Accueil Culture Haro sur le wokisme: l’énormité d’une pratique dite «vertueuse»

Haro sur le wokisme: l’énormité d’une pratique dite «vertueuse»

Le wokisme et la vertu ostentatoire...


Le wokisme gagne du terrain et l’heure est à la contre-offensive. On peut attaquer la chose en général, rejeter tout en bloc. Une autre stratégie serait de cibler précisément un élément du wokisme et d’en faire une critique juste, mais impitoyable. Penchons-nous sur une de ses pratiques centrales: le signalement moral ou vertueux.


Qu’est-ce que le signalement moral? Essentiellement, c’est le fait de signaler publiquement un jugement moral. Plus précisément, pour les philosophes Justin Tosi et Brandon Warmke, il faut ajouter un motif bien précis : on signale sa vertu afin de soigner sa réputation.

Et pourtant, certains le défendent vigoureusement. Neil Levy affirme que le signalement sert une fonction épistémique : il nous aiderait à trouver la vérité morale. Il nous rappelle que le signalement est une forme de témoignage et que le témoignage joue un rôle important dans notre quête de vérité. Il rajoute que certaines propriétés renforcent la crédibilité d’un témoignage. Un témoignage avancé avec confiance plutôt qu’avec hésitation sera jugé plus fiable. Le nombre de témoignages compte également. Pensez au fameux 97% des scientifiques qui « s’accordent sur le réchauffement climatique », le but est de favoriser le grand nombre de témoignages experts.

À partir de là, Levy avance que le signalement moral est bénéfique du point de vue épistémique. Ces jugements moraux sont des témoignages, prononcés avec confiance plutôt qu’hésitation. De surcroît, à mesure que les signalements se multiplient, nous sommes face à un nombre croissant de témoignages portant sur des énoncés moraux. Si nous cherchons la vérité morale, nous devrions encourager le signalement vertueux.

Conformisme, falsification et tribalisme

De son côté, Evan Westra argue que le signalement moral est un outil de communication au service du progrès moral. En somme, il dit que le signalement contribue à l’émergence de nouvelles normes sociales. Par exemple, supposez que les premiers adversaires de l’esclavagisme n’étaient aucunement motivés par leur statut social. Cependant, autour de ce noyau de puristes s’ajoute un cercle bien plus large d’ambitieux et de vaniteux qui reprennent les arguments des premiers afin de soigner leur réputation. Si les ambitieux prêtent main-forte aux puristes, alors le signalement se sera montré socialement utile.   

Voilà donc deux défenses du signalement moral. Premièrement, c’est un outil épistémique qui nous sert dans notre quête de vérité morale. Deuxièmement, c’est un outil de transformation sociale : même égoïste et narcissique, il peut contribuer au progrès moral par la transformation des normes.

Il n’en demeure pas moins que ces arguments résistent mal à la critique. Scott Hill et moi-même, nous proposons une critique en deux temps. Premièrement, le signalement moral n’est ni un outil épistémique utile ni une force pour le progrès moral. Deuxièmement, le signalement vertueux est indésirable, car il engendre la méfiance et le ressentiment au sein de la société. Afin d’étayer nos propos, nous faisons appel à de la recherche en psychologie portant sur le conformisme, la falsification des préférences, et le tribalisme.

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Contrairement à ce qu’affirme Levy, la confiance ou le nombre n’ajoute pas forcément à la crédibilité ou la qualité du témoignage. L’on peut faire preuve d’un excès de confiance et le nombre de témoignages n’est intéressant que lorsque ces derniers satisfont certains critères. Nous proposons donc une réinterprétation charitable de l’argument avant de le démolir. La meilleure version que l’on puisse formuler de l’argument épistémique est le théorème du jury. Si un groupe doit débattre de la véracité d’une proposition, alors nous pouvons considérer que l’émergence d’un consensus est un argument de taille tant que deux conditions sont remplies. D’abord, chaque personne doit raisonner indépendamment. Si l’on copie ou se conforme, alors son témoignage n’ajoute rien à la discussion, pas plus qu’une copie supplémentaire d’un journal ne constitue pas une nouvelle preuve. Ensuite, chaque personne participant au débat sur la véracité de la proposition doit avoir des chances supérieures à 50% de parvenir à la bonne réponse.

Si les deux conditions sont remplies, alors à mesure que le groupe croît en nombre, les chances que la majorité ait raison se rapprochent de la certitude.  

Deux formes de conformisme

Concédons, par générosité, qu’un adulte normal, qu’il signale sa vertu ou pas, a plus de 50% de chances de trouver la bonne réponse à une question morale. Le problème incontournable est que nous sommes tout sauf des penseurs indépendants. En effet, deux types de conformismes menacent notre indépendance. Le conformisme stratégique est le fait de falsifier ses préférences ou de masquer ses croyances afin de préserver sa réputation. Le conformisme non stratégique est un conformisme sincère motivé par une authentique confiance ou déférence. Nous faisons confiance aux autres en raison de leur expertise, leur expérience ou le fait qu’ils soient plus nombreux.

Pris en tenaille par ces deux formes de conformisme, nous avons de bonnes raisons de rejeter que nous raisonnions de manière indépendante. Conséquemment, nous ne pouvons pas nous appuyer sur le théorème du jury. Pire, même si nous n’étions pas aussi conformistes – et nous le sommes ardemment! – il faudrait admettre que nombre d’affirmations associées au signalement moral sont, en fait, des croyances minoritaires ou même ultra-minoritaires. C’est-à-dire que même si l’on pouvait appliquer le théorème du jury, il invaliderait les thèses wokes.    

Qu’en est-il de la communication de normes nouvelles et transformatrices? Souvenez-vous que Westra admettait que bon nombre de ceux qui signalent « la bonne norme sociale » le faisaient par conformisme, or cet aveu suffit. Leur raisonnement n’est pas indépendant et nous ne pouvons nous y fier à moins de présumer qu’une petite minorité de radicaux, ceux qui signalent sincèrement, aurait forcément raison. Mais pourquoi accepter une telle idée? 

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Selon Westra, la réponse découle en grande partie du fait que nous ne sommes pas aisément bernés. Notre héritage évolutionnaire aurait fait de nous des créatures bien plus vigilantes que crédules. Quoique la crédulité humaine soit parfois surjouée, Westra dresse un tableau très incomplet. Bien que nous soyons dotés d’une certaine vigilance épistémique – nous ne croyons pas tout et n’importe quoi – il n’en demeure pas que nous sommes caractérisés par un tribalisme redoutable. L’évolution n’a pas favorisé l’émergence de penseurs indépendants et désintéressés, mais des créatures tribales qui forment des groupes rivaux. Ces philosophes ont-ils oublié Socrate face à la foule athénienne? 

En somme, le signalement dit vertueux ne nous rapproche pas de la vérité morale. Il n’est pas non plus un outil fiable au service du progrès social. Il peut faciliter l’adoption d’idées ou de normes nouvelles, mais ce n’est aucunement une garantie de progrès. Le XXe siècle n’a-t-il pas vu de nouvelles normes horrifiantes? Si le signalement moral produit peu de bienfaits, est-il réellement si nuisible? Oui, car il favorise la polarisation sociale et la méfiance. Face aux postures et au conformisme arrogant, les citoyens se rebiffent. En effet, certains ont trouvé que la bien-pensance et le signalement moral rendaient les électeurs étatsuniens, de droite ou de gauche, plus susceptibles de voter Donald Trump en 2016. Et maintenant, qui veut signaler sa vertu?



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Docteur en philosophie, professeur adjoint en philosophie à l'Université de la Colombie-Britannique.

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