrange pour financer sa propre campagne. Curieusement, cela n’a pas intéressé Mediapart.

La vie sexuelle et spirituelle cachée de Marcel Proust

5

Marcel Proust considérait son homosexualité comme une « maladie incurable ». Il a songé à se faire prêtre, mais les autorités ecclésiastiques de l’époque ont dû percevoir sa conception juive du monde, et l’en ont dissuadé… C’est donc finalement vers la littérature qu’il s’est tourné. Entretien avec le cinéaste et écrivain Patrick Mimouni (1/2), auteur de Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle (Grasset)


Causeur. La lecture de votre Proust amoureux nous apprend que l’écrivain était impuissant. Par conséquent, vous avancez que son homosexualité passive était pour lui le seul moyen d’accéder à la jouissance sexuelle. Proust était-il alors homosexuel par défaut ?

Patrick Mimouni. En réalité, à l’époque où Proust a vécu, la plupart des homosexuels l’étaient par défaut, c’est-à-dire qu’ils avaient l’impression d’être atteint d’une “maladie incurable”, pour reprendre l’expression de Proust. Mais lui souffrait, de surcroît, d’un problème érectile, du moins c’est ce qu’il laisse entendre dans un épisode de son roman, et puis dans une note sur l’un de ses carnets à propos d’Albertine : “Je l’entretiendrai sans chercher à la posséder par impuissance du bonheur”. Il précisait : “Par impuissance d’être aimé.” L’impuissance joue un rôle fondamental dans la Recherche, l’impuissance dans tous les sens du terme, l’impossibilité de se “réaliser” comme sous l’effet d’une malédiction. Mais une malédiction universelle. Toute l’humanité s’y reconnaît. 

Marcel Proust avait-il honte d’être homosexuel ? Un inverti manquant de discrétion comme le personnage de Charlus – inspiré du comte de Montesquiou, sorte de people aristo de la Belle Époque – et parfois inquiétant, finissant carrément par s’adonner à des pratiques masochistes dégradantes dans le roman, ne lui fait-il pas horreur ? Son père était antisémite et marié à une juive, alors Proust ne serait-il pas ce qu’on qualifie aujourd’hui d’homophobe après tout ?

Non. L’homosexualité tapageuse, celle des grandes folles à la Charlus, ne lui faisait pas peur. Il éprouvait de la sympathie pour ce genre de personnages. Il en fournit largement la preuve dans ses écrits, notamment quand il remarque que le mépris « du moins homosexuel pour le plus homosexuel » caractérise Sodome, comme le mépris « du plus déjudaïsé pour le petit Juif » caractérise Israël. Il voulait dire qu’une “folle” épouvantait les homosexuels soucieux de respectabilité de la même manière qu’un rabbin traditionnel tout juste émigré de Pologne épouvantait un israélite du 16e arrondissement. “Ce que nous trouvons ignoble, objet de rire ou de dégoût, ne lui paraît pas, à lui, si repoussant”, notait Gide en parlant de Proust.

Quel est le type physique d’hommes de Marcel Proust ?

Proust expliquait, dans ses confidences à Gide, que ce qui l’attirait chez un garçon, ce n’était presque jamais la beauté. Il parlait de la beauté physique, bien entendu – la beauté conçue selon les critères de l’esthétique gréco-romaine. De ce point de vue, Jacques Bizet, le premier amour de Proust, n’était pas beau, pas plus d’ailleurs qu’Alfred Agostinelli, un autre grand amour, un garçon obèse à dix-neuf ans, comme d’ailleurs Albertine dans le roman, “une fille fort grosse et hommasse”, précise Proust. Ce qui l’attirait chez un homme ou chez une femme, car il a aussi aimé des femmes à sa manière, ce qui l’attirait, c’est quelque chose d’invisible.

Entre le moment où il découvrit son impuissance vers l’âge de quinze ans, en 1886, et le moment où il lui fallut renoncer à devenir prêtre vers l’âge de vingt-deux ans, en 1893, Proust avait vécu une vie complète

Certaines des thèses contenues dans votre livre peuvent être discutées ou contestées par d’autres spécialistes. Considérez-vous votre travail exclusivement comme celui d’un historien méticuleux, ou aussi comme celui d’un artiste qui a le droit de donner libre cours à une certaine fantaisie ?

Pour qu’une thèse se constitue, il lui faut nécessairement s’appuyer sur une série d’indices. Par exemple, Proust surnommait Reynaldo Hahn “mon petit maître”. Et, en retour, Reynaldo surnommait Marcel “mon petit poney”. Pourquoi “mon petit poney” ? Eh bien, parce que Reynaldo le chevauchait, le montait, le “sautait”. Ce qui veut dire que Proust était exclusivement passif dans ses rapports avec Reynaldo. Du moins, on peut logiquement faire cette déduction, précisément comme le ferait un historien. Rien n’interdit à un artiste de se comporter en historien. En revanche, un historien ne se comportera pas forcément en artiste. Et c’est bien là le problème. Je ne crois pas qu’un scientifique dénué de toutes qualités artistiques puisse comprendre quelqu’un comme Proust. Lui-même expliquait que l’essence de l’art consiste “à réveiller le fond mystérieux d’une âme qui commence là où la science s’arrête”. 

Les lettres ou écrits compromettants ayant soigneusement été brûlés par prudence de son vivant par Proust lui-même, ou par son frère Robert après sa mort, un spécialiste comme vous doit s’appuyer sur les témoignages ultérieurs de ceux qui ont croisé son chemin, et, surtout, lire entre les lignes de l’œuvre littéraire, pour tenter d’y voir clair dans sa vie sexuelle, sentimentale ou religieuse. Quelles ont été vos principales sources ? Les publications inédites récentes ont-elles appris aux spécialistes de nouvelles choses sur ces plans ? 

Prenons par exemple le Zohar, l’ouvrage phare de la Cabale, le troisième livre saint du judaïsme. En 1925, un universitaire qui s’appelait Denis Saurat, a remarqué que la lecture du Zohar avait exercé une influence déterminante sur Proust. Bien d’autres proustiens ont ensuite développé ou corroboré cette thèse : Walter Benjamin, Julia Kristeva, Juliette Hassine, etc. Une thèse qui n’allait pas de soi pour autant. Elle a été attaquée, notamment par Antoine Compagnon, pour qui cette thèse relève de la “propagande sioniste”, je le cite. 

On n’avait pas la preuve formelle que Proust avait lu le Zohar. Et, tant qu’on n’avait pas cette preuve, on pouvait toujours mêler à cette histoire les prétendus intérêts du sionisme. Or, récemment, la Bibliothèque nationale a eu la bonne idée de publier en ligne les cahiers du manuscrit de la Recherche. Et là, dans le cinquième cahier, j’ai découvert le passage où Proust disait qu’il avait lu le Zohar. Un passage resté inédit jusqu’à ce que je le publie.  

Prenons un autre exemple, la photographie d’Alfred Agostinelli à dix-neuf ou vingt ans en 1908, où on le voit assis dans une voiture à côté d’un ami à lui. Il suffit d’agrandir la photo pour constater qu’Alfred était obèse. Pourquoi ne s’en était-on pas aperçu avant que je m’en aperçoive ? 

A lire aussi: Proust: le scandale du prix Goncourt 1919

On retrouve le même épisode dans le roman, quand le narrateur confie à Saint-Loup une photographie d’Albertine. Là où j’observais un “être céleste”, remarquait Proust, les autres ne voyaient qu’un “édredon”. Une remarque qui s’applique à bien d’autres choses.

Pour un universitaire comme Compagnon, il va de soi que Proust ne peut pas avoir lu le Zohar, de même qu’Alfred ne pouvait pas être obèse, toujours pour la même raison, à savoir qu’il s’agit d’images inconciliables avec l’idée toute faite que l’on se fait de Proust, c’est-à-dire un auteur assimilable à une grande marque de haute couture, et à défendre comme tel. 

Est-il envisageable que les derniers volumes de la Recherche, publiés après la mort de l’écrivain et l’intervention de son frère, ne contiennent pas exactement tout ce que l’écrivain souhaitait ? 

Robert Proust s’est plu à exercer son autorité sur les éditeurs de son frère. Il les a beaucoup embêtés, mais en définitive il les a laissé faire. Je ne crois pas qu’il ait censuré quoi que ce soit dans le roman proprement dit, contrairement à ce qu’il a fait avec d’autres écrits, la correspondance en particulier. La maison Gallimard a tâché de faire de son mieux. Elle a édité un texte sur lequel Proust avait beaucoup travaillé, un texte admirable, mais qu’il aurait sûrement remanié s’il avait vécu plus longtemps. 

Si le narrateur de la Recherche évolue dans une famille catholique, quelque chose cloche, et de nombreux signes cachés peuvent alerter le lecteur attentif. Quels sont ces principaux signes de la religion juive que vous dévoilez et analysez dans votre livre ? 

Curieusement, la famille du petit Marcel, tout à fait catholique en apparence, ne reçoit que Swann à dîner lorsqu’elle réside à Combray. Et Swann, c’est un Juif – un Juif qui n’a pas bonne réputation dans la région.

« Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray », précise l’enfant narrateur. Le soir, quand sa famille se rassemble avant le dîner, on entend parfois la clochette qui signale l’arrivée d’un visiteur. « Tout le monde aussitôt se demandait : “Une visite, qui cela peut-il être ?” mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann. »

Comment se fait-il que la famille du petit Marcel ne reçoive jamais personne d’autre à dîner dans un petit bourg comme celui-là ? Manifestement, elle aimerait bien recevoir du monde. Pourquoi n’en reçoit-elle jamais ? Pourquoi n’intègre-t-elle pas pleinement la société de Combray ? Proust ne l’explique pas. Il se contente d’émettre un signe. Autrement dit, “il passe du côté de chez Swann”. Et, ce signe, c’est au lecteur qu’il appartient de le relever. Faut-il encore qu’il y soit sensible.

Le petit Marcel invite tout de même des camarades de classe à Combray. Seulement, voilà, « chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous, c’était toujours un Juif. »

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Une famille de la bonne bourgeoisie catholique comme celle-là, à cette époque-là, ne peut pas accueillir que des Juifs à Combray – sauf si elle est elle-même juive, et pas catholique en réalité. Cela va de soi. Mais, alors, comment expliquer les réflexions antisémites du narrateur ou celles de son grand-père ?

Regardez Éric Zemmour, lui aussi tâche de se faire passer pour un antisémite à sa façon. Regardez le musée du Judaïsme de Paris. Savez-vous qui il a nommé comme conseiller pour organiser la prochaine exposition Proust qui doit se tenir en avril dans ce même musée : Antoine Compagnon, l’universitaire le plus opposé à la thèse d’un Proust profondément juif en pensée. 

Les israélites, si soucieux de se comporter normalement, agissaient par mimétisme dans un pays gagné massivement par l’antisémitisme. Ils ne pouvaient s’empêcher de faire eux-mêmes des réflexions antijuives, pour faire comme tout le monde, précisément. Et, pourtant, ils continuaient à se rassembler le samedi pour déjeuner en famille, selon la tradition juive, alors qu’apparemment ils n’avaient plus rien de juif.

Eh bien, dans le roman, la famille du petit Marcel se comporte de la même manière. Elle célèbre le rite du déjeuner du samedi, comme une famille juive, en se distinguant des autres familles du bourg, mais là encore ce trait ne constitue plus qu’un signe, c’est-à-dire un incident destiné à troubler le lecteur.

« Un barbare », précise Proust en expliquant : « Nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi. » Et de signaler que ce rite crée « une sorte de lien national » entre les membres de la famille, précisément comme on pourrait le dire du rite du chabbat, dans un roman qui s’appelle justement Du côté de chez Swann, c’est-à-dire Du côté du Signe

En prenant parti dans l’affaire Dreyfus, Marcel Proust participa-t-il au débat français du moment comme d’autres intellectuels de l’époque, ou faut-il y voir aussi une identité refoulée qui se réveille et s’indigne, selon vous ?  

Les deux choses sont liées. Proust a milité dans le mouvement dreyfusard en même temps que s’opérait une espèce de prise de conscience de sa judéité et, plus encore, de son attirance pour le mysticisme juif.

En 1892, il avait servi comme garçon d’honneur au mariage des Bergson dans la grande synagogue de Paris. À cette occasion, il avait assisté au rite du verre brisé, vous savez, un rite qui signifie : « Eh bien ! C’est fait. Et c’est irrémédiable. Rien ne pourra plus nous séparer. » L’on entonnait ensuite le psaume qui rappelait l’exil à Babylone : “Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche ! Que ma langue s’attache à mon palais !” Car, en se jurant fidélité, les mariés ne juraient pas moins de rester fidèles à Israël.

Or, en 1898, en pleine affaire Dreyfus, quand il écrivait Jean Santeuil, quelque chose d’imprévisible apparut dans son texte. Le vase en verre de Venise brisé par son héros, lors d’une dispute avec sa mère, y rappelait précisément le rite de la brisure du verre à la synagogue. Eh oui ! Quelles que soient leurs dissensions, rien ne pourra séparer Mme Santeuil et son fils. Ce verre brisé, “ce sera comme au temple le symbole de l’indestructible union”, écrivait Proust en mettant ces mots sur les lèvres de Mme Santeuil. Ce verre brisé resurgissait en opérant la toute première réminiscence proustienne.

En se disputant avec sa mère, Marcel avait réellement brisé la porte en verre de la salle à manger familiale en la claquant comme un forcené. Mais Mme Proust, sans se laisser démonter, constata : “Le verre cassé ne sera plus que ce qu’il est au temple : le symbole de l’indissoluble union.” Cependant, dans le roman, Mme Santeuil appartient à une famille catholique tout à fait classique, de sorte qu’elle ne peut pas dire une chose pareille. Comment pourrait-elle invoquer un rite proprement juif pour célébrer sa réconciliation avec son fils ? Tout cela exigeait de remanier entièrement Jean Santeuil pour concevoir ce qui deviendrait la base de la Recherche

Proust est volontiers mystique. S’il n’est pas religieux pratiquant et a renoncé jeune à se faire prêtre, qu’est-ce qui l’intéresse néanmoins dans la religion, et que lit-il concernant le judaïsme ? Est-il entré en littérature comme on entre en religion ? 

« Les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n’apportent la preuve que l’âme subsiste, remarquait Proust. Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure. »

L’idée qu’avant de naître à notre vie présente, nous avons vécu une vie passée dans un autre monde, où nous avons reçu une loi à laquelle nous continuons d’obéir sans savoir pourquoi, cette idée, essentielle pour Proust, c’est une idée proprement juive. Pourquoi se réunir en famille pour déjeuner le samedi comme on le faisait dans sa propre famille ? Eh bien, justement, parce que la famille avait vécu une vie antérieure, dans un autre monde, celui d’Israël dans l’Antiquité, où elle obéissait à la loi qui imposait notamment de faire la fête le samedi. Proust adhérait à une morale qui dépendait du même processus puisque, précisément, selon lui, « il n’y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis. »

Cependant les Pères de l’Église voyaient les choses d’un autre point de vue. Ils s’adressaient à des païens, qu’ils tâchaient de convertir au christianisme sans leur enseigner pour autant qu’ils avaient vécu une vie antérieure dans un monde meilleur. Bien au contraire. Il allait de soi, pour les chrétiens, que le christianisme représentait un progrès en tant que tel, intrinsèquement, quelles que soient les aléas de l’histoire. 

A lire aussi: Juif et homosexuel: Proust le maudit

Mais les Juifs privés de leur temple, et condamnés à l’exil et à la dispersion, éprouvaient évidemment le sentiment inverse. Ils vivaient dans un monde bien plus mauvais qu’auparavant, quoi qu’on fasse pour le réformer. Cette impression – cette position par rapport au temps présent – Proust ne cessait de la ressentir. Et il la conserva jusqu’à la fin de sa vie. Son œuvre elle-même en découle.

“Toutes ces obligations, précisait-il, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre, sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous sans savoir qui les y avait tracées.”

Tout cela n’entrait pas dans le cadre théologique du catholicisme. Tout cela rappelait la métempsychose propre à la Cabale juive, c’est-à-dire le Guilgoul en hébreu, littéralement le « cycle des âmes ». 

Platon affirmait déjà que l’âme vivait dans un monde céleste, au contact des idées pures, avant de devoir rejoindre le monde terrestre pour y subir les épreuves dues à l’incarnation, voire à la transmigration d’un corps à un autre. Mais, précisément, cette conception des choses, le christianisme l’avait récusée. La théorie platonicienne de la métempsychose ne s’était transmise que dans la littérature juive, qui l’avait considérablement développée à l’époque médiévale, notamment dans le Zohar.

En septembre 1893, Proust annonçait à un ami qu’il ne voulait être “ni avocat, ni médecin, ni prêtre”. Il venait d’avoir vingt-deux ans alors. Avocat ou médecin, c’est ce à quoi songeaient ses parents. Prêtre, c’était son idée à lui, bien entendu.

Les autorités ecclésiastiques auxquelles il s’adressa, quand il voulut se consacrer au sacerdoce, ont probablement entrevu qu’il adhérait – ne serait-ce qu’inconsciemment – à une conception proprement juive du monde. En tout cas, le fait est là : elles le dissuadèrent d’entrer dans l’Église.

Entre le moment où il découvrit son impuissance vers l’âge de quinze ans, en 1886, et le moment où il lui fallut renoncer à devenir prêtre vers l’âge de vingt-deux ans, en 1893, Proust avait vécu une vie complète, marquée par sa vocation religieuse. En renonçant à la prêtrise, c’était comme s’il mourait. 

À la recherche du temps perdu se déroule principalement durant cette tranche de vie, quand son narrateur a entre 15 et 22 ans, les sept années décisives qui, finalement, aboutissent à un renoncement. Un moment très angoissant, qui réveille le souvenir des épreuves du même genre vécues antérieurement, jusque dans la petite enfance, et peut-être dans d’autres vies.

