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Orelsan, la sagesse du rap

Le succès d’Aurélien Cotentin, jeune homme issu de la France périphérique devenu Orelsan, rappeur national, ne lui a pas valu que des amis. Loin des clichés de racaille du milieu, il s’est imposé par sa vision du monde sensible et sincère, et par sa façon quasi balzacienne de dépeindre notre société.


En novembre dernier est sorti le quatrième album d’Orelsan, « Civilisation ». Le jour même de sa mise en place dans les bacs, il a été numéro un des ventes et premier sur les plates-formes de streaming. Rançon de la gloire, les critiques n’ont pas tardé non plus : on a entendu dire que le rappeur était devenu démago, moins percutant, voire « vendu au système ». Et avoir été qualifié de « sociologue » par le président Macron n’a pas arrangé son cas. « Orelsan c’est mort, il est récupéré ! », a ainsi tranché Renaud – qui, c’est bien connu, ne l’a jamais été.

Pour ma part, à la faveur d’une série documentaire retraçant son parcours, Montre jamais ça à personne, diffusée sur Amazon, j’ai été cueillie, séduite et emballée par cet artiste sensible et bourru, profondément sincère.

Sous le feu des projecteurs pour de mauvaises raisons

Orelsan a été propulsé sur le devant de la scène médiatique de manière fulgurante et brutale en 2009, quand sa chanson Sale pute, qui figure sur son premier album, « Perdu d’avance », a fait aboyer les chiennes de garde. La meute s’est empressée de dénoncer cette histoire d’un jeune homme qui dit vouloir « avorter à l’opinel » sa petite amie infidèle… La polémique a duré plusieurs semaines et mobilisé jusqu’à Ségolène Royal qui a courageusement réussi à faire annuler le concert du chanteur prévu aux Francofolies de La Rochelle. Je n’ose pas imaginer le sort que lui réserveraient aujourd’hui les thuriféraires de #MeToo.

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À cette époque, le rappeur, dans sa naïveté encore mal dégrossie, n’a pas compris ce qui lui arrivait : « Mais quand il y a l’buzz les merdes rappliquent : les hyènes, les fils de polémistes, je viens juste de sortir mon premier disque, j’fais de la politique, j’suis seul et triste », chante-t-il dans « Shonen », le premier morceau de son dernier album. Mais Orelsan est sorti grandi de cette épreuve et, avec une énergie qui pourrait être celle du désespoir, est parvenu au sommet.

Orelsan, loin des clichés attribués au rap

Il a inventé le rap de la complexité des sentiments, très loin des clichés « gangsta » et testostéronés de Booba et consorts. Il s’est aussi toujours tenu éloigné de la culture du clash, préférant distiller dans ses chansons des « punchlines » assassines : « Si t’as la fureur de vaincre moi j’ai la rage de perdre, j’prendrai même plus la peine de répondre à vos clashs de merde, j’prêterai ni mon buzz ni mon temps, j’verserai ni ma sueur ni mon sang, tu parles de moi pour rien dans tes titres, tu ferais même pas de buzz avec un album antisémite », scande-t-il dans Raelsan, la chanson phare de son deuxième album « Le Chant des sirènes ». Raelsan, c’est son double maléfique, son Gainsbarre à lui, celui qui succombe aux chants des sirènes du succès et à la luxure, qui est au « Cap d’Agde dans la chatte du diable », et qui devient méchamment cynique. Mais heureusement, Orelsan veille pour lui rappeler qu’il ne doit pas perdre de vue Aurélien Cotentin, le petit gars de Caen qu’il a été, lorsqu’il végétait comme veilleur de nuit dans un hôtel. Des nuits passées à composer des sons sur son ordinateur en fumant des joints. Cet Aurélien-là a des liens de parenté avec Holden Caulfield, le héros de L’Attrape-cœurs de Salinger. Il partage avec lui la pureté des sentiments : « Sans concessions les sentiments sont plus purs, voilà pourquoi j’écris des chansons de rupture. » Une forme de lucidité et, surtout, le refus de toute compromission : « Je resterai pas bloqué dans une parodie de succès, dans une version d’Entourage à petit budget, je ferai ce qui me plaît jusqu’à ma dernière quête, jusqu’à revenir dans l’hôtellerie plier des serviettes. »

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Rappeur-chroniqueur de la société contemporaine

La quête. Voilà, à mon sens, le mot-clé pour comprendre l’œuvre d’Orelsan, et particulièrement son dernier album. Ce grand amateur de mangas est en quête, comme dans Dragon Ball, des sept boules de cristal qui représentent la sagesse ultime. Nous l’avons vu évoluer, du garçon un peu paumé des débuts – qui a dû affronter sans filet les jeux du cirque médiatique – jusqu’à l’homme de presque 40 ans, apaisé et jeune marié. Depuis « Perdu d’avance », le rappeur nous livre à la fois son autobiographie et (je n’ai pas peur de l’affirmer) une sorte de Comédie humaine version rap. Il croque des portraits d’une sidérante justesse : du DJ de province dans sa bagnole « tunée » à l’instagrameuse, en passant par la « mi-blogueuse mi-journaliste » ou l’aide-soignante épuisée. En cela, Macron a vu juste : dans cent ans, lorsque les historiens – s’il en reste– voudront étudier la France des années 2020, ils pourront écouter les chansons d’Orelsan.

La force de son caractère et la puissance de ses textes s’expliquent peut-être par sa capacité de détachement, une certaine sagesse, qui lui permet d’observer ses contemporains sans se laisser aveugler par la moindre idéologie. Il peut ainsi viser juste et parfois faire mal, comme dans son chef-d’œuvre Suicide social. Mais Orelsan est bien trop intelligent et lucide pour devenir un chanteur engagé – cette spécialité française – et qu’importe si ses fans les plus droitards se sentent visés par le texte de L’Odeur de l’essence : « Leur faire miroiter la grandeur d’une France passée qu’ils ont fantasmée. » Ils en viendraient à le taxer de gauchiste, ou pire, de macroniste. Notre rappeur ne va pas perdre du temps à leur répondre, il a une œuvre à accomplir. Dans son morceau Manifeste, où le narrateur se retrouve au milieu d’une manifestation qui tourne mal, il prouve ses talents de grand conteur. Pendant les sept minutes haletantes que dure la chanson, nous voyons défiler sous nos yeux toute la détresse et la violence de notre société post-moderne. Orelsan sait aussi la tragédie de l’existence et nous la livre, par petites bribes : « J’ai 7 ans la vie est facile, quand je sais pas je demande à ma mère, un jour elle me dit je sais pas tout, j’ai perdu foi en l’univers. ».

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Parrainages: un système plus censitaire que démocratique?

J- 3! Juste avant la date limite du dépôt des candidatures au Conseil constitutionnel, Marine Le Pen, Eric Zemmour et Nicolas Dupont Aignan ont finalement obtenu les 500 parrainages requis. Enfin ! Mais ce n’est toujours pas gagné pour Christiane Taubira, qui n’en a collecté que 128 et risque donc de ne pas pouvoir se présenter. Frédéric Rouvillois et Christophe Boutin, tous deux professeurs de droit public, viennent de co signer un essai corrosif (Les parrainages: Ou comment les peuples se donnent des maîtres, La Nouvelle Librairie) sur ce système des parrainages dont on ne cesse de dire qu’il dysfonctionne sans jamais le changer. Entretien.


Rouvillois et Boutin remontent à l’origine du système, créé par le Général de Gaulle, afin de mieux révéler ses failles et blocages. Ils apportent ainsi à la polémique actuelle une épaisseur historique. Passer de 100 parrains anonymes à 500 parrains connus de tous revient pour nos auteurs à glisser lentement mais surement d’un suffrage universel vers un suffrage restreint, d’une démocratie populaire… vers une république censitaire.  

Causeur. Depuis des années, à chaque élection présidentielle, on assiste au même scénario. Les candidats hors système peinent à récolter les 500 signatures d’élus nécessaires pour être reconnus officiellement candidats par le Conseil constitutionnel. Pourquoi ne pas réformer ce système au lieu de subir ces polémiques tous les cinq ans ? Comment expliquer ce statu quo ?

Frédéric Rouvillois. À chaque élection présidentielle depuis 1981, le système des parrainages suscite toujours le même malaise avec cette sempiternelle « chasse aux parrains » qui paraît interminable et à deux doigts d’échouer. Mais peu importe l’ampleur du malaise, force est de constater qu’il ne perturbe pas vraiment le jeu des grands partis traditionnels qui dominent le système. Au contraire, il conforte leur domination, et c’est d’ailleurs pour eux et par eux que ce système a été créé. 

Avec le passage à 500 parrains, la loi organique de 1976 a en effet accru le rôle des notables. Et avec la suppression de l’anonymat en 2016, le système s’est resserré sur l’encadrement partisan ce qui a permis de contrôler qui fait quoi, et notamment, de sanctionner ceux qui décideraient de soutenir des candidats fantaisistes ou hors système. 

Frédéric Rouvillois, professeur de droit public et écrivain © Hannah Assouline

En un mot, le mécanisme actuel ne fonctionne pas bien et suscite du coup, à chaque fois, les mêmes interrogations et la même suspicion : comment les micro-candidats sont-ils parvenus à récolter leurs signatures ? Grâce à quels liens occultes ou par quels moyens inavouables ? Et que se passerait-il si de très gros candidats ne se trouvaient pas, en définitive, sur la ligne de départ ? La démocratie, l’élection présidentielle, la Ve République, parviendraient-elles à se remettre d’un tel scandale ?

Marine Le Pen et Eric Zemmour ont reçu in extremis leurs 500 signatures. C’était moins une ! La collecte fut lente et difficile alors qu’ils représentent à eux seuls plus de 30% du corps électoral.  Est-ce à dire que le système des parrainages, créé en 1962 pour faire barrage aux candidatures fantaisistes, fait aujourd’hui barrage à des candidats qui représentent un courant politique capable de rassembler des millions d’électeurs ?

Le système actuel des parrainages a été mis en place par la loi organique du 18 juin 1976 qui a élevé à 500 le nombre de parrains. Le but de cette présélection était d’empêcher les candidatures farfelues et de limiter le nombre de candidats. Après sept élections présidentielles, cette loi demeure la norme de référence. Elle a été modifiée sous le quinquennat de François Hollande avec la loi organique de 2016 qui a rendu public les parrainages auparavant anonymes. Mais non seulement la réforme de 1976 n’empêche pas la multiplication du nombre de candidats, le record étant atteint en 2002 avec 16 candidats contre sept en 1969, mais au regard du principe démocratique, ce système pose un problème. Ce sont, en effet, les candidats « hors système », souvent classés à droite, qui peinent à récolter les signatures requises, et qui demandent l’aide du système qui ne souhaite faire aucun effort. Jean-Marie Le Pen affirmait d’ailleurs que la réforme de 1976 avait été faite pour briser la montée du Front National. En réalité, les travaux préparatoires ne confirment pas cette hypothèse, mais il est vraisemblable qu’elle soit au moins partiellement exacte : si l’on restreint la liberté qu’a le peuple de choisir les candidats du premier tour, c’est parce qu’on ne lui fait pas confiance : parce qu’on pense qu’il pourrait sortir du « cercle de la raison » et se laisser séduire par des tribuns hors système, tel qu’apparaissait à l’époque Jean-Marie Le Pen, arborant fièrement son look de pirate et son bandeau sur l’œil.

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En quoi ce dysfonctionnement est révélateur d’un glissement d’une démocratie populaire à une “république censitaire” ?

Le problème vient du filtre mis en place. Il a, à la fois, des mailles trop larges laissant passer des micro-candidats dépourvus de toute représentativité, comme Nathalie Arthaud ou Jean Lassalle, et des mailles trop étroites bloquant des candidats représentant de larges courants d’opinion, mais privés d’implantation et de réseaux locaux nécessaires, comme Eric Zemmour ou Marine Le Pen. 

On retrouve ici ce qui se passe avec le scrutin majoritaire. Dans les deux cas, le mécanisme en place n’a que des justifications très faibles, si on les compare aux problèmes qu’il suscite, notamment le fossé qui se creuse entre la représentation politique et le peuple. Mais étant donné que cela n’affecte pas les forces politiques installées qui seules pourraient changer les choses, eh bien… on ne change rien…

Le système des parrainages actuel, qui se veut donc transparent, a-t-il trahi l’esprit gaulliste de nos institutions ? 

Tout à fait. En réalité, ce qui se trame derrière ce système des parrainages c’est un suffrage de plus en plus censitaire et donc une revanche sur le choix gaullien d’instaurer le suffrage universel direct pour élire le président de la République. Le général De Gaulle, en 1962, opposait précisément le suffrage universel direct, avec un filtrage des candidatures aussi léger que possible, au suffrage restreint, qui n’autorisait qu’un petit nombre de candidatures non choisies par le peuple. On peut rappeler que Georges Pompidou hésitait entre 2 et 5000 parrainages, et que Giscard proposait 15% des 42 000 parrains potentiels. La poire fut coupée en deux pour parvenir à 500, un nombre dont la pertinence reste toujours à prouver ! Il n’est donc pas étonnant que ce soit sous la présidence de ce dernier qu’ait été établie la règle actuelle, ce que vous appelez à juste titre le glissement d’une démocratie populaire à une république censitaire. 

Si l’on restreint la liberté du peuple de choisir les candidats du premier tour, c’est parce qu’on ne lui fait pas confiance, parce qu’on pense qu’il pourrait sortir du « cercle de la raison » et se laisser séduire par des tribuns hors système, tel qu’apparaissait à l’époque Jean-Marie Le Pen et aujourd’hui les candidats nationalistes et Insoumis.

Par ailleurs, le principe de transparence démocratique, qui fut agitée pour justifier de la publicité des parrainages, est également contestable car ce serait exactement comme d’affirmer que la suppression du secret du vote, et donc la transparence qui en résulterait, serait un surcroît de démocratie, au motif que chacun doit assumer pleinement la responsabilité de son propre choix.

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Certains disent que le problème ne vient pas du système ni des élus réticents à parrainer un candidat trop extrême mais bien de l’offre politique de ces derniers. Qu’en pensez-vous ? 

Certes, on peut toujours le dire. Mais il est évident qu’en démocratie, c’est au peuple souverain, et à lui seul, de décider si une « offre politique » lui convient ou non. Au peuple, et pas aux notables ou aux apparatchiks des grands partis. À ce propos, on peut citer une anecdote significative : en octobre 1962, alors que l’on va instaurer le principe de l’élection du président au suffrage universel direct, se pose pour la première fois la question des parrainages. À cette occasion, l’un des principaux ministres du Général De Gaulle, Edgard Pisani, propose une solution radicale : les 42 000 élus susceptibles d’apporter leur parrainage pourraient désigner les deux candidats dont « l’offre politique » leur paraîtrait la plus satisfaisante ; après quoi, il reviendrait aux électeurs de trancher entre les deux. Cela montre bien quelle est la logique du système des parrainages, et jusqu’où elle pourrait aller, jusqu’à quel niveau de dépossession de la volonté populaire…

Que faudrait-il faire alors pour réformer le système ? Que pensez-vous de l’initiative de Bayrou de créer une banque des parrainages ? 

Le principe est louable et l’idée intéressante, la question étant de savoir si le Conseil constitutionnel, pressé par le gouvernement et soucieux d’éviter un cataclysme démocratique, accepterait d’infléchir sa jurisprudence pour valider pareil “bidouillage”. Mais quoi qu’il en soit, le mécanisme s’apparente incontestablement à une rustine ou à un sparadrap : il peut s’avérer utile cette fois-ci, pour éviter le pire, c’est-à-dire de laisser hors du jeu des candidats représentant plus de 30% de la population, mais il n’a pas vocation à devenir une solution pérenne. 

Ce qui signifie qu’il est effectivement vraiment temps de penser à la suite, c’est-à-dire, à une réforme en profondeur du droit applicable – avec, pourquoi pas, l’institution d’un parrainage citoyen, comme le suggérait hier Lionel Jospin et aujourd’hui Jean-Luc Mélenchon et avec, en toute hypothèse, un retour à l’anonymat.

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Ukraine: Bruits de tambours et bruits de bottes


Il est fort étrange que face à un conflit, notre premier réflexe soit de prendre parti — ceux-ci sont les bons, ceux-là sont les méchants. Et si tous les conflits — et le dernier en date en est l’illustration parfaite — étaient à torts partagés ?

C’est entendu,

« Depuis six mille ans la guerre

Plaît aux peuples querelleurs,

Et Dieu perd son temps à faire

Les étoiles et les fleurs.

Les carnages, les victoires,

Voilà notre grand amour ;

Et les multitudes noires

Ont pour grelot le tambour.

La gloire, sous ses chimères

Et sous ses chars triomphants,

Met toutes les pauvres mères

Et tous les petits enfants… »

C’est dans les Chansons des rues et des bois, publiées par Hugo en 1865.

Donc, la Russie attaque l’Ukraine. C’est très mal. Un vieux réflexe nous fait croire que l’attaquant (rebaptisé « agresseur ») a toujours tort : cela remonte à l’époque où la République en danger était envahie à l’Est par des armées coalisées. Mais la vérité, c’est qu’au final celui qui a tort est celui qui perd, tant il est évident que, comme le claironnait Clausewitz, la guerre est une façon de continuer à faire de la politique par d’autres moyens.

Et à ce stade, il n’est pas évident de savoir qui perdra. La Russie l’emportera nécessairement au niveau militaire — mais les guerres ne se jouent pas uniquement sur les champs de bataille. L’Europe et les États-Unis prétendront avoir gagné, en soumettant les Russes au régime sec. Les Ukrainiens seuls seront les dindons de la farce, amputés de deux ou trois provinces qui, à la vérité, n’ont jamais été ukrainiennes : il est intéressant de voir les Occidentaux défendre bec et ongles des donations territoriales opérées par Lénine et ses successeurs. À strictement parler, l’Ukraine n’a jamais été qu’une principauté autour de Kiev. 

Sans compter qu’un pays sur lequel ont déferlé des armées met un certain temps à s’en remettre, et les promesses faites aujourd’hui n’engagent que les Ukrainiens qui y croient.

Ceux qui hier préconisaient d’attaquer la Serbie, allié historique de la France, parce que les Allemands désiraient renouer avec les gentils Oustachis, et pour permettre, à terme, tous les trafics d’armes, d’organes et d’hommes à partir de la Bosnie… Ou qui ont voulu attaquer la Libye, pour qu’un flot de jouets guerriers tombe entre les mains des islamistes africains… Ceux-là ont bonne mine à se draper dans les grands principes. Il en est qui demandent que Sarkozy soit le médiateur de la France dans le conflit russo-ukrainien. Ils ne manquent pas de culot, mais ils manquent de mémoire : n’est-ce pas le petit Nicolas qui nous a réalignés sur les ambitions américaines via l’OTAN, et a déstabilisé l’Afrique et une partie du Proche-Orient avec l’aventure libyenne ?

Cela fait plus de vingt ans que la CIA pousse à l’Est, en alignant sur l’OTAN les anciens pays du bloc communiste. En soi, c’est de bonne -guerre — parce que la guerre froide n’a jamais cessé. Les accords de 1991, qui stipulaient que l’on conserverait un glacis de pays neutres autour de la Russie, ont été violés avec bonne conscience, parce que tous les accords sont passés pour être violés. On a titillé Poutine durant tout ce temps, humilié les Russes, qui ont une longue mémoire : contrairement à nous, ils ont maintenu un enseignement de l’Histoire très complet. Ils se rappellent fort bien que les Ukrainiens furent volontiers les supplétifs des nazis, par exemple au sein de la division SS Galicie — et ils savent que les fascistes pullulent toujours en Ukraine, y compris au sein du gouvernement du fantoche et fantasque Zelensky. Faut-il rappeler que la « révolution de Maidan » fut un coup d’Etat perpétré par les services secrets américains s’appuyant sur des groupes néo-nazis style Azov, qui ont renversé un gouvernement tout aussi démocratiquement élu que les précédents et les suivants ?

D’aucuns concluent que Poutine est paranoïaque. Il a simplement une rationalité légèrement différente de la nôtre. Personne n’aime se sentir acculé.

À noter que l’Europe, qui se grise de sanctions, est en mauvaise posture. Le système bancaire international est intégré, les pétroliers profitent du bruit des tanks pour augmenter les tarifs sur des stocks constitués depuis des mois, et les Allemands, convaincus que plus c’est vert et meilleur c’est, ont renoncé à l’énergie atomique pour se fournir en gaz chez les Russes — bien conseillés par l’ancien chancelier Schroeder, qui en son temps avait initié cette dénucléarisation de son pays.

Pendant ce temps, l’Inde et la Chine refusent de condamner l’attaque russe au Conseil de sécurité de l’ONU. Cela nous promet des lendemains intéressants, quand la Russie, que nous aurions pu attirer à nous avec une politique moins arrogante, se tournera vers ses voisins de l’Est et fera cause commune avec Xi Jinping et les élus indiens du Bharatiya Janata Party, nationaliste jusqu’au bout des ongles. Presque trois milliards d’hommes face aux 447 millions de l’Union européenne et aux 330 millions d’Américains, qui, rappelons-le, tremblent les uns et les autres comme des feuilles depuis deux ans à cause d’une mauvaise grippe. Les médias n’ont plus le Covid à se mettre sous la dent, ils ont donc choisi d’en rajouter sur la guerre. Alors faisons la part, déjà, du spectacle qui prétend être une politique.

Les Chinois regardent et attendent. Ils ont tout le temps avant de se lancer à la reconquête de Taïwan, qui va infailliblement suivre. Ils regardent qui a envie de mourir pour l’Ukraine, dans les populations occidentales (demandez donc aux jeunes de la « génération Z » ce qu’ils en pensent). Ils en déduisent à juste titre que personne n’ira mourir pour Formose, comme on disait jadis, même si c’est une zone d’intérêts américains.

C’est une règle de cour de récréation — et je ne vois pas que le gouvernement des hommes soit très différent : à force de provocations, on finit par se prendre une mandale. Bien sûr, on punit celui qui a frappé — mais en attendant, le vrai coupable est chez le dentiste. Joe Biden, dont le fils a des intérêts en Ukraine, veut jouer avec le feu pour faire oublier sa déroute afghane. C’est dangereux, le jeu avec le feu. Et les Européens doivent se souvenir que depuis Obama, l’Europe est le cadet des soucis de l’Amérique.

Alors, retour à Hugo, en attendant que la situation s’éclaircisse :

« On pourrait boire aux fontaines,

Prier dans l’ombre à genoux,

Aimer, songer sous les chênes ;

Tuer son frère est plus doux.

On se hache, on se harponne,

On court par monts et par vaux ;

L’épouvante se cramponne

Du poing aux crins des chevaux.

Et l’aube est là sur la plaine !

Oh ! j’admire, en vérité,

Qu’on puisse avoir de la haine

Quand l’alouette a chanté. »

PS. J’adore les réactions des uns et des autres. Pornhub suspend sa diffusion en Russie ! Et le pays est exclu de l’Eurovision ! Sûr que Poutine va prendre peur.
Ce qui est franchement dégueulasse, en revanche, c’est la décision d’exclure les sportifs de toutes compétitions, et les chanteurs lyriques de toutes les scènes. Voilà des gens qui ont bossé dur pour atteindre l’excellence, et qui se retrouvent mis au ban d’un monde qui se fabrique une virginité sur leur dos. Et puis, exclure les patineuses russes (« Oui, mais elles sont dopées », disent les imbéciles qui ne connaissent rien à ce sport) donnera l’occasion aux laissées pour compte du monde entier de monter enfin sur le podium, n’est-ce pas… Même effet si les instances du tennis finissent par interdire Medvedev, le numéro 1 mondial — comme les Australiens ont exclu le Serbe Djokovic de leur tournoi. On s’assoit ainsi sur la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Bravo. Ce monde est vraiment fêlé.

Et Hidalgo créa la dette

Vingt ans de municipalité socialiste auront permis à la ville la plus riche de France d’être surendettée. Au point qu’elle n’a plus les moyens de son fonctionnement. Mais Mme le Maire maintient ses projets et son train de vie.


Alors que l’État réduisait progressivement les sommes versées chaque année à Paris, au nom d’une plus juste répartition des richesses à l’échelle régionale, la Ville a maintenu son train de vie.

Faire caler un moteur économique aussi puissant que la capitale n’est pas un mince exploit. La majorité municipale est en passe de l’accomplir. Depuis l’élection d’Anne Hidalgo, en 2014, la dette a pratiquement doublé, passant de 1 837 euros à 3 498 euros par habitant en 2020, ce qui est énorme. À Lyon, elle est seulement de 1 481 euros.

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Il y a plus grave. Toujours en 2020, la capacité d’autofinancement de Paris, c’est-à-dire ce qu’il reste en caisse lorsque les dépenses obligatoires ont été réglées (salaires, chauffage, etc.), est devenue négative. Autrement dit, la Ville n’a plus aucune marge de manoeuvre budgétaire, et c’est entièrement de sa faute. Tout tient en un chiffre, celui de la dotation globale de fonctionnement (DGF). Cette dotation correspond à ce que l’État verse aux communes chaque année. Elle fait l’objet de minutieux calculs, prenant en compte la population, son niveau de revenus, les recettes des taxes diverses, la fréquentation touristique, etc. Les réajustements sont fréquents. Au début des années 2010, les spécialistes de Bercy ont prévenu Paris. La capitale était un peu trop bien dotée, par rapport aux communes défavorisées comme Aubervilliers, Saint-Denis ou Grigny. Personne n’a été pris en traître. Le train de vie d’une collectivité a une inertie considérable. Lorsqu’une piscine est ouverte, on ne la ferme pas du jour au lendemain. Il n’est pas davantage question de plans sociaux. Les crânes d’oeufs de Bercy le savent parfaitement. La réduction de la DGF a donc été progressive. Mais elle a été massive. En 2012, la Ville avait touché 1,2 milliard d’euros. En 2020, la somme est tombée à 53 millions d’euros ! La DGF, qui représentait 24 % de ses recettes, frôle désormais le zéro (0,8 %).

Qu’a fait Paris pour s’adapter ? Strictement rien.

Les dépenses de fonctionnement n’ont pas du tout diminué. Elles sont restées à 4,8 milliards d’euros de 2012 à 2018 (elles font ensuite un bond à 6,6 milliards, mais c’est une illusion d’optique comptable, liée à la fusion de la ville et du département, effective au 1er janvier 2019). Traditionnellement très bas à Paris, les impôts locaux ont augmenté de 50 % entre 2012 et 2020, ce qui était dramatiquement insuffisant (surtout par rapport à l’enrichissement de la population, voir notre enquête). Il aurait fallu les doubler, tout en rationalisant la gestion municipale. Rien n’a été entrepris en ce sens. Tous les spécialistes s’accordent à dire que Paris dort sur des gisements d’économies considérables, le cabinet de Mme le Maire n’étant pas le moindre. Selon la Cour des comptes, il employait 165 personnes fin 2015, par dérogation au Code de la fonction publique, qui plafonne les cabinets des maires au seuil, déjà généreux, de 45 collaborateurs. 

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Le 13 janvier 2022, la direction des finances et des achats a fait savoir par une simple note que le budget de fonctionnement de la Ville était partiellement gelé, à hauteur de 15 % ! Dans une collectivité bien tenue, ce serait un cataclysme. À Paris, c’est un simple signal : la plaisanterie a assez duré.

L’impartial…isme de l’Oncle Sam

Un élu américain de l’Indiana contraint de s’excuser après avoir maladroitement demandé « l’impartialité » des enseignants sur… le nazisme


Réunis en commission afin de disserter sur la manière dont certaines leçons d’Histoire étaient enseignées dans les écoles de l’État de l’Indiana, le sénateur Républicain Scott Baldwin a fait grincer des dents les professeurs concernés quand il a publiquement cinglé leurs méthodes d’éducation.

« Je n’ai aucun problème avec le fait que le système éducatif fasse de l’instruction civique concernant l’existence d’idéologies en « ismes », mais je crois que nous sommes allés bien trop loin en prenant des positions qui manquent réellement d’impartialité ».

Une remarque qui est intervenue après qu’un professeur d’Histoire a reconnu son manque de neutralité lorsqu’il faisait des cours sur le nazisme.

« Nous prenons position dans la salle de classe [contre le nazisme]. Et c’est important que nous le fassions. » Matt Bockenfeld, enseignant

« Nous leur apprenons les raisons de la montée du fascisme et nazisme en ce moment, et je ne suis tout simplement pas neutre sur l’idéologie politique du fascisme… Je dis à mes étudiants que le but dans une démocratie de les comprendre les traits du fascisme afin que nous puissions les reconnaître dans la société et que nous puissions le combattre » a confessé l’enseignant, Matt Bockenfeld.

Dans un pays secoué par le wokisme, la réponse de l’élu a provoqué une vive polémique et il s’est immédiatement excusé. « En tant que personne qui s’est battue pour défendre notre démocratie, je suis d’accord sur le fait que les enseignants devraient condamner ces idéologies dangereuses et je regrette sincèrement que de ne pas l’avoir exprimé ainsi. Nous devons absolument enseigner à nos enfants les tragédies du passé, c’est pourquoi la législation dans sa forme actuelle protège spécifiquement l’enseignement » des injustices historiques a déclaré cet ancien Marines. Une controverse qui intervient alors que l’élu est à l’origine d’un projet de loi qui permettrait aux parents d’élèves d’avoir accès aux programmes des enseignants et de les faire changer si ceux-ci ne leur correspondent pas. Plusieurs enseignants ont exprimé leurs inquiétudes au sujet du projet de loi, estimant qu’il était nécessaire de prendre position afin que « les horreurs du passé » ne reviennent pas, et ont vertement critiqué l’élu qui aurait en plus été membre d’une milice armée anti-gouvernementale, the Oath Keepers, jusqu’à 2010.

Andrew Doyle: menaces sur le “free speech”

Dans son livre Free speech And Why It Matters (Constable, 2021), l’amuseur britannique Andrew Doyle se fait soudain beaucoup plus sérieux. Il nous met en garde : la cancel culture et le wokisme sont notre «suicide intellectuel au ralenti».


Andrew Doyle, dramaturge, comédien, journaliste et satiriste politique, connu pour ses vidéos mettant en scène un Jonathan Pie fictif qui commente l’actualité sur un ton furibard et les tweets de la fictive Titania McGrath, n’est pas seulement un amuseur. Il est chercheur invité à l’Université Queen’s de Belfast et a publié l’an dernier un petit livre sur la liberté d’expression qui ne manque pas d’intérêt.

Ce livre démarre sur une anecdote significative de l’esprit du temps. Il est possible, en Angleterre, de recevoir la visite d’un policier, après signalement d’un incident haineux ne relevant pas du pénal (non-crime hate incident), lequel est consigné dans un registre qui peut être consulté par des employeurs lors d’une embauche. Andrew Doyle raconte la visite du policier qui s’est présenté chez Harry Miller pour vérifier ce qu’il pense : « We need to check your thinking » ! (Voir vidéo plus bas et notre encadré en fin d’article concernant le déroulement et les suites de ce contrôle policier ubuesque). Pour Andrew Doyle, ce type d’intervention orwellienne se produit dans un climat d’apathie inquiétant. L’ère digitale prive aussi les citoyens d’une défense de leur liberté d’expression. Aux États-Unis, le 1er amendement protège les citoyens de l’interférence du gouvernement, mais pas de celle des Big Tech qui, sous couvert du Communications Decency Act, n’ont de compte à rendre à personne. Elles ne sont pas légalement responsables des contenus, mais peuvent les censurer à leur convenance et peser ainsi sur le débat public.

Défendre la liberté d’expression n’équivaut pas à approuver ce qui est dit

Si la défense de la liberté d’expression semble aujourd’hui une préoccupation de la droite, c’est parce que la gauche a échoué à la défendre. À d’autres époques, la censure venait pourtant plutôt de la droite. Craindre la liberté d’expression parce qu’elle favoriserait la propagation de mauvaises idées c’est avoir, déjà, décidé quelles sont les idées inadmissibles. Comme l’écrit Andrew Doyle, « défendre la liberté d’expression, c’est défendre les droits de ceux dont nous méprisons le discours. Les idées unanimement partagées n’ont pas besoin d’une telle protection ». Il rappelle que l’ACLU (1) et notamment son président Aryeh Neir, un Juif ayant échappé au nazisme, défendirent le droit de manifester des néo-nazis lorsqu’il leur fut interdit de le faire en 1977 à Skokie, petite ville de la banlieue de Chicago dont la près de la moitié des habitants étaient juifs. Aryeh Neir n’était pas soudain devenu un adepte du nazisme. Il souhaitait seulement qu’on laisse parler les néo-nazis afin de pouvoir les vaincre par le discours, pas par la censure. Il serait aujourd’hui vilipendé et jugé coupable par association.