Et voilà qu’au moment où il atteint le seuil le plus désespérant, il lui arrive quelque chose d’extraordinaire. Il reçoit une espèce de grâce en heurtant du pied un pavé disjoint dans la cour d’un immeuble. En se heurtant à ce pavé lui revient la mémoire d’un séjour à Venise des années auparavant. Soudain, il se rend compte que le temps n’est qu’une espèce d’illusion, et précisément il éprouve alors une joie dont il sent qu’elle est à jamais durable. Voilà comment il accède à la véritable religion, c’est-à-dire à la littérature, au sens où il l’entend… 

>>> Retrouvez la deuxième partie de cet entretien demain sur Causeur.fr <<<

Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle

Price: 29,00 €

21 used & new available from 9,64 €

Ibiza? No more!

Chers collègues enseignants, battez-vous pour des sujets qui en valent la peine


Dans le film mythique de Barbet Shroeder, “More” (1969), tout se passe bien tant que l’été déferle. Mais quand l’hiver s’installe sur cette île battue de vents et de pluie, le héros fatigué meurt au coin d’une ruelle. Du coup, les Pink Floyd cessent de jouer…

C’est aux Baléares, à Majorque, que Sand eut la mauvaise idée d’amener Chopin durant l’hiver 1838-1839 — à la chartreuse de Valldemossa. Le compositeur y écrivit quelques belles pièces, et finit d’y cracher ce qu’il lui restait de poumons, tant le temps était exécrable.

À lire aussi, du même auteur: Blanquer, «ce pelé, ce galeux»

Mais voilà : Ibiza chante dans la tête de certains journalistes ou hommes politiques qui ont sans doute l’habitude de s’y encanailler dans les orgies teutonnes organisées là-bas chaque été. Que Blanquer y soit allé hors saison, pour quelques jours de vacances — ou de lune de miel anticipée — n’est pas le problème d’Edwy Plenel, la concierge d’extrême-gauche rencardée par qui de droit. Dans ce genre de circonstances, le ministre peut suspecter aussi bien ses ennemis (mais comment l’auraient-ils su ?) que quelques-uns de ses excellents amis.

Et puis Plenel, comme tous les anciens trotskistes, a une sexualité bizarre, il n’éjacule que du fiel. Ibiza doit lui paraître exotique.

Edwy Plenel, avril 2012. SIPA. 00618647_000021

Revenons brièvement sur cette « affaire » montée en épingle par une presse de caniveau avide de potins.

C’est d’Ibiza que Blanquer a communiqué au Parisien (ce fut peut-être sa seule erreur, l’AFP aurait aussi bien fait l’affaire) le premier d’une longue série de protocoles sanitaires aussi aberrants les uns que les autres. Comme je l’ai expliqué à Yves Calvi sur BFM, le ministre est trop intelligent pour accoucher d’un tel fatras d’incompétence. Regardez plutôt du côté du docteur Knock qui se croit Premier ministre-bis (et qui guignait le titre : fatalitas, Macron a préféré Castex…).

Blanquer aime tellement Olivier Knock qu’il a failli le mettre knock down mercredi dernier en ouverture du Conseil des ministres. Caramba ! Encorrre raté !

Le ministre de la Santé à l’assemblée nationale, le 3 janvier 2022 © STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Sérieusement ! On peut sans doute reprocher certaines choses au ministre de l’Éducation — ne pas avoir supprimé le Bac, par exemple, ou ne pas avoir envoyé certains pédagos qui plastronnent dans les INSPE replanter le riz en Camargue —, mais pas d’assumer de loin (la distance Ibiza-Paris est symbolique de celle qu’il a prise vis-à-vis de ces protocoles successifs incohérents) une politique sanitaire qui va à l’encontre de son projet principal durant l’épidémie : maintenir l’école ouverte.

C’était d’autant plus essentiel que la Société française de Pédiatrie s’insurge contre ceux qui voulaient différer le retour en classe des enfants. Les gosses ont déjà payé un très lourd tribut aux divers confinements qu’on leur a imposés. Ils ont des idées suicidaires, ils se sont déscolarisés, ils ne tiennent plus en place, et ils ont tout oublié. Qu’en serait-il si Blanquer avait laissé le Haut conseil sanitaire imposer ses vues et mis l’École sous cloche ?

À lire aussi, du même auteur: «L’École, c’est du sérieux», dit Blanquer — et il n’a même pas honte

Dans ce contexte, se lancer dans une grève de plus, ce jeudi, est irresponsable. Un professeur doit professer, et faire passer l’intérêt de ses élèves avant le sien. Sinon, il peut tenter de poser sa candidature au CNED ? peut-être ne sera-t-il pas contaminé par les gosses, à distance.

À noter que le front syndical s’est désagrégé. Le SNALC n’appelle plus à la grève — ni le petit mais combattif syndicat Action & Démocratie. Allons, chers collègues, battez-vous pour des sujets qui en valent la peine, et ne commencez pas à dire que vous ne pourrez jamais finir le programme. Demandez comme moi la fin du Bac, un symbole onéreux de nos incapacités pédagogiques, virez les pédagos qui vous encombrent, arrêtez de confondre le quantitatif et le qualitatif, et retroussez vos manches : vous savez bien que les élèves ne travaillent que s’ils nous voient travailler. Et fichez la paix au ministre, qui fait ce qu’il peut, tiraillé entre le désir d’assumer pleinement sa fonction et les impératifs que lui impose Knock — le vrai responsable de cette chienlit.

PS. Tout le monde a lu Knock, ou le triomphe de la médecine, l’immortelle pièce de Jules Romains. Mais en cas, vous pouvez vous l’offrir, ou l’écouter là, ou vous procurer le DVD de la version de Louis Jouvet, absolument impayable dans le rôle. Et non, je ne vous conseille pas la version d’Omar Sy.


Élisabeth Lévy : « Blanquer à Ibiza ? Mediapart se comporte comme la pire presse people »

Retrouvez la chronique d’Elisabeth Lévy, notre directrice de la rédaction, chaque matin à 8h10 dans la matinale de Sud Radio.

Haro sur le wokisme: l’énormité d’une pratique dite «vertueuse»

Le wokisme gagne du terrain et l’heure est à la contre-offensive. On peut attaquer la chose en général, rejeter tout en bloc. Une autre stratégie serait de cibler précisément un élément du wokisme et d’en faire une critique juste, mais impitoyable. Penchons-nous sur une de ses pratiques centrales: le signalement moral ou vertueux.


Qu’est-ce que le signalement moral? Essentiellement, c’est le fait de signaler publiquement un jugement moral. Plus précisément, pour les philosophes Justin Tosi et Brandon Warmke, il faut ajouter un motif bien précis : on signale sa vertu afin de soigner sa réputation.

Et pourtant, certains le défendent vigoureusement. Neil Levy affirme que le signalement sert une fonction épistémique : il nous aiderait à trouver la vérité morale. Il nous rappelle que le signalement est une forme de témoignage et que le témoignage joue un rôle important dans notre quête de vérité. Il rajoute que certaines propriétés renforcent la crédibilité d’un témoignage. Un témoignage avancé avec confiance plutôt qu’avec hésitation sera jugé plus fiable. Le nombre de témoignages compte également. Pensez au fameux 97% des scientifiques qui « s’accordent sur le réchauffement climatique », le but est de favoriser le grand nombre de témoignages experts.

À partir de là, Levy avance que le signalement moral est bénéfique du point de vue épistémique. Ces jugements moraux sont des témoignages, prononcés avec confiance plutôt qu’hésitation. De surcroît, à mesure que les signalements se multiplient, nous sommes face à un nombre croissant de témoignages portant sur des énoncés moraux. Si nous cherchons la vérité morale, nous devrions encourager le signalement vertueux.

Conformisme, falsification et tribalisme

De son côté, Evan Westra argue que le signalement moral est un outil de communication au service du progrès moral. En somme, il dit que le signalement contribue à l’émergence de nouvelles normes sociales. Par exemple, supposez que les premiers adversaires de l’esclavagisme n’étaient aucunement motivés par leur statut social. Cependant, autour de ce noyau de puristes s’ajoute un cercle bien plus large d’ambitieux et de vaniteux qui reprennent les arguments des premiers afin de soigner leur réputation. Si les ambitieux prêtent main-forte aux puristes, alors le signalement se sera montré socialement utile.   

Voilà donc deux défenses du signalement moral. Premièrement, c’est un outil épistémique qui nous sert dans notre quête de vérité morale. Deuxièmement, c’est un outil de transformation sociale : même égoïste et narcissique, il peut contribuer au progrès moral par la transformation des normes.

Il n’en demeure pas moins que ces arguments résistent mal à la critique. Scott Hill et moi-même, nous proposons une critique en deux temps. Premièrement, le signalement moral n’est ni un outil épistémique utile ni une force pour le progrès moral. Deuxièmement, le signalement vertueux est indésirable, car il engendre la méfiance et le ressentiment au sein de la société. Afin d’étayer nos propos, nous faisons appel à de la recherche en psychologie portant sur le conformisme, la falsification des préférences, et le tribalisme.

A lire aussi: Vous avez dit woke?

Contrairement à ce qu’affirme Levy, la confiance ou le nombre n’ajoute pas forcément à la crédibilité ou la qualité du témoignage. L’on peut faire preuve d’un excès de confiance et le nombre de témoignages n’est intéressant que lorsque ces derniers satisfont certains critères. Nous proposons donc une réinterprétation charitable de l’argument avant de le démolir. La meilleure version que l’on puisse formuler de l’argument épistémique est le théorème du jury. Si un groupe doit débattre de la véracité d’une proposition, alors nous pouvons considérer que l’émergence d’un consensus est un argument de taille tant que deux conditions sont remplies. D’abord, chaque personne doit raisonner indépendamment. Si l’on copie ou se conforme, alors son témoignage n’ajoute rien à la discussion, pas plus qu’une copie supplémentaire d’un journal ne constitue pas une nouvelle preuve. Ensuite, chaque personne participant au débat sur la véracité de la proposition doit avoir des chances supérieures à 50% de parvenir à la bonne réponse.

Si les deux conditions sont remplies, alors à mesure que le groupe croît en nombre, les chances que la majorité ait raison se rapprochent de la certitude.  

Deux formes de conformisme

Concédons, par générosité, qu’un adulte normal, qu’il signale sa vertu ou pas, a plus de 50% de chances de trouver la bonne réponse à une question morale. Le problème incontournable est que nous sommes tout sauf des penseurs indépendants. En effet, deux types de conformismes menacent notre indépendance. Le conformisme stratégique est le fait de falsifier ses préférences ou de masquer ses croyances afin de préserver sa réputation. Le conformisme non stratégique est un conformisme sincère motivé par une authentique confiance ou déférence. Nous faisons confiance aux autres en raison de leur expertise, leur expérience ou le fait qu’ils soient plus nombreux.

Pris en tenaille par ces deux formes de conformisme, nous avons de bonnes raisons de rejeter que nous raisonnions de manière indépendante. Conséquemment, nous ne pouvons pas nous appuyer sur le théorème du jury. Pire, même si nous n’étions pas aussi conformistes – et nous le sommes ardemment! – il faudrait admettre que nombre d’affirmations associées au signalement moral sont, en fait, des croyances minoritaires ou même ultra-minoritaires. C’est-à-dire que même si l’on pouvait appliquer le théorème du jury, il invaliderait les thèses wokes.    

Qu’en est-il de la communication de normes nouvelles et transformatrices? Souvenez-vous que Westra admettait que bon nombre de ceux qui signalent « la bonne norme sociale » le faisaient par conformisme, or cet aveu suffit. Leur raisonnement n’est pas indépendant et nous ne pouvons nous y fier à moins de présumer qu’une petite minorité de radicaux, ceux qui signalent sincèrement, aurait forcément raison. Mais pourquoi accepter une telle idée? 

A lire aussi: [Vidéo] Causons! Colloque anti-wokiste à la Sorbonne

Selon Westra, la réponse découle en grande partie du fait que nous ne sommes pas aisément bernés. Notre héritage évolutionnaire aurait fait de nous des créatures bien plus vigilantes que crédules. Quoique la crédulité humaine soit parfois surjouée, Westra dresse un tableau très incomplet. Bien que nous soyons dotés d’une certaine vigilance épistémique – nous ne croyons pas tout et n’importe quoi – il n’en demeure pas que nous sommes caractérisés par un tribalisme redoutable. L’évolution n’a pas favorisé l’émergence de penseurs indépendants et désintéressés, mais des créatures tribales qui forment des groupes rivaux. Ces philosophes ont-ils oublié Socrate face à la foule athénienne? 

En somme, le signalement dit vertueux ne nous rapproche pas de la vérité morale. Il n’est pas non plus un outil fiable au service du progrès social. Il peut faciliter l’adoption d’idées ou de normes nouvelles, mais ce n’est aucunement une garantie de progrès. Le XXe siècle n’a-t-il pas vu de nouvelles normes horrifiantes? Si le signalement moral produit peu de bienfaits, est-il réellement si nuisible? Oui, car il favorise la polarisation sociale et la méfiance. Face aux postures et au conformisme arrogant, les citoyens se rebiffent. En effet, certains ont trouvé que la bien-pensance et le signalement moral rendaient les électeurs étatsuniens, de droite ou de gauche, plus susceptibles de voter Donald Trump en 2016. Et maintenant, qui veut signaler sa vertu?

Bon cuistot

« The Chef » nous livre les dessous du métier de cuistot, entre cuisine, salle, cris et rires, déconvenues et réussites


Les librairies regorgent de livres de cuisine, les chefs deviennent des stars du petit écran et le cinéma suit le mouvement avec par exemple cette très talentueuse production britannique. Au menu : une prouesse technique toute en virtuosité, tout d’abord, puisque The Chef se présente comme un seul plan séquence tourné dans la continuité, en rupture totale avec la pratique cinématographique du montage. Il ne s’agit évidemment pas d’une première, mais le procédé reste rare. C’est ici un choix artistique des plus pertinents qui permet de suivre au plus près un service comme un autre ou presque, vu à travers le chef d’un restaurant londonien.

Nous entrons avec lui dans son restaurant et passons la soirée entre cuisine et salle, cris et rires, déconvenues et réussites.

Le tout servi par un casting absolument idéal où se côtoient clients et employés. C’est vif, nerveux et enlevé comme il se doit dans un restaurant à l’heure du fameux coup de feu. Cette plongée nous change des artifices de l’envahissante téléréalité culinaire et cela fait du bien.


Le temps et l’espace: transmettre la France en héritage

1

Si on parle régulièrement de la remise en question par des élèves des théories de Darwin en cours de Sciences et Vie de la Terre, ou du refus de certaines élèves d’aller à la piscine en cours d’Éducation Physique et Sportive, on oublie de mentionner que certains cours d’histoire et de géographie deviennent aujourd’hui des lieux d’affrontement et de concurrence mémoriels qui témoignent du refus de partager une histoire commune.


Les remises en question toujours plus fréquentes du contenu des cours d’histoire et de géographie révèlent trois faiblesses de notre système éducatif. Tout d’abord, la remise en cause de l’autorité du professeur, au sens d’auctoritas, c’est-à-dire de sa légitimité intellectuelle, et donc du respect qui en découle. Ensuite, l’incapacité des programmes à apporter des bases et repères spatiaux et temporels solides à tous nos élèves, faisant ainsi le lit de l’ignorance sur laquelle prospèrent cancel culture et théories du complot. Enfin et encore, l’incapacité des programmes à faire rêver nos élèves, en particulier ceux d’entre eux qui viennent d’ailleurs, à leur faire aimer la France grâce à la transmission d’un récit national capable de concurrencer le mythe du pays d’origine.

Des frises et des cartes: retour aux fondamentaux

Au cours des siècles, l’histoire et la géographie enseignées ont toujours répondu à différents projets politiques, spirituels et civiques. C’est au XIXème siècle, et en particulier après les lois Ferry sur l’école, que les « hussards noirs », sanglés dans leur « uniforme civique », selon le mot de Charles Péguy, ont fait, grâce aux leçons d’histoire et de géographie, des petits Français de jeunes patriotes désormais attachés à la République. La leçon d’histoire est dès lors centrée sur la chronologie, c’est-à-dire sur « la discipline qui permet la connaissance de la mesure du temps.[1] »

A lire aussi, SOS Education: Circulaire sur l’identité de genre en milieu scolaire: «Il y aura un avant et un après»

C’est ce rapport central à la chronologie, marque du temps long de l’histoire, offrant les bornes des ruptures et des continuités, qui manque aujourd’hui à nos programmes scolaires. En apparence, la chronologie semble pourtant bien respectée par les programmes au collège puis au lycée. Pourtant, elle n’est en réalité qu’un cadre dans lequel on propose aux élèves des « thématiques » trop précises si l’on ne maîtrise pas les bases de la période étudiée. On aboutit ainsi à une succession de thématiques décousues, théoriquement intéressantes, bien sûr, mais nécessitant une culture historique préalable que n’ont pas encore nos élèves. Ainsi, en classe de 4ème, l’histoire politique du XIXèmesiècle n’est que l’occasion d’aborder l’évolution du droit de vote en France, sujet passionnant en soi, mais bien trop précis et difficile à comprendre si la succession des grands régimes politiques du XIXème n’est pas maîtrisée.

Il en va de même au primaire : la chronologie claire et simple à comprendre est dissoute dans de grandes thématiques transversales («l’habitat au cours du temps»…) qui ne permettent pas aux jeunes élèves d’acquérir les bases de leur histoire. La géographie est noyée dans un bric-à-brac mondialiste à prétention écolo. Dans les programmes, plus rien n’est structuré ni hiérarchisé, donc plus rien n’est structurant pour les jeunes élèves du primaire.      