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Dans sa Dissertation on First-Principles of Government de 1795, le révolutionnaire Thomas Paine concluait ainsi : « Celui qui veut conserver sa liberté doit aussi protéger ses ennemis de l’oppression car, s’il ne s’y astreint pas, il crée un précédent qui finira par l’atteindre. »

La culture de l’annulation (cancel culture), son déni et ses dégâts

Aux États-Unis, la culture de l’annulation prend sa source dans une résolution visant à empêcher les organisations ouvertement fascistes et racistes de parler sur les campus, adoptée lors d’une conférence du National Union Students (NUS) en 1974. Comme ces organisations sont aujourd’hui l’objet d’un profond mépris dans les sociétés occidentales, cette résolution n’a plus guère de sens, sauf à viser ceux qui n’adhèrent pas aux objectifs de « justice sociale ». C’est ce qu’on appelle un dérapage de concept (concept creep). Beaucoup de militants disent que le fascisme a été normalisé alors qu’il connaît un déclin terminal. S’ils y croyaient vraiment, ils se feraient une obligation d’en débattre. « Quand personne n’est d’accord sur les définitions, il est impossible de s’entendre pour déterminer où placer les limites de la liberté d’expression » observe Andrew Doyle. Le but de la culture de l’annulation est de punir, sans possibilité de rédemption. Ses cibles, dénoncées plutôt que critiquées, sont souvent des gens qui n’ont pas les moyens financiers de se protéger. Si JK Rowling a été défendue par sa maison d’édition après qu’elle fut mise en cause pour avoir osé dire que le sexe avait des fondements biologiques, Gillian Philip, auteur de livres pour enfants, a été lâchée par son éditeur pour avoir osé la défendre.

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La loi prohibe les menaces, la diffamation, le harcèlement, la violence. Mais telles sont pourtant les méthodes favorites de la culture de l’annulation, lesquelles se conjuguent au déni, en dépit de l’écho médiatique qui accompagne pourtant le licenciement de gens accusés d’avoir offensé tel ou tel groupe protégé. On parle de gaslighting (en référence à Gaslight (2)). Mais les succès de la culture de l’annulation ne passent pas forcément par une campagne d’annulation ou de désinvitation. Souvent le climat d’intimidation suffit.

OK Millenials !

La culture de l’annulation s’est développée parallèlement à une interrogation sur la liberté d’expression assez répandue chez les plus jeunes. Lors d’une enquête menée en  2015 par le Pew Research Center, 40% des Américains âgés de 18-34 ans se sont dits favorables à l’interdiction de discours offensants à destination de groupes minoritaires. Lorsqu’on remontait la pyramide des âges, cette proportion diminuait pour n’être plus que de 12 % chez les 70-87 ans. Cette hypersensibilité des jeunes à l’offense s’explique par la surprotection de parents qui ont opté pour une éducation cherchant à éviter tout risque à leurs enfants. Les jeunes ont tendance à placer l’inclusivité au-dessus de la liberté d’expression. Comme l’écrit Andrew Doyle, c’est verser de l’essence pour éteindre un incendie, car la liberté d’expression est la seule voie qui permette aux plus marginaux de se faire entendre. C’est le combat pour la liberté d’expression qui a permis les mouvements d’émancipation du XXème siècle (femmes, gays). C’est grâce à lui que les militants de la culture de l’annulation peuvent se faire entendre, retournant ainsi la liberté d’expression contre elle-même.

Tout peut être source d’offense, y compris le silence

L’offense, écrit Andrew Doyle, c’est la combinaison de mots et de l’interprétation que l’on en fait. Éviter l’éventualité d’une offense revient à se mettre à l’écart de la société tout entière. Pourtant, comme l’écrit Andrew Doyle, « un aspect important de la liberté d’expression est le droit de ne pas écouter ». Même si le contrat social conduit à privilégier la courtoisie, il y aura toujours des gens pour transgresser les frontières d’un échange courtois. Par ailleurs, même lorsque nous pesons nos mots, nous ne sommes jamais sûrs qu’ils seront interprétés de la manière dont nous l’anticipons. La sensibilité individuelle de chacun ne peut servir de référence pour déterminer ce qui peut être dit. Pénaliser tout lapsus, toute présomption d’offense, c’est attendre des gens qu’ils se conduisent comme des robots. Aux offenses personnelles, s’ajoute désormais celles pour le compte d’autrui dont on prend de plus en plus souvent ombrage. C’est souvent le motif avancé par les adeptes de la culture de l’annulation qui traitent alors leurs pairs comme des enfants, aidés en cela, sur les campus, par des administrateurs qui cherchent à protéger à tout prix la réputation de leur université. Au lieu de s’en offusquer, on devrait se réjouir d’être confronté à des idées que l’on juge intolérables. C’est le signe d’une démocratie saine qui ne laisse pas ces idées prospérer dans les coins obscurs de la société. Une idée dérangeante n’est pas un virus. Il est beaucoup plus facile de la combattre si on la laisse s’exprimer. Ce qui évite aussi de fabriquer des martyrs, des persécutés. Comme l’a écrit Orwell : « si la liberté veut dire quelque chose, c’est le droit de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ».

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La glaciation des débats aujourd’hui se répercute sur la création artistique. L’autocensure attendue des humoristes et des caricaturistes condamne ces professions à  disparaitre. Celle des artistes et des comédiens, dont les productions sont scrutées au prisme des politiques identitaires, est aussi un vrai désastre. Comme l’écrit Andrew Doyle, « le conformisme est leurs oubliettes ». Il ajoute que refuser de s’interroger sur nos propres certitudes, « c’est un suicide intellectuel au ralenti ».

Intimidation et nouveau conformisme

Andrew Doyle reprend ici l’analyse de Timur Kuran : comme toute créature sociale, nous craignons l’impopularité, ce qui nous place dans une position morale embarrassante et nous condamne trop souvent à vivre comme des acteurs qui ont oublié qu’ils interprètent un rôle. Cette dispense de penser par soi-même peut avoir des conséquences désastreuses à l’université. La terrible expérience de Bret Weinstein à Evergreen et celle de bien d’autres sonnent comme un avertissement lancé à tous les universitaires. Si l’on comprend bien pourquoi ces derniers sont si réticents à dire ce qu’ils pensent, ce faisant, ils font peser une terrible menace sur la production universitaire. En effet, l’innovation dépend de ceux qui ne se conforment pas aux idées reçues de leur milieu. Céder reste un choix moral. « La plus grande menace qui pèse sur la liberté d’expression vient de nous » affirme Doyle.

Mots, violence, discours de haine et incitation à la violence

Toute une génération, « cocoonée » par ses parents, réinterprète aujourd’hui ce que l’on peut entendre par sécurité (safe). D’où le chantage à l’émotion des militants de la culture de l’annulation qui invoquent les conséquences traumatiques des mots lorsqu’ils cherchent à museler quelqu’un. En assimilant les mots à la violence, certains en viennent à justifier le recours à la violence physique comme une sorte d’autodéfense. Ils rompent ainsi avec les conditions de fonctionnement du contrat social. S’en prendre à une idéologie ce n’est pas attaquer ceux qui la professent. L’argument le moins discutable pour restreindre la liberté d’expression serait sans doute l’incitation à la violence. Pourtant, les discours haineux ne créent pas, par eux-mêmes, la haine. Comme ce fut le cas au Rwanda, ils envoient le signal d’une approbation officielle laissant croire que le recours à la violence ne sera pas puni.

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Les racines de la croyance selon laquelle il existerait un lien entre liberté d’expression inconditionnelle et violence sont probablement idéologiques. Les militants de la justice sociale, qui ont été à bonne école postmoderniste, croient au lien entre langage et pouvoir. Ils sont obsédés par l’identité et réduisent l’humanité à une espèce passive et malléable qui serait toujours le jouet des circonstances. Ce n’est pourtant pas en limitant la liberté d’expression que l’on peut espérer empêcher une idée de se répandre. Discréditer est plus efficace qu’interdire. Et puis, qui va décider, et sur quelle base, d’interdire l’expression d’idées et d’opinions ? Andrew Doyle ajoute très justement que, « si la parole a le pouvoir de corrompre, comment s’assurer que l’exposition à des matériaux toxiques ne corrompra pas les censeurs ? »

Dans son livre Censored publié en 2012, Paul Coleman notait que tous les pays européens avaient voté des lois sur les discours de haine. Est défini comme tel, au Royaume-Uni, tout discours perçu par la victime ou tout autre personne comme motivé par l’hostilité à (ou un préjugé sur) des personnes à raison d’un handicap, de la race, de la religion, de l’orientation sexuelle ou du genre, réels ou perçus. Cette définition s’applique aussi aux non-crime hate incidents enregistrés par les policiers. Tout repose sur le ressenti du dénonciateur, ce qui revient à faire fi de la présomption d’innocence. La justice ne devrait pas avoir pour mission de vérifier nos sentiments. En le faisant elle politise son action. Au Royaume-Uni, tous les ans, 3000 personnes sont arrêtées pour commentaire injurieux, y compris lorsqu’il s’agit d’une blague. La justice manie là des notions subjectives dont ne sait pas bien où elles peuvent s’arrêter. Comme l’écrit Andrew Doyle, « le prix à payer pour une société libre est que des personnes mal intentionnées diront de vilaines choses. Nous le tolérons, non parce que nous approuvons ce qu’elles disent mais parce que, dès lors que nous transigeons sur le principe, nous ouvrons la voie à la tyrannie ».

Année Zéro

Aujourd’hui, on a l’impression que les défenseurs de la liberté d’expression se retrouvent minoritaires. Il faudrait que celle-ci recule pour que s’accomplisse la justice sociale. Ce faisant, la censure empêche la contradiction et installe un précédent facile à exploiter et à étendre pour des raisons morales. Ce qui reste d’appétit pour le débat tient au fait que l’on sait qu’il est possible de se tromper. Il y va donc de notre intérêt et pas seulement d’un engagement pour la liberté. L’utopie du jour conduit à vouloir aseptiser le passé. En 2020, le Decolonising Working Group de la British Library a recommandé, notamment, de revoir tous les matériaux promouvant « la notion démodée de civilisation occidentale ». Il a même déclaré que l’architecture du bâtiment était « injurieusement impérialiste » parce qu’elle ressemblait à un navire de guerre ! Que ces actions militantes soient entreprises avec les meilleures intentions du monde n’en réduit pas la menace, mais les rend plus difficiles à combattre.

Andrew Doyle nous exhorte à refuser de croire ceux qui prétendent à l’infaillibilité morale s’agissant du passé et considèrent que « leur petit temps d’existence est l’année zéro du grand récit de l’humanité ». Il y a 30 ans, jamais nous n’aurions pu prévoir ce qui se passe aujourd’hui. Dans 30 ans, peut-être que ce que nous regardons comme des extravagances sera notre statu quo ! D’où l’urgence d’endiguer ce péril et tenter d’empêcher qu’il ne devienne notre normalité.


  1. American Civil Liberties Union.
  2. C’est le titre d’une pièce de théâtre de Patrick Hamilton publiée en 1938. La pièce fut adaptée au cinéma par Thorold Diskinsonen 1940, film qui fit l’objet d’un remake en 1944 par George Cukor. L’héroïne est accusée de perdre la tête par son mari qui use de subterfuges afin de la faire interner pour s’emparer de ses biens…

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Les « non-crime hate incidents » (NCHI) en Angleterre-Galles : l’expérience de Harry Miller

Harry Miller est un ex-policier qui a fondé sa propre entreprise dans le Lincolnshire. En janvier 2020, il reçut la visite d’un policier, sur son lieu de travail, pour un tweet dans lequel il écrivait qu’il pensait que les transsexuels n’étaient pas des femmes. Étant un ancien policier, il ne fut guère intimidé par cette visite. Lorsqu’il demanda quel crime il avait commis, le policier lui répondit qu’il n’en avait commis aucun. Alors, pourquoi cette visite ? Le policier lui répondit qu’il devait vérifier sa pensée (I need to check your thinking). Harry Miller lui demanda alors s’il savait ce que cela faisait de lui. Non, a répondu le policier… Un policier de la pensée ! Lorsque le policier lui expliqua que, si cela venait à se savoir sur son lieu de travail, il pourrait avoir des problèmes avec le département des ressources humaines, Harry Miller lui rétorqua qu’il était lui-même son propre employeur (I am my ****ing HR department !). Suite à quoi Harry Miller et un copain fondèrent l’association Fair Cop (dont il est président) qui conduisit l’action en justice contre la police et le College of Policing guidance.

Qu’est-ce qu’un NCHI ?

L’enregistrement de NCHIs a été introduit en 2014, faisant suite, avec retard, aux recommandations du rapport MacPherson de 1999. L’idée était alors de collecter des données qui ne seraient pas polluées par des comportements racistes de la police. Manifestement, il y a eu, là aussi, un dérapage du concept. Le College of Policing guidance du ministère de l’Intérieur définit le NCHI comme un incident perçu par la victime ou tout autre personne comme étant motivé par l’hostilité ou un préjugé. Il est enregistré dans un fichier et est consultable pendant six ans. Aucune possibilité d’appel n’est prévue. Le guide, dans son point 6.3, insiste sur le fait que tout signalement de ce type doit être enregistré, qu’il y ait ou non des preuves de la haine alléguée. C’est un enregistrement criminel (Crime Report) d’un non-crime. Étrange cas de double langage.

Harry Miller a gagné ses deux procès en justice

En février 2020, en première instance, le tribunal s’est prononcé en sa faveur. La procédure de contrôle policier a été jugée comme portant une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression. La Cour n’a, toutefois, pas remis en cause le « Policing Guidance » qu’elle a jugé à la fois légitime et proportionné. Harry Miller fit donc appel et obtint, en décembre 2021, que le College of Policing guidance revoie sa copie, laquelle fut jugée offrir trop peu de garanties et avoir un effet intimidant (chilling effect), de nature à limiter la liberté d’expression. La présidente, Victoria Sharp, insista sur ce dernier point. Les citoyens ont le droit de s’exprimer y compris sur des sujets controversés d’intérêt public. Les améliorations introduites entre temps par le College of Policing guidance n’ont pas satisfait Victoria Sharp. Elle ne les a pas jugées suffisamment convaincantes pour limiter l’effet d’intimidation. Le College of Policing guidance devra donc revoir sa copie et poser plus nettement des garde-fous aux abus. Cependant, le fait que de tels incidents puissent être signalés et enregistrés, même de manière plus restrictive, demeure. Ce qui reste un problème en soi non résolu. 120 000 NHCIs ont été enregistrés de 2014 à 2019. Comme l’écrit Adam King sur le site unherd, la protection qu’apporte la clause du doute raisonnable, inscrite dans le droit pénal, n’est que modérément réconfortante si vous pouvez voir votre vie ruinée par un simple signalement à la police qui ne requiert aucune preuve.

>> Cet article a été publié en premier sur le blog de la démographe Michèle Tribalat <<

Peut-on comprendre Poutine?

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Alors que la Russie a envahi l’Ukraine, il devient suspect d’apporter un peu de nuance


Après l’insoluble dichotomie qui a opposé les pro et anti vax, disloquant les amitiés, séparant les familles et désignant à chaque camp le camp d’en face comme responsable de la Bérézina, l’actualité tente de nous offrir une nouvelle ligne Maginot dont est exclue toute nuance et éliminé tout questionnement… 

Il devient même suspect d’affirmer que Saint-Pétersbourg est une ville inoubliable ou Tolstoï un écrivain de génie. 

Soutenir l’OTAN n’exempte pas de toute réflexion

L’admiration que portaient certains Européens il n’y a guère à un Poutine sourcilleux et intransigeant quant aux intérêts de la nation russe s’assimile à présent à de la haute trahison. Ces Européens, nostalgiques d’une époque où l’intérêt de la nation était la principale préoccupation des dirigeants, n’en sont pas moins des Atlantistes convaincus et préféreraient sans équivoque vivre à Miami plutôt qu’à Vladivostok. 

Et pourtant, le choix clair et net en faveur de l’OTAN nous exempte-t-il de toute réflexion ? Si l’on ne souhaite pas vivre sous la férule d’un dirigeant formé par le KGB, doit-on pour autant oublier que notre « allié » Erdogan menace également l’Europe de l’Ouest, sans même plus s’en cacher, et occupe militairement un pays membre ? Peut-on, du bout des lèvres, et tout prêts à la rétractation, murmurer que l’OTAN a sans doute armé les djihadistes tchétchènes comme elle le fit des Talibans ou des Kosovars ? Et à propos de Kosovars, peut-on rappeler que l’OTAN a bombardé la Serbie et l’a contrainte à se séparer d’un territoire ? Ou bien nous faut-il absolument dépeindre les pays de l’OTAN comme d’immaculées colombes distribuant aux quatre coins du globe la paix, la fraternité et la démocratie ? La « realpolitik » chère à Kissinger ne laisse que peu de place à la réflexion et force est d’admettre que, oui, il a fallu s’allier au sanglant Staline pour se débarrasser d’Hitler. Mais nous ne sommes pas tous des Kissinger et la presse se grandirait à réfréner son unanimisme.

A lire aussi, Gil Mihaely: Russie-Ukraine: le choc des civilisations a eu lieu

Ce n’est pas trahir que questionner. Ce n’est pas applaudir la Russie que rappeler que la situation ukrainienne est complexe. Non, nous n’avons pas à tolérer l’invasion d’un pays par un autre et nous n’avons pas à rester les bras ballants. Oui, les menaces proférées par Poutine au cas où la Suède et la Finlande, pays souverains l’un et l’autre, décidaient de rejoindre l’OTAN, ne sont pas admissibles. En effet, il est hautement probable que Poutine, VRP de Gazprom, a renoué avec les vielles techniques de l’URSS qui infiltrait les mouvements pacifistes pendant la Guerre froide et a infecté les partis politiques et ONG antinucléaires, nous privant de toute autonomie énergétique. 