En géographie, justement, les programmes au collège font la part belle à une « dimension  mondiale » qui s’éloigne d’une connaissance approfondie de notre pays, de ses fleuves, de ses forêts, de ses rivages, de ses paysages. Ainsi, en classe de 4ème, le programme de géographie ne traite jamais de la France en tant que telle mais propose des thématiques autour des « mobilités transnationales », de l’adaptation au « changement climatique global », de la « mondialisation des territoires ». Une nouvelle fois, l’intérêt de ces thèmes n’est pas en cause. Mais peut-être faut-il connaître – aussi – la géographie de son pays. Si la France est traitée, c’est surtout pour vanter, comme en 3ème, son insertion réussie dans l’Union Européenne, présentée comme une panacée.  Signe caractéristique de cette évolution, les mots « pays », « nations » disparaissent quasiment des programmes et des manuels de géographie au profit de vagues « territoires » sans limites ni frontières…

À lire aussi, les « profs avec Zemmour »: Effondrement du niveau en mathématiques: réquisitoire contre les fossoyeurs d’une excellence française

Enfin, autre dérive dans les programmes, le biais idéologique, marqué très à gauche, évidemment. En classe de 4ème, par exemple, au sujet des traites négrières, les manuels se focalisent toujours sur la traite occidentale en oubliant la traite musulmane et les traites intra-africaines, pourtant bien plus longues. De la même façon, le sujet de la colonisation est toujours abordé comme un phénomène purement occidental, et dont les conséquences sur les peuples et territoires colonisés seraient nécessairement et exclusivement négatives. Par idéologie « politiquement correcte », on abandonne donc progressivement l’étude des fondamentaux du récit national, pour une histoire parcellaire, marquée par des considérations anachroniques. Tous les étudiants en histoire un peu sérieux savent pourtant que l’on ne s’autoproclame pas juge de faits qui remontent à plusieurs siècles, accomplis par des hommes aux mentalités différentes.  

Un retour aux fondamentaux dans ces deux disciplines semble donc nécessaire : les élèves n’ont pas à subir les lubies idéologiques des uns ou des autres. Pour que notre matière ne soit ni rébarbative ni totalement désincarnée, l’étude des grands personnages de notre histoire et de la géographie de nos paysages semble indispensable. En effet, ce dernier est aussi destiné à donner des exemples à des élèves en pleine construction, cherchant sans cesse repères, références et modèles à imiter. Ne pas le faire, c’est laisser d’autres que l’éducation nationale s’en charger.

Ainsi, avec la transmission des connaissances, l’enseignement en histoire et géographie a une autre mission : fabriquer des Français. Par la connaissance du récit national, chaque jeune Français doit pouvoir en effet recevoir l’héritage culturel commun, prérequis indispensable au rétablissement de la cohésion nationale si mise à mal aujourd’hui dans notre pays.

Un récit national pour « fabriquer des Français »

Héritage de l’Antiquité classique, méthode et discipline permettant de construire et de transmettre la mémoire des âges, l’histoire dépasse son objet d’étude en jouant un rôle civique de « fabrication » du citoyen, d’élaboration du lien commun national.  

Les Français ne s’y trompent pas : pour 91% d’entre eux, l’histoire est considérée comme « nécessaire pour comprendre les fondements et les racines culturelles des sociétés (racines religieuses, sociales, identitaires) » et permet, pour 76% d’entre eux, de « devenir un meilleur citoyen. [2] »

En effet, la nation est une « large communauté dont les membres ne se connaissent pas les uns les autres et partagent pourtant les mêmes souvenirs et les mêmes sentiments sur leur groupe [3]. » Qui, sinon l’école, peut réaliser les conditions de cette fraternité commune entre les jeunes citoyens ? Qui, sinon l’école, peut assimiler les « Français de branche » venus rejoindre, au fil des ans, les « Français de souche » ? L’enseignement de l’histoire et de la géographie contribue, par la transmission du legs commun, à la création de la communauté nationale, à l’affermissement des liens qui la maintiennent. C’est bien le récit national qui permet l’identification à une identité partagée. Ce récit permet, à terme, l’unité des citoyens, au-delà des différences politiques, ethniques, religieuses, sociales…  « Toute identité nationale » écrit  Fernand Braudel, « implique, forcément, une certaine unité nationale, elle en est comme le reflet, la transposition, la condition [4].» Braudel observe avec beaucoup de justesse qu’« une nation ne peut être qu’au prix de se chercher elle-même sans fin […], conséquemment de se reconnaître au vu d’images, de marques, de mots de passe connus des initiés […], de croyances, de discours, vaste inconscient sans rivages, obscures confluences, idéologies, mythes…[5] »

A lire aussi, Jean-Paul Brighelli: Blanquer, «ce pelé, ce galeux»

Or, ce rôle pourtant essentiel du récit historique – et géographique – dans la « fabrique des Français » est purement et simplement abandonné par l’État, au nom d’une sotte repentance et d’une ouverture sans fin aux « diversités », simple prête-nom des communautarismes séparatistes.  Pire, il est parfois nié. Au lieu de rassembler les jeunes Français autour d’un passé et d’un avenir commun, on glorifie ceux qui détruisent la nation et violent la loi, tel le sinistre Cédric Herrou, auxiliaire des mafieux trafiquants d’êtres humains, encensé dans  les pages « instruction civique » du cahier d’exercices Hatier destiné aux élèves de 3ème. Les leçons d’instruction civique, défigurant ainsi leur vocation première, assènent aux élèves une lourde propagande. Le « politiquement correct » règne en maître pour créer ex nihilo des « citoyens du monde » désincarnés, en lieu et place de Français enracinés constituant le corps civique de la démocratie.

Cédric Herrou au festival de Cannes, mai 2018. SIPA. AP22203124_000005

La conscience de l’appartenance à la nation recule alors dans la jeunesse, de même que la connaissance de l’héritage reçu indivis. Sont-ce là les objectifs de l’école ?  Dans le rapport déjà cité du Haut Conseil à l’Intégration de janvier 2011 [6], on peut lire que « la vision du monde qui semble s’opérer [au sein de l’école] est binaire : d’un côté, les opprimés, victimes de l’impérialisme des Occidentaux, et ce, depuis les temps les plus reculés, et de l’autre, les oppresseurs – Européens et Américains blancs – pilleurs des pays du tiers-monde. Cette vision fantasmée sert d’explication à l’histoire du monde et de justification aux échecs personnels. »

Sortir de nos écueils mortifères

La puissance publique devrait méditer Albert Camus qui, dès 1958, affirme qu’« [une nation] ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir de s’estimer elle-même. Il est dangereux de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle. » Jean-Pierre Chevènement rappelait également, en 2016, que : « tout peuple, pour exercer sa souveraineté, doit avoir conscience de lui-même et par conséquent de son histoire. À cette condition seulement, le peuple existe comme demos, c’est-à-dire comme corpus de citoyens capables de définir ensemble un intérêt général. C’est pourquoi le récit national est une part importante et même décisive de la conscience civique. » [7]

A lire aussi, Esteban Maillot: “Qu’est-ce qu’une Nation”, d’Ernest Renan, autopsie d’un discours mal compris

Pour sortir de ces écueils mortifères, les professeurs d’histoire et de géographie doivent retrouver le rôle qui est le leur : faire comprendre et aimer la France, créer les conditions morales du civisme et de l’appartenance à la nation, afin que tous nos élèves reçoivent notre pays et sa culture en héritage, et que ceux qui sont d’origine étrangère puissent affirmer, comme Romain Gary : « je n’ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines ». 

Frédéric Faure, professeur d’histoire-géographie, docteur en histoire. Les profs avec Éric Zemmour.


[1] Selon la définition d’Alfred Cordoliani, L’histoire et ses méthodes.  

[2] Enquête Harris Interactive pour Historia, « Les Français et l’histoire ». Échantillon de 2 996 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Enquête réalisée en février 2019.

[3] Selon la définition de l’historien Benedict Anderson.

[4] Fernand Braudel, L’identité de la France, Espace et Histoire.

[5] Fernand Braudel, ibid.

[6] « Les défis de l’intégration à l’école », 28/01/2011, La Documentation française.

[7] Préface du Nouveau manuel d’histoire pour cycle 4, aux éditions de La Martinière, 2016.

«Reynaldo Hahn est le seul amant de Proust dont on soit tout à fait sûr»

0
A gauche, Reynaldo Hahn. A droite, Céleste Albaret. D.R.

Entretien avec le cinéaste et écrivain Patrick Mimouni (2/2), auteur de Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle (Grasset)


>> Relire la première partie <<

Causeur. À une époque où l’homosexualité est réprimée, Marcel Proust n’aurait-il pas mieux fait de se marier ? En a-t-il eu l’occasion ?

Patrick Mimouni. Oui, bien sûr. À l’époque, le célibat était très mal vu. La plupart des homosexuels se mariaient, d’autant que c’était les familles qui arrangeaient les mariages. Le docteur Proust a tâché d’organiser le mariage de Marcel avec Lucie Faure, la fille du président de la République, Félix Faure. Elle l’adorait elle aussi, mais dans l’état où il était, il ne pouvait que la rendre malheureuse. Le projet de mariage a évidemment échoué.

Ensuite, Mme Proust l’a poussé à épouser Mary Nordlinger, une cousine de Reynaldo, également très amoureuse de Marcel, et qui sans doute l’aurait épousé sans qu’il soit question de relations sexuelles. Mais, là encore, le temps a passé sans que Marcel ne se décide à la demander en mariage. Elle s’est lassée et a quitté Paris. 

Quand il part à la recherche de sexe, Marcel Proust n’hésite pas à sortir de son milieu. Il ne drague pas que parmi les bourgeois ou les lettrés. Il va dans des lieux chics certes, au Ritz ou au Café Weber, mais il aime y parler avec les garçons du personnel, et n’hésite pas ensuite à aller au bordel. Combien d’amants lui connaît-on ? 

Reynaldo est le seul amant de Proust dont on est tout à fait sûr qu’il a été son amant. C’était quasiment son mari. Mais il a eu beaucoup d’autres amants. 

Proust faisait tout son possible pour compromettre Léon Daudet en l’associant à son nom, afin d’empêcher L’Action française de mener une campagne de presse contre lui

Qui est le grand amour de la vie de Marcel Proust, selon vous ? Est-ce Jacques Bizet, l’ami d’enfance dont on finit par lui interdire les visites, et qui se suicide quelques jours avant la mort de Proust ? Est-ce Reynaldo Hahn ? Est-ce, comme tout le monde semble le penser désormais, le chauffeur et secrétaire Alfred Agostinelli, modèle d’Albertine, mort à 25 ans ?

Le plus grand amour, selon Proust, c’est l’amour dont il a le plus souffert, jusqu’à vouloir mourir, jusqu’à vouloir se suicider. C’est ce qui lui est arrivé avec Jacques Bizet. Et c’est ce qui lui est arrivé avec Alfred Agostinelli. Proust le dit lui-même : “J’ai su ce que c’était, chaque fois que je prenais un taxi, d’espérer de tout mon cœur que l’autobus qui venait allait m’écraser.” Alfred venait de se tuer dans un accident d’avion. Proust a probablement alors tenté de se suicider en prenant une énorme dose d’opium et de véronal qui l’a totalement assommé durant près de 48 heures, si l’on en croit le témoignage de Céleste Albaret, sa femme de chambre.

N’est-ce pas finalement elle qui a vraisemblablement le mieux connu, aidé et aimé l’écrivain ?

Non, celle qui l’a le mieux connu, aidé et aimé, c’est sa mère. Ensuite, après la mort de Mme Proust, il y a eu Mme Straus, Geneviève Straus (l’un des modèles de la duchesse de Guermantes) qui lui a servi de mère adoptive. Et puis, d’une certaine manière, il y a eu Céleste, à partir de 1914. Elle avait 23 ans alors. Elle était très amoureuse de lui, elle en était folle, à tel point qu’au début de la guerre, elle lui proposa de se travestir en homme pour le satisfaire.

Elle se retrouvait seule avec lui. Tout le reste du personnel avait quitté la maison à cause de guerre. Hélas, pour elle, il lui fit comprendre qu’il ne pourrait jamais répondre à ses avances. Si elle se faisait des illusions, elle ne les conserva pas longtemps.

Seulement, elle avait tout à fait l’âme d’une religieuse. Elle adorait son maître. Elle n’hésitait pas à faire la liaison avec le bordel que Proust fréquentait. Une autre, à sa place, aurait refusé avec horreur d’entretenir des relations avec un maquereau, ou y aurait consenti en se couvrant de honte, alors qu’elle, au contraire, se chargeait volontiers de cette tâche, quitte à prendre des risques, car au bordel où elle se rendait régulièrement au service de son maître, elle aurait très bien pu être embarquée par la brigade des mœurs, lors d’une descente, et se retrouver fichée comme maquerelle ou sous-maquerelle à la préfecture de police. 

Elle s’appelait en réalité Célestine, un nom destiné à une entremetteuse. Proust la baptisa Céleste, sans pouvoir pour autant s’empêcher d’en faire sa propre Célestine. Même si elle ne couchait pas avec lui, elle ne le satisfaisait pas moins sexuellement, par procuration, en organisant ses plaisirs. 

Pouvez-vous raconter pourquoi Céleste qualifie Alfred Agostinelli de “pou volant” ? 

Alfred voulait devenir aviateur. Mais, alors, au début des années 1910, les aviateurs se tuaient les uns après les autres dans des accidents terribles, si bien qu’on les surnommait couramment les “fous volants”. Arrivée comme domestique chez Proust en 1913, Céleste s’est confrontée à Alfred. Elle le  haïssait, elle le jalousait de la manière la plus féroce. Et, comme il était très gros, elle l’a surnommé le pou volant, par allusion aux fous volants ; seulement lui, Alfred, était moche comme un pou à ses yeux. 

Proust entrevoit-il le caractère presque innumérable des paradoxes de sa personnalité et surtout de son œuvre de son vivant ? 

Le paradoxe fondamental, pour Proust, c’est l’opposition entre la culture gréco-romaine fondée sur la raison, et la culture judéo-chrétienne fondée sur la foi. C’est ce qu’il appelle les deux côtés : Guermantes, le côté gréco-romain, et Swann, le côté judéo-chrétien. Une opposition qui se retrouve en chacun de nous. C’est notre paradoxe. Et, précisément, c’est ce qui rend Proust si universel. 

A lire aussi: Train ou voiture? Valery Larbaud et Marcel Proust répondent

Quand Du côté de chez Swann est publié, le roman est incompris par la critique et fait un four. C’est aujourd’hui un monument de la littérature française. N’est-ce pas là un autre paradoxe ? 

“Mon livre n’a aucun succès” – ni succès auprès de la critique, ni succès auprès du public – constatait Proust à la fin du mois de novembre 1913.

Or quelques jours plus tard, le 4 décembre, le Times de Londres publia un article très élogieux sur Du côté de chez Swann. Il s’agissait du premier roman d’un auteur totalement inconnu. Et, pourtant, le Times lui accordait une place remarquable !

Malheureusement, en France, les choses ne s’amélioraient pas. Paul Souday (le critique le plus influent alors) publiait un article plein de mépris sur Proust. Le pire, ce fut la réaction de la N.R.F – La Nouvelle Revue Française, la revue littéraire la plus prestigieuse alors en France  – où Henri Ghéon déclarait que Du côté de chez Swann était si mal construit que Proust avait réussi, avec ce livre, à produire “le contraire d’une œuvre d’art”.

Et cependant, le 10 décembre, la Ressegna contemporanea – une grande revue littéraire romaine, l’équivalent de la N.R.F. en Italie – fit paraître un article tout à fait opposé au jugement de la critique française.

Proust trouvait une audience auprès de toutes sortes de lecteurs francophones à l’étranger. Un événement sans précédent dans l’histoire de la littérature française : jamais aucun romancier français n’avait été célébré hors des frontières de la France avant de l’être sur son propre territoire.

Le paradoxe, en effet, c’est qu’il commençait à devenir l’auteur qui représentait le mieux la France à l’étranger, tandis qu’en France il passait pour une espèce d’étranger, le plus souvent méprisé, voire détesté. Même Jacques Rivière (son futur éditeur et déjà son admirateur alors) ne constatait pas moins que le roman proustien illustrait le “renoncement aux vertus classiques de composition dont nous autres Français sommes en général si fiers”. 

Lorsqu’il reçoit le prix Goncourt en 1919 pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs – ce qui fait scandale – c’est l’Action française qui prend sa défense, cette publication hostile aux juifs ou à des mœurs jugées décadentes n’avait pas encore vu que les personnages sont en réalité quasiment tous des juifs, des pédérastes ou des lesbiennes… La construction narrative de la Recherche ou de la phrase proustienne sont si alambiquées que des critiques comparent d’abord la prose de Proust à de l’allemand ou disent que ce roman “n’est pas de chez nous” lors de sa publication. Proust, lui, pense faire une magnifique broderie, écrire une œuvre cathédrale où beaucoup ne voient qu’un lierre qui pousse anarchiquement. Ensuite, Proust est internationalement reconnu comme la quintessence de la littérature française… et pourrait rétrospectivement s’en amuser. De nouveau, pensez-vous qu’il est conscient de tout ça de son vivant ? 

Léon Daudet, le patron de L’Action française, ne le soutenait que parce que Proust était l’ancien amant de Lucien, son frère cadet. Proust faisait partie de la famille, en quelque sorte.

Dire qu’on le célébrait dans L’Action française et qu’on l’attaquait dans Le Figaro, le journal où il avait livré quantité d’articles ! Pourquoi son ami, Robert de Flers, qui dirigeait les pages littéraires du Figaro, ne lui apportait-il pas son soutien ? “Je t’envoie une Action française d’il y a quelques semaines, afin de te montrer qu’un adversaire politique qu’on voit tous les vingt ans, prend plus à cœur de me venger, et en pleine période électorale, d’attaques idiotes, qu’un ami tendrement aimé comme toi. Cet article de Léon Daudet est à la place où il y a généralement : « Mort aux Juifs »”, lui signalait Proust.  

Il ne se faisait pas d’illusion. Il savait très bien que Léon était une brute.

« La vérité sur Proust ne peut se dire sans scandale », remarquait Cocteau. « Il obligeait, par exemple, L’Action française à le suivre, à lire des horreurs. » Mais pourquoi L’Action française se laissait-elle faire ? Pourquoi ne comprenait-elle pas ce dont il est réellement question dans son roman ?

« Toutes les allusions m. g. sont prodigieuses », confiait Lucien Daudet à Proust en découvrant Le Côté de Guermantes – m. g. c’est-à-dire m[auvais] g[enre], autrement dit homosexuel en langue codée.