Constater la complexité n’est pas être déloyal

Mais décrire les fautes de la Russie doit-il nous frapper d’amnésie jusqu’à nous faire oublier la fable des « armes de destructions massives » qui permit aux États-Unis d’intervenir en Irak et de foutre le bordel au Moyen-Orient ?  Doit-on fermer les yeux sur le régiment Azov qui brandit avec la même fierté la rose de vent de l’OTAN et la croix gammée du Troisième Reich ? Est-il permis de rappeler à Ursula von der Leyen quand elle s’indigne avec une inhabituelle virilité que « la reconnaissance de deux territoires séparatistes en Ukraine est une flagrante violation du droit international, de l’intégrité territoriale de l’Ukraine et des accords de Minsk » que les Serbes auraient sans doute hautement apprécié la même déclaration, remplaçant « Ukraine » par « Serbie » et « Minsk » par « Koumanovo » ? 

Plus la situation est complexe, et même énigmatique, plus la réflexion doit être alimentée. Et celle-ci n’oblitère en rien notre loyauté vis-à-vis de nos partenaires, alliés et amis. 


Élisabeth Lévy : « Ce n’est pas à l’Union européenne de décider quels médias peuvent exister en France »

Retrouvez la chronique d’Elisabeth Lévy chaque matin à 8h10 dans la matinale de Sud Radio.

Le pied de nez de Régis Debray à son AVC

Après un accident de santé, le philosophe revient avec un petit recueil d’aphorismes réjouissant. Civilisations, transhumanisme, mort: il faut beaucoup d’esprit pour conjurer l’absence d’espoir.


Régis Debray a été victime d’un accident vasculaire cérébral il y a quelques mois : « cohérence en baisse, trous de mémoire, déséquilibre garanti »… A 81 ans, Debray a écrit un nombre incalculable d’essais, mais malheureusement les objets auxquels il s’intéresse – frontières, nation, République – ont tendance à s’éclipser à mesure qu’il en fait l’éloge. Aussi, avec Eclats de rire (Gallimard, 2021), il opte pour une forme plus légère, la succession d’aphorismes, autant de ronchonnements plaisamment sentencieux dans la longue tradition des moralistes français.

Petits et grands face à la mort

Dans un petit ouvrage paru en 1932 et intitulé L’art de mourir, Paul Morand recensait les petites phrases d’hommes plus ou moins grands prononcées avant de mourir. Après un long Moyen Âge plein de la peur de mourir et d’être damné, de danses macabres, de squelettes et de tibias, la France moderne avait su restaurer une légèreté antique face à la mort. L’empereur Auguste, à ses derniers moments, se fit vêtir de pourpre, coiffer et farder : « Suis-je bon comédien ? » L’avocat Patru, au XVIIème siècle, revenu à quatre-vingts ans d’une longue maladie, se demande : « Hélas ! est-ce bien la peine de se rhabiller ? ».

À lire aussi, Bérénice Levet: Régis Debray, le réel et son trouble

Régis Debray, défiant l’après-maladie avec une espièglerie rigolarde, a adopté ce ton Grand Siècle dans ce tout petit livre. Il remarque d’ailleurs la coriacité du petit comparé à la vulnérabilité du grand : « « Les petites choses viennent à bout des grandes […]. Le rat du Nil tue le crocodile » (1) Hugo n’en finirait pas aujourd’hui de compléter : le petit écran fait la nique au grand, le 10/18 à l’in-quarto, le tract au traité, l’épigramme à l’épopée, le mocassin au brodequin, la BD au pavé, le pitch à la tartine, le clip à la séquence et la puce à la bombe ».

Partagé entre lyrisme et stoïcisme, Debray est pris d’élans enthousiastes entre deux aphorismes désabusés. Après tout, notait Paul Valéry, « le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés » (2). Pêle-mêle, on y trouve des réflexions sur les grandes figures historiques, les civilisations, les empires et leurs aléas, ou sur le transhumanisme. Le grand homme, De Gaulle, « rêveur réaliste », demande au marchand de chaussures du 42 quand il fait du 39. « Ce que les gens font de mieux, ils le doivent à ce genre d’aliénation sublimante. Se prendre pour ce que l’on est en fait, sans délire ajouté, c’est le début de la fin ». Cet aveuglement sur soi-même est perçu comme une chance : « Tant qu’on est inconscient du peu qu’on peut, on tente de grandes choses. Quand on ouvre les yeux, on retrouve le sens de la mesure. Avoir la berlue fut et reste un cadeau des dieux ».

Saisonnalité des civilisations

Les civilisations, de leur côté, sont définies par Debray « comme une brève transition entre l’envie d’en découdre et l’envie de se reposer ». Concernant les empires, Debray est optimiste. Il voit même l’Europe revenir un jour au premier plan. D’ici mille ans, peut-être…

 « La fin d’une hégémonie, c’est le début d’une autre. Après l’Europe, l’Amérique, après l’Amérique, l’Asie, et pourquoi pas l’Europe à nouveau, dans mille ans ? Il importe que la ronde des empires continue sa course ». Il y aurait par ailleurs une géographie politique, puisque Debray remarque que « les tyrans ferment portes et fenêtres pour épargner à leurs administrés les courants d’air. Ils n’ont pas tort. De l’air du large à la largeur d’esprit, il n’y a qu’un pas, et les villes côtières par trop ventilées propagent toutes sortes de virus contagieux. On n’a pas assez réfléchi aux affinités millénaires entre l’hinterland et la dictature. Car enfin, après Athènes / Sparte, il y a eu Pékin / Shanghai, Moscou / Saint-Pétersbourg, Berlin / Hambourg, Madrid / Barcelone, Santiago / Valparaiso, et j’en passe. Le knout s’écarte d’instinct du littoral, d’où proviennent tant de mauvaises influences. Outre qu’une côte au vent permet de filer à l’anglaise, le vent du large aère l’esprit en brisant les enclos ». Homme libre, toujours tu chériras la mer…

À lire aussi, Sophie Bachat: Feu! Chatterton: des jeunes gens littéraires

Quant au transhumanisme, il en propose une approche amusante : « L’éloge de la paresse est celui du progrès technique, puisque l’un est l’ombre portée de l’autre. L’escalade entamée dès le premier silex taillé ne pouvait qu’inciter à en faire toujours moins pour en avoir toujours plus. Résultat : l’homme dit « augmenté » et bardé de prothèses, n’en foutant plus une rame, sera ipso facto très diminué. Va-t-il terminer sa formidable carrière en cul-de-jatte ? » On entend presque l’angoisse du chanteur de « Feu! Chatterton », qui se demande bien ce que l’on sait faire dans ce monde nouveau, hormis attraper le Bluetooth : « Un monde nouveau, on en rêvait tous / Mais que savions-nous faire de nos mains? / Monde nouveau, on en rêvait tous / Mais que savions-nous faire de nos mains? / Zéro, attraper le Bluetooth / Mais que savions-nous faire de nos mains? / Presque rien, presque rien / Presque rien ».

On pourrait penser que Régis Debray enfonce des portes ouvertes. Mais Baudelaire aussi écrivait dans les œuvres posthumes : « Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif »…

À défaut d’être absolument génial, le petit ouvrage sorti en décembre prend une autre résonance avec l’actualité brûlante et tous nos Johnny s’en va-t-en guerre qui s’activent sur les réseaux sociaux ces derniers jours : « La bleusaille aime le rouge sang. Ceux qui n’ont jamais tiré un coup de fusil savent mieux que personne souffler dans le clairon, par voie de presse, quand le vétéran, dans son coin, prend son temps. Le gandin, la guerre le fascine, comme le bordel le puceau. Les briscards y regardent à deux fois, mais ils y vont, en tant que de besoin, et sans grands mots ».

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(1) Paul Valéry – Cahier B

(2) Victor Hugo, Notre-Dame de Paris

Sortie des artistes

Nos artistes sont décidément bien conformistes, rares sont ceux qui osent critiquer la politique sanitaire…


Histoire d’être pleinement dans l’air du temps, la Comédie-Française reprogramme une mise en scène du Malade Imaginaire créée dans la Salle Richelieu en 2001 par Claude Stratz, aujourd’hui disparu.

Histoire d’être pleinement dans l’air du temps, il faudra disposer d’un certificat médical numérique attestant de trois doses d’une vaccination qui n’empêchent pas totalement de contaminer les autres spectateurs pour avoir le droit d’aller à la première de cette comédie sur les médecins charlatans, leurs remèdes exorbitants et leurs victimes hypocondriaques. On dit que l’universalité d’un auteur fait son génie. 

Nul besoin de s’étendre sur l’ironie de cette situation, même si l’équipe de la Comédie-Française préférera à coup sûr la relativiser et se dégager de toute responsabilité quant au tri des spectateurs à l’entrée. Ils ne font que respecter les mesures sanitaires. Rappelons au passage que le salaire des sociétaires et des pensionnaires de la Comédie-Française est presque entièrement dépendant des subventions du ministère de la Culture. 

Les artistes ou l’art de l’indignation sélective

Mais on aurait tort de ne pointer du doigt que la prestigieuse troupe : la profession du spectacle toute entière s’est distinguée dans cette crise sanitaire par son silence gêné et son désengagement. Pourtant habituée aux cris d’orfraie dès que les droits des peuples sont bafoués à des milliers de kilomètres ou qu’un fait divers de discrimination déchaîne la chronique, nos artistes pas si engagés que ça se trouvèrent fort dépourvus dès que la décision fut prise d’empêcher des millions de Français d’aller au théâtre et au cinéma. Certains se firent même remarquer par leur soutien véhément aux mesures de « ségrégation » sanitaire et ne se firent pas prier pour stigmatiser les citoyens non-vaccinés qui n’étaient pourtant pas dans l’illégalité (on se souviendra des déclarations de Didier Bourdon ou de Patrick Bruel).

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La plupart des artistes moins connus adoptèrent un silence de circonstance. Après deux ans de vache maigre, pas question de prendre le risque de perdre son job ou d’être mis au ban d’un microcosme où quiconque ne rentre pas dans le moule en est exclu. Étrange, penseront certains : l’artiste n’est-il pas par définition ce trublion anti-conformiste qui se moque du qu’en dira-t-on ? L’artiste engagé du XXème siècle l’était sans doute. L’artiste d’aujourd’hui préfère s’engager pour les causes qui redorent son image plutôt que pour celles qui risqueraient de la ternir. Il est plus facile, pour un acteur ou un chanteur, d’être pour la planète que contre le passe vaccinal. Il est plus facile de dénoncer le racisme dans un pays qui n’a jamais été aussi tolérant selon la CNCDH (Commission nationale consultative des Droits de l’Homme) que de dénoncer l’exclusion de citoyens qui prennent une décision de santé impopulaire. 

Quelques rebelles ont osé sortir du rang

Quelques-uns auront tout de même tenu à réagir. Un manifeste des artistes libres circule. Une tribune signée par six-cents acteurs de la culture, dont l’écrivain Alexandre Jardin, l’humoriste Christophe Alévêque ou encore les actrices Anny Duperey et Véronique Genest, dénonce en la politique sanitaire un « outil puissant de division”. À quand une intervention de ces six-cents artistes devant les lieux de culture ? 

L’auteur-compositeur CharlElie Couture s’interroge sur la peur qui fait perdre tout discernement à une société devenue hygiéniste. Le rappeur Akhenaton dénonce la politique du bouc émissaire et en paye le prix fort : annulation de concerts, calomnies et quolibets… Moins célèbre mais non moins talentueux, le chanteur libertaire Pierre-Paul Danzin a lui-même annulé tous ses concerts jusqu’à nouvel ordre. Il connaît son public et “ne se voit pas leur demander leurs papiers pour écouter ses chansons”. Peut-être que ce type d’artiste est tout simplement en voie de disparition. Ne restent trop souvent que les artistes de cour, s’accrochant à leur statut ou impatients d’en avoir un. 

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Qu’en est-il des artistes plasticiens ? Ces prompts dénonciateurs des sociétés inégalitaires, ces révolutionnaires de biennales, vendant leurs œuvres subversives à prix d’or ? A-t-on pu voir le moindre happening devant les salles d’exposition demandant le passe pour entrer ? Il ne me semble pas avoir eu vent d’un artiste contemporain qui se serait fait tatouer deux-cents QR codes sur le corps avant de se planter nu devant l’entrée du Grand Palais Éphémère…  Pour un artiste d’aujourd’hui, il n’est de révolution et d’indignation que celles qui font vendre. Et pour l’artiste moins plébiscité, l’objectif est de rester dans la course coûte que coûte. Quitte à se taire, quand il le faut. Vivre dans l’industrie du rêve peut permettre d’échapper à une réalité inconfortable.

Valérie Pécresse, partisane du laissez-passer vaccinal, femme savante ou précieuse ridicule, on hésite toujours, a choisi la meilleure période pour vouloir mettre Molière au Panthéon. L’auteur engagé contre les impostures de son temps, en particulier les impostures médicales, se serait régalé d’une telle hypocrisie. “L’hypocrisie est un vice à la mode et tous les vices à la mode passent pour vertu”, écrit-il dans Dom Juan.

L’île des Serpents, une prise de choix pour les Russes

L’île des Serpents, située en mer Noire face au delta du Danube, a changé de mains plusieurs fois depuis l’Antiquité. L’offensive russe contre l’Ukraine lancée le 24 février dernier constitue un nouvel épisode dans cette histoire, et il n’est pas des moindres, car il est à prévoir qu’elle se situera à l’avenir sur la future ligne de front entre l’OTAN et la Russie…


L’île des Serpents a d’abord été occupée par les Grecs dans l’Antiquité. C’est d’ailleurs de cette époque que date son nom, donné à cause des nombreuses couleuvres qui la peuplaient [1]. Elle a ensuite fait partie de l’Empire romain, puis de l’Empire byzantin, lequel finit par la céder aux Génois au XIVe siècle. Elle passe ensuite sous la souveraineté de la principauté de Moldavie, avant de tomber entre les mains des Turcs à la fin du XVe siècle.

Entre Russes et Turcs

C’est en 1788 qu’elle entre dans l’histoire en étant le théâtre d’une bataille navale lors de la 7e guerre russo-turque, même si elle ne constitue pas alors un enjeu en soi. Elle devient de facto russe à la suite du traité d’Andrinople en 1829, avant de retourner à l’Empire ottoman en 1856 suite à la guerre de Crimée et du traité de Paris, puis elle est attribuée à la Roumanie en 1878 lors du traité de San Stefano.

Néanmoins, l’île reste à l’écart des tourments de l’époque, sa principale construction humaine étant un phare, qui sert de point de repère pour les navigateurs de la région. Pendant la Première Guerre mondiale elle sera cependant bombardée par un croiseur allemand, mais l’objectif est purement symbolique. Elle devient ensuite une réserve naturelle dans les années 1930.

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Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle abrite une station radio roumaine, et les eaux qui l’environnent sont le théâtre de plusieurs incidents. Toutefois, ce n’est qu’en 1944 que les troupes soviétiques en prennent possession. En 1947, les traités de paix attribuent la Bessarabie [2] à l’Union soviétique, mais sans évoquer explicitement le devenir de l’île. Celui-ci n’est réglé que l’année suivante par un protocole qui la concède à Moscou, qui y installe alors une base militaire, comprenant notamment une station d’écoute et un centre d’entraînement pour les Spetsnaz.

À l’effondrement du bloc soviétique, le sort de l’île est incertain à cause de l’ambiguïté des traités d’après-guerre. Cependant, la Roumanie accepte en 1997 de la laisser à l’Ukraine, tout en conservant ses revendications sur les eaux situées au large. En août 2004, elle porte le litige devant la Cour Internationale de Justice de La Haye, laquelle tranche en 2009, en accordant à la Roumanie 80% de ses revendications. L’enjeu n’était pas négligeable, puisque ces eaux renferment des gisements pétroliers et gaziers.

Lors de l’offensive lancée le 24 février, l’île a fait partie des premiers objectifs attaqués, preuve de son importance. Elle a été prise le jour même après un bombardement qui aurait…

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[1] Elles ont disparu aujourd’hui, ayant été éradiquées à l’époque soviétique

[2] Région correspondant pour l’essentiel à l’actuelle Moldavie

Orelsan, la sagesse du rap

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Orelsan aux 34e Victoires de la musique, 8 février 2019 © Thomas SAMSON/AFP

Le succès d’Aurélien Cotentin, jeune homme issu de la France périphérique devenu Orelsan, rappeur national, ne lui a pas valu que des amis. Loin des clichés de racaille du milieu, il s’est imposé par sa vision du monde sensible et sincère, et par sa façon quasi balzacienne de dépeindre notre société.