Lucien n’en revenait pas. Il avait déjà lu le texte deux fois et il y avait découvert les éléments d’une intrigue dont son frère ne se faisait pas la moindre idée. « Et puis je sais – quoi qu’ayant lu mot à mot – qu’en lisant encore une troisième fois je découvrirai mille choses que je ne soupçonne pas. » 

Léon serait tombé des nues si Lucien lui avait appris en quoi consistait la véritable nature du Côté de Guermantes. Là où l’aîné admirait une espèce d’apologie de la noblesse française, le cadet explorait le labyrinthe du circuit gay enfoncé dans les profondeurs du faubourg Saint-Germain.

Proust faisait tout son possible pour compromettre Léon Daudet en l’associant à son nom, afin d’empêcher L’Action française de mener une campagne de presse contre lui au moment où sortirait Sodome et Gomorrhe, le quatrième tome de son roman, où l’homosexualité de ses personnages se révéle clairement. Et si L’Action française le laissait tranquille dans cette affaire, il pariait que la censure officielle ferait de même. Pari gagné.

Proust apprenait, alors, que s’était créé à Londres un club à son nom. “Le club Marcel Proust” : un reading group où l’on donnait des conférences sur son œuvre et où l’on en débattait. Ce genre de groupes, voués à la lecture de la Recherche, allaient bientôt se multiplier dans le monde, jusqu’en Chine et au Japon.

Les Français commençaient à se rendre compte que Proust se classait au même niveau que Balzac, Stendhal ou Flaubert. Proust comprenait fort bien que sa gloire, dans son propre pays, dépendait de la manière dont son roman était apprécié à l’étranger.  Et sur ce plan, depuis maintenant plus d’un siècle, rien n’a changé, sans doute parce que la littérature elle-même nous apparaît comme quelque chose d’étranger en soi, comme si elle s’était réellement formée dans un autre monde, précisément le monde meilleur auquel croyait Proust.

Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle

Price: 29,00 €

21 used & new available from 9,64 €

BoJo au bord du gouffre

0
Boris Johnson se rend à Westminster pour répondre à des questions pénibles sur le "Partygate", le 19 janvier 2022 © Guy Bell/Shutterstock/SIPA

« Pour l’amour de Dieu, démissionnez ! » Telle était l’injonction lancée hier à Boris Johnson, le chef du gouvernement du Royaume Uni, par David Davis, brexiteur, ancien ministre, Secrétaire d’État à la sortie de l’Union européenne sous Theresa May.


Cette scène dramatique s’est déroulée en pleine Chambre des Communes à la fin de la séance hebdomadaire qui, tous les mercredis, permet aux députés de poser des questions directement au Premier ministre : « Prime Minister’s Question Time ». L’édition de ce mercredi 19 janvier a été particulièrement pénible pour BoJo, contraint de supporter un véritable bombardement de questions portant sur le scandale du « Partygate ». Cette affaire ne concerne pas qu’une seule fête, mais toute une culture festive qui aurait régné au 10, Downing Street, le domicile officiel du Premier ministre, pendant au moins une partie des périodes de confinement de 2020 et de 2021. Déjà critiqué à propos d’autres affaires, comme celle de Curtaingate (l’opacité du financement de la rénovation de son appartement personnel au 10, Downing Street – d’où la synecdoque des rideaux : « curtains »), ou celle d’un député conservateur coupable de corruption mais que Johnson a défendu jusqu’au bout, Boris est aujourd’hui affaibli par l’effet corrosif d’une série de révélations sur des cocktails ou des boums ayant eu lieu dans le quartier des ministères, en violation des règles de confinement imposées par le gouvernement lui-même. L’hypocrisie apparente de cette culture festive en pleine pandémie a beaucoup choqué une large section de l’opinion publique. Sans surprise, les Travaillistes ont essayé d’en faire leurs petits oignons. Plus grave encore, de nombreux députés conservateurs, particulièrement dans ce qu’on appelle le Red Wall, ces circonscriptions dans le nord de l’Angleterre devenues Tory lors de la victoire électorale de Boris Johnson en 2019, ont reçu une avalanche de plaintes de la part de leurs électeurs furieux de voir que, pendant qu’eux-mêmes étaient confinés et séparés de leurs amis et souvent d’autres membres de leur famille, l’entourage du chef du gouvernement ne subissait apparemment pas le même sort.

La situation a été empirée par les réponses évasives, les explications inadéquates et les excuses publiques sans grande conviction du Premier ministre. Boris Johnson peut-il tomber ?

Tout un festival…

Quels sont les reproches ? Une photographie datant du 15 mai 2020 montre Boris Johnson et des membres de ses équipes dans le jardin derrière sa résidence de Downing Street : ils ont des bouteilles de vin et un plateau de fromages.

A lire aussi: L’Europe totale d’Emmanuel Macron

Le chef de gouvernement a justifié l’événement en prétendant que ce n’était pas une fête – interdite à ce moment-là – mais une séance de travail. Cinq jours plus tard, une centaine de personnes sont invitées à un cocktail – respectant les gestes barrières – dans le même jardin dans un e-mail envoyé par le chef de cabinet du Premier ministre. Une trentaine de fonctionnaires y assistent en compagnie de Johnson et de son épouse, Carrie. BoJo a encore justifié sa présence en affirmant qu’il croyait que c’était une séance de travail. En novembre, la BBC annonce que, selon des rapports anonymes, une fête aurait été tenue par Carrie dans l’appartement privé, mais un porte-parole a nié le fait. Pourtant, le 27 du même mois, un pot de départ est organisé pour un membre de l’équipe. Le 10 décembre, une fête a lieu au ministère de l’Éducation mais qui n’a rien à voir directement avec le Premier ministre, suivie d’une autre au siège du Parti conservateur, le 14, organisée par l’équipe du candidat Tory à la mairie de Londres qui a perdu face à Sadiq Khan. Le lendemain, un quiz festif a lieu au numéro 10, le Premier ministre posant les questions lui-même mais apparemment par Zoom. Un autre pot de départ au bureau de Cabinet, près de Downing Street, intervient apparemment le 17. Selon des fuites, une autre a lieu le lendemain à Downing Street ; un déni officiel est mis en doute par une vidéo qui fait surface montrant l’attachée de presse du Premier ministre de l’époque en train de faire une blague là-dessus. Enfin, le 16 avril, deux fêtes sont organisées par les équipes de Downing Street mais sans la présence de Johnson lui-même.

Depuis cette époque et suite aux diverses révélations, les médias ont filmé ou enregistré de nombreuses interviews avec des citoyens qui se plaignent du fait que, par exemple, ils n’ont pas pu rendre visite à un membre de leur famille mourant, pendant que ceux qui sont au pouvoir faisait la fête… Les images sont émouvantes, mais suffisent-elles à faire tomber BoJo ?

« Et tu, Brute ? »

La séance des questions au Premier ministre d’hier a commencé par un coup de théâtre. Le leader de l’opposition, Sir Keir Starmer, a accueilli sur les bancs travaillistes de la Chambre des Communes un transfuge du Parti conservateur, Christian Wakeford, député d’une de ces fameuses circonscriptions anciennement rouges dans le nord de l’Angleterre. En fait, son changement de parti, préparé de longue date, n’a rien à voir avec le Partygate mais portait sur des questions de pouvoir d’achat. Les électeurs de Wakeford ne sont pas plus en colère contre Johnson que d’autres. En l’occurrence, il y a de nombreux juifs parmi les résidents de la circonscription qui ont abandonné le Parti travailliste à cause de l’antisémitisme de l’époque du leader d’extrême gauche, Jeremy Corbyn. Quand même, la défection a bien contribué à l’aspect dramatique des événements. Sir Keir, avocat de profession, a pointé les incohérences des différentes explications du Premier ministre au cours des dernières semaines. Mais quand il a essayé de contraster les fêtes à Downing Street en avril dernier avec la sobriété exhibée par la Reine qui a dû enterrer son époux, le prince Philip, le lendemain, le 17 avril, le président de la Chambre l’a interrompu : on ne discute pas de la famille royale au Parlement ! Boris Johnson a donné une de ses performances des mauvais jours, tantôt bredouillant, tantôt fanfaronnant, mais jamais capitulant devant ses critiques. Le mot final de David Davis a été particulièrement cruel : « Pour l’amour de Dieu, démissionnez ! » (« In the name of God, go ! ») – c’est la même formule utilisée par un député conservateur pour encourager le Premier ministre Neville Chamberlain à quitter ses fonctions en 1940, après l’échec de la campagne franco-britannique en Norvège, en 1940. Le départ de Chamberlain avait alors laissé la place libre pour Winston Churchill. BoJo n’est donc pas comparé à Churchill, à qui il voue un culte, mais à son prédécesseur réputé faible.

Mais l’acte de trahison le plus redoutable est probablement celui de son ancien conseiller, Dominic Cummings qui, depuis son éviction du pouvoir en novembre 2020, ne manque aucune opportunité pour parler de l’incompétence supposée de son ancien chef. Cette semaine, il a publié sur son blog personnel un texte où il prétend que M. Johnson était parfaitement au courant des fêtes à Downing Street et qu’il ne les a pas du tout interdites -comme Cummings le conseillait de le faire… 

Un rapport ! Mon royaume pour un rapport !

Tout le monde – que l’on soit pour ou contre M. Johnson – attend la publication des conclusions d’une enquête sur les événements menée par une haute fonctionnaire, Sue Gray.

Face aux critiques, Boris Johnson et ses ministres se défendent en prétendant que ce rapport les lavera de tout soupçon. Les opposants de BoJo proclament que le rapport démontrera la nature dysfonctionnelle de la culture de l’entourage du Premier ministre et précipitera son départ. Ceux qui jalousent la place du Premier ministre se taisent dans la mesure du possible et guettent le résultat pour lancer éventuellement leur campagne au sein du parti.

A lire aussi, du même auteur: La convergence des luttes “méchant-méchant”

Certains commentateurs prétendent que le rapport sera biaisé en faveur de M. Johnson. Pourtant, Sue Gray a une réputation irréprochable et s’occupe depuis longtemps de questions de déontologie à Westminster. Elle a une autre qualification pour enquêter sur cette question : dans les années 80, elle a mis sa carrière de fonctionnaire momentanément en pause afin de gérer un pub en Irlande du Nord avec son mari, un chanteur « country ». Elle est donc plus que capable de reconnaître une fête alcoolisée !

« Il y a des poignards dans les sourires » (Macbeth)

Qui pourrait prendre la place de BoJo si jamais celui-ci était contraint de démissionner ?

Selon de multiples rumeurs, des complots se prépareraient plus ou moins dans l’ombre. L’un d’entre eux a été baptisé par les médias « the pork pie plot » – la « conspiration du pâté en croûte au porc » – car les conspirateurs se réuniraient dans une circonscription dans le Leicestershire célèbre pour cette spécialité culinaire délicieuse. En termes de procédure, le tout puissant « Comité 1922 » des députés conservateurs doit recevoir 54 lettres de la part de ses membres demandant la démission du Premier ministre pour déclencher une élection pour désigner un nouveau leader au parti, élection à laquelle M. Johnson pourrait participer.

En dépit des rumeurs, on ne sait pas encore combien de lettres ont été reçues, et encore moins si ce chiffre atteindra 54.

Parmi les candidats à la succession de BoJo, on parle surtout du chancelier de l’Échiquier ou ministre des Finances, Richi Sunak, un milliardaire de religion hindoue qui a fait preuve d’une grande compétence au cours de la pandémie, et de Liz Truss, ministre des Affaires étrangères depuis l’automne et qui aime se présenter comme une nouvelle Dame de fer.

Mais en fait, le nombre des candidats possibles pourrait être plus important, de l’ancien rival de BoJo, Jeremy Hunt, un centriste aujourd’hui sans portefeuille ministériel, à son ancien compagnon de route dans le référendum sur le Brexit, Michael Gove, actuellement ministre responsable des aspects régionaux de l’activité économique du pays.

Mais BoJo en a vu d’autres. En grande difficulté, il n’est pas encore prêt à partir. Le héros du Brexit peut-il vraiment tomber pour quelques verres de vin ? Nous y verrons plus clair dès la semaine prochaine.

L’Europe totale d’Emmanuel Macron

0
Emmanuel Macron à Strasbourg, 19 janvier 2022 © Bertrand Guay/AP/SIPA

Une seule idée semble animer Emmanuel Macron : tout refonder. La France, il y a cinq ans, l’Union européenne, aujourd’hui. La République en marche doit nécessairement se transformer en l’Europe en marche.


Les discours d’Emmanuel Macron ne doivent pas être écoutés ; c’est seulement en les lisant qu’on s’aperçoit de leur grandiloquente vacuité. Non qu’il serait assez bon acteur pour créer l’illusion d’un fond là où il n’y a que de longues phrases embrouillées. Hélas pour lui et ses cours de théâtre dont on a tant parlé, il joue mal, il joue faux. Même son propre personnage, il l’incarne gauchement. Et que dire de son étrange salut bouddhiste, dont on ne peut comprendre à quelle partie de son rôle il faut le rattacher ?

Éloge d’une civilisation ayant trouvé son apogée dans la bureaucratie

Et que dit ce piètre acteur ? Son discours est comme un puzzle qui aurait la particularité de laisser placer les pièces indifféremment, à plusieurs endroits. Des phrases permutables. On peut le lire dans n’importe quel sens, ça donnera la même chose. Mark Twain, dans quelques-unes de ses histoires courtes, arrive à construire des textes qui, sous des airs cohérents, ne veulent rien dire. Emmanuel Macron a, au moins, ce talent. Un exemple : après avoir fait l’éloge de la civilisation européenne, il dit : « C’est pourquoi nous avons proposé de rassembler nos meilleurs historiens, nos plus grands actuels, pour précisément bâtir ensemble le legs de cette histoire commune d’où nous venons. » Et d’ajouter, tout de suite après : « Voilà le premier axe à mes yeux pour tenir cette promesse démocratique, faire de l’Europe à nouveau, et je ne reviendrai pas sur tous les autres sujets que nous aurons à cet égard à travailler ensemble dans les six mois à venir, faire de l’Europe une puissance démocrate, culturelle et éducative fière d’elle-même pour relever ce défi. »

Emmanuel Macron arrivant au parlement européen, Strasbourg, 19 janvier 2022. D.R.

A lire aussi, Jérôme Serri: Macron et Pécresse, c’est drapeau bleu et bleu drapeau

À lire M. Macron, on croirait que cette vieille et grande civilisation a trouvé sa continuation logique, son apogée dans la bureaucratie de Bruxelles. Il aime cette bureaucratie qui rappelait à Vladimir Boukovski la grande inefficacité soviétique ; il aime cette masse de fonctionnaires et d’experts stériles et stérilisants ; il aime cette production incessante de normes et textes comminatoires. Il y a cinq ans, pendant sa campagne, il promettait de nous les faire aimer aussi. Ses formules lyriques montrent qu’il n’a pas abandonné ce projet. Il veut, pour cet empire raté, encore plus de pouvoirs, encore plus d’espace. Le vieux slogan « Plus d’Europe ! » a trouvé une nouvelle vie grâce à Emmanuel Macron.

Souverainisme… européen

En fin de compte, le discours de Strasbourg est un concentré de la campagne électorale d’il y a cinq ans. Le même volontarisme, la même multiplication d’intentions, la même prétention de se poser en fondateur. Le verbe bâtir et ses quelques dérivés est employé douze fois, construire revient sept fois. Il lui faut « refonder notre Europe pour faire face à ses promesses de démocratie, de progrès et de paix. » Certes, « faire face » – qui veut dire résister – est très mal choisi, mais qu’importe dans un tel charabia ! C’est le mot refonder qui compte, c’est cette Union européenne totale qu’il appelle de ses vœux. Chaque paragraphe contient la promesse d’un autre nouveau texte, d’une autre nouvelle réglementation, comme s’il s’agissait d’ajouter des barreaux à ce qui est déjà une cage.

La tentation fédéraliste, même s’il se garde bien d’en parler ouvertement, se fait sentir tout au long du discours. Et quand, à plusieurs reprises, il parle de l’État de droit, il faut se demander si, dans son esprit, cet État n’est pas, en réalité, le super-État européen, cette construction artificielle, ce mariage sans consentement qui enflamme sa pensée. C’est à cela, peut-être, que rime la « souveraineté européenne » dont il nous entretient depuis si longtemps. Et c’est sans doute à cela qu’il pense quand il évoque la nécessité de « bâtir […] un ordre européen » – notion fumeuse allant de pair avec le nouvel ordre mondial, qui est une autre de ses lubies.

On se demande, en lisant ses emportements, s’il ne songe pas au jour où, ce conglomérat enfin advenu, la question de lui choisir un président se posera. Choisi, nommé, et sûrement pas élu. Et s’il ne se rêve occupant pour quelques années cette place éminente qui ferait de lui le chef de la plus vaste et la plus inefficace bureaucratie du monde. Il se dit peut-être que cela lui irait comme un gant.


Macron malmené à Strasbourg
 
Dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, Emmanuel Macron entendait décliner tranquillement ses « priorités stratégiques » pour les six prochains mois. Il a notamment affirmé lors de son discours que la défense de « l’Etat de droit » était son principal souci, qu’il comptait ajouter le droit à l’IVG dans la charte des droits fondamentaux de l’Union, a défendu une politique numérique ambitieuse pour le vieux continent (effectivement tout à fait largué en la matière face aux GAFA américains) et un « accueil  partagé solidaire » des migrants.
 
Mais hier, lors de sa visite à Strasbourg, le président Macron a été malmené par les eurodéputés. L’espace d’une journée, le parlement européen s’est ainsi transformé en une arène franco-française, Jordan Bardella (RN), Yannick Jadot (EELV) et Manon Aubry (LFI) ayant profité de leur temps de parole pour s’attaquer au président français !
 