En novembre dernier est sorti le quatrième album d’Orelsan, « Civilisation ». Le jour même de sa mise en place dans les bacs, il a été numéro un des ventes et premier sur les plates-formes de streaming. Rançon de la gloire, les critiques n’ont pas tardé non plus : on a entendu dire que le rappeur était devenu démago, moins percutant, voire « vendu au système ». Et avoir été qualifié de « sociologue » par le président Macron n’a pas arrangé son cas. « Orelsan c’est mort, il est récupéré ! », a ainsi tranché Renaud – qui, c’est bien connu, ne l’a jamais été.

Pour ma part, à la faveur d’une série documentaire retraçant son parcours, Montre jamais ça à personne, diffusée sur Amazon, j’ai été cueillie, séduite et emballée par cet artiste sensible et bourru, profondément sincère.

Sous le feu des projecteurs pour de mauvaises raisons

Orelsan a été propulsé sur le devant de la scène médiatique de manière fulgurante et brutale en 2009, quand sa chanson Sale pute, qui figure sur son premier album, « Perdu d’avance », a fait aboyer les chiennes de garde. La meute s’est empressée de dénoncer cette histoire d’un jeune homme qui dit vouloir « avorter à l’opinel » sa petite amie infidèle… La polémique a duré plusieurs semaines et mobilisé jusqu’à Ségolène Royal qui a courageusement réussi à faire annuler le concert du chanteur prévu aux Francofolies de La Rochelle. Je n’ose pas imaginer le sort que lui réserveraient aujourd’hui les thuriféraires de #MeToo.

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À cette époque, le rappeur, dans sa naïveté encore mal dégrossie, n’a pas compris ce qui lui arrivait : « Mais quand il y a l’buzz les merdes rappliquent : les hyènes, les fils de polémistes, je viens juste de sortir mon premier disque, j’fais de la politique, j’suis seul et triste », chante-t-il dans « Shonen », le premier morceau de son dernier album. Mais Orelsan est sorti grandi de cette épreuve et, avec une énergie qui pourrait être celle du désespoir, est parvenu au sommet.

Orelsan, loin des clichés attribués au rap

Il a inventé le rap de la complexité des sentiments, très loin des clichés « gangsta » et testostéronés de Booba et consorts. Il s’est aussi toujours tenu éloigné de la culture du clash, préférant distiller dans ses chansons des « punchlines » assassines : « Si t’as la fureur de vaincre moi j’ai la rage de perdre, j’prendrai même plus la peine de répondre à vos clashs de merde, j’prêterai ni mon buzz ni mon temps, j’verserai ni ma sueur ni mon sang, tu parles de moi pour rien dans tes titres, tu ferais même pas de buzz avec un album antisémite », scande-t-il dans Raelsan, la chanson phare de son deuxième album « Le Chant des sirènes ». Raelsan, c’est son double maléfique, son Gainsbarre à lui, celui qui succombe aux chants des sirènes du succès et à la luxure, qui est au « Cap d’Agde dans la chatte du diable », et qui devient méchamment cynique. Mais heureusement, Orelsan veille pour lui rappeler qu’il ne doit pas perdre de vue Aurélien Cotentin, le petit gars de Caen qu’il a été, lorsqu’il végétait comme veilleur de nuit dans un hôtel. Des nuits passées à composer des sons sur son ordinateur en fumant des joints. Cet Aurélien-là a des liens de parenté avec Holden Caulfield, le héros de L’Attrape-cœurs de Salinger. Il partage avec lui la pureté des sentiments : « Sans concessions les sentiments sont plus purs, voilà pourquoi j’écris des chansons de rupture. » Une forme de lucidité et, surtout, le refus de toute compromission : « Je resterai pas bloqué dans une parodie de succès, dans une version d’Entourage à petit budget, je ferai ce qui me plaît jusqu’à ma dernière quête, jusqu’à revenir dans l’hôtellerie plier des serviettes. »

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Rappeur-chroniqueur de la société contemporaine

La quête. Voilà, à mon sens, le mot-clé pour comprendre l’œuvre d’Orelsan, et particulièrement son dernier album. Ce grand amateur de mangas est en quête, comme dans Dragon Ball, des sept boules de cristal qui représentent la sagesse ultime. Nous l’avons vu évoluer, du garçon un peu paumé des débuts – qui a dû affronter sans filet les jeux du cirque médiatique – jusqu’à l’homme de presque 40 ans, apaisé et jeune marié. Depuis « Perdu d’avance », le rappeur nous livre à la fois son autobiographie et (je n’ai pas peur de l’affirmer) une sorte de Comédie humaine version rap. Il croque des portraits d’une sidérante justesse : du DJ de province dans sa bagnole « tunée » à l’instagrameuse, en passant par la « mi-blogueuse mi-journaliste » ou l’aide-soignante épuisée. En cela, Macron a vu juste : dans cent ans, lorsque les historiens – s’il en reste– voudront étudier la France des années 2020, ils pourront écouter les chansons d’Orelsan.

La force de son caractère et la puissance de ses textes s’expliquent peut-être par sa capacité de détachement, une certaine sagesse, qui lui permet d’observer ses contemporains sans se laisser aveugler par la moindre idéologie. Il peut ainsi viser juste et parfois faire mal, comme dans son chef-d’œuvre Suicide social. Mais Orelsan est bien trop intelligent et lucide pour devenir un chanteur engagé – cette spécialité française – et qu’importe si ses fans les plus droitards se sentent visés par le texte de L’Odeur de l’essence : « Leur faire miroiter la grandeur d’une France passée qu’ils ont fantasmée. » Ils en viendraient à le taxer de gauchiste, ou pire, de macroniste. Notre rappeur ne va pas perdre du temps à leur répondre, il a une œuvre à accomplir. Dans son morceau Manifeste, où le narrateur se retrouve au milieu d’une manifestation qui tourne mal, il prouve ses talents de grand conteur. Pendant les sept minutes haletantes que dure la chanson, nous voyons défiler sous nos yeux toute la détresse et la violence de notre société post-moderne. Orelsan sait aussi la tragédie de l’existence et nous la livre, par petites bribes : « J’ai 7 ans la vie est facile, quand je sais pas je demande à ma mère, un jour elle me dit je sais pas tout, j’ai perdu foi en l’univers. ».

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Parrainages: un système plus censitaire que démocratique?

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Marine Le Pen a indiqué hier avoir obtenu 503 parrainages © ROMUALD MEIGNEUX/SIPA

J- 3! Juste avant la date limite du dépôt des candidatures au Conseil constitutionnel, Marine Le Pen, Eric Zemmour et Nicolas Dupont Aignan ont finalement obtenu les 500 parrainages requis. Enfin ! Mais ce n’est toujours pas gagné pour Christiane Taubira, qui n’en a collecté que 128 et risque donc de ne pas pouvoir se présenter. Frédéric Rouvillois et Christophe Boutin, tous deux professeurs de droit public, viennent de co signer un essai corrosif (Les parrainages: Ou comment les peuples se donnent des maîtres, La Nouvelle Librairie) sur ce système des parrainages dont on ne cesse de dire qu’il dysfonctionne sans jamais le changer. Entretien.


Rouvillois et Boutin remontent à l’origine du système, créé par le Général de Gaulle, afin de mieux révéler ses failles et blocages. Ils apportent ainsi à la polémique actuelle une épaisseur historique. Passer de 100 parrains anonymes à 500 parrains connus de tous revient pour nos auteurs à glisser lentement mais surement d’un suffrage universel vers un suffrage restreint, d’une démocratie populaire… vers une république censitaire.  

Causeur. Depuis des années, à chaque élection présidentielle, on assiste au même scénario. Les candidats hors système peinent à récolter les 500 signatures d’élus nécessaires pour être reconnus officiellement candidats par le Conseil constitutionnel. Pourquoi ne pas réformer ce système au lieu de subir ces polémiques tous les cinq ans ? Comment expliquer ce statu quo ?

Frédéric Rouvillois. À chaque élection présidentielle depuis 1981, le système des parrainages suscite toujours le même malaise avec cette sempiternelle « chasse aux parrains » qui paraît interminable et à deux doigts d’échouer. Mais peu importe l’ampleur du malaise, force est de constater qu’il ne perturbe pas vraiment le jeu des grands partis traditionnels qui dominent le système. Au contraire, il conforte leur domination, et c’est d’ailleurs pour eux et par eux que ce système a été créé. 

Avec le passage à 500 parrains, la loi organique de 1976 a en effet accru le rôle des notables. Et avec la suppression de l’anonymat en 2016, le système s’est resserré sur l’encadrement partisan ce qui a permis de contrôler qui fait quoi, et notamment, de sanctionner ceux qui décideraient de soutenir des candidats fantaisistes ou hors système. 

Frédéric Rouvillois, professeur de droit public et écrivain © Hannah Assouline

En un mot, le mécanisme actuel ne fonctionne pas bien et suscite du coup, à chaque fois, les mêmes interrogations et la même suspicion : comment les micro-candidats sont-ils parvenus à récolter leurs signatures ? Grâce à quels liens occultes ou par quels moyens inavouables ? Et que se passerait-il si de très gros candidats ne se trouvaient pas, en définitive, sur la ligne de départ ? La démocratie, l’élection présidentielle, la Ve République, parviendraient-elles à se remettre d’un tel scandale ?

Marine Le Pen et Eric Zemmour ont reçu in extremis leurs 500 signatures. C’était moins une ! La collecte fut lente et difficile alors qu’ils représentent à eux seuls plus de 30% du corps électoral.  Est-ce à dire que le système des parrainages, créé en 1962 pour faire barrage aux candidatures fantaisistes, fait aujourd’hui barrage à des candidats qui représentent un courant politique capable de rassembler des millions d’électeurs ?

Le système actuel des parrainages a été mis en place par la loi organique du 18 juin 1976 qui a élevé à 500 le nombre de parrains. Le but de cette présélection était d’empêcher les candidatures farfelues et de limiter le nombre de candidats. Après sept élections présidentielles, cette loi demeure la norme de référence. Elle a été modifiée sous le quinquennat de François Hollande avec la loi organique de 2016 qui a rendu public les parrainages auparavant anonymes. Mais non seulement la réforme de 1976 n’empêche pas la multiplication du nombre de candidats, le record étant atteint en 2002 avec 16 candidats contre sept en 1969, mais au regard du principe démocratique, ce système pose un problème. Ce sont, en effet, les candidats « hors système », souvent classés à droite, qui peinent à récolter les signatures requises, et qui demandent l’aide du système qui ne souhaite faire aucun effort. Jean-Marie Le Pen affirmait d’ailleurs que la réforme de 1976 avait été faite pour briser la montée du Front National. En réalité, les travaux préparatoires ne confirment pas cette hypothèse, mais il est vraisemblable qu’elle soit au moins partiellement exacte : si l’on restreint la liberté qu’a le peuple de choisir les candidats du premier tour, c’est parce qu’on ne lui fait pas confiance : parce qu’on pense qu’il pourrait sortir du « cercle de la raison » et se laisser séduire par des tribuns hors système, tel qu’apparaissait à l’époque Jean-Marie Le Pen, arborant fièrement son look de pirate et son bandeau sur l’œil.

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En quoi ce dysfonctionnement est révélateur d’un glissement d’une démocratie populaire à une “république censitaire” ?

Le problème vient du filtre mis en place. Il a, à la fois, des mailles trop larges laissant passer des micro-candidats dépourvus de toute représentativité, comme Nathalie Arthaud ou Jean Lassalle, et des mailles trop étroites bloquant des candidats représentant de larges courants d’opinion, mais privés d’implantation et de réseaux locaux nécessaires, comme Eric Zemmour ou Marine Le Pen. 

On retrouve ici ce qui se passe avec le scrutin majoritaire. Dans les deux cas, le mécanisme en place n’a que des justifications très faibles, si on les compare aux problèmes qu’il suscite, notamment le fossé qui se creuse entre la représentation politique et le peuple. Mais étant donné que cela n’affecte pas les forces politiques installées qui seules pourraient changer les choses, eh bien… on ne change rien…

Le système des parrainages actuel, qui se veut donc transparent, a-t-il trahi l’esprit gaulliste de nos institutions ? 

Tout à fait. En réalité, ce qui se trame derrière ce système des parrainages c’est un suffrage de plus en plus censitaire et donc une revanche sur le choix gaullien d’instaurer le suffrage universel direct pour élire le président de la République. Le général De Gaulle, en 1962, opposait précisément le suffrage universel direct, avec un filtrage des candidatures aussi léger que possible, au suffrage restreint, qui n’autorisait qu’un petit nombre de candidatures non choisies par le peuple. On peut rappeler que Georges Pompidou hésitait entre 2 et 5000 parrainages, et que Giscard proposait 15% des 42 000 parrains potentiels. La poire fut coupée en deux pour parvenir à 500, un nombre dont la pertinence reste toujours à prouver ! Il n’est donc pas étonnant que ce soit sous la présidence de ce dernier qu’ait été établie la règle actuelle, ce que vous appelez à juste titre le glissement d’une démocratie populaire à une république censitaire. 

Si l’on restreint la liberté du peuple de choisir les candidats du premier tour, c’est parce qu’on ne lui fait pas confiance, parce qu’on pense qu’il pourrait sortir du « cercle de la raison » et se laisser séduire par des tribuns hors système, tel qu’apparaissait à l’époque Jean-Marie Le Pen et aujourd’hui les candidats nationalistes et Insoumis.

Par ailleurs, le principe de transparence démocratique, qui fut agitée pour justifier de la publicité des parrainages, est également contestable car ce serait exactement comme d’affirmer que la suppression du secret du vote, et donc la transparence qui en résulterait, serait un surcroît de démocratie, au motif que chacun doit assumer pleinement la responsabilité de son propre choix.

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Certains disent que le problème ne vient pas du système ni des élus réticents à parrainer un candidat trop extrême mais bien de l’offre politique de ces derniers. Qu’en pensez-vous ? 

Certes, on peut toujours le dire. Mais il est évident qu’en démocratie, c’est au peuple souverain, et à lui seul, de décider si une « offre politique » lui convient ou non. Au peuple, et pas aux notables ou aux apparatchiks des grands partis. À ce propos, on peut citer une anecdote significative : en octobre 1962, alors que l’on va instaurer le principe de l’élection du président au suffrage universel direct, se pose pour la première fois la question des parrainages. À cette occasion, l’un des principaux ministres du Général De Gaulle, Edgard Pisani, propose une solution radicale : les 42 000 élus susceptibles d’apporter leur parrainage pourraient désigner les deux candidats dont « l’offre politique » leur paraîtrait la plus satisfaisante ; après quoi, il reviendrait aux électeurs de trancher entre les deux. Cela montre bien quelle est la logique du système des parrainages, et jusqu’où elle pourrait aller, jusqu’à quel niveau de dépossession de la volonté populaire…

Que faudrait-il faire alors pour réformer le système ? Que pensez-vous de l’initiative de Bayrou de créer une banque des parrainages ? 

Le principe est louable et l’idée intéressante, la question étant de savoir si le Conseil constitutionnel, pressé par le gouvernement et soucieux d’éviter un cataclysme démocratique, accepterait d’infléchir sa jurisprudence pour valider pareil “bidouillage”. Mais quoi qu’il en soit, le mécanisme s’apparente incontestablement à une rustine ou à un sparadrap : il peut s’avérer utile cette fois-ci, pour éviter le pire, c’est-à-dire de laisser hors du jeu des candidats représentant plus de 30% de la population, mais il n’a pas vocation à devenir une solution pérenne. 

Ce qui signifie qu’il est effectivement vraiment temps de penser à la suite, c’est-à-dire, à une réforme en profondeur du droit applicable – avec, pourquoi pas, l’institution d’un parrainage citoyen, comme le suggérait hier Lionel Jospin et aujourd’hui Jean-Luc Mélenchon et avec, en toute hypothèse, un retour à l’anonymat.

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Ukraine: Bruits de tambours et bruits de bottes

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Kiev, 25 février 2022 © Oleksandr Ratushniak/AP/SIPA

Il est fort étrange que face à un conflit, notre premier réflexe soit de prendre parti — ceux-ci sont les bons, ceux-là sont les méchants. Et si tous les conflits — et le dernier en date en est l’illustration parfaite — étaient à torts partagés ?

C’est entendu,

« Depuis six mille ans la guerre

Plaît aux peuples querelleurs,

Et Dieu perd son temps à faire

Les étoiles et les fleurs.

Les carnages, les victoires,

Voilà notre grand amour ;

Et les multitudes noires

Ont pour grelot le tambour.

La gloire, sous ses chimères

Et sous ses chars triomphants,

Met toutes les pauvres mères

Et tous les petits enfants… »

C’est dans les Chansons des rues et des bois, publiées par Hugo en 1865.

Donc, la Russie attaque l’Ukraine. C’est très mal. Un vieux réflexe nous fait croire que l’attaquant (rebaptisé « agresseur ») a toujours tort : cela remonte à l’époque où la République en danger était envahie à l’Est par des armées coalisées. Mais la vérité, c’est qu’au final celui qui a tort est celui qui perd, tant il est évident que, comme le claironnait Clausewitz, la guerre est une façon de continuer à faire de la politique par d’autres moyens.

Et à ce stade, il n’est pas évident de savoir qui perdra. La Russie l’emportera nécessairement au niveau militaire — mais les guerres ne se jouent pas uniquement sur les champs de bataille. L’Europe et les États-Unis prétendront avoir gagné, en soumettant les Russes au régime sec. Les Ukrainiens seuls seront les dindons de la farce, amputés de deux ou trois provinces qui, à la vérité, n’ont jamais été ukrainiennes : il est intéressant de voir les Occidentaux défendre bec et ongles des donations territoriales opérées par Lénine et ses successeurs. À strictement parler, l’Ukraine n’a jamais été qu’une principauté autour de Kiev. 

Sans compter qu’un pays sur lequel ont déferlé des armées met un certain temps à s’en remettre, et les promesses faites aujourd’hui n’engagent que les Ukrainiens qui y croient.

Ceux qui hier préconisaient d’attaquer la Serbie, allié historique de la France, parce que les Allemands désiraient renouer avec les gentils Oustachis, et pour permettre, à terme, tous les trafics d’armes, d’organes et d’hommes à partir de la Bosnie… Ou qui ont voulu attaquer la Libye, pour qu’un flot de jouets guerriers tombe entre les mains des islamistes africains… Ceux-là ont bonne mine à se draper dans les grands principes. Il en est qui demandent que Sarkozy soit le médiateur de la France dans le conflit russo-ukrainien. Ils ne manquent pas de culot, mais ils manquent de mémoire : n’est-ce pas le petit Nicolas qui nous a réalignés sur les ambitions américaines via l’OTAN, et a déstabilisé l’Afrique et une partie du Proche-Orient avec l’aventure libyenne ?

Cela fait plus de vingt ans que la CIA pousse à l’Est, en alignant sur l’OTAN les anciens pays du bloc communiste. En soi, c’est de bonne -guerre — parce que la guerre froide n’a jamais cessé. Les accords de 1991, qui stipulaient que l’on conserverait un glacis de pays neutres autour de la Russie, ont été violés avec bonne conscience, parce que tous les accords sont passés pour être violés. On a titillé Poutine durant tout ce temps, humilié les Russes, qui ont une longue mémoire : contrairement à nous, ils ont maintenu un enseignement de l’Histoire très complet. Ils se rappellent fort bien que les Ukrainiens furent volontiers les supplétifs des nazis, par exemple au sein de la division SS Galicie — et ils savent que les fascistes pullulent toujours en Ukraine, y compris au sein du gouvernement du fantoche et fantasque Zelensky. Faut-il rappeler que la « révolution de Maidan » fut un coup d’Etat perpétré par les services secrets américains s’appuyant sur des groupes néo-nazis style Azov, qui ont renversé un gouvernement tout aussi démocratiquement élu que les précédents et les suivants ?

D’aucuns concluent que Poutine est paranoïaque. Il a simplement une rationalité légèrement différente de la nôtre. Personne n’aime se sentir acculé.

À noter que l’Europe, qui se grise de sanctions, est en mauvaise posture. Le système bancaire international est intégré, les pétroliers profitent du bruit des tanks pour augmenter les tarifs sur des stocks constitués depuis des mois, et les Allemands, convaincus que plus c’est vert et meilleur c’est, ont renoncé à l’énergie atomique pour se fournir en gaz chez les Russes — bien conseillés par l’ancien chancelier Schroeder, qui en son temps avait initié cette dénucléarisation de son pays.

Pendant ce temps, l’Inde et la Chine refusent de condamner l’attaque russe au Conseil de sécurité de l’ONU. Cela nous promet des lendemains intéressants, quand la Russie, que nous aurions pu attirer à nous avec une politique moins arrogante, se tournera vers ses voisins de l’Est et fera cause commune avec Xi Jinping et les élus indiens du Bharatiya Janata Party, nationaliste jusqu’au bout des ongles. Presque trois milliards d’hommes face aux 447 millions de l’Union européenne et aux 330 millions d’Américains, qui, rappelons-le, tremblent les uns et les autres comme des feuilles depuis deux ans à cause d’une mauvaise grippe. Les médias n’ont plus le Covid à se mettre sous la dent, ils ont donc choisi d’en rajouter sur la guerre. Alors faisons la part, déjà, du spectacle qui prétend être une politique.

Les Chinois regardent et attendent. Ils ont tout le temps avant de se lancer à la reconquête de Taïwan, qui va infailliblement suivre. Ils regardent qui a envie de mourir pour l’Ukraine, dans les populations occidentales (demandez donc aux jeunes de la « génération Z » ce qu’ils en pensent). Ils en déduisent à juste titre que personne n’ira mourir pour Formose, comme on disait jadis, même si c’est une zone d’intérêts américains.

C’est une règle de cour de récréation — et je ne vois pas que le gouvernement des hommes soit très différent : à force de provocations, on finit par se prendre une mandale. Bien sûr, on punit celui qui a frappé — mais en attendant, le vrai coupable est chez le dentiste. Joe Biden, dont le fils a des intérêts en Ukraine, veut jouer avec le feu pour faire oublier sa déroute afghane. C’est dangereux, le jeu avec le feu. Et les Européens doivent se souvenir que depuis Obama, l’Europe est le cadet des soucis de l’Amérique.

Alors, retour à Hugo, en attendant que la situation s’éclaircisse :

« On pourrait boire aux fontaines,

Prier dans l’ombre à genoux,

Aimer, songer sous les chênes ;

Tuer son frère est plus doux.

On se hache, on se harponne,

On court par monts et par vaux ;

L’épouvante se cramponne

Du poing aux crins des chevaux.

Et l’aube est là sur la plaine !

Oh ! j’admire, en vérité,

Qu’on puisse avoir de la haine

Quand l’alouette a chanté. »

PS. J’adore les réactions des uns et des autres. Pornhub suspend sa diffusion en Russie ! Et le pays est exclu de l’Eurovision ! Sûr que Poutine va prendre peur.
Ce qui est franchement dégueulasse, en revanche, c’est la décision d’exclure les sportifs de toutes compétitions, et les chanteurs lyriques de toutes les scènes. Voilà des gens qui ont bossé dur pour atteindre l’excellence, et qui se retrouvent mis au ban d’un monde qui se fabrique une virginité sur leur dos. Et puis, exclure les patineuses russes (« Oui, mais elles sont dopées », disent les imbéciles qui ne connaissent rien à ce sport) donnera l’occasion aux laissées pour compte du monde entier de monter enfin sur le podium, n’est-ce pas… Même effet si les instances du tennis finissent par interdire Medvedev, le numéro 1 mondial — comme les Australiens ont exclu le Serbe Djokovic de leur tournoi. On s’assoit ainsi sur la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Bravo. Ce monde est vraiment fêlé.

Et Hidalgo créa la dette

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Anne Hidalgo © Joël Saget / AFP

Vingt ans de municipalité socialiste auront permis à la ville la plus riche de France d’être surendettée. Au point qu’elle n’a plus les moyens de son fonctionnement. Mais Mme le Maire maintient ses projets et son train de vie.


Alors que l’État réduisait progressivement les sommes versées chaque année à Paris, au nom d’une plus juste répartition des richesses à l’échelle régionale, la Ville a maintenu son train de vie.

Faire caler un moteur économique aussi puissant que la capitale n’est pas un mince exploit. La majorité municipale est en passe de l’accomplir. Depuis l’élection d’Anne Hidalgo, en 2014, la dette a pratiquement doublé, passant de 1 837 euros à 3 498 euros par habitant en 2020, ce qui est énorme. À Lyon, elle est seulement de 1 481 euros.

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Il y a plus grave. Toujours en 2020, la capacité d’autofinancement de Paris, c’est-à-dire ce qu’il reste en caisse lorsque les dépenses obligatoires ont été réglées (salaires, chauffage, etc.), est devenue négative. Autrement dit, la Ville n’a plus aucune marge de manoeuvre budgétaire, et c’est entièrement de sa faute. Tout tient en un chiffre, celui de la dotation globale de fonctionnement (DGF). Cette dotation correspond à ce que l’État verse aux communes chaque année. Elle fait l’objet de minutieux calculs, prenant en compte la population, son niveau de revenus, les recettes des taxes diverses, la fréquentation touristique, etc. Les réajustements sont fréquents. Au début des années 2010, les spécialistes de Bercy ont prévenu Paris. La capitale était un peu trop bien dotée, par rapport aux communes défavorisées comme Aubervilliers, Saint-Denis ou Grigny. Personne n’a été pris en traître. Le train de vie d’une collectivité a une inertie considérable. Lorsqu’une piscine est ouverte, on ne la ferme pas du jour au lendemain. Il n’est pas davantage question de plans sociaux. Les crânes d’oeufs de Bercy le savent parfaitement. La réduction de la DGF a donc été progressive. Mais elle a été massive. En 2012, la Ville avait touché 1,2 milliard d’euros. En 2020, la somme est tombée à 53 millions d’euros ! La DGF, qui représentait 24 % de ses recettes, frôle désormais le zéro (0,8 %).

Qu’a fait Paris pour s’adapter ? Strictement rien.

Les dépenses de fonctionnement n’ont pas du tout diminué. Elles sont restées à 4,8 milliards d’euros de 2012 à 2018 (elles font ensuite un bond à 6,6 milliards, mais c’est une illusion d’optique comptable, liée à la fusion de la ville et du département, effective au 1er janvier 2019). Traditionnellement très bas à Paris, les impôts locaux ont augmenté de 50 % entre 2012 et 2020, ce qui était dramatiquement insuffisant (surtout par rapport à l’enrichissement de la population, voir notre enquête). Il aurait fallu les doubler, tout en rationalisant la gestion municipale. Rien n’a été entrepris en ce sens. Tous les spécialistes s’accordent à dire que Paris dort sur des gisements d’économies considérables, le cabinet de Mme le Maire n’étant pas le moindre. Selon la Cour des comptes, il employait 165 personnes fin 2015, par dérogation au Code de la fonction publique, qui plafonne les cabinets des maires au seuil, déjà généreux, de 45 collaborateurs. 

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Le 13 janvier 2022, la direction des finances et des achats a fait savoir par une simple note que le budget de fonctionnement de la Ville était partiellement gelé, à hauteur de 15 % ! Dans une collectivité bien tenue, ce serait un cataclysme. À Paris, c’est un simple signal : la plaisanterie a assez duré.

L’impartial…isme de l’Oncle Sam

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Indianapolis / Image d'illustration Unsplash

Un élu américain de l’Indiana contraint de s’excuser après avoir maladroitement demandé « l’impartialité » des enseignants sur… le nazisme


Réunis en commission afin de disserter sur la manière dont certaines leçons d’Histoire étaient enseignées dans les écoles de l’État de l’Indiana, le sénateur Républicain Scott Baldwin a fait grincer des dents les professeurs concernés quand il a publiquement cinglé leurs méthodes d’éducation.

« Je n’ai aucun problème avec le fait que le système éducatif fasse de l’instruction civique concernant l’existence d’idéologies en « ismes », mais je crois que nous sommes allés bien trop loin en prenant des positions qui manquent réellement d’impartialité ».

Une remarque qui est intervenue après qu’un professeur d’Histoire a reconnu son manque de neutralité lorsqu’il faisait des cours sur le nazisme.

« Nous prenons position dans la salle de classe [contre le nazisme]. Et c’est important que nous le fassions. » Matt Bockenfeld, enseignant

« Nous leur apprenons les raisons de la montée du fascisme et nazisme en ce moment, et je ne suis tout simplement pas neutre sur l’idéologie politique du fascisme… Je dis à mes étudiants que le but dans une démocratie de les comprendre les traits du fascisme afin que nous puissions les reconnaître dans la société et que nous puissions le combattre » a confessé l’enseignant, Matt Bockenfeld.

Dans un pays secoué par le wokisme, la réponse de l’élu a provoqué une vive polémique et il s’est immédiatement excusé. « En tant que personne qui s’est battue pour défendre notre démocratie, je suis d’accord sur le fait que les enseignants devraient condamner ces idéologies dangereuses et je regrette sincèrement que de ne pas l’avoir exprimé ainsi. Nous devons absolument enseigner à nos enfants les tragédies du passé, c’est pourquoi la législation dans sa forme actuelle protège spécifiquement l’enseignement » des injustices historiques a déclaré cet ancien Marines. Une controverse qui intervient alors que l’élu est à l’origine d’un projet de loi qui permettrait aux parents d’élèves d’avoir accès aux programmes des enseignants et de les faire changer si ceux-ci ne leur correspondent pas. Plusieurs enseignants ont exprimé leurs inquiétudes au sujet du projet de loi, estimant qu’il était nécessaire de prendre position afin que « les horreurs du passé » ne reviennent pas, et ont vertement critiqué l’élu qui aurait en plus été membre d’une milice armée anti-gouvernementale, the Oath Keepers, jusqu’à 2010.

Andrew Doyle: menaces sur le “free speech”

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Le personnage de Jonathan Pie imaginé par Andrew Doyle. Capture YouTube

Dans son livre Free speech And Why It Matters (Constable, 2021), l’amuseur britannique Andrew Doyle se fait soudain beaucoup plus sérieux. Il nous met en garde : la cancel culture et le wokisme sont notre «suicide intellectuel au ralenti».


Andrew Doyle, dramaturge, comédien, journaliste et satiriste politique, connu pour ses vidéos mettant en scène un Jonathan Pie fictif qui commente l’actualité sur un ton furibard et les tweets de la fictive Titania McGrath, n’est pas seulement un amuseur. Il est chercheur invité à l’Université Queen’s de Belfast et a publié l’an dernier un petit livre sur la liberté d’expression qui ne manque pas d’intérêt.

Ce livre démarre sur une anecdote significative de l’esprit du temps. Il est possible, en Angleterre, de recevoir la visite d’un policier, après signalement d’un incident haineux ne relevant pas du pénal (non-crime hate incident), lequel est consigné dans un registre qui peut être consulté par des employeurs lors d’une embauche. Andrew Doyle raconte la visite du policier qui s’est présenté chez Harry Miller pour vérifier ce qu’il pense : « We need to check your thinking » ! (Voir vidéo plus bas et notre encadré en fin d’article concernant le déroulement et les suites de ce contrôle policier ubuesque). Pour Andrew Doyle, ce type d’intervention orwellienne se produit dans un climat d’apathie inquiétant. L’ère digitale prive aussi les citoyens d’une défense de leur liberté d’expression. Aux États-Unis, le 1er amendement protège les citoyens de l’interférence du gouvernement, mais pas de celle des Big Tech qui, sous couvert du Communications Decency Act, n’ont de compte à rendre à personne. Elles ne sont pas légalement responsables des contenus, mais peuvent les censurer à leur convenance et peser ainsi sur le débat public.

Défendre la liberté d’expression n’équivaut pas à approuver ce qui est dit

Si la défense de la liberté d’expression semble aujourd’hui une préoccupation de la droite, c’est parce que la gauche a échoué à la défendre. À d’autres époques, la censure venait pourtant plutôt de la droite. Craindre la liberté d’expression parce qu’elle favoriserait la propagation de mauvaises idées c’est avoir, déjà, décidé quelles sont les idées inadmissibles. Comme l’écrit Andrew Doyle, « défendre la liberté d’expression, c’est défendre les droits de ceux dont nous méprisons le discours. Les idées unanimement partagées n’ont pas besoin d’une telle protection ». Il rappelle que l’ACLU (1) et notamment son président Aryeh Neir, un Juif ayant échappé au nazisme, défendirent le droit de manifester des néo-nazis lorsqu’il leur fut interdit de le faire en 1977 à Skokie, petite ville de la banlieue de Chicago dont la près de la moitié des habitants étaient juifs. Aryeh Neir n’était pas soudain devenu un adepte du nazisme. Il souhaitait seulement qu’on laisse parler les néo-nazis afin de pouvoir les vaincre par le discours, pas par la censure. Il serait aujourd’hui vilipendé et jugé coupable par association.