Incapable de répondre sur le fond à ces critiques ou aux arguments des souverainistes opposés à une construction européenne bridant les peuples, le Secrétaire d’Etat Clément Beaune a eu beau jeu de renvoyer dans les cordes cette opposition très remontée. Le Figaro rapporte ainsi ce matin les propos assez savoureux de Beaune : « Ils nous répètent que la présidence de l’UE ne devrait pas être percutée par l’élection présidentielle… et ils confondent le parlement européen et une salle de meeting. Lamentables tartuffes ! » • La rédaction

La journée de Gilbert, fanatique du passe vaccinal et covido-suprémaciste

0
Image d'illustration Unsplash

Lundi 8h15. Gilbert accompagne sa fille (sept ans, triple-vaccinée) en cours. Devant l’école, il lui prodigue quelques conseils. « Surtout, tu n’enlèves pas ton masque, même pour déjeuner. Tu risques un Covid-long, et avec le variant Omicron les salles de réas sont remplies d’enfants. Allez ma fille, va en cours et profite de ta jeunesse ! Je viens te chercher à 16 heures et on ira se faire tester au labo. »

Il l’observe pénétrer dans le cluster géant et l’émotion l’envahit : la prochaine fois qu’il la verra, elle sera peut-être dans un coma artificiel. La veille, Gilbert a envoyé un e-mail incendiaire au proviseur : à la cantine les élèves sont jusqu’à deux (!!!) par table ; en classe l’aération est insuffisante (les enfants auraient « froid » mais il vaut mieux avoir froid qu’être intubé, non ?) et surtout, l’école est ouverte ! Marie-Estelle, une maman d’élève, lui a répondu qu’elle le trouvait égoïste. Lui qui veut sauver des vies, égoïste ? Le monde à l’envers ! « J’ai fait la guerre dans les tranchées moi, a-t-il répliqué, enfin pas moi mais mes grands-parents : les jeunes peuvent bien accepter quelques contraintes non ? ». Si la situation ne s’améliore pas d’ici à une semaine, Gilbert déscolarisera sa fille. Il en va de son devoir de père. (D’autant qu’il a appris qu’Alice – CE2 C – glisse systématiquement son masque sous le nez à la récré.)

La liberté des anti-vax s’arrête là où commence ma liberté de ne pas voir leur sale gueule! 

9h00. Gilbert, chef d’entreprise, arrive au bureau. Il a équipé l’espace de travail de capteurs de CO2, de purificateurs d’air et de bulles de plexiglas mais ce matin c’est sur Zoom qu’il contrôle les passes sanitaires de ses employés car il a imposé le télétravail 27 jours par mois. « J’ai 28 ans, suis vacciné et marathonien, je ne risque rien du Covid », s’agace Pierre. « N’en déplaise aux désinformateurs de CNews, nous sommes tous à risque », répond Gilbert. Il lui montre un reportage de BFMTV qui raconte le supplice d’un adolescent de 68 ans, obèse en parfaite santé, actuellement en réa. (Son médecin, larmes aux yeux, adressait un bouleversant message à 67 millions de Français : « Nous sommes fatigués alors s’il vous plaît ne voyez pas vos grands-parents, ne fêtez pas vos anniversaires, téletravaillez, masquez les enfants de six ans et coupez au maximum vos relations sociales. On ne vous demande pas la lune. »

11h00. Gilbert s’accorde une pause. Il appelle son ami Raphaël.

– Les non-vaccinés ont quatre fois plus de chance de se faire hospitaliser, explique Raphaël en finissant sa 13ème cigarette de la matinée, je ne vois pas pourquoi nous payerons les soins de personnes qui nuisent à leur propre santé ! 

– Exactement, répond Gilbert. Ils nous emmerdent alors on les emmerde ! C’est le principe d’un Etat de droit. 

– Quand je pense que des gens disent que le gouvernement prend des mesures liberticides… Qu’ils aillent voire en Corée du Nord tiens, ou pire, en Hongrie ! 

– La liberté des anti-vax s’arrête là où commence ma liberté de ne pas voir leur sale gueule ! 

En 2015, Gilbert s’était indigné de la dérive sécuritaire du gouvernement socialiste face à la menace terroriste. Il ne faut jamais sacrifier nos libertés pour de la sécurité, expliquait-il, car les droits individuels n’ont pas été pensés pour les temps de paix. Il alertait sur la société de contrôle qui risquait de prendre forme et rappelait que les droits des fichés S n’étaient pas négociables. Aujourd’hui, il trouve formidable qu’on interdise à cinq millions de Français de boire un café, de prendre le train, d’aller au cinéma ou de jouer au tennis et qu’on oblige 60 millions de Français à décliner pour chaque acte de la vie quotidienne leur identité et leur statut vaccinal. D’ailleurs, il invite toute personne qui s’y oppose à venir faire un tour en réa – des gens meurent putain !

13h00. Gilbert a rendez-vous au restaurant avec Martin pour un déjeuner professionnel. Une douce sensation d’euphorie l’envahit au moment de scanner son passe sanitaire – sensation semblable à celle qu’il ressentait au collège lorsque le prof vérifiait les devoirs un jour où il les avait faits. Le déjeuner tourne à la catastrophe car Martin révèle qu’il est opposé au passe vaccinal. Gilbert tente de le raisonner via plusieurs arguments : 

« En France, 12% des plus de 80 ans sont non-vaccinés. Le passe les empêchera d’aller en boite de nuit et les incitera à se vacciner. »

« Le passe n’est qu’un outil temporaire. Pour l’instant, il est efficace pour injecter un grand nombre de troisièmes doses. Bientôt, il sera efficace pour injecter un grand nombre de quatrièmes doses. Ensuite… »

A lire ensuite, Jean-Paul Brighelli: Ibiza? No more!

« Sans le passe sanitaire, les adolescents seraient beaucoup moins vaccinés donc les gens mourraient par centaines dans les rues, comme au Royaume-Uni. »

« Je suis prêt à gâcher l’existence de millions de personnes pendant des décennies si cela peut permettre de sauver ne serait-ce qu’une seule vie (voire de prolonger de 48 heures l’espérance de vie en EPHAD). Ça s’appelle avoir un cœur. »

Martin – sensible aux fake news et aux théories du complot mais apparemment pas aux arguments rationnels – ne semble pas convaincu. Gilbert craque. Il se lève, projette la table contre le mur (il fait même tomber huit auto-tests de sa poche) et lâche une dernière punchline. « En quelle langue faut-il l’expliquer : le vaccin n’est pas efficace à 100% contre les formes graves ! Tu veux laisser crever les immunodéprimés ? ». Martin était un partenaire commercial important mais Gilbert ne le reverra plus : les valeurs avant les affaires, tolérance zéro pour les ennemis de la science.

15h50. En chemin vers l’école de sa fille, Gilbert médite. Il ne relâchera pas les gestes barrières tant que le Covid circule encore. La faible efficacité du vaccin contre la contamination pose une difficulté imprévue, mais en injectant un booster à tous les habitants de la planète tous les deux mois, on pourrait atteindre l’immunité collective mondiale. Pour l’instant, seule 6% de la population du Zimbabwe est vaccinée. L’âge médian du pays n’est que de 17 ans, mais les Zimbabwéens souhaitent-ils laisser le virus circuler et mettre en péril la sécurité des Européens ? Un peu de solidarité s’il vous plaît les Zimbabwéens. (D’ailleurs, Gilbert s’inquiète : la population africaine, peu vaccinée et jamais protégée par des auto-attestations, doit aujourd’hui être composée presque intégralement d’handicapés du Covid-long). 

Lorsque sa fille l’aperçoit, elle court pour lui sauter dans ses bras ; il la rappelle à l’ordre et lui adresse un check du coude. Sur le chemin du retour, elle lui raconte sa journée (elle semble développer de la dyslexie, des tocs et un léger retard mental – il espère qu’elle pourra continuer à porter le masque malgré le handicap) et n’a toujours pas d’amis (tant mieux, les amis sont des menaces bactériologiques permanentes). Il lui fait un petit cours sur la fonction exponentielle, lui démontre en quoi un confinement strict mais bref permettrait de briser les chaînes de transmission et lui explique qu’on ne peut pas comparer la France à d’autres pays parce que « les Français sont des cons ».

18h. Gilbert navigue sur Twitter (il vient d’apprendre qu’une personnalité anti-vax est entrée en réa – joie !) lorsque la sonnerie de son téléphone retentit. La conversation dure 15 secondes. Gilbert raccroche ; il est sonné, abasourdi, épouvanté…


Il est cas contact de cas contact. Il monte s’isoler dans le grenier et appelle tous ceux qu’il a vus depuis sept jours.

– Tu es cas contact de cas contact de cas contact. J’ai donné ton nom à la sécurité sociale. Je compte sur toi pour prendre tes dispositions. Bonne chance.

18h15. Grelottant sur le sol en bois du grenier, Gilbert décide d’effectuer une introspection. Il arrive à la conclusion qu’il peut être fier. Contrairement aux anti-vax, il est un homme des Lumières ; il croit au progrès, à la Science et à la médecine. Alors certes, il n’a lu aucun texte scientifique depuis son dernier cours de SVT au collège il y a 38 ans et serait incapable d’expliquer le fonctionnement d’un vaccin, de lire une étude en anglais ou d’interpréter des données, mais tout de même, il se sent garant de l’héritage de Pasteur. Héritier de Tocqueville aussi, puisque sa défense du passe vaccinal est le fruit d’une longue réflexion philosophique, débutée avec Raphaël Enthoven (« la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres »), poursuivie avec Emmanuel Macron (« Avant les droits les devoirs »), et conclue avec Joey Starr (« Les anti-passe sont des connards »). 

18h30. À l’aide d’un petit clou, Gilbert tente de transpercer le mur du grenier. Il cherche à créer une petite ouverture sur la rue. Il se hâte car il n’a que jusqu’à 20 heures.

19h59. Ouf ! Le trou est prêt. Gilbert brave sa peur des araignées et glisse ses bras dans la fente. Ses mains pendouillent dans le vide.

20h. Il applaudit les soignants.

À charge et à charge

0
Nicolas Sarkozy accueille mouammar kadhafi au palais de l'Elysée, 10 décembre 2007 ©Eric Feferberg / AFP

Les millions libyens de Nicolas Sarkozy sont introuvables. On voit mal pourquoi l’ancien Président, donné favori dans les sondages des mois avant l’élection de 2007, aurait eu besoin de l’argent de Kadhafi. Et on comprend encore moins pourquoi il aurait déclenché une guerre contre un dictateur qui pouvait le balancer. Bref, c’est un crime sans cadavre, sans mobile. Mais avec un coupable désigné d’avance.


Ce n’est plus une instruction, c’est une cathédrale.

Depuis l’ouverture en avril 2013 d’une information judiciaire contre X pour corruption, l’enquête sur les présumés financements libyens de Nicolas Sarkozy s’est ramifiée, élargie, prolongée, au point que, pour beaucoup de Français, il est désormais vaguement acquis que l’ancien président de la République a accepté les millions de Mouammar Kadhafi pour financer sa campagne en 2007. Or, à ce jour, malgré l’acharnement de juges et de journalistes qui semblent avoir voué leur vie à faire condamner l’ancien président, pas la moindre preuve ! Les juges font du surplace à propos de ce supposé pacte présumé de corruption. Nicolas Sarkozy a été condamné à trois ans de prison dont un an ferme (avec appel suspensif) en mars 2021, mais pas du tout pour avoir touché de l’argent de la Libye: le tribunal correctionnel l’a condamné pour avoir envisagé (oui, seulement envisagé) de pistonner un magistrat, afin de lui soutirer des informations sur les enquêtes en cours, le tout longtemps après avoir quitté l’Elysée. 

Notre numéro de janvier 2022 actuellement en vente

Des affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires, disait l’astronome Carl Sagan. En l’occurrence, il s’agit de prouver que le président de la septième puissance mondiale, membre du Conseil permanent des Nations unies, a été acheté par un dictateur sanguinaire et baroque, rien que ça. Selon le quotidien italien La Repubblica, qui semble prendre pour argent comptant les allégations de Mediapart, « rien de tel n’est arrivé depuis le maréchal Pétain, qui trahit la France en collaborant avec les nazis [1]».

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Coupable, forcément coupable…

Ces preuves existent-elles ? De nombreux médias tentent de le faire croire. Ils présentent des « éléments troublants » comme autant d’avancées vers Nicolas Sarkozy, roi désormais sans défense, acculé dans un coin de l’échiquier, tout proche de l’échec et mat. Causeur a pu consulter les procès-verbaux d’audition, qui ont largement circulé dans la presse parisienne, en particulier chez des journalistes qui semblent avoir fait de la chute de l’ex-président une cause sacrée: ces PV totalisent des milliers de pages. Avec un peu de mauvaise foi, n’importe qui peut, effectivement, en extraire des passages qui accablent apparemment Nicolas Sarkozy. Il suffit pour cela de laisser de côté les innombrables éléments montrant la fragilité de l’instruction sur le cœur du dossier. Les investigations à tiroir sur le financement de la première présidentielle de Nicolas Sarkozy ont fait remonter des zones d’ombre. Il est probable que de l’argent sans existence officielle a circulé lors de cette campagne [2], à hauteur de quelques dizaines, peut-être quelques centaines, de milliers d’euros. Cinquante millions d’euros libyens, c’est autre chose. Tous les observateurs qui se sont penchés sans a priori sur le dossier font le même constat : quatre questions élémentaires restent sans réponse depuis le premier jour. Pourquoi Sarkozy aurait-il accepté un argent dont il n’avait pas besoin ? Pourquoi Kadhafi aurait-il payé ? Pourquoi n’a-t-il pas dénoncé Sarkozy quand celui-ci l’a fait bombarder ? Où sont passés les millions libyens ?

Pourquoi Nicolas Sarkozy aurait-il pris le risque de remettre son sort entre les mains de Kadhafi ?

Selon Mediapart, le pacte de corruption aurait été conclu en Libye, le 6 octobre 2006, et couché sur papier trois jours plus tard (voir notre résumé de la saga, page suivante). Nicolas Sarkozy aurait été représenté par Brice Hortefeux, alors ministre délégué aux collectivités locales. Or, Brice Hortefeux a prouvé qu’il ne pouvait pas se trouver en Libye le 5 octobre et, le 6 octobre à 17 h 30, il remettait une décoration à un élu local dans le Puy-de-Dôme. Peu importe : les magistrats retiennent la thèse de l’aller-retour Tripoli-Montpeyroux dans la journée. Pourquoi les sarkozystes auraient-ils montré tant de hâte ? À l’époque, les sondages donnent Nicolas Sarkozy vainqueur au deuxième tour l’année suivante face à n’importe quel candidat, avec cinq à douze points de marge. Nicolas Sarkozy a systématiquement fait figure de favori pour la présidentielle 2007. Aucun sondage ne l’a jamais donné perdant. Or, pour accepter l’argent libyen, il aurait fallu être aux abois. Tous les observateurs savaient Kadhafi imprévisible. Nicolas Sarkozy avait eu affaire à lui, dans le cadre des négociations pour la libération d’infirmières bulgares, injustement accusées d’avoir propagé le sida en Libye. Il considérait le dictateur comme un psychopathe. Or, même ses pires ennemis en conviennent, Nicolas Sarkozy est un tacticien expérimenté et prudent. Il avait d’autant plus de raisons de l’être, en 2006, que le président de la République, Jacques Chirac, et le Premier ministre, Dominique de Villepin, n’étaient pas de ses amis. Ils avaient leurs réseaux dans le renseignement français, comme dans le monde arabe : leur ministre de l’Intérieur aurait-il pris le risque de se vendre à Mouammar Kadhafi sous leur nez ?

Pourquoi Kadhafi aurait-il financé la campagne de Nicolas Sarkozy ?

Kadhafi était peut-être fou, mais personne n’a jamais dit qu’il était idiot. S’il a acheté Nicolas Sarkozy, il n’en a pas eu pour son argent. Selon l’explication la plus fréquemment citée, le dictateur voulait que la France réhabilite la Libye sur la scène internationale. Dans cette perspective, la visite à grand spectacle de Mouammar Kadhafi à Paris en décembre 2007, une fois Nicolas Sarkozy élu, aurait constitué un renvoi d’ascenseur. Elle a effectivement contribué à restaurer le crédit du Guide mais à la marge, tant la réhabilitation internationale de la Libye était déjà bien engagée. En septembre 2003, les Nations unies lèvent les sanctions prises contre le pays, qui a fait amende honorable à propos de son soutien passé au terrorisme international. Tony Blair rencontre Kadhafi dès mars 2004. En mai 2006, les États-Unis renouent leurs relations diplomatiques avec Tripoli.

Même en se limitant au côté français, le réchauffement n’a pas été décidé par Nicolas Sarkozy. Jacques Chirac s’est rendu à Tripoli en novembre 2004. Dès lors, la Libye n’avait plus de raison particulière d’acheter le futur président français. Le contraire serait plus plausible (Sarkozy soudoyant Kadhafi), car à l’époque, nos industriels se bousculaient dans les antichambres du pouvoir libyen pour décrocher des contrats !

Les liens entre les comptes de Ziad Takieddine et ceux de Nicolas Sarkozy restent à ÉTABLIR. En admettant que quelqu’un les établisse un jour, à quoi cet argent a-t-il servi?

L’hypothèse du nucléaire civil a été avancée par Mediapart, reprise par Le Monde, L’Obs… Kadhafi voulait des centrales. Comptant sur Nicolas Sarkozy pour faire passer les feux au vert côté français, il l’aurait acheté dans ce but. « Nicolas Sarkozy, à peine élu, a offert une collaboration quasi inconditionnelle au régime libyen » dans le domaine du nucléaire, écrivait Mediapart le 11 mai 2012. Seul hic, mais de taille, l’accord de coopération franco-libyen « dans le domaine des applications pacifiques de l’énergie nucléaire » a été signé avant le pacte présumé de corruption, en juin 2005, en toute transparence, avec l’accord du Parlement français. Par ailleurs, le 20 octobre 2005, la Libye avait signé un accord portant sur la fourniture d’uranium faiblement enrichi pour réacteur nucléaire avec la Russie. En achetant Poutine ?

Pourquoi le colonel Kadhafi n’a-t-il pas produit les preuves de ses largesses, quand il le pouvait encore ?