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Dans sa Dissertation on First-Principles of Government de 1795, le révolutionnaire Thomas Paine concluait ainsi : « Celui qui veut conserver sa liberté doit aussi protéger ses ennemis de l’oppression car, s’il ne s’y astreint pas, il crée un précédent qui finira par l’atteindre. »

La culture de l’annulation (cancel culture), son déni et ses dégâts

Aux États-Unis, la culture de l’annulation prend sa source dans une résolution visant à empêcher les organisations ouvertement fascistes et racistes de parler sur les campus, adoptée lors d’une conférence du National Union Students (NUS) en 1974. Comme ces organisations sont aujourd’hui l’objet d’un profond mépris dans les sociétés occidentales, cette résolution n’a plus guère de sens, sauf à viser ceux qui n’adhèrent pas aux objectifs de « justice sociale ». C’est ce qu’on appelle un dérapage de concept (concept creep). Beaucoup de militants disent que le fascisme a été normalisé alors qu’il connaît un déclin terminal. S’ils y croyaient vraiment, ils se feraient une obligation d’en débattre. « Quand personne n’est d’accord sur les définitions, il est impossible de s’entendre pour déterminer où placer les limites de la liberté d’expression » observe Andrew Doyle. Le but de la culture de l’annulation est de punir, sans possibilité de rédemption. Ses cibles, dénoncées plutôt que critiquées, sont souvent des gens qui n’ont pas les moyens financiers de se protéger. Si JK Rowling a été défendue par sa maison d’édition après qu’elle fut mise en cause pour avoir osé dire que le sexe avait des fondements biologiques, Gillian Philip, auteur de livres pour enfants, a été lâchée par son éditeur pour avoir osé la défendre.

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La loi prohibe les menaces, la diffamation, le harcèlement, la violence. Mais telles sont pourtant les méthodes favorites de la culture de l’annulation, lesquelles se conjuguent au déni, en dépit de l’écho médiatique qui accompagne pourtant le licenciement de gens accusés d’avoir offensé tel ou tel groupe protégé. On parle de gaslighting (en référence à Gaslight (2)). Mais les succès de la culture de l’annulation ne passent pas forcément par une campagne d’annulation ou de désinvitation. Souvent le climat d’intimidation suffit.

OK Millenials !

La culture de l’annulation s’est développée parallèlement à une interrogation sur la liberté d’expression assez répandue chez les plus jeunes. Lors d’une enquête menée en  2015 par le Pew Research Center, 40% des Américains âgés de 18-34 ans se sont dits favorables à l’interdiction de discours offensants à destination de groupes minoritaires. Lorsqu’on remontait la pyramide des âges, cette proportion diminuait pour n’être plus que de 12 % chez les 70-87 ans. Cette hypersensibilité des jeunes à l’offense s’explique par la surprotection de parents qui ont opté pour une éducation cherchant à éviter tout risque à leurs enfants. Les jeunes ont tendance à placer l’inclusivité au-dessus de la liberté d’expression. Comme l’écrit Andrew Doyle, c’est verser de l’essence pour éteindre un incendie, car la liberté d’expression est la seule voie qui permette aux plus marginaux de se faire entendre. C’est le combat pour la liberté d’expression qui a permis les mouvements d’émancipation du XXème siècle (femmes, gays). C’est grâce à lui que les militants de la culture de l’annulation peuvent se faire entendre, retournant ainsi la liberté d’expression contre elle-même.

Tout peut être source d’offense, y compris le silence

L’offense, écrit Andrew Doyle, c’est la combinaison de mots et de l’interprétation que l’on en fait. Éviter l’éventualité d’une offense revient à se mettre à l’écart de la société tout entière. Pourtant, comme l’écrit Andrew Doyle, « un aspect important de la liberté d’expression est le droit de ne pas écouter ». Même si le contrat social conduit à privilégier la courtoisie, il y aura toujours des gens pour transgresser les frontières d’un échange courtois. Par ailleurs, même lorsque nous pesons nos mots, nous ne sommes jamais sûrs qu’ils seront interprétés de la manière dont nous l’anticipons. La sensibilité individuelle de chacun ne peut servir de référence pour déterminer ce qui peut être dit. Pénaliser tout lapsus, toute présomption d’offense, c’est attendre des gens qu’ils se conduisent comme des robots. Aux offenses personnelles, s’ajoute désormais celles pour le compte d’autrui dont on prend de plus en plus souvent ombrage. C’est souvent le motif avancé par les adeptes de la culture de l’annulation qui traitent alors leurs pairs comme des enfants, aidés en cela, sur les campus, par des administrateurs qui cherchent à protéger à tout prix la réputation de leur université. Au lieu de s’en offusquer, on devrait se réjouir d’être confronté à des idées que l’on juge intolérables. C’est le signe d’une démocratie saine qui ne laisse pas ces idées prospérer dans les coins obscurs de la société. Une idée dérangeante n’est pas un virus. Il est beaucoup plus facile de la combattre si on la laisse s’exprimer. Ce qui évite aussi de fabriquer des martyrs, des persécutés. Comme l’a écrit Orwell : « si la liberté veut dire quelque chose, c’est le droit de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ».

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La glaciation des débats aujourd’hui se répercute sur la création artistique. L’autocensure attendue des humoristes et des caricaturistes condamne ces professions à  disparaitre. Celle des artistes et des comédiens, dont les productions sont scrutées au prisme des politiques identitaires, est aussi un vrai désastre. Comme l’écrit Andrew Doyle, « le conformisme est leurs oubliettes ». Il ajoute que refuser de s’interroger sur nos propres certitudes, « c’est un suicide intellectuel au ralenti ».

Intimidation et nouveau conformisme

Andrew Doyle reprend ici l’analyse de Timur Kuran : comme toute créature sociale, nous craignons l’impopularité, ce qui nous place dans une position morale embarrassante et nous condamne trop souvent à vivre comme des acteurs qui ont oublié qu’ils interprètent un rôle. Cette dispense de penser par soi-même peut avoir des conséquences désastreuses à l’université. La terrible expérience de Bret Weinstein à Evergreen et celle de bien d’autres sonnent comme un avertissement lancé à tous les universitaires. Si l’on comprend bien pourquoi ces derniers sont si réticents à dire ce qu’ils pensent, ce faisant, ils font peser une terrible menace sur la production universitaire. En effet, l’innovation dépend de ceux qui ne se conforment pas aux idées reçues de leur milieu. Céder reste un choix moral. « La plus grande menace qui pèse sur la liberté d’expression vient de nous » affirme Doyle.

Mots, violence, discours de haine et incitation à la violence

Toute une génération, « cocoonée » par ses parents, réinterprète aujourd’hui ce que l’on peut entendre par sécurité (safe). D’où le chantage à l’émotion des militants de la culture de l’annulation qui invoquent les conséquences traumatiques des mots lorsqu’ils cherchent à museler quelqu’un. En assimilant les mots à la violence, certains en viennent à justifier le recours à la violence physique comme une sorte d’autodéfense. Ils rompent ainsi avec les conditions de fonctionnement du contrat social. S’en prendre à une idéologie ce n’est pas attaquer ceux qui la professent. L’argument le moins discutable pour restreindre la liberté d’expression serait sans doute l’incitation à la violence. Pourtant, les discours haineux ne créent pas, par eux-mêmes, la haine. Comme ce fut le cas au Rwanda, ils envoient le signal d’une approbation officielle laissant croire que le recours à la violence ne sera pas puni.

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Les racines de la croyance selon laquelle il existerait un lien entre liberté d’expression inconditionnelle et violence sont probablement idéologiques. Les militants de la justice sociale, qui ont été à bonne école postmoderniste, croient au lien entre langage et pouvoir. Ils sont obsédés par l’identité et réduisent l’humanité à une espèce passive et malléable qui serait toujours le jouet des circonstances. Ce n’est pourtant pas en limitant la liberté d’expression que l’on peut espérer empêcher une idée de se répandre. Discréditer est plus efficace qu’interdire. Et puis, qui va décider, et sur quelle base, d’interdire l’expression d’idées et d’opinions ? Andrew Doyle ajoute très justement que, « si la parole a le pouvoir de corrompre, comment s’assurer que l’exposition à des matériaux toxiques ne corrompra pas les censeurs ? »

Dans son livre Censored publié en 2012, Paul Coleman notait que tous les pays européens avaient voté des lois sur les discours de haine. Est défini comme tel, au Royaume-Uni, tout discours perçu par la victime ou tout autre personne comme motivé par l’hostilité à (ou un préjugé sur) des personnes à raison d’un handicap, de la race, de la religion, de l’orientation sexuelle ou du genre, réels ou perçus. Cette définition s’applique aussi aux non-crime hate incidents enregistrés par les policiers. Tout repose sur le ressenti du dénonciateur, ce qui revient à faire fi de la présomption d’innocence. La justice ne devrait pas avoir pour mission de vérifier nos sentiments. En le faisant elle politise son action. Au Royaume-Uni, tous les ans, 3000 personnes sont arrêtées pour commentaire injurieux, y compris lorsqu’il s’agit d’une blague. La justice manie là des notions subjectives dont ne sait pas bien où elles peuvent s’arrêter. Comme l’écrit Andrew Doyle, « le prix à payer pour une société libre est que des personnes mal intentionnées diront de vilaines choses. Nous le tolérons, non parce que nous approuvons ce qu’elles disent mais parce que, dès lors que nous transigeons sur le principe, nous ouvrons la voie à la tyrannie ».

Année Zéro

Aujourd’hui, on a l’impression que les défenseurs de la liberté d’expression se retrouvent minoritaires. Il faudrait que celle-ci recule pour que s’accomplisse la justice sociale. Ce faisant, la censure empêche la contradiction et installe un précédent facile à exploiter et à étendre pour des raisons morales. Ce qui reste d’appétit pour le débat tient au fait que l’on sait qu’il est possible de se tromper. Il y va donc de notre intérêt et pas seulement d’un engagement pour la liberté. L’utopie du jour conduit à vouloir aseptiser le passé. En 2020, le Decolonising Working Group de la British Library a recommandé, notamment, de revoir tous les matériaux promouvant « la notion démodée de civilisation occidentale ». Il a même déclaré que l’architecture du bâtiment était « injurieusement impérialiste » parce qu’elle ressemblait à un navire de guerre ! Que ces actions militantes soient entreprises avec les meilleures intentions du monde n’en réduit pas la menace, mais les rend plus difficiles à combattre.

Andrew Doyle nous exhorte à refuser de croire ceux qui prétendent à l’infaillibilité morale s’agissant du passé et considèrent que « leur petit temps d’existence est l’année zéro du grand récit de l’humanité ». Il y a 30 ans, jamais nous n’aurions pu prévoir ce qui se passe aujourd’hui. Dans 30 ans, peut-être que ce que nous regardons comme des extravagances sera notre statu quo ! D’où l’urgence d’endiguer ce péril et tenter d’empêcher qu’il ne devienne notre normalité.


  1. American Civil Liberties Union.
  2. C’est le titre d’une pièce de théâtre de Patrick Hamilton publiée en 1938. La pièce fut adaptée au cinéma par Thorold Diskinsonen 1940, film qui fit l’objet d’un remake en 1944 par George Cukor. L’héroïne est accusée de perdre la tête par son mari qui use de subterfuges afin de la faire interner pour s’emparer de ses biens…

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Les « non-crime hate incidents » (NCHI) en Angleterre-Galles : l’expérience de Harry Miller

Harry Miller est un ex-policier qui a fondé sa propre entreprise dans le Lincolnshire. En janvier 2020, il reçut la visite d’un policier, sur son lieu de travail, pour un tweet dans lequel il écrivait qu’il pensait que les transsexuels n’étaient pas des femmes. Étant un ancien policier, il ne fut guère intimidé par cette visite. Lorsqu’il demanda quel crime il avait commis, le policier lui répondit qu’il n’en avait commis aucun. Alors, pourquoi cette visite ? Le policier lui répondit qu’il devait vérifier sa pensée (I need to check your thinking). Harry Miller lui demanda alors s’il savait ce que cela faisait de lui. Non, a répondu le policier… Un policier de la pensée ! Lorsque le policier lui expliqua que, si cela venait à se savoir sur son lieu de travail, il pourrait avoir des problèmes avec le département des ressources humaines, Harry Miller lui rétorqua qu’il était lui-même son propre employeur (I am my ****ing HR department !). Suite à quoi Harry Miller et un copain fondèrent l’association Fair Cop (dont il est président) qui conduisit l’action en justice contre la police et le College of Policing guidance.

Qu’est-ce qu’un NCHI ?

L’enregistrement de NCHIs a été introduit en 2014, faisant suite, avec retard, aux recommandations du rapport MacPherson de 1999. L’idée était alors de collecter des données qui ne seraient pas polluées par des comportements racistes de la police. Manifestement, il y a eu, là aussi, un dérapage du concept. Le College of Policing guidance du ministère de l’Intérieur définit le NCHI comme un incident perçu par la victime ou tout autre personne comme étant motivé par l’hostilité ou un préjugé. Il est enregistré dans un fichier et est consultable pendant six ans. Aucune possibilité d’appel n’est prévue. Le guide, dans son point 6.3, insiste sur le fait que tout signalement de ce type doit être enregistré, qu’il y ait ou non des preuves de la haine alléguée. C’est un enregistrement criminel (Crime Report) d’un non-crime. Étrange cas de double langage.

Harry Miller a gagné ses deux procès en justice

En février 2020, en première instance, le tribunal s’est prononcé en sa faveur. La procédure de contrôle policier a été jugée comme portant une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression. La Cour n’a, toutefois, pas remis en cause le « Policing Guidance » qu’elle a jugé à la fois légitime et proportionné. Harry Miller fit donc appel et obtint, en décembre 2021, que le College of Policing guidance revoie sa copie, laquelle fut jugée offrir trop peu de garanties et avoir un effet intimidant (chilling effect), de nature à limiter la liberté d’expression. La présidente, Victoria Sharp, insista sur ce dernier point. Les citoyens ont le droit de s’exprimer y compris sur des sujets controversés d’intérêt public. Les améliorations introduites entre temps par le College of Policing guidance n’ont pas satisfait Victoria Sharp. Elle ne les a pas jugées suffisamment convaincantes pour limiter l’effet d’intimidation. Le College of Policing guidance devra donc revoir sa copie et poser plus nettement des garde-fous aux abus. Cependant, le fait que de tels incidents puissent être signalés et enregistrés, même de manière plus restrictive, demeure. Ce qui reste un problème en soi non résolu. 120 000 NHCIs ont été enregistrés de 2014 à 2019. Comme l’écrit Adam King sur le site unherd, la protection qu’apporte la clause du doute raisonnable, inscrite dans le droit pénal, n’est que modérément réconfortante si vous pouvez voir votre vie ruinée par un simple signalement à la police qui ne requiert aucune preuve.

>> Cet article a été publié en premier sur le blog de la démographe Michèle Tribalat <<

Peut-on comprendre Poutine?

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Frontière entre la Pologne et l'Ukraine, 28 février 2022 © Visar Kryeziu/AP/SIPA

Alors que la Russie a envahi l’Ukraine, il devient suspect d’apporter un peu de nuance


Après l’insoluble dichotomie qui a opposé les pro et anti vax, disloquant les amitiés, séparant les familles et désignant à chaque camp le camp d’en face comme responsable de la Bérézina, l’actualité tente de nous offrir une nouvelle ligne Maginot dont est exclue toute nuance et éliminé tout questionnement… 

Il devient même suspect d’affirmer que Saint-Pétersbourg est une ville inoubliable ou Tolstoï un écrivain de génie. 

Soutenir l’OTAN n’exempte pas de toute réflexion

L’admiration que portaient certains Européens il n’y a guère à un Poutine sourcilleux et intransigeant quant aux intérêts de la nation russe s’assimile à présent à de la haute trahison. Ces Européens, nostalgiques d’une époque où l’intérêt de la nation était la principale préoccupation des dirigeants, n’en sont pas moins des Atlantistes convaincus et préféreraient sans équivoque vivre à Miami plutôt qu’à Vladivostok. 

Et pourtant, le choix clair et net en faveur de l’OTAN nous exempte-t-il de toute réflexion ? Si l’on ne souhaite pas vivre sous la férule d’un dirigeant formé par le KGB, doit-on pour autant oublier que notre « allié » Erdogan menace également l’Europe de l’Ouest, sans même plus s’en cacher, et occupe militairement un pays membre ? Peut-on, du bout des lèvres, et tout prêts à la rétractation, murmurer que l’OTAN a sans doute armé les djihadistes tchétchènes comme elle le fit des Talibans ou des Kosovars ? Et à propos de Kosovars, peut-on rappeler que l’OTAN a bombardé la Serbie et l’a contrainte à se séparer d’un territoire ? Ou bien nous faut-il absolument dépeindre les pays de l’OTAN comme d’immaculées colombes distribuant aux quatre coins du globe la paix, la fraternité et la démocratie ? La « realpolitik » chère à Kissinger ne laisse que peu de place à la réflexion et force est d’admettre que, oui, il a fallu s’allier au sanglant Staline pour se débarrasser d’Hitler. Mais nous ne sommes pas tous des Kissinger et la presse se grandirait à réfréner son unanimisme.

A lire aussi, Gil Mihaely: Russie-Ukraine: le choc des civilisations a eu lieu

Ce n’est pas trahir que questionner. Ce n’est pas applaudir la Russie que rappeler que la situation ukrainienne est complexe. Non, nous n’avons pas à tolérer l’invasion d’un pays par un autre et nous n’avons pas à rester les bras ballants. Oui, les menaces proférées par Poutine au cas où la Suède et la Finlande, pays souverains l’un et l’autre, décidaient de rejoindre l’OTAN, ne sont pas admissibles. En effet, il est hautement probable que Poutine, VRP de Gazprom, a renoué avec les vielles techniques de l’URSS qui infiltrait les mouvements pacifistes pendant la Guerre froide et a infecté les partis politiques et ONG antinucléaires, nous privant de toute autonomie énergétique. 

Constater la complexité n’est pas être déloyal

Mais décrire les fautes de la Russie doit-il nous frapper d’amnésie jusqu’à nous faire oublier la fable des « armes de destructions massives » qui permit aux États-Unis d’intervenir en Irak et de foutre le bordel au Moyen-Orient ?  Doit-on fermer les yeux sur le régiment Azov qui brandit avec la même fierté la rose de vent de l’OTAN et la croix gammée du Troisième Reich ? Est-il permis de rappeler à Ursula von der Leyen quand elle s’indigne avec une inhabituelle virilité que « la reconnaissance de deux territoires séparatistes en Ukraine est une flagrante violation du droit international, de l’intégrité territoriale de l’Ukraine et des accords de Minsk » que les Serbes auraient sans doute hautement apprécié la même déclaration, remplaçant « Ukraine » par « Serbie » et « Minsk » par « Koumanovo » ? 

Plus la situation est complexe, et même énigmatique, plus la réflexion doit être alimentée. Et celle-ci n’oblitère en rien notre loyauté vis-à-vis de nos partenaires, alliés et amis. 


Élisabeth Lévy : « Ce n’est pas à l’Union européenne de décider quels médias peuvent exister en France »

Retrouvez la chronique d’Elisabeth Lévy chaque matin à 8h10 dans la matinale de Sud Radio.

Le pied de nez de Régis Debray à son AVC

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Régis Debray © Photo: Hannah Assouline

Après un accident de santé, le philosophe revient avec un petit recueil d’aphorismes réjouissant. Civilisations, transhumanisme, mort: il faut beaucoup d’esprit pour conjurer l’absence d’espoir.


Régis Debray a été victime d’un accident vasculaire cérébral il y a quelques mois : « cohérence en baisse, trous de mémoire, déséquilibre garanti »… A 81 ans, Debray a écrit un nombre incalculable d’essais, mais malheureusement les objets auxquels il s’intéresse – frontières, nation, République – ont tendance à s’éclipser à mesure qu’il en fait l’éloge. Aussi, avec Eclats de rire (Gallimard, 2021), il opte pour une forme plus légère, la succession d’aphorismes, autant de ronchonnements plaisamment sentencieux dans la longue tradition des moralistes français.

Petits et grands face à la mort

Dans un petit ouvrage paru en 1932 et intitulé L’art de mourir, Paul Morand recensait les petites phrases d’hommes plus ou moins grands prononcées avant de mourir. Après un long Moyen Âge plein de la peur de mourir et d’être damné, de danses macabres, de squelettes et de tibias, la France moderne avait su restaurer une légèreté antique face à la mort. L’empereur Auguste, à ses derniers moments, se fit vêtir de pourpre, coiffer et farder : « Suis-je bon comédien ? » L’avocat Patru, au XVIIème siècle, revenu à quatre-vingts ans d’une longue maladie, se demande : « Hélas ! est-ce bien la peine de se rhabiller ? ».

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Régis Debray, défiant l’après-maladie avec une espièglerie rigolarde, a adopté ce ton Grand Siècle dans ce tout petit livre. Il remarque d’ailleurs la coriacité du petit comparé à la vulnérabilité du grand : « « Les petites choses viennent à bout des grandes […]. Le rat du Nil tue le crocodile » (1) Hugo n’en finirait pas aujourd’hui de compléter : le petit écran fait la nique au grand, le 10/18 à l’in-quarto, le tract au traité, l’épigramme à l’épopée, le mocassin au brodequin, la BD au pavé, le pitch à la tartine, le clip à la séquence et la puce à la bombe ».

Partagé entre lyrisme et stoïcisme, Debray est pris d’élans enthousiastes entre deux aphorismes désabusés. Après tout, notait Paul Valéry, « le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés » (2). Pêle-mêle, on y trouve des réflexions sur les grandes figures historiques, les civilisations, les empires et leurs aléas, ou sur le transhumanisme. Le grand homme, De Gaulle, « rêveur réaliste », demande au marchand de chaussures du 42 quand il fait du 39. « Ce que les gens font de mieux, ils le doivent à ce genre d’aliénation sublimante. Se prendre pour ce que l’on est en fait, sans délire ajouté, c’est le début de la fin ». Cet aveuglement sur soi-même est perçu comme une chance : « Tant qu’on est inconscient du peu qu’on peut, on tente de grandes choses. Quand on ouvre les yeux, on retrouve le sens de la mesure. Avoir la berlue fut et reste un cadeau des dieux ».

Saisonnalité des civilisations

Les civilisations, de leur côté, sont définies par Debray « comme une brève transition entre l’envie d’en découdre et l’envie de se reposer ». Concernant les empires, Debray est optimiste. Il voit même l’Europe revenir un jour au premier plan. D’ici mille ans, peut-être…

 « La fin d’une hégémonie, c’est le début d’une autre. Après l’Europe, l’Amérique, après l’Amérique, l’Asie, et pourquoi pas l’Europe à nouveau, dans mille ans ? Il importe que la ronde des empires continue sa course ». Il y aurait par ailleurs une géographie politique, puisque Debray remarque que « les tyrans ferment portes et fenêtres pour épargner à leurs administrés les courants d’air. Ils n’ont pas tort. De l’air du large à la largeur d’esprit, il n’y a qu’un pas, et les villes côtières par trop ventilées propagent toutes sortes de virus contagieux. On n’a pas assez réfléchi aux affinités millénaires entre l’hinterland et la dictature. Car enfin, après Athènes / Sparte, il y a eu Pékin / Shanghai, Moscou / Saint-Pétersbourg, Berlin / Hambourg, Madrid / Barcelone, Santiago / Valparaiso, et j’en passe. Le knout s’écarte d’instinct du littoral, d’où proviennent tant de mauvaises influences. Outre qu’une côte au vent permet de filer à l’anglaise, le vent du large aère l’esprit en brisant les enclos ». Homme libre, toujours tu chériras la mer…

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Quant au transhumanisme, il en propose une approche amusante : « L’éloge de la paresse est celui du progrès technique, puisque l’un est l’ombre portée de l’autre. L’escalade entamée dès le premier silex taillé ne pouvait qu’inciter à en faire toujours moins pour en avoir toujours plus. Résultat : l’homme dit « augmenté » et bardé de prothèses, n’en foutant plus une rame, sera ipso facto très diminué. Va-t-il terminer sa formidable carrière en cul-de-jatte ? » On entend presque l’angoisse du chanteur de « Feu! Chatterton », qui se demande bien ce que l’on sait faire dans ce monde nouveau, hormis attraper le Bluetooth : « Un monde nouveau, on en rêvait tous / Mais que savions-nous faire de nos mains? / Monde nouveau, on en rêvait tous / Mais que savions-nous faire de nos mains? / Zéro, attraper le Bluetooth / Mais que savions-nous faire de nos mains? / Presque rien, presque rien / Presque rien ».

On pourrait penser que Régis Debray enfonce des portes ouvertes. Mais Baudelaire aussi écrivait dans les œuvres posthumes : « Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif »…

À défaut d’être absolument génial, le petit ouvrage sorti en décembre prend une autre résonance avec l’actualité brûlante et tous nos Johnny s’en va-t-en guerre qui s’activent sur les réseaux sociaux ces derniers jours : « La bleusaille aime le rouge sang. Ceux qui n’ont jamais tiré un coup de fusil savent mieux que personne souffler dans le clairon, par voie de presse, quand le vétéran, dans son coin, prend son temps. Le gandin, la guerre le fascine, comme le bordel le puceau. Les briscards y regardent à deux fois, mais ils y vont, en tant que de besoin, et sans grands mots ».

Eclats de rire

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(1) Paul Valéry – Cahier B

(2) Victor Hugo, Notre-Dame de Paris

Sortie des artistes

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Jack Lang et Roselyne Bachelot lors du changement de nom de la Maison de la Radio en Maison de la Radio et de la musique à Paris le 16 juin 2021 © SADAKA EDMOND/SIPA

Nos artistes sont décidément bien conformistes, rares sont ceux qui osent critiquer la politique sanitaire…


Histoire d’être pleinement dans l’air du temps, la Comédie-Française reprogramme une mise en scène du Malade Imaginaire créée dans la Salle Richelieu en 2001 par Claude Stratz, aujourd’hui disparu.

Histoire d’être pleinement dans l’air du temps, il faudra disposer d’un certificat médical numérique attestant de trois doses d’une vaccination qui n’empêchent pas totalement de contaminer les autres spectateurs pour avoir le droit d’aller à la première de cette comédie sur les médecins charlatans, leurs remèdes exorbitants et leurs victimes hypocondriaques. On dit que l’universalité d’un auteur fait son génie. 

Nul besoin de s’étendre sur l’ironie de cette situation, même si l’équipe de la Comédie-Française préférera à coup sûr la relativiser et se dégager de toute responsabilité quant au tri des spectateurs à l’entrée. Ils ne font que respecter les mesures sanitaires. Rappelons au passage que le salaire des sociétaires et des pensionnaires de la Comédie-Française est presque entièrement dépendant des subventions du ministère de la Culture. 

Les artistes ou l’art de l’indignation sélective

Mais on aurait tort de ne pointer du doigt que la prestigieuse troupe : la profession du spectacle toute entière s’est distinguée dans cette crise sanitaire par son silence gêné et son désengagement. Pourtant habituée aux cris d’orfraie dès que les droits des peuples sont bafoués à des milliers de kilomètres ou qu’un fait divers de discrimination déchaîne la chronique, nos artistes pas si engagés que ça se trouvèrent fort dépourvus dès que la décision fut prise d’empêcher des millions de Français d’aller au théâtre et au cinéma. Certains se firent même remarquer par leur soutien véhément aux mesures de « ségrégation » sanitaire et ne se firent pas prier pour stigmatiser les citoyens non-vaccinés qui n’étaient pourtant pas dans l’illégalité (on se souviendra des déclarations de Didier Bourdon ou de Patrick Bruel).

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La plupart des artistes moins connus adoptèrent un silence de circonstance. Après deux ans de vache maigre, pas question de prendre le risque de perdre son job ou d’être mis au ban d’un microcosme où quiconque ne rentre pas dans le moule en est exclu. Étrange, penseront certains : l’artiste n’est-il pas par définition ce trublion anti-conformiste qui se moque du qu’en dira-t-on ? L’artiste engagé du XXème siècle l’était sans doute. L’artiste d’aujourd’hui préfère s’engager pour les causes qui redorent son image plutôt que pour celles qui risqueraient de la ternir. Il est plus facile, pour un acteur ou un chanteur, d’être pour la planète que contre le passe vaccinal. Il est plus facile de dénoncer le racisme dans un pays qui n’a jamais été aussi tolérant selon la CNCDH (Commission nationale consultative des Droits de l’Homme) que de dénoncer l’exclusion de citoyens qui prennent une décision de santé impopulaire. 

Quelques rebelles ont osé sortir du rang

Quelques-uns auront tout de même tenu à réagir. Un manifeste des artistes libres circule. Une tribune signée par six-cents acteurs de la culture, dont l’écrivain Alexandre Jardin, l’humoriste Christophe Alévêque ou encore les actrices Anny Duperey et Véronique Genest, dénonce en la politique sanitaire un « outil puissant de division”. À quand une intervention de ces six-cents artistes devant les lieux de culture ? 

L’auteur-compositeur CharlElie Couture s’interroge sur la peur qui fait perdre tout discernement à une société devenue hygiéniste. Le rappeur Akhenaton dénonce la politique du bouc émissaire et en paye le prix fort : annulation de concerts, calomnies et quolibets… Moins célèbre mais non moins talentueux, le chanteur libertaire Pierre-Paul Danzin a lui-même annulé tous ses concerts jusqu’à nouvel ordre. Il connaît son public et “ne se voit pas leur demander leurs papiers pour écouter ses chansons”. Peut-être que ce type d’artiste est tout simplement en voie de disparition. Ne restent trop souvent que les artistes de cour, s’accrochant à leur statut ou impatients d’en avoir un. 

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Qu’en est-il des artistes plasticiens ? Ces prompts dénonciateurs des sociétés inégalitaires, ces révolutionnaires de biennales, vendant leurs œuvres subversives à prix d’or ? A-t-on pu voir le moindre happening devant les salles d’exposition demandant le passe pour entrer ? Il ne me semble pas avoir eu vent d’un artiste contemporain qui se serait fait tatouer deux-cents QR codes sur le corps avant de se planter nu devant l’entrée du Grand Palais Éphémère…  Pour un artiste d’aujourd’hui, il n’est de révolution et d’indignation que celles qui font vendre. Et pour l’artiste moins plébiscité, l’objectif est de rester dans la course coûte que coûte. Quitte à se taire, quand il le faut. Vivre dans l’industrie du rêve peut permettre d’échapper à une réalité inconfortable.

Valérie Pécresse, partisane du laissez-passer vaccinal, femme savante ou précieuse ridicule, on hésite toujours, a choisi la meilleure période pour vouloir mettre Molière au Panthéon. L’auteur engagé contre les impostures de son temps, en particulier les impostures médicales, se serait régalé d’une telle hypocrisie. “L’hypocrisie est un vice à la mode et tous les vices à la mode passent pour vertu”, écrit-il dans Dom Juan.

L’île des Serpents, une prise de choix pour les Russes

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Les Russes débarquent au port de Sébastopol (Crimée) les gardes-frontières ukrainiens du secteur de l'Ile aux serpents, après s'être rendus, selon l'armée russe, 26 février 2022 © Kommersant/SIPA

L’île des Serpents, située en mer Noire face au delta du Danube, a changé de mains plusieurs fois depuis l’Antiquité. L’offensive russe contre l’Ukraine lancée le 24 février dernier constitue un nouvel épisode dans cette histoire, et il n’est pas des moindres, car il est à prévoir qu’elle se situera à l’avenir sur la future ligne de front entre l’OTAN et la Russie…


L’île des Serpents a d’abord été occupée par les Grecs dans l’Antiquité. C’est d’ailleurs de cette époque que date son nom, donné à cause des nombreuses couleuvres qui la peuplaient [1]. Elle a ensuite fait partie de l’Empire romain, puis de l’Empire byzantin, lequel finit par la céder aux Génois au XIVe siècle. Elle passe ensuite sous la souveraineté de la principauté de Moldavie, avant de tomber entre les mains des Turcs à la fin du XVe siècle.

Entre Russes et Turcs

C’est en 1788 qu’elle entre dans l’histoire en étant le théâtre d’une bataille navale lors de la 7e guerre russo-turque, même si elle ne constitue pas alors un enjeu en soi. Elle devient de facto russe à la suite du traité d’Andrinople en 1829, avant de retourner à l’Empire ottoman en 1856 suite à la guerre de Crimée et du traité de Paris, puis elle est attribuée à la Roumanie en 1878 lors du traité de San Stefano.

Néanmoins, l’île reste à l’écart des tourments de l’époque, sa principale construction humaine étant un phare, qui sert de point de repère pour les navigateurs de la région. Pendant la Première Guerre mondiale elle sera cependant bombardée par un croiseur allemand, mais l’objectif est purement symbolique. Elle devient ensuite une réserve naturelle dans les années 1930.

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Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle abrite une station radio roumaine, et les eaux qui l’environnent sont le théâtre de plusieurs incidents. Toutefois, ce n’est qu’en 1944 que les troupes soviétiques en prennent possession. En 1947, les traités de paix attribuent la Bessarabie [2] à l’Union soviétique, mais sans évoquer explicitement le devenir de l’île. Celui-ci n’est réglé que l’année suivante par un protocole qui la concède à Moscou, qui y installe alors une base militaire, comprenant notamment une station d’écoute et un centre d’entraînement pour les Spetsnaz.

À l’effondrement du bloc soviétique, le sort de l’île est incertain à cause de l’ambiguïté des traités d’après-guerre. Cependant, la Roumanie accepte en 1997 de la laisser à l’Ukraine, tout en conservant ses revendications sur les eaux situées au large. En août 2004, elle porte le litige devant la Cour Internationale de Justice de La Haye, laquelle tranche en 2009, en accordant à la Roumanie 80% de ses revendications. L’enjeu n’était pas négligeable, puisque ces eaux renferment des gisements pétroliers et gaziers.

Lors de l’offensive lancée le 24 février, l’île a fait partie des premiers objectifs attaqués, preuve de son importance. Elle a été prise le jour même après un bombardement qui aurait…

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[1] Elles ont disparu aujourd’hui, ayant été éradiquées à l’époque soviétique

[2] Région correspondant pour l’essentiel à l’actuelle Moldavie