Selon un témoin libyen cité par Fabrice Arfi et Karl Laske dans leur livre Avec les compliments du Guide (Fayard, 2017), « Kadhafi enregistrait toutes les conversations qu’il avait ». « J’ai des preuves solides contre Sarkozy, affirmait son fils Saïf al-Islam sur Euronews le 16 mars 2011. C’est nous qui avons financé sa campagne, et nous en avons la preuve. Nous sommes prêts à tout révéler. » Toujours selon Fabrice Arfi et Karl Laske, « il s’agit bien sûr d’un chantage des dirigeants libyens. Laissez-nous la paix, vous aurez le secret. » Le moins que l’on puisse dire est que le chantage n’a pas vraiment fonctionné. Trois jours plus tard commençait l’intervention militaire qui allait faire tomber le clan Kadhafi. Elle s’est déroulée sous l’égide des Nations unies, mais de l’avis général, Nicolas Sarkozy était le chef d’État le plus déterminé à frapper fort. Il l’a d’ailleurs fait – mais qui s’en souvient ? – avec l’assentiment des députés PS, qui ont approuvé l’intervention française de mars 2011 !

Le fils de Mouammar Kadhafi, Saïf al-Islam, affirme sur Euronews avoir « des preuves solides contre Nicolas Sarkozy », 16 mars 2011 – D.R

Mouammar Kadhafi est mort seulement sept mois plus tard, le 20 octobre 2011. Son fils Saïf est toujours vivant. À aucun moment ils n’ont produit de preuves. Pourquoi ? Comme il faut bien expliquer l’inexplicable, une hypothèse est apparue : les Mirage et les Rafale français ont bombardé le palais présidentiel libyen pour détruire des documents compromettants et tuer des témoins. « On peut légitimement se poser des questions, connaissant l’ampleur de cette affaire et les liens tissés entre Kadhafi et Sarkozy, sur les raisons privées de cet acharnement militaire, dont on peut se demander aussi s’il ne s’agissait pas d’effacer des traces et des témoins gênants », a déclaré Edwy Plenel sur Europe 1 le 21 mars 2018. Dans les PV d’audition de Nicolas Sarkozy que nous avons consultés, et qui datent de l’automne 2020, les magistrats, prudents, laissent de côté cette thèse complètement farfelue. Un bombardement pour détruire des preuves, au xxie siècle ? Des enregistrements numérisés et des ordres de virement font cinq fois le tour de la Terre en une minute, en pièce jointe d’un simple mail. Pourquoi les dirigeants libyens déchus ne les ont-ils pas ressortis quand ils étaient aux abois ? Et pourquoi auraient-ils finalement communiqué une seule page à Mediapart en 2012 ? Pour tuer politiquement Nicolas Sarkozy, c’était un peu juste, car ce document n’est nullement une preuve de paiement. Il s’agit d’un fichier jpeg, copie d’un document papier qui reste mystérieux. Il y est écrit, en arabe, que la Libye va verser des millions à Sarkozy. Des experts ont attesté que ce fichier .jpeg n’avait pas été trafiqué, mais les juges d’instruction Aude Buresi et Marc Sommerer n’ont jamais vu l’original.

Dans le registre des témoins gênants liquidés, une rumeur s’est propagée en 2012, selon laquelle Kadhafi aurait été assassiné par un agent français. En septembre 2016, dans « L’émission politique », David Pujadas l’a reprise à son compte, en demandant à Nicolas Sarkozy s’il regrettait « d’être allé jusqu’à tuer, ou faire tuer » Kadhafi. Les images de la mort du Guide lynché par la foule sont disponibles sur YouTube, mais peu importe…

Le 8 octobre 2020, les juges interrogent Nicolas Sarkozy sur les déclarations d’un énième Libyen, Mustapha Zintani, ex-chef du protocole. En novembre 2011, peu après la mort de Kadhafi, il a assuré à la direction centrale de la sécurité intérieure (DCRI) qu’il possédait toutes les preuves du pacte de corruption : photographies, traces de virements bancaires et même « une signature effectuée lors d’une remise d’argent liquide » par Nicolas Sarkozy ! Quand les juges lui demandent s’il a connaissance de cette note, l’ancien président s’emporte : « Jamais personne ne se serait permis de mettre un tel torchon sous mon nez. Je touche du liquide et je signe un reçu ? […] Est-ce que quelqu’un peut imaginer qu’on m’ait pris en photo en train de signer un reçu pour une remise d’espèces ? » Une bonne question, à laquelle les juges ne répondent pas. Il est vrai que rien ne les y oblige. Ce n’est pas la seule fois, loin de là, où les réponses de Nicolas Sarkozy soulignent ce qui ressemble à de la naïveté de la part des magistrats instructeurs.

Où est passé l’argent libyen ?

Faire sortir 5 ou 50 millions de dollars de Libye est peut-être facile, mais qu’auraient-ils financé, côté français ? Quels meetings, quels sondages sur mesure et avec quelle provenance officielle ?

Les plafonds de dépense pour la présidentielle 2007 étaient de 21,5 millions d’euros pour le premier tour et de 16 millions pour le second tour. La somme alléguée de 50 millions d’euros d’argent noir libyen est donc colossale. Elle correspond à ce que le Guide était prêt à payer. En réalité, seuls 6 millions d’euros seraient vraiment arrivés jusqu’à… Ziad Takieddine. Les liens entre les comptes de ce dernier et ceux de Nicolas Sarkozy restent à établir. En admettant que quelqu’un les établisse un jour (ce que personne n’a pu faire en dix ans) et en admettant que l’argent ait financé les dépenses électorales, à quoi a-t-il servi ? La question peut paraître triviale, mais elle est fondamentale. Les comptes de tous les candidats sont déposés et consultables. Nous les avons consultés. Toutes les dépenses donnent lieu à des factures. Certaines sont d’un montant ridicule, correspondant à des bières-sandwiches avalés au comptoir entre deux réunions. La triche est possible, sans l’ombre d’un doute, mais elle devient de plus en plus difficile quand les montants grimpent. Payer au noir des prestataires complices revient seulement à déplacer le problème (en multipliant les témoins), car eux aussi devront justifier la provenance des fonds, en cas de contrôle. Comme l’explique un spécialiste, sous couvert d’anonymat, « planquer un million dans une campagne présidentielle, oui. Deux millions, c’est plus difficile. Au-delà, c’est impossible. » Du cash de provenance indéterminée apparaît bel et bien dans la présidentielle de 2007, mais pour environ 40 000 euros de primes versées à différents collaborateurs. Rien à voir avec les montants libyens. « Cette campagne de 2007 restera certainement dans l’histoire des campagnes électorales de la République comme celle qui a été la plus décortiquée, déclare l’ancien président aux juges d’instruction Aude Buresi et Marc Sommerer, le 12 octobre 2020. Toutes les factures de la campagne ont été lasérisées, y compris la fameuse soirée au Fouquet’s. Vous n’avez pas trouvé un fournisseur qui ait été payé en liquide. Le budget de la campagne était de 21 millions d’euros. Vous avez interrogé un grand nombre de personnes travaillant pour ma campagne, y compris mon attachée de presse qui a été mise en garde à vue, vous avez examiné leurs comptes et vous avez trouvé qu’une petite partie d’entre eux avait postérieurement à la campagne, je répète, postérieurement à la campagne, reçu une prime en liquide, d’un montant, d’après ce que j’ai lu, compris entre 500 et 1 500 euros. Cet argent était si peu caché que ces personnes ont déposé cette somme sur leur compte bancaire. »

Ziad Takieddine auditionné par l’office anti-corruption de la police judiciaire, Nanterre, 15 novembre 2016

De graves anomalies apparaissent bien dans une campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, mais il s’agit de celle de 2012, avec le système de surfacturation de la désormais célèbre agence Bygmalion ! Cette affaire, qui n’a strictement rien à voir avec Mouammar Kadhafi, est la preuve par l’absurde que des dépassements de plafond massifs en 2007, s’ils existent, devraient se voir.

A lire aussi, du même auteur: Dix ans et toujours rien

Bien entendu, on peut toujours imaginer que Nicolas Sarkozy a gardé l’argent. Selon nos informations, les enquêteurs ont examiné ses relevés bancaires, ceux de ses enfants, de ses parents, de sa femme, en remontant jusqu’à 2004, sans rien trouver d’anormal.

Le blanchiment d’argent ne s’improvise pas. Claude Guéant peut en témoigner. Il a invoqué la vente de deux tableaux d’un maître flamand du xviie, Andries Van Eertvelt, pour justifier une somme de 500 000 euros non déclarée, virée sur son compte en 2008. Les œuvres valaient trois fois moins sur le marché de l’art. Cette affaire a été interprétée comme un indice supplémentaire de versements occultes en provenance de Libye, au profit du bras droit de Nicolas Sarkozy. Elle montre surtout que l’argent tombé du ciel est très embarrassant, en cas d’enquête.

Conclusion ?

Cette saga libyenne embrouillée devient plus lisible si on laisse de côté… Nicolas Sarkozy. Les très nombreux éléments troublants compilés par les enquêteurs gagnent alors en cohérence. Ils racontent une histoire qui n’a plus rien d’incroyable. Alors que la Libye redevenait fréquentable, à partir de 2003, des intermédiaires et des hommes d’affaires (Ziad Takieddine en tête) ont démarché Tripoli. Exagérant sans doute leur influence, ils ont obtenu des commissions pour faire avancer des dossiers. Ils ont trouvé une oreille intéressée auprès de quelques personnalités françaises qui ont demandé, ou accepté, une part d’honoraires. Certaines étaient proches du futur président qui, pour sa part, s’est tenu soigneusement à l’écart. Parce qu’il haïssait Kadhafi, parce qu’il n’avait pas besoin de lui et parce qu’il est prudent. « Ziad Takieddine essaye de démontrer aux autorités libyennes qu’il a une grande proximité avec moi. Comme il ne peut pas mapprocher directement, il tourne autour de Claude Guéant et de Brice Hortefeux pour justifier sa rémunération auprès des Libyens », déclare-t-il aux juges le 7 octobre 2020. « Je ne suis pas le cœur du problème pour certains intervenants de ce dossier, je n’en suis ni l’alpha ni l’oméga, insiste-t-il le 8 novembre 2020. Les choses ne se sont pas organisées autour de moi mais malgré moi, et parfois à mes dépens, mais jamais à ma demande. » Bref, tout porte à croire qu’en 2007, la France n’a pas élu un traître ni un corrompu. Quoi que l’on pense de Nicolas Sarkozy, ce serait une nouvelle rassurante, mais qui veut l’entendre ? 


[1] Éditorial du 20 mars 2018

[2] Et pas seulement à droite. À la même époque, des membres du syndicat Force ouvrière faisaient passer à la presse des informations tendant à démontrer que Ségolène Royal ponctionnait le réseau Léo Lagrange pour financer sa propre campagne. Curieusement, cela n’a pas intéressé Mediapart.

La vie sexuelle et spirituelle cachée de Marcel Proust

5
Robert de Flers, Marcel Proust et Lucien Daudet, vers 1894 D.R.

Marcel Proust considérait son homosexualité comme une « maladie incurable ». Il a songé à se faire prêtre, mais les autorités ecclésiastiques de l’époque ont dû percevoir sa conception juive du monde, et l’en ont dissuadé… C’est donc finalement vers la littérature qu’il s’est tourné. Entretien avec le cinéaste et écrivain Patrick Mimouni (1/2), auteur de Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle (Grasset)


Causeur. La lecture de votre Proust amoureux nous apprend que l’écrivain était impuissant. Par conséquent, vous avancez que son homosexualité passive était pour lui le seul moyen d’accéder à la jouissance sexuelle. Proust était-il alors homosexuel par défaut ?

Patrick Mimouni. En réalité, à l’époque où Proust a vécu, la plupart des homosexuels l’étaient par défaut, c’est-à-dire qu’ils avaient l’impression d’être atteint d’une “maladie incurable”, pour reprendre l’expression de Proust. Mais lui souffrait, de surcroît, d’un problème érectile, du moins c’est ce qu’il laisse entendre dans un épisode de son roman, et puis dans une note sur l’un de ses carnets à propos d’Albertine : “Je l’entretiendrai sans chercher à la posséder par impuissance du bonheur”. Il précisait : “Par impuissance d’être aimé.” L’impuissance joue un rôle fondamental dans la Recherche, l’impuissance dans tous les sens du terme, l’impossibilité de se “réaliser” comme sous l’effet d’une malédiction. Mais une malédiction universelle. Toute l’humanité s’y reconnaît. 

Marcel Proust avait-il honte d’être homosexuel ? Un inverti manquant de discrétion comme le personnage de Charlus – inspiré du comte de Montesquiou, sorte de people aristo de la Belle Époque – et parfois inquiétant, finissant carrément par s’adonner à des pratiques masochistes dégradantes dans le roman, ne lui fait-il pas horreur ? Son père était antisémite et marié à une juive, alors Proust ne serait-il pas ce qu’on qualifie aujourd’hui d’homophobe après tout ?

Non. L’homosexualité tapageuse, celle des grandes folles à la Charlus, ne lui faisait pas peur. Il éprouvait de la sympathie pour ce genre de personnages. Il en fournit largement la preuve dans ses écrits, notamment quand il remarque que le mépris « du moins homosexuel pour le plus homosexuel » caractérise Sodome, comme le mépris « du plus déjudaïsé pour le petit Juif » caractérise Israël. Il voulait dire qu’une “folle” épouvantait les homosexuels soucieux de respectabilité de la même manière qu’un rabbin traditionnel tout juste émigré de Pologne épouvantait un israélite du 16e arrondissement. “Ce que nous trouvons ignoble, objet de rire ou de dégoût, ne lui paraît pas, à lui, si repoussant”, notait Gide en parlant de Proust.

Quel est le type physique d’hommes de Marcel Proust ?

Proust expliquait, dans ses confidences à Gide, que ce qui l’attirait chez un garçon, ce n’était presque jamais la beauté. Il parlait de la beauté physique, bien entendu – la beauté conçue selon les critères de l’esthétique gréco-romaine. De ce point de vue, Jacques Bizet, le premier amour de Proust, n’était pas beau, pas plus d’ailleurs qu’Alfred Agostinelli, un autre grand amour, un garçon obèse à dix-neuf ans, comme d’ailleurs Albertine dans le roman, “une fille fort grosse et hommasse”, précise Proust. Ce qui l’attirait chez un homme ou chez une femme, car il a aussi aimé des femmes à sa manière, ce qui l’attirait, c’est quelque chose d’invisible.

Entre le moment où il découvrit son impuissance vers l’âge de quinze ans, en 1886, et le moment où il lui fallut renoncer à devenir prêtre vers l’âge de vingt-deux ans, en 1893, Proust avait vécu une vie complète

Certaines des thèses contenues dans votre livre peuvent être discutées ou contestées par d’autres spécialistes. Considérez-vous votre travail exclusivement comme celui d’un historien méticuleux, ou aussi comme celui d’un artiste qui a le droit de donner libre cours à une certaine fantaisie ?

Pour qu’une thèse se constitue, il lui faut nécessairement s’appuyer sur une série d’indices. Par exemple, Proust surnommait Reynaldo Hahn “mon petit maître”. Et, en retour, Reynaldo surnommait Marcel “mon petit poney”. Pourquoi “mon petit poney” ? Eh bien, parce que Reynaldo le chevauchait, le montait, le “sautait”. Ce qui veut dire que Proust était exclusivement passif dans ses rapports avec Reynaldo. Du moins, on peut logiquement faire cette déduction, précisément comme le ferait un historien. Rien n’interdit à un artiste de se comporter en historien. En revanche, un historien ne se comportera pas forcément en artiste. Et c’est bien là le problème. Je ne crois pas qu’un scientifique dénué de toutes qualités artistiques puisse comprendre quelqu’un comme Proust. Lui-même expliquait que l’essence de l’art consiste “à réveiller le fond mystérieux d’une âme qui commence là où la science s’arrête”. 

Les lettres ou écrits compromettants ayant soigneusement été brûlés par prudence de son vivant par Proust lui-même, ou par son frère Robert après sa mort, un spécialiste comme vous doit s’appuyer sur les témoignages ultérieurs de ceux qui ont croisé son chemin, et, surtout, lire entre les lignes de l’œuvre littéraire, pour tenter d’y voir clair dans sa vie sexuelle, sentimentale ou religieuse. Quelles ont été vos principales sources ? Les publications inédites récentes ont-elles appris aux spécialistes de nouvelles choses sur ces plans ? 

Prenons par exemple le Zohar, l’ouvrage phare de la Cabale, le troisième livre saint du judaïsme. En 1925, un universitaire qui s’appelait Denis Saurat, a remarqué que la lecture du Zohar avait exercé une influence déterminante sur Proust. Bien d’autres proustiens ont ensuite développé ou corroboré cette thèse : Walter Benjamin, Julia Kristeva, Juliette Hassine, etc. Une thèse qui n’allait pas de soi pour autant. Elle a été attaquée, notamment par Antoine Compagnon, pour qui cette thèse relève de la “propagande sioniste”, je le cite. 

On n’avait pas la preuve formelle que Proust avait lu le Zohar. Et, tant qu’on n’avait pas cette preuve, on pouvait toujours mêler à cette histoire les prétendus intérêts du sionisme. Or, récemment, la Bibliothèque nationale a eu la bonne idée de publier en ligne les cahiers du manuscrit de la Recherche. Et là, dans le cinquième cahier, j’ai découvert le passage où Proust disait qu’il avait lu le Zohar. Un passage resté inédit jusqu’à ce que je le publie.  

Prenons un autre exemple, la photographie d’Alfred Agostinelli à dix-neuf ou vingt ans en 1908, où on le voit assis dans une voiture à côté d’un ami à lui. Il suffit d’agrandir la photo pour constater qu’Alfred était obèse. Pourquoi ne s’en était-on pas aperçu avant que je m’en aperçoive ? 

A lire aussi: Proust: le scandale du prix Goncourt 1919

On retrouve le même épisode dans le roman, quand le narrateur confie à Saint-Loup une photographie d’Albertine. Là où j’observais un “être céleste”, remarquait Proust, les autres ne voyaient qu’un “édredon”. Une remarque qui s’applique à bien d’autres choses.

Pour un universitaire comme Compagnon, il va de soi que Proust ne peut pas avoir lu le Zohar, de même qu’Alfred ne pouvait pas être obèse, toujours pour la même raison, à savoir qu’il s’agit d’images inconciliables avec l’idée toute faite que l’on se fait de Proust, c’est-à-dire un auteur assimilable à une grande marque de haute couture, et à défendre comme tel. 

Est-il envisageable que les derniers volumes de la Recherche, publiés après la mort de l’écrivain et l’intervention de son frère, ne contiennent pas exactement tout ce que l’écrivain souhaitait ? 

Robert Proust s’est plu à exercer son autorité sur les éditeurs de son frère. Il les a beaucoup embêtés, mais en définitive il les a laissé faire. Je ne crois pas qu’il ait censuré quoi que ce soit dans le roman proprement dit, contrairement à ce qu’il a fait avec d’autres écrits, la correspondance en particulier. La maison Gallimard a tâché de faire de son mieux. Elle a édité un texte sur lequel Proust avait beaucoup travaillé, un texte admirable, mais qu’il aurait sûrement remanié s’il avait vécu plus longtemps. 

Si le narrateur de la Recherche évolue dans une famille catholique, quelque chose cloche, et de nombreux signes cachés peuvent alerter le lecteur attentif. Quels sont ces principaux signes de la religion juive que vous dévoilez et analysez dans votre livre ? 

Curieusement, la famille du petit Marcel, tout à fait catholique en apparence, ne reçoit que Swann à dîner lorsqu’elle réside à Combray. Et Swann, c’est un Juif – un Juif qui n’a pas bonne réputation dans la région.

« Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray », précise l’enfant narrateur. Le soir, quand sa famille se rassemble avant le dîner, on entend parfois la clochette qui signale l’arrivée d’un visiteur. « Tout le monde aussitôt se demandait : “Une visite, qui cela peut-il être ?” mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann. »

Comment se fait-il que la famille du petit Marcel ne reçoive jamais personne d’autre à dîner dans un petit bourg comme celui-là ? Manifestement, elle aimerait bien recevoir du monde. Pourquoi n’en reçoit-elle jamais ? Pourquoi n’intègre-t-elle pas pleinement la société de Combray ? Proust ne l’explique pas. Il se contente d’émettre un signe. Autrement dit, “il passe du côté de chez Swann”. Et, ce signe, c’est au lecteur qu’il appartient de le relever. Faut-il encore qu’il y soit sensible.

Le petit Marcel invite tout de même des camarades de classe à Combray. Seulement, voilà, « chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous, c’était toujours un Juif. »

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Une famille de la bonne bourgeoisie catholique comme celle-là, à cette époque-là, ne peut pas accueillir que des Juifs à Combray – sauf si elle est elle-même juive, et pas catholique en réalité. Cela va de soi. Mais, alors, comment expliquer les réflexions antisémites du narrateur ou celles de son grand-père ?

Regardez Éric Zemmour, lui aussi tâche de se faire passer pour un antisémite à sa façon. Regardez le musée du Judaïsme de Paris. Savez-vous qui il a nommé comme conseiller pour organiser la prochaine exposition Proust qui doit se tenir en avril dans ce même musée : Antoine Compagnon, l’universitaire le plus opposé à la thèse d’un Proust profondément juif en pensée. 

Les israélites, si soucieux de se comporter normalement, agissaient par mimétisme dans un pays gagné massivement par l’antisémitisme. Ils ne pouvaient s’empêcher de faire eux-mêmes des réflexions antijuives, pour faire comme tout le monde, précisément. Et, pourtant, ils continuaient à se rassembler le samedi pour déjeuner en famille, selon la tradition juive, alors qu’apparemment ils n’avaient plus rien de juif.

Eh bien, dans le roman, la famille du petit Marcel se comporte de la même manière. Elle célèbre le rite du déjeuner du samedi, comme une famille juive, en se distinguant des autres familles du bourg, mais là encore ce trait ne constitue plus qu’un signe, c’est-à-dire un incident destiné à troubler le lecteur.

« Un barbare », précise Proust en expliquant : « Nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi. » Et de signaler que ce rite crée « une sorte de lien national » entre les membres de la famille, précisément comme on pourrait le dire du rite du chabbat, dans un roman qui s’appelle justement Du côté de chez Swann, c’est-à-dire Du côté du Signe

En prenant parti dans l’affaire Dreyfus, Marcel Proust participa-t-il au débat français du moment comme d’autres intellectuels de l’époque, ou faut-il y voir aussi une identité refoulée qui se réveille et s’indigne, selon vous ?  

Les deux choses sont liées. Proust a milité dans le mouvement dreyfusard en même temps que s’opérait une espèce de prise de conscience de sa judéité et, plus encore, de son attirance pour le mysticisme juif.

En 1892, il avait servi comme garçon d’honneur au mariage des Bergson dans la grande synagogue de Paris. À cette occasion, il avait assisté au rite du verre brisé, vous savez, un rite qui signifie : « Eh bien ! C’est fait. Et c’est irrémédiable. Rien ne pourra plus nous séparer. » L’on entonnait ensuite le psaume qui rappelait l’exil à Babylone : “Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche ! Que ma langue s’attache à mon palais !” Car, en se jurant fidélité, les mariés ne juraient pas moins de rester fidèles à Israël.

Or, en 1898, en pleine affaire Dreyfus, quand il écrivait Jean Santeuil, quelque chose d’imprévisible apparut dans son texte. Le vase en verre de Venise brisé par son héros, lors d’une dispute avec sa mère, y rappelait précisément le rite de la brisure du verre à la synagogue. Eh oui ! Quelles que soient leurs dissensions, rien ne pourra séparer Mme Santeuil et son fils. Ce verre brisé, “ce sera comme au temple le symbole de l’indestructible union”, écrivait Proust en mettant ces mots sur les lèvres de Mme Santeuil. Ce verre brisé resurgissait en opérant la toute première réminiscence proustienne.

En se disputant avec sa mère, Marcel avait réellement brisé la porte en verre de la salle à manger familiale en la claquant comme un forcené. Mais Mme Proust, sans se laisser démonter, constata : “Le verre cassé ne sera plus que ce qu’il est au temple : le symbole de l’indissoluble union.” Cependant, dans le roman, Mme Santeuil appartient à une famille catholique tout à fait classique, de sorte qu’elle ne peut pas dire une chose pareille. Comment pourrait-elle invoquer un rite proprement juif pour célébrer sa réconciliation avec son fils ? Tout cela exigeait de remanier entièrement Jean Santeuil pour concevoir ce qui deviendrait la base de la Recherche

Proust est volontiers mystique. S’il n’est pas religieux pratiquant et a renoncé jeune à se faire prêtre, qu’est-ce qui l’intéresse néanmoins dans la religion, et que lit-il concernant le judaïsme ? Est-il entré en littérature comme on entre en religion ? 

« Les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n’apportent la preuve que l’âme subsiste, remarquait Proust. Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure. »

L’idée qu’avant de naître à notre vie présente, nous avons vécu une vie passée dans un autre monde, où nous avons reçu une loi à laquelle nous continuons d’obéir sans savoir pourquoi, cette idée, essentielle pour Proust, c’est une idée proprement juive. Pourquoi se réunir en famille pour déjeuner le samedi comme on le faisait dans sa propre famille ? Eh bien, justement, parce que la famille avait vécu une vie antérieure, dans un autre monde, celui d’Israël dans l’Antiquité, où elle obéissait à la loi qui imposait notamment de faire la fête le samedi. Proust adhérait à une morale qui dépendait du même processus puisque, précisément, selon lui, « il n’y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis. »

Cependant les Pères de l’Église voyaient les choses d’un autre point de vue. Ils s’adressaient à des païens, qu’ils tâchaient de convertir au christianisme sans leur enseigner pour autant qu’ils avaient vécu une vie antérieure dans un monde meilleur. Bien au contraire. Il allait de soi, pour les chrétiens, que le christianisme représentait un progrès en tant que tel, intrinsèquement, quelles que soient les aléas de l’histoire. 

A lire aussi: Juif et homosexuel: Proust le maudit

Mais les Juifs privés de leur temple, et condamnés à l’exil et à la dispersion, éprouvaient évidemment le sentiment inverse. Ils vivaient dans un monde bien plus mauvais qu’auparavant, quoi qu’on fasse pour le réformer. Cette impression – cette position par rapport au temps présent – Proust ne cessait de la ressentir. Et il la conserva jusqu’à la fin de sa vie. Son œuvre elle-même en découle.

“Toutes ces obligations, précisait-il, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre, sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous sans savoir qui les y avait tracées.”

Tout cela n’entrait pas dans le cadre théologique du catholicisme. Tout cela rappelait la métempsychose propre à la Cabale juive, c’est-à-dire le Guilgoul en hébreu, littéralement le « cycle des âmes ». 

Platon affirmait déjà que l’âme vivait dans un monde céleste, au contact des idées pures, avant de devoir rejoindre le monde terrestre pour y subir les épreuves dues à l’incarnation, voire à la transmigration d’un corps à un autre. Mais, précisément, cette conception des choses, le christianisme l’avait récusée. La théorie platonicienne de la métempsychose ne s’était transmise que dans la littérature juive, qui l’avait considérablement développée à l’époque médiévale, notamment dans le Zohar.

En septembre 1893, Proust annonçait à un ami qu’il ne voulait être “ni avocat, ni médecin, ni prêtre”. Il venait d’avoir vingt-deux ans alors. Avocat ou médecin, c’est ce à quoi songeaient ses parents. Prêtre, c’était son idée à lui, bien entendu.

Les autorités ecclésiastiques auxquelles il s’adressa, quand il voulut se consacrer au sacerdoce, ont probablement entrevu qu’il adhérait – ne serait-ce qu’inconsciemment – à une conception proprement juive du monde. En tout cas, le fait est là : elles le dissuadèrent d’entrer dans l’Église.

Entre le moment où il découvrit son impuissance vers l’âge de quinze ans, en 1886, et le moment où il lui fallut renoncer à devenir prêtre vers l’âge de vingt-deux ans, en 1893, Proust avait vécu une vie complète, marquée par sa vocation religieuse. En renonçant à la prêtrise, c’était comme s’il mourait. 

À la recherche du temps perdu se déroule principalement durant cette tranche de vie, quand son narrateur a entre 15 et 22 ans, les sept années décisives qui, finalement, aboutissent à un renoncement. Un moment très angoissant, qui réveille le souvenir des épreuves du même genre vécues antérieurement, jusque dans la petite enfance, et peut-être dans d’autres vies.

Et voilà qu’au moment où il atteint le seuil le plus désespérant, il lui arrive quelque chose d’extraordinaire. Il reçoit une espèce de grâce en heurtant du pied un pavé disjoint dans la cour d’un immeuble. En se heurtant à ce pavé lui revient la mémoire d’un séjour à Venise des années auparavant. Soudain, il se rend compte que le temps n’est qu’une espèce d’illusion, et précisément il éprouve alors une joie dont il sent qu’elle est à jamais durable. Voilà comment il accède à la véritable religion, c’est-à-dire à la littérature, au sens où il l’entend… 

>>> Retrouvez la deuxième partie de cet entretien demain sur Causeur.fr <<<

Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle

Price: 29,00 €

21 used & new available from 9,64 €

Ibiza? No more!

0
Le 18 janvier, Jean-Michel Blanquer s'explique sur ses vacances à Ibiza face à l'opposition © Jacques Witt/SIPA

Chers collègues enseignants, battez-vous pour des sujets qui en valent la peine


Dans le film mythique de Barbet Shroeder, “More” (1969), tout se passe bien tant que l’été déferle. Mais quand l’hiver s’installe sur cette île battue de vents et de pluie, le héros fatigué meurt au coin d’une ruelle. Du coup, les Pink Floyd cessent de jouer…

C’est aux Baléares, à Majorque, que Sand eut la mauvaise idée d’amener Chopin durant l’hiver 1838-1839 — à la chartreuse de Valldemossa. Le compositeur y écrivit quelques belles pièces, et finit d’y cracher ce qu’il lui restait de poumons, tant le temps était exécrable.

À lire aussi, du même auteur: Blanquer, «ce pelé, ce galeux»

Mais voilà : Ibiza chante dans la tête de certains journalistes ou hommes politiques qui ont sans doute l’habitude de s’y encanailler dans les orgies teutonnes organisées là-bas chaque été. Que Blanquer y soit allé hors saison, pour quelques jours de vacances — ou de lune de miel anticipée — n’est pas le problème d’Edwy Plenel, la concierge d’extrême-gauche rencardée par qui de droit. Dans ce genre de circonstances, le ministre peut suspecter aussi bien ses ennemis (mais comment l’auraient-ils su ?) que quelques-uns de ses excellents amis.

Et puis Plenel, comme tous les anciens trotskistes, a une sexualité bizarre, il n’éjacule que du fiel. Ibiza doit lui paraître exotique.

Edwy Plenel, avril 2012. SIPA. 00618647_000021

Revenons brièvement sur cette « affaire » montée en épingle par une presse de caniveau avide de potins.

C’est d’Ibiza que Blanquer a communiqué au Parisien (ce fut peut-être sa seule erreur, l’AFP aurait aussi bien fait l’affaire) le premier d’une longue série de protocoles sanitaires aussi aberrants les uns que les autres. Comme je l’ai expliqué à Yves Calvi sur BFM, le ministre est trop intelligent pour accoucher d’un tel fatras d’incompétence. Regardez plutôt du côté du docteur Knock qui se croit Premier ministre-bis (et qui guignait le titre : fatalitas, Macron a préféré Castex…).

Blanquer aime tellement Olivier Knock qu’il a failli le mettre knock down mercredi dernier en ouverture du Conseil des ministres. Caramba ! Encorrre raté !

Le ministre de la Santé à l’assemblée nationale, le 3 janvier 2022 © STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Sérieusement ! On peut sans doute reprocher certaines choses au ministre de l’Éducation — ne pas avoir supprimé le Bac, par exemple, ou ne pas avoir envoyé certains pédagos qui plastronnent dans les INSPE replanter le riz en Camargue —, mais pas d’assumer de loin (la distance Ibiza-Paris est symbolique de celle qu’il a prise vis-à-vis de ces protocoles successifs incohérents) une politique sanitaire qui va à l’encontre de son projet principal durant l’épidémie : maintenir l’école ouverte.

C’était d’autant plus essentiel que la Société française de Pédiatrie s’insurge contre ceux qui voulaient différer le retour en classe des enfants. Les gosses ont déjà payé un très lourd tribut aux divers confinements qu’on leur a imposés. Ils ont des idées suicidaires, ils se sont déscolarisés, ils ne tiennent plus en place, et ils ont tout oublié. Qu’en serait-il si Blanquer avait laissé le Haut conseil sanitaire imposer ses vues et mis l’École sous cloche ?

À lire aussi, du même auteur: «L’École, c’est du sérieux», dit Blanquer — et il n’a même pas honte

Dans ce contexte, se lancer dans une grève de plus, ce jeudi, est irresponsable. Un professeur doit professer, et faire passer l’intérêt de ses élèves avant le sien. Sinon, il peut tenter de poser sa candidature au CNED ? peut-être ne sera-t-il pas contaminé par les gosses, à distance.

À noter que le front syndical s’est désagrégé. Le SNALC n’appelle plus à la grève — ni le petit mais combattif syndicat Action & Démocratie. Allons, chers collègues, battez-vous pour des sujets qui en valent la peine, et ne commencez pas à dire que vous ne pourrez jamais finir le programme. Demandez comme moi la fin du Bac, un symbole onéreux de nos incapacités pédagogiques, virez les pédagos qui vous encombrent, arrêtez de confondre le quantitatif et le qualitatif, et retroussez vos manches : vous savez bien que les élèves ne travaillent que s’ils nous voient travailler. Et fichez la paix au ministre, qui fait ce qu’il peut, tiraillé entre le désir d’assumer pleinement sa fonction et les impératifs que lui impose Knock — le vrai responsable de cette chienlit.

PS. Tout le monde a lu Knock, ou le triomphe de la médecine, l’immortelle pièce de Jules Romains. Mais en cas, vous pouvez vous l’offrir, ou l’écouter là, ou vous procurer le DVD de la version de Louis Jouvet, absolument impayable dans le rôle. Et non, je ne vous conseille pas la version d’Omar Sy.


Élisabeth Lévy : « Blanquer à Ibiza ? Mediapart se comporte comme la pire presse people »

Retrouvez la chronique d’Elisabeth Lévy, notre directrice de la rédaction, chaque matin à 8h10 dans la matinale de Sud Radio.

Haro sur le wokisme: l’énormité d’une pratique dite «vertueuse»

0

Le wokisme gagne du terrain et l’heure est à la contre-offensive. On peut attaquer la chose en général, rejeter tout en bloc. Une autre stratégie serait de cibler précisément un élément du wokisme et d’en faire une critique juste, mais impitoyable. Penchons-nous sur une de ses pratiques centrales: le signalement moral ou vertueux.


Qu’est-ce que le signalement moral? Essentiellement, c’est le fait de signaler publiquement un jugement moral. Plus précisément, pour les philosophes Justin Tosi et Brandon Warmke, il faut ajouter un motif bien précis : on signale sa vertu afin de soigner sa réputation.

Et pourtant, certains le défendent vigoureusement. Neil Levy affirme que le signalement sert une fonction épistémique : il nous aiderait à trouver la vérité morale. Il nous rappelle que le signalement est une forme de témoignage et que le témoignage joue un rôle important dans notre quête de vérité. Il rajoute que certaines propriétés renforcent la crédibilité d’un témoignage. Un témoignage avancé avec confiance plutôt qu’avec hésitation sera jugé plus fiable. Le nombre de témoignages compte également. Pensez au fameux 97% des scientifiques qui « s’accordent sur le réchauffement climatique », le but est de favoriser le grand nombre de témoignages experts.

À partir de là, Levy avance que le signalement moral est bénéfique du point de vue épistémique. Ces jugements moraux sont des témoignages, prononcés avec confiance plutôt qu’hésitation. De surcroît, à mesure que les signalements se multiplient, nous sommes face à un nombre croissant de témoignages portant sur des énoncés moraux. Si nous cherchons la vérité morale, nous devrions encourager le signalement vertueux.

Conformisme, falsification et tribalisme

De son côté, Evan Westra argue que le signalement moral est un outil de communication au service du progrès moral. En somme, il dit que le signalement contribue à l’émergence de nouvelles normes sociales. Par exemple, supposez que les premiers adversaires de l’esclavagisme n’étaient aucunement motivés par leur statut social. Cependant, autour de ce noyau de puristes s’ajoute un cercle bien plus large d’ambitieux et de vaniteux qui reprennent les arguments des premiers afin de soigner leur réputation. Si les ambitieux prêtent main-forte aux puristes, alors le signalement se sera montré socialement utile.   

Voilà donc deux défenses du signalement moral. Premièrement, c’est un outil épistémique qui nous sert dans notre quête de vérité morale. Deuxièmement, c’est un outil de transformation sociale : même égoïste et narcissique, il peut contribuer au progrès moral par la transformation des normes.

Il n’en demeure pas moins que ces arguments résistent mal à la critique. Scott Hill et moi-même, nous proposons une critique en deux temps. Premièrement, le signalement moral n’est ni un outil épistémique utile ni une force pour le progrès moral. Deuxièmement, le signalement vertueux est indésirable, car il engendre la méfiance et le ressentiment au sein de la société. Afin d’étayer nos propos, nous faisons appel à de la recherche en psychologie portant sur le conformisme, la falsification des préférences, et le tribalisme.

A lire aussi: Vous avez dit woke?

Contrairement à ce qu’affirme Levy, la confiance ou le nombre n’ajoute pas forcément à la crédibilité ou la qualité du témoignage. L’on peut faire preuve d’un excès de confiance et le nombre de témoignages n’est intéressant que lorsque ces derniers satisfont certains critères. Nous proposons donc une réinterprétation charitable de l’argument avant de le démolir. La meilleure version que l’on puisse formuler de l’argument épistémique est le théorème du jury. Si un groupe doit débattre de la véracité d’une proposition, alors nous pouvons considérer que l’émergence d’un consensus est un argument de taille tant que deux conditions sont remplies. D’abord, chaque personne doit raisonner indépendamment. Si l’on copie ou se conforme, alors son témoignage n’ajoute rien à la discussion, pas plus qu’une copie supplémentaire d’un journal ne constitue pas une nouvelle preuve. Ensuite, chaque personne participant au débat sur la véracité de la proposition doit avoir des chances supérieures à 50% de parvenir à la bonne réponse.

Si les deux conditions sont remplies, alors à mesure que le groupe croît en nombre, les chances que la majorité ait raison se rapprochent de la certitude.  

Deux formes de conformisme

Concédons, par générosité, qu’un adulte normal, qu’il signale sa vertu ou pas, a plus de 50% de chances de trouver la bonne réponse à une question morale. Le problème incontournable est que nous sommes tout sauf des penseurs indépendants. En effet, deux types de conformismes menacent notre indépendance. Le conformisme stratégique est le fait de falsifier ses préférences ou de masquer ses croyances afin de préserver sa réputation. Le conformisme non stratégique est un conformisme sincère motivé par une authentique confiance ou déférence. Nous faisons confiance aux autres en raison de leur expertise, leur expérience ou le fait qu’ils soient plus nombreux.

Pris en tenaille par ces deux formes de conformisme, nous avons de bonnes raisons de rejeter que nous raisonnions de manière indépendante. Conséquemment, nous ne pouvons pas nous appuyer sur le théorème du jury. Pire, même si nous n’étions pas aussi conformistes – et nous le sommes ardemment! – il faudrait admettre que nombre d’affirmations associées au signalement moral sont, en fait, des croyances minoritaires ou même ultra-minoritaires. C’est-à-dire que même si l’on pouvait appliquer le théorème du jury, il invaliderait les thèses wokes.    

Qu’en est-il de la communication de normes nouvelles et transformatrices? Souvenez-vous que Westra admettait que bon nombre de ceux qui signalent « la bonne norme sociale » le faisaient par conformisme, or cet aveu suffit. Leur raisonnement n’est pas indépendant et nous ne pouvons nous y fier à moins de présumer qu’une petite minorité de radicaux, ceux qui signalent sincèrement, aurait forcément raison. Mais pourquoi accepter une telle idée? 

A lire aussi: [Vidéo] Causons! Colloque anti-wokiste à la Sorbonne

Selon Westra, la réponse découle en grande partie du fait que nous ne sommes pas aisément bernés. Notre héritage évolutionnaire aurait fait de nous des créatures bien plus vigilantes que crédules. Quoique la crédulité humaine soit parfois surjouée, Westra dresse un tableau très incomplet. Bien que nous soyons dotés d’une certaine vigilance épistémique – nous ne croyons pas tout et n’importe quoi – il n’en demeure pas que nous sommes caractérisés par un tribalisme redoutable. L’évolution n’a pas favorisé l’émergence de penseurs indépendants et désintéressés, mais des créatures tribales qui forment des groupes rivaux. Ces philosophes ont-ils oublié Socrate face à la foule athénienne? 

En somme, le signalement dit vertueux ne nous rapproche pas de la vérité morale. Il n’est pas non plus un outil fiable au service du progrès social. Il peut faciliter l’adoption d’idées ou de normes nouvelles, mais ce n’est aucunement une garantie de progrès. Le XXe siècle n’a-t-il pas vu de nouvelles normes horrifiantes? Si le signalement moral produit peu de bienfaits, est-il réellement si nuisible? Oui, car il favorise la polarisation sociale et la méfiance. Face aux postures et au conformisme arrogant, les citoyens se rebiffent. En effet, certains ont trouvé que la bien-pensance et le signalement moral rendaient les électeurs étatsuniens, de droite ou de gauche, plus susceptibles de voter Donald Trump en 2016. Et maintenant, qui veut signaler sa vertu?

Bon cuistot

0
Vinette Robinson et Stephen Graham au premier plan dans le film "The Chef" ©UFO Distribution

« The Chef » nous livre les dessous du métier de cuistot, entre cuisine, salle, cris et rires, déconvenues et réussites


Les librairies regorgent de livres de cuisine, les chefs deviennent des stars du petit écran et le cinéma suit le mouvement avec par exemple cette très talentueuse production britannique. Au menu : une prouesse technique toute en virtuosité, tout d’abord, puisque The Chef se présente comme un seul plan séquence tourné dans la continuité, en rupture totale avec la pratique cinématographique du montage. Il ne s’agit évidemment pas d’une première, mais le procédé reste rare. C’est ici un choix artistique des plus pertinents qui permet de suivre au plus près un service comme un autre ou presque, vu à travers le chef d’un restaurant londonien.

Nous entrons avec lui dans son restaurant et passons la soirée entre cuisine et salle, cris et rires, déconvenues et réussites.

Le tout servi par un casting absolument idéal où se côtoient clients et employés. C’est vif, nerveux et enlevé comme il se doit dans un restaurant à l’heure du fameux coup de feu. Cette plongée nous change des artifices de l’envahissante téléréalité culinaire et cela fait du bien.


Le temps et l’espace: transmettre la France en héritage

1
Image d'illustration Unsplash

Si on parle régulièrement de la remise en question par des élèves des théories de Darwin en cours de Sciences et Vie de la Terre, ou du refus de certaines élèves d’aller à la piscine en cours d’Éducation Physique et Sportive, on oublie de mentionner que certains cours d’histoire et de géographie deviennent aujourd’hui des lieux d’affrontement et de concurrence mémoriels qui témoignent du refus de partager une histoire commune.


Les remises en question toujours plus fréquentes du contenu des cours d’histoire et de géographie révèlent trois faiblesses de notre système éducatif. Tout d’abord, la remise en cause de l’autorité du professeur, au sens d’auctoritas, c’est-à-dire de sa légitimité intellectuelle, et donc du respect qui en découle. Ensuite, l’incapacité des programmes à apporter des bases et repères spatiaux et temporels solides à tous nos élèves, faisant ainsi le lit de l’ignorance sur laquelle prospèrent cancel culture et théories du complot. Enfin et encore, l’incapacité des programmes à faire rêver nos élèves, en particulier ceux d’entre eux qui viennent d’ailleurs, à leur faire aimer la France grâce à la transmission d’un récit national capable de concurrencer le mythe du pays d’origine.

Des frises et des cartes: retour aux fondamentaux

Au cours des siècles, l’histoire et la géographie enseignées ont toujours répondu à différents projets politiques, spirituels et civiques. C’est au XIXème siècle, et en particulier après les lois Ferry sur l’école, que les « hussards noirs », sanglés dans leur « uniforme civique », selon le mot de Charles Péguy, ont fait, grâce aux leçons d’histoire et de géographie, des petits Français de jeunes patriotes désormais attachés à la République. La leçon d’histoire est dès lors centrée sur la chronologie, c’est-à-dire sur « la discipline qui permet la connaissance de la mesure du temps.[1] »

A lire aussi, SOS Education: Circulaire sur l’identité de genre en milieu scolaire: «Il y aura un avant et un après»

C’est ce rapport central à la chronologie, marque du temps long de l’histoire, offrant les bornes des ruptures et des continuités, qui manque aujourd’hui à nos programmes scolaires. En apparence, la chronologie semble pourtant bien respectée par les programmes au collège puis au lycée. Pourtant, elle n’est en réalité qu’un cadre dans lequel on propose aux élèves des « thématiques » trop précises si l’on ne maîtrise pas les bases de la période étudiée. On aboutit ainsi à une succession de thématiques décousues, théoriquement intéressantes, bien sûr, mais nécessitant une culture historique préalable que n’ont pas encore nos élèves. Ainsi, en classe de 4ème, l’histoire politique du XIXèmesiècle n’est que l’occasion d’aborder l’évolution du droit de vote en France, sujet passionnant en soi, mais bien trop précis et difficile à comprendre si la succession des grands régimes politiques du XIXème n’est pas maîtrisée.

Il en va de même au primaire : la chronologie claire et simple à comprendre est dissoute dans de grandes thématiques transversales («l’habitat au cours du temps»…) qui ne permettent pas aux jeunes élèves d’acquérir les bases de leur histoire. La géographie est noyée dans un bric-à-brac mondialiste à prétention écolo. Dans les programmes, plus rien n’est structuré ni hiérarchisé, donc plus rien n’est structurant pour les jeunes élèves du primaire.      

En géographie, justement, les programmes au collège font la part belle à une « dimension  mondiale » qui s’éloigne d’une connaissance approfondie de notre pays, de ses fleuves, de ses forêts, de ses rivages, de ses paysages. Ainsi, en classe de 4ème, le programme de géographie ne traite jamais de la France en tant que telle mais propose des thématiques autour des « mobilités transnationales », de l’adaptation au « changement climatique global », de la « mondialisation des territoires ». Une nouvelle fois, l’intérêt de ces thèmes n’est pas en cause. Mais peut-être faut-il connaître – aussi – la géographie de son pays. Si la France est traitée, c’est surtout pour vanter, comme en 3ème, son insertion réussie dans l’Union Européenne, présentée comme une panacée.  Signe caractéristique de cette évolution, les mots « pays », « nations » disparaissent quasiment des programmes et des manuels de géographie au profit de vagues « territoires » sans limites ni frontières…

À lire aussi, les « profs avec Zemmour »: Effondrement du niveau en mathématiques: réquisitoire contre les fossoyeurs d’une excellence française

Enfin, autre dérive dans les programmes, le biais idéologique, marqué très à gauche, évidemment. En classe de 4ème, par exemple, au sujet des traites négrières, les manuels se focalisent toujours sur la traite occidentale en oubliant la traite musulmane et les traites intra-africaines, pourtant bien plus longues. De la même façon, le sujet de la colonisation est toujours abordé comme un phénomène purement occidental, et dont les conséquences sur les peuples et territoires colonisés seraient nécessairement et exclusivement négatives. Par idéologie « politiquement correcte », on abandonne donc progressivement l’étude des fondamentaux du récit national, pour une histoire parcellaire, marquée par des considérations anachroniques. Tous les étudiants en histoire un peu sérieux savent pourtant que l’on ne s’autoproclame pas juge de faits qui remontent à plusieurs siècles, accomplis par des hommes aux mentalités différentes.  

Un retour aux fondamentaux dans ces deux disciplines semble donc nécessaire : les élèves n’ont pas à subir les lubies idéologiques des uns ou des autres. Pour que notre matière ne soit ni rébarbative ni totalement désincarnée, l’étude des grands personnages de notre histoire et de la géographie de nos paysages semble indispensable. En effet, ce dernier est aussi destiné à donner des exemples à des élèves en pleine construction, cherchant sans cesse repères, références et modèles à imiter. Ne pas le faire, c’est laisser d’autres que l’éducation nationale s’en charger.

Ainsi, avec la transmission des connaissances, l’enseignement en histoire et géographie a une autre mission : fabriquer des Français. Par la connaissance du récit national, chaque jeune Français doit pouvoir en effet recevoir l’héritage culturel commun, prérequis indispensable au rétablissement de la cohésion nationale si mise à mal aujourd’hui dans notre pays.

Un récit national pour « fabriquer des Français »

Héritage de l’Antiquité classique, méthode et discipline permettant de construire et de transmettre la mémoire des âges, l’histoire dépasse son objet d’étude en jouant un rôle civique de « fabrication » du citoyen, d’élaboration du lien commun national.  

Les Français ne s’y trompent pas : pour 91% d’entre eux, l’histoire est considérée comme « nécessaire pour comprendre les fondements et les racines culturelles des sociétés (racines religieuses, sociales, identitaires) » et permet, pour 76% d’entre eux, de « devenir un meilleur citoyen. [2] »

En effet, la nation est une « large communauté dont les membres ne se connaissent pas les uns les autres et partagent pourtant les mêmes souvenirs et les mêmes sentiments sur leur groupe [3]. » Qui, sinon l’école, peut réaliser les conditions de cette fraternité commune entre les jeunes citoyens ? Qui, sinon l’école, peut assimiler les « Français de branche » venus rejoindre, au fil des ans, les « Français de souche » ? L’enseignement de l’histoire et de la géographie contribue, par la transmission du legs commun, à la création de la communauté nationale, à l’affermissement des liens qui la maintiennent. C’est bien le récit national qui permet l’identification à une identité partagée. Ce récit permet, à terme, l’unité des citoyens, au-delà des différences politiques, ethniques, religieuses, sociales…  « Toute identité nationale » écrit  Fernand Braudel, « implique, forcément, une certaine unité nationale, elle en est comme le reflet, la transposition, la condition [4].» Braudel observe avec beaucoup de justesse qu’« une nation ne peut être qu’au prix de se chercher elle-même sans fin […], conséquemment de se reconnaître au vu d’images, de marques, de mots de passe connus des initiés […], de croyances, de discours, vaste inconscient sans rivages, obscures confluences, idéologies, mythes…[5] »

A lire aussi, Jean-Paul Brighelli: Blanquer, «ce pelé, ce galeux»

Or, ce rôle pourtant essentiel du récit historique – et géographique – dans la « fabrique des Français » est purement et simplement abandonné par l’État, au nom d’une sotte repentance et d’une ouverture sans fin aux « diversités », simple prête-nom des communautarismes séparatistes.  Pire, il est parfois nié. Au lieu de rassembler les jeunes Français autour d’un passé et d’un avenir commun, on glorifie ceux qui détruisent la nation et violent la loi, tel le sinistre Cédric Herrou, auxiliaire des mafieux trafiquants d’êtres humains, encensé dans  les pages « instruction civique » du cahier d’exercices Hatier destiné aux élèves de 3ème. Les leçons d’instruction civique, défigurant ainsi leur vocation première, assènent aux élèves une lourde propagande. Le « politiquement correct » règne en maître pour créer ex nihilo des « citoyens du monde » désincarnés, en lieu et place de Français enracinés constituant le corps civique de la démocratie.

Cédric Herrou au festival de Cannes, mai 2018. SIPA. AP22203124_000005

La conscience de l’appartenance à la nation recule alors dans la jeunesse, de même que la connaissance de l’héritage reçu indivis. Sont-ce là les objectifs de l’école ?  Dans le rapport déjà cité du Haut Conseil à l’Intégration de janvier 2011 [6], on peut lire que « la vision du monde qui semble s’opérer [au sein de l’école] est binaire : d’un côté, les opprimés, victimes de l’impérialisme des Occidentaux, et ce, depuis les temps les plus reculés, et de l’autre, les oppresseurs – Européens et Américains blancs – pilleurs des pays du tiers-monde. Cette vision fantasmée sert d’explication à l’histoire du monde et de justification aux échecs personnels. »

Sortir de nos écueils mortifères

La puissance publique devrait méditer Albert Camus qui, dès 1958, affirme qu’« [une nation] ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir de s’estimer elle-même. Il est dangereux de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle. » Jean-Pierre Chevènement rappelait également, en 2016, que : « tout peuple, pour exercer sa souveraineté, doit avoir conscience de lui-même et par conséquent de son histoire. À cette condition seulement, le peuple existe comme demos, c’est-à-dire comme corpus de citoyens capables de définir ensemble un intérêt général. C’est pourquoi le récit national est une part importante et même décisive de la conscience civique. » [7]

A lire aussi, Esteban Maillot: “Qu’est-ce qu’une Nation”, d’Ernest Renan, autopsie d’un discours mal compris

Pour sortir de ces écueils mortifères, les professeurs d’histoire et de géographie doivent retrouver le rôle qui est le leur : faire comprendre et aimer la France, créer les conditions morales du civisme et de l’appartenance à la nation, afin que tous nos élèves reçoivent notre pays et sa culture en héritage, et que ceux qui sont d’origine étrangère puissent affirmer, comme Romain Gary : « je n’ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines ». 

Frédéric Faure, professeur d’histoire-géographie, docteur en histoire. Les profs avec Éric Zemmour.


[1] Selon la définition d’Alfred Cordoliani, L’histoire et ses méthodes.  

[2] Enquête Harris Interactive pour Historia, « Les Français et l’histoire ». Échantillon de 2 996 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Enquête réalisée en février 2019.

[3] Selon la définition de l’historien Benedict Anderson.

[4] Fernand Braudel, L’identité de la France, Espace et Histoire.

[5] Fernand Braudel, ibid.

[6] « Les défis de l’intégration à l’école », 28/01/2011, La Documentation française.

[7] Préface du Nouveau manuel d’histoire pour cycle 4, aux éditions de La Martinière, 2016